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5 Vieux Vilnius

Nous poursuivons jusqu’à l’église orthodoxe de l’Esprit-saint, en retrait de la rue, à la façade rose pâle, flanquée de son monastère. L’église baroque date de 1638 et a brûlé plusieurs fois. Au 18ème, l’architecte Johann Christoph Glaubitz a décoré son intérieur en stuc du dernier baroque. Le jubé est peint d’un vert criard assez étonnant.

L’hôtel Astoria, de la chaîne très chic et chère Radisson, rappelle le souvenir douloureux des violences conjugales : c’est dans une chambre de cet hôtel que Bertrand Cantat, bourré et camé, a démoli à coups de poing le 27 juillet 2003 sa compagne Marie Trintignant, camée et bourrée. Le chanteur du groupe Noir désir, avait des désirs noirs (et un père para). Condamné à 8 ans de prison, transféré à Toulouse, il est libéré pour bonne conduite à la moitié de sa peine. Sa femme Krisztina Rády se « suicidera » deux ans après, victime elle aussi de ses violences conjugales… Le groupe Noir Désir se dissout peu après.

Au restaurant nous est servi un menu imposé : une salade russe, une escalope de porc panée avec des pommes de terre vapeur et de la salade, en dessert une génoise marbrée de crème. Le café est compris mais la bière à notre charge. Elle est très bonne, 3€ les 33 cl. Elle sera plus chère partout ailleurs, autour de 5€. Comme elle me fait dormir l’après-midi et me fatigue, je n’en prendrai que deux fois durant tout le séjour.

La cuisine lituanienne est composée surtout de pommes de terre (pour les farcir de tout en cepelinai ou en râpé plokštainis), de betteraves (pour faire la soupe rose), de hareng de la Baltique (cru ou salé), de chou (à fermenter), de concombre, d’aneth (le persil du nord), d’oseille (pour la soupe), de champignons des forêts nombreuses, de crème aigre (pour les crêpes varskeciai), de pain noir au seigle à l’odeur de miel – et aux flatulences inévitables -, de miel (pour le gâteau arrosé skruzdėlyna ou termitière). En boisson le kvas, boisson à base de pain fermenté, la bière, et les « vins » de coings ou de pissenlit.

Nous voyons la tour de Gédymine, un reste du château en briques construit fin XIIIe siècle sur sa butte par le grand-duc Vytautas lorsque Vilnius est devenue la capitale de la Lituanie. La place de la cathédrale comprend une statue du grand-duc de Lituanie avec son « loup de fer » dont parle la légende. « Alors que le grand-duc Gediminas était parti à la chasse dans les forêts de la vallée de Šventaragis vers l’embouchure de la rivière Vilnia, et que la nuit tombait, le groupe de chasseurs fatigués après une longue et fructueuse chasse, décida d’installer leur campement et d’y passer la nuit. Pendant son sommeil, Gediminas fit un rêve inhabituel dans lequel il vit un loup de fer au sommet de la montagne où il avait tué un bison d’Europe ce jour-là. Le loup de fer se tenait la tête levée fièrement vers la lune, hurlant aussi fort que cent loups. Réveillé par les rayons du soleil levant, le duc se souvint de son rêve étrange et consulta le prêtre païen Lizdeika pour l’analyser. Ce dernier dit au duc que son rêve lui indiquait de fonder une ville parmi ces collines. D’après le prêtre, le hurlement du loup représentait la renommée de la ville future : cette ville serait la capitale des terres lituaniennes, et sa réputation s’étendrait aussi loin que les hurlements du mystérieux loup… »

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Vitorchiano

Le minibus nous conduit au petit bourg fortifié en bord de vallées encaissées. Un moai pascuan est curieusement sculpté sur le parking. Il s’agit d’un véritable monument de l’île de Pâques offert par ses habitants pour les avoir aidés à restaurer leurs propres statues. Il s’agit de la même pierre volcanique là-bas comme ici. Sur le parking du moai qui domine la ville, un petit vieux en débardeur tourne inlassablement, psychotique. Il nous salue et nous fait un sourire mais n’en continue pas moins ses tours de parking obsédants.

Nous allons prendre une bière à l’entrée du bourg, à l’ombre, une sicilienne salée Messina à 5 % d’alcool. Des ragazzi palabrent en VTT ou se lancent vaguement un ballon au pied devant la porte avant de se disperser. Ils sont presque tous habillés en noir, couleur qui semble être à la pointe de la mode en ce moment en Italie – peut-être un uniforme d’une équipe de foot. J’écoute le joli italien chantant d’une petite fille blonde qui parle à sa maman.

Nous effectuons un tour rapide du bourg médiéval car tout est fermé après 17 heures, même les églises. Il n’y a de remarquable qu’une fontaine « a fuso » du XIIIe siècle avec le symbole de chacun des quatre évangélistes.

Nous retournons à l’hôtel de Viterbe et nous dînons au même restaurant. Le menu est quasi identique à celui d’hier, un seul plat change parmi les pâtes et parmi les secundi piati. Je prends des tagliatelles aux champignons et crème de truffe, ils sont très bons, fins et goûteux. Vu nos efforts, contrairement à hier le plat de pâtes ce soir est le bienvenu. Suit pour moi une grillade mixte de porc avec travers, tranche de lard et saucisse, de la roquette en accompagnement. Nous buvons de l’eau frizzante et le vin rouge de la maison. Aux mêmes tables se trouvent les mêmes habitués du moment, que des hommes. Ils doivent travailler sur des chantiers alentour. Certains sont Napolitains, d’autres plutôt Albanais. Toute conversation est difficile dans le brouhaha ambiant car nous sommes à l’intérieur. Le sujet porte sur des films, évidemment ; les filles de province adorent.

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Vers Vieste

Nous quittons notre gîte ensoleillé avec son chien joyeux qui veut jouer au ballon et sa chatte siamoise qui joue à la souris avec mes lacets. Elle m’aime bien depuis que je lui ai donné à manger. La chatte noire est plus sauvage. Nous laissons Piero, célibataire endurci, entre ces vieux parents. Il ne doit pas rigoler tous les jours.

Nous longeons le parc à cochons dont nous avons dégusté une échine hier. Le mâle présente une énorme paire de couilles que des assistantes sociales s’empressent de photographier ; elles n’ont pas dû en voir de longtemps. Je ne sais pas si l’on dit animelles pour les couilles de porc comme on le dit de l’agneau en cuisine ; on dit peut-être rognons blancs ou tout simplement testicules de cochon.

Puis c’est la succession des collines, montées et descentes en chemin pierreux, jusqu’à la mer. La fille d’hier retombe, elle glisse sur les pierres roulantes comme auparavant, mais cette fois son sac amortit. Elle n’a que des coups, pas de fêlure, elle peut s’asseoir à peu près. Les autres filles lui donnent de l’arnica « en homéopathie ».

Dans le paysage pousse le ciste de Montpellier, le lentisque, la sauge, le romarin. Le geai crie dans le ciel mais pas le guêpier comme hier. Il fait toujours beau temps, avec une petite brise qui arrache les chapeaux dans ses à-coups.

Vieste étend ses bâtiments sur sa pointe blanche, de plus en plus proche à mesure des tournants. La piste tombe en lacets jusqu’à la route côtière qui rejoint la plage. Celle-ci est longue de plus de 3 km, privatisée par les bars et les loueurs de transats. Nous trouvons quand même une trouée d’accès avec quelques arbres pour notre pique-nique. Le guide prépare tout pendant qu’il nous envoie nous baigner pour avoir la paix ; il déteste que les gens tournent autour de lui au prétexte de « l’aider ».

Un fort courant éloigne le nageur le long de la côte et un ruban de bouées à dix mètres au large est installé par sécurité. Le drapeau rouge est affiché pour la baignade. Il y a de petits rouleaux mais l’eau est agréable. Beaucoup de gens d’âge mûr se baignent mais aucun adolescent et presque aucun enfant. Nous ne faisons que nous tremper, pas vraiment nager.

Puis nous revenons en maillot de bain déguster la salade de farfalle accompagné du cacciocavalli et du saucisson de Piero. La salade est arrosée de son huile d’olive, que certaines ont achetée par bidons métalliques d’un litre. Un gars offre une bière Peroni de 33 cl à chacun. Le soir, une fille offrira deux bouteilles de prosecco pour fêter son divorce, un jugement en première instance en sa faveur après cinq ans dont son avocat vient de l’aviser par texto. Une dispute de sous, après la vente du fonds de commerce.

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Métro de Saint-Pétersbourg

Nous revenons à l’hôtel par le métro, ligne 2, un peu fatigués d’être resté si longtemps debout. Le dîner est un peu plus lourd qu’hier soir mais pas meilleur.

A 21 h, sur mon initiative, nous repartons pour une excursion en métro. Cette fois nous prenons la ligne 1, la rouge, la première qui fut construite en 1955. D’après le guide, certaines stations sont de toute beauté et nous voulons les voir. Les rames sont fréquentes, propres, ce qui nous permet de nous arrêter plusieurs fois dans les stations que nous voulons visiter. Nous poussons ainsi jusqu’à Plochad Vosstania (très Art Nouveau avec ses lustres en bronze et verre et ses grilles décorées), en nous arrêtant à Pouchkinskaïa, à Avtoro (aux colonnes décorées de verre compressé), à Narskaia, Kirovski Zavod (comportant des médaillons à la gloire des métiers : amortisseur, marteau-piqueur, puits de pétrole…), Leninsk Prospect (où il n’y a rien – le nom seul nous semblait pourtant évocateur). Nous revenons à la station la plus proche de notre hôtel, Techolo-Guicheski Institout. Cette incursion sous terre valait le détour !        

Dans le métro les gens nous observent avec curiosité. Les étrangers sont peu nombreux semble-t-il à s’aventurer seuls ainsi sur les lignes. Les adolescents sont ceux qui nous regardent le plus avidement, bien qu’à la dérobée, de même que les jeunes femmes. Ils cherchent sur nous la mode, le symbole de la modernité à laquelle ils aspirent. Nous sommes pour eux de « l’autre monde », celui d’au-delà du Mur, celui dit de « la liberté », auquel ils ne pouvaient accéder faute de passeport à l’ère soviétique. Aujourd’hui ils le peuvent, mais ils n’ont pas d’argent. Les gens trimballent beaucoup en général. Les services de livraison étant inexistants (un prolétaire n’a pas de domestique), reste le trimard. Et ce sont de gros sacs encordés sur des supports à roulettes, avec de nombreux nœuds, ou des sacs à dos bourrés de linge ou de légumes, qui transitent ainsi sur les lignes.

Quelques jolies scènes attrapées au vol : cette fille aux traits réguliers, aux pommettes slaves, les cheveux blondis artificiellement, toute pensive ; ce petit garçon qui somnolait, la tête sur les genoux de son père, vêtu d’une veste et d’un pantalon de jean denim tout neuf ; ce préado de 12 ans solitaire, chemisette ouverte, short de jean effrangé sur ses cuisses brunies, porte-clés et breloques pendues aux passants de sa ceinture, cliquetant à chaque mouvement ; ces quatre lycéennes poussant de brefs cris hystériques et des gloussements aigus comme toutes les ados de cet âge, tout en accompagnant un couple de juste-mariés. Le groupe suscitait des sourires indulgents de la foule, bonhomme, mais la brusque sortie d’un milicien, kalachnikov en main, l’air effaré, croyant à un viol ou à une émeute, l’a immédiatement calmé. L’ordre à la soviétique n’est jamais loin.            

Les rues sont presque désertes dans la nuit qui tombe. Quelques jeunes déambulent, une canette de bière à la main. On est vendredi soir et l’on se saoule religieusement dès 18 ans – à la russe. Très peu de véhicules roulent encore. Cela nous change de nos villes occidentales encombrées de bagnoles. Autre contraste : les gens d’ici fument très peu. Ceux qui le font sont plutôt des jeunes, avec des cigarettes américaines chères pour faire chic. Les adultes ne fument presque pas. Dans les avions les vols sont pour la plupart déjà non-fumeurs. Le tabac russe a une odeur d’herbe. Ce qui diffère aussi de Paris est l’absence de crottes de chiens sur les trottoirs et l’absence de mégots comme de tout papier par terre. Les rues, le métro, tout est balayé régulièrement. Parmi les pays développés, il n’y a vraiment que Paris, en cette fin des années 1990, qui ressemble à l’Afrique du nord pour la saleté des rues !

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Îles Skellig

Côté garçons, c’est Stéphane qui doit réveiller notre dortoir collectif ce matin. Nous dormions comme des loirs alors que certaines filles étaient déjà prêtes ! Au petit-déjeuner nous avons des toasts grillés au toaster, un luxe oublié depuis longtemps.

Un minibus rouge vient nous prendre pour nous mener en bateau. Nous traversons la campagne irlandaise du samedi matin : femmes en courses, hommes sur les tracteurs, enfants en vélos vers l’école. Il fait beau : des nuages mais pas de pluie. En se croisant, les chauffeurs automobiles se saluent. Tout le monde se connaît dans ce pays tranquille où l’habitat est dispersé. Le bateau nous conduit vers les Skelligs.

Ce sont deux îles désertes en forme de pyramides, d’où vient leur nom gaélique. La mer est calme mais roule un peu. Certaines filles sont au bord du mal de mer. Pas Emmanuelle, le roulis lui rappelle l’amour – c’est du moins comme cela que j’interprète le demi-sourire qu’elle m’envoie en croisant mon regard. Vus de la mer, les paysages verdoyants de prés entourés de murets de pierres sont bien séduisants.

La petite Skellig est couverte d’oiseaux, des fous de Bassan en colonie, par centaines, voletant et chiant sur le rocher, laissant gluer de grosses coulées jaunes. Depuis des siècles que ces piafs conchient le roc, la couche de guano est épaisse et ne part pas même dans les pires tempêtes. L’odeur est forte de loin. Un bon engrais pour les champs, jadis. Les écolos vont peut-être s’en souvenir ?

La grande Skellig n’est pas badigeonnée de jaune mais bien de couleur verte. L’herbe y pousse et l’île a abrité des moines du VI° au XII° siècle. Loin du monde, ces ascètes vivaient plus près de Dieu, présent surtout dans la solitude. Ils ont bâti des cellules de roches aux toits ronds, montées en pierres sèches comme les bories du sud de la France. Pas plus d’une douzaine de moines ne pouvait subsister à la fois. Ils recueillaient l’eau de pluie sur des dalles coulant vers des citernes, ils cultivaient quelques légumes et pêchaient le poisson. Une belle histoire de spiritualité en ces temps troublés où il faisait bon vivre en sa forteresse. L’île en est une, difficilement accessible, et sans rien à piller pour attirer les prédateurs.

Le soleil s’est établi et chauffe les prés. Nous ôtons nos chemises pour qu’il nous caresse un moment. Sa chaleur, l’air marin, les perspectives de l’océan à l’infini de l’Atlantique, l’histoire autarcique et farouche de cette île aux Moines, me mettent dans un état d’esprit différent. Moins attaché aux petits détails de l’existence, plus léger, l’esprit plus ouvert à la vastitude, j’oublie un peu la médiocrité du groupe pour goûter cette ambiance îlienne. Elle est loin cette boue qui aspire nos bottes tandis que les nuages nous pissent sur la tête.

Nous retournons en fin d’après-midi sur l’île continent. Après l’école, deux petits garçons blonds en culottes courtes jouent près du chalutier en réparation. Ce sont de robustes petits Irlandais de 8 et 5 ans, pieds nus dans l’eau de mer. Promenade en Waterville, boutiques d’artisanat, de poterie, de pulls de laine. Nous prenons une bière au pub. Je la prends rousse, j’en aime le goût qui me rappellent des cheveux et un corps ardent. Je goûte au whisky « paddy ». Je l’aime moins que le Bushmill, car il n’est pas malté.

Le repas est très silencieux, décidément, ce groupe est un vrai sac de pommes de terre. Aucune unité, sauf s’il faut se moquer de quelqu’un. Ou alors la version éculées des blagues imbéciles que tout le monde connaît depuis l’école primaire. Nous retournons au pub après le dîner, mais en petit comité. Bernadette raconte le Cameroun où elle était Médecin sans frontières. Jacques se dégèle et dit sa mission Banque de France en Afrique en assistance de service juridique.

La faune irlandaise du samedi soir est intéressante. Le pub est sans doute la seule attraction dès l’âge des émois et les trois pubs du coin sont remplis. On y trouve des couples d’un certain âge, venus se cuiter de concert, de vieux pêcheurs qui viennent se réchauffer à l’ambiance, des ouvriers, quelques bureaucrates en cravates. Et des jeunes de 18 à 20 ans en bandes, filles et garçons. Tronches paysannes : en punk cela fait drôle. Quelques-uns plus fins, comme celui qui croquait des chips avec une ébauche de sourire vers Emmanuelle. Il a pris une voix de fille pour lancer une blague à ses copains. Tous boivent en majorité de la bière. Les femmes prennent parfois un soda coloré, les mineurs un coca.

De rares petits enfants sont là, venus avec leurs parents quand ceux-ci veulent s’encanailler. Une famille entière, avec ses trois enfants avait même amené le chien. Le père a fait son entrée théâtrale en tenant l’aîné par la main, qui ne devait pas avoir plus de 7 ans. Les pubs sont divisés par âges. Chacun reste dans sa tranche, aussi étanche qu’une classe sociale anglaise.

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Maison de Jacques Prévert

Nous rejoignons le parking sur la baie d’Escalgrain pour des étirements en plein vent devant les spectateurs qui ne cessent de passer sur la route, et un verre de cidre offert par la guide. Le Renault nous ramène à Omonville-la-Petite avant 18 heures, heure de fermeture, pour voir la maison de Jacques Prévert. Nous rentrerons à l’hôtel à pied, il n’est guère qu’à 500 m de là.

Le poète, qui a connu le cap de La Hague dans les années 1930, a passé ici les dernières années de sa vie. Il achète la maison en 1970 et termine son existence par un cancer du fumeur en 1977, à 77 ans. Il effectue les travaux conjointement avec son ami décorateur de cinéma Alexandre Trauner qui n’habite pas très loin. Tout commence par un beau jardin ombragé aux hortensias blancs et roses, aux agapanthes dressées et à la rhubarbe géante gomera du Brésil. Un grand arbre ombrage la pelouse pour les heures chaudes. Trois petits mulâtres excités courent sur la pelouse, régentés par une matrone blanche. La maison est petite, nichée au fond et précédée d’une allée de graviers blancs. La façade est de grès gris de Normandie, courante dans le village.

L’intérieur est en revanche décevant. Il n’y a plus aucun meuble, seulement de rares photos d’enfance avec son frère Pierre, des panneaux d’exposition sur le cinéma, quelques dessins. A l’étage sont des poèmes tapés à la machine que l’on peut voir accumulés dans les tiroirs. Dans les années 1930 et 1940, Jacques Prévert créait les scénarios et Pierre Prévert la mise en scène de films bien oubliés sauf ceux réalisés par Marcel Carné (Drôle de drame, Quai des brumes, Le jour se lève, Les visiteurs du soir, Les enfants du paradis).

Une grande salle au rez-de-chaussée est ouverte sur le jardin fleuri, deux chambres à l’étage dont la chambre d’ami toute petite et celle de Jacques Prévert dont un mur entier est formé de placards. L’une des portes ouvre sur la salle de bain ce que l’on ne peut même pas voir. Un bureau lumineux comprend une longue table sur tréteaux où figurent des dessins tandis qu’autour pendent des décors accrochés au plafond devant une cheminée dessinée par un artiste. Un ange en bois clairement sexué virevolte au-dessus des têtes, niant les débats sur le sexe des anges : il est ici nettement masculin. L’une d’entre nous collectionne les anges et les images de sainte Thérèse de Lisieux.

La cuisine a été rajoutée à l’arrière de la maison dans un ancien chemin. Elle n’est qu’en rez-de-chaussée avec une verrière pour l’éclairage et visible depuis les fenêtres de l’étage. L’entrée est à 5€ et c’est assez trompeur car ne figure ici rien de personnel. Tout ça pour ça… L’intérêt principal du Patrimoine semble être la boutique de vente des œuvres de Prévert et de souvenirs, et les expositions temporaires. Une vidéo d’une dizaine de minutes rappelle la vie et l’œuvre de Jacques Prévert.

Nous sommes trois à aller directement au cimetière, devant l’église Saint-Martin. Cet évêque sanctifié de la ville de Tours, qui a partagé son manteau avec un pauvre, est le patron du lieu et même l’anse face à l’hôtel s’appelle Saint-Martin. La façade de l’hôtel comporte d’ailleurs en référence un panneau de pierre gravée représentant Saint-Martin à cheval, coupant de son épée son manteau en deux devant un pauvre hère entièrement nu.

Jacques Prévert, mort d’un cancer du poumon pour avoir fumé comme un pompier en rut, repose juste à l’entrée du cimetière avec sa femme Janine morte en 1993 et leur fille Michèle, décédée en 1986. Des stèles de pierres dressées sont gravées de leurs noms peints en vert. Au bas est un jardin planté de fleurs. De petits cairns de la superstition à la mode anglo-culcul sont agencés sur les dalles dressées par les touristes qui disent ainsi « je suis passé ». L’église, restaurée en 2012, est lumineuse mais austère. Les vitraux sont modernes. Et le masque obligatoire même quand il n’y a personne.

Nous apprendrons le soir que la mère de la patronne de l’hôtel a connu Nénette, la lavandière devenue bonne à tout faire des Prévert. Des gens célèbres ont fréquenté notre hôtel de La roche du Marais et des affiches dédicacées le rappellent.

La soirée est au restaurant pour manger des « moules–frites », réclamées paraît-il par un groupe une année précédente. Drôle d’idée. Il y a autre chose pour ceux qui n’aiment pas les moules ou ceux qui n’aiment pas les frites, ou ont peur de grossir. Le Renault nous conduit donc sur le parking d’Omonville-la-Rogue au Mar-Bella, restaurant tenu par Gabin Garcia face au port du Hable. Il y a des moules et des frites mais aussi des poissons (du jour ou non) à la plancha. La cuisine est plutôt méditerranéenne bien que l’on propose deux sortes de moules, à la normande avec de la crème, ou marinière classique au vin blanc (on lui a montré la bouteille plutôt que d’en verser dedans). La bassine de moules est bien servie et le saladier de frites de même. Je prends une bière pression Grimbergen avec tout cela, mais pas de dessert. La nourriture et l’alcool mettent en joie les filles. C’est la grosse rigolade avec Miss M. en vedette, toujours à chercher à quelle actrice ressemble Unetelle ; les hommes sont épargnés, faute de références peut-être. Nous sommes assez fatigués et, en ressortant, le froid nous saisit bien qu’il fasse doux pour la saison.

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Sauzon

Pixie la chienne est étonnamment sage ; elle suit sa maîtresse sans gémir ni aboyer. Elle tend cependant à aller voir trop au bord, ce qui lui vaut des rappels à l’ordre réguliers. Habituée des randonnées, elle se couche dès que l’on s’arrête : pas d’effort inutile. Elle aime à chasser le lapin et explore les trous mais n’en lève aucun ; nous devons faire du bruit. Elle a levé un renard la semaine dernière, paraît-il.

Nous déjeunons d’un sandwich sur l’une de ces plages, entre deux grains. La garniture a détrempé le pain, une mauvaise baguette industrielle. Mais c’est le premier jour et, avec les protocoles de sécurité pour le Covid, la guide ne peut plus aller préparer ses propres salades dans les cuisines de l’hôtel, elle doit improviser.

