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Je suis un voyageur, dit Nietzsche

Zarathoustra est son prophète et il est voyageur. « Tout en gravissant la montagne, [il] songea en route aux nombreux voyages solitaires qu’il avait accomplis depuis sa jeunesse, et combien de montagnes, de crêtes et de sommets il avait déjà franchis. » Il n’aime ni les plaines, ni rester immobile car la vie va et le monde change ; il faut aller et changer avec lui pour y adapter sa volonté. « On finit par ne plus vivre que ce que l’on a en soi. »

A un certain âge, « les temps sont passés où je pouvais m’en remettre au hasard, et que m’adviendrait-il encore qui ne m’appartienne déjà ? » Tel est ce qu’on appelle le destin, celui que l’on façonne jour après jour, et qui finit par nous ressembler. On n’a que ce que l’on mérite ; un bienfait n’est jamais perdu ; les actes vous rattrapent toujours. Les expressions sont innombrables sur ce constat. On ne devient que ce que l’on est – et tant pis si l’on est peu de chose.

Mais « le sommet et l’abîme sont confondus » car gravir une montagne, réussir une chose, ne suffit pas, il faut redescendre pour trouver la fin de toute terre, l’océan profond. Sisyphe, sans relâche remontait son rocher, que la pente faisait débouler une fois en haut. Zarathoustra, après l’ultime sommet, ne voit que la mer devant lui, l’infini des possibles sur lesquels tracer sa propre route.

« Pour voir beaucoup de choses, il faut détourner les yeux de soi ». Ainsi fait le voyageur qui se dépayse, se décentre et s’acculture – pour mieux se connaître et se retrouver. Le localisme, le narcissisme ou le dogmatisme aveuglent. Rester chez soi immobilise le corps ; être content de soi assèche le cœur ; croire avoir enfin établi ses convictions rigidifie l’esprit. « Celui qui s’est beaucoup ménagé, l’excès de ménagement finit par le rendre malade. Béni soit ce qui rend dur !» Le voyage endurcit car on ne sait jamais de quoi demain sera fait, ni avec qui.

La mer paraît endormie, la fin des terres – Finistère, Land’s End, cap de Bonne Espérance – « mais son haleine est chaude ». Elle est un monstre assoupi, l’univers de toutes les possibilités, l’eau primordiale de laquelle toute vie est sortie en même temps que l’eau dernière, vers laquelle tout revient. Elle est innocente et oubli, premier commencement et fin, éternel retour du même cycle de l’eau, des courants immuables et des marées périodiques. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut lire la métaphore de la mer chez Nietzsche, et celle du voyageur – bien que le philosophe préfère les montagnards aux marins – question de climat.

La mer, source car Zarathoustra a « l’amour de toutes choses pourvu qu’elles soient vivantes ! ». Il est l’éternel solitaire et en même temps il a des amis, ce pourquoi il pleure et rit à la fois, soucieux de toutes ses capacités. Il veut tout embrasser – en même temps.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Ne lisez pas, dansez ! dit Nietzsche

L’élan vital n’a que faire des mots, il est le « sang » – la vie qui bat sourdement en l’être humain. C’est pourquoi Nietzsche n’a que faire des livres, pour penser : « De tous les écrits, je n’aime que ceux que l’on trace avec son propre sang ». Or « il n’est pas facile de comprendre un sang étranger : je hais tous les oisifs qui lisent ». Car ils se font perfuser la vie des autres plutôt que de vivre la leur ; ils prennent au lieu de donner ; ils sont dépendants, addicts, drogués. Les « oisifs » sont ceux qui ne font rien, n’agissent pas. Or la vie est action. Le droit d’apprendre à lire gâte la pensée, dit Nietzsche un peu rapidement – car on ne pense plus par soi-même, selon son propre élan de vie, mais selon l’opinion des autres, lues dans les livres.

Encore que… L’être fort se nourrit des pensées des autres, des livres des autres, comme des actions des autres. Pourquoi Nietzsche écrit-il, justement, si ce n’est pour perfuser dans les esprits son « sang » (son élan vital, sa volonté de vie) ? Sauf que les esprits ne sont plus guère esprits libres d’eux-mêmes mais opinion, doxa, préjugés. « Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace. » Dieu créait le monde par son esprit ; l’homme créait sa propre volonté par son esprit, comme Alexandre ou César ; la populace ne crée plus rien, elle subit, ballotte au gré des courants, de ce qui se fait, elle lit (ou regarde des écrans) pour ne plus penser mais se divertir, oublier. « Celui qui trace des maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais veut être appris par cœur ». Seule la passion, l’élan vital instinctif, est vraie, force authentique. On l’imite, on ne la lit pas pour l’analyser et la soupeser, on la suit. Comme en art martial on imite le maître, qui parle peu et ne dissèque pas les mouvements ; pour saisir, il faut être « pris » par le style.

« L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté, voilà ce qui s’accorde », dit Nietzsche dans un raccourci (qui demande explication dans l’ignorance commune croissante). Le méchant est le mes-choir de l’ancien français, celui qui tombe mal, hors piste, en dehors des normes admises – celui qui critique et qui a du mordant, qui pense par lui-même et agit selon ses convictions et non selon l’image qu’il devrait donner selon le moralisme. Nietzsche aime la grandeur, il veut élever l’homme ; pour lui la montagne – les sommets d’Engadine où il écrit en marchant Zarathoustra – est la métaphore de ce point de vue élevé. L’air raréfié, le danger des abîmes et du climat changeant, la force personnelle du montagnard soumis aux épreuves, voilà ce qui avive l’esprit libre. Pas la cordée, ni le boulet des incultes à traîner malgré eux. « Dans la montagne, le plus court chemin va d’un sommet à un autre ; mais pour suivre ce chemin, il te faut de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et bien venus ». Autrement dit des hommes complets, esprits sains dans des corps sains, obstinés à suivre le chemin d’un sommet à l’autre – pas des touristes « oisifs ».

D’où la métaphore des lutins. Ce sont des êtres légers et malicieux, « méchants » selon la morale religieuse et bourgeoise, espiègles et changeants comme la mer : savez-vous que lutin vient de Neptune ? « Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire ». Le fantôme fait peur, frissonner ; le lutin fait rire, sa joie entraîne. Or le rire est le propre de l’homme, le rire est la manifestation physique, instinctive, de la passion qui veut et de l’esprit qui pétille. « Insoucieux, moqueur, violent – tels nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier ». Qui se soucie sans cesse ne fait rien, vivant dans le « et si » d’un futur hypothétique au lieu de vivre au présent et de prendre les « problèmes » comme ils viennent ; qui ne sait pas rire se soumet à la morale commune, aux choses « sérieuses » qui ne le sont pas, à la « crise » permanente ; qui n’a pas la violence intime d’oser ne progresse jamais. A noter que, depuis Nietzsche, nous avons réappris que les femmes aussi pouvaient être des guerrières et savoir rire.

« La vie est dure à porter » : et alors ? « Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée pèse sur lui ? » ironise Nietzsche. La vie est tragique, l’existence souvent un chemin de Sisyphe mais « nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ». Or, qu’est-ce que l’amour sinon la passion vitale, la volonté de se reproduire et de protéger ? Et rappelons qu’il faut être deux pour aimer.

« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. » La raison (la cause, la logique, l’impulsion première) de l’élan vital, de la volonté de vivre, du vouloir aimer. Ce n’est pas rationnel mais instinctif, « fou » car hors de raison rationnelle. Éphémère mais vital. « Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semblent le mieux connaître le bonheur ». Celui de danser de vie, de briller éphémère comme Achille ou Napoléon, de laisser une trace lumineuse. « C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » Comme devant les enfants, qui jouent, en toute innocence des droits et des devoirs, par instinct, par passion, par raison première.

Le démon est « l’esprit de lourdeur » qu’il faut « tuer », dit Nietzsche. Il pense à son père pasteur pour qui tout était sérieux et grave (ce qui ne résout rien), à sa sœur extrêmement conformiste (au point d’épouser un futur hitlérien), à Wagner le magicien de la musique (qui s’est alourdi de badaboums, de cuivres et autres démonstrations trop allemandes), à son peuple (qui ne sait pas rire et dont l’ironie ne parvient pas à se hausser à la fantaisie française, à la légèreté italienne ou à l’humour anglais).

« Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Henri Troyat, La neige en deuil

C’est un beau roman, une belle histoire. Elle pourrait permettre d’apprendre à lire aux collégiens rebutés par les livres. C’est aussi le choc de deux mondes et de deux époques, le village de montagne et la ville, la vie traditionnelle et la modernité.

Isaïe, surnommé Zaïe par son petit frère de 30 ans qu’il a aidé à mettre au monde tout seul alors qu’il avait déjà 22 ans, est un homme solitaire et robuste, ancien guide de haute montagne que trois accidents mortels sous sa conduite ont décidé à ne plus grimper. Le dernier la grièvement blessé et sa tête, opérée, est un peu vide. Il perd la mémoire et son attention n’est plus parfaite. Il vit désormais de son petit troupeau de moutons qu’il aime comme des bêtes familières et de deux chèvres qu’il traie pour cuire du fromage qu’il va vendre à la ville.

Marcelin son frère est un enfant sans mère, trop gâté par ce frère aîné qui n’a pu remplacer un père. Il est fainéant et peu courageux et voudrait gagner de l’argent sans presque rien faire en s’associant dans un commerce d’articles de ski ou en montant lui-même sa propre boutique. Pour cela, il lui faut un capital et rien de mieux que de vendre la maison d’altitude que son arrière-grand-père a construit au XIXe siècle de ses propres mains. Isaïe n’est évidemment pas d’accord puisqu’il y vit et les deux frères se querellent. Marcelin a le droit pour lui puisque nul n’est tenu de rester en indivision et il rage de l’entêtement de son aîné.

Il se trouve qu’une catastrophe aérienne vient de se produire sur la montagne, l’avion Calcutta–Londres s’est écrasé avec ses passagers. La saison n’est pas propice au sauvetage et une équipe partie au secours d’éventuels survivants rebrousse chemin, son guide principal étant mort dans une crevasse. Il se dit dans la presse que l’avion transportait de l’or, mythe habituel à tout ce qui vient de l’Inde. Marcelin trouve donc judicieux d’aller grimper lui-même sans rien dire à personne, mais avec son frère pour guide, afin de rafler portefeuilles et bijoux, appareils photo et objets de luxe, sinon des lingots d’or.

L’esprit confus, Isaïe consent à le guider par une autre voie que celle de l’équipe de secours, plus raide mais plus courte et qu’il connaît bien. Les deux hommes partent très tôt un matin et Isaïe retrouve ses réflexes de montagnard, son endurance et son acuité du paysage. Ils parviennent à l’épave de l’avion au sommet. Tout est éventré et des cadavres jonchent la neige en deuil. Sauf qu’une forme remue et gémit dans la carcasse, celle d’une jeune hindoue blessée.

Tandis que Marcelin pille les cadavres, Isaïe emporte la jeune femme. Pas question pour Marcelin de la sauver puisque cela indiquerait à tout le monde qu’ils sont venus à l’épave et on leur demanderait des comptes. Adieu le pillage et le capital qu’il pourrait procurer pour la boutique. Isaïe ne l’entend pas de cette oreille, digne et droit comme il a toujours été. Les deux frères se battent et Isaïe laisse Marcelin derrière lui en redescendant la montagne. Son frère le suit par ce qu’il ne sait pas s’orienter, mais il ne l’écoute pas. Il a choisi sa voie et lui une autre.

Un sauvetage vain puisque la jeune femme ne parvient en bas qu’à l’état de cadavre. Elle n’a pu résister à deux journées dans le froid et aux blessures qu’elle a subies. Mais Isaïe est heureux, il a accompli son devoir et tenté de sauver une vie. Quant à Marcelin, c’est un mauvais homme, il est mort pour lui il y a déjà longtemps. Son amour l’a trop longtemps rendu aveugle et son état diminué n’a rien arrangé. Mais le retour à la montagne et aux gestes professionnels qu’il avait avant son accident lui redonne son âme.

