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Jean-François Kochanski, Vents contraires

C’est un récit de guerre et de bâtardise que nous livre l’auteur, ancien des salles de marché trésorerie de la BNP et vivant désormais au Japon. Comment Kurusu Ryo, appelé Norman, fils de diplomate japonais et d’une Américaine, a vécu sa japonité au Japon durant les années de nationalisme exacerbé de la Seconde guerre mondiale. Né en 1919, Ryo-Norman a eu 18 ans en 1937 mais n’a vécu au Japon qu’à l’âge de 8 ans. Son apparence gaijin, nettement occidentale, détonnait parmi ses pairs et, étant enfant, sa façon de parler aussi. Il a dû se battre pour s’imposer. Plus grand et plus costaud que ses camarades élevés au riz et aux légumes, il n’a pas tardé à se faire respecter, puis à s’intégrer dans le groupe.

Car l’auteur, qui reconstitue sa courte vie à partir d’archives privées de sa famille, de témoignages de guerre et de livres publiés, s’ingénie à faire comprendre le Japon, premier pays développé non-occidental, et sa mentalité îlienne de forteresse assiégée, très conservatrice et méfiante envers tout étranger (même Coréens). Norman, prénom américain, fut bientôt réservé à l’intimité familiale, délaissé socialement au profit du seul Ryo, prénom japonais. Le garçon devenu jeune homme se destine à l’ingénierie aéronautique, en plein essor au Japon industriel ; il deviendra en même temps qu’élève-ingénieur un élève-officier, tant le totalitarisme impérial nippon des années 1930 et 40 enrôlait toute la population dans un nationalisme fusionnel, à la manière nazie.

Être le seul officier métis de l’armée de l’air japonaise, et qui plus est d’apparence physique occidentale et parlant parfaitement anglais, est une performance. Que les Japonais l’aient accepté, avec plus ou moins de réticence ou de retard, est une gageure. Ryo a dû être meilleur en tout, aux études comme aux sports, et il n’a dû le respect du clan que parce qu’il savait battre ses plus acharnés détracteurs au kendo, l’art martial du sabre qui est l’essence du Japon.

Cette histoire vraie reconstituée, romancée seulement pour faire liaison ou s’imprégner de l’ambiance, serait plus lisible si elle avait été relue par un éditeur véritable. Les mots mal orthographiés ou mis pour un autre (haut-vent pour auvent, hôtel pour autel, tache pour tâche…), les fautes d’accord, les constructions de phrases bancales et les virgules placées au petit bonheur font se demander si l’écriture n’a pas été finalisée par une IA, genre traducteur automatique de l’anglais au japonais puis en français… Comment comprendre, par exemple, cette phrase : « Une certaine dissonance s’exposant à tous, troublait sans le vouloir l’unisson pouvant les lier » p.51 ? Il y en a beaucoup d’autres de ce type.

Outre un récit de guerre, une vue du Japon conduit malgré lui vers la défaite, l’auteur s’intéresse avec raison à l’écartèlement des « races » – on dirait aujourd’hui les « cultures » sans que cela change quoi que ce soit. Le physique et la mentalité américaine sont très différents du physique et de la mentalité japonaise : que fait-on lorsqu’on est mixte ? Le garçon choisit papa, parce qu’il est estimable et qu’il l’aime, mais ce n’était pas gagné. Le père, diplomate ancien ambassadeur à Berlin puis en Belgique, au Pérou, a tenté l’ultime négociation de la dernière chance entre États-Unis et Japon, d’ailleurs condamnée d’avance à l’échec puisque l’attaque de Pearl Harbor était déjà programmée. Il s’est infligé le déchirement de ne pas garder son fils avec lui durant ses années d’apprentissage, au contraire de ses filles. Il a voulu pour le garçon une éducation entièrement japonaise et non internationale selon ses postes diplomatiques. D’un corps occidental il a voulu faire un vrai japonais. Il y a réussi. « Sans une identité, un avenir ne peut être construit », dira-t-il à son fils jeune adulte, « mon fils, ton sang et ton cœur sont japonais » p.163.

Tragédie des métis, écartelés entre deux cultures. Il faut en choisir une tout en gardant la force de l’autre, mais le vent doit souffler dans une seule direction sous peine d’être déboussolé, voire psychiquement malade (comme trop de Maghrébins le montrent à l’occasion d’un fait divers). Le capitaine d’aviation Ryo Kurusu fut « tué au combat » sur un aérodrome militaire japonais par une hélice qui lui a arraché la tête dans les derniers mois du conflit, un accident malheureux. Il a vécu tourmenté mais courageux, il a servi avec honneur un régime pourtant fourvoyé. Mais il était japonais, vraiment japonais, même s’il a rêvé de devenir plus universel.

Jean-François Kochanski, Vents contraires, 2022, AZ éditions Content Publishing, 201 pages, €18,00 e-book Kindle €9,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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La lance brisée d’Edward Dmytryk

C’est un western puisque cela parle de l’Ouest, de ses grands espaces de l’Arizona jadis à prendre (aux Indiens), de ses têtes de bétail à parquer et soigner, de ses hors-la-loi plus prompts à voler qu’à travailler et bâtir. Un hymne au Pionnier, l’homme qui s’est fait tout seul : Matt Devereaux. Une grande gueule d’Irlandais macho et implacable comme un Jéhovah d’Ancien testament (Spencer Tracy), qui a fait crever sous lui nombre de chevaux, une femme et trois gosses, aujourd’hui adultes mais toujours dépendants.

C’est que le vieux ne veut pas lâcher ; il ne veut rien écouter. Il sait mieux que tous ce qui est bon pour tous, comme tous les tyrans. Avec ses milliers d’hectares et ses quelques cinquante mille têtes de bétail dont il vend dix mille chaque année pour nourrir les villes de l’Est, il se croit avisé. Or il décroche de son temps. Il n’a vu que les pâturages et pas les droits miniers ; il croit encore à la loi de l’Ouest et pas aux tribunaux établis ; il pense que sa fortune et ses relations de copinage le préservent de la loi.

Ce n’est évidemment pas le cas, mais il n’écoute pas. Ni le gouverneur qu’il a fait élire, ni son fils ainé (Richard Wydmark) qu’il a fait trimer seize heures par jour depuis ses 10 ans (mais pourquoi est-il donc resté une fois adulte ?), ni même son dernier fils, qu’il a eu avec une Indienne, une « princesse » du lieu (Katy Jurado), la seule qu’il écoute pour les relations humaines parce qu’elle n’a aucun droit de citoyenne. Son petit dernier est son préféré (Robert Wagner), sûrement parce qu’il est né après que sa fortune ait été en bonne voie, certainement parce qu’il est plus intelligent que ses frères, mais peut-être aussi parce qu’il est pour lui inconsciemment l’héritier légitime de la terre de ses ancêtres comanches.

Ce métissage est insupportable à la société américaine chrétienne protestante du temps. Epouser une bougnoulesse est du dernier vulgaire et la « bonne » société de la ville le fait sentir. Curieusement, les épouses des amis invités ont la migraine ou attrapé un refroidissement juste au moment des réceptions au ranch du vieux. Les autres, ceux qui viennent, appellent la dame « señora » pour faire espagnol, un degré de bougnoulité moindre et semble-t-il plus acceptable aux « apparences ». Seul le fils Joe est exempté de l’opprobre parce qu’il est un mâle et fils de – encore que…

La première scène le voit sortir de trois ans de prison pour être convoqué aussitôt devant le gouverneur qui l’a vu grandir. Ses trois demi-frères ont une proposition à lui faire : empocher 10 000 $ cash et s’exiler à jamais en Iowa où de la terre est à prendre. Autrement dit rompre tout lien avec sa famille et son pays car il fait tache dans le paysage social et affairiste des bons Blancs entre eux. Le spectateur apprendra qu’il a servi de bouc émissaire à son père irascible qui a fait détruire par ses hommes une mine de cuivre qu’il avait pourtant autorisée sur ses terres, parce qu’elle pollue l’eau de la rivière et fait crever quelques bêtes. Le vieux ne pouvait socialement pas être condamné, les fils se sont défaussés, seul le dernier l’avait mis en garde et « avoue » s’être énervé parce qu’on le traitait de métis – ce qui est pure invention pour sauver l’honneur de la famille.

S’il n’y avait pas de haine véritable entre Ben et Joe, elle nait à ce moment. Joe avait en effet sauvé du renvoi ses deux demi-frères intermédiaires pris en train de voler du bétail. L’aîné a sacrifié son enfance et une partie de sa vie sans en retirer plus que 40 $ par mois et sans être associé à une quelconque décision par son père. Le benjamin est arrivé après la bataille, choyé plus que les autres parce qu’il était de sang impur. Dans la lutte, chaque race reprend ses affinités. Aux funérailles de son père, terrassé d’une crise cardiaque alors qu’il donnait le fouet à Ben, pourtant adulte), Joe sorti provisoirement du pénitencier où il purge sa peine à charrier des blocs de rocher qui lui font des muscles, plante une lance entre lui et ses frères félons. Selon la coutume comanche, c’est une déclaration de guerre. Ben Caïn veut tuer Joe Abel mais c’est le contremaître indien qui tranche d’une balle bien ajustée la querelle. Ben, qui l’avait attendu dans un guet-apens, allait tuer Joe qui n’était pas armé.