Le petit port de Sauzon, dans son anse très abritée, me rappelle quelques souvenirs lointains de voile. Nous avions mouillé, je crois, dans ce petit port de plaisance à Noël 1979. Les façades ont des couleurs pastel qui donnent un air pimpant au soleil comme sous la grisaille.

Nous allons à pied jusqu’à la pointe en traversant le village situé rive gauche après l’avoir longé rive droite où pousse l’obione ; cette plante se mange, elle a une teneur en sel supérieure à celle de l’eau de mer et peut donc prospérer là où l’eau est trop saumâtre pour les autres. Un paysan plante ou ramasse je ne sais quoi dans la vase.

Au port, des jeunes à bière et des gamins pêcheurs. Jolies couleurs des bouées de casier dans une annexe amarrée. Nous prenons une boisson à la terrasse de l’hôtel du phare, pour moi une bouteille de 75 cl de Plancoët gazeuse et minéralisée – ils n’avaient pas d’eau de Vichy ! J’avais fini ma gourde d’un litre et il me restait une soif à six euros.

Nous ne faisons aujourd’hui qu’environ 13 ou 14 km mais je n’ai pas trouvé trop dur de me remettre à la marche après les confinements, bien que les montées soient pénibles au souffle et les descentes aux genoux. Elles s’arrêtent cependant vite, la falaise n’étant guère haute. Nous terminons vers 15h30. Le bus privé des Cars bleus vient nous chercher à 17 heures. Le port du masque est obligatoire à l’intérieur, nous l’avions oublié tout le jour durant la randonnée.

Après douche, carnet et repos, le rendez-vous pour le dîner est à 19h30, mais cette fois à la crêperie La Chaloupe, dans la rue principale du Palais, au 10 avenue Carnot. Pour 8,90 €, la galette salée est très copieuse et, bien que nous ayons droit à deux galettes, je n’en prends qu’une, me bornant au sorbet citron pour la suite.

À la table face à la nôtre, un vieux bourge bon chic bon genre attend ses enfants et petits-enfants. Connu de la patronne, il commande une première crêpe parce qu’ils sont en retard. Lorsqu’arrive la bande de filles qui compose sa progéniture, de la quarantaine à en dessous de la dizaine, il se met à pérorer comme s’il était au salon. Il cite l’avenue Rapp, commente son périple rapide pour la gare Montparnasse, et ainsi de suite. Isabelle, assise à côté de moi et qui habite à Paris dans le 12e, s’en gausse ouvertement. Ce vieux est la caricature du catho bourgeois bobo parisien.

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Bain caraïbe

Nous revenons au village lacandon en taxi, appelé par radio depuis la cabane du gardien. Le déjeuner n’est pas prêt : si nous n’étions pas revenus, il aurait été inutile de gaspiller de la marchandise. J’ai le temps (je suis le seul) de prendre une douche à l’eau froide du rio passé en force dans les tubes sanitaires. J’ai le temps encore d’acheter à la case-boutique, puis de boire, une bière Modelo pour 15 pesos. J’ai le temps enfin de regarder œuvrer les deux jeunes garçons en tunique blanche, les fils de Poncho. L’aîné peut avoir onze ans, le cadet huit, peut-être. Ils construisent en lattes de bambous et fines lianes une cage pour un oiseau vivant qu’ils ont attrapé au filet. La bête est à leurs pieds, entortillée dans les mailles, et se débat faiblement.

Le poulet, derrière lequel on a couru à notre arrivée, est enfin plumé, vidé et grillé. Accompagné de frites françaises et de riz, il fera notre repas. Des tranches de fruits de la forêt, ananas, papaye et pastèque l’achèveront, servis dans une bassine en plastique. Nous avions faim d’avoir marché toute la matinée !

Le bus est cette fois correctement climatisé, malgré les sempiternelles remarques elles aussi « à la française » des frileuses chroniques que tout changement hante, même d’atmosphère. Il nous reconduit plus vite qu’hier à Palenque. Thomas veut se servir d’internet et nous avons tout le temps. Le bus nous arrête donc au centre de la ville de Palenque, que nous n’avions pas encore vue. Nous déambulons par la rue principale de ce qui apparaît comme un gros bourg sans intérêt autre que commercial. Ici se rencontrent les produits des campagnes comme ceux venus de la ville. C’est un lieu d’échanges où règne en maître l’électroménager. Quelques agences de tourisme proposent des circuits en anglais ou en espagnol.

Sur le Zocalo où nous attendons le retour des flâneurs, assis sur un banc à quelques-uns, j’observe trois filles qui passent. Elles aiment sortir en groupe, faisant front solidaire contre les dragues des mâles s’il en est. Deux d’entre elles se tiennent par le bras. Elles portent un jean très moulant ou un bermuda noir, de hauts talons pour mettre en valeur leurs mollets, des hauts colorés et ultramoulants pour mettre en valeur leurs mensurations et attirer le regard qu’il faut là où il faut. Elles ont, comme les garçons d’ici, un visage quelconque, mais savent mettre leur physique en valeur. Un nuage de parfum persiste dans leur sillage pour qu’on puisse les suivre à la trace. Elles jouent les leurres pour les machos. Ceux-ci, déjà allumés, les suivent du regard. Les filles d’ici sont sans doute « sages », la province étant encore plus traditionnelle dans les sociétés traditionnelles. Mais elles ont appris de la télé et des feuilletons américains qu’il est bon de séduire avant d’épouser. Une fois la première maternité intervenue, adieu minceur, drague et vêtements moulants.

Après cette exploration ethnologique de la faune locale, après avoir croisé de gros flics au pétard macho pesant dans les deux kilos sur la hanche et des ménagères attirées par les vitrines de frigos, machines à laver et autres cafetières électrisées, nous rejoignons les Cabañas de l’hôtel Pancham pour y prendre une vraie douche et dîner.

Il a plu cette nuit, une longue averse tropicale qui crépite sur les feuilles et le toit et goutte ensuite, interminablement. Cet égouttement prolongé provoque le glapissement de filles, des anglo-saxonnes ivres qui rentrent dans leurs cabanes aux premières heures de la matinée sans se soucier des autres. Ces douches venues du ciel m’apparaissent comme un déversement providentiel sur leur égoïsme obtus, un vrai châtiment protestant pour les laver de leurs excès et de leur irrespect foncier du sommeil des autres. Mais, sensualité de la nuit brusquement fraîchie, le diable les guettait derrière un bananier, poilu et en sandales, j’imagine. Car les glapissements se sont mués subitement en râles.

Une part de la jeunesse nord-américaine vient au Mexique traîner son spleen indécrottable et rechercher les sensations fortes de l’exotisme. La morale protestante est si stricte qu’une fois passée la frontière, tout semble permis. Et l’on se vautre alors dans les débauches offertes par les « barbares » (ceux qui ne parlent pas anglais). Coiffures afro ou barbes rousses, toutes et tous portent l’invariable uniforme de l’anglo-saxon en détente : short, débardeur et sandales. Cela sans la moindre considération non plus pour la pudeur du pays. Les Etats-Unis n’éclairent-ils pas le reste du monde ? Cette bonne conscience messianique les éloigne inexorablement des autres sans qu’ils en prennent conscience. Ils sont tout effarés lorsqu’on leur en fait la remarque.

La route vers Campeche, plus de 300 km à faire, regorge de « topes », ces cassis volontairement placés pour ralentir les véhicules. Nous traversons une plaine arborée où la culture s’effectue encore sur brûlis. Des haciendas aux nombreuses vaches sont surmontées d’éoliennes pour donner l’énergie à la pompe qui remonte l’eau du sous-sol pour abreuver les bêtes. Antennes radios, quelques chevaux et pick-up yankees complètent la panoplie des parfaits cow-boys d’ici qui singent leurs grands frères du nord. Nous suivons de gros « semi-remolque » (en mexicain dans le texte) chargés de fret qu’il nous faut doubler « con precaution », ainsi qu’il est pédagogiquement indiqué au-dessus des feux arrière. La route est droite, mais mal stabilisée. Des cars de transports scolaires ont souvent vidé leur cargaison de garçons et de filles sur un pré pelé ou dans une cour bétonnée d’une école de campagne. Où vont-ils ainsi à la journée ? Visiter un site ? Voir une grande ville ? Est-ce l’heure de la pause ou du pique-nique ? Les garçons, chemise blanche et pantalon noir, jouent au foot sur l’herbe pelée avec leurs chaussures de ville. Les filles, assises à plusieurs autour du terrain, les regardent et commentent peut-être leurs sourires.

Près du viaduc : la mer. L’océan Atlantique du golfe du Mexique, jaune pastis et bleu turquoise tel qu’aux Caraïbes, à quelques centaines de milles en face. Le fond est de sable coquillier blanc et les vagues sont mousseuses. L’eau est chaude, autour de 26° probablement. Le goût du sel et l’odeur de poisson grillé qui monte de la paillote installée les pieds dans l’eau mettent en appétit.

Après le bain et le séchage au soleil, après quelques photos de mer, de mouettes et d’ambiance, après avoir ramassé et trié quelques gros coquillages qui prolifèrent sur l’estran, nous allons déjeuner. Une bière fraîche de marque Sol pour changer, une soupe de légumes en entrée, un rouget grillé humé depuis déjà quelque temps et une salade de fruits divers pour finir. La bière est acide, un peu dans la saveur de la Gueuse, elle est meilleure encore avec un peu de citron comme nous le conseille Hélène qui s’y connaît. L’étiquette revendique « la bière de Moctezuma ». Il n’est plus là pour le contredire.

Nous repartons pour deux heures de route sur des chansons angevines du groupe La Tordue qu’aime Thomas et qu’il a apporté sous forme de CD.

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Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux

C’est la guerre de 14-18 que raconte l’auteur : l’adolescence. La guerre des élans, des mélancolies et des colères des mineurs juste sortis d’enfance que la société laisse en friche, surtout dans la France périphérique déclassée par la désindustrialisation et le chômage. Seules les classes aisées parviennent à socialiser les adolescents en associations, sports et autres engagements ; pour les classes populaires, hier il y avait les scouts (pas toujours très catholiques mais aussi laïques et mixtes comme les Eclaireurs) ; dès les années Mitterrand ils sont laissés à eux-mêmes. Ils passent de bébés à BBB, cette trilogie ado de bière, bite et baston. Sortis de l’œuf, les meufs et la teuf. Pour faire comme les autres, pour exister, pour apprendre à être un homme – ou une femme. Car les filles ne sont pas en reste pour l’alcool et la baise, loin de là. Elles sont même pires que les mecs comme langues de pute, se moquant des autres filles et comparant les attributs des mecs qu’elles ont testé, en se faisant baiser « dans tous les sens ».

Sur les frontières de l’est, dans l’ancien bassin minier de la métallurgie sinistrée des années 1980, « Heillange » et « Métalor » (ces noms inventés mais transparents) constituent l’univers borné des fils d’ouvriers licenciés. L’été, cette période de vacance d’école, est un vide passé dans la cité ou au bord du lac, à tenir les murs ou à glander. L’auteur saisit Anthony sur le grill du sable brûlant dans le plus simple appareil. Il a eu « tout juste 14 ans » (en mai). Il va, avec « le cousin » de deux ans plus âgé, emprunter un canoë pour aller mater sur « la plage des culs nus ». Que faire d’autre quand on ne part pas en congés et que l’orage des hormones vous pousse à tout ? « Anthony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever » dit l’auteur d’une phrase ciselée par l’émotion p.39. L’émotion, d’ailleurs affleure durant toute la première partie ; Nicolas Mathieu manifeste une tendresse pour ce vilain petit canard de 14 ans tout empli de contradictions, un autre lui-même peut-être qui ôte son tee-shirt toutes les trois pages. A moins que ce soit pour « Oscar » à qui ce roman est dédié. Les autres parties prennent plus de distance, racontées à la façon d’un entomologiste sur ces drôles d’animaux ados.

Mais pour tomber les filles, il faut être sexy, « mignon » disent-elles. A 14 ans, on est laid, difforme, dégingandé, le torse étroit, les membres démesurés, une « démarche de racaille ». Anthony admire chez le cousin les muscles fins, dessinés, et l’assurance qu’il n’a pas encore. 1992 : 14 ans ; 1994 : 16 ans ; 1996 : 18 ans – et 1998 : 20 ans, une partie superfétatoire qui gâche l’ensemble. L’auteur a voulu à toute force faire entrer la coupe de foot à l’acmé de l’ère Chirac (sous gouvernement Jospin), pour illustrer une thèse : que le 14 juillet, les congés payés et le foot-spectacle sont les hauts fourneaux du métal républicain, fusionnant à fort degré les origines d’aloi divers. Rien de pire qu’un roman à thèse, heureusement cantonné dans cette dernière partie croupion, la plus courte et la plus amère, comme une retombée d’acide. Or les personnages doivent pouvoir s’épanouir sans les contraintes de la théorie, laissez-les vivre !

Ils vivent par bonheur durant 493 pages sur 559. Anthony grandit, évolue, se forme. Il embrasse à 14, baise avant 16, se muscle à la perfection à 18. Fils de chômeur reconverti dans l’autoentreprise de bricolage, jardinage et nettoyage – un brin porté sur l’alcool – et d’une mère comptable, il est unique. Couvé par sa mère car il ressemblait au Grégory de « l’affaire » étant petit, il a mis du temps à s’étoffer. Son rival est Hacine, fils d’immigré marocain qui occupait le poste voisin de son père à l’usine. Hacine est aigri d’origine car mal intégré, entre un père moralisateur et autoritaire à l’ancienne et les nouvelles normes de la France moderne. Il vit son adolescence de petits vols et trafics, fumant de la beuh et rêvant de monter son business de trafiquant de haut vol, go-fast et réseau exploité selon le marketing. Il terminera employé dans une entreprise de démolition ; Anthony s’engagera dans l’armée. Avant que la dernière partie, décidément malvenue, ne remette tout en question.

Quant aux filles, Vanessa, Clem, Steph, l’une deviendra mère pondeuse, l’autre commencera médecine, la troisième entrera à l’ESSEC par rage de quitter ce bled de pauvres et de bornés où, si l’on se laisse aller, on devient vite « cassos » (cas social). Dans ce monde qui meurt, il faut vivre ; dans ce monde qui change sans cesse, il faut éviter de reproduire l’identique. La jeunesse s’adapte. Encore faut-il se sortir des déterminismes de son milieu, de « l’effroyable douceur d’appartenir » comme termine l’auteur, adepte des fins de chapitre fignolées. Le titre du roman est tiré d’un poème de Jésus Ben Sira dit le Siracide, dans un livre non canonique du Talmud.

Mais qu’en est-il de cette jeunesse un brin hors sol, revisitée par le souvenir ? Anthony a exactement l’âge de son auteur, né dans les Vosges fils unique de parents ouvrier et comptable. Nicolas Mathieu en tire une image d’Epinal dans laquelle les filles ne sont pas violées, les garçons jamais pédés, où nul jeune ne va au cinéma pour se peloter ni ne connait d’accident ou la case redressement, où ne sévit ni le sida ni la grossesse à 15 ans. L’orage adolescent passe aussi vite que ceux d’été dans le climat continental ; les ados deviennent adultes naturellement.

« Ces gens-là », petits blancs ouvriers à manies, vivotent et leurs enfants après eux. « Leurs idées sur tout, simples, honnêtes, d’éternels cocus. Cette probité benoîte qui les laissait toujours interdits devant le cours du monde. Les trois ou quatre idées fortes qu’ils tenaient de l’école communale ne leur servaient à rien pour comprendre les événements, la politique, le marché du travail, les résultats truqués de l’Eurovision ou l’affaire du Crédit lyonnais. Avec ça, ils ne pouvaient que se scandaliser pauvrement, dire c’est pas normal, c’est pas possible, c’est pas humain. (…) Et pourtant, alors que la vie contredisait sans cesse leurs pronostics, décevait leurs espérances, les dupait mécaniquement, ils restaient vaillamment dressés sur leurs principes de toujours. Ils continuaient à respecter leurs chefs, à croire ce que racontait la télé, ils s’enthousiasmaient quand il faut et s’indignaient sur commande » p.510.

Ce deuxième roman publié est une vraie réussite dans le réalisme social, sans misérabilisme ni idéologie, ce qui n’est pas si courant pour un Goncourt. Ton qui déplaît à certaines lectrices qui ne se sentent pas prises, préférant le bon vieux bien et mal des séries télé yankees. Les dialogues sont en langage d’époque. Sauf la dernière partie, qui peut n’être pas lue, j’ai bien aimé ce roman d’une époque vécue, celle de la génération des fils.

Prix Goncourt 2018.

Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, 2018, Babel poche 2020, 559 pages, €9.90 e-book Kindle €9.49

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Ponta do Sol

Deux gigantesques gâteaux parfumés au citron ne résistent pas à treize occidentaux nourris au sucre depuis l’enfance au petit-déjeuner. Ce matin le fromage fait moins recette, mais l’on commence à apprécier – ou à savoir préparer – le café « à la turque ». Les premiers jours, la découverte d’un paquet de café moulu nous avait surpris : à Paris « ils » ont fait une erreur, ce n’est pas possible ! Et puis, faute d’autre solution, nous avons essayé. Ce café en poudre, jeté dans l’eau bouillante, est en fait bien meilleur et plus facile à conserver que le café « soluble ». Les « technocrates de Paris » ne s’étaient pas trompés : ils l’avaient fait exprès. Et ils avaient raison…

Une rumeur enfle : ce sont les gamins, garçonnets et fillettes, qui jacassent à l’entrée de l’école. Les coqs chantent ici ou là, comme si le soleil venait à peine de se lever. On entend les cris d’une maman engueulant son petit garçon trop lent. Sur les crêtes autour de nous flotte la brume. Aucun nuage au ciel mais un voile assez épais, poisseux, sur le paysage. Une fillette joue avec une ficelle dans la rue ; elle lève une jambe et saute à la corde, toute seule, perdue dans son plaisir.

Nous prenons le départ, le chemin vers la mer. Le village a ses vieilles femmes et ses enfants dans les rues quand nous le traversons : « bom dia ! adios ! ». Enfin la mer et sa rumeur sur les rochers, inlassable soupir. Le chemin longe la falaise, empierré, sinuant sur le relief. Sur la mer stagne un voile de brume, le vent est coulant. Le long de la mer se dressent quelques maisons et une école, dans laquelle nous invite la maîtresse. La classe est vide. Sur le mur est affichée la liste des élèves aux prénoms et noms composés à rallonge. L’orthographe est phonétique. Je relève un « Stivan », un « Ailtron » et un saint hypothétique : « Navy ». Les visages sont à l’extérieur. On ne peut interrompre notre marche, se poser quelque part, sans voir surgir très vite par deux ou trois, toute une bande de gamins et gamines entre deux et dix ans.

Une ribeira s’ouvre dans la falaise, à notre droite, la Ribeira Graça. Le vent est à décorner les bœufs. Yves, d’ailleurs, en perd sa casquette. Des femmes repiquent l’igname dans la terre grasse bien irriguée par un ruisseau en activité. Nous marchons sur les murets de pierres qui délimitent les cultures. Plus haut, nous pique-niquons à l’ombre, sous un bassin de retenue d’eau aménagé de grosses pierres. L’itinéraire fait jardin japonais : de l’eau glougloutante, des pierres rondes disposées en chemin, les feuilles triangulaires du manioc en guise de nénuphar, les cannes à sucre en guise de roseaux – et la falaise de basalte noir.

Pendant que les autres ronflent au soleil, repus, je pars seul explorer le haut de la gorge. Elle sinue fort loin vers l’intérieur, se rétrécissant progressivement. J’ai l’impression enfantine d’explorer une île déserte. Si forte que je retire mon maillot pour mimer les corsaires qui hantaient mon imagination, il y a longtemps. Pas un bruit, pas même un oiseau. Des bananiers, en ligne, sont élevés dans l’ombre, les pieds au bord de l’eau. De gros papillons brun ocellé volettent, de larges libellules au corps vermillon passent lentement dans un vibrion d’ailes. De l’eau tombe goutte à goutte de la falaise sur les feuilles avec un bruit mat. Je m’avance longuement sans voir le bout de la gorge. La bananeraie n’en finit pas ; chaque endroit est aménagé pour fixer la moindre parcelle de terre. Alors que je revins, je croise Cyril parti explorer à son tour, blond et osseux jeune corsaire d’histoire. Il est le seul être humain que j’aperçois depuis vingt minutes. Encore une autre impression capverdienne, celle d’être seul à quelques mètres des chemins…

Retour vers la mer. Les gamins de Corvo (corbeau) nous saluent au passage. Très rude montée par une piste en lacets jusqu’au col avant le village de Fontainhas, où la bière nous tend le goulot. Au col s’élève une étrange lame de basalte, toute droite. Alourdis de taboulé et de bananes, les touristes arrivent un à un au sommet, rouges et soufflant. Dans la montée, les cheveux de sorcière sentaient le jasmin. Devant l’arrêt bière se prélasse au soleil un chat tigré couché en rond sur la pierre. Une petite fille vient acheter deux sous d’éponge à récurer et jette un regard étonné au groupe réuni dans la courette de l’épicerie pour siroter. Sa jupe est un jean de garçon repris en volants successifs. Fontainhas est « le village le plus photographié » de l’île. Il faut dire que, perché sur son promontoire au milieu des vallées, ses façades peintes en pastel, il a le cachet des vieux villages de nos sud. En poursuivant la piste, nous rencontrons dans l’ordre cinq travailleurs, dont un seul brasse du ciment (les autres discutent), trois gavroches perchés dans les branches d’un figuier, un père blanc tenant de sa main gauche un petit garçon et de la droite une fillette (tous trois français, selon le « bonjour » qu’ils nous lancent en chœur), puis deux dames touristes en sandales et bibis. Arrêt photo au virage qui surplombe le village – un classique. Suivi d’un arrêt admiration au virage suivant : la vue sur l’océan et Ponta do Sol.

Au loin dans la brume, Ponta do Sol apparaît comme une presqu’île frangée d’écume blanche. Se dressent quand même quelques immeubles d’un modernisme agressif qui doit plaire aux locaux, mais que nous avons abandonné depuis les années soixante. Le cimetière juif, le chrétien, des dizaines de maisons en parpaings bruts, pas finies, certaines à peine commencées et abandonnées aux fondations en attendant des jours meilleurs ; d’autres sont déjà habitées parmi la zone, c’est le quartier neuf. Près du port, le vieux quartier est en ruines. La terrasse de la maison où nous allons dormir donne sur un toit voisin de tuiles percées, et sur un autre en lattes de bois à demi pourries. Les rues se coupent à angles droits, pavées de galets où roulent les cyclomoteurs et où jouent au ballon pieds nus les tous jeunes adolescents. Les façades paraissent de pâte d’amande comme dans les contes tant leurs pastels sont appétissants à l’œil. Parfois, un arbre dépasse d’un muret, signe d’un jardin secret où il doit faire bon s’isoler. L’atmosphère est coloniale, nonchalante, lourde. La lumière atlantique est humide, salée, diffuse. Elle donne envie de se soûler ou de se perdre dans les moiteurs de femme. Aucun monument dans la ville ; tout est à ras de terre, deux étages au plus. On ne vit qu’au présent.