Grand prix du prince Rainier de Monaco 1952

Henri Troyat, La neige en deuil, 1952, Librio 2021, 160 pages, €3.00

DVD La neige en deuil, Edward Dmytryk, 1956, RéZolution Culturelle 2019, avec Spencer Tracy, Robert Wagner, Stacy Harris, Claire Trevor, William Demarest, 1h45, €13.00

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Retour par la sierra à San Cristobal de Las Casas

La route nous conduit vers les hauteurs par de nombreux lacets. C’est une belle route mais encore en cours d’amélioration. Selon Guillermo, la révolte zapatiste d’il y a dix ans a encouragé l’état fédéral à entreprendre de grands travaux d’aménagement du Chiapas : écoles, routes, bâtiments administratifs. Cela contribue à désenclaver la région, physiquement et intellectuellement, encourageant le commerce local comme la diffusion des savoirs par les fonctionnaires nommés. En contrepartie, cela permet de mieux contrôler les accès à la région et d’y acheminer rapidement des troupes en cas de troubles. Haussmann, à Paris fin 19ème, avait la même idée lorsqu’il creusait ses larges avenues. Sur la route, les manœuvres au travail à la pelle et à la pioche nous font signe de loin qu’ils nous niquent profond. Pour eux, derrière les vitres de notre engin, nous sommes des presque Américains. Comme le dit Guillermo, « ils ne nous aiment pas, il faut en être conscients : on peut être gentils, mais pas naïfs ou bêtes. »

Le bus nous lâche vers 2800 m à l’orée d’un sentier qui devrait nous conduire vers « le sommet » à 3000 m. Le guide tzotzil s’est fait assister d’un autre guide local destiné à nous mener jusqu’en haut. Mais il emprunte un sentier qui laisse le pic visible nettement sur la gauche. Un paysan, qu’il interroge, déclare : « mais non, pour aller au sommet, vous devez aller tout droit, mais à 90° de votre chemin actuel ! » Nous voilà donc partis, montant « à la mexicaine », c’est-à-dire sans plus chercher de sentier tracé mais tout droit sur la pente.

Au bout d’un moment, les vagues sentes que nous sommes obligées de suivre se perdent dans les broussailles de plus en plus épaisses. Nous rencontrons un sentier tracé pour suivre une conduite d’eau, nous le suivons. Il fait le tour de la colline. C’est bon, nous voici réorientés vers le sommet. « C’est bien celui là ? – non, c’est le suivant, là… » Bon, assez d’hésitations et de faux-fuyants, nous n’avons pas trouvé le bon chemin, inutile d’insister bêtement. Nous reprenons le sentier monté et nous revenons au point de départ. Le trek n’est pas encore rôdé et les guides locaux, les distances, les heures, restent dans un flou très artistique. Ce sont les trains qui passaient régulièrement dans les campagnes qui ont imposé les horaires à nos arrières grands-parents. L’église et ses cloches rythmant les heures liturgiques avaient préparé le terrain. Ici, nous sommes encore dans l’immémorial.

Mais cette promenade n’a pas été désagréable. Nous avons marché dans la montagne sauvage, admiré les fleurs en grappes rouges dont personne ne connaît le nom, senti leur parfum suave. A la redescente, nous prenons le pique-nique au-dessus du hameau, devant une petite mare et trois croix dressées.

Nous sommes à la lisière du monde civilisé, entre les prés à moutons et les montagnes où l’on va chercher les fagots à brûler. Petits garçons et petites filles ne tardent pas à venir rôder autour de nous, dévorés de curiosité mais craintifs encore dès qu’ils voient un appareil photo. Ils finissent par s’enhardir, parlant un peu espagnol, et se dérident franchement lorsque nous leur montrons leurs visages « comme à la télé » sur les écrans des numériques.

C’est presque aussi obligeant que le Polaroïd pour nouer des liens de sympathie. Guillermo leur explique, Jacques, Gilles, Christophe et moi leur montrons le résultat ; ils sont très contents. Nous capturons Claudia en belle robe, Alicia la plus petite, Mario le plus mauviette, « 9 ans », m’a-t-il dit, Agustin en polo jaune aux boutons jamais attachés…

Nous prenons la piste, ce qui nous permet de tenter quelques photos de personnages par les vitres. Mais le résultat est rarement à la hauteur des attentes en roulant ; les petits numériques n’ont pas ce réglage de « priorité à la vitesse » qui permet d’éviter le flou. Le numérique permet cependant de tout tenter puis de recadrer ou d’effacer ce qui ne va pas.

Le bus nous conduit au pied du pic à 3000 m où nous devions nous rendre. A été érigée en haut une chapelle mais surtout beaucoup d’antennes relais de radio et de téléphone mobile ! Finalement, nous ne nous y arrêtons pas.

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Premiers pas sur les chemins du Cap Vert

La piste part d’un village aux quelques maisons. Elle sera tout au long un véritable sentier pavé de cubes bien taillés et très jointifs. Du beau travail, financé par les gouvernements de Lisbonne lors des famines locales, jadis. S’étendent à la sortie du village des cultures en terrasse de pommes de terre et maïs, et autres végétaux inconnus à nos yeux.

Des ânes très chargés de tiges de maïs sont menés par un garçon dépenaillé. Il nous salue d’un signe de tête, beau dans sa nature. Nos pas nous mènent à une grande descente dans le rio, suivie aussitôt d’une rude remontée.

La montagne se découpe en flèches et clochetons sur notre horizon. Le basalte s’est figé en aiguilles que l’érosion n’a pas entamées. Certaines sont comme des lames plantées verticalement, d’autres rappellent les pignons de maisons écroulées. Nous faisons une pause sous un arbre, allongé sur la pierre, après avoir ri avec une brochette d’enfants.

Un col se dresse devant nous, minuscule fente dans la crête montagneuse. La montée pour l’atteindre est dure, mais l’altitude demeure très supportable aux habitués des hauteurs. Le soleil frappe les nuques tandis que l’air se fait plus rare. Mais le vent nous attend au-delà du col. Il nous prend brutalement d’un grand souffle. Nous nous sentons embrassés, comblés. Les filles n’arborent plus cet air chiffonné, les frustrations disparaissent. Vive le vent ! Passées les deux aiguilles de basalte du col, la redescente est aussi vertigineuse que la montée ; il faut se faire à ce relief particulier, ce volcanisme de pierre dure. La piste va en lacets, heureusement assez larges pour faire se croiser deux ânes. Les pierres qui roulent fatiguent les genoux et je suis content d’arriver à la route. Ribeira das patas, la vallée des canards, semble le nom de l’endroit.

Le village où nous bivouaquons ce soir est à quelques centaines de mètres de là. Nous le traversons sous les saluts des gamins à moitié nus. Nous pénétrons dans une maison, montons deux étages jusqu’à la terrasse, et nous sommes à l’étape. Point de tentes sur l’herbe, mais un duvet à installer sur une terrasse. Un bac de thé chaud attend notre soif, avec du pain d’épices. Le temps de se poser, de se changer, d’installer un peu son sac et sa couche, voici que la nuit tombe déjà. Chacun se cale dans son coin parmi ses affaires, reconstituant son petit château fort avec tours d’angles et pont-levis. Bruits de fermeture éclair, froissements de sac plastiques, odeurs de crèmes pour le visage ou de pansements pour les ampoules. Dans un petit enclos de parpaing sur la terrasse, nos hôtes élèvent des cochons d’inde. Ils couinent et se bagarrent pour quelques grains de maïs, grimpant les uns sur les autres en piaillant pour grappiller la nourriture.

La nuit est franchement tombée. Pour apéritif nous prenons le grog, ce punch capverdien de rhum brut et de mélasse aromatisée à l’orange. Ce soir, c’est une bouteille de la production locale des gens qui nous accueillent. Je l’ai trouvé meilleur que celui du restaurant d’hier, moins sucré et mieux citronné. A la lueur d’une seule bougie vacillante dans les courants d’air nous dégustons un ragoût de poulet aux légumes. Divers condiments donnent ce goût chaud et parfumé qui fait toute la différence ; je reconnais l’ail, l’oignon, la coriandre fraîche. C’est un délice. Pommes de terre et patates douces ont été ajoutées à mi-cuisson, l’ensemble a mijoté longuement. Pour ceux qui sont affamés, du riz blanc est servi à part. Les étoiles se dévoilent, innombrables. Nous sommes presque sous les tropiques ! Je vois Orion juste au zénith. La lune n’est pas levée. Un seul chien aboie de temps à autre. Pour un pays agricole, il y a semble-t-il peu de chiens. Il est vrai que, faute d’eau toute l’année, les bêtes sauvages ne survivent pas et que l’élevage est difficile, sauf peut-être de chèvres. Usés de tant de splendeurs, nous ne tardons pas à nous couler dans nos duvets, le visage levé vers les étoiles.

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Mindelo

Terre rouge, buissons ras, rocs. Le paysage est aride, pré-saharien. Les constructions aux abords de Mindelo sont en béton-cubes. Les rouleaux atlantiques viennent s’écraser joliment sur la plage, la dentelant d’écume blanche. Deux cargos échoués y rouillent depuis des années sous le regard indifférent des autochtones. Notre hôtel est sur la colline. Il porte le nom portugais nostalgique de Saudade. Les chambres sont étroites mais leur plafond est très haut. Eclairées d’un néon blafard, elles restent sombres même en plein jour. Les lits n’ont pas de couvertures, à nous de voir si nous sommes frileux.

Nous gagnons le restaurant. Nous sont servis un plat de thon grillé sauce safran, jambon et crevettes, du riz et des frites, puis un fromage-dessert dans la même assiette : du chèvre à la papaye confite. Xavier joue les préludes de sa partition de guide en nous contant l’histoire très résumée du Cap Vert, les explorations portugaises, le commerce d’esclaves, le métissage obligatoire. Nous avons de la chance, ce soir arrive une chanteuse locale très connue, dont nous trouverons plus tard les disques : Herminia. Elle pousse quelques romances nostalgiques en plein air, sur la terrasse, dans la nuit nuageuse et le vent puissant. Sa voix est moins grave que celle de Cesaria Evora, mais le ton est aussi prenant. Elle traduit l’âme d’un peuple sans racines, nomade, à l’histoire douloureuse. Ce que nous devenons tous plus ou moins, avec la modernité et la mondialisation. Il n’y a qu’ici que je m’en suis rendu compte : les branches tombées du manguier laissent des cicatrices en forme de cœur.

Avec seulement deux heures de décalage depuis Paris, le réveil est facile. Petit-déjeuner de pain et de café, de fromage de chèvre et de jus d’orange. Nous partons en ville pour un programme chargé. Il nous faut aller à la banque pour le change, à l’Alliance Française pour les cartes de l’île et les cartes postales, à la poste pour les timbres… L’Alliance Française est studieuse lorsque nous y entrons. De jeunes adultes consultent des livres dans la grande salle claire de la bibliothèque. Ils prennent des notes et discutent à mi-voix. Quelques enfants vont choisir des livres illustrés parmi les trésors soigneusement étiquetés des rayonnages qui les entourent. Sur une carte de lecture du comptoir en attente de classement, je relève les livres empruntés par un Capverdien à barbe : ‘Mythologies’ de Roland Barthes, des ouvrages sur les rapports religion et science, Jésus et l’islam, les mythologies africaines. Sur une affiche, le visiteur est incité à parrainer un enfant indigène pour accéder à la bibliothèque : le paiement d’une carte à l’année ne coûte que quelques dizaines de francs.