Une fois sorti de taule, une fois refusée avec mépris la proposition des frères, une fois débarrassé de l’aîné qui le poursuivait de sa haine revancharde, Joe peut laisser tout cela derrière lui : le vieux mort et son rêve de grandeur brisé, les deux frères restants qui sont parmi les plus cons, la tribu indienne dans laquelle sa mère s’est réfugiée – et la tombe de son père devant laquelle la lance est plantée. Il la brise sur son genoux, brisant ainsi le destin tracé par le père et prêt à commencer une nouvelle vie par lui-même à partir de rien, avec sa bien-aimée.

Plus que l’action, c’est la psychologie qui compte. Comment un self made man dans l’esprit pionnier a réussi et comment, par orgueil et égoïsme, il a tout détruit. Parodie de la tour de Babel, les frères ne parlent plus la même langue. Le ranch ne se relève pas de ses erreurs : parcelle cédée pour amende, terre vendue à l’encan pour payer la représentation commerciale à la ville, zizanie familiale, crise cardiaque, haine fratricide aboutissant à la mort de l’un et à la fuite de l’autre qui ne veut plus rien avoir à faire avec la terre. Mais l’espoir de renaissance aussi pour une autre famille dans un autre lieu. Joe emporte avec la lui Barbara dont il est amoureux (Jean Peters), la fille du gouverneur un brin raciste (E. G. Marshall), ancien comptable sorti de son trou par le vieux qui n’en peut mais devant la modernité, la majorité légale – et l’amour !

DVD La lance brisée (Broken lance), Edward Dmytryk, 1954, avec Spencer Tracy, Robert Wagner, Jean Peters, Richard Widmark, Katy Jurado, Sidonis Calysta 2010, 1h33, €9.33 blu-ray €9.98

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Quand on a 17 ans d’André Téchiné

En terminale S d’un lycée d’Ariège Damien (Kacey Mottet Klein, 17 ans), est un bon élève qui récite du Victor Hugo et résout les équations de maths sans problème. Son condisciple Thomas (Corentin Fila, 27 ans) est un métis de congolais qui vit mal son adoption par des paysans frustes et taiseux qui le font trimer, faute de « vrai enfant » à eux après de multiples fausses couches. Il veut devenir vétérinaire pour mieux protéger les bêtes auprès desquelles il a trouvé jusqu’ici le seul amour. Damien le regarde souvent en classe ; ils sont tous deux solitaires et les derniers à être appelés lors de la constitution des équipes de sport collectif.

Un jour Tom fait un croche-pied à Damien en classe. Pour rien, par jalousie de voir sa mère venir le chercher peut-être, l’aimer ouvertement et normalement. Il lui dira plus tard qu’il le trouvait « prétentieux » mais c’est parce qu’il affichait de façon naturelle ce qu’est la vraie vie d’un fils – le contraire de la sienne. De cet acte d’envie va naître une progression d’échanges mimétiques. L’attirance comme un aimant irrésistible que la raison cherche à canaliser dans le refus, les coups, les regards hostiles, mais qui ne fait que s’amplifier justement par cette relation négative. La tourner en positif est tout le projet du film, l’aboutissement de la vérité comme apothéose, tout comme l’acceptation du deuil du père et de Damien ou la naissance de la petite demi-sœur de Tom.

Les nausées de la mère adoptive de Thomas, isolée dans sa ferme de montagne, font intervenir Marianne, la mère médecin de Damien (Sandrine Kiberlain) ; outre la fièvre, elle attend un bébé et doit être hospitalisée. Marianne propose spontanément à Thomas de l’héberger chez elle en attendant ; il sera plus près de l’hôpital et du lycée et pourra mieux réviser. Car ses notes sont en chute au premier trimestre et ses bagarres avec Damien le font surveiller du proviseur. Les garçons disent que c’est fini mais c’est irrésistible, ils ne peuvent faire autrement que de s’exciter mutuellement. A 17 ans on est plein d’énergie et il faut l’épuiser, par la boxe pour Damien avec Paulo, un ami de son père, et par la course aller et retour d’une heure à chaque fois pour attraper le bus du lycée pour Tom.

La cohabitation va les tourner l’un vers l’autre. Père absent d’un côté, adoption par dépit de l’autre, les deux garçons sont psychiquement orphelins. Ils cherchent à s’ancrer dans l’affectif même si Damien a sa mère, indulgente, généreuse et dynamique, et Tom ses bêtes qu’il désirerait soigner en vétérinaire plus tard. Tom apprécie Marianne, il en est peut-être même vaguement amoureux, comme la mère qu’il aurait désirée. Damien le voit se faire ausculter torse nu et provoque Tom en lui demandant si cela l’a fait bander. Thomas l’invite à le suivre dans la montagne et se met nu devant lui pour plonger dans le lac glacé, comme un refus physique et une invite au désir. Damien ne sait plus où il en est et cherche sur le net une rencontre masculine pour voir s’il est « attiré par les hommes ou simplement par Thomas ».

Montagne, nature, saisons, éveil du désir, violence physique issue de la pulsion sexuelle inavouée qui ne s’apaisera qu’en mettant des mots entre eux après les coups et avant les gestes d’union, tout part de l’intérieur. La famille, le lycée, la société, ne sont que le décor des tourments psychiques. S’ils détonnent parfois dans les garçons en devenir (la mort du père de Damien, pilote d’hélicoptère militaire au Mali, la naissance d’un bébé « vrai » chez les parents adoptifs de Tom), ce n’est qu’amortis par ce qui est principal : la pulsion. Celle-ci ne s’assouvira que dans la possession réciproque des mains, des bouches, des corps. Elle viendra en son temps, directe, immédiate, sans s’y appesantir : un aboutissement du désir, une normalité acceptée des années 2000. Sans « honte » comme le croyait Damien de Tom, mais par « peur » avoue celui-ci. La peur de la première fois, comme les hétéros pour le sexe opposé.

La terminale est une fin d’enfance, surtout en France où l’on infantilise très tard par tropisme paternaliste romain-catholique. Le jeune de 18 ans est encore immature même si la société lui permet – du bout des lèvres – une expérience sexuelle, mais pas avant 15 ans et avec le sexe opposé, une fille consentante par écrit et devant témoins sous peine d’accusation de « viol ». Et voilà pourquoi votre démographie est muette, peut-on dire en paraphrasant Sganarelle (Le médecin malgré lui). La hantise catholique du sexe comme cause de l’immigration, de l’adoption à l’étranger, des problèmes d’intégration de la jeunesse (survalorisée), du terrorisme et de la guerre au loin qui tue, la société malade… Le film fait réfléchir à cet engrenage par-delà l’incertitude identitaire personnelle des deux garçons. Eux, lumineux, vivent leur vie au ras de leur terroir et par tout leur corps, arpentant la neige ou se jetant dans l’eau glacée, nourrissant les vaches et soignant les agneaux, se mesurant à la lutte et aux poings pour s’éprouver et s’évaluer, finissant par s’entredévorer, s’entrejouir, s’aimer.

DVD Quand on a 17 ans, André Téchiné, 2016, avec Sandrine Kiberlain, Kacey Mottet Klein, Corentin Fila, Alexis Loret, Wild Side Video 2016, 1h49, €11.00

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Ponta do Sol

Deux gigantesques gâteaux parfumés au citron ne résistent pas à treize occidentaux nourris au sucre depuis l’enfance au petit-déjeuner. Ce matin le fromage fait moins recette, mais l’on commence à apprécier – ou à savoir préparer – le café « à la turque ». Les premiers jours, la découverte d’un paquet de café moulu nous avait surpris : à Paris « ils » ont fait une erreur, ce n’est pas possible ! Et puis, faute d’autre solution, nous avons essayé. Ce café en poudre, jeté dans l’eau bouillante, est en fait bien meilleur et plus facile à conserver que le café « soluble ». Les « technocrates de Paris » ne s’étaient pas trompés : ils l’avaient fait exprès. Et ils avaient raison…

Une rumeur enfle : ce sont les gamins, garçonnets et fillettes, qui jacassent à l’entrée de l’école. Les coqs chantent ici ou là, comme si le soleil venait à peine de se lever. On entend les cris d’une maman engueulant son petit garçon trop lent. Sur les crêtes autour de nous flotte la brume. Aucun nuage au ciel mais un voile assez épais, poisseux, sur le paysage. Une fillette joue avec une ficelle dans la rue ; elle lève une jambe et saute à la corde, toute seule, perdue dans son plaisir.