La marche, le vent et la déprime réclament une bière glacée avant même le thé chaud et les biscuits de rigueur. Le dîner est servi « dans l’hôtel » non par Angelo mais par la mama qui parle un peu français et ses enfants, deux métis adolescents d’âges rapprochés et deux petites filles jolies. Thon sauce piment et poulet aux pois chiches composent le principal des agapes. Xavier tient ensuite à nous emmener déguster le « café de San Antao », cultivé et torréfié ici, artisanalement. Nous n’allons pas loin, juste au bistro d’en face, une maison de vieille famille commerçante, restaurée il y a quelques années par un Suisse.

Le café, préparé à la turque par l’épouse, est suave et parfumé. Le grog servi ensuite, provenant des plantations personnelles du même Suisse, est infect. Xavier a beau nous vanter la distillation « en tête de chèvre » de tradition, plutôt qu’en tête métallique plus moderne, rien n’y fait. On déguste une sorte d’alcool à brûler amer, sans aucun raffinement. Le petit garçon vient taquiner son papa, un vieux blanc maigre et barbu à lunettes, faire câlin. Sa mère est Capverdienne et colorée. Le gamin peut avoir six ans, il est brun, fin, court pieds nus comme les autres petits du coin. Devant les étrangers blancs, il revendique son papa blanc aussi, tout fier. Il en est émouvant. Il a de beaux yeux noirs brillants et un malicieux sourire.

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Gens de Tahiti

L’INSEE compte 275 918 habitants en Polynésie française en 2017. Les Marquises ne comptent que 9350 personnes et les îles Australes 6970. Les retours dans les îles entre 2007 et 2012 en raison de la crise économique, avaient augmenté ; depuis 2012, ils diminuent.

La fécondité baisse et les départs de la Polynésie française restent plus importants que les arrivées, notamment pour les jeunes avant 25 ans dont un dixième quitte le territoire. 17 500 personnes sont parties de Polynésie depuis 2012, soit 6 % de la population – car seulement 44 % de la population au-dessus de 15 ans déclare occuper un emploi. C’est donc la recherche de travail et les études qui poussent à partir et à s’installer ailleurs.

Près de la moitié des Polynésiens vivent en noyaux familiaux d’environ six personnes. Les familles nombreuses ne représentent que 8 % des ménages et les familles monoparentales seulement 6 %. Les personnes âgées de plus de 60 ans comptent pour 12 % de la population et 36 % d’entre elles vivent avec leur famille plus ou moins élargie car seulement 21 % des plus de 60 ans travaillent. Les trois quarts des emplois sont dans le secteur tertiaire du commerce, des services, notamment l’hôtellerie et la restauration. Ce n’est qu’aux Tuamotu-Gambier qu’une personne sur deux travaille dans la pêche, la perliculture ou le coprah. L’industrie ne représente que 7 % de l’emploi total en Polynésie dont la moitié dans l’alimentaire et les boissons. Seulement 1200 personnes travaillent dans l’artisanat. La moitié des foyers est équipée d’un ordinateur avec connexion Internet, sauf aux Tuamotu-Gambier, moins bien desservis par l’éloignement.

L’espérance de vie moyenne est de 77 ans car le taux d’obésité a beaucoup augmenté depuis 30 ans dans les îles du Pacifique. La question s’est posée de savoir pourquoi plus dans les îles qu’ailleurs. Il est probable que les sociétés traditionnelles agricoles vivant de fruits, de légumes et de la pêche n’étaient pas préparées biologiquement par les millénaires à l’arrivée de produits venus de l’extérieur. L’arrivée des militaires américains pendant la seconde guerre mondiale puis l’essor des communications et du tourisme après introduit de nouvelles nourritures, parfois moins chères et plus séduisantes. Le mode de vie moderne des activités tertiaires est sédentaire. Il est mauvais pour la santé de ceux qui ne sont pas habitués depuis des générations. La nourriture importée, notamment le sucre, la farine, l’huile à friture, les sodas et la bière – même la viande en conserve – offre trop de calories par rapport au régime traditionnel.

Des chercheurs pensent que les corps des insulaires du Pacifique sont génétiquement programmés pour stocker le gras plus que les autres parce que vivre sur des îles loin de tout subissant des tempêtes et des cyclones, voulait dire connaître de longues périodes de restriction ou de famine. Pour le reste du temps, se nourrir demandait un travail physique important pour cultiver la terre et aller pêcher. Dans un nouvel univers de métier sédentaire et de fast-food, la prise de poids s’explique facilement.

Mais il n’y a pas que cela. La culture joue aussi un rôle car, dans l’imaginaire, un physique imposant est considéré comme un statut de richesse et de puissance. Les chefs traditionnels bénéficiaient de repas plus copieux que le reste de la population et présentait un corps dodu et un teint florissant. Ce n’est qu’avec la nouvelle norme véhiculée par le cinéma  américain que les jeunes femmes comme les jeunes hommes se doivent être au standard mince et aux attributs sexuels bien marqués : Barbie et Ken. Cette obésité engendre le diabète et réduit l’espérance de vie.

Ce n’est que par l’éducation à bien se nourrir, la revalorisation des cultures polynésiennes et par l’écologie encourageant la production locale que ce fléau pourra être enrayé.

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Dans le pays minier vénézuélien

Nous reprenons les voitures qui roulent lentement dans les virages car leurs freins chauffent, semble-t-il. Le premier arrêt est juste avant la ville minière, « fantasme-de-José ». Les voitures font le plein de carburant et les passagers le plein de bière ou de glaces – pour ceux qui aiment lécher. Deux gavroches d’une douzaine d’années se poursuivent à grands cris sur le macadam du parking encombré de camions, sous le soleil implacable. Ils vont pieds nus et torse nu, la transpiration coulant de leurs fronts quand ils s’agrippent. Je crois à une bonne bagarre entre deux gosses des rues mais il n’en est rien. Une fois rattrapé, l’adversaire redevient le petit copain ; on se claque l’abdomen, on se bourre les pectoraux, on se pelote les biceps, puis on se tient par les épaules en sensuels camarades. Et, la sueur dégoulinant sur leurs torses, les deux vont récupérer leurs chaussures, abandonnées ici et là dans la course. Rude existence pour les mineurs, ici !

Las Claritas est la ville mythique de la mine où règnent les mœurs viriles. Les 3J regardent avec avidité passer la foule des rues, depuis la porte monumentale du complexe hôtelier. Notre lieu de couchage est une suite de bungalows à ventilateurs dans un jardin ombré de palmiers. L’endroit est propre et calme, isolé de la rue par un haut mur. La douche est un filet tiède, encore plus réduit quand les chambres d’à côté tirent dessus, mais l’eau est bienvenue à nos corps poussiéreux. Nous rangeons nos affaires qui en ont bien besoin entre montagne, savane et delta.

Pour le dîner, il faut remonter en voiture. L’usage n’est pas de prendre ses repas dans les hôtels, ici. La Brasilera est un restaurant un peu western (pour le mythe) qui reçoit des mineurs plutôt bien habillés ou des vieux qui se connaissent depuis des années (pour le calme). Les seules « filles » sont les deux serveuses, plantureuses et court vêtues, mais d’un âge certain et d’un décoloré écœurant de feuilleton yankee. Très peu de femmes parmi la clientèle. Comme le dirait Jean-Claude (il l’a dit) : « c’est un restaurant d’hommes ! » Faut-il s’étonner que « la Braisière » serve surtout des viandes grillées ? Les accompagnements tournent toujours autour des mêmes plats : rondelles de tomate, bananes ou patates frites et le sempiternel riz !

La nuit est excellente, dans un vrai lit. Tout est calme sauf les cigales sur les arbres, de grands modèles qui crissent fort. José a trouvé un singe apprivoisé dans le complexe. Il déclare tout de go qu’il ressemble à Jean-Claude. Je ne peux pas le confirmer, je ne lui ai pas rendu visite. Mais le singe était habile et, m’a-t-on dit, il arrivait à se donner satisfaction avec la bouche. Une performance que je serais bien curieux de voir Jean-Claude tenter, si c’est vrai…

Nous prenons le petit-déjeuner au restaurant d’hier soir avec des beignets fourrés de viande, du jambon carré en boite, un lourd gâteau piqueté de fruits confits très colorés et des tranches de pastèque. Jean-Claude, tout ému, en laisse échapper la poignée mal vissée du pot de lait. Le voilà tout éclaboussé, de la barbe au haut du pantalon, aspergeant un quart de Julien dans la foulée – bien que le lait ne se remarque pas sur la Biafine. Les serveuses sont en émoi, boudinées dans leurs petits ensembles sexy pour attirer le client macho. Elles ont le délice de faire déshabiller Jean-Claude, qui fait très respectable avec ses cheveux poivre et sel, pour qu’il nettoie son tee-shirt baveux dans le lavabo.

Les 4×4 nous ont laissé hier pour repartir aussitôt à San Francisco, affaire de quatre heures de route. Nous allons cette fois en minibus Mercedes M140 diesel. La route au sortir de Las Claritas est assez belle mais parfois cassée de plaques jamais réparées. Nous n’allons pas très loin. La communauté évangélique d’Araimatepuy est un lieu de passage obligé pour les touristes. Tout y est propre et au carré, de l’école entourée de grillage aux maisons alignées et au pré soigneusement tondu. Pas un papier ne traîne, ni un mégot – je suppose que l’on ne fume pas et que l’on ne boit pas chez ces puritains pasteurisés. Nous y sommes accueillis aimablement (contre émoluments discrets). Au sortir du bus, une troupe de tout-petits passe près de nous en rejoignant l’école. Ils sont frais lavés et bien habillés. Une petite fille est si émue par la vue de Jean-Claude – ou si effrayée, on ne sait pas – que, telle une sage, elle regarde la star et ne voit pas le puits à ses pieds. Elle s’effondre dans un trou de lapin, robe chiffonnée par-dessus la tête et museau dans l’herbe. Elle en pleurerait, pauvre petit bout.

Une femme nous explique quelles sont les différentes opérations pour rendre le manioc comestible. La grosse racine, une fois sortie de terre, est lavée et épluchée. Il reste une sorte de rave blanche qu’il faut râper au-dessus d’un baquet en bois pour recueillir la pulpe. Jean-Claude lui prend des mains et s’y met de bon cœur. Il râpe si fort qu’il manque d’y laisser une partie de la paume, mais – prudent – il s’en rend compte juste à temps et passe plus de temps à finir de râper le trognon qu’à entamer la manœuvre. La pulpe ainsi récoltée est fourrée dans une sorte de long étui pénien comme en portent les Indiens sauvages (mais bien plus gros, même pour les vantards). La chose est spécialement tressée pour s’élargir lorsqu’elle est tendue et se compresser lorsque les fibres se tassent. Suspendues comme de grosses bananes à un piquet, elles permettent à la pulpe de s’égoutter dans un seau, ne laissant plus qu’une sorte de grossière farine appelée cassave. On la cuira en galettes comme celles que nous avons mangées tous les matins. Avec le jus récolté, on fera de la bière. Les épluchures iront aux poissons ou aux cochons, rien n’est perdu. Nous prenons des photos de tout cela. J’aime aussi à prendre des compositions de palmes, particulièrement larges et à bonne hauteur, dans ce jardin. Et sur les troncs des palmiers, des chrysalides de cigales vides font comme des cadavres desséchés de monstres du plus bel effet en macro photo.

Dans cette communauté autonome, on tresse aussi le coton sauvage récolté dans les champs plantés alentour. La bourre est tressée en mèches qui sont affinées et tournées en fils. On en fera des hamacs comme celui que j’essaie entre deux arbres. C’est assez large pour y tenir à plusieurs et c’est d’ailleurs ce que font les Indiens, si l’on en croit Gheerbrant. Le hamac ne sert pas seulement à dormir, seul ou à deux, mais aussi de salon où l’on fume et où l’on discute.

Deux heures de route plus tard, nous nous arrêtons à la mine ouverte dans le flanc d’une colline après la ville d’El Callao où nous déjeunerons ensuite. Il ne s’agit pas d’une exploitation industrielle, mais d’une mine traditionnelle, galerie creusée au pic dans la roche. Les mineurs cherchent et suivent un filon de quartz. L’or s’y est concentré mais il faut sortir des tonnes de roches pour obtenir quelques grammes du précieux métal. Une carotte est d’ailleurs prélevée régulièrement pour en calculer la teneur. L’entreprise qui achète le minerai extrait à tant de dollars la tonne évalue si son traitement par lixiviation (lavage chimique) sera rentable, compte tenu du prix du métal, ou non. La mine actuelle a été fermée depuis six ans et n’a repris que depuis quelques mois en raison du rebond des cours de l’or sur le marché. La galerie que nous suivons, casque de mineur sur la tête et lampe à la main (pour ceux qui ont pensé à en emporter une) s’enfonce horizontalement à droite et à gauche, descend en courte pente, puis plonge à 180 m de profondeur. Le puits est muni d’une échelle de bois branlant et d’un tuyau d’air comprimé pour alimenter les marteaux pneumatiques. Les mineurs remontent à dos d’hommes la roche concassée car on ne voit aucun dispositif de transport. C’est un métier de brute qui n’exige aucune qualification et n’a guère d’avenir. Les deux gros, assis au dehors sous un auvent de palmes, près d’une Chevrolet antique des années 70, le savent bien : ils ne font rien. Une machine est cassée et la mine est immobilisée et déserte depuis quinze jours. Eux se contentent de nourrir et d’abreuver les mineurs, seule façon de gagner de l’argent dans ce métier d’extracteur.

Nous revenons à El Callao pour déjeuner dans un restaurant local d’une rue principale. Nous est commandé par Javier le plat national, « el pavilion » aux trois couleurs riz-haricots rouges-bœuf en sauce. Une bière Polar Gold à 6° d’alcool fait passer le tout. Au sortir du restaurant, assis sur la terrasse avec Chris en attendant les autres, je prends en photo le trottoir d’en face où deux « dames » discutent. Ce ne sont manifestement pas des secrétaires ni des mères de famille et l’une d’elle me fait des signes. Elle porte un body rose vif et une choucroute de fausse blonde. Sa copine est une grande sèche, austère et anorexique. Jean-Claude qui sort à ce moment-là – et qui n’en fait jamais d’autres – leur répond en rigolant et soulève même son tee-shirt par provocation. La femme la plus plantureuse en fait autant, nous livrant un soutien-gorge blanc et le haut d’un slip de même couleur. Et ce sont cinq minutes d’échanges par signes et grimaces de part et d’autres de la rue, invitations d’un côté et sourires de l’autre. Nous ne sommes pas en tel manque que ces propositions nous incitent à nous exécuter. Chris en Anglais réservé reste sans voix. Il aura quelque chose à raconter à Yannick tout à l’heure.

Nous repartons dans la chaleur en direction de Ciudad Guyana d’après la carte de Joseph. La voiture, moderne, est munie d’une climatisation pas trop brutale qui rafraîchit juste comme il faut l’habitacle. Nous traversons un paysage de plaine planté d’herbes, d’arbustes et même de cactus poussant sur les alluvions d’argile et de sable apportées par l’Orénoque dans son immense delta. De nombreux incendies, localisés, sont allumés de part et d’autre de la route. Sont-ils volontaires ou spontanés ? Pas mal de mégots mal éteints doivent voler le long d’une voie aussi fréquentée par les routiers. Nous en rencontrons quelques spécimens à un arrêt dans une station Texaco où nous prenons une glace. Ils ont le genre viril des Amériques, bottes texanes, jean graisseux, gilet effiloché sans manches parfois sans tee-shirt dessous et clope au bec. Ils s’enfilent plusieurs bières avant de reprendre le volant de leurs « gros culs ».

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Deux jours de route

Nous quittons San Francisco par la route pour faire 59 km jusqu’à des doubles chutes d’eau du Chinak Meru, qui n’ont d’autre intérêt que de se tenir en bord de route. Un bassin calme au-dessus des chutes permet la baignade aux pique-niqueurs du dimanche, jour de la semaine que nous avons atteint.

Toute une famille aux enfants demi-nus fait griller des viandes dont l’odeur se répand alentour et dont les petits se régalent. Mais cela attire deux chiens mâles, qui se battent pour un os. Cela grogne et se déchire, les poils volant en tous sens parmi les enfants apeurés. Le fils aîné – ou l’oncle – en saisit un par une patte et jette le tout à l’eau. Ce traitement les calme. Ils ressortent les oreilles en sang, mais sans plus le goût de se peigner. Les petits se mettent à rire. C’est à ce moment que sort d’une Mitsubishi étincelante aux vitres entièrement fumées une richarde snob, boudinée dans un ensemble criard aux couleurs patriotiques. Le drapeau du Venezuela ne fait pas dans la nuance, la grosse non plus. Sa prétention et son air supérieur sont parfaitement ridicules. L’argent n’achète pas le respect social.

Des indigènes, le long du parapet qui permet d’admirer les chutes, vendent des sarbacanes et autres gadgets classiques. A force d’en voir et de se demander quoi rapporter, l’impulsion d’achat se déclenche chez beaucoup. Presque tous ont acheté leur sarbacane, Laurent pour son fils, Françoise pour ses neveux, Yannick et Chris pour le jeu du pub chaque lundi soir – le perdant paie la tournée de bière.

Encore un peu de route et c’est un autre arrêt pour faire de l’essence pour l’auto, de la bière et du rhum pour nous – le cocktail obligé du soir. Deux petites voitures barbouillées d’inscription au blanc d’Espagne sur les vitres repartent sur les chapeaux de roues. Elles sont garnies uniquement de garçons bourrés, encore une bouteille à la main. Ils ont déjà dû boire l’apéritif, boire en déjeunant, puis s’achèvent par le coup de l’étrier. Ils enterrent peut-être la vie de garçon de l’un d’entre eux. J’espère que les enterrements du jour s’arrêteront à cette étape. Heureusement, il y a peu de circulation sur la route, même en ce dimanche, sauf un énorme camion Mack qui fonce, nous rattrape et nous dépasse en rugissant. Cette vision me rappelle le film de Steven Spielberg, Duel, tourné en 1971 pour la télévision, où le camion devenait une sorte de monstre mécanique sans chauffeur, animé d’une haine propre et poursuivant le héros durant 90 mn. Il était tiré d’une nouvelle de Richard Matheson.

Nous quittons l’asphalte pour une heure pénible de pistes défoncées. Les 4×4 ont les banquettes non pas face à la route, mais perpendiculaires, ce qui est très inconfortable et fait se cogner aux parois sur toute secousse trop forte. Une piste d’aviation à quatre voies, asphaltée et longue de près de 2 km, surgit en plein désert. « Aérodrome stratégique », nous dit l’aide-chauffeur. Les avions commerciaux ne sont pas censés y atterrir, sauf cas d’urgence ; c’est plutôt réservé aux avions militaires. La piste reprend aussitôt, encore plus défoncée qu’avant parce que chacun veut ruser et passer juste à côté des ornières, en creusant de nouvelles qui s’entrecroisent.

Ce pays est étrange, plat, vide, à l’exception de rares fermes solitaires, construites en bois avec des réservoirs d’eau suspendus sur pilotis à côté, comme dans les westerns. Nous arrivons en plein champ dans un hameau de lodges du parc national du Canaïma, bâti pour le tourisme tout près d’une rivière. Le village s’appellerait Liwo Riwo. Au débarqué, les jejens nous attaquent. A peine le temps de monter nos tentes qu’il fait nuit.

Le dîner est prévu un peu plus loin, dans une baraque qui se révèle être un restaurant avec terrasse couverte. Les propriétaires sont là mais pas l’électricité et un 4×4 ouvre sa gueule pour prêter l’énergie de sa batterie afin d’alimenter une unique ampoule au-dessus de nos têtes. C’est suffisant pour reconnaître la bière, qui coule à flot une fois de plus ce soir. La trilogie bifteck-riz-salade est engloutie comme si nous en avions été privés depuis une semaine (c’est presque vrai). Deux bouteilles de rhum d’un litre (pour 12) et quelques jus de fruits servent à faire le cocktail apéritif. Mais ce sont quatre bières au moins par personne qui font le gros du dîner. « Soirée de folie » susurre Jean-Claude ; Chris, arrosé à la bière, refleurit. Il a eu une pensée paillarde pour Françoise, assise en face de lui dans le 4×4, cet après-midi. Jambes écartées, elle moulait son camel pawt sous le bermuda ! C’est ce que j’ai compris, je ne connais pas cette expression même si je saisis à quoi il est fait allusion (en forme de « patte de chameau »). Après huit jours, il en faut peu.

Javier, en regardant descendre la bière, tente de faire peur aux « J » qu’il en arrive à prendre pour de dangereux loubards. José, Jean-Claude et Joseph veulent « sortir » dans les bars « autorisés aux mineurs » (pour une fois) – de la ville minière dans laquelle nous allons dormir demain soir. « La prison pour bagarre est fréquente », dit Javier. Et d’ajouter : « la prison n’est pas confortable, la vie sexuelle y est très active entre hommes et tous les nouveaux doivent y passer ». Les J d’en rire et Javier ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. La ville minière est pour José un « fantasme de western » avec saloons, poupées, bière et whisky sur une musique de bastringue. La réalité ne saurait être à la hauteur, mais Javier marche à fond, les J sont si sérieux quand ils blaguent.

Une bonne moitié du groupe part se coucher tandis que le patron et les chauffeurs offrent une autre tournée à ceux qui restent. La bière est de la Polar light à 4° seulement et elle ne fait pas trop mal. Les cadavres de bouteilles s’entassent devant Yannick, mais il ne sait plus les compter. A 22 cl la cannette, c’est encore raisonnable. Nous rentrons par la piste ensablée, à pied, sous le ciel étoilé. Les jejens sont partis se coucher et la nuit sera bonne.

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Camp de Kukenan sous le Roraïma

L’étape suivante est le camp de Kukenan où les mouches à feu nous avaient rongés. Nous descendons dans le cagnard, en plein soleil, sans le moindre arbre pour nous faire de l’ombre. Et les nuages restent accrochés tout là-haut. Je vais d’un bon pas, seul, et je rattrape le porteur avenant, Gabrielo je crois. Il est un peu fatigué et accepte de l’eau de ma gourde. On nous a tellement mis en garde contre la fierté et la susceptibilité des Indiens Pémon que nous ne savons pas vraiment quelles relations avoir avec eux. Les plus naturelles, sans doute, sont les meilleures. Adelino, quant à lui, toujours joyeux, son torse large planté sur ses jambes courtes et robustes, drague Inès, l’aide cuisinière.

Nous marchons espacés mais la distance à vue ne reflète pas le temps qui nous sépare – le terrain est en pente douce. Chacun arrive à quelques minutes pour la bière tiède – la seule depuis trois jours – qui est vendue ici fort cher. Mais l’un des « J » vendrait sa femme pour une bière à cet instant. Malgré le stéréotype qui veut que les Anglais aiment la cervoise tiède, je suis Chris qui va rafraîchir sa canette à la rivière toute proche. Chaque midi au travail lui, Yannick et leurs collègues, avalent sans sourciller trois pintes de Guinness pour faire passer le brouet servi au restaurant. Cela fait 560 ml à chaque fois, soit plus d’un litre et demi ! Yannick nous dit que l’on n’est pas bourré après tout ça : on s’habitue !

Le passage à gué de la rivière est peu évident et je préfère retirer mes chaussures. Les pourritures de pouri-pouri nous pourrissent la vie. Mais il suffit de sauter la colline et nous apercevons les paillotes du camp du soir, un peu sur la hauteur, au-dessus de la rivière Tek. Le ciel se couvre, un petit vent climatise l’air.