La poste est un bâtiment frais repeint de blanc et bleu, très moderne d’aspect. Des efforts d’architecture et de teintes sont manifestes sur les constructions publiques. Je suis frappé par les couleurs : elles sont vives mais non criardes, elles donnent une touche de gaieté et s’intègrent bien au paysage avec son franc soleil. Ciel bleu, rocs bruts, océan profond – et l’exubérance des hommes d’ici – c’est un peu de tout cela qui se reflète dans l’architecture. Des femmes déambulent dans la rue, affairées. Certaines portent sur la tête de larges bassines où s’étalent des quartiers de thon cru rouge bordeaux, juteux, odorants.
Le marché aux poissons est plus loin. C’est le thon que l’on y débite le plus. Quelques maquereaux et de courts poissons d’argent, d’un ovale parfait, gisent dans quelques bassines. Un marin me demande en riant de le prendre en photo. Il empoigne un thon entier, sous la queue et les ouïes, pour faire saillir ses biceps et offrir une vision de nourriture et de santé. Des fresques peintes sur azulejos parent les murs ; elles sont fraîches et joliment naïves.

Le déjeuner a lieu dans une rue parallèle au port. Le service est lent, la cuisine n’est préparée que lorsque nous nous installons, comme partout en Afrique. Des éphèbes métis nous servent salade de tomates, poulet frit avec riz et frites, bananes. Xavier a oublié de nous le dire, le patron est gay. Le principal garçon a peut-être 16 ans, la barbe lui pousse à peine. Il nous regarde avec intensité, sa réserve préservée d’un fin sourire. Il a paré son cou d’un lacet noir orné d’une pierre verte pointue comme un piment entourée de deux coquillages. Faut-il y voir un symbole phallique ? La théorie s’écroule dans un grand patatras lorsque nous sortons du restaurant : il est dans la rue, adossé au mur, son service achevé et une jeune fille étreint sa poitrine juvénile. Le sourire du serveur s’est fait tendre.

Une partie du groupe se décide pour la montagne qui culmine à 750 m entre la ville et la plage. De ce plus haut point de l’île, nous aurons une vue étendue. Nous louons un gros taxi pour nous y rendre, nous rentrerons à pieds. Antennes et paraboles sont dressées au sommet pour profiter de l’endroit pour relier ce bout de terre au vaste monde. On pourrait presque sentir passer les ondes parmi les courants d’air. Ces délicates oreilles métalliques sont gardées par des soldats en armes qui déboulent aussitôt voir qui nous sommes et ce que nous faisons là. Notre venue les distrait de leur guérite et de leurs sempiternelles histoires ou plaisanteries de salle de garde. Ils reluquent les filles, comme tout militaire qui se respecte.

Nous entreprenons de parcourir bravement nos dix kilomètres retour, le nez au vent. Nous suivons la route, magnifiquement pavée de basalte jointif sans une once de goudron. Un beau travail d’artisan. Le vent souffle toujours, cet alizé régulier qui dessèche la gorge mais fait pousser le maïs. Les champs sont orientés au vent et cultivés en terrasses. On y trouve haricots, tomates, et évidemment maïs. L’eau est rare, les plantes vivent surtout de l’air du temps, cet air chargé d’humidité qui vient du large. Au loin en contrebas s’étend l’Atlantique, la plage frangée de mousse, le sable blond et les quelques constructions cubiques en béton qui forment le village.

Xavier a prévu ce soir un dîner au « Café Musique » (en français sur l’enseigne), un restaurant orchestre branché où se retrouvent en général les Français résidents ou de passage. Il a commandé un plat unique et national : la catchupa. C’est une sorte de cassoulet au maïs et chorizo, accompagné de divers légumes cuits en pot-au-feu et de quelques rares morceaux de lard et de thon. Un vrai ragoût de marin où l’on ramasse dans le pot tout ce qui traîne pour donner du goût mais avec une teinture africaine : le maïs, les patates douces. Nous goûtons au punch local, mélange de rhum brut et de mélasse où ont macéré écorces d’oranges et de citrons. C’est sucré, aimable et fort, mais ne laisse pas un souvenir impérissable (sauf le lendemain si l’on en boit trop). La serveuse accorte qui porte les consommations se laisse suivre des yeux. Elle est rembourrée aux bons endroits plutôt que bien en chair, et accentue son effet en portant un jean très moulant et un bustier élastique marqué « Kookaï » au-dessus des seins. Tous les garçons repèrent instantanément la marque, ce qui doit être l’effet commercial recherché. Ce café mérite son appellation de « musique » par un quatuor qui interprète des airs de morna, ces chants nostalgiques et vivaces du pays. Deux guitares classiques entourent une petite guitare sèche et un grand métis au nez en trompette fait jaillir de sa poitrine le chant en se dandinant un peu. C’est assez beau bien que les paroles nous échappent pour la plupart.

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GR 20 corse Mardi 18 août

Très froide nuit et vent humide ; nous sommes bien sans vêtements dans les duvets, enfermés jusqu’aux yeux dans le cocon. Des nuages passent sur les crêtes, laissant peut-être présager quelques gouttes. Nous faisons l’inventaire de la bouffe qui nous reste pour trois : trois boîtes de sardines, cinq barres énergétiques Gerblé, quatre soupes en sachet, deux paquets de nouilles, 500 g de riz, une grosse boîte de thon, deux petites boîtes de thon assaisonné, deux tablettes de chocolat, du Viandox et du bouillon de poulet. Nous devons en effet passer les trois premiers trois jours du GR en autonomie car le ravitaillement ne sera pas possible avant.

Nous apprenons avec les randonneurs que la pommade Soca au placenta permet de cicatriser plus vite les ampoules (elle coûte alors 5 F. soit 1.91 € d’aujourd’hui). Du sparadrap aéré mis directement sur les talons avant la marche empêche les frottements, donc les ampoules ; Annick retient la leçon. Nous observons aussi avec les Basques qu’une vache à eau légère (ou un sac étanche) est intéressante pour transporter de l’eau sur un bref trajet. Un petit bout de tuyau à large section permet de recueillir l’eau des sources inaccessible au goulot de la gourde. Des guêtres sont utiles sur les terrains mouillés ou remplis de tiques, lorsque les herbes battent les chevilles. Pour accrocher le pain, un filet est essentiel, comme l’ont compris les trois randonneuses écolos. Contre les courbatures, l’Algipan ou l’Alrhakhadol sont vendus sur ordonnance. Mais le mieux est encore de boire à satiété pour éviter l’acide lactique qui s’accumule dans les muscles en cas d’effort ; cela, c’est la course de fond qui me l’apprendra quelques années plus tard.

Aujourd’hui, nous avons vraiment l’impression de marcher en montagne : des nuages flottent sur les crêtes, la fraîcheur humide des 2000 m nous saisit la peau et nous hérisse les pointes des seins dès que nous arrêtons de marcher ; Annick voit deux tétons se dresser sous son tee-shirt mais elle n’est pas la seule. Le tissu irrite, donnant l’envie d’ôter le vêtement, ce dont Eric ne se prive pas, même à basse température ; dans l’effort, il irradie de chaleur. Le col appelé Bocca di a Muvrella s’élève à 1952 m.

Éric et moi laissons Annick et nos sacs sur la crête pour descendre le raide sentier pierreux qui rejoint l’hôtel du Haut Asco dans la vallée. Le patron tient une liste de ravitaillement pour randonneurs du GR 20. La descente et la remontée, avec l’attente d’être servi pour les courses, nous aurons pris trois heures, soit la moitié de ce qui est indiqué sur le topo-guide. Mais, si nous sommes plus jeunes que la moyenne, cela nous a bien crevés.

À l’hôtel, nous avons l’impression de retourner à la civilisation avec le bar, les touristes, les autos. De petits Allemands très blonds avec leurs parents sont à croquer. L’un d’eux, en tee-shirt orange et sabots, est bien découplé pour ses 10 ans. Dommage que les enfants grandissent et donnent un jour de grands et lourdauds en randonnée tels que ceux que l’on rencontre riant fort et parlant haut le tudesque. Nous avons retrouvé à l’hôtel les trois Bretonnes écolos dont la prof de philo. Elles refusent les conserves, trimbalent des légumes frais et sont organisées par habitude. La prof évidemment parle bien et toutes les trois sont assez sympathiques bien que gauchistes, écologistes militantes et féministes affirmée – « peut-être gouines » ajoute Eric en hétéro forcené. Après l’arrivée de la gauche au pouvoir en l’an 1981, « changer la vie » est apparu possible… Ce qu’il en a été, je vous en laisse seul juge.

Une fois revenus auprès d’Annick, nous prenons la route des crêtes jusqu’au refuge d’Attore, à 2000 m. Nous y bivouaquons pour la nuit. Le granit rose est dentelé, le pierrier a de gros blocs rectangulaires. Il y a peu de soleil ce soir, il fait même froid. C’était une grande étape pour nous avec la variante des courses !

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Rochette, Le loup

C’est une très belle bande dessinée pour les 10 ans et plus, un hymne à la montagne et au loup, un plaidoyer pour les relations entre hommes et bêtes.

Gaspard le berger élève des moutons à l’estive dans le parc national du massif des Ecrins. Chaque année les loups lui en prennent quelques dizaines. Ils sont venus d’Italie, immigrés prédateurs, alors qu’ils avaient été éradiqués par les ancêtres. Le loup ne chasse pas que pour manger, sinon il n’égorgerait qu’une bête à la fois. L’odeur du sang et l’excitation de la chasse lui fait égorger tout ce qu’il peut attraper jusqu’à ce que sa fureur se calme.

Gaspard n’aime pas le loup, ennemi héréditaire. Les écologistes aiment le loup, eux qui sont dans les bureaux de la capitale et délèguent leurs fonctionnaires. Ils n’en ont rien à faire des carnages et des hurlements des bêtes, du traumatisme des troupeaux et de la perte économique. Les belles âmes qui aiment naïvement les bêtes à fourrure comme chez Disney font pression. Mais Gaspard en a marre. Depuis que son fils Damien est mort dans une autre guerre imbécile, contre d’autres immigrés prédateurs islamistes au Mali, il s’en fout. Ce ne sont pas les fonctionnaires qui vont faire la loi mais la nature.

Un soir, il tue une louve. Le lendemain, il voit un louveteau mais le laisse en vie car il ne fait pas la guerre aux enfants ; il lui laisse même le cœur et les abats d’un chamois qu’un aigle a tenté d’enlever et qu’il a abattu.

Plus aucune attaque, c’était la louve qui a tué seule 150 têtes en quelques années. L’hiver vient, le troupeau repart en bas. Gaspard passe seul l’hiver en montagne. Au printemps, c’est un couple de loups fraîchement arrivés sur le territoire de chasse désormais vierge qui convoitent les brebis. Mais le louveteau a grandi et défend son territoire ; il réussit à égorger le mâle alpha et chasse la femelle. Mais, ivre de sang et le cœur empli de démesure, il se jette sur les moutons, en égorge quelques-uns et fait paniquer le reste qui se précipite, comme chez Panurge, tous en même temps au même endroit : dans le précipice. Trois cents bêtes mortes d’un coup à cause du loup. De toutes façons ils auraient été livrés à l’abattoir, avoue Gaspard, façon de dire que la sauvagerie n’est pas d’un seul côté.

Mais Gaspard n’a dès lors qu’une volonté : tuer le loup qui l’empêche d’élever ses moutons dans sa montagne comme ses ancêtres avant lui. Et c’est un duel superbe entre deux grands prédateurs rusés et puissants qui va se produire dans l’espace violent et immense de la haute montagne. Le berger croit piéger le loup en l’acculant au col inaccessible ; mais c’est le loup qui le piège en l’attirant là où la tempête l’affaiblira. Le berger résiste bien qu’il meure de faim.