Nous prenons le départ, le chemin vers la mer. Le village a ses vieilles femmes et ses enfants dans les rues quand nous le traversons : « bom dia ! adios ! ». Enfin la mer et sa rumeur sur les rochers, inlassable soupir. Le chemin longe la falaise, empierré, sinuant sur le relief. Sur la mer stagne un voile de brume, le vent est coulant. Le long de la mer se dressent quelques maisons et une école, dans laquelle nous invite la maîtresse. La classe est vide. Sur le mur est affichée la liste des élèves aux prénoms et noms composés à rallonge. L’orthographe est phonétique. Je relève un « Stivan », un « Ailtron » et un saint hypothétique : « Navy ». Les visages sont à l’extérieur. On ne peut interrompre notre marche, se poser quelque part, sans voir surgir très vite par deux ou trois, toute une bande de gamins et gamines entre deux et dix ans.

Une ribeira s’ouvre dans la falaise, à notre droite, la Ribeira Graça. Le vent est à décorner les bœufs. Yves, d’ailleurs, en perd sa casquette. Des femmes repiquent l’igname dans la terre grasse bien irriguée par un ruisseau en activité. Nous marchons sur les murets de pierres qui délimitent les cultures. Plus haut, nous pique-niquons à l’ombre, sous un bassin de retenue d’eau aménagé de grosses pierres. L’itinéraire fait jardin japonais : de l’eau glougloutante, des pierres rondes disposées en chemin, les feuilles triangulaires du manioc en guise de nénuphar, les cannes à sucre en guise de roseaux – et la falaise de basalte noir.

Pendant que les autres ronflent au soleil, repus, je pars seul explorer le haut de la gorge. Elle sinue fort loin vers l’intérieur, se rétrécissant progressivement. J’ai l’impression enfantine d’explorer une île déserte. Si forte que je retire mon maillot pour mimer les corsaires qui hantaient mon imagination, il y a longtemps. Pas un bruit, pas même un oiseau. Des bananiers, en ligne, sont élevés dans l’ombre, les pieds au bord de l’eau. De gros papillons brun ocellé volettent, de larges libellules au corps vermillon passent lentement dans un vibrion d’ailes. De l’eau tombe goutte à goutte de la falaise sur les feuilles avec un bruit mat. Je m’avance longuement sans voir le bout de la gorge. La bananeraie n’en finit pas ; chaque endroit est aménagé pour fixer la moindre parcelle de terre. Alors que je revins, je croise Cyril parti explorer à son tour, blond et osseux jeune corsaire d’histoire. Il est le seul être humain que j’aperçois depuis vingt minutes. Encore une autre impression capverdienne, celle d’être seul à quelques mètres des chemins…

Retour vers la mer. Les gamins de Corvo (corbeau) nous saluent au passage. Très rude montée par une piste en lacets jusqu’au col avant le village de Fontainhas, où la bière nous tend le goulot. Au col s’élève une étrange lame de basalte, toute droite. Alourdis de taboulé et de bananes, les touristes arrivent un à un au sommet, rouges et soufflant. Dans la montée, les cheveux de sorcière sentaient le jasmin. Devant l’arrêt bière se prélasse au soleil un chat tigré couché en rond sur la pierre. Une petite fille vient acheter deux sous d’éponge à récurer et jette un regard étonné au groupe réuni dans la courette de l’épicerie pour siroter. Sa jupe est un jean de garçon repris en volants successifs. Fontainhas est « le village le plus photographié » de l’île. Il faut dire que, perché sur son promontoire au milieu des vallées, ses façades peintes en pastel, il a le cachet des vieux villages de nos sud. En poursuivant la piste, nous rencontrons dans l’ordre cinq travailleurs, dont un seul brasse du ciment (les autres discutent), trois gavroches perchés dans les branches d’un figuier, un père blanc tenant de sa main gauche un petit garçon et de la droite une fillette (tous trois français, selon le « bonjour » qu’ils nous lancent en chœur), puis deux dames touristes en sandales et bibis. Arrêt photo au virage qui surplombe le village – un classique. Suivi d’un arrêt admiration au virage suivant : la vue sur l’océan et Ponta do Sol.

Au loin dans la brume, Ponta do Sol apparaît comme une presqu’île frangée d’écume blanche. Se dressent quand même quelques immeubles d’un modernisme agressif qui doit plaire aux locaux, mais que nous avons abandonné depuis les années soixante. Le cimetière juif, le chrétien, des dizaines de maisons en parpaings bruts, pas finies, certaines à peine commencées et abandonnées aux fondations en attendant des jours meilleurs ; d’autres sont déjà habitées parmi la zone, c’est le quartier neuf. Près du port, le vieux quartier est en ruines. La terrasse de la maison où nous allons dormir donne sur un toit voisin de tuiles percées, et sur un autre en lattes de bois à demi pourries. Les rues se coupent à angles droits, pavées de galets où roulent les cyclomoteurs et où jouent au ballon pieds nus les tous jeunes adolescents. Les façades paraissent de pâte d’amande comme dans les contes tant leurs pastels sont appétissants à l’œil. Parfois, un arbre dépasse d’un muret, signe d’un jardin secret où il doit faire bon s’isoler. L’atmosphère est coloniale, nonchalante, lourde. La lumière atlantique est humide, salée, diffuse. Elle donne envie de se soûler ou de se perdre dans les moiteurs de femme. Aucun monument dans la ville ; tout est à ras de terre, deux étages au plus. On ne vit qu’au présent.

La marche, le vent et la déprime réclament une bière glacée avant même le thé chaud et les biscuits de rigueur. Le dîner est servi « dans l’hôtel » non par Angelo mais par la mama qui parle un peu français et ses enfants, deux métis adolescents d’âges rapprochés et deux petites filles jolies. Thon sauce piment et poulet aux pois chiches composent le principal des agapes. Xavier tient ensuite à nous emmener déguster le « café de San Antao », cultivé et torréfié ici, artisanalement. Nous n’allons pas loin, juste au bistro d’en face, une maison de vieille famille commerçante, restaurée il y a quelques années par un Suisse.

Le café, préparé à la turque par l’épouse, est suave et parfumé. Le grog servi ensuite, provenant des plantations personnelles du même Suisse, est infect. Xavier a beau nous vanter la distillation « en tête de chèvre » de tradition, plutôt qu’en tête métallique plus moderne, rien n’y fait. On déguste une sorte d’alcool à brûler amer, sans aucun raffinement. Le petit garçon vient taquiner son papa, un vieux blanc maigre et barbu à lunettes, faire câlin. Sa mère est Capverdienne et colorée. Le gamin peut avoir six ans, il est brun, fin, court pieds nus comme les autres petits du coin. Devant les étrangers blancs, il revendique son papa blanc aussi, tout fier. Il en est émouvant. Il a de beaux yeux noirs brillants et un malicieux sourire.

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Guillaume Mazeline, L’Indochinoise et le silence

Jules a vécu toutes les guerres, depuis la Résistance à 25 ans jusqu’à l’Algérie. Dans un premier tome intitulé Normandie douce-amère, l’auteur a conté la période de l’Occupation ; dans ce second, qui peut se lire indépendamment, il conte l’Indochine. Il ne parlera pas de l’Algérie car ce tome 2 clôt l’aventure – le sujet est probablement trop sensible pour ses contemporains…

Commandant des FFI, Jules s’engage dans l’armée pour se retrouver capitaine. Il choisit l’Indochine, reste de « l’empire français » bien décati depuis la double humiliation allemande et japonaise de « la première armée du monde » en 1938. Le Vietnam est l’occasion de jouer au proconsul, de civiliser une population souple et intelligente qui ne demande qu’à apprendre. Jules y réussit assez bien, même si la métisse Jeanne s’attache trop à lui pour être honnête. Jules est marié en France, il a déjà trois enfants ; Jeanne s’impose à lui dans sa solitude et exploite ses fragilités. Elle l’aime, sans aucun doute, mais aime aussi son frère, passé côté Vietminh. Double appartenance, double-jeu.

Les chapitres 6 à 12 sont sans conteste le meilleur du roman. L’auteur décrit cet empire finissant, idéalisme à beaux restes qui ne dure pas avec les ferments communistes et la démagogie socialiste de la métropole, sans aucun projet politique. Il fait son travail en bon professionnel, mais sans aucun espoir de réussir, ce qui est l’essence de la tragédie. La guerre est son métier et, sans combat, il ne vit plus. Au détriment de ses amours et de ses enfants, pour lesquels il est absent.