Une fois arrivés, nous prenons une seconde bière « très chère », 25 cl à 2600 bolivars, soit 1 euro. Les affaires arrivent peu à peu sur les jambes humaines et sur les roues des VTT récupérés un peu plus haut. Celui qui porte mon sac est un garçon qui paraît plus jeune que les autres avec son tronc encore étroit, ses jambes fines et son tee-shirt trop grand qui lui baille sur la poitrine. Mais il est difficile pour nous de donner un âge à un Indien. Il paraît de la famille de Vicente mais, par rapport à lui, il est manifeste qu’il n’est « pas fini ». Il peut avoir 15 ans comme 18. Il a des réactions typiquement adolescentes, quelles que soient les différences de culture comme, par exemple, de rentrer ses deux bras par les manches de son tee-shirt pour toucher sa peau ou d’en relever les pans pour s’aérer le ventre. Il est expert en cycles et répare le pneu crevé du vélo appartenant au petit garçon de l’endroit.

Nous prenons à tour de rôle un bain lavant dans la rivière. L’eau nous paraît chaude après avoir tâté celle de là-haut. Se raser sans miroir n’est pas évident mais faisable, si j’en juge par ce que j’ai réussi. Il faut quand même faire attention et avoir bonne mémoire des endroits où la lame n’est pas encore passée.

Les porteurs sont joyeux ce soir ; ils sentent l’écurie et la fin de leur labeur. Le plus dur est fait. Mais les jejens ne désarment pas et il faut se couvrir plus que Gabrielo ou Adelino qui, ayant lavé leurs affaires, attendent qu’elles sèchent au soleil déclinant pour pouvoir se vêtir les jambes et la poitrine. Le Tang-rhum est un peu dilué – faute de rhum en reste probablement. Il paraît que, comme pour la marche, nous avons pulvérisé toutes les normes des groupes habituels. Ce n’est pas seulement un trek de niveau « trois chaussures » mais aussi de force « trois bouteilles ». Le cocktail est agréable avec les crackers de maïs épicés.

Nous sommes plutôt fatigués, plus assommés par la chaleur et la déshydratation du jour que par la fatigue de la descente depuis 2700 m. La nuit est tombée depuis longtemps, semant une poussière de diamants sur le velours sombre du ciel. Orion se distingue tout au-dessus ; la Grande Ourse fait une cabriole sur sa queue à l’horizon nord. Le dîner se fait toujours attendre : en fait, ce n’est que lorsque Javier va voir ce qui se passe que l’on met le riz à cuire. Le cuisinier paraît débordé. Il est fatigué, lui aussi, mais faire cuire un plat unique – le même depuis une semaine – semble tâche impossible, ce soir. Comme le menu n’est pas d’un grand attrait – riz et bœuf émincé – et que la faim ne me taraude pas, je laisse la fatigue me conduire dans le duvet, suivant l’exemple de Yannick. Il fait assez chaud par rapport aux soirs précédents et j’ai du mal à m’endormir.

Nous sommes à l’équinoxe de printemps, un jour plus tôt qu’à l’habitude, année bissextile oblige. Nous avons eu l’une des plus rudes journées du circuit. Elle se fait encore sentir dans les jambes, surtout aux talons et aux chevilles, très sollicités par les roches du chemin. Pour se faire pardonner sa carence d’hier, le cuisinier nous a fait une pléthore de beignets qui nous attendent au petit-déjeuner dans deux bassines. Comme ils sont gros, pâteux et graisseux, nous ne pouvons en avaler chacun que deux ou quatre suivant les capacités.

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Caracas

Au sortir de l’aéroport de Caracas, la moiteur, la température et la pollution vous sautent – dans cet ordre – à la gorge. La ville, que l’on aborde en bus depuis l’aéroport international situé à l’écart, comprend 6 millions d’habitants en 2004 qui s’entassent entre des collines arides et habitent maisons de briques ou béton moderne. Les bidonvilles sont ici des « briquevilles » d’un  niveau de vie un peu supérieur dans la pauvreté. Briques et tôles ondulées ne coûtent pas cher et l’on bâtit soi-même pour suivre la croissance frénétique de la mégalopole. Dans les ruelles en pente entre ces bâtisses qui vont parfois jusqu’à comprendre un étage, courent des gamins bruns à moitiés nus. Sur 25 millions d’habitants en 2004, 31% ont moins de 14 ans et, s’il naît 2.36 enfants par femme (le double d’en France), il en meurt presque 24 pour 1000 (27 pour les garçons), ce qui fait chuter l’espérance de vie à la naissance. Les gens confondent souvent espérance d’atteindre un âge avancé et espérance de vie « à la naissance ». Car, une fois passés les premiers mois de la vie, qui dépendent fortement des conditions d’hygiène et des infrastructures médicales, la durée de vie est très proche au Venezuela et en Europe.

Une mosquée, entrevue au bord de l’autoroute, est un curieux bâtiment, rectangulaire comme un garage. Les bulbes et les minarets islamiques ne sont qu’évoqués en grillage fin de fil de fer ! Il y a pourtant 96% de catholiques romains au Venezuela et seulement 2% de non-chrétiens. Cette mosquée se tient en face de panneaux publicitaires à l’américaine. L’une d’elle est torride, présentant des fesses de femme en porte-jarretelles embrassées par un tout petit garçon blond – pour une compagnie d’assurance, je crois. Machisme hispanique et dévergondage à l’américaine font bon ménage face à l’islamisme rigoriste.

Le quartier des affaires est bâti d’étranges buildings en béton mat. La plupart sont sans style et brut de décoffrage mais d’autres tentent des essais d’architecture laborieux, plus scolaires qu’esthétiques. Le parc automobile est envahi de voitures américaines d’âge certain, par exemple une Ford Mustang au museau agressif ou de vieilles Chevrolet des années 80 pétaradant sourdement de leur 24 soupapes. Le Venezuela est devenu, depuis la découverte du pétrole dans les années 1920, une enclave américaine exploitée sans vergogne par Exxon et Shell et ne s’alimentant guère que de produits importés.

La nationalisation des hydrocarbures et la réforme agraire par Chavez ont à peine changé ces habitudes : les exportations sont à 88% du pétrole et des produits miniers ; les importations sont à 79% des produits manufacturés que le Venezuela est incapable de produire et que Chavez a délaissés ; les plus riches ont des 4×4 japonais noirs qui dévorent le pétrole. Peu importe, le pays en produit et en exporte largement. Javier nous apprendra qu’un litre de diesel coûte en 2004 50 bolivars au Venezuela – contre près de l’équivalent de 2400 bolivars en France. Il faut dire que nous avons près de 80% de taxes sur l’essence, même s’il y en a moins à l’époque sur le diesel – pourtant plus polluant – corporatisme camionneur oblige.

Le chauffeur de notre minibus (nous sommes répartis en deux véhicules), négocie le change tout en conduisant d’une main. Il offre 2400 bolivars pour 1 dollar US et 2600 bolivars seulement pour 1 euro. Il préfère manifestement le roi dollar, comme tous ici, puisque l’écart de change est de plus de 20% en faveur de l’euro, en ce moment, 1.24 dollar pour 1 euro pour être précis ! Si l’on prend 2400 bolivars pour 1 dollar, nous devrions avoir 2976 bolivars pour 1 euro. Méfiance pour des billets somme toute récents ? Peur des faux ? Moindre utilité au change ? Toute devise forte est bonne dans les pays de forte inflation, comme l’est le Venezuela depuis quelques années, mais la proximité du grand frère américain fait préférer le billet vert à toute autre devise. Cela dit, étant données les faibles sommes en jeu, je change 50 euros et cela me suffira pour l’ensemble du séjour, pourboires locaux compris.

Notre hôtel, l’Altamira, est situé dans le quartier aisé du même nom, avenidad San Juan Bosco. Il est protégé de hautes grilles d’acier aux barreaux de près de trois mètres surmontés de pointes. Un garde armé d’un fusil à pompe d’un demi-mètre de long surveille la seule porte. Il paraît que ces grilles ont été installées récemment, en raison des troubles récurrents au Venezuela depuis l’arrivée au pouvoir du président Chavez. Elles ont été montées miraculeusement avant les manifestations du mois dernier qui ont fait plusieurs morts dans la capitale. La chambre 501, au 5ème étage, est propre et spartiate. La fenêtre offre une vue plongeante sur une briqueville juste en-dessous, des boites rouges bien carrées au couvercle de zinc : une favela incongrue entre des immeubles d’un certain standing. Vers 18h30 montent du quartier des chants religieux. Ce n’est pas le muezzin mais d’authentiques hymnes catholiques d’une messe de samedi soir.

Javier sera notre guide local. Il est Vénézuélien et francophone, ayant passé un an en France, à Montpellier puis à Orléans. Il étudie la géophysique, il est en quatrième année et désire travailler sur les plateformes pétrolières quelque temps, une fois terminées ses études, « parce que cela paye bien ». Il exhibe en ce premier jour des pectoraux de lutteur moulés dans un tee-shirt kaki étroit et un visage métissé. Outre son grand-père d’origine espagnole des Canaries et sa grand-mère d’origine italienne, ses ascendances africaines ne font aucun doute et sa lèvre inférieure proéminente l’ont fait appeler « Sébastien » par les filles à la fac. C’est une référence qu’il nous explique : dans le dessin animé de Walt Disney, La Petite Sirène, le crabe Sébastien a pour caractéristique cette même lèvre inférieure proéminente. Dès lors, celui qui se destine à être le bouffon du groupe, se met à appeler notre guise systématiquement « Sébastien ». C’est plus facile à prononcer pour un gosier français que « Javier » qui ne se prononce pas ici « gzavier » mais « rhavier » et commence par un feulement de gorge difficile à émettre pour un gosier non familier de l’arabe, qui a donné cette lettre à l’Espagne. Après un intermède brouillon, dans lequel Javier nous explique qu’il nous fallait dès maintenant diviser nos sacs en deux, puis en trois, nous allons dîner au-dehors.

La Fogata del Pollo, tout près de l’hôtel, fait flamber le poulet comme son nom l’indique, mais sert aussi selon Javier « la meilleure viande de la ville ». Il y a du poulet et du bœuf, du poisson et des pâtes. Tout ce qui vient de la mer est déconseillé par notre guide étant donnée la pollution des côtes proches et le peu de fiabilité de la chaîne du froid jusqu’à la capitale. Nous mangerons du poisson dans le delta quand nous y serons. Le bœuf est produit en quantité dans les llanos de l’Apure, immenses savanes au sol sableux que le propriétaire visite en petit avion depuis son hacienda.

Des familles locales sont venues dîner. L’une d’elles, très étendue, fête un anniversaire. Des adolescentes métisses sont déjà plantureuses à 12 ou 13 ans, leur poitrine bien formée débordant de leurs caracos serrés, selon la mode véhiculée par la télévision. Elles nous jettent des regards aguicheurs sans le vouloir, mélange de curiosité et d’avidité, déjà femelles mimant les stars de feuilletons. Restes de mœurs latines, elles aiment à porter les bébés et à jouer avec les tout-petits.

Moi qui ne mange que rarement du bœuf, pour cause de « folie » et d’un certain écœurement pour la viande rouge passé 40 ans, je prends ici un lomito de bœuf, un pavé épais, grillé à point et fort tendre. Il est servi sur sa planche en bois comme au Far West. Des patates frites, des bananes frites et des racines de manioc bouillies – appelées ici yuca – sont servies comme accompagnement dans des plats à part. Cela sert de pain. La bière locale est la Polar. La variété Solar est « la meilleure du pays » selon Javier. Comme elle est « chère » pour le standard local – 50 centimes d’euro – elle n’est vendue qu’en « quarts » de 18 cl. Nous goûtons également tous ensemble une bouteille de vin rouge chilien vieux de trois ans, l’année 2001. Il est rude, puissant, deux fois plus cher que la bière, mais sa saveur va mieux à la viande.

 

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Haruki Murakami, Ecoute le chant du vent suivi de Flipper 1973

Ces deux premiers romans du célèbre Murakami sont restés longtemps inédits. Ils sont courts, 140 et 170 pages à peu près, et déroulent l’existence d’une jeunesse japonaise au début des années 1970. Le lecteur peut y trouver le style Murakami, ce présent inimitable où une certaine philosophie enseignée s’allie à l’observation poétique.

Le roman est pour Murakami ce qu’il était pour Stendhal, un miroir promené le long d’un chemin, avec le zen en plus, la vie intensément au présent. Le futur n’existe pas puisqu’il est chimère ; le passé n’existe que lorsqu’il est souvenir ramené au présent. Le chant du vent est ce souffle qui va, comme l’existence se déroule, et qu’il faut écouter pour en saisir le fil. Il n’a pas de sens, seulement un fil. « La seule chose que nous réussissions à connaître avec une certaine précision est le moment présent, lequel cependant ne fait que passer », dit le narrateur dans Flipper, p.306. Il faut le suivre, ce moment qui passe, sous peine de se perdre.

L’histoire se déroule donc comme au fil de la plume, un présent qui s’est passé, recréé par la mémoire ou l’imagination. Le narrateur d’Ecoute le chant du vent s’éveille un matin avec une fille dans son lit, à poil. Il ne la connait pas, elle ne le connait pas, et ce décalage engendre son lot de présent reconstitué sur une saoulerie la veille au soir. La fille enfile sa robe directement sur sa peau nue et part travailler. Ils vont se revoir, elle est vendeuse dans une maison de disques et le narrateur écoute beaucoup de disques, qu’il offre parfois à ses amis. Mais il se remémore : « du 15 août 1969 jusqu’au 3 avril 1970, (…) j’ai fait l’amour 54 fois » p.90. Ce qui ne fait guère que sept fois par mois si l’on compte bien, pas grand-chose dans ces années de b(r)aise.

Car le sexe est, avec la cigarette et l’alcool, la principale préoccupation des ex-teenagers des années soixante. L’université les ennuie ou les formate, le métier et le mariage arrangé les rebutent, ils préfèrent les petits boulots et les étreintes éphémères en attendant de choisir. Le fan de flipper recherche un modèle presque unique au Japon (trois exemplaires seulement) de machine à trois leviers ; il baise en attendant un couple de jumelles qui ne portent pour tout vêtement qu’un haut, et rien quand elles le lavent. Mais elles font divinement le café et caressent doublement.

Le J’s bar de Kobe accueille chaque soir le narrateur revenu pour l’été dans sa ville natale pour une bière (ou un Jim Beams) et le copain Le Rat étale son spleen de gosse de riche qui ne sait que faire de son existence. Il écrit des romans où l’on ne meurt ni ne baise… Au fond, ce sont des romans où il ne se passe rien, comme dans sa vraie vie.

Comment écrire se demande l’auteur ? En langue étrangère… car si l’on rédige avec un vocabulaire basique et des phrases simples, votre style s’épure de toutes les scories « littéraires » qui traînent inévitablement dans votre langue maternelle. Une fois cet exercice effectué (et avec un clavier différent puisque l’anglais de Murakami ne se tape pas en alphabet occidental), le retour à sa propre langue est plus simple : vous avez trouvé votre style.

Pourquoi écrire? Ça vous tombe dessus comme un destin, au bruit d’une balle frappé au baseball ou à la chaleur d’un pigeon blessé tenu au creux des mains. On « sent » qu’il faut écrire. Juste pour dire le bruit du vent et le chant des humains – ou l’inverse.

Ce ne sont pas de grands romans comparés aux suivants, mais un ton, doux-amer, apaisé, non sans humour parfois. Il vous donne envie de vivre simplement, tout simplement.

Haruki Murakami, Ecoute le chant du vent (1979) suivi de Flipper 1973 (1973), 10-18 2017, 309 pages, €7.80 e-book Kindle €12.99

Les œuvres de Haruki Murakami déjà chroniquées sur ce blog

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Cuzco vivante

Nous prenons le déjeuner au restaurant Pukara, le même qu’au premier jour, faute d’imagination. Une salade d’avocat « a la jardinera » fait l’affaire, fort goûteuse avec ses tomates, concombres, oignons et olives noires, assaisonnée de citron vert et de coriandre fraîche. Pour changer de la blonde habituelle, je goûte une bière cuzquenia « negra ». C’est une brune maltée qui laisse un parfum de miel dans la bouche.

Nous errons ensuite un peu dans la ville pour admirer les arcades, les balcons sculptés des demeures espagnoles, les épaisses portes de bois cloutées de bronze aux heurtoirs massifs, les grilles de fer forgé, les patios riants au sol de tommette vernissées, aux plantes en pots et aux déambulatoire frais sous le soleil.

Sur la porte en bois de l’Université, des tétons de bronze entourent un ange rieur aux boucles échevelées, aux ailes déployées. C’est l’ange de la connaissance, peut-être.

A 19 h a lieu le rendez-vous de l’ensemble du groupe pour un pisco sour qui est, paraît-il « le meilleur de la ville ». Il est bien glacé mais comprend un peu trop de citron à mon goût. Il ne vaut pas le pisco de Pissac ! Nous allons ensuite dîner dans un restaurant de viandes pour 27 sols chacun (pas donné !). Les parilladas sont des grillades de diverses sortes : bœuf, agneau, porc, poulet, et de différents morceaux. C’est copieux, un peu lourd pour le soir, mais cela fait si longtemps que nous n’avons mangé de la vraie viande que nous apprécions. L’atmosphère est bruyante et enfumée, aussi brute que la viande servie dans les assiettes. Beaucoup de groupes étrangers font tablées en cet endroit.

Au matin, nos professeurs de l’E.Na sont à leur affaire : en sortant de l’hôtel, bruit et fureur, pancartes en tous sens. C’est une manifestation de l’Education Nationale du coin. « Protesta por seguro escolar gratuito » nous apprennent les pancartes brandies par des gamins en rangs. Cheveux brossés, visages lavés de frais, triangle de peau nue au col, tous les enfants des classes en grand uniforme de leur école respective, défilent sur la Place d’armes. Certaines classes se sont déguisées de blouses blanches et croix rouge. Ceux-là transportent sur un brancard un « blessé » de chiffons : c’est la sécurité sociale des écoliers que l’on enterre… Le tout est officiel pour fêter (?) le premier anniversaire du service sanitaire gratuit dans les écoles, pour tous, de 3 à 17 ans. Et peut-être revendiquer son extension aux écoles privées comme certaines pancartes semblent le clamer.

Les professeurs encadrent les petits, les policiers font la circulation, on apprend dans l’ordre la démocratie. Au mégaphone, un syndicaliste commente les revendications à destination de la presse et du public. Une tribune est montée devant la cathédrale et chaque école défile devant elle, religieusement.

Les enfants portent des pancartes le plus souvent dessinées par eux en classe. Sur celle d’un jeune garçon : « cuidame con amor » – prends soin de moi avec amour, n’est-ce pas touchant ? Trompettes, tambourins, triangle, la manifestation est rythmée par les chants martiaux et le badaboum. Certains essaient de marcher au pas de l’oie, pas de l’armée copié il y a un siècle sur celui de l’armée prussienne qui les enseignait. Mais la subversion morale n’est pas loin ! J’ai observé un garnement qui détournait le pas de l’oie en tentative de coup de pied au cul de celui qui défilait devant lui ! Ach ! No gut !

C’est une foire entre socialisme et militarisme, à la sud-américaine (ou à la Mélenchon ?) ; tout est organisé, mais bon enfant. « Soy feliz gracio al seguro escolar » – je suis heureux grâce à la sécurité scolaire ; « maman, maman, protège-moi de la pneumonie ». Même les hôpitaux publics défilent. La vêture uniforme fait fleurir les visages, seule nudité de l’être qui surgit comme un frais bourgeon sous les sépales. Parmi tout ce tintouin, les petits vendeurs de boissons et de gâteaux en profitent pour faire ample recette.

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Boukhara 4

A la mosquée Bolo Khaouz, un vieux tout à fait authentique se dirige vers nous et vient s’asseoir tout près. Il observe, il veut bien se faire prendre en photo, il ne dit pas un mot.

Toute une théorie de babouchkas vient prier. La mosquée est en activité, mais vide de fidèles en ce jour et à cette heure. Elle est donc visitable aux étrangers. La vaste salle sous la coupole est recouverte de tapis, sur lequel on n’entre que pieds nus. Rien de remarquable, sinon quelques tracts imprimés appelant au pèlerinage ou aux dons, comme dans nos églises.

Je prends les babouchkas en photo à l’extérieur ; elles veulent se voir ; les autres veulent être prises aussi, en notre compagnie. C’est un moment d’échanges populaires. Nous ne nous comprenons pas par les mots, mais c’est bon enfant. S’agit-il d’une superstition de l’image ? La résistance à l’interdit islamique ? Quelque chose à voir avec le culte orthodoxe des icônes peut-être ?

Nous sommes trois à monter dans le petit minaret élevé sur la place, en face de l’entrée de la mosquée. Cela par autorisation du porte-clés de la mosquée, qui nous ouvre la porte. Les marches sont hautes chacune de 50 cm, la spirale étroite. D’en haut, à une quinzaine de mètres du sol, rien de remarquable à voir. A la redescente, les sept autres, sans doute jaloux, ont enfermé les trois que nous sommes au cadenas. C’est juste une blague.

Nous revenons à pied par les quartiers de ce matin. Etonnant comme le groupe se laisse guider en aveugle, comme personne ne fait attention où il se trouve. Les filles ne se reconnaissent pas, elles n’ont aucun « sens de l’orientation ». Or, ce sens, c’est de l’observation surtout, pas quelque chose d’inné dont on serait apte ou inapte ! Comme un certain nombre est emmené par Rios à « la boutique de chemises », ces hauts sans manches ni col, brodés exotique, j’en ramène deux à l’hôtel par les rues empruntées dans l’autre sens ce matin même. Ils sont incapables de les reconnaître…

Garçonnets et ados aiment à se faire prendre en photo ; c’est tout juste s’ils ne disent pas merci. Est-ce un moyen d’échange avec les étrangers ? de reconnaissance qu’ils existent ? Faute de langage commun, l’image est peut-être la première forme de communication, spontanée et immédiate ? A Naples, je me souviens, les gamins étaient de même il y a dix ans encore. Les filles ? Elles sont voilées et passent comme des apparitions, loin de toute foule – surtout mâle ! Il est d’usage que les mâles musulmans ne savent pas se retenir, si l’on en croit les commentaires de Mahomet rapportés par ses zélateurs.

Rios possède une grosse Volga dernier modèle. Ce pourquoi il nous bassine avec les Volga. Il me reproche de toujours désigner les vieilles Volga d’époque soviétique, comme s’il n’y en avait pas de plus neuves. Il est vrai qu’elles étaient à l’époque reconnaissables comme voitures des cadres du parti. Pas les limousines Tchaïka, ni les Zil des pontes moscovites, mais le véhicule du tout-venant à parti d’un certain grade, plus spacieuse, plus puissante et plus confortable que les Moskvitch et autres petits modèles. La marque a arrêté sa production en 2006, trop obsolète, trop peu aux normes pour poursuivre. Les derniers modèles consomment encore 12 litres d’essence aux 100 km. Rios aime les voitures grosses et puissantes, signe d’arrivisme ou, plus gentiment, d’ambition sociale. Ce n’est pas un reproche : nos parents, dans les années 60, avaient exactement le même comportement. Aujourd’hui, la voiture est moins marquée socialement en nos pays développés, le riche peut très bien rouler en petite voiture pour la ville, ou le smicard s’acheter – d’occasion – une grosse BM. A 25 ans, Rios veut exister. Il aurait bien acheté une Mercedes, mais le prix, même en seconde main, reste dissuasif pour ses moyens. Il joue alors le ‘vintage’ avec cette Volga de l’époque d’avant. Il me rappelle ces étudiants des années 70 qui roulaient en Traction-avant Citroën.