Je vous passe quelques péripéties jusqu’à une avalanche déclenchée par la haine de l’homme envers l’animal. Il blesse le loup mais est enseveli et c’est la bête qui va gratter pour le sauver. Il va même lui apporter le cœur d’un chamois mort en même temps…

C’est beau comme l’antique, tragique parce que chacun sait qu’il n’y aura pas de merci. Sauf si, peut-être, homme et bête parviennent à une sorte de pacte, bien loin des niaiseries bureaucratiques des écolos en chambre. C’est l’objet d’un chapitre en postface que je vous laisse découvrir.

Un dessin rude aux traits sévères, des couleurs franches qui disent les rigueurs du paysage et du climat ou qui chantent l’explosion du printemps et de la vie. Des pages entières sans texte car le dessin suffit, composé comme une séquence de film. Cette sévérité, cette retenue, font beaucoup pour l’émotion qui vous étreint à certains passages.

C’est une très belle histoire, un hymne à la montagne et au loup, tracée à la serpe parce que le sujet le veut.

BD Jean-Marc Rochette, Le loup, 2019, Casterman, 108 pages, €18.00

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Descente du Roraïma

Adelino réapparaît ce soir tout fringant. Sa journée de repos lui a permis de se laver, de se coiffer, de se vêtir d’un nouveau débardeur noir orné d’un chanteur au micro et d’un pantalon blanc taillé large. Il porte même un blouson noir et des chaussures de ville. « Olà ! » nous crie-t-il en guise de salut. Son copain « le beau mec » qui a toujours trop chaud ne porte qu’un tee-shirt blanc, un pantalon de survêtement et des tongs. Ils aident ce soir à la cuisine Inès aux beaux cheveux brillants. Je crois que cela se fait par roulement et c’est leur tour.

Ils réparent d’ailleurs fort aimablement la chaussure de Julien qui perdait sa semelle. Quelques points de ficelle pour rabibocher le cuir et le tour est joué ! Il leur laissera la paire à la fin. Le dîner a lieu tôt, faute de lumière pour préparer et servir. Il est donné à la nuit tombée, vers 18h30. Cette fois, comme nous sommes « en montagne », nous avons droit à une soupe puis à un plat appelé ici pavillon en référence à ses trois composantes qui reconstituent les couleurs du drapeau national vénézuélien, à ce que m’explique Javier. Il s’agit de riz, bœuf, lentilles. Sur les trois bandes horizontales jaune, bleu et rouge du drapeau, je peux reconnaître peut-être le riz pour le jaune, les lentilles pour le bleu et le bœuf pour le rouge, mais il faut de l’imagination ! Quant aux six étoiles du drapeau, je les cherche encore dans l’assiette ; le cuisinier a dû les manger.

L’apéritif qui a précédé le repas a été fort joyeux, les Frères ennemis jouant leur rôle. Javier a préparé ce soir son fameux cocktail Tang-rhum. Il le fait préalablement goûter à Jean-Claude, fin gourmet en alcool fort. Celui-ci avale une gorgée, impassible, regoûte et lâche, dans un silence religieux : « c’est un peu léger, non ? » Tous le soupçonnent d’en rajouter pour blaguer, comme d’habitude. Qu’à cela ne tienne ! Il le fait goûter à son compère José qui clappe de la langue, hésite et, ne pouvant déjuger l’oracle, émet sa sentence : « il a raison ». Eclat de rire. Et pourtant Chris, timidement, disait à ce moment-là : « je le trouve juste comme il faut ». Il n’a pas été écouté tant la pression du groupe pousse vers le machisme véhiculé par ceux que nous finirons par appeler les « 3J » : José, Jean-Claude, Joseph. C’est d’autant plus drôle que les deux compères, dormant mal depuis plusieurs jours, ont découvert ce soir du Stilnox chez Joseph et décidé d’avaler chacune une pilule ! Avec l’alcool par-dessus, ils partiront à la fin du repas bras dessus, bras dessous, titubant pour la galerie, cherchant leurs pas dans le chemin plutôt ondulé à la lueur de la lampe frontale, feignant de se cogner au plafond bas sous lequel sont montées leur tente.

Sans rien dire, cette fois, contrairement aux campements du bas de pente, tout le monde va rapidement se coucher. Exit les énigmes et autres charades. Il est à peine plus de 19h30 mais, comme les bouffons ont soufflé les lampions, tout le monde aspire au duvet.

Je suis réveillé avec l’aube surtout par le ronflement du réchaud à pétrole à deux mètres de la tente et par les tintements des casseroles de la cuisine. Nous avons du café et des pancakes au petit-déjeuner. Quand nous quittons l’abri sous roche, il pleut, ou plutôt un nuage s’ébroue sur le tepuy. Nous marchons sous cape, sans rire. Cela restreint le champ de vision mais, de toute façon, nous sommes en plein brouillard. Les dos gris des rochers sont comme des monstres marins. Leur peau rêche est parfois glissante comme si elle sortait de l’onde, surtout là où le lichen est vivant, de couleur verte ou brune.

Nous jetons un dernier regard au chaos du plateau avant d’entamer la descente. Cela commence par de grandes marches rocheuses serpentant, suivies d’un éboulis glissant sous la pluie. La pente nous pousse à faire de larges pas à se tordre les chevilles. Yannick, près de la cascade, se met brusquement à courir comme un jeune veau, piqué par on ne sait quelle guêpe – à moins que ce ne soit une poussée d’adolescence ou l’antipaludéen qu’il avale religieusement chaque soir. Le Lariam rend un peu fou. Suit la remontée dans la forêt, épuisante car les semelles tiennent peu sur la terre glissante et la cape s’accroche aux racines. Monte du pays de bonnes odeurs de plantes mouillées, d’humus et de terre fraîche. Nous avançons les premiers dans une atmosphère d’aquarium, dans une lumière verdâtre et tamisée. Nous frôlons de larges feuilles, repoussons des fougères dentelées, enjambons des racines comme des faisceaux dont les filaments tordus traversent le sentier. Là où passent les randonneurs, l’herbe ne repousse jamais. Malgré la moiteur nourricière et la vigueur de la végétation équatoriale, le passage incessant des touristes et de leurs porteurs dans un sens et dans l’autre a rendu stérile le chemin, ne permettant à personne d’oser se perdre. Le chaos pierreux éprouve les cuisses et les chevilles à la descente. Nous allons plus vite qu’à la montée, ce n’est pas un mystère, et il fait moins chaud que l’autre jour. Au tiers de la pente, le nuage qui nous mouille depuis le départ n’accroche plus. L’eau ne suinte plus des feuilles. Nous entrons peu à peu dans la clarté et pouvons retirer les capes.

Par souci de commémoration, et dans le vain espoir de voir les autres nous rattraper, nous faisons une courte halte au premier arrêt de la montée, dans une petite clairière au pied de l’immense falaise. Mais c’est juste pour vider un peu la gourde. Le camp nous attend, pas si loin. Nous avons hâte d’être rendus pour lâcher le sac et nous défaire de nos vêtements humides. La fin est encore plus éprouvante pour les chevilles car, on s’en souvient, la pente est très forte. Je suis content de parvenir au camp d’il y a deux jours, près de la rivière. Nous nous contenterons de pique-niquer ici avant d’aller plus loin, mais nous faisons là une pause bienvenue. Nous avons mis, pour les premiers, 2h30 pour descendre contre 3h30 à la montée. Javier arrive le dernier avec Christian. Ce dernier ne voit déjà pas très bien en temps ordinaire et la pluie sur les lunettes n’a pas dû arranger les choses. Il est parti en avant et a fait un soleil, cul par-dessus tête, du côté de la fatidique cascade. Javier a eu peur en le voyant saigner du cuir chevelu et du mollet. Mais ce n’est heureusement rien de grave.

Nous nous arrêtons au campamente de base assez longtemps pour reposer tout le monde et pour nous restaurer. Cette fois-ci, le pique-nique est chaud : des tortellinis au thon et au fromage. Un groupe d’Allemands – filles et garçons – monte au sommet aujourd’hui. Ils sont jeunes et beaux comme des Wandervögel. Le seul Autrichien du groupe sèche de sa montée en faisant des effets de muscles germains, tout en rose chair et or solaire. Il est une vraie publicité pour la saine jeunesse aryenne.

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Exploration de Machu Picchu

Juan, pédagogique : « Machu, c’est le vieux, et Picchu, la montagne. Ça fait la vieille montagne. » Elle culmine à 3050 m au sud. La cité, on le voit d’une terrasse surélevée par laquelle commence toute visite intelligente du site, comprend toutes les parties d’une cité traditionnelle inca : le temple du Soleil et l’autel des sacrifices (appelée aussi partie astronomique), au bas de laquelle s’étend une zone de bâtiments pour les prêtres et les militaires, le quartier royal avec une suite de fontaines qui s’ouvre sur une esplanade et, en face, une zone d’habitation et d’éducation. Des aménagements agricoles, greniers, dépôts et terrasses, complètent le site sur les pentes.

Exposé préalable de Juan « lé débou de l’histoire c’est 1912. Dans la part’ intérior il se trouve, no, quelques momies… » Le site aurait été habité pour la dernière fois en 1557. Il aurait été abandonné pour cause de maladie – peut-être la syphilis – selon l’étude des momies.

Seraient arrivées ici les vierges du Soleil « violées par les espagnols » qui auraient contaminé la population qui était d’environ 500 personnes. 75% des momies trouvées sont des femmes, une momie est de cheval ; il aurait été sacrifié sur l’autel du Soleil. Les Incas donnent aux dieux au lieu de demander, comme les chrétiens. Le cheval était un remerciement en offrande. Mais les Espagnols ne sont jamais arrivés à Machu Picchu, trop bien cachée. Il n’y a que deux chemins d’accès, l’un long et très défendu par la montagne (celui que nous avons emprunté), l’autre très escarpé depuis la rivière (où la route a été désormais construite).

Le temps est dégagé, peu de nuages flottent sur les pics, et le soleil donne aujourd’hui du relief aux bâtiments en contrebas. Nous partons pour une visite en groupe, puis chacun est libre pendant une couple d’heures. Je pars seul pour tenter de réaliser des photos sans touristes. L’exercice est difficile, il y a toujours quelqu’un qui passe ou un groupe qui stagne en écoutant les explications trop longues des guides. Certains s’installent même pour boire un coup ou discuter au soleil. Ils sont inconscients du sacré des pierres. Ils sont ici comme à Disneyland ; ils montent sur les huacas (représentation de l’esprit des ancêtres), grillent une cigarette, se font saisir en photo le pied dessus comme des chasseurs sur un trophée. Peuple crétin ; c’est souvent la bêtise qui l’emporte, ils sont là parce que leurs copains l’ont « fait », parce que « la télé » en a parlé, parce que c’est à la mode de l’avoir vu. Ils suivent la visite en troupeau comme ils écouteraient une leçon. Difficile de suivre les traces de Diego Rodrigez de Figueroa, le premier étranger à passer à Machu Picchu le 6 mai 1565.

Les Incas ont civilisé les pierres naturelles pour les intégrer à leurs constructions. Ils ont respecté leur forme, leur grain, leur couleur. Ils s’y sont adaptés en les aménageant. Hommage à la terre mère, aux dons spontanés de la nature. Le temple du Condor s’envole en deux ailes de pierre ; seul un bec a été sculpté dans la roche. Le ciel et la terre se trouvent unis symboliquement.

Les monuments incas sont construits pour endormir ou apprivoiser les énergies secrètes de la matière. De là sourd cette harmonie à laquelle je suis sensible aujourd’hui ; c’est une part du « mystère » de Machu Picchu. Ce n’est « mystérieux » que parce que nous avons perdu ce sens de la sympathie naturelle, de cette communion avec les bêtes, les plantes, les éléments, de cet accord avec les pierres, la terre, le ciel.

Observer les astres, imiter les rythmes, se fondre dans l’environnement – nous redécouvrons à peine cette harmonie de l’homme avec la nature. Chez nous, l’économie l’a emporté, la force de l’intérêt. Pour les Incas, l’or était une larme du soleil.