La construction du livre pèche du délayage au début et du délayage après l’Indochine. Ce n’est que lorsque le petit-fils de Jules, l’instituteur Fabien, est contacté par Lucie qui se meurt, ancienne amante de Jules dans la Résistance, que l’intrigue retrouve du rythme. Peut-être aurait-il fallu resserrer les pages intermédiaires peu utiles au lecteur, dispersant son attention sur des personnages trop secondaires : le dialogue creux avec Marie au début, l’étrange amie Mireille, puis Anne-Marie et ses Espagnols, Pascal et la classe d’adaptation, son grand-père brutal, les remarques comme un cheveu sur la soupe à propos des RASED. L’attention cherche à se focaliser sur l’un et sur l’autre alors que rien dans l’histoire ne le justifie, ce pourquoi l’auteur s’est senti obligé de récapituler la liste des personnages au début, comme au théâtre. Centrer l’intrigue sur l’Indochine et son Indochinoise (qui donne son titre au roman) eut été mieux venu.

Car les pages où le lecteur s’y trouve plongé sont psychologiquement passionnantes et bien troussées. Le déracinement idéaliste engendre le déchirement familial et personnel. Et tout ça pour quoi ? Pour se retrouver méprisé par les Métropolitains qui ne songent qu’à consommer dans la reconstruction et jettent l’empire et l’idée même d’empire par-dessus les moulins. Avec pour conséquence que les enfants métis, nés des accouplements franco-vietnamiens, trouvent mal leur place deux générations après. Ils ne sont ni Français universels, ni Vietnamiens national-communistes, amputés des racines. Et que les enfants de France se trouvent orphelins de papa et ne comprennent plus l’histoire de leur lignée. Tout le reste est accessoire et devrait être traité comme tel pour que passe l’idée.

L’auteur, réalisateur de documentaires, a voulu faire un roman du produit de son travail de recherche et il ne maîtrise pas encore cet instrument particulier qu’est le livre. Mais il mérite d’être lu pour les pages indochinoises qui reviennent sur cet impensé français de l’histoire coloniale, un projet civilisateur dévoyé dans l’affairisme et la crispation militaire.

Guillaume Mazeline, L’Indochinoise et le silence – Le goût de la tempête 2, 2020, éditions Une heure en été, 293 pages, €18.50

Livres déjà parus aux éditions Une heure en été

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Moi César, 10 ans ½, 1m39 de Richard Berry

Moi César est un film charmant, tourné en 2002 et sorti en 2003. Tout est filmé à hauteur d’enfant et avec le vocabulaire du CM2. Richard Berry, né Benguigui, tourne un film juif sur le modèle du Petit Nicolas. Mais les années 1960 sont loin et le début des années 2000 montre un Paris métissé, notamment dans le quartier de Montmartre, des familles éclatées et une école primaire où les profs sont carrément déjantés. Il s’agit donc d’un film d’époque en plus d’un film familial, vu avec cet humour juif à la Woody Allen qui donne sa magie tout au long.

Il y a beaucoup de tendresse dans l’histoire, racontée par le gamin d’un ton doux amer empli d’une amicale ironie. Tout commence par un enterrement au Père-Lachaise, où l’associé du père de César est enterré dans le carré juif. La pluie qui vient fait fleurir une forêt de parapluies noirs, à l’exception d’un rose contre le sida : l’atmosphère est donnée.

Le jeune César (Jules Sitruk) a pour nom Petit et son existence est tiraillée entre l’enflure ambitieuse de son prénom et le riquiqui social de son nom, peinture assez féroce des petits-bourgeois bohèmes habitant Montmartre. La mère (Maria de Medeiros) se contente d’attendre une petite sœur tandis que le père (Jean-Philippe Écoffey) est dans les « affaires », ce qui demeure un peu louche. L’enfant croit même qu’il part en prison alors qu’il déclare un voyage d’affaires. Il faut dire qu’un flic est venu le chercher et que sa mère comme son père le considèrent comme un bébé. Mais toute l’école le sait très vite et voilà le Juif célèbre parmi les Arabes de la classe lorsque la mèche est vendue involontairement par le meilleur ami de César, Morgan, un métis magnifique à la fois helvético-allemand et burkinabo-malien (Mabô Kouyaté).

Les acteurs ont plus que l’âge de leurs personnages et ce qui parait parfois incongru est ici pleinement justifié. À 13 ans au tournage, Morgan joue aisément l’athlète de la classe de CM2 et sa présence physique emplit l’écran tandis que son regard parfois émouvant ramène l’enfance au premier plan. César et lui sont amoureux de la même fille, Sarah (Joséphine Berry, la fille du réalisateur), « la plus belle de la classe », une mixte elle aussi puisque franco-anglaise. Le trio est déchiré entre l’amour qui naît et l’amitié qui demeure.

Les premiers émois sexuels se manifestent gentiment lorsque, par exemple, César regarde danser deux « pétasses » chez ses grands-parents en vacances, quand César et Morgan découvrent la nouvelle maîtresse du père de Sarah (Stéphane Guillon) les seins nus en train de bronzer (Cécile De France), ou lorsque les garçons de la classe s’exclament à la vue de leur maîtresse à demi dépoitraillée à son entrée en coup de vent, en retard dans la classe. Morgan donne d’ailleurs un cours d’éducation sexuelle à César en dessinant « les trois trous » de la femme sur une feuille de cahier, que le pion niais prend pour un dessin de « petite souris ».

Si les enfants sont décalés entre prison, divorce ou père absent, l’école de la République ne leur offre guère mieux. Le directeur (Didier Bénureau) est un autoritaire mielleux qui cherche plus à dominer qu’à comprendre les enfants, la maîtresse (Guilaine Londez) une envolée sexy dont les notes données au pif ne représentent pas le travail réalisé, le prof de gym (Jean-Paul Rouve) un rappeur à dreadlocks qui mêle le langage américain branché à toutes ses phrases dans un dynamisme forcé style Club Med, quant au pion, il arbore une tronche à cheveux longs et un œil concupiscent particulièrement glauque.

Toute l’histoire va consister à retrouver le père de Morgan à Londres où il est censé exercer le métier de journaliste. Les enfants profitent d’un week-end pour inventer un anniversaire chez Sarah tandis qu’ils prennent l’Eurostar pour Londres à l’insu de leurs parents. Seul César n’a pas de passeport et ne peut donc théoriquement pas sortir de France sans autorisation, mais il ruse et s’agrège à une classe pour passer les contrôles.

Une fois sur place, comment faire ? Déjà au début des années 2000 il n’y a plus d’annuaire papier et les enfants doivent aller en bibliothèque pour en trouver un. Heureusement que Sarah parle anglais. La liste des noms que porte le père de Morgan comprend plusieurs pages et ce serait bien le diable s’ils trouvaient le bon papa dans l’ensemble. Mais justement le diable est absent et le hasard fait qu’ils le réussissent, non sans péripéties et quelques peurs. Le père s’est mis en ménage avec une Noire et à trois autres enfants métis, signe quasi idéologique de modernisme et de mondialisation affichée.

Mais ce qui importe à Morgan, au regard plein d’émoi, est de trouver un repère : ce père qu’il n’a jamais connu. « Quand on veut, on peut ». Enfant beau, musclé et débrouillard qu’admire César qui n’est rien de tout ça, sa faille réside en sa solitude. Sa mère infirmière ne le voit que le week-end et ne communique avec lui entre-temps que par mobile et post-it collés un peu partout dans l’appartement. Lorsque l’orage gronde, Morgan n’est qu’un enfant et a peur ; il enfile à la hâte un sweat à capuche et court sonner chez César qui habite tout près. Il arrive trempé, ce qui lui vaut de montrer à l’image son torse nu pour la troisième fois. César, à l’inverse, reste constamment habillé et jamais aussi décolleté que Morgan, se trouvant trop enveloppé par amour des pâtisseries.

Le rythme de l’histoire veut que les enfants se fassent aider par une Française installée à Londres et qui tient un pub. Gloria a la cinquantaine et n’a pas d’enfant (Anna Karina), encore une solitaire.

Le message final est peut-être que, malgré les mélanges qui suscitent des angoisses identitaires, les états d’âme des adultes qui éclatent les familles, les liens d’amitié et d’amour qui se tissent au fil des jours finissent quand même par l’emporter dans une nouvelle forme de relation qu’est la tribu. Cela est conté avec humour et tendresse et donne un bon film où les acteurs jouent naturel.

Mabô Kouyaté est mort accidentellement à 29 ans le 3 avril de cette année.

DVD Moi César, 10 ans ½, 1m39, Richard Berry, 2003, avec Jules Sitruk, Maria de Medeiros, Jean-Philippe Écoffey, Joséphine Berry, Mabô Kouyaté, Anna Karina, Stéphane Guillon, Katrine Boorman, Jean-Paul Rouve, Didier Bénureau, Guilaine Londez, Cécile De France, EuropaCorp 2003, 1h31, standard €5.99 Blu-ray €21.50

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Ernst Jünger, Voyage atlantique

L’auteur publie ses carnets de voyages effectués dans les années 30 : la Sicile en 1929, la côte dalmate en 1932, la Norvège en 1935, la traversée de l’Atlantique et les côtes du Brésil en 1936, les îles de Méditerranée en 1938. L’ordre de présentation diffère de la chronologie, partant du sud méditerranéen pour gagner l’Atlantique, ce qui donne son titre au livre, et termine par la Norvège. Faut-il y voir un signe de la civilisation d’époque ? Aller à la rencontre du soleil au sud, le suivre vers l’ouest et l’océan avec son continent nouveau, puis revenir aux rochers et prairies germaniques ? C’est un mouvement de montre, 6 h, 9 h, midi – ou encore la civilisation, les pionniers, l’enracinement.