Nous sommes quelques-uns à prendre une bière à 3000 soums en fin d’après-midi, à une terrasse de café bordant le bassin. L’un des garçons a remplacé sa chemise blanche par une sorte de gilet traditionnel de feutre, trop chaud sur le corps, mais sans manche ni col, qui lui laisse les épaules et la gorge à nu, tout comme le nombril. Il arrose au jet la surface sous les tables, voire les pieds des consommateurs. Cela rafraîchit l’atmosphère mais montre un comportement un peu brut, « administratif », du style « rien à f…aire que vous soyez mouillés, le règlement doit être appliqué, tout le monde pareil. » Cela reste très soviétique.

Nous dînons dans la medersa près du bassin, mais en retrait. La maison de couture Ovaciya présente un défilé de mode locale, en alternance avec des danses folkloriques. De quoi animer la cour, qui est dûment fermée au reste du public, et faire les affaires tant des restaurants qui ont installé leurs tables tout autour, que des boutiques ouvertes sur les galeries. Le repas, servi durant ce temps, est composé de salades-soupe-raviolis. Nous nous mettons en frais d’un vin rouge ouzbek. Nommé ‘Omar Khayam’, il ne fait pas honneur au poète, amoureux du vin. Il est épais, âpre, presque vinaigré. Dans le verre, il a l’aspect du jus de framboise.

Pas un enfant n’est admis dans l’enceinte fermée de la medersa. En cause, le défilé des femmes. Leur attitude apprêtée, provocante, les pervertirait. L’islam tolérant d’ici est resté très prude en tout ce qui concerne l’autre sexe. Entre eux, les garçons peuvent faire quasiment ce qu’ils veulent, du moins aller très loin ; avec les filles ou les femmes, ils ne sont autorisés à aller nulle part – jusqu’au dû mariage. Lorsque les portes s’ouvrent quelques moins de 15 ans s’engouffrent à l’intérieur, alléchés par l’interdit. Hélas ! Il n’y a plus rien à voir, que quelques étrangères qui ont largement l’âge d’être leur mère, fagotées de jeans d’hommes et sans aucune des attitudes lascives qu’ils ont pu fantasmer.

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Col Tchoukourak au Tadjikistan, 3165 m

La nuit est un peu agitée à ses débuts, énervement de l’effort, puis l’organisme se calme. Nous nous levons plus tard, vers 8 h, mais nous aurions bien dormi encore. De nombreux membres de notre groupe sont malades aujourd’hui, maux de tête et courante. J’y échappe heureusement – mais pas à la fatigue. Entre nuits blanches, décalage et l’effort d’hier, l’adaptation n’est pas aisée ! Elle est négligée, « à la russe », l’être humain n’étant pour l’encadrement que du bétail qui se plaint.

Au matin, soleil blanc et ciel bleu. Le petit-déjeuner est essentiellement composé de yaourt et de pain perdu – bien gras. Le 16 ans au bob est tout joyeux, sa timidité s’efface, il chantonne par bribe, honneur à son tee-shirt Eminem qu’il arborait fièrement hier pour marquer son désir d’être dans le vent du monde. C’est touchant. Ce matin, il fait rire ses copains en prenant une petite voix aiguë de dessin animé. Je demande à Lufti, notre accompagnateur Tadjik, comment s’appellent nos âniers. Le chef adulte se prénomme Umat ; les deux adolescents Tahir (au bob) et Alisher, 16 ans tous deux ; le plus jeune, 14 ans, est Tourhal.

Nous entamons le trek du jour à plat le long des lacs. Quelques poissons sautent de l’eau, des truites probablement. Le paysage est composé de rocs affleurant sur l’herbe rase et de lentisques rabougris. Le bois est rare et le pays est largement déforesté par les éleveurs. Hier soir, au dîner, un garde forestier au long fusil est venu vérifier que l’on n’abusait pas dans la consommation de bois – et récupérer l’inévitable bakchich. Selon Global Integrity, « La corruption est une habitude normale dans tous les secteurs gouvernementaux au Tadjikistan. Tadjiks ont l’habitude de donner des pots-de-vin pour n’importe quoi ».

Les sentiers qui courent de ci delà nous font croiser une fois de plus des Russes, en stage d’escalade rochers. Torse nu, les jeunes hommes sont bien dessinés, mais féculents et vodka les épaississent dès la trentaine. Les quelques filles sont robustes bien que l’on puisse moins en juger parce que plus habillées.

Nous faisons une pause dans un campement de bergers en bord de lac. L’eau semble lourde de minéraux arrachés au socle ; elle n’est pas transparente mais laiteuse et reflète en un beau turquoise le ciel clair au firmament. Il s’agit d’ailleurs d’un campement de bergères, le seul mâle présent n’ayant guère que 8 ans. Les hommes travaillent sur les chantiers en Russie, les femmes restent au pays élever les enfants et les moutons. Elles partent « en vacances » dans les pâturages d’altitude tout l’été. Les hommes explorent, les femmes conservent les traditions.

La montée qui suit, nous éloignant des bords de lac, est dure, mais elle ne dure qu’une bonne heure. Elle nous offre au col un panorama de lac bleu-vert dans le tréfonds, comme une jade précieuse affleurante, dans son écrin de pentes brunes ornées, sur leurs bords supérieurs, de l’éclat immaculé des glaciers et du coton doux des petits cumulus qui les veillent. Le nez capte des odeurs de lentisque et d’armoise. Le chemin sonnant et trébuchant est pavé de schiste luisant qui tinte sous la semelle. Au col Tchoukourak, 3165 m, nous avons le don de double vue : la première sur le lac d’où nous venons, la seconde sur le lac où nous allons. Tous deux largement en contrebas, comme s’il nous était poussé des ailes.

La descente qui suit le col est plus dure que la montée. Non pour le souffle, mais pour les genoux. Le lac de destination est plus bas que celui que nous avons quitté. L’herbe rase accueille peu à peu, dans la pente, des arbustes, puis des bosquets dont l’ombre verte est une occasion de pause. Un parfum nouveau surgit, celui de la résine.

Au bord du premier lac, des baraquements de bergers abritent comme ce matin des familles sans hommes. Les petites filles maternent très tôt, vite responsables dans ce matriarcat d’été. L’une porte un bébé à la touffe poil de carotte, l’autre un blondinet. Peut-être sont-ils les lointains descendants des guerriers grecs d’Alexandre qui a fondé l’une de ses villes dans le pays ?

Nous pique-niquons sous un grand arbre, au bord d’un troisième lac dont tout un chapelet s’ouvre, alimenté par le torrent du glacier. Un âne curieux, des vaches placides, broutent dans la solitude. Pas de bergers au bord de ce lac. Le pique-nique se compose de fromage, de boites de conserves de poisson, de tomates fraîches et de « saucisson de vache » – spécial pour pays musulmans. La tête de l’animal, dessinée dessus pour le marketing, est aisément reconnaissable. C’est moins gras que le porc mais de saveur un peu sèche.

Il nous reste encore trois quarts d’heure de descente jusqu’à Artouch, l’ex-base des alpinistes soviétiques. A 2200 m, elle reste en activité pour le tourisme, alpinistes russes et trekkeurs occidentaux. Le style en est incontestablement stalinien : c’est grand, bétonné, spartiate. Un kilomètre sépare les toilettes des douches et les bungalows sont dispersés. La douche est d’ailleurs collective, comme dans les établissements sportifs, mais il y a de l’eau chaude. Nous sommes à deux par chambre dans ces bungalows eux-mêmes doubles.

Le reste de l’après-midi s’écoule dans les diverses activités de s’installer, de joindre la douche, de siroter une bière à l’ombre de la tonnelle. Elle est de marque Kozel, « mise en bouteilles depuis 1854 » et coûte 4000 soums (2,30 euros). La bière « Baltika » en boite, la plus courante, coûte 3000 soums partout (1,75 euros). Selon l’habitude soviétique, les prix sont tous pareils, partout où l’on se trouve, du centre-ville aux chalets reculés de montagne. Ils n’ont aucune notion du calcul d’efficacité économique – ou même écologique, selon la mode qui vient, qui devrait faire payer plus cher le transport dans les lieux peu accessibles.

On est en train de repeindre le bassin en forme de haricot qui trône devant le bâtiment principal. Malgré le bleu vif, ce n’est pas une piscine, « luxe bourgeois » pour la mentalité soviétique, qui préfère envoyer les gamins tout nus dans le torrent boueux voisin. Il s’agit d’un bassin « utilitaire », destiné à servir de vivier à truites. Mais l’ignorance est gaspilleuse. Le peintre ne vient-il pas de retirer son échafaudage que l’on branche les tuyaux, et la peinture n’a pas eu le temps de sécher que le bassin se remplit. Quelques gosses, fils des cadres du lieu, s’empressent d’aller prendre les poissons, exilés dans une baignoire alimentée par une dérivation du torrent, pour les remettre au bassin. Manipulations sans soins ou toxicité de la peinture, près de la moitié des bêtes crèvent dans les minutes qui suivent. Peut-être ces malheureux poissons seront-ils servis au dîner suivant ?

Les ados du coin sont fiers de la technique : walkman, portables, bagnoles. L’un d’eux, dans les 15 ans, me prend en photo avec son portable. Il me cadre maladroitement, l’air de rien, timide, au point que je lui souris et que je pose pour une deuxième. Pourquoi pas, la photo est à double sens : si je le prends comme le fait un touriste, il peut me prendre en retour.

Rios, après une bière, nous raconte qu’il n’a pas fait l’armée – il suffisait alors de payer, en ces temps soviétiques du privilège et du pot de vin. « Kozal », marque de la bière, signifie la chèvre en russe – mais aussi « le bizut », et l’on devine comment sont traités les bizuts dans l’armée russe si l’on se souvient de ce que l’on fait des chèvres…Il a fait cependant la récolte du coton quand il était étudiant, quatre ans de suite. Cela parce que c’était amusant, même si ce travail dur restait bénévole. Les dortoirs mixtes permettaient des aventures fort agréables et nul ne s’en privait. La récolte elle-même n’était pas contrôlée et vous pouviez ne cueillir que très peu de coton dans la journée, personne ne vous disait rien. Le soir venu, en avant la musique ! Un disc-jockey avait, dans chaque groupe, amené son matériel et mettait de l’ambiance.

Selon Rios, Turcs et Ouzbeks se comprennent, leur langue est très proche. A l’indépendance, l’Ouzbékistan a réformé son système éducatif sur le modèle turc. Il est considéré comme de meilleure qualité, les Ouzbeks qui ont suivi cet enseignement arrivant premiers à l’examen d’entrée à l’université. C’est pourquoi les jeunes vus dans l’avion avaient passé trois mois à Istanbul : ils appartenaient en quelque sorte à un collège de l’élite. Les études durent quatre ans après le collège ; on obtient alors un baccalauréat. Deux ans de plus et vous voilà avec une « maîtrise ». Avec ce bac, on peut déjà enseigner dans les collèges, payé 150 $ par mois, ou dans les lycées, payé 300 $ par mois. Les professeurs d’université touchent jusqu’à 500 $ par mois. Ce n’est pas suffisant pour assurer un niveau de vie décent et tous sont obligés d’avoir un travail supplémentaire ou d’accepter du bakchich. Certains cultivent les champs, d’autres accompagnent des groupes en voyage, ou donnent des cours particuliers. Un policier, par exemple, apparaît très bien payé en Ouzbékistan : c’est grâce aux innombrables bakchich qu’il peut soutirer ici ou là. Mais il faut avoir un certificat prouvant que l’on est passé à l’armée… Rios a réussi à acheter un deux-pièces au centre de Samarcande pour 50 000 $. Le prix de l’offre et de la demande est sans rapport avec le niveau des salaires. Lui touche 150 $ le mois pour enseigner aux gamins et il lui faudrait déjà 28 ans de salaire pour rembourser seulement le capital ! Il ne nous dit pas comment il a pu financer un tel investissement (par le bakchich ?).

Nous dînons assez tard dans le chalet principal, une salle nous est entièrement réservée. Elle est heureusement séparée du restaurant collectif où hurle une télé et où coule pas mal de vodka dans les gosiers avant même le dîner. De plus, s’y déroule par-dessus tout ce bruit un « concours de versets poétiques » ! La cuisine que nous dégustons, de même, n’est pas celle du restaurant mais celle de Liouba. Elle est ce soir très soignée, à base d’aneth du jardin en face. Le goût fade du concombre disparaît complètement sous la saveur acidulée de l’herbe hachée, agrémentée de dés de pomme de terre et d’œuf dur écrasé. Le bortsch de ce soir est particulièrement gras – selon le goût moujik – et j’ôte à la cuiller un quart de tasse à thé de graisse de mouton liquide qui flotte à la surface ! Du plat principal, je ne mange pas : c’est trop. Le solide de la soupe s’y retrouve : agneau en ragoût, chou braisé et pommes de terre. Nous goûtons un autre vin tadjik, appelé « Le charme de l’émir ». C’est un xérès très doux.

Au dessert, la table se met aux énigmes. « On retrouve Roméo et Juliette morts, dans leur chambre fermée à clé, fenêtre ouverte, le plancher mouillé et parsemé de morceaux de verre. Comment sont-ils morts ? » En fait, le piège est dans la doxa : Roméo et Juliette ne sont pas, comme on pourrait le croire immédiatement, le garçon et la fille de la culture occidentale ; Roméo et Juliette sont des poissons, dont un coup de vent a cassé le bocal, poussé par la croisée. Jean-Luc n’est pas en reste : « un roi décide de gracier l’un des trois condamnés à mort s’il résout une énigme. Il les fait comparaître devant lui mains attachées dans le dos et leur présente cinq boules : trois blanches et deux noires. Il leur met une ou deux boules chacun dans les mains. Celui qui devine la couleur de sa boule a gagné. » La réponse ? Il nous laisse toute la nuit pour réfléchir à ce qui n’est qu’un problème de logique. Réponse demain.

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Tachkent

A la sortie de l’aéroport, nous faisons connaissance de notre guide Ouzbek francophone. Une « nuit » (de 3 heures seulement) nous attend à l’Hôtel Uzbekistan, grand bâtiment contemporain à l’intérieur bois, marbre et lustres de cristal tout à fait dans le style soviétique.

Tachkent était une capitale lointaine de l’empire, on y « tachkentisait » les apparatchiks politiquement incorrects tout comme Napoléon III « limogeait » ses fonctionnaires vers Limoges. La ville nous apparaît étendue, peu en hauteur, ses larges avenues bordées d’arbres.

Après le petit-déjeuner buffet dans le coin du grand hall qui sert de bar, est programmée la visite de la ville durant la matinée. Au sortir du bus nous saisit la chaleur lourde, moite, et l’odeur d’ozone de la ville. Les immeubles se limitent à quatre étages, sauf les bâtiments officiels et (depuis la fin de l’URSS) les banques. L’Ouzbékistan compte 26 millions d’habitants, sa population croît peu, 1,65% par an et son espérance de vie reste à 64 ans, mais alphabétisée à 99,3%. Son PIB est le centième de celui de la France, encore agricole à 38%, mais occupant 44% de la main d’œuvre. Ancienne république d’URSS, l’Ouzbékistan s’est doté d’un régime présidentiel fort par sa constitution du 8 décembre 1992. Le Président Islam Karimov est, en 2007, au pouvoir depuis 1988. La réforme institutionnelle 2004 a créé une seconde chambre parlementaire sans modifier vraiment une vie politique « à la française » : bel et bien dominée par un Président qui assume dans les faits la réalité du pouvoir. En 2003, la monnaie est devenue librement convertible pour favoriser les investissements étrangers. Le développement économique de l’Ouzbékistan reste entravé par l’interventionnisme gouvernemental et les tensions sociales sont fortes, 27 % de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté. La croissance reste soumise aux exportations (coton et or surtout). L’Ouzbékistan est le 4ème producteur mondial de coton. Les exportations françaises y sont faibles, 2% de part de marché, dominées surtout par les biens d’équipement (mécanique, matériel électrique et électronique), ce qui favorise les grands contrats.

La capitale, Tachkent, abrite 2,3 millions d’habitants à elle toute seule. C’est dire le faible développement du pays, tout entier concentré autour de l’Administration politique, ce lourd héritage soviétique. La république, 447 400 km², a des frontières communes avec tous les pays d’Asie centrale, nous explique Rios, notre jeune accompagnateur sympathique qui parle un très bon français (en plus de l’ouzbek, du tadjik, du russe, et évidemment de l’anglais…).

Tachkent signifie « la ville de pierres » ; ce nom est attesté dès le 10ème siècle. « Elle est dure comme la pierre car elle a résisté à tous les envahisseurs, » nous déclare Rios. La ville est d’une architecture très années 60, dans le style stalinien qui mélange kitsch et béton. Il faut dire que le grand tremblement de terre de 1966, d’échelle 8 sur Richter, a détruit nombre d’habitations traditionnelles en bois et torchis. Un métro a été inauguré en 1976 et comprend quatre lignes. Nous ne voyons aucun vélo. Les rues voient rouler nombre de Lada, mais Daewoo a implanté une usine dans le pays dès 1991 et ses voitures commencent à sillonner les routes. Tachkent est bâtie dans une oasis, aujourd’hui région productrice de tabac, coton et fruits. Les principales fabrications de la ville sont les machines, les textiles (coton et soie), les produits chimiques et les meubles.

Nous voyons l’opéra, construit en 1947, signe tangible de l’élévation du niveau d’éducation voulu par le pouvoir soviétique. Pouvant contenir 1500 spectateurs, il a été bâti sur les plans de l’architecte qui construisit le mausolée de Lénine au Kremlin. Il porte le nom d’un grand poète ouzbek.

Rios est fier de nous expliquer le symbolisme du drapeau ouzbek qui flotte sur l’opéra. Le bleu est l’azur, le blanc la pureté de l’indépendance, le vert l’espérance et le rouge le sang. Il comporte douze étoiles et la lune, symbole de l’islam turc. Le Houmo, oiseau légendaire qui porte chance si on le voit, figure sur les armoiries du pays. Celles-ci figurent une vallée au soleil levant, les deux fleuves de l’Ouzbékistan, Syr-Daria et Amou-Daria, un épi de blé et une fleur de coton, deux productions locales célèbres. Le pays produit aujourd’hui encore 4 millions de tonnes de coton par an. L’octaèdre en haut supporte le croissant et l’étoile à cinq branches, celle des cinq piliers de l’islam.

L’Ouzbékistan a été le seul pays d’Asie centrale à avoir soutenu l’opération américaine en Irak, même si le Président Karimov a refusé d’y dépêcher des hommes. Les événements d’Andijan ont entraîné une crise des relations américano-ouzbèkes. Dans la nuit du 12 au 13 mai 2005, de graves troubles dus aux islamistes radicaux se sont produits à Andijan (vallée de Ferghana/est du pays). Ils ont fait selon les autorités 173 morts mais certaines sources (dont Human Rights Watch), se fondant sur des témoignages locaux, parlent de « 500 à 1000 personnes tuées ». Le pays renoue avec la Russie qui a affiché sa solidarité au lendemain des événements d’Andijan et a signé en juin 2004 un accord de partenariat stratégique.

Nous effectuons une opération change dans l’ancien Goum. Le vocabulaire militaire est adéquat car il faut y aller en commando, organiser la queue et vérifier la somme. Le bureau de change est privé ; c’est une petite cellule en fond de magasin, peut-être pour qu’un voleur ne puisse fuir immédiatement… A la soviétique, c’est « fermé de 13 à 14h » et un garde armé fait le planton devant. Nous changeons de l’euro ou du dollar en soum. La vitre rectangulaire du guichet forme écran, et le spectacle offre deux opératrices accortes en activité. Le masque fumé des vitres en haut, en bas et sur les côtés délimitent un panoramique sur le décolleté profond à la russe de ces jeunes dames. L’une actionne ordinateur, imprimante et téléphone, tandis que l’autre n’a pour seule tâche – absorbante – que de compter les liasses. Il faut dire que 40 euros font 68 880 soums en billets de 500 soums maximum ! 1 euro = 1722 soums en juillet 2007. Nous nous retrouvons chacun avec un gros paquet de billets. Sa tâche effectuée, la première fille se remaquille, tandis que l’autre compte et recompte les soums à la machine. L’amusant est qu’une affiche décrit comment fabriquer un faux dollar – en décrivant avec minutie tous les caractères indispensables pour juger qu’il est vrai !

Nous reprenons le bus pour aller visiter la medersa Koukeldache, du 16ème siècle, puis le marché. Dans la medersa, de fervents musulmans accompagnés de leurs gamins, viennent faire leurs dévotions capitales. L’un d’eux me salue, fier de son identité, calotte brodée sur la tête et garçonnet à tunique fendue à la main. Un autre porte short et débardeur, concession à la modernité – autorisée seulement aux garçons. Par une autre entrée de ce carré ouvert sur deux côtés, un envol de talibans – tunique flottante, turban, barbe et sandales – entre en coup de vent, primesautiers et affairés. 88% de la population est musulmane, principalement sunnite.

Les marches qui mènent à l’entrée font un observatoire stratégique pour observer les gens qui passent sur le trottoir. Mémères empâtées, jeunes femmes tenant bébé, garçonnets peu vêtus, jeunesse déambulant, nous avons depuis l’arbre qui nous ombre un panorama complet de la société tachkénite. Je note que les jeunes filles sont bien en chair ; nous comprendrons vite pourquoi. L’alimentation est en effet « traditionnelle », ce qui signifie féculente et grasse, en quantité paysanne. Parmi les visages, certains ont un vague type mongol, les paupières étirées vers les tempes ; d’autres sont plutôt turcs, le nez droit et les yeux rapprochés ; certains ont un visage indien. Les femmes d’un certain âge ne peuvent se déplacer sans une armada de sacs et cabas, peut-être un résidu de l’époque soviétique où la pénurie chronique nécessitait de garder toujours sur soi une besace, « au cas où » une affaire – n’importe laquelle – se serait présentée. Quitte à troquer ensuite cet achat inutile contre un nécessaire. Sur le trottoir au-dessous des marches de la mosquée, attendant un improbable bus, une matrone mignote un garçonnet. Il peut avoir sept ou huit ans pour ainsi se laisser faire. Les petits mâles semblent ici peu susceptibles de tolérer les privautés des mères ou des femmes en général.

Les Ouzbeks, de langue turque, constituent 75 % de la population. Les russes représentent la minorité la plus importante avec 6 %. La minorité russe vit surtout à Tachkent et dans les centres industriels. Les Tadjiks sont concentrés dans les cités historiques de Boukhara et Samarcande. Nombre de jeunes filles et de femmes portent le foulard, à mi-chemin du fichu paysan et du voile iranien, tout dépend de la qualité du tissu. Les adolescents sont plutôt à la mode de Moscou, qui copie celle de New York, avec leurs débardeurs lâches ‘US army’ ou leurs tee-shirts imprimés en anglais.

Le souk vend de tout, légumes, fruits, viande crue et grillades, maïs bouilli, épices de toutes sortes, œufs par douzaines, boissons colorées en bouteilles plastique, bonbons brillants, vêtements, ustensiles, gadgets. Une femme vend même des Coran imprimés remplis d’enluminures. Tout le monde commerce, vieilles femmes, jeunes femmes, jeunes hommes, gamins.