Une pierre huaca, sur la place sacrée, est sculptée en forme de losange, et orientée comme l’est la croix du sud dans le ciel. Alpha et Beta du centaure sont appelés « les yeux du lama » par les Incas. Garcilaso de la Vega : « ils respectaient les Pléiades à cause de leur étrange disposition et de leur grandeur égale. Quant aux étoiles, ils les tenaient pour servantes de la lune. » Ils comptaient en quipu, des cordages mnémotechniques pour servir aux inventaires et aux généalogies ; les fils de couleurs et divers nœuds étaient un langage binaire : longs = unités, simples = autres puissances de 10, en 8 = une unité, 0 = absence de nœud.

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Machu Picchu par la montagne

Nous reprenons le chemin inca à flanc de colline. Il passe dans la forêt humide. Des arbres, pendent au long de leur fil des centaines de petites chenilles blanches. Nous marchons en silence. Le groupe s’étire. Choisik court devant. Une brusque montée de marches : est-ce derrière ? Pas encore, il s’agit d’un poste de garde. Le chemin continue. Une autre crête se profile. Rude montée raide en grandes marches. J’arrive sur la crête. Seule Choisik est en avant et elle a disparu derrière un portique de gros blocs.

Boum !

Machu Picchu est là, au loin encore, dans une brume légère, mais bien reconnaissable. Le panorama est grandiose, malgré le ruban clair de la route qui tranche sur les ombres de la montagne en serpentant jusqu’aux magasins à touristes qui bordent le site. Nous avons abordé Machu Picchu par le haut, à la « Porte du Soleil ». Elle est ainsi appelée parce que le soleil levant vient frapper par-dessus la crête, depuis cet endroit, le sommet de la pyramide du soleil dans la cité. Un triple crochet de pierre sert à l’attacher lorsqu’il aurait des velléités de fuir, au cœur de l’hiver. Le site, vu de loin (il est bien à un kilomètre à vol d’oiseau), paraît écrasé, gris, sur une crête, au-dessous de son piton chevelu d’arbustes. Mais nous y sommes. Pour Juan c’est le mythique El Dorado, le centre religieux du soleil, où les plaques d’or garnissaient les murs.

Après quelques moments de méditation, perturbés par des arrivées de vulgaires, des Occidentaux bavards, bouffant et camescopant, nous descendons lentement vers le site par le chemin toujours inca. Des orchidées roses en buisson s’accrochent aux pentes. Le climat leur plaît. Choisik tente d’en photographier de près quelques-unes, au prix parfois d’un montage artificiel, la bête étant tenue à la main sur fond de paysage… Ces orchidées roses sont appelées ici Winiay Waina, les « toujours jeunes ». Etrange sympathie de la jeunesse pour la jeunesse, de Choisik pour ces fleurs. Nous en avons pourtant rencontré d’autres, dans la forêt plus haut, des orchidées blanches poussant entre les roches. Mais ce sont les roses qui l’ont séduite, couleur du soleil levant. Mystère du lieu, séduisante empathie de l’humain pour le naturel, ici.

Le ciel, bien nuageux, s’éclaircit par endroit, ce qui permet au panorama d’acquérir un peu de relief. La cité sacrée est installée sur le col qui mène à un éperon rocheux très haut, presque complètement entouré par le rio Urubamba mille mètres plus bas. La rivière contourne le piton par une boucle. D’en bas, on ne distingue pas les bâtiments de la cité : l’art du camouflage est ici encore poussé à son extrême. Les Incas, en harmonie avec la nature, savaient s’y fondre en épousant les formes de son relief. D’en haut, d’où nous l’abordons par le chemin escarpé – et bien gardé – de la montagne, la cité apparaît organisée et magnifique.

De plus près encore, on distingue les différents quartiers. Le temple du Soleil émerge sur sa pyramide. Selon les chercheurs le site aurait été un palais impérial, un centre d’échanges commerciaux et un temple destiné à indiquer les cycles sacrés du Soleil. Nous ferons une visite approfondie demain, mais nous passons à travers les ruelles et les escaliers en pente de Machu Picchu pour en prendre un air. Il n’y a pas autant de monde que l’on aurait pu craindre ; nous sommes à la fin de l’après-midi.

Le village au bord de l’Urubamba s’appelle Aguas Calientes – les eaux chaudes. Là est notre hôtel prévu pour ce soir. Nous y descendons en bus. Attraction courante, même filmée à la télévision et diffusée en France : des gamins du cru attendent le bus à chaque virage en criant « good bye ». Ce sont les mêmes gamins à chaque fois, qui semblent avoir le don d’ubiquité ou voler plus vite que le bus.

Pour la couleur locale, ils sont vêtus « en chasquis incas », autrement dit en slip sous une lourde tunique de grossière laine colorée d’un seul tenant, serrée à la taille par une corde. Ils courent comme les courriers antiques et la sueur coule sur leurs visages et le long de leurs flancs nus à chaque virage. Mais il n’y a aucun mystère : le secret tient au sentier abrupt qui coupe tous les lacets de la route. En l’empruntant, on peut aller plus vite que le gros engin poussif qui, d’ailleurs, ne se presse pas. Le chauffeur du bus est de connivence avec les mômes : en bas de la pente, il ouvre la porte et le garçon (ce sont tous des garçons autour de 12 ans) monte pour faire la quête parmi les touristes gogos. A une trentaine de personnes par bus, ils peuvent récolter 10 à 30 sols par descente selon la générosité des étrangers, soit en une journée entière bien plus que leur père ne peut gagner habituellement ! Le gosse donne son pourboire au chauffeur du bus. Mais surtout, il ne va pas à l’école pendant ce temps-là tant l’activité peut être lucrative. Je ne suis pas Américain et ne donne rien : les gamins à l’école, pas au turbin.

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Sur le chemin des treks andins

Vers le kilomètre 82 de la ligne d’ENAFER, que nous atteignons, nous sommes désormais sur « le chemin des treks ». Nous buvons un coca ou une cervoise à 2 sols et demi lors d’une pause devant une boutique d’adobe sur le sentier. Deux chiots, sept cochonnets noirs et un chaton viennent se faire admirer.

Montée dans les eucalyptus. Chaleur. Nos porteurs se mettent à l’aise car le frais de la haute montagne est fini. L’un d’eux a un air très juvénile sous son casque de cheveux noirs. Il a enlevé son pull pour se reposer de sa charge. Descente au rio, puis dure remontée sous le soleil. Il ne faut pas avoir peur du dénivelé dans ce pays ! Au sommet de l’éminence, nous découvrons une nouvelle vallée qui coupe celle que nous suivons. Plantée au carrefour sur la pente en face, s’élèvent une cité inca et la forteresse qui commande le passage. Nous allons quitter la vallée de l’Urubamba pour remonter la vallée de Kusichaca et nous sommes au croisement. Descente jusqu’au nouveau rio, puis remontée jusqu’à la forteresse. Nous pique-niquons dans ses murs. Le site se nomme Pulpituyo.

Nous passons ensuite un moment dans la cité qui s’élève un peu plus haut, sur des terrasses aménagées. Elle comprend douze quartiers, regroupés par quatre. Selon l’usage, elle a une fonction religieuse (une pierre huaca se trouve là), une fonction administrative (gérer l’agriculture et l’entretien des terrasses), et une fonction militaire (au croisement de deux vallées stratégiques). Les ruelles qui courent entre les maisons en ruines sont rectilignes. Nous redescendons les terrasses par un « escalier flottant », bâti de grosses pierres dépassant du mur comme les barreaux d’une échelle.

La montée qui suit est raide, alternant avec de courtes descentes. Un bar sous chaume est installé en haut d’une montée et permet de se désaltérer de l’effort. Deux « sacs à puces » (Choisik dixit) et quelques poules à bonnet et collerette rôdent alentour. La fille d’une douzaine d’années qui sert semble un peu demeurée ; elle est très lente à comprendre ce que l’on veut, que l’on parle espagnol ou non, et met un temps fou à rendre la monnaie. Je lui demande « de l’eau avec gaz » pour Gisbert, elle « n’en a pas ». Un peu plus tard, Choisik en ouvre une. Passent trois garçons blonds en short, tee-shirt et sandales dans les 18, 15 et 12 ans. Par ressemblance ils doivent être frères. Ils parlent français entre eux. Qui sont-ils ? Ils semblent accompagnés d’un couple péruvien. Font-ils partie d’un groupe ? Ces mystères agrémentent la marche sur ce sentier plutôt fréquenté. Les résoudre n’est pas utile, le jeu est d’échafauder les hypothèses. Camélie parlant de Gusto, son mari : « il prend soin de son matériel parce que son matériel lui coûte, pas sa femme. » Gusto et Camélie sont tous deux dans l’enseignement dont ils aiment incarner l’archétype lorsqu’ils se sentent contestés par la société civile. Tous les profs se voient en élite nationale, ils « appartiennent à l’E.Na ». Mais en trek les rôles s’effacent vite, ils apparaissent vivants et très sociables. Lui est fonctionnaire d’université, elle est professeur de français. Fortune : « il faut toujours passer devant les autres avant de se moquer. » Ces ragots amusent dans la monotonie du chemin.

Ce soir, il y a au moins quatre camps de touristes différents, installés sur les divers endroits plats du village de Huayllabamba. Certains se perdent pour rejoindre le nôtre depuis le sentier, et cela les fait râler ; ils ont l’impression « d’avoir fait de la distance en plus » ces fonctionnaires de la randonnée ! D’après l’engin de Gisbert, nous sommes installés ce soir à 3000 m. Après une toilette assez complète dans le torrent qui dévale de la montagne, en aval des camps, vient l’heure du tarot. Nous sommes toujours les cinq mêmes, acharnés chaque soir, après avoir installé nos affaires dans les tentes, nous être rafraîchis et avoir remplis nos devoirs scripturaux (pour ceux qui prennent des notes). Un Manuel tout crasseux de sept ans vient nous demander comment on s’appelle et parler un peu pour obtenir des pop-corn. Périclès, qui parle un peu plus l’espagnol (il révise sa Méthode en 90 jours tous les soirs) lui dit qu’il en aura s’il va se laver les mains. Il y va. Dans maintenant deux mois et demi, Périclès saura parler espagnol.

La nuit tombe à 18 h pile, comme chaque soir. Le pisco tombe, aussi ponctuel, à cette heure-là. L’instituteur de l’école locale, « le professeur Fortunato », est invité à dîner avec nous par Choisik qui le place entre « ceux qui parlent espagnol », Périclès et moi. La conversation porte sur la scolarisation. Il s’occupe de 26 gamins des environs, répartis entre quatre niveaux d’âge, de 6 à 14 ans. Il n’est pas cher payé et bien isolé dans cette vallée, pas marié faute d’argent. Il nous envie un peu de prendre l’avion et de voir le monde. Ses élèves sont un peu ses enfants car son métier est sa seule vie. Ici est son troisième poste. Il a commencé à 28 ans après trois années d’école normale. Il nous demande combien nous gagnons ; il est difficile de lui répondre honnêtement, en fonction des écarts de niveaux de vie. Faut-il lui dire le vrai et le laisser effrayé et amer ? Faut-il tenter de traduire en équivalent local et en termes de statut social ? On ne peut traduire directement nos salaires en sols, au taux de change actuel, même si Périclès s’y essaie. Il faut plutôt raisonner en fonction de ce que l’on peut faire avec la même somme : les loyers, l’alimentation, les prix des trains et des hôtels, ne sont pas équivalents chez nous et ici. Malgré cela, nos réponses l’incitent à nous demander aussitôt de l’argent « pour son école ». Je réponds fort diplomatiquement que nous avons aidé déjà une école pauvre de la montagne, quelques jours auparavant, là où les touristes ne passent que très rarement, et que je dois en référer au groupe pour savoir ce que l’on peut faire. Choisik, qui l’a invité, aura à s’en débrouiller demain.