Ernst Jünger porte au monde une attention qui le rend authentique et, par-là, captivant. Il enchâsse dans l’écrit un fragment de réel comme l’ambre enserre les insectes et les plantes. Sa description est celle de l’entomologiste qu’il est aussi à ses heures perdues : précision du vocabulaire, dissection pas à pas de la totalité. Il s’intéresse surtout au naturel dans ses voyages : les rochers, les arbres, les fleurs, les insectes, les poissons. Il ne parle des humains que lorsqu’ils participent de la culture et du paysage, qu’ils sont englobés dans un lieu : les enfants, les paysans, les nègres. S’il donne quelques impressions personnelles, émet de rares idées générales, il évoque en majorité des faits. Le ton est volontairement neutre dans une époque d’idéologies exacerbées, mais correspond au tempérament austère et rigoureux de l’auteur. Il s’efforce de s’effacer devant le réel ; il le laisse parler en s’ouvrant au monde, il se fait le miroir où le moi disparaît au profit des « forces » de la nature – ce qui est aussi une idéologie (voir Heidegger), mais l’ambiguïté demeure de son tempérament ou de son époque.

Sa disponibilité de regard et son amour empathique du monde me séduisent cependant fort. J’ai relevé quelques gemmes dans la gangue :

Le 22 avril 1938, à propos des enfants plongeurs de Kalymnos, il décrit « les corps bronzés (qui) prenaient un merveilleux brillant dans le bleu profond de l’eau » ; on pourrait croire à des statues de bronze de jeunes athlètes grecs sortant tout animées de l’eau.

Le 6 mai 1938, sur les dalles d’un cimetière : « Ressenti quelque fatigue, à cause surtout des caractères hébraïques dont l’effet m’accablait déjà quand j’étais enfant. Ils se distinguent de tous les autres par le caractère extrêmement compact de leur substance ». Comme une histoire multimillénaire ramassée dans un alphabet, d’autant plus mystérieuse et inquiétante que l’on n’en connait pas le sens faute de savoir la lire.

Le 23 avril 1929 sur les mollusques et crustacés : « Toutes les formes géométriques tendent à l’inertie, aussi trouvera-t-on fréquemment qu’une propension à s’encuirasser y correspond. Les formes asymétriques au contraire sont pleines de possibilités d’affranchissements, sont les pivots de l’évolution, des métamorphoses et des déviations ». Contre l’ordre rigide et la rationalité trop sèche, l’écart à la géométrie pure permet le neuf. Contre Platon et ses Idées absolues, Jünger se situe plutôt du côté d’Aristote, de ses observations de la nature et de ce qui l’anime.

En 1932, sur la grâce des formes vivantes, de « l’Antinoüs de 15 ans » qui, à Palerme, lui ouvrait les oursins aux dauphins évoluant autour du bateau, « c’est toujours une source de gaieté que d’apercevoir une créature qui parvient, pour ainsi dire en se jouant, à la pleine maîtrise des moyens dont elle est douée. Avec de telles apparitions se révèle la profondeur de l’élégance. »

Le 19 novembre 1936 au Brésil, cette extraordinaire note sur des enfants flattés et émus de se voir regarder par un Blanc avec une bienveillante attention : « Je me trouvais assis dans le tramway entre deux enfants, un garçon et une fille, qui revenaient de l’église comme l’indiquait leurs livres de messe. Dans ces peaux sombres, ces lèvres retroussées, dans le blanc éblouissant de ces grands yeux, semblait respirer par lueurs un certain air bien élevé auquel je n’étais pas préparé. Comme je les observais, leurs visages s’animèrent d’un flux de sang et s’épanouirent en tonalités de pourpre et de velours. La chose, s’amplifiant, suscita une sorte de transparence, de lumineuse et diaphane pureté des tissus intérieurs qui me saisit vivement. A cette impression physiognomonique s’en ajoute une autre, plus forte – à savoir le pressentiment que ces créatures, sous le couvert d’une si placide indolence, étaient en réalité fiévreusement absorbées, et absorbées par un contentement intérieur d’une intensité peu commune ou par un naïf éblouissement qui semblait croître dans la mesure même où je m’en apercevais. Ce qui m’alarma, c’était précisément le crescendo de ce mouvement – à peu près comme si toute échelle allait disparaître séance tenante, et s’accomplir des choses magiques. Je sentis la proximité d’invisibles centrales de force dont la puissance secrète dépasse celle de toutes les turbines qu’on peut installer dans ce pays. » La puissance de l’émotion qui submerge la raison, issue des forces obscures et irrésistibles de l’instinct, était un trait d’époque en Allemagne ; mais appliquée à des métis, c’était un décalage osé et profondément humain.

Le 31 juillet 1935, sur les activités des Norvégiens, qui le définissent aussi : « Le véritable attrait qu’on trouve à chasser, pêcher et collectionner, n’est pas dans la proie qui nous tombe sous la main. Il réside plutôt dans le rêve de choses inouïes qui cache en soi toute la richesse du monde. » Le prédateur prise moins la proie que la chasse, cet acte de curiosité qui fait vivre plus intensément au présent, attentif à tout ce qui peut donner un indice à la traque. Sur les pêcheurs : « Il y a bien des aspects dans ce métier qui correspondent à mes goûts et à mon tempérament – comme de suivre en silence le cours des choses cachées. L’économie en est également bonne ; on mène une vie modeste et souvent périlleuse sans pour cela perdre jamais l’expectative de la richesse. » (Je sais que la langue allemande est parfois filandreuse mais, à mon avis, « perdre de vue l’espoir de la richesse » aurait été plus clair en français, Monsieur le traducteur !)

L’écrivain n’est-il pas analogue au pêcheur ou au chasseur dans ces descriptions de Jünger ? Un bien beau livre composé de notes en passant, au travers du monde.

Ernst Jünger, Voyage atlantique, 1947, traduit par Yves de Chateaubriant, Table ronde La petite vermillon 1993, 256 pages, €8.70

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Musée archéologique de Cuzco

Nous restons deux jours à Cuzco, que nous pouvons visiter librement. Je reprends les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas en deux tomes de Garcilaso de la Vega (le un, le deux). Garcilaso est le fils naturel d’un conquistador et d’une princesse inca, nièce de l’empereur. Jusqu’à ses dix ans, il vit à Cuzco avec sa mère, au milieu de la noblesse inca. A vingt ans, il part pour l’Espagne et écrit ses Commentaires qui deviennent l’ouvrage historique à la mode aux XVIIe et XVIIIe siècle partout en Europe. Irréductiblement métis, il est l’inca espagnolisé par les jésuites, pareil aujourd’hui au « latino » américanisé. Comme tous les parvenus un peu honteux de leurs origines, il en fait trop. La providence chrétienne qu’il voit dans la constitution de l’empire inca est une idée qui a bien vieilli, mais il se sent de lignée royale (inca) et ne considère donc pas ses ancêtres maternels comme des barbares. Cela nous vaut quelques remarques ethnologiques et culturelles qui sonnent vrai. Il dit par exemple du soleil qu’il est « source de la beauté corporelle », cela nous l’avons senti dans l’antique Machu Picchu comme dans la moderne Agua Calientes. Le nom de « Pérou » viendrait du propre nom du premier indien rencontré par les Espagnols sur ce territoire ; il n’aurait pas compris ce qu’on lui demandait car le pays inca se prenait pour le centre du monde et son royaume était appelé Tahuantinsuyu – les quatre parties du monde. Il décrit l’habillement des incas avec des pudeurs jésuitiques si drôles à nos oreilles : « les Indiens de ce premier âge étaient vêtus comme les bêtes, car ils n’avaient pour tout habillement que la peau dont la nature les avait couverts. » N’est-ce pas joli ?

Avec Gusto et Camélie, je vais visiter le musée archéologique de la ville. Il énumère les différentes cultures qui se sont succédé avant les Incas. Depuis la culture Chavin (1500 avant JC) qui a créé céramiques et monuments, à la culture Chimo (1100 après JC), en passant par Chankay (800 avant), Tiwanaco (500 avant), Nazca et Pukara (400 avant) au moment de la formation d’états régionaux, Mochika au nord (100 après), Chancay au centre, Nazca au sud, puis Wari et Collao (850 après). Les premières cultures, 4000 ans avant notre ère, installées près de la côte et dans les vallées débouchant sur le Pacifique, cultivaient courge, pois, yuca, et vivaient de pêche et de chasse. Le coton est cultivé vers 3000 avant, le maïs vers 2000.