Certains n’ont que quelques melons ou une dizaine de bottes d’aneth, ou encore une bassine de gousses d’ail – épluchées pour que les citadines ne s’embaument point les mains ! Le marché s’étend loin, une partie est couverte, où officient les officiels. Ce ne sont qu’écroulements de frais légumes à l’odeur apéritive, tomates, salades, aneth, concombre, poivrons, aubergines – tous ces légumes du sud qui fleurent bon et tentent l’œil. Les aubergines paraissent cirées, les tomates rouge vif gonflées de santé, les poivrons vert-jaune remplissent plantureusement leur peau. Un boucher propose ses lanières de viande pendues aux crochets de l’étal. Des paysans leurs melons d’eau juteux et parfumés.

Nous nous retrouvons à 12h45 devant la medersa et le bus nous mène au restaurant Tbilissi proche de la place de l’Indépendance comme de la place Lénine. La statue du Bolchevik, la plus haute d’URSS à l’époque avec ses 24 m, a été remplacée par un globe terrestre en bronze avec la carte en relief de l’Ouzbékistan. Dans la vaste fontaine qui l’entoure se baignent nus des gamins.

Tbilissi étant la capitale de la Georgie, le restaurant offre de la cuisine georgienne. Nous avons soif et les hommes surtout goûtent la bière, servie avec bonheur dans des bouteilles de 60 cl. La bouteille coûte ici 3500 soums (2 euros).

Le menu se compose de mezze, de chaussons au fromage, de soupe claire aux boulettes et aneth, de ragoût d’agneau tomate, d’un petit baklava très sucré et de thé. L’arrivée à la table est flatteuse à l’œil : tous les ustensiles sont disposés en ordre, les serviettes en cône, les petits pains dans leur assiette. Les zakouskis sont déjà sur la table et la fraîcheur des légumes, les couleurs vitamines des mets vous ouvre l’appétit.

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Tahiti, le paradis retrouvé et reperdu

bougainville voyage autour du monde

Lorsque Louis-Antoine de Bougainville aborde les côtes de Tahiti, il découvre une humanité édénique : point de vêtements, point de propriété, point de morale névrotique ; tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes, semble vivre à poil au jour le jour et de l’air du temps, dans la joie et les plaisirs. Cet hédonisme rappelle furieusement aux Occidentaux intoxiqués de Bible depuis un millénaire et demi le fameux Paradis terrestre, d’où Adam – le premier homme – fut chassé pour avoir cédé à sa côte seconde dont Dieu avait fait son épouse. Eve voulait « savoir » en mangeant les fruits de l’arbre de la Connaissance. C’est pourquoi son Voyage autour du monde, paru en 1771, a eu un tel retentissement sur les philosophes des Lumières.

L’île de Tahiti présente « de riches paysages couverts des plus riches productions de la nature. (…) Tout le plat pays, des bords de la mer jusqu’aux montagnes, est consacré aux arbres fruitiers, sous lesquels, je l’ai déjà dit, sont bâties les maisons de Tahitiens, dispersées sans aucun ordre et sans former jamais de village ; on croirait être dans les Champs Élysées. » Le climat est tempéré et « si sain que, malgré les travaux forcés que nous y avons faits, quoique nos gens y fussent continuellement dans l’eau et au grand soleil, qu’ils couchassent sur le sol nu et à la belle étoile, personne n’y est tombé malade ».

Polynésie 2016

« La santé et la force des insulaires qui habitent des maisons ouvertes à tous les vents et couvrent à peine de quelques feuillages la terre qui leur sert de lit, l’heureuse vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleures preuves… ? » Le pays produit de beaux spécimens humains. « Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. »

Les gens y vivent à peu près nus, sans aucune honte mais avec un naturel réjouissant. « On voit souvent les Tahitiens nus, sans aucun vêtement qu’une ceinture qui leur couvre les parties naturelles. Cependant les principaux [les chefs] s’enveloppent ordinairement dans une grande pièce d’étoffe qu’ils laissent tomber jusqu’aux genoux. C’est aussi là le seul habillement des femmes. » Mais, pour accueillir les vaisseaux, « la plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. (…) Les hommes (…) nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoquent démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. »

vahine seins nus

Pas de propriété, pas de mariage exclusif, pas de honte sur le sexe. Au contraire, cet acte naturel en faveur du plaisir et de la vie est un bienfait s’il ajoute un enfant à la population. « Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystère et chaque jouissance est une fête pour la nation. Ils étaient surpris de l’embarras qu’on témoignait ; non mœurs ont proscrit cette publicité. »

La hiérarchie sociale existe, mais reste cantonnée, les seuls soumis sont les esclaves capturés à la guerre. Car la guerre existe, mais pas la guerre civile ni la jalousie entre particuliers. L’engagement n’a lieu qu’avec les tribus des autres îles. « Ils tuent les hommes et les enfants mâles pris dans les combats [donc pubères] ; ils leur lèvent la peau du menton avec la barbe, qu’ils portent comme un trophée de victoire ; ils conservent seulement les femmes et les filles, que les vainqueurs ne dédaignent pas de mettre dans leur lit ». Mais pour le reste, « il est probable que les Tahitiens pratiquent entre eux une bonne foi dont ils ne doutent point. Qu’ils soient chez eux ou non, jour ou nuit, les maisons sont ouvertes. Chacun cueille les fruits sur le premier arbre qu’il rencontre, en prend dans la maison où il entre. Il paraîtrait que, pour les choses absolument nécessaires à la vie, il n’y a point de propriété et que tout est à tous ».

Même les femmes, quoique des inclinations particulières puissent durer un certain temps entre deux individus. Mais « la polygamie parait générale chez eux, du moins parmi les principaux. Comme leur seule passion est l’amour, le grand nombre des femmes est le seul luxe des riches. Les enfants partagent également les soins du père et de la mère. Ce n’est pas l’usage à Tahiti que les hommes, uniquement occupés de la pêche et de la guerre, laissent au sexe le plus faible les travaux pénibles du ménage et de la culture. »

Tout cet étonnement s’inscrit en miroir des Dix commandements du Décalogue, confirmés par le Sermon sur la montagne. Il semble que Bougainville, étant bien de son temps de Lumières et de Raison, ait trouvé à Tahiti le lieu des antipodes à la Morale chrétienne. Tout ce qui est interdit en Europe par l’Église et puni par ses clercs, est de l’autre côté de la terre permis et encouragé. Les relations charnelles sont l’inverse de l’amour éthéré du prochain voulu par le Dieu jaloux ; la loi naturelle entre personnes ici-bas est l’inverse de la loi divine qui exige d’obéir sans réfléchir pour gagner un monde au-delà. Tout ce qui fait du bien est licite, tout ce qui va pour la vie ici-bas est valorisé, tout ce qui est charnel est encensé. Diderot, en son Supplément au voyage de Bougainville fait de Tahiti la patrie du Bon sauvage, « innocent et doux partout où rien ne trouble son repos et sa sécurité ».

diderot supplement au voyage de bougainville

Bougainville y découvre le peuple de la Morale naturelle qui se déduit des usages spontanés, vantée par le baron d’Holbach. Pas de Dieu jaloux qui commande n’avoir d’autre idole que lui, de ne pas invoquer son Nom, qui exige de se reposer le septième jour de par sa Loi. Il n’y a ni meurtre, ni adultère, ni vol, ni convoitise de la maison ou de la femme du prochain – puisqu’il n’y a pas de propriété et que les femmes sont encouragées dès la puberté à se donner aux hommes et aux garçons, qui se donnent en échange. « Nous suivons le pur instinct de la nature », fait dire Diderot au vieillard tahitien, « nous sommes innocents, nous sommes heureux ». Pas de honte chrétienne, antinaturelle ! Pas de névrose, ni de refoulement. « Cet homme noir, qui est près de toi, qui m’écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce qu’il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent, mais nos filles rougissent ». Le christianisme, c’est la fin de l’âge d’or, la honte sur l’innocence, la chute du paradis… « Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature et contraires à la raison », ajoute Diderot.

La religion, c’est la tyrannie, la meilleure façon de culpabiliser les âmes innocentes pour manipuler les corps et exiger la dîme et l’obéissance. Prenez un peuple, clame Diderot, « si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la Nature ; faites-lui des entraves de toutes espèces ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous les pieds de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires ; assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ». L’homme tahitien est libéral et libertaire ; il est le sauvage des origines non perverti par la civilisation chrétienne. Lui seul connait la liberté, alors que nous ne connaissons chez nous que contrainte et tyrannie (l’une disciplinant à l’autre).

vahiné obese 2016

Denis Diderot n’est pas tendre en 1772 (date de rédaction de son Supplément) avec la société de son temps – dont il subsiste le principal de nos jours malgré la Révolution, les guerres de masse et mai 68 ! « C’est par la tyrannie de l’homme, qui a converti la possession de la femme en une propriété. Par les mœurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l’union conjugale. Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances. (…) Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité. Combien nous sommes loin de la Nature… »

Bougainville avait découvert l’Ailleurs absolu, l’innocence édénique, l’humanité vraie délivrée des entraves. Il avait donné ses formes au mythe du bon sauvage, que Rousseau s’empressera de développer et que les voyageurs et les ethnologues tenteront d’aborder, avant le mouvement hippie de l’amour libre et de l’interdit d’interdire.

grosse vahine 2016

Las ! Quiconque aborde à Tahiti découvre très vite combien les vahinés ne ressemblent en rien au mythe mais qu’elles ont le profil américain de la malbouffe ; que les tanés sont trop souvent bourrés à la bière, camés au paka, violeurs incestueux ou meurtriers ; que la nudité édénique n’est plus, devenue une phobie apportée par les missionnaires ; que la religion de nature est infectée de sectes protestantes en tous genres qui régentent votre vie quotidienne jusqu’à vous dire quoi manger et à quelle heure du jour, quand travailler et quand obligatoirement ne rien faire ; que l’absence de propriété est gênée sans cesse par les clôtures, les routes barrées, la privatisation des plages…

Le vieillard de Diderot avait raison, l’Occidental a infecté Tahiti, la religion a fait perdre l’innocence. Au nom du Bien ? Les gens sont plus malheureux aujourd’hui qu’il y a deux siècles. L’enfer, Chrétiens coupables, est pavé de bonnes intentions ; je hais comme Diderot les bonnes intentions.

Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde, 1771, Folio classique 1982, 477 pages, €10.40

Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, écrit en 1772 et paru en 1796, Folio classique 2002, 190 pages, €2.00 

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Restaurant de Riga

Nous nous installons, cinq filles et moi, dans un restaurant à l’écart de la place principale, le « 1739 ». Nous sommes en terrasse, devant les gens qui passent dans la rue dévolue surtout aux piétons.

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De nombreux touristes européens déambulent dans cet endroit chargé d’histoire et de pittoresque préservé par un demi-siècle de couvercle socialiste.

Lettonie Riga (22)

Les terrasses sur la place sont bordées de parterre de fleurs. Tout est riant, voué au plaisir des sens et de la vie bourgeoise : boutiques, boissons, bouffe.

Lettonie Riga (3)

La nourriture est banale, bien présentée sur l’assiette mais aux prix européens, sauf la bière aux 50 cl à 3€.

Lettonie Riga (10)

Une voiture de police effectue une ronde à petite vitesse toute les heures, des musiciens ambulants jouent, quêtant des pièces.

Lettonie Riga (17)

Au-dessus d’un toit, un chat fait le gros dos, pas girouette, comme s’il veillait sur les habitants.

Lettonie Riga (18)

La jeunesse sort en tee-shirt bien que la température baisse à 18° en soirée. Les deux garçons nous rejoignent, ils sont allés se promener tout seul et ils nous quitteront avant le retour à l’aéroport pour quelqu’un à voir.

Lettonie Riga (21)

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Philippe Will, Guérilla

philippe will guerilla
Ce livre est le roman d’un service militaire à 22 ans, une oppression sur les seuls jeunes mâles que Chirac aura la bonne idée de supprimer pour inutilité. Cela se passe en 1982, lors de la gauche utopique au pouvoir. Un service militaire particulier, effectué à l’Hôtel Matignon sous Pierre Mauroy, surnommé « Rougeau de Lille », chantre du socialisme enchanté populaire.

Le personnage principal est antipolitique, ou plutôt apolitique : il préfère la baise à l’activisme, un temps gauchiste comme il était de bon ton de l’être à l’époque. Le socialisme gestionnaire lui est aussi étranger que le système. Ne compte pour lui que la musique, la guitare électrique dont il tire des sons de chat écorché pour une chanteuse rocailleuse jamais en rythme.

Il s’adresse à son lecteur comme à un copain à qui il en raconterait une bien bonne. Si les personnages sont bien campés, ils manquent un peu de profondeur, mais nous sommes dans le divertissement, pas dans Balzac. L’auteur ne manque pas d’en rajouter un peu, fumant de l’herbe lors de ses rares jours de caserne – ce qui était impossible à l’époque –, ou prêtant foi à la rumeur du « bromure » dans la nourriture des bidasses ordinaires – une légende urbaine propagée par la paranoïa gauchiste –, jusqu’aux distributions quotidiennes de bière – qui étaient la désinformation favorite de la droite évincée. Mais le lecteur ne s’ennuie jamais et la lecture de cet opus hilarant vaut le détour !

Affecté au service du Premier Ministre chargé de traiter l’abondant courrier postal (Internet n’existait pas…), il découvre la bureaucratie hiérarchisée, le clientélisme de parti et les petites haines entre soi des fonctionnaires qui ne rêvent que de piquer la place à celui ou celle placé juste au-dessus d’eux. Avec son pote Axel, un ancien du GUD avec lequel il s’est bastonné cinq ans avant au Luco (autrement dit il y a un siècle à cet âge), ils fomentent le bordel dans cette mécanique plus idéologique qu’efficace. Gauchiste et facho réconciliés sur l’État orwellien, voilà qui n’est pas piqué des vers.

De la pièce de dix francs collée au lino pour que la vieille chef de service s’y casse les reins à vouloir la ramasser, à la drague des « possibles » (réduite aux dactylos) tout en jaugeant la surface immodérée des postérieurs nourris aux calories de cantine ; de la langue de bois ministérielle pour faire passer le message optimiste du changement, passant de « l’installation » du socle à sa « consolidation », à l’usage de phrases standards tirées des discours de l’ineffable Premier – ce ne sont qu’opérations de guérilla subversive qui courent les couloirs de l’Hôtel Matignon. Dissuasion du faible au fort prisée des guévaristes comme des fascistes. Jusqu’aux bites finales, dessinées trop proches des petites filles hilares qui figurent la joie prolétaire du socialisme arrivé, et qu’affectionnent tant les fonctionnaires partisans biberonnés à la propagande sous Staline.

Les militants sont incapables de gérer un État, rappelés par le courrier du peuple aux dures réalités. Ils se bercent alors de grands mots et d’utopie pour demain (toujours demain), tout comme dans le livre de George Orwell : « Le scénario de1984est bel et bien en train de se produire – tout y est : la novlangue, le ministère de la Vérité, la police de la pensée » p.210. Une assez juste description d’un socialisme qui ne s’est jamais débarrassé des oripeaux romantiques et se pique de gouverner.

Le narrateur (et l’auteur ?) n’a qu’une hâte : la quille ! Et au bout de ses douze mois, « une fois débarrassé de ton costume et de tes mocassins ridicules, tu enfiles un jean déchiré et un débardeur à motif panthère » (p.222) pour t’éclater en concert de wild-rock lors de la bébête fête de la musique instaurée par Jack qui se voulait le Grand.

Un peu trop d’alcool, de drogue et de baise frénétique, souvenirs fantasmés d’une jeunesse qui a passé ? Ce roman vous replace dans les années hédonistes si loin d’aujourd’hui où sexe, drogue et rock’n roll imposaient leur loi. Il vous donnera du plaisir tant il se moque du sérieux socialiste, des rites de bureau, du niveau d’incompétence atteint par tout fonctionnaire chef de service et destiné à le rester. Il raille par contrepoint notre époque contemporaine où le socialisme a disparu derrière la technocratie et la com’ et où l’hédonisme est censuré par les puritains drogués aux séries américaines et aux tradis du monde catho, massacré volontiers à la kalach par les islamistes aussi jaloux des perversions des autres qu’impuissants à s’y vautrer.

L’auteur a étudié le droit et la communication et travaillé à la télé avec Thierry Ardisson sur TF1 et Coluche sur les Restos du cœur, mais sa passion est la musique et il a produit des dizaines d’albums – et trois livres de littérature : Rock’n roll en 2010, Dealer ou la valse des maudits en 2011, et Mémoire fauve en 2014.

Philippe Will, Guérilla, 2016, éditions Œil de Caïn, 254 pages, €18.00
Le site de l’auteur
Attachée de presse : Guilaine Depis, contact presse guilaine_depis@yahoo.com ou 06 84 36 31 85

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La Polynésie est quand même un paradis

Conseils à ceux qui viendront : il n’y a que 22 heures d’avion depuis Paris et le dépaysement est garanti. Bons mois : septembre, octobre, novembre.

Il y a la mer et la couleur de l’eau, les coquillages et les perles. La « culture » des perles à Tahiti débute dans les années 1960. Elles sont cultivées dans l’huître appelée « lèvres noires » d’un diamètre qui peut atteindre 25 cm à maturité et dont la nacre est noire. L’insémination de fragments de manteau (tranches de tissu vivant) découpés dans une autre huître perlière de la même espèce et d’un noyau rond (petit grain de nacre sphérique prélevé dans la coquille d’une moule d’eau douce du Mississippi), doit donner de magnifiques perles noires. Les huîtres ensemencées sont immergées en mer à 2 ou 3 m de profondeur ; leur gestation dure entre 2 et 3 ans. Elles sont remontées tous les 15 jours pour un nettoyage du plancton qui risquerait de les étouffer. Les huîtres peuvent être réutilisées une fois, rarement deux. Les perles obtenues sont de 9 à 18 mm de diamètre. Elles sont de toutes les nuances de gris : tourterelle, paon, aubergine, vert ou bleu, anthracite.

perle noire

Les samedis, les dames vont à la mer, sur une plage privée de la famille. Nous partons avec une gamelle sous le bras pour acheter le maa chez le traiteur (je parlerai du maa un peu plus loin). Le repas est pris en commun, chacun ayant pris qui un plat, qui un dessert, qui des fruits, qui une bouteille de vin, il y a de quoi nourrir un régiment. Les Polynésiens adultes ne nagent pas beaucoup, ne s’étalent pas non plus beaucoup sur le sable, mais ils s’installent dans l’eau pour papoter, marchent un peu, laissant leur tête émerger de l’eau. Ils s’allongent, toujours dans l’eau, pour se protéger des rayons. Les canettes de bière ou l’eau fraîche sont dans une immense glacière sur la plage et c’est chacun à son tour d’aller puiser le précieux liquide.

paradis polynesie

Il y a les fleurs, épanouies, parfumées et innombrables. Le tiare, ‘gardenia tahitensis’ est la fleur symbole de Tahiti. On la cueille sur un petit arbuste aux feuilles d’un beau vert brillant. Les pétales sont d’un blanc éclatant disposés en étoile ; ils dégagent un parfum doux et agréable. Dans le mythe polynésien de la création du monde, le tiare apparaît lors de la création des plantes. Tressées en couronne de bienvenue, ces fleurs sont offertes aux voyageurs en guise d’accueil. Elles se portent aussi pour leur parfum sur l’oreille ou piquées dans les cheveux. Presque tous les Polynésiens font pousser des pieds de tiare dans leur jardin.

tiare tahiti

Il y a les fruits, délicieux ! Le cocotier, par exemple, est très voisin du palmier à huile africain. Vous savez que le palmier sert à tout sous les tropiques : en plus de l’utilisation de la noix, le cœur du cocotier est mangé en salade, les palmes séchées servent à la fabrication des toits en formant un revêtement imperméable, tressées, on en fait des nattes, des paniers, des chapeaux, les troncs peuvent être sculptés. J’ai eu la chance de manger du cœur de palmier à Huahine car on en avait abattu un, ce qui n’arrive pas tous les jours. Le goût ne ressemble pas à nos cœurs de palmier en boite, c’est autrement délicieux et tellement plus authentique !

La cuisine avec les produits des îles. Tous les mercredis, je reçois mon maa à Tahiti. Il s’agit d’un repas rituel composé de poisson cru à la sauce coco et citron vert. Il s’agit du poisson du large, en principe du thon rouge ou blanc. Les poissons du lagon se mangent frits ou au court-bouillon avec les légumes-pays : uru (fruit de l’arbre à pain), fei (banane sauvage orangée), taro, umara (patate douce), le tout arrosé de mitihue (sauce de lait de coco où le poisson a macéré). Vous pouvez mettre aussi du fafaru mais, alors là, attachez vos ceintures ! Pince à linge sur le nez obligatoire et petit sac comme dans les avions à portée de la main gauche ! Ce plat national doit en effet être mangé avec la main droite.

Et il y a la gentillesse et la bonhommie habituelle des gens. Je descends de mon nid d’aigle faire des courses, à pied. Je passe devant une école élémentaire. Une personne de l’école m’interpelle : Madame, tu passes toujours par ici, où tu habites ? Où tu vas ? ». Je vais faire quelques achats au magasin : « Madame, tu marches toujours ? Tu n’as pas de voiture ? Alors prends la servitude à droite (chemin de terre desservant des habitations), elle te mène directement au magasin. Si tu vas à la banque, tu prends la passerelle pour traverser la quatre voies et après tu marches un peu jusqu’à la pharmacie. » Quelques jours après, on klaxonne. Je ne me retourne pas, ce n’est sans doute pas pour moi. On insiste, je me retourne, c’est la surveillante de l’école : « Viens ! Tu ne me reconnais pas ? Ah, si. Où tu vas ? Je te mène, monte ! » Elle me tends la joue : « moi, c’est Yolande, et toi ? ». Devant le magasin, une femme vend des poissons de lagon, perroquets, rougets, dorades… « Tu me vends les deux perroquets ? – Non, tu dois prendre tout le lot de poissons attachés par la corde. – Dommage, c’est trop pour moi. Nana. » Je reprends ma marche. Un jeune homme en vélo me double : « Alors, t’as pas acheté les poissons ? – Non, il y en avait trop pour moi toute seule. – Ben t’avais qu’à les mettre au congélateur ou les donner pour ceux qui ont faim. – C’était trop pour une seule personne. – Ah, ouais, t’as raison. Nana. » (Nana est l’abréviation de ‘Ia orana’ qui signifie « je te souhaite une bonne journée », donc à te revoir bientôt.)

fleur

Je photographiais les fleurs rencontrées en chemin. Un papa s’arrête près de moi, me regarde faire. Tout lui indique que je ne suis pas Polynésienne. Il ouvre sa bouche édentée mais reste muet. « Papa, tu as de belles fleurs, je les mets dans ma boite à images. – Américaine ? – Non, non, Française. – D’où ? – Paris. – Mon arrière grand-père était originaire de l’Aube. Il était parti en Californie pour trouver de l’or, il n’en a pas trouvé. Alors il a pris un bateau, est arrivé à Tahiti, a épousé une Tahitienne, fait des enfants, et est resté. Tu sais, on est beaucoup. Tu es sûre que t’es pas Américaine ? – Non, sûre papa. – Ben tu ressembles pourtant à une Américaine. Nana. »

Hiata de Tahiti

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Le mal au paradis

La véritable femme de tout Polynésien est la bière Hinano qu’il consomme avec abus entre vendredi soir et dimanche soir. Le pakalolo (cannabis) et l’ice (metamphétamine) sont deux drogues dévastatrices ici, surtout lorsque mélangées à de la bière ou de l’alcool. Le résultat : des accidents de la route, des bagarres, des viols, des violences conjugales. Chaque fin de semaine voit des morts. Dans le cas des violences conjugales, la femme frappe avec un couteau son tane (mari) tandis que l’homme la bat à mort avec ses poings laissant, comme en juin, cinq orphelins de 10 à 2 ans. Ironie, le Français de Polynésie constate que le Français de France boit plus que lui sans être victime de tous ces maux ! Comme l’expliquent les journalistes en suivant les médecins, c’est que le Métropolitain boit certes trop aussi, mais sur huit jours – tandis que le Fenua (pays) avale la même quantité en deux jours, tout en le mélangeant avec d’autres drogues.

hinano biere tahiti

Pourquoi ? A cause du « fiu ». C’est un sentiment respectable et respecté. Quand un Polynésien vous dit : « je suis fiu », la Popaa que je suis se fait toute petite. Comment traduire : c’est peut être qu’il s’ennuie terriblement, qu’il est las de tout et que cela déclenche chez lui un sentiment de rejet, de ras-le-bol, et donc qu’il n’y a lieu de ne pas insister. C’est fiu de retourner acheter des allumettes oubliées chez le Chinois. Si le maçon est fiu, il s’arrêtera de travailler pour quelques jours ou pour plusieurs semaines. Si la serveuse du café est fiu, elle s’appuie sur son comptoir et reste là, donc pas de service. Je traduirais par mélancolie, langueur, dégoût de tout. Parfois, cela me gagne aussi. Est-ce que l’ennui n’est pas le revers du paradis ?