En allant nous coucher, nous contemplons un ciel clouté d’étoiles. Pour une fois, la vallée est orientée dans le même sens que la voie lactée : ne serions-nous pas sur le chemin de Machu Picchu ? A cette heure, parmi les gosses, les chiens, les vaches et autres animaux qui ont hanté le terrain depuis que nous sommes arrivés, seuls deux ânes ne dorment pas.

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Site inca d’Ollantaytambo

Nuit agitée. L’atmosphère lourde de la chambre contraste avec celle de la tente en altitude, le poids des couvertures. Il y a queue le matin aux toilettes, deux pour 18 personnes, en comptant les trois touristes en plus de notre groupe. Queue également au petit-déjeuner où le pain est rationné. Le gros chien de Wendy s’est laissé tracer au crayon deux gros sourcils noirs au-dessus des yeux. Cela n’arrive pas à donner un air sévère à sa tête de labrador à bajoues. Le grand datura blanc laisse pendre ses clochettes odorantes qui ont à nos narines comme un parfum d’ange. Le bougainvillée couleur sang séché part toujours à l’assaut du mur. La montagne trop proche écrase un peu le panorama. Au débouché de la vallée, le massif de la Veronica est poudré de neige.

Dans la ville, sur la place d’armes, ce matin il y a distribution de livrets pour les écoliers d’Ollantaytambo. Une pile de cartons financés par le candidat aux prochaines élections attend les élèves qui arrivent en files dans leur uniforme gris et blanc. J’ai aperçu de loin le petit batailleur d’hier. Ayant eu son album à son tour, il s’est assis sur une marche avec des copains et a entouré de son bras le cou du plus proche pour regarder les pages avec lui.

Le site inca nous attend. Je prends en note ce que nous raconte Juan. 1536 est l’année où commence la rébellion de Manco Inca contre les colonisateurs espagnols. Ollantaytambo est la principale défense de la vallée sacrée. On la renforce à l’époque espagnole. Nous visitons le temple du soleil, qui s’élève haut au-dessus de la ville. La construction, ici, est hiérarchique : plus on s’élève, plus on s’approche du lieu sacré, et plus les blocs sont gros et minutieusement appareillés. Il faut monter plusieurs centaines de marches pour accéder au temple. Au cinquième replat se dresse la paroi à grosses niches trapézoïdales. Le temple est construit de grandes pierres et n’est pas terminé à l’arrivée des espagnols dans la cité. Il ne le sera jamais ; lorsque les espagnols sont annoncés, la dynastie inca en fuite se réfugie à Machu Picchu, puis à Vilcabamba. De la terrasse du temple on aperçoit la ville. Elle est divisée entre ville basse (en plaine) et ville haute (sur les pentes). Les deux villes se rejoignent sur la place de cérémonie, en bas du temple, au pied de la montagne. Les greniers sont construits en hauteur, sur les terrasses, au milieu des pentes. Le vent, souvent fort, séchera les grains.

Les tétons sculptés sur les grosses pierres des murs ne sont pas des décors, mais des aides techniques pour le transport des blocs. Les plus grosses pierres pèsent des tonnes ; elles étaient soulevées par des leviers et transportées sur des rouleaux de bois, retenues par des cordes, dont les tétons servaient de support. Les gros blocs sont arrivés ici par des terrasses reliées entre elles par des déclivités. Ces pierres sont assemblées par des tenons en queue d’hirondelle dans lesquels on pouvait couler du bronze pour tenir l’ensemble. Entre les grosses pierres, on rencontre ici aussi de petits blocages antisismiques. Les petits blocs s’écrasent et peuvent être remplacés si nécessaire sans avoir à rebâtir tout le mur. Les pierres qui restent de la construction inachevée ont été appelées « pierres fatiguées » par les autochtones. Les monolithes géométriques soigneusement polis brillent comme du sucre industriel.

Nous descendons une terrasse, passons un court tunnel à flanc de montagne, pour descendre par un sentier. Juan nous montre de loin le bâtiment de l’entrée : « C’est reconstitué en adobe, c’est une fontaine inca. » Plus loin, avisant une ruine d’adobe au milieu d’une terrasse, probablement un dépôt de céréales : « Ça c’est un rrrenié ! » Diamantin : « un renié ? je ne le vois pas ; j’aime bien les reniés. » Il confondait exprès avec un arbre africain…

Plus bas, quatre mamelons dans une pierre huaca se dressent vers le ciel. Juan nous apprend que leur ombre annonçait le début de chaque saison et « déclenchait » les plantations des céréales dans la vallée sacrée. Les quatre tétons sont « intihuatan », attachant le soleil. A l’est du site s’élèvent les ruines du temple du condor. Pourquoi ce nom ? Il suffit de lever la tête : ciel ! un condor ! En effet, la pierre de la montagne dessine dans l’air bleu la silhouette d’un condor les épaules rentrées, le cou tendu, le bec orienté en direction du temple du soleil.

Naturellement, ce temple a été détruit par les chrétiens. A l’ouest, près de la place des cérémonies, se dresse la fontaine « de l’inca ». Un bassin carré dans lequel on descend par les trois marches symboliques des mondes, apporte directement les eaux sacrées de l’Urubamba. Elle coule par une bouche taillée dans un bloc. Mais la sculpture est telle qu’il suffit de passer une fois sa main sur l’eau pour qu’elle coule en jet, une autre fois pour qu’elle prenne la forme d’une cascade. Ingénieux !

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Des rites du mariage catholique péruvien

Ce matin la gelée blanche a blanchi l’herbe rase des pourtours du stade. Le soleil ne paraît qu’après 8 h au-dessus de la montagne. Rêves peu agréables cette nuit, contraints par le mouton du soir et par le matelas trop fin pour dormir sur le côté. Dès avant le soleil, le coq vient faire des siennes près des tentes, à cocoricoter comme Artaban. Sale bête ! De petits enfants jaillissent des maisons, sifflent et chantent, curieux de la nouveauté que nous représentons. Avec ses braies, son poncho son chapeau, l’un d’eux semble sortir du moyen âge. Je lui donne la barre de céréale de la route.

Choisik nous précise au petit-déjeuner les étapes des rencontres hommes et femmes. Catholiquement, il y en a sept :

1 – la rencontre par le regard (Reksenacuy) ;

2 – l’approche, la préparation aux fiançailles (Sirninacuy). Les parents du garçon concoctent un plat spécial et l’offrent à l’autre famille ;

3 – les fiançailles, les parents du garçon demandent, les parents de la fille acceptent et préparent à leur tour un plat pour l’autre famille ;

4 – les rencontres officielles entre les jeunes gens (Munenacuy) ;

5 – le mariage local, la communauté entière construit en quelques jours la maison des nouveaux époux là où ils le désirent ;

6 – la vie de couple, les enfants (Tianacuy) ;

7 – l’homme va battre la femme et la femme l’homme, les problèmes surgissent dans le couple (Majanacuy). La femme retourne chez ses parents qui vont s’entremettre pour arranger les choses.

Happy end. En cas de veuvage, on peut se remarier.

Comme dans toute culture hiérarchique, on aime les distinctions dans ce pays. Un rapport espagnol de 1558 notait déjà comment les fonctionnaires de l’Inca répartissaient en catégories statistiques les habitants des communautés paysannes. Cette nomenclature est poétique dans son réalisme. De 1 à 3 mois on était « enfant couché » ; de 4 à 8 mois « enfant au maillot » ; de 8 mois à 1 an « enfant sans défense » ; de 1 à 2 ans « enfant marchant à quatre pattes » ; de 2 à 4 ans « enfant qui s’effraie » ; de 4 à 6 ans « enfant qui ne se sépare pas de ses parents » ; de 8 à 12 ans « enfant » (seulement !) ; de 12 à 16 ans « ramasseur de coca » (nos banlieues dealeuses reprennent le flambeau) ; de 16 à 20 ans « coursier » (sans scooter) ; de 20 à 40 ans « guerrier » (comme dans nos armées modernes) ; de 40 à 60 ans « homme d’âge moyen » ; plus de 60 ans « vieil endormi »…

Nous passons sur la route un moment ; elle se superpose parfois au chemin inca que nous nous efforçons de suivre. Le sentier serpente parmi les champs microscopiques installés sur les terrasses des pentes, parmi les buissons de chêne vert et divers arbustes. Parfois, entre deux bouffées de crème solaire émanant de celui ou celle qui précède, on peut sentir la menthe ou l’armoise. Près du rio, dans le thalweg, poussent les eucalyptus – et sévissent les moustiques ! Le parfum des arbres a ici des réminiscences de maquereau au vin blanc. La voie est tranquille, champêtre par rapport aux paysages arides que nous avons traversés ces derniers jours. Mais l’eau, qui vient des montagnes, demeure glacée lorsque l’on y plonge les mains. Sur la route goudronnée un peu plus loin, nous avons vu les porteurs passer au petit trot. Ils portent à peu près deux sacs et demi sur le dos, soit autour de 30 à 40 kg chacun.

Nous rencontrons une communauté en plein travail. Les femmes sont en mantes rouges avec leur assiette à soupe sur la tête et leurs jupes noires, les hommes en ponchos et bonnets. Quelques chiens et gamins courent autour comme les mouches autour du coche. Le groupe charrie de gros blocs de schiste pour réparer la route. Il n’est pas étonnant que le maoïste Sentier Lumineux ait connu quelque résonance dans les campagnes : l’entraide communiste est encore de tradition.

Plus loin, au bord d’une piste de terre, nous abordons une vaste école. C’est jour de rentrée, donc de grand nettoyage. Les enfants y sont accueillis de 3 à 12 ans. Ils sont 35 inscrits, dont une vingtaine qui viennent régulièrement. La directrice nous présente les petits, les grands travaillent à débroussailler et à rechauler un mur. Les petites classes fonctionnent par groupes et étudient les nombres, l’hygiène, les animaux. Nos enseignants sont à leurs affaires, même si, à part les nombres, ils n’enseignent rien comme ici.

Nous poursuivons la descente sur la route où un camion doit monter nous prendre. Nous visitons en attendant l’extérieur d’une petite église perdue. Elle est construite d’adobe, entourée d’un cimetière broussailleux dont certaines croix ont la forme de fourches.

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Col de Tiliruay au Pérou à 4300 m

Nous grimpons à flanc de montagne, puis plus rudement, parmi les alpacages (pacages à alpagas). Une lagune noire s’étend devant nous ; il s’agit de Ianacocha, « le lac noir », son eau est glacée – j’y trempe la main pour voir. Le col de Tiliruay est passé à 4300 m. La montée est très dure. Cette année, c’est le souffle qui me manque un peu, pas le cœur, ni les jambes ; je ne m’entraîne plus assez. Au cairn du col, chacun pose sa petite pierre. Les porteurs passent en même temps que nous ; ils sont d’habitude devant, ou derrière. Le lac que l’on aperçoit de l’autre côté, en contrebas du col, s’appelle Pokacocha, « le lac blanc ». Eau claire, mais glacée aussi. Le sol est parsemé de touffes d’herbe ichu, vivace et raide comme les épis sur la tête des gamins. S’accroche aussi à ras de terre une végétation d’altitude parmi les rochers gris qui affleurent comme les os d’un vieux dragon.

Nous nous adossons à un gros rocher de la moraine glaciaire, devant le lac blanc à nos pieds. Il nous protège du vent qui monte de la vallée et souffle fort au col. Notre repas est chaud ! Ce qui est bienvenu. Le réchaud à pétrole fait merveille pour le poulet sauce au vin. Les nuages vont au col, au-dessus de nous. Effet de la lune pleine ? il ne pleut pas, ce qui arrive pourtant à chaque passage ici selon Juan. Les groupes mangent presque toujours sous les capes de pluie ; pas le nôtre.