A l’origine de la dynastie inca est un mythe. Manco Capac et sa sœur Mama Occlo sont nés du Soleil sur le lac Titicaca. J’ai pu voir l’île de leur origine en Bolivie. Ils sont partis au sud fonder une cité dans une vallée fertile : Cuzco. Le premier inca historique fut Yupanqui Pachacuti. Il a défendu l’ethnie inca contre les Chancas qui occupaient la vallée de Cuzco. L’empire inca s’est étendu progressivement sur toutes les Andes, de Quito (Equateur) au sud de Santiago (Chili). Une autre légende donne pour origine à la dynastie quatre frères, les Ayars, et leurs quatre sœurs, les « Mamas ». Ils seraient sortis d’une grotte à 6 km à l’est de Cuzco et mis en marche sur ordre de leur père le Soleil pour fonder un royaume. Chaque frère porte le nom d’une région inca (symbolisée par un quartier de Cuzco) : Manco le chef, Uchu (poivre) le centre, Anca le rebelle, et Cachi (sel) la côte. Est-ce l’union des tribus qui est ainsi magnifiée ? Les Quechua, paysans des vallées centrales, les Aymaras, bergers montagnards, les Chincho, paysans pêcheurs, et les Uru, pêcheurs et marins ? Les sœurs ont pour nom leurs fonctions symboliques : Ocllo la mère féconde, Huaco la responsable, Cora la plante sauvage des forêts de l’est, Sarahua le maïs cultivé des vallées. Dans leur périple, Manco et Anca sont les seuls à parvenir à Cuzco. Manco épouse Ocllo pour qu’elle lui donne des enfants incas ; il tue alors son frère rebelle, comme dans la mythologie romaine…

La structure rituelle de la pensée inca serait issue des croyances Moche : l’humanité aurait connue quatre âges séparés par des cataclysmes (vents, tremblements de terre, inondations, peste, rébellion des objets fabriqués par l’homme…) Durant ces quatre ères solaires, l’homme apprend à dompter les forces naturelles jusqu’au niveau le plus élevé que lui permettent ses moyens. Alors la fin d’une civilisation survient, le chaos qui brise l’ordre hiérarchique assujettissant la nature, transformant les produits, organisant la société. Pour cette rupture cyclique, tout ce qui est inférieur se rebelle. Dans le cycle suivant, une hiérarchie se recrée, car elle a pour fonction sacrée de juguler l’irrationnel de la société et de la nature.

Prière inca, notée par Cristobal de Molina en 1575 : « Oh, Seigneur, antique seigneur, créateur expert, qui a fait et établi en disant « dans ce monde d’en-bas qu’ils mangent et boivent », a augmenté la nourriture de ceux qu’il a créé, toi qui ordonnes et multiplies en disant « qu’il y ait des pommes de terre, maïs et toutes sortes de choses à manger » pour qu’ils ne souffrent pas, et ils ne souffrent pas en faisant sa volonté, qu’il ne gèle pas, qu’il ne grêle pas, garde-les en paix. »

Tout un panneau, au musée, est consacré à la culture de la coca au Pérou. C’est une culture sacrée, comme peut l’être celle du raisin chez nous. On évoque « la Mama Coca ». « Vouloir qu’il n’y ait plus de coca, c’est vouloir qu’il n’y ait plus de Pérou ». Ces mots ne sont pas de la Drug Enforcement Administration (DEA) mais de l’espagnol Metienzo (métis) en 1567. La coca sert à invoquer les dieux, aux rituels funéraires, comme médicament, à se soutenir au travail. Une peinture énumère tous ses bienfaits.

Autre attraction des incas : les momies. Fascination de la morbidité en Occident chrétien, depuis les momies égyptiennes jusqu’aux incas. Ici, une vitrine présente la momie d’une femme accompagnée de la momie de son bébé et de celle de son chat. Position fœtale, genoux repliés sur la poitrine, les mains contre les oreilles. On regarde la scène de loin, dans une lumière rouge, funèbre, tout à fait catholique comme celle qui montre la présence de Dieu dans les églises sombres. Etrange.

Une culture « de résistance » inca a continué bien après la conquête espagnole dans les usages de la noblesse métisse. Ils se faisaient peindre en vêtements et insignes royaux incas, ils utilisaient des vases de bois à motifs mythiques ou historiques incas.

Au sortir du musée, nous tombons sur la sortie des collèges. A l’espagnole, les enfants sont en uniforme, chaque école a le sien, toujours strict, en couleurs sombres. Peu de cravates cependant, le climat et surtout l’altitude empêchent de serrer trop les cous.

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Peter Robinson, Bad boy

Peter Robinson Bad boyJaff, Jaffar de son prénom réel, est un métis Paki né d’une top-modèle bangladeshi et d’un bookmaker anglais de la haute. C’est un beau gosse aux longs cils, au teint velouté et à la silhouette souple. Intelligent et ambitieux, il est aussi très égoïste, flambeur et d’une sensibilité maladive sur ses origines. C’est ce genre de mauvais garçon dont s’éprennent les filles quand elles sont à l’âge rebelle – qui vient bien plus tard que pour les gars. Erin s’est fait prendre ; c’est au tour de Tracy, qui se fait appeler Francesca, de succomber au charme du ténébreux voyou.

Cervelles d’oiseaux toutes au présent hormonal, sans aucun souci des conséquences ni des accidents collatéraux… Mais c’est ainsi que ça se passe dans l’Angleterre contemporaine. Les jeunes sont déboussolés, croyant que les études apportent encore un boulot intéressant bien payé, alors qu’il faut se débrouiller. Les parents sont aux abonnés absents, se rigidifiant dès qu’ils apprennent un écart de conduite, comme si eux-mêmes dans les années post-68 n’avaient pas fait les quatre cents coups pour moins que ça. La police se barde de procédures, paperasses et autres spécialistes d’intervention contre l’opinion médiatique. Donc tout dérape.

Il suffit d’un pistolet trouvé par une mère de famille sur le haut d’une armoire de la chambre d’enfant de sa fille de 24 ans, revenue passer quelques jours. Le roman est un peu poussif au début, mais prend vite son rythme de croisière. Dès que l’inspecteur principal Alan Banks est rentré de ses vacances en Californie. Il y a éclusé quelques mois mouvementés de sa vie, les pertes et fracas d’une enquête précédente. Mais quand il revient, sa paisible petite ville du Yorkshire est un chaos total. Un homme est mort, une flic dans le coma, sa fille prise en otage.

Malgré le décalage horaire, quelques lampées d’un bon whisky Islay et quelques morceaux de ses musiques préférées le remettront d’aplomb. Nous passons d’un personnage à l’autre, de fragments d’action à d’autres fragments, découpés comme dans les séries télé. C’est puissant, bien bâti, et renouvelle les intrigues. La psychologie des personnages, habituellement le délice du lecteur, est cette fois un peu plus sommaire, l’auteur se fatigue peut-être de ce coin d’Angleterre qu’il regarde du Canada où il vit. Mais nous avons les jeunes drogués, les flics en guerre de pouvoirs, les malfrats en pleines affaires de sexe, drogue et immigration clandestine, les gros bras tirés vers la psychopathie.

Nous sommes en 2010 et la description de notre monde européen en crise vaut le détour.

Peter Robinson, Bad boy, 2010, Livre de poche octobre 2012, 517 pages, €7.22

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Hiata en Équateur

En quelques mots, l’Équateur est un pays situé sur deux hémisphères, kaléidoscope s’il en est. Petit par la taille, 283 560 km², il offre à ses visiteurs  paysages variés, la sierra (Cordillère), la sosta (région côtière chaude et humide), et l’oriente (fleuve Amazone et rio Napo). La jungle et les volcans, les montagnes et la mer avec, en prime, les îles Galápagos. La ligne de l’Équateur passe à 24 km de Quito, c’est le milieu du Monde ! Alors ne résistons pas.

Les Équatoriens, indigènes, noirs, métis, créoles, sont 13 millions soit 42 habitants au km².

La religion catholique s’est superposée aux croyances ancestrales et cela donne… des églises et des shamans. On honore les esprits ; le jour des morts on mange et trinque avec les défunts ; on construit sa maison au-dessus d’un fœtus de lama.

La musique et la danse gardent leurs caractéristiques anciennes. Les cajas et tinyas  (tambours), les percussions, les sifflets, les ocarinas, les antaras (flûtes de Pan), les kenas (flûtes droites) sont maintenant accompagnés par les guitares et les violons. Le charango, originaire de Bolivie, possède 5 paires de cordes et 8 frettes. La caisse peut être en bois à défaut du tatou traditionnel. La mélodie semble triste, mais les Indiens adorent les fêtes. Ils s’endettent pour organiser celles auxquelles nous assistons, où coule l’alcool durant plusieurs jours, où les danses rituelles sont rythmées par des orchestres. On y danse également  la cumbia colombienne, et le merengue.

Quant au football, il est sport national ! A signaler, rares sont les Équatoriens qui fument. Il faut dire qu’à ces altitudes les poumons doivent être préservés.