1932 lagon tahiti

Ne pas confondre le fiu avec le « burn out ». Une étudiante en médecine fenua, Sabrina Chan Lin, épouse Chanteau, a soutenu une thèse de doctorat sur l’épuisement professionnel. Il se manifeste par un épuisement émotionnel, une déshumanisation et la réduction de la compétence personnelle. A Tahiti, 12% des jeunes médecins présenteraient un tel syndrome.

Ils se suicident alors beaucoup aussi. Les jeunes de 15 à 35 ans sont les plus nombreux, même mariés, même chargés de famille.

Pour compenser, les festivités sont nombreuses, les dépenses en cadeaux importantes et les enfants gâtés pour la plupart. La nourriture d’exception, venue de Nouvelle-Zélande, prend ici de l’importance : les huîtres très laiteuses, les palourdes énormes, les moules vertes grosses comme des moules espagnoles, le veau débité en gros morceaux, le puaa (cochon) local grillé. On ne mange pas, ici, on bouffe.

Le mauvais cholestérol s’accumule car le Polynésien aime les moules farcies, les palourdes farcies, la volaille farcie et mange moins légumes et de fruits (produits locaux moins tentant). Le diabète apparaît avec les mœurs américaines de boire des sodas très sucrés, beaucoup et n’importe quand. Beaucoup de Polynésiens sont obèses, 30% selon les études, et 40% sont atteints de surpoids (soit 70% de la population au total !). Les jeunes et les vieux, les femmes et les hommes, les gamines et les gamins sont obèses, sauf ceux qui s’adonnent aux sports traditionnels comme aux sports introduits par la modernité, mais cela demande un effort.

bouffe barbecue Tahiti

D’autres font confiance aux horoscopes. Chaque jour dans « La Dépêche de Tahiti » ou hier dans « Les Nouvelles de Tahiti » (disparu…), vous pouvez consulter votre horoscope. Sur toutes les radios et sur les différents programmes de télévision on diffuse plusieurs fois par jour l’horoscope « normal » et, en plus, l’horoscope « chinois ». Les programmes de télé donnent tous les horaires.

Les nouvelles religions fleurissent. J’ai été conviée à assister à une conférence donnée par une voyante marseillaise qui invoque les « Maîtres », Ramtha, les archanges, les anges, qui soigne par les chakras et la respiration « essinienne » (?). Mais elle fait concurrence aux sorcières et prêtresses locales. Un sort a été lancé sur la Marseillaise par la meneuse de la prière à la cascade. En effet, chaque dernier samedi du mois, j’accompagne E. à la cascade de Faaone. Merci de ne pas rire, pas même de sourire. Il s’agit d’aller recevoir de l’énergie. Tous les participants se mettent en rond, pieds nus sur le sol, se donnent les mains, une main donnant, l’autre main recevant. La Prêtresse parle aux nouveaux adeptes, puis récite un Notre-Père. Les nouveaux en priorité s’en vont, huilés de monoï, dans le bassin pour recevoir l’eau de la cascade. Ils touchent la roche pendant que la Prêtresse prononce des paroles. Certains pleurent, certains crient. Quand tout est calmé, les participants font déborder le bassin et prononcent une autre prière. Séchage, rhabillage et le petit-déjeuner est pris en commun de l’autre côté de la route face à l’océan.

Hiata de Tahiti

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Visite libre de La Havane

Aujourd’hui est la « journée supplémentaire » gratuite et non prévue, en raison des changements d’horaires de la compagnie de charter pour le retour. Nous sommes libres d’aller et de venir, ce qui est un vrai luxe après deux semaines de groupisme forcé.

Nous partons à quatre de l’hôtel Kohly, peu après 9h, à pied vers le centre-ville. Nous prenons la 42ème rue jusqu’à la 5ème avenue (on se croirait à New-York) afin de voir de plus près les vieilles maisons coloniales rénovées qui servent aujourd’hui majoritairement aux ambassades. Nous passons devant Big Ben, l’horloge. Puis devant les ficus centenaires de l’église Santa Rita moderne, au toit en barque renversée. Nous passons le fleuve Almendares par le tunnel routier. Nous voici, de l’autre côté, sur le Malecon.

la havane balcon

Le restaurant « 1830 » propose son chic cossu. Quelques pêcheurs noirs, désœuvrés, traquent le pescado sous la tour. Ils regardent le large, inaccessible à ceux qui n’osent pas se lancer. Nous suivons la promenade du front de mer jusqu’au bout de ses huit kilomètres. Les grands immeubles récents précèdent les façades délabrées, rongées, la suite s’étant parfois carrément écroulée. Plus on se rapproche du centre, plus les immeubles sont décrépits. Plus l’heure avance vers midi, plus on rencontre de monde. Les Jineteros, dragueurs de femmes et de touristes de tous sexes, tentent d’engager la conversation pour gagner quelques dollars. Nous ne sommes pas des clients pour leurs sourires aux dents blanches aiguisées. Il s’agit le plus souvent de jeunes, des collégiens aux universitaires, avides de gagner quelques dollars sans s’investir physiquement. La version femme draguant les touristes mâles est plus rare, du moins en ce jour et à cette heure.

gamin noir gamin blanc cuba

Nous prenons une bière glacée peu après l’église Immacolada. Des lycéens reconnaissables à leur pantalon moutarde et à leur chemisette blanche ouverte par la chaleur, y déjeunent d’un sandwich et d’un cola local. Ils sont hâbleurs, rigolards et chaleureux. Ils parlent avec tout le corps, ponctuant leurs phrases de grands gestes de la main. Un jeune Noir de treize ans se dandine en balançant les épaules comme il l’a vu faire à la télé américaine. Il aborde une table voisine comme un homme, serrant la main des diplomates noirs qui prennent l’air important et enflent la voix dans leurs téléphones portables quasi inexistants ici.

la havane intérieur de cafe

La serveuse aux yeux bruns qui nous sert les bières bat des cils et suce ses lèvres pulpeuses par réflexe, tout en me parlant espagnol. Elle drague inconsciemment tout touriste qui passe, porteur des précieux dollars. Au sortir du bar, une fille étroitement moulée dans un body qui fait ressortir sa poitrine d’obus, me susurre des bruits de baisers. Marie-Jo : « c’est pour toi, ça ? ». Je crois bien que oui.

lycene pantalon moutarde cuba

En suivant la mer, des garçons à peine sortis du primaire ont retiré leurs vêtements pour jouer sur les rochers, sous la promenade. Les embruns les rafraîchissent parfois, à leur grand plaisir, mais leur jeu consiste à lancer de petits galets à deux de leurs copains restés habillés sur le Malecon. Ceux-ci ripostent en ramassant les projectiles envoyés et l’un des slips se tord de douleur pour avoir pris un galet directement dans les couilles. Les vêtus rient de cette bonne blague – macho cubaine type. Au bout du Malecon, des 14 ans en caleçon rivalisent de pompes sur le ciment, deux à deux. Ils se lancent des défis à qui en réussira le plus, pieds nus sur le béton brûlant. L’air salin émoustille leurs jeunes forces. Passent des filles portant encore ces nichons qui vous sautent à la gueule, à peine contenu par un boléro minimum. Ces poitrines afro-ibériques sont presque inexistantes chez nous où sévit la mode anorexique sur le modèle protestant.

ado drapeau cuba

Le musée révolutionnaire, devant lequel nous passons, est sur le point d’avaler sa cargaison de petits en foulards rouges, tel un ogre. Sur un côté du bâtiment, pieds nus sur la pelouse, un douze ans en débardeur exécute tout seul des roues et des soleils, des sauts avant et des retournements arrière. Quand il me voit le regarder, il en refait une série pour se faire admirer. J’applaudis en silence, battant des mains sans les claquer. Il me fait un signe. Il faut bien que s’use toute l’énergie de la jeunesse.

Nous suivons l’avenidad de las Misiones jusqu’à la calle de Obispo. En nous voyant regarder le plan, les gens sont obligeants et nous aident. Nous cherchons la cathédrale ? Facile. Nous retrouvons les rues à touristes ; ils y sont agglutinés comme à Venise, sans jamais quitter ces artères où se retrouvent leurs semblables. Nous passons un bâtiment vert pistache portant l’inscription « Cruz Verde », puis devant la pharmacie Taquerel, que nous a montré Sergio hier, avec ses alignements de bocaux antiques, l’hôtel d’Hemingway, pour aboutir Plaza de Armas, devant « le » restaurant conseillé dans tous les guides, Routard et Lonely Planet compris (sauf dans le guide illustré Gallimard) : La Mina.

la havane la cruz verde

Son patio nous attend pour le déjeuner. Les clients ne sont que des touristes – aucun cubain (trop cher ? trop surveillé par la police du régime ?). Des musiciens placés en angle jouent trop fort, des paons en liberté et quelques poules se promènent en grappillant des miettes entre les tables. Le décor est « touristique » en diable, outrageusement touristique, mais reconnaissons que l’on y mange bien. Après un mojito, le plat de porc grillé aux crevettes est très bon. Nous nous en tirons pour 22$ chacun quand même, avec eau minérale et café. Ici, les dollars filent vite, déjà 335$ dépensés depuis le début du séjour, y compris la taxe d’aéroport réservée pour le départ.

la havane patio

En sortant, je veux voir le musée juste en face. Devant est une ruelle aux pavés de bois, fraîchement retraités au goudron. C’est un beau bâtiment au large patio ombré de palmiers et de kapokiers. Nous payons trois dollars pour y avoir accès. Il s’agit du palais des gouverneurs généraux, « Los Capitanes Generales », qui sert aujourd’hui de musée d’histoire de la ville. L’architecte de ce palais élevé en 1791 a un nom qui emplit pleinement la bouche : Antonio Fernandez de Trebejos y Zaldivar. Le bâtiment a servi d’Hôtel de Ville de 1921 à 1967. La cour centrale, carrelée de noir et blanc, a des arcades qui éclairent des salles disposées en pourtour où sont exposés les vestiges de l’histoire de la cité. Des carrosses, des cuivres, des marbres 19ème imitant l’antique, des restes de monuments funéraires et des objets du culte de l’ancienne église, détruite, emplissent les premières salles du rez-de-chaussée. Un bas-relief funéraire serait « le plus ancien vestige colonial conservé à Cuba » : une face d’ange joufflu surmonte une croix posée à l’intérieur d’un temple à quatre colonnes. Il avait été érigé dans l’église paroissiale de La Havane, détruite lors de l’explosion du vaisseau Invencible au 18ème siècle. Il commémorait l’endroit où une jeune fille de la noblesse avait été tuée par un tir d’arquebuse accidentel. Une statue de Christ « de l’Humilité et de la Patience » ornait, au 18ème siècle, le couvent Santo Domingo ; elle a échoué ici, offrant un corps nu, percé, souffrant, ascétique, tout à fait dans le style tourmenté du catholicisme doloriste espagnol. Saint Matthieu et Saint Luc, en bois, viennent de l’église San Juan de Latran, du 18ème. À l’étage, des « ambiances » reconstituent des salles d’époque au mobilier luxueux et à la vaisselle importée. Une salle de bain aux baignoires de marbre et aux pots de faïence, le Salon du Trône, la salle des glaces où l’Espagne a rendu le pouvoir aux États-Unis lors de la première guerre d’indépendance de Cuba le 1er janvier 1899. Une salle des Drapeaux sacrifie au nationalisme pompier tandis qu’un immense tableau présente le général Antonio Maceo agonisant le 19 mai 1895 dans un champ, sur fond de palmiers. Un canon artisanal en bronze, renforcé de tresses de cuir, date de la lutte pour l’indépendance en 1869.

colonnes cuba

Une salle aux fenêtres voilées renferme quelques peintures locales modernes. Je note un tableau de Cosume Prenza Almaguer de 1948, Cecilia, d’un lyrique achevé. Les plis et les ombres se multiplient comme sur une façade baroque ; loin de se fondre dans l’ensemble ils prennent toute leur place. La personnalité de la jeune fille ainsi peinte apparaît sophistiquée et tourmentée ! Un autre tableau de José Braulio Bedia Valdès, de 1959, présente El hijo – le fils – des jambes et un ventre d’enfant nu sur les genoux de sa mère dont on ne voit que ce détail. Du sexe du fils part une étoile filante, vers une planète dont le signe zodiacal figure Saturne. À l’emplacement du sexe de la mère est figurée une lune, lourdement symbolique. Le tout est en traits blancs sur fond bleu nuit.

Dans une autre salle, à laquelle on accède par un escalier, est installée une exposition contemporaine du peintre Pastor Perez Rodriguez. De loin, les tableaux figurent des bâtiments de la ville, la nuit, dans des couleurs éclatantes. Cela n’a guère d’intérêt croyez-vous ? Approchez-vous et regardez de plus près : des couples d’anges mâles et femelles sont installés sur les balcons, dans les chambres aux fenêtres ouvertes, sur les toits, dans les recoins sombres des trottoirs – et ils copulent allègrement ! Certains planent au-dessus de la ville, comme des rêves érotiques non encore incarnés. C’est étrange, drôle et séduisant – une figuration surréaliste.

Nous nous rendons ensuite au septième et dernier étage de l’hôtel Ambos Mundos, cher à Hemingway, pour prendre vue sur la ville. De la terrasse, nous voyons surtout les toits. La chambre du Maître existe, au cinquième étage, elle se visite sur demande, mais elle n’a plus guère d’intérêt. La machine à écrire exposée n’est pas la sienne et la vue qu’il avait est masquée par des immeubles récents !

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Baie des Cochons

Nous passons la Playa Giron. Le bus nous arrête pour déjeuner dans un resort à l’américaine au bord d’une plage aménagée de la baie des Cochons appartenant à la sempiternelle chaîne Horizonte. On nous affuble d’un bracelet de plastique jaune à l’entrée, comme au Club Med, signe que nous pouvons manger « tout ce que nous voulons » au buffet et boire « tout ce que nous voulons » au bar. Les plats proposés sont fort médiocres, comme les boissons forfaitaires sont très chimiques, servies à la pompe programmable dans des gobelets plastique qui s’empressent de s’envoler n’importe où une fois vides. La plage est peu attrayante, le soleil vif. Ceux qui veulent peuvent se baigner et certains en profitent. Je suis de ceux qui restent à l’ombre du bar à siroter de la bière, meilleure que les cocktails de rhum trop chimiques. Viennent ici des locaux et quelques touristes. À 18h il n’y a presque plus personne.

plage cuba

Nous repartons. La bahia de Cochinos, cette fameuse baie des Cochons dont le nom vient de la période coloniale mais dont l’histoire a surtout retenu le sinistre échec du débarquement des exilés cubains le 17 avril 1961. La bahia suscite des commentaires historiques de Sergio au micro. Il s’agissait du « Projet Pluto » de la CIA qui, bien qu’il soit le nom de ce chien ridicule qui accompagne parfois Mickey, désigne plutôt le dieu des Enfers chez les Grecs. Sur quelques 1500 mercenaires contras débarqués, 150 ont été tués ainsi que 200 Cubains ; les autres (près de 1200) ont été capturés en quarante-huit heures. Ils avaient sous-estimé la cohésion idéologique des castristes et leur matériel militaire importé d’URSS. Le président Kennedy a refusé de faire donner l’aviation pour les aider. Prison, procès, trois exécutions ont été mises en œuvre seulement pour « crime ». Les autres ont été échangés quelques mois plus tard par les Américains contre des livraisons de vivres et de médicaments à Cuba. Cet événement a permis à Castro d’éliminer toute opposition à son pouvoir et de se proclamer même « léniniste » le 2 décembre de la même année. Moins d’un an plus tard aura lieu (par vengeance envers les États-Unis) la crise des fusées – que Khrouchtchev a calmée – Castro le poussant carrément à la guerre atomique mondiale !

Le paysage défile et, une heure plus tard, le ciel se couvre, devient tout gris. Nous abordons La Havane et son front froid qui vient du nord.

la havane malecon

Les gens, dans les rues, sont habillés comme en hiver. Il fait frais. Sur le Malecon, le front de mer, les vagues jaillissent par-dessus le parapet en grands bouquets d’écume. Elles rongent un peu plus le trottoir qui semble bien entamé, comme une vieille éponge. Les immeubles du Malecon sont à demi en ruines, écroulés, les façades lépreuses, rongées. On se croirait à Beyrouth après les bombardements. Il est prévu de restaurer ce front de mer avec l’argent du tourisme, mais très peu d’immeubles sont en restauration aujourd’hui. À ce rythme, il faudra une nouvelle génération !

La ville nous frappe par son odeur, son étendue, le nombre des gens dans les rues, les voitures plus nombreuses qu’ailleurs. La moiteur de La Havane sent le sexe et le sel. Beaucoup d’antiques américaines roulent encore pour le décor, les Chevy pataudes, les Buick élancées. Des adolescents jouent dans un parc. Le ballon les échauffe mais, contrairement aux villes de l’intérieur, ils ont gardé ici leurs tee-shirts sur le dos. Certains s’entraînent au judo, en kimono blanc, sur des aires de ciment !

vieille americaine cuba

Nous retrouvons, dans une lumière de fin du monde l’hôtel Kohly de l’aller, dans le quartier « huppé » de la ville, composé surtout de villas à jardins. Cette fois, je suis seul dans ma chambre, les fêtards ont décidé de se regrouper. Yves ira avec Philippe, seul jusqu’à présent. Justement, ce soir, Philippe renâcle à sortir, il est « fatigué »…

Je me prépare pour la douche, affaires défaites, lorsque la chambre d’à côté s’anime. On y pousse une fille qui glousse et éclate en rires brefs. D’une chambre à l’autre on entend tout : bruits mouillés, froissements, toujours ces gloussements. Et puis soudain ils se transforment en ahanements rythmés d’une Marie que l’on couche. Une femme, un homme sur elle, fait l’amour. La sonorisation s’arrête à peine, des voix, quelques mots indistincts ; je distingue deux voix d’homme. Et voilà que les gloussements reprennent, suivis d’ahans rythmés ! Cette fois, l’homme pousse un cri d’une voix jeune, comme un soupir vocalisé de délivrance. Lui aussi vient de baiser – la même. Je me suis mis sous la douche. En sortant, un peu plus tard, je vois une engageante cubaine aux yeux brillants sortir de la chambre d’à côté, suivie de deux « amis », peut-être américains. L’un peut avoir vingt ans, il est à peine coloré mais coiffé de tresses rasta. L’autre est fin et joli comme s’il en avait quinze. Ils font partie d’un groupe de musiciens car je les verrai sortir le lendemain portant des étuis d’instruments. Ceux-là viennent en tout cas d’explorer Cuba de l’intérieur. Ils ont servi dans le même corps.

2002 02 Cuba 232 bière Cristal

Au rendez-vous du bar, je goûte un cocktail Havana Special composé de rhum, jus d’ananas et marasquin. C’est assez doux, les machos diraient « plutôt pour les dames », mais ce n’est pas éthyliquement correct. Le buffet du soir est plantureux. Il comprend porc, poisson et poulet, salades à profusion (sans conséquences intestinales, semble-t-il, à Cuba), et divers desserts pour une fois mangeables (les précédents étaient des crèmes roses chimiques ou des génoises d’importation décorées de pseudo-chantilly gélatineuse). Nous prenons une bouteille de vin espagnol de la Rioja à dix. Juste pour le plaisir car elle est à 14$ !

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Martin Amis, London Fields

martin amis london fields
Dès les premières pages, l’auteur nous annonce un assassinat et désigne l’assassin. Plus de 700 pages plus tard, l’événement survient. Entre temps, une peinture de la société londonienne qu’il projette à la fin du millénaire, mais une peinture à la truelle, pas au pinceau. Le roman tient plus du pensum que du léger. Il y a un bon tiers de longueurs, des pages carrément chiantes (l’auteur use de cette vulgarité de vocabulaire pour faire « vrai ») – et ce n’est pas de la faute de la traductrice, puisque d’autres pages sont incisives et sèches selon le talent habituel de l’écrivain.

Martin Amis n’aime pas l’allure que prend son siècle ; il le dit et l’amplifie, situant sa fiction dix ans plus tard. Il considère que, malgré l’émancipation des années 60 et 70, le Royaume-Uni reste un pays où les classes sociales restent plus marquées qu’ailleurs et continuent de façonner la société. Il tente (donc ?) de passer outre en peignant (laborieusement) un personnage lower class, amateur de bière, de meufs et de fléchettes, cambrioleur raté détestant tout travail et inapte à la paternité. Pour le contraste, il l’oppose à un banquier de la City, époux papa, chic et littéraire. Entre eux deux, Nicola la pute qui allume le banquier Guy avec le malfrat Keith, tout en offrant à la vulgarité de Keith les fantasmes de la classe de Guy. Vous avez compris ? Pas vraiment, l’auteur non plus.