La descente qui suit est assez longue ; elle s’effectue lentement parmi les pierres et les ruisselets qui rejoignent le rio. Nous croisons des troupeaux mêlés de lamas, alpacas, moutons, chevaux, chiens, et même des gosses. Un petit chien laineux fait craquer Choisik qui joue un moment avec lui avant de lui donner des restes de cochon d’hier soir qu’elle avait pris pour la route !

Nous nous arrêtons dans un enclos de pierres prévu pour les animaux. Dans la maison d’à côté, une vieille est accroupie sur le pas de sa porte, trois tout-petits autour d’elle. Elle ne parle que le quechua. Choisik lui donne une bougie, une boite d’allumettes et un savon d’hôtel. Elle explique par geste que ça sent bon mais que cela ne se mange pas : c’est pour se laver. Une fois précédente, elle avait donné une savonnette ainsi et elle avait vu un gamin la bouche pleine de bulles quelques instants après ! Plus loin, les hommes retournent la terre à grands coups de la curieuse bêche des Andes, faite pour pénétrer les terrains les plus difficiles : un long manche recourbé, plus grand qu’un homme, un fer plat et long au bout, et un appui sur le manche pour pousser avec le pied. Deux hommes manient chacun une bêche tandis que le troisième retourne les mottes ainsi faites à la main. Le sillon creusé est profond d’une vingtaine de centimètres et la terre bien retournée. C’est artisanal, mais efficace.

Le brouillard monte de la vallée et nous envahit peu à peu. Nous rencontrons encore deux femmes qui filent la laine en gardant sous une couverture un paquet de patates cuites à vendre. La plus jeune est jolie, elle a les yeux bridés, le teint coloré et un chapeau plein d’épingles-à-attirer-l’attention. Mais elle a à peine 14 ans. Choisik discute avec elles, mi-espagnol, mi-quechua (c’est Juan qui traduit), elle leur donne des savons d’hôtel, aussitôt enfilés sous la robe au-dessus du sein, avec les objets précieux à ne pas laisser dans les maisons ouvertes à tous les vents. Choisik demande si nous pouvons les prendre en photo. Elles sont ravies, elles sont là pour cela.

Un troupeau de lamas passe dans le nuage qui nous couvre, le regard vif, les oreilles dressées, la lippe frémissante. Ils sont dans leur élément. Un peu plus loin, il commence à pleuvoir. La lumière devient celle d’un aquarium, le paysage celui de Norvège en hiver : gris, humide, glacé. La pluie persistante noie tout dans une poudre d’eau fine : la silhouette d’une maison basse, le muret pierreux d’un enclos, un gamin qui passe, boursouflé d’épaisseurs, empaqueté de ponchos, un chien mouillé, plusieurs alpacas gonflés de laine… Nous nous mettons en marche automatique, sans rien voir, sans plus dire un mot. Le camp est toujours un peu plus loin. Heureusement, le terrain descend et le vent glacé est tombé avec la pluie. Il fait moins froid. Pluie, « c’est ainsi que t’a créé le Créateur du monde, Pachacamac Viracocha », chantaient les vieux incas, fatalistes.

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Alexandra David-Néel, Journal de voyage 1904-1917

Étonnante de volonté et de bon sens, cette Alexandra qui épouse Philippe Néel le 4 août 1904 et s’embarque le 11 pour un voyage qui dure encore vingt ans plus tard. Sa fascination est pour les Himalaya, sommets géographiques et sommets de l’esprit. Elle trouvera le reste du monde terne et gris après l’Himalaya, ce qui la rend injuste envers le Japon ou la Corée, venant après, qu’elle n’a pas su apprécier.

L’Himalaya ! « Bungalow sur la hauteur dans un endroit dégagé avec un superbe panorama de montagnes qui bleuissent dans le soir, s’enveloppent lentement de nuages pour dormir. Et tout cela est grand, démesuré ! Ah ! Que l’on comprend que tant de sages de l’Inde ou du Tibet se soient retirés ici pour méditer et apprendre la leçon de sagesse et de sérénité qui flotte dans l’air et que les cimes graves des monts se redisent l’une à l’autre dans les soirs bleus et dans les matins roses. Comment revoir encore les villes, s’asseoir encore auprès des mortels affairés, agités, quand on a vécu ici ces heures éloquemment silencieuses » 18.05.1912.

La grandeur, mais avant tout le bon sens – malgré son admiration, Alexandra ne le perd jamais. Elle comprend vite, au-delà des apparences. Qu’il y a par exemple dans les religions plusieurs degrés en fonction de l’éveil intellectuel des pratiquants. Que de la superstition à la philosophie, le terrain est vaste pour toutes sortes d’apparat et de théâtre. Que tout cela est vain, car on se trouve toujours seul devant l’énigme. « Il était beau, grand, souverainement impressionnant, de voir le yogi balayant d’un geste large tout l’entourage d’images et de symboles, le reniant : « ils sont bons pour les gens de petite intelligence, seulement », et reprenant la pensée des Upanishad, la pensée maîtresse de l’Inde, « trouver tout en soi » 28.05.1912. Un lama lui dira, sur cette remarque : « Vous avez vu l’ultime lumière ».

Dont acte. Toute est apparence, éphémère. « C’est le ‘moi’ dont on redoute la disparition, l’anéantissement, mais qu’est-ce que le ‘moi’ ? – Un mirage, un torrent perpétuellement fuyant, fait de millions de particules diverses venues de multiples places, de multiples organismes. Il y a immortalité, éternité, en l’universelle et infinie existence. (…) Folie de dire ‘moi’, nous qui sommes légion, folie de parler de commencement ou de fin. Des mots !… Non pas seulement des mots, mais la réalisation vivante de cette vérité pour ceux qui réfléchissent, qui méditent. Cela, ce n’est pas le paradis dispensé par la grâce d’un Dieu, c’est la connaissance acquise par soi-même de l’éternelle vie. C’est, comme le Bouddha l’a promis à ses disciples, entrer en cette vie même dans l’éternité et ne plus connaître la mort » 23. 06. 1912. Chacun fait son salut tout seul. D’où l’anarchisme foncier des sannyasins qui rejettent tout ce qui fait la vie du monde : observances, préjugés, lois, religions. Ils s’inclinent devant tous les dieux parce qu’ils ne croient à aucun, « leur transcendante indulgence sourit à tous les essais des hommes en quête de cieux à gravir » 09.09.1912.

Cette lucidité s’étend à tout : aux dieux comme aux mouvements passionnels. « La bravoure est encore la plus sûre des attitudes. Les choses perdent de leur épouvante à être regardées en face, comme les fantômes que crée l’ombre de la nuit, elles apparaissent toutes différentes à celui qui marche vers elle et les scrute. Celui qui, sans peur, au lieu d’écouter le spectre de la mort, va à lui, lui enlève son voile, le dépouille de la défroque carnavalesque dont l’ignorance des foules l’a affublé, constate qu’il ne reste rien de l’effroi qu’il inspire à ceux qui ne l’entrevoient que de loin à travers leur terreur » 25.03.1913. Tout simplement.

La sagesse est de faire taire notre tumulte intime et d’écouter : « Vaines sont toutes nos paroles et nos discussions, fermons les yeux et écoutons bruire l’activité des choses, regardons couler le torrent des atomes » 28 08.1913. Car « le bouddhisme est une religion sans Dieu, qui ne se préoccupe ni d’affirmer ni de nier l’existence d’un Dieu, qui ignore, tout simplement, cet être extraordinaire, inimaginable : le Dieu personnel tel que l’entendent les religions sémitiques » 13.02.1914. Et encore : « Il n’y a pas de saints parmi les bouddhistes, il y a « ceux qui savent », « ceux qui sont éveillés », les autres, ceux qui occupent… » 27.04.1914. Chacun progresse à son rythme dans la voie de l’éveil, chacun selon ses capacités. « Tout l’enseignement du Bouddha est là. Il n’a jamais demandé aux gens comme le font les chrétiens de se mutiler moralement ou physiquement par la renonciation. Il leur a simplement dit de regarder, d’analyser, de se rendre compte de la valeur des choses et de se décider ensuite. Le bouddhiste ne renonce qu’à ce à quoi il ne tient plus parce qu’il en a mesuré le vide, le néant » 11.1914. « Au fond, religions, philosophies, le monde et les êtres qui s’y meuvent en des gestes divers, tout cela n’est qu’un rêve, qu’images mouvantes sur une toile de cinéma ; tout cela n’est qu’une histoire que l’immuable « Un » se raconte à lui-même comme disent les vedantins, ou une histoire racontée par personne à personne, comme l’enseignent les sûnyâvadins. Dès lors, celui qui sait le grand secret sourit à la fantasmagorie de sa vie et de celle des autres, sourit à la fantasmagorie du monde et la grande paix l’environne » 06.12.1914. Rien ne dure, tout est éphémère et impermanent. Il est vain de s’accrocher aux êtres ou aux choses. Tout n’est qu’apparence, grand flux universel.

Mais chacun peut se laisser, un temps, fasciner par l’apparence si celle-ci vous apaise et vous grandit. Comme les Himalaya pour Alexandra David-Néel : « La steppe, les solitudes, les neiges éternelles et le grand ciel clair de « là-haut » me hantent. (….) L’on restait perpétuellement immergé dans le silence ou seul le vent chantait, dans les solitudes presque vides même de vie végétale, les chaos de roches fantastiques, les pics vertigineux et les horizons de lumière aveuglante. Pays qui semble appartenir à un autre monde ; pays de titans ou de dieux. Je reste ensorcelée » 12.03.1917.

Alexandra David-Néel, Journal de voyage 1904-1917, tome 1, Pocket 2010, 480 pages, €8.30

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JMG Le Clézio, Mondo et autres histoires

Les enfants ont ému Jean-Marie Gustave Le Clézio et il fait de cette émotion de la littérature. L’image de ces petits princes, filles et garçons, livrés en ces huit contes, est celle de la liberté, de la découverte de la vie malgré les contraintes, des sensations : la mer jusqu’au ventre, le soleil sur sa peau, le vent dans les cheveux ébouriffés.

Pareillement purs, émerveillés, poètes, ces petits princes transcrits en littérature sont la quintessence de l’enfance, cet état d’inachevé et de disponible qui est perdu à l’âge adulte. Ils sont solitaires et accordés aux éléments. On ne peut être enfant dans la ville car les contraintes tuent le rêve. Pour vivre son enfance avec plénitude, il faut vivre au naturel, c’est-à-dire selon les météores. Ainsi les enfants de Le Clézio sont-ils souverains.

Par-delà leur âge, ils sont éternels en ce qu’ils ont de plus humain : ils sont ceux qui écoutent et deviennent, ouverts aux autres, aux bêtes, aux végétaux, aux matières. Celui qui est dans le monde est, à ce stade de son développement, encore malléable, impressionnable au sens photographique, prêt à tous les rêves, à toutes les amitiés, à toutes les découvertes. Il est un premier mouvement pour tous les possibles.

Une ville au bord de la mer, un début d’été. Dans ces avenues ouvertes sur le large, erre Mondo, 10 ans, les yeux noirs obliques, les cheveux bruns cendrés selon la lumière, la peau cuivrée sous le jean et le T-shirt vert trop grand. Il est léger, silencieux, assuré. Il vient de nulle part, éternel présent. A ceux qui lui plaisent, il demande : « est-ce que vous voulez m’adopter ? » Dans le monde ordinaire, personne ne répond ; mais qui ne dirait oui, sans hésiter ? Mondo parle avec les humbles, les solitaires, les marginaux, ceux qui savent observer et qui ont la sagesse la plus profonde. Le matin, il regarde le soleil se lever, le laisse chauffer son corps, puis il se met nu et nage longtemps, ami de l’eau. C’est un enfant du Sud.