Von Humboldt a donné son nom à un courant. Le volcan Cotopaxi est le plus haut volcan en activité. Quito se situe à 2850 m d’altitude, et est peuplée par 1 million d’habitants, la ville ancienne date de 1534. Ici en Equateur on revendique l’héritage espagnol. L’épine dorsale du pays est faite de cimes déchiquetées. Les chaînes de montagnes divisent le pays du nord au sud, elles –mêmes dominées par les volcans. Pays de neige et de feu, les volcans règnent à plus de 6 000 m d’altitude. Les pentes escarpées des montagnes sont cultivées à dos d’homme, de nombreuses espèces de pommes de terre poussent entre 2200 et 4000 m. La jungle, une muraille verte, est un labyrinthe végétal qu’on atteint par les fleuves. Dans ce petit pays, la moitié de la France, la nature offre une variété surabondante de paysages des plus impressionnants.

Le plus haut volcan de tous (et le plus éloigné du centre de la terre parce que la terre est un ballon de rugby) est le Chimborazo (6310 m), l’un des plus hauts sommets des Andes. Le Cayambe se distingue, il est le sommet le plus élevé de la terre à 0° de latitude : ses 5790m sont situés exactement sur l’Équateur. De la glace sur l’Équateur !

Ô temps suspend ton vol ! De toute façon, ici le temps a peu d’importance.

Suivez-moi.

Hiata de Tahiti

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Le Clézio, La quarantaine

Inlassablement, JMG Le Clézio écrit et réécrit le même livre. Exilé définitif, de sa Bretagne ancestrale comme de l’île Maurice des ancêtres pionniers, il revit par la mémoire, infatigablement, tous ces liens rompus. Il n’en finit jamais d’expier la honte héréditaire d’être descendant de sucrier et négrier. Imagination lyrique et politiquement correct se vautrent et s’enlacent pour engendrer de curieux romans à la limite de récits. C’était le cas du Chercheur d’or et dOnitsha, c’est encore le cas de La quarantaine.

Cette quarantaine est l’âge du romancier lorsqu’il entreprend de l’écrire. Cette quarantaine est aussi la mise à l’écart des contagieux avant d’aborder une île. De cette ambiguïté, Le Clézio joue, il adore l’ambiguïté, incapable de jamais choisir. Lui se veut l’homme de la synthèse, névrosé d’Occident (ordre, force et progrès – devise de la Synarchie blanche à Maurice) et envieux d’Orient (anarchie du désir, sensations et vie au jour le jour). Inlassablement, JMG Le Clézio crée et recrée les mêmes personnages. Ce sont d’austères cravatés, irascibles et impitoyables – les Méchants – auxquels s’opposent de doux dingues sensuels et métissés – les Bons. Mais aussi les exclus, esclaves, exilés, poètes – en quarantaine. La systématique en devient procédé.

Le voilà donc reparti à la chasse aux chimères, explorant la saga familiale pour en extirper le Disparu, un grand-oncle parti au loin comme Rimbaud, par haine de la raison, de l’industrie et de la bourgeoisie. Léon, frère imaginé de son grand-père, est lui-même fils orphelin d’un Blanc et d’une Eurasienne. Plus que Jacques, devenu médecin, il est tiraillé entre deux mondes, celui de la science et celui des sens. Emigrant à Maurice avec Jacques et sa femme Suzanne, Léon va quitter son milieu, sa famille et renier ses origines. Il se mésalliera avec une fille née elle-même d’une Anglaise recueillie par une Indienne sans enfant, lors des massacres de la révolte des Cipayes (que Le Clézio anglicise en sepoys). Les deux métis ne sont d’aucun monde – ils sont « du » monde, de la nature. Ni du parti de l’Ordre, qui prévoit et s’enferme en forteresse, ni de la Tradition qui répète à l’infini les mêmes légendes – mais du vivant qui aime, baise et se reproduit.

Le bateau qui conduit les émigrants d’Europe à Maurice a le malheur de faire une escale imprévue dans un port touché par la variole. Cela parce que le capitaine voulait revoir sa belle. Ses passagers sont donc débarqués en isolement de quarantaine sur l’îlot Gabriel, face à Maurice qu’ils voient au loin. Ils restent confinés là jusqu’à ce que la mort sépare les vigoureux des autres. Ils y rejoignent les passagers indiens achetés par les planteurs dans le sous-continent. Tous seront récupérés par les planteurs pour la récolte de cannes.

En attendant, c’est « la Société » qui se reconstitue sur ce caillou de Robinson : les Blancs sur les hauteurs, organisés, ordonnés, le plus facho nommé Véran et surnommé « le Véreux » dans la forteresse naturelle du volcan, un revolver à porté de main ; les Indiens dans les basses plaines, vivant en paillotes surpeuplées, copulant, mourant, brûlant sur les bûchers, dans l’anarchie traditionnelle.

Léon a 17 ans et un visage de gitan ; il n’est d’aucun des mondes, à la frontière entre enfant et adulte. Il traverse les barrières sociales comme celles instaurées par les chefs autoproclamés. Il séduit Suryavati, jeune fille de son âge. Il est le sauvage d’Occident pour les uns, le raisonneur d’Orient pour les autres, ni feu dévorant, ni eau coulante, mais le vent qui passe (p.473), sans cesse aux limites de tous les mondes. Le parfait modèle pour Le Clézio. Celui de Rimbaud, poète du réel à la recherche du dérèglement de tous les sens. C’est ainsi qu’Arthur – 17 ans – apparaît dès la première phrase, incongru.

Mais il y a un problème Le Clézio. Ce romancier a l’imagination vive et parfois le lyrisme des mots ; en revanche, il ne sait pas construire un livre. Celui-ci est trop long, se traîne, lasse les bonnes volontés. L’auteur adore rabouter des textes sans liens, jongler avec les époques, traverser un récit par un autre, comme s’il constituait un dossier plutôt que de conter une histoire. Léon nous séduit, la tante Anna nous ennuie, l’intervention de l’auteur en rajout final nous révolte.

Pourquoi intervenir afin de dire ce qu’il faut penser et combien il était immoral d’être négrier ou insensible aux malades ? Sommes-nous tombés si bas dans le scolaire ou le prêchi-prêcha qu’il faille prendre soin de mettre de gros points moralistes sur les i des faits ? La dernière partie est écœurante de politiquement correct, de socialement responsable et d’éthiquement durable. En littérature, comme le disait Flaubert, cela gâche tout…

Le Clézio, La quarantaine, 1995, Gallimard Folio, 540 pages, €8.45

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Cuzco

Cuzco, 3400 m d’altitude, le nombril du monde : ce n’est pas une création espagnole. El Cuzco existait déjà, a survécu à la destruction des monuments incas par les Hispaniques.

Cuzco, capitale du Tahuantinsuyu, est construite selon un plan régulier, précis, fonctionnel avec un quadrillage de rues et grands axes qui convergent vers la grand-place centrale où se déroulaient les cérémonies religieuses, civiles et militaires. Dans la ville, les yeux croisent les bases des monuments incas comme l’un des murs du temple des vierges du Soleil en andésite, les balcons coloniaux. El Cuzco a conservé son âme, l’art métis est incomparable, les toits de tuiles rouges toujours présents.

Se promener dans la ville est une leçon d’histoire. Au détour d’une église baroque on croise la population indienne vêtue de tissus colorés, accompagnée ou non de lamas à quatre pattes. Le couvent de Santo Domingo, construit à l’époque coloniale, repose sur les vestiges du Coricancha (l’enceinte d’or), le temple inca dédié au soleil et aux astres et dont les salles et jardins rutilants d’or ont été pillés par les Espagnols. Le monastère a conservé certaines salles du Coricancha dont une très vaste qui abrite un autel sacrificiel.

Au sortir de la ville, il y a maints sites à visiter.

Sacsayhuaman (aigle royal) : situé sur le plateau surplombant Cuzco est une fortification impressionnante édifiée entre 1438 et 1500. L’un des blocs gigantesques de la muraille pèse 12 tonnes. Les Incas ne connaissaient pas la roue. Beaucoup de tentatives d’explications mais « rien au bout ». Signalons qu’entre deux blocs de pierre ajustés avec précision sans ciment on ne peut rien glisser, pas même une lame de couteau.

La construction de trois enceintes successives en zigzags était percée de trois portes d’accès étroites successives. Elles étaient munies d’huisseries énormes, séparées par des terrasses couronnées de tours. Cette citadelle aurait abrité la garnison chargée de défendre la capitale. D’autres pensent que ce bastion était probablement un centre cérémoniel très ancien, une maison du Soleil ? Qui sait ?

Kenko est un sanctuaire rupestre. Un canal en zigzag débouchait autrefois sur une sorte de grande cuve creusée dans le roc, à pic sur le vide. La grotte de Kenko abrite une table en pierre qui faisait sans doute office d’autel pour le sacrifice d’animaux (ou plus si imagination).