Il apparaît au fil des pages que l’intrigue est un prétexte à écrire dans l’écriture, à inoculer l’auteur dans ses personnages. London Fields n’a rien de la fraîcheur ni de la décision d’Orange mécanique ; il semble pourtant en être inspiré. Mais Amis se met en scène imaginant des caractères ; ceux-ci prennent leur autonomie et infléchissent la fin prévue, « tuant » l’auteur qui est lui-même assassin. Vous suivez ? Toujours pas ? L’auteur pas vraiment non plus, ce qui fait désordre. Quand il se perd, il s’étend et bavasse, tire des mots pour disserter à mesure qu’ils apparaissent dans l’histoire, en « une tentative d’épuisement » – certes expérimentale comme c’est la mode des milieux zartistiques – mais particulièrement indigeste à suivre : une impasse tout comme souvent l’art contemporain et la musique atonale. Ainsi passent sous le microscope littéraire la pluie, le baiser, les toilettes, les céréales du petit-déjeuner, les culottes, les baby-sitters, la glycérine (si, si !)…

Certains personnages sont réussis, comme le bambin Marmaduke, tyranneau de la première adolescence (2 ans), qui n’hésite pas à mordre au sang, à planter ses doigts dans les yeux et à hurler tant et plus en déchirant ou détruisant tout ce qui passe entre ses mains – le vrai fantasme du bébé garçon pour un mâle anglais. L’auteur avait à cette époque un fils, Louis, qui avait un peu plus d’un an : s’en est-il inspiré ? Tout autre est le bébé fille Kim, battue et brûlée à la cigarette par sa mère, femme du malfrat Keith ; l’auteur en tombe amoureux et la protège. Il avait, dans la vraie vie, une fille inconnue qu’il n’a découverte qu’en fin d’adolescence ; peut-être introduit-il ici sa nostalgie de paternité frustrée ? Réussis aussi sont les types de Noirs chaloupant des milieux interlopes, terrés dans les pubs enfumés à frimer et jouer au billard le jour avant d’aller braquer un appart ou casser une vitre pour l’autoradio le soir, passant le reste de la nuit à taper sur des blondes (pas leur femme, Noire, à qui ils font maints gosses dont ils ne s’occupent jamais).

Mais lorsque l’on a épuisé l’attrait de ces quelques portraits, ne reste au final que le charme trop rare, dans ce roman pour moi raté, des quelques phrases acérées comme la plume Amis sait en tracer. Elles auraient dû constituer le cœur du livre ; elles ne font que surnager sur la bouillie passablement indigeste des 747 pages :

« A mon retour, deux ouvriers à moitié nus, qui mangeaient leurs œufs dures et buvaient de la bière (…) L’un avait seize ou dix-sept ans, mince et bronzé et tout à fait ravi des promesses de sa puissance ; l’autre, le plus âgé, le souffle court, trente ans, les cheveux longs et édenté, était bien détruit comme s’il vieillissait d’un an tous les deux mois » p.123.

« Vierge ! Ah ! ouais. Nicola n’avait encore jamais dit ces mots, même quand elle aurait pu : vingt ans plus tôt [à 13 ans], dans le petit intervalle entre le moment où elle avait découvert ce que cela signifiait et celui où elle avait cessé de l’être » p.312.

« Le triomphalisme revêche de Paris, la fureur et le désespoir de New York, l’audace, style chat et souris, de Rome, le meurtre en haillons du Caire, la longévité de bateau-théâtre de Los Angeles, la captivité industrielle de Bombay ou Delhi… » p.519.

« Ils pénétrèrent dans le pub et son univers bruyant de désirs primitifs, de désirs avoués, chaudement poursuivis et régulièrement gratifiés. (…) Les desiderata comprenaient des biens et des services, du sexe et de la bagarre, de l’argent et davantage de télé, et surtout, en une fatidique synergie, l’alcool et les fléchettes » p.591.

Pour ce genre de phrases, Martin Amis renouvelle La Rochefoucauld ; dommage qu’il fasse moins court.

Martin Amis, London Fields, 1989, Folio 2009, 747 pages, €10.07

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Kiev Saint-André et Sainte-Sophie

Nous ressortons de la place Saint-Michel pour longer le Ministère des Affaires Étrangères et descendre la rue Desiatyna vers la vieille église de Saint-André, perchée sur sa terrasse. Quatre clochetons à bulbe entourent le dôme central, tels les minarets musulmans. Elle fut bâtie par Bartolomeo Rastrelli au milieu du 18ème siècle, après une visite de la fille de Pierre-le-Grand, Élisabeth, sur le site où l’apôtre André prêcha l’Évangile et érigea une croix. Nous sommes au cœur du vieux Kiev, dans une rue musée où les platanes ombragent des façades presque allemandes, assoupies dans un calme d’Europe centrale. Des étals de « souvenirs » touristiques proposent matriochkas, boîtes en papier mâché et laquées des principales Écoles russes, tee-shirts en cyrillique, la plupart en russe d’ailleurs, et autres babioles.

kiev ministere affaires etrangeres

L’heure étant venue d’aller déjeuner, Natacha nous emmène au self, à l’enseigne « Aux deux oies », qui nous assure un choix de plats typiques pour moins de 30 hryvnias (prononcez grivnia). Le nombre de jeunes serveurs et serveuses est impressionnant : les « petits boulots » semblent ne pas manquer à qui veut travailler ! Ces étudiants, en uniforme à la mode américaine, sont avenants et plutôt curieux de rencontrer des étrangers. Nous y déjeunons à notre gré de plats populaires locaux : une salade de pommes de terre et malassols (ces gros cornichons conservés au sel), une autre de concombre et aneth à la crème aigre, une assiette de légumes cuits comprenant courgette, aubergine, chou et navet, un filet de poisson grillé, diverses crèmes et parts de tartes. Il y a aussi du riz et quelques viandes, un choix plus large que dans certains selfs de chez nous.

kiev hetman Bogdan Tchielnitski tombe

Sur Volodymyrska s’ouvre, au bout d’une place, la cathédrale Sainte-Sophie. Devant elle gît Bogdan Tchielnitski dans sa tombe, Hetman de l’Ukraine (1593-1657), restaurateur et héros de l’État ukrainien. La tombe en photo ci-dessus est celle de Volodymyr Romaniuk (1925-1995) – comme il est écrit dessus en cyrillique. Ce personnage au goulag des années sous le régime soviétique, émigré au Canada, revint en Ukraine pour y mourir officiellement d’une crise cardiaque. Devant le refus des autorités religieuses de l’enterrer à Sainte-Sophie, plusieurs morts et une dizaine de blessés sur la place parce que Volodymyr était populaire, le compromis fut de mettre sa tombe sur la place devant Sainte-Sophie. [Merci à Joseph T. de ces précisions]. La photo de l’hetman Bogdan est celle de la statue en bronze à cheval plus bas.

La cathédrale a été élevée de 1017 à 1037 par Iaroslav-le-Sage sur le modèle de son homonyme de Byzance. Première bibliothèque de Russie, première école, place du couronnement des premiers tsars, cryptes des rois morts, cette cathédrale originelle du royaume de Russie est appelée à juste titre la « Mère de toutes les églises russes », c’est dire si les liens historiques ont été étroits entre l’Ukraine et l’ex-Grand Frère. La cathédrale a la rare particularité d’être plus large que longue, et pyramidale. Elle se compose de cinq nefs et de cinq absides, ce qui est inhabituel dans l’architecture byzantine. Elle est entourée sur trois côtés de galeries à deux étages et est dominée par un beffroi à bulbe doré surmonté de treize coupoles symbolisant le Christ et ses douze apôtres. La cathédrale a été la nécropole des premiers souverains de la Rus de Kiev, notamment Vladimir II Monomaque, Vsevolod Ier et son fondateur Iaroslav-le-Sage, dont la tombe est la seule qui ait survécu.

kiev eglise saint andre

Autour d’elle s’élèvent des bâtiments pas aussi anciens, du 14ème au 18ème siècle, de même que le clocher haut de 78 m. Les visiteurs entrent sur un plancher d’acier pour protéger la pierre antique. Un panneau de verre permet d’en voir les restes. Dans l’escalier qui mène à l’étage se voient de petits trous aménagés par l’architecte. Ils contiennent des pots en terre cuite pour assurer un système d’amplification des sons. D’en haut, les voix des officiants sont particulièrement claires. Fresques et mosaïques du 11ème siècle sont émouvantes en ce qu’elles témoignent de l’avancée de la civilisation gréco-romaine en ces contrées lointaines. Ces mosaïques, en 180 nuances de couleurs, représentent la Vierge et les Apôtres. Au plus haut intérieur, sous la voûte de la coupole centrale, trône le Christ Pantocrator, Maître du monde.

kiev eglise
Aucune photo n’est autorisée dans les églises orthodoxes d’Ukraine : une icône ne se reproduit pas, elle est le geste inspiré d’un artiste, intermédiaire entre le divin et l’ici-bas. Un escadron de matrones et de vieux gardiens veille pour empêcher tout manquement à cette interdiction. Ce contrôle incessant d’adjudant est fatigant mais l’emploi qu’il promeut oblige à la discipline. Nous sommes dans le monde des années 50, celui que certains regrettent de nos jours, « réacs » ou « souverainistes ». Une visite en Ukraine permettra aux nostalgiques de retrouver l’expérience in vivo.

kiev statue 1888

L’une des fresques représente les filles de Iaroslav-le-Sage, dont Anne, reine de France (1051) et régente au nom de son fils Philippe 1er. Après la Révolution russe de 1917 et la campagne de persécution religieuse des années 1920, le gouvernement planifia la destruction de la cathédrale et sa transformation en parc dédié aux « Héros de Perekop » (une victoire de guerre civile). La cathédrale fut préservée grâce aux efforts de scientifiques et d’historiens. Néanmoins, en 1934, le gouvernement confisqua le bâtiment pour en faire un musée avant de la rendre au culte à la fin des années 1980, « par roulement » selon les confessions.

kiev cafe

Nous prenons une bière à la terrasse ombragée d’un café ouvert sur une petite place avec fontaine. Nous ne sommes pas les seuls, les gens du cru badaudent comme en Italie. Un petit garçon de 3 ans joue avec les jets de la fontaine. Il en finit par mouiller son léger débardeur et revient vers sa mère, déconcerté. Celle-ci lui ôte et le laisse peau nue pendant que le vêtement sèche. Durant ce temps, elle fait goûter au garçonnet une demi-gorgée de sa bière Corona, toute dorée dans son haut verre tulipe, une première habitude sociale à cet alcool qui fait des ravages dans les populations slaves. Autour de nous, un couple de moins de vingt ans est isolé dans sa bulle, le garçon a l’air vraiment juvénile. Deux matrones épaisses, boudinées et mal attifées, issues tout droit de l’ère soviétique, échangent les derniers potins sur les voisines.

kiev biere et gamin debardeur

Poursuivant l’avenue, nous parvenons aux Portes d’Or, autre monument du 11ème siècle signalé dans les chroniques européennes comme porte d’entrée de la ville jusque vers le 17ème siècle. Détruite en 1240 lors des incursions tatares, elle a été rebâtie à l’identique en 1982, à l’occasion du 1000ème anniversaire de Kiev.

kiev clocher

L’Université de Saint-Vladimir a été fondée en 1835 et fut dotée dès l’origine de laboratoires, de cliniques, de collections diverses (médailles, antiquités préhistoriques, zoologie, minéralogie) et d’une riche bibliothèque. Dans le même quartier ont été construits les observatoires météorologique et astronomique, l’amphithéâtre d’anatomie et l’école de chimie. Le 19ème siècle a été, ici aussi, le temps de l’exploration de la nature et d’émerveillement pour la technique, dont il reste cet optimisme industrieux propre aux pays slaves. Face à l’université et à son vaste jardin botanique s’élève la cathédrale Saint-Vladimir. Elle fut érigée avec sept coupoles pour le 900ème anniversaire de la christianisation de l’Ukraine, entre 1862 et 1896. Nous n’entrons pas voir l’intérieur bien que ses murs soient couverts de peintures des artistes russes les plus connus du temps.

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Lvov

La préposée du train nous réveille à 5 h pour l’arrivée à Lvov deux heures plus tard (Lviv en anglais, repris complaisamment par les journaleux). Elle veut que tout le monde soit bien prêt, discipline soviétique oblige : pas d’anarchie dans les comportements, la paresse ou faire attendre sont antisocial ! Le train n’a pas roulé vite mais les aiguillages sont durs. Nous débarquons de la gare à 7 h le matin. Le jour est levé mais il fait frais. La gare s’ouvre sur un hall monumental comme un palais 19ème. Certes, les pissotières ne sont pas en or (loin de là !) malgré la promesse démagogique de Staline au « peuple », mais le hall est éclairé de grands lustres de cuivre et verre taillé. Nous laissons nos bagages à la consigne pour ne porter que nos petits sacs. Deux jeunes blonds venus tout droit de la campagne passent plusieurs minutes à saisir comment fonctionnent les compartiments automatiques. Il faut dire que ce n’est pas immédiat : il faut avant tout aller acheter un jeton, puis le mettre à l’intérieur du mécanisme, régler le code, le noter pour ne pas l’oublier, puis fermer le compartiment et brouiller les chiffres. Au retour, il faudra mettre une pièce de 1 hrv, puis faire le code, avant de déverrouiller… La bureaucratie dans les têtes se reflète dans la construction des choses.

lvov ukraine retraitee au travail

Les alentours de la gare sont très prolétaires, le train drainant des travailleurs venus d’ailleurs et des paysans ployant sous les paquets destinés à la famille ou au marché. Des retraitées, dont la pension a fondu avec l’inflation postcommuniste, balayent les voies du tram pour mettre du beurre dans leurs orties (les épinards sont trop chers). Le réseau de Lvov se compose de 75 kilomètres de voie et d’environ 220 tramways.

lvov ukraine ouvriers

Les voies sont en mauvais état tout comme les véhicules. La plupart des trams sont de type KT4, produits en République tchèque par Tatra. Comme nous avons du temps, nous partons à pied vers le centre. Nous croisons des automobiles, plus modestes et plus antiques qu’en Crimée. Se sont surtout des restes de l’industrie soviétique, ces Volga, Moskvitch, Lada ou Faz d’époque Brejnev. Les voitures neuves sont en général grosses et allemandes, BMW ou Mercedes.

lvov ukraine eglise uniate
Nous passons devant une église uniate et y entrons. C’est pour nous une découverte que ce rite particulier. Trois archevêchés ont été installés à Lvov dans l’histoire, le catholique romain, le grec orthodoxe et l’arménien orthodoxe. Il y a eu aussi des protestants à partir du 16ème siècle. Lvov est devenue évêché sous Casimir le Grand, puis archevêché de rite latin en 1412. Les Uniates sont des Orthodoxes qui reconnaissent le Pape. Vladimir, qui a converti l’Ukraine (pas Vladimir Poutine mais le roi Vladimir 1er), a été baptisé selon le rite Romain en 987. L’église est ornée dans les deux styles, orthodoxe et catholique. Au petit matin, des gens agenouillés devant un Christ grandeur nature sur sa croix marquent une ferveur inusitée chez nous, même en Italie. Il est dommage que ledit Christ ne soit qu’un papier découpé et collé sur du contreplaqué… Mais c’est le symbole qui compte.

lvov ukraine facades
La ville de Lvov tient 830 000 habitants, Danilo de Galicie l’a fondée en 1256 au nom de son fils Lev, qui signifie « le lion » (Léon en français). Le centre est aujourd’hui protégé par l’UNESCO. La ville n’est qu’à 70 km de la frontière polonaise et a porté, dans l’histoire, le nom allemand de Lemberg entre 1772 et 1918. Devenue polonaise entre les deux guerres, Lvov et sa région furent par la suite incorporées dans la république socialiste soviétique d’Ukraine. La plupart des Polonais furent expulsés ou terrorisés par le KGB. La ville est devenue longtemps un centre de résistance ukrainienne à la russification.

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Nous réussissons à trouver un café ouvert près du centre. L’établissement, s’il est vraiment très peu aimable, est « ouvert 24 h sur 24 » comme indiqué sur l’enseigne. C’est un nouveau comportement importé de l’ouest, de travailler aussi longtemps qu’on veut, sans l’obligatoire « couvre-feu social » de l’ère soviétique. Mais le sens du service est loin d’être encore acquis. Le client demeure cet « emmerdeur » de guichet, celui qui vient vous déranger parce qu’il quémande quelque chose, même s’il paie votre salaire. L’attitude des cafetiers et des serveurs reste empreinte de cette rudesse « administrative » faite d’agacement et de brusquerie que quiconque a fréquenté, en France, les guichets de la Poste ou de la Sécurité Sociale avant les années 1990 connaît bien : « parlez devant l’hygiaphone ! Qu’est-ce que vous voulez ? Y en a pas ! Zavez pas la monnaie ? »

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Même les toilettes sont payantes, comme dans les cafés parisiens de haute époque. Ils ne coûtent qu’un demi-kopek mais il faut trouver la bonne pièce. Et ils ne semblent nettoyés qu’une fois par jour. Le robinet du lavabo est branlant, exigeant de le tenir à deux mains pour ne pas le desceller. Pour se voir dans la glace, il faut être grand. Quant à l’étroitesse du lieu, elle condamne toute « aisance » aux obèses qui ne peuvent même pas entrer. Le papier toilette, au cas où vous auriez oublié le vôtre, se prend au comptoir avant d’y aller : pas question de faire confiance aux camarades en régime de pénurie ! Le savon, de même, est coincé dans une coupelle plastique derrière le robinet et seuls les astucieux peuvent y accéder ; ils prendront d’ailleurs un malin plaisir à le remettre tel quel pour laisser les autres emmerdés. Si la disette a disparu, si les prix des articles de première nécessité sont bas, le « comportement administratif » subsiste bel et bien. Il est si connu en russe qu’il existe un mot pour ça : « komandirovka » ! Malgré ses velléités d’indépendance, l’Ukraine reste tristement russifiée, soviétique dans sa mentalité. Le comportement administratif est le versant réel de ce collectif idéal tant vanté par les socialistes – surtout en France.

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Nous visitons l’église de Boris et Gleb, puis l’église de la Résurrection. Les rues de la vieille ville sont en restauration. Nous enjambons partout des travaux en cours, contournons des pavés en tas ou du sable, passons sous des échafaudages (des « échafauds » disait un mien gamin jadis). Des tonnes de plâtras et de gravats attendent la benne qui les portera hors de la ville. Les engins de chantiers sont antédiluviens, les camions rouillés, beaucoup d’ouvriers sont requis pour effectuer la moindre tâche. Nous sommes un demi-siècle en arrière question efficacité et délais. La restauration des vieux quartiers avance lentement mais semble bien lancée ; tout le centre ville est industrieux. Les façades terminées ou les beaux bâtiments dans le style ancien sont en général des banques : les seules qui peuvent payer. La ville est verte, on ne construit pas de grands ensembles ou des perspectives staliniennes. Les fantasmes perretistes (du nom de l’architecte bétonnier des années 50) n’ont pas cours comme au Havre, dans un pays qui a pourtant subi le soviétisme et son mauvais goût je-m’en-foutiste durant trois générations. Les arbres des parcs sont préservés, des bancs y accueillent les passants. Les gens s’y promènent et s’y reposent. Les trottoirs sont très propres, les bouteilles sont consignées et le plus souvent données à plus pauvre que vous, ces SDF appelés ici BMJ (non, ça ne veut pas dire Bordel mondial pour la jeunesse, pas plus que SDF ne veut encore dire Scouts de France).

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Lvov est située sur la ligne de partage des eaux de la Baltique et de la Mer Noire. La vieille ville, entourée de murs, se situait au contrefort du Haut Château (une colline haute de 409m) et de la rivière Poltva. Au 13ème siècle, cette rivière servait au commerce et au transport. Début 20ème siècle, elle était si polluée qu’il fut décidé de la recouvrir pour la faire passer sous la vieille ville. L’artère centrale de Lvov, l’avenue de l’Indépendance (Prospect Svobody), ainsi que l’opéra, se trouvent juste au dessus de la rivière souterraine. Nous faisons le tour de la ville qui s’éveille lentement.

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Un marché aux livres est en train de s’installer en plein air, sur une placette desservie par un arrêt de tram. Peu de programmes télé intéressants, Internet encore peu répandu, les Ukrainiens lisent toujours, eux. Le marché se tient sous la statue en bronze d’un géant barbu musculeux, un prolétaire prote en bottes cosaques mais salopette d’imprimerie, torse nu façon socialiste, sinon « réaliste ». Ce symbole de synthèse entre tradition et communisme tient un lourd ouvrage relié sur son bras gauche, le pesant savoir des dogmatiques. La littérature proprement ukrainienne est rare et peu traduite. Le début de la langue littéraire, en ukrainien, ne date que du début 19ème et tout le vocabulaire abstrait est emprunté au polonais. L’attraction russe et la persécution des particularismes, d’abord tsariste puis soviétique, ont rendu la langue ukrainienne très proche du russe. Qui se souvient que Gogol s’appelait Hohol parce qu’il était ukrainien ?

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Taras Chevtchenko (1814-1861) est le grand écrivain national, peintre et poète. Patriote et démocrate comme il se doit, antitsariste et antiservage parce lui-même né serf, il est l’auteur du poème sur l’insurrection paysanne contre les Polonais en 1668, les Haïdamaques. L’un de ses livres, L’Hérétique ou Jean Hus, attaque l’église Romaine et l’impérialisme germain ; il en appelle à l’unité des peuples slaves. Son poème le plus connu, Le Testament, est devenu l’hymne national ukrainien. Marie Vilinska (1834-1907) compose des récits populaires devenus célèbres, dans une société restée patriarcale, sous le nom de Marko Vovtchok (le louveteau). Elle est connue à Paris pour avoir fréquenté et échangé des lettres avec Gustave Flaubert, George Sand et Jules Verne. Mikhaïlo Kojubinski (1864-1913), séminariste révolutionnaire comme Staline, puis instituteur et soutenu par Gorki, est l’auteur du livre qui deviendra un film de Paradjanov, Les chevaux de feu. Oleg Hontchar (né en 1918), bien que Prix Staline en 1947 et 1948, décrit en 1968 avec La cathédrale les jeunes post-staliniens conformes qui, vivant dans un monde ordonné, matérialiste et athée – ne sont pas heureux. La vieille cathédrale cosaque devient, pour ces étudiants, le symbole de l’éveil de la jeunesse, de l’aspiration à secouer les jougs, penser libre et aspiration spirituelle.

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Les vacances scolaires ont lieu une seule fois dans l’année en Ukraine. Elles durent trois mois, choisis parmi les plus chauds : juin, juillet et août. Aucune semaine de congé n’est prévue entre, sauf les jours fériés ordinaires. Les adultes ont le droit de prendre 24 jours calendaires dans l’année, soit une dizaine de moins que les Français (qui raisonnent en jours « ouvrables »). Le salaire moyen est de 200 hryvnias par mois mais l’usage veut que des primes soient distribuées au noir (vieil héritage communiste favorisant les clientèles), et les bonus (importation américaine récente) sont désormais forts répandus, en fonction des résultats de la société ou de la boutique. Hors paysans autarciques (il en reste bon nombre, nous en rencontrerons), le salaire « moyen net » du pays tourne plutôt autour de 600 à 800 hrv, soit de 90 à 120 €. Ce n’est guère, mais les prix payés sont à l’avenant (15 centimes d’euros pour un verre de thé, 40 centimes d’euros pour une bière de 33 cl, nul terrain à acheter – qui est propriété d’État).

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Après notre tour, nous revenons vers l’opéra, monument central aisément repérable, élevé au bout de la perspective Svobody (Liberté). Il a été construit en 1900 par l’architecte Gorgolevski. Nous achetons une bière en boutique (3,25 hrv) pour la déguster, avec un verre en plastique (0,5 hrv). Sur l’avenue bordée d’arbres, des enfants modernes passent en rollers, un jeune homme s’assoit en face de nous pour apaiser sa curiosité timide, deux vieux retraités discutent un peu plus loin. Un guide local nous propose un tour de ville, pas de problème, il parle, comme Natacha, « toutes les langues ». Le ciel est dégagé, le soleil a fait s’évanouir la fraîcheur comme l’humidité du matin.

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