En Islande, l’enfant du Nord, Jon a 12 ou 13 ans. Il aime le son du vent, l’eau glacée des torrents et la lumière qui entre « en lui par toute la peau de son corps et de son visage (…) comme un liquide chaud » p.126. Ivre de cette lumière, il se roule tout nu « sur le sol humide, en frottant ses jambes et ses bras dans la mousse » qui le couvre de gouttes froides. Puis le soleil lui brûle « le visage, la poitrine et le ventre ». Il ne sait pas ce qu’est le désir sexuel, il en découvre un avant-goût en se vautrant par terre sensuellement comme un ver. Première initiation, qui est charnelle.

La seconde sera spirituelle : il grimpe la montagne de basalte, malgré le vent qui le frappe avec violence. La nature entière le pénètre et le possède. Il faut prendre ces mots au sens fort, quasi érotique. « La lumière gonflait la roche, gonflait le ciel, elle grandissait aussi dans son corps, elle vibrait dans son sang. La musique de la voix du vent emplissait ses oreilles, résonnait dans sa bouche (…) Son cœur battait très fort dans sa poitrine, poussait son sang dans ses tempes et dans son cou » p.130. Comme si la nature lui gonflait toute la chair de son énergie vitale en commençant par le ventre et lui montant irrésistiblement à la tête.

En haut de la montagne, surgit un dieu sous la forme d’un enfant lumineux. Il a le regard changeant, bleu intense ou gris, la voix douce et fragile, il est habillé « comme les bergers » – c’est-à-dire presque pas. Solitaire et gracieux, il aime la musique qui parle au plus profond de l’être, au cœur et à l’esprit, aux fibres peut-être. Jon se met à l’aimer, aussi brusquement et aussi fort que l’on aime à la prime adolescence. Lorsqu’il s’éveille au matin, l’enfant-lumière endormi près de lui a disparu. « Jon ressentit une telle solitude qu’il en eu mal au centre de son corps, à la manière d’un point de côté. » Il redescend mûri, son enfance l’a quitté, il n’est plus ce berger tendre et fragile d’hier. Il a vécu une expérience initiatique.

Dans ce livre, il y a d’autres enfants encore : Llulaby, Juba, Petite-Croix, Alia, Daniel qui n’avait jamais vu la mer, et Gaspar qui partage quelques semaines la vie de quatre enfants bergers d’Afrique du Nord rencontrés par hasard. Mais Mondo et Jon restent mes préférés.

J’ai déjà chroniqué ce livre d’une autre façon sur ce blog

JMG Le Clézio, Mondo et autres histoires, 1978, Folio, 310 pages, €11.72

Tout Le Clézio chroniqué sur ce blog

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Jules Verne, Le château des Carpathes

Le voyage est extraordinaire mais pas si lointain ; il est plutôt dans l’imagination. L’histoire se passe en Transylvanie, pays des vampires peut-être, des superstitions sûrement. Un vieux berger observateur de nuages, Frik, découvre à l’aide d’une lunette vendue par un colporteur une fumée monter au-dessus du vieux burg ruiné que tout le monde croyait désert après le départ du dernier baron. Est-ce le Chort ? C’est le nom du démon là-bas. En tout cas ça fait causer : tout le village agricole de Werst en est bouleversé.

Deux esprits forts, le jeune forestier Nic Dek et l’ex-infirmier Patak promu à l’appellation de « docteur », se convainquent d’y aller voir. Ils en discutent à l’auberge du lieu lorsqu’une voix sépulcrale leur déconseille fortement ! Ils y vont quand même car Nic n’a pas froid aux yeux et est en pleine vigueur ; le docteur vantard se serait bien défilé mais, sous les quolibets des autres, se résigne à suivre. Arrivés au burg, ce vieux château médiéval des contes gothiques, d’étranges phénomènes apparaissent : visions dans les nuages, sons lugubres, jets de lumière. Lorsque Nic veut empoigner la ferrure de la poterne, il reçoit une telle secousse qu’il en demeure paralysé à demi, tandis que le docteur est cloué au sol par ses bottes à clous ferrés.

Le retour au village ne peut que semer la panique. C’est la situation que découvrent deux touristes, le comte roumain Franz de Télek et son fidèle soldat Rotzko, venus à pied parcourir le pays. Le comte a voyagé en Europe et ne voit pas des « mystères » comme ceux qui n’ont jamais bougé de leur trou ; Le surnaturel n’est pour lui qu’un naturel incompris. Malgré son bon sens, le jeune Nic a été secoué, c’est un fait. Mais pour en connaître la cause, il faut y aller voir. Sauf que le propriétaire du burg n’est autre que le baron Rodolphe de Gortz, parti depuis plusieurs années… mais que le comte a croisé en Europe, notamment en Italie où il suivait tous les concerts de la Stilla, belle jeune femme à la voix enchanteresse. Comte et baron en ont été amoureux, mais la cantatrice s’est brutalement écroulée, victime d’une rupture d’anévrisme, à la fin de son dernier concert juste avant d’épouser Franz. Ce qui a causé sa frayeur est l’apparition du baron à son balcon, lui qui gardait toujours la grille fermée.

Rodolphe serait-il revenu subrepticement s’enfermer dans les ruines familiales pour y cuver son chagrin ? Il est toujours flanqué du savant défroqué Orfanik, au nom d’orphelin du diable. Les mystères seraient-ils donc dus à la « magie » de la science ? Jules Verne met en scène les inventions les plus récentes de son temps avec le téléphone et le phonographe, puis anticipe celles à venir avec le cinéma et les hologrammes ! Ses jeunes lecteurs ne sont pas pris pour des niais mais « élevés » par la pédagogie. D’autant que nombre de mots « compliqués » du vocabulaire précis émaillent ce roman (psychagogique, annaliste, pâtour, bouquin, pécuaire, bissexte…) : l’époque optimiste ne pensait pas sa jeunesse trop bêtasse comme nombre d’éditeurs (français) aujourd’hui !

Nous sommes dans la veine romantique du grand amour qui finit mal, dans un traitement de conte gothique à la Hoffmann. Le décor sauvage et montagneux des chaos de rocs et des forêts quasi impénétrables du centre-Europe est aussi impressionnant que les confins chinois. L’intrigue savamment amenée, d’une observation naturelle (la fumée) à l’enflure imaginative des supputations (fumeuses), met en scène l’esprit contre les esprits, la science contre la superstition, la technique contre la diablerie. Les personnages vont aussi par deux, Nic le jeune positif et Patak le vieux couard, Franz le comte dérangé d’amour perdu et Rotzko le solide serviteur militaire, Rodolphe retiré du monde et l’infernal Orfanik obsédé d’inventions bizarres pour se venger du mépris dans lequel la société le tient. Jusqu’à l’opposition cosmique des filles et de l’amour dans cet univers d’hommes et de technique : Miriota la fiancée d’ici, saine et de bon sens, et la Stilla de là-bas en idéal féminin, mais envolée lyrique. Que choisir du bonheur simple ou du grand art ? Les préoccupations morales n’étaient pas absentes de l’aventure qui vous tient en haleine, chez le père Jules.

Jules Verne, Le château des Carpathes, 1892, J’ai lu Librio 2015, 140 pages, €2.00 e-book format Kindle €0.99 ou Livre de poche 1992 avec les illustrations de Benett, occasion €4.60

Jules Verne, Voyages extraordinaires : Michel Strogoff et autres romans (Le tour du monde en 80 jours, Les tribulations d’un Chinois en Chine, Le château des Carpathes), Gallimard Pléiade 2017 édition Jean-Luc Steinmetz, 1249 pages, €59.00 

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Retour par Milan

Nous quittons Côme par le motoscafo. Le temps est couvert mais très lumineux. Les cumulus bas donnent un air encore plus romantique au lac dans son écrin de montagnes. La villa Balbianello descend en dégradé, couleur de sable du désert, à la rencontre de l’eau vert orage aux reflets céladon. Ces couleurs rappellent les voyages de son dernier amant propriétaire. Les cyprès s’élèvent comme des cierges vers ce ciel fumeux d’où rien de bon ne vient plus. L’humanité s’enfonce inexorablement dans l’animalité originelle, il suffit de lire les journaux. Et cela dans la grande indifférence des dieux. Pourtant les cloches, au dévalé des villages, fêtent midi carillonnant. Nous voici presque revenus au moyen âge. Las ! nous n’en avons plus la capacité naïve de croire au lendemain riant. La foi nous est effort, Faust nous a montré la voie.

Le ciel s’éclaircit et le soleil se montre comme nous arrivons à Côme. De loin, la ville est laide, plus laide, avec ces immeubles modernes et ses usines, que ces petits villages que nous longions jusqu’alors. Au quai, l’eau est redescendue, elle n’affleure plus au rebord comme au départ. Les gens sont plus légèrement habillés que nous car le soleil chauffe et le vent de la course ne les frappe pas depuis le matin comme il frappe ceux qui vont sur les bateaux. Les enfants sont en chemisettes ou en tee-shirts, les adolescents livrent leurs cous pâles, souvent ornés de chaînes d’or, de lacets de cuir, de colliers aux boules de bois ou de diverses pierres. Les adolescentes sont moins ornées que les garçons ; elles se contentent de laisser flotter leurs cheveux longs ou de les coiffer en ananas, les teignant de bizarres couleurs.

Le guide nous fait nous presser, nous engouffrer dans trois taxis. Le nôtre, un 406 break, téléphone de la main droite et passe les vitesses de la main gauche, par-dessus sa hanche droite, lâchant le volant des deux mains. Virtuosité tout italienne.

Le train pour Milan nous attend, un quart d’heure plus tard. Nous laissons sur le quai de Côme le guide, qui passe par Zurich « faute de place » pour la correspondance du train Milan-Paris, et le Tunisien qui exige la première classe et qui n’a pas les bonnes réservations avant ce soir. Une demi-heure plus tard, avec un train suisse propre et large, nous sommes à Milan Centrale.

Nous prenons à deux la ligne de métro jaune pour le Duomo. Le ticket coûte un euro. Nous sommes à pied d’œuvre en trois stations. La place semble grouiller de monde ; en fait, d’en haut, nous verrons que subsistent de nombreux trous entre les gens, invisibles du sol. Il y a des touristes, des voyages scolaires, mais aussi beaucoup d’étudiants venus flâner là en ce samedi après-midi, des désœuvrés qui recherchent la foule, des vendeurs de tout, des musiciens ambulants qui font la manche, des mendiants.

La cathédrale est une pièce montée ornée de dizaines de fioritures, clochetons, tourelles, pinacles, statues… Nous prenons un ascenseur à cinq euros pour monter sur le toit. Nous pouvons ainsi déambuler dans la forêt sculptée. S’il le voulait, le visiteur pourrait compter 135 flèches et 2245 statues – certaines sont des copies, c’est inscrit sur le socle. Il y a du monde. Des panneaux périodiques le rappellent : « les enfants doivent être tenus par la main ». Les passages sont étroits. Bien que restaurée, recollée et reblanchie, la statuaire et le décor gardent leur majesté. La pierre semble s’élever en flammèches blanches. 157 mètres de long, 92 mètres de large, la flèche culmine à 109 mètres, ornée d’une statue dorée, brillante. C’est la Vierge, appelée ici la Madonnina, érigée en 1774. Nous ne pouvons plus accéder aux escaliers de la flèche. Sur le toit aux dalles de marbre, les petits jouent, les plus grands se prennent en photo, les jeunes, allongés sur les dalles, discutent ou ne disent rien, contemplatifs. La magie de la profusion opère. Sous tous ces patronages illustres, qui s’élèvent vers le ciel mi-bleu mi-nuageux, les Milanais chrétiens se sentent apaisés même s’ils croient peu. Les touristes respectent ; ils « croient » en l’Art s’ils ne croient plus au ciel.

La façade est baroque et gothique, curieux mélange. Des scènes bibliques sont sculptées à la base des piliers. L’