Lago est une grande roche fendue en deux par Viracocha, le dieu des Incas, avec deux chambres souterraines. Un lieu de méditation d’offrande, de cérémonies occultes.

Kusilluchayoq est encore un lieu de culte pré inca qui possède des labyrinthes, cavernes avec des sculptures de singes.

Pukapukara est un site très très rustique, au sommet d’une colline. Reste un ensemble de fortifications (la forteresse rouge). On murmure qu’elle gardait l’entrée de la vallée sacrée des Incas et la route de Cuzco.

Tambu Machay est appelé « le bain de l’Inca »  il est alimenté par des sources d’eau froide. Un système hydraulique qui constitue une véritable prouesse technique alimente encore en eau cristalline une série de bassins rituels réservés jadis à l’Inca et son épouse. Des murs de pierres polygonales perchés de niches trapézoïdales ont été érigés autour d’une source naturelle où l’on célébrait un culte des eaux.

Hiata de Tahiti

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Du Pérou en Bolivie

Terre inca également, la Bolivie moderne compte 1 098 581 km² où demeurent 8 857 000 habitants.

Des Indiens quechuas pour 30%, des Métis pour 28%, des Indiens Aymaras pour 25%, des Européens pour 10% d’ascendance espagnole. Les Boliviens sont catholiques à 95%.

La Bolivie est Amazonie et Andes, nature et culture. Et si vous relisiez  les exploits du reporter à la célèbre houppette et de son chien ?…

Mêmes civilisations qu’au Pérou, même histoire : Inca, Inca, Inca.

Tout le monde connaît la musique andine de Bolivie, la vraie avec la kana, la zampona, le charango (guitare dans une carapace de tatou). Tous, avez-vous jamais dansé la lambada ?

Aux marchés, vous croisez les ponchos de différentes couleurs. Dessous sont les paysans venus vendre leurs produits ou acheter les denrées indispensables.

La religion catholique et le paganisme font bon ménage chez les Indiens. Ils adorent le soleil, la lune, la terre. Il m’a été donné t’entendre dans une église un Indien venu hurler à une statue qu’elle n’avait pas guéri son enfant alors qu’il avait prié, donné des offrandes… et rien ne s’était passé.

A genoux devant la même statue, ce paysan menaçait du poing l’objet de sa colère et lui adressait des insultes à haute voix dans l’église. Rien ne pouvait le faire sortir de sa hargne, même quand le prêtre a essayé d’intervenir. Il est parti  après son long monologue, seul et très malheureux.

Les Indiens viennent prier à l’église pour une guérison mais font venir à la maison le guérisseur (curandero) qui demandera des « honoraires » très élevés.

Hiata de Tahiti

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Pérou, pays d’histoire

Hiata, de Tahiti, a voyagé au Pérou. Son récit commence aujourd’hui et durera onze notes les mardi et vendredi. Bon voyage !

L’aventure, pour qui l’ose, dans ce vaste pays de 1 285 216 km², peuplé de 29 millions d’habitants soit 22 habitants au km², demeurera à jamais inscrite dans la mémoire.

La population se compose de 45% d’Amérindiens, 37% de Mestizos (métis d’Européens et d’Amérindiens), 15% de descendants d’Espagnols, 3% de Noirs, Japonais et Chinois. Les langues sont l’espagnol, le quechua parlé par 10 millions de personnes et l’aymara. 81% des Péruviens sont catholiques, il y a 1,4% d’adventistes protestants.

Cuzco était la capitale de l’Empire Inca mais il y eût également les Nazca, les Chavín, les Chimus ou les Mohica dont le chef « le seigneur de Sipan » a été découvert il n’y a pas si longtemps avec son trésor funéraire.

Il y a aussi Lima, la cordillère blanche, le lac Titicaca, les fêtes quechua et aymara, le chemin de fer à l’assaut des cimes, le Machu Pichu et puis la forêt vierge, l’Amazonie…

Les premières civilisations sont apparues autour du lac Titicaca vers 3000-2000 avant J-C. Uru Chipaya et Wankarani au nord de La Paz.

Vers 2000-1000 avant J-C, début de la civilisation Tiwanaku sur le rivage du lac Titicaca, début de la civilisation Chavin dans la cordillère blanche.

Entre 1000 et 100 avant J-C, expansion de Tiwanaku et Chavin sur le rivage de Titicaca ; début de la civilisation Vicus au nord du Pérou ; civilisation Paracas  sur la côte péruvienne.

An 1 jusqu’à 1000 de notre ère : apogée de Tiwanaku. Fusion avec la culture Wari originaire d’Ayacucho au Pérou. Tiwanaku constitue le premier grand empire de la région. Cette civilisation construit la base du réseau de routes qui connecte les Andes avec l’Amazonie, connues aujourd’hui comme « chemins de l’Inca ». A partir de l’année 400, début des civilisations de Lima, Nazca, Moche et Cajamarca. Expansion de la civilisation Monos en Amazonie. Grands travaux hydrauliques dans la plaine du Béri.

Vers 1100 se produit un changement climatique (où l’industrie n’a rien à voir !) qui provoque l’effondrement de Tiwanaku et de Moxos. Plus au nord, début des civilisations Chimu et Chincha.

Le siècle 1200-1300 est une période de guerres de clans. Le manque de direction provoque l’anarchie dans le Pérou et la Bolivie actuelle.

Dès 1300, débute l’Empire Inca.

En 1527, débutent des explorations de Pizarro et de la conquête du Pérou.

Hiata de Tahiti

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Mario Vargas Llosa, Qui a tué Palomino Molero ?

« Bordel de merde de vérole de cul ! » : ainsi commence le roman, par une injure au monde. « Bordel de merde de vérole de cul ! » : ainsi se termine le roman, par une injure au destin. Entre ces deux bordées s’étend l’histoire, à ras de mottes, dans un petit village du bord de mer. Nous sommes au Pérou en 1954. Un garçon de 18 ans est retrouvé par un gamin chevrier empalé et pendu, brûlé de cigarettes, battu sur tout le corps et visage tailladé, testicules arrachées pendant jusqu’à mi-jambe. « Il était jeune, mince, brun et osseux. » En une ligne, tout est dit du destin de Palomino, métis de quartier qui savait si bien chanter et jouer de la guitare.

Si paloma est la colombe, Palomino est ce prénom mièvre qu’affectionnent les très petites gens d’Amérique pour rendre la vie Disney. Éphèbe artiste à voix d’or, pourquoi diable ce jeune homme s’est-il engagé dans l’armée ? Le gendarme du lieu, bon paysan à qui le fonctionnariat permet de manger, observe à ras d’éducation la progression de l’enquête. Son lieutenant blond n’est pas un métis comme lui, ni comme la victime, et il bande pour une bonne grosse, femme de pêcheur tétonnante et musclée. Il aime l’humain, le lieutenant, comme Lituma le gendarme.

Et le récit avance ainsi comme un roman policier. Tout le monde se tait de peur de représailles des puissants. Palomino à la voix d’ange est pleuré, mais il a suivi son destin. Pourquoi celui-ci a-t-il voulu qu’il tombât amoureux d’une inaccessible, la fille blanche du colonel de la base ? Comment un troufion métis pourrait-il ne serait-ce qu’un instant envisager de transgresser l’ordre établi, immémorial, selon lequel chacun chez soi, les officiers entre eux et les Blancs à part ? Sauf que le colonel, rigide avec ses hommes, n’est pas qu’un père pour sa fille orpheline…

Qui a donc tué Palomino Molero ? Eh bien c’est le destin, l’indifférence de Dieu pour les pauvres et les humbles, les yeux fermés sur les turpitudes des puissants. Mario Vargas Llosa situe le roman 50 ans plus tôt que sa publication, dans un éternel péruvien issu de la colonisation. Une bourgeoisie blanche, propriétaire et soldate, domine une paysannerie métisse, pauvre et ballotée.

Tout se sait dans le village, ce que font les gendarmes et ce qu’ils savent. L’existence villageoise est impitoyable et les ragots tiennent lieu de fesses-book. Ce pourquoi le scandale ne peut être étouffé, même si la hiérarchie tente de minimiser. Ce sont alors les fantasmes populaires qui émergent, la paranoïa du Complot : « Ce sont les gros bonnets » qui tirent les ficelles ; l’amour-passion en enceinte militaire est trop beau, « c’est probablement une histoire de pédés » ; d’ailleurs, puisque l’armée est impliquée, « il s’agit d’espionnage », donc de l’ennemi héréditaire « l’Équateur », qui voudrait bien récupérer son accès à la mer perdu à la fin du XIXe dans une guerre imbécile.

Court, linéaire et vivant, ce roman introduit facilement à l’œuvre du Prix Nobel de littérature 2010. Qu’on se le lise !

Mario Vargas Llosa, Qui a tué Palomino Molero ? (Quién mató a Palomino Molero ?), 1986, Folio 1989, 190 pages, 5.41€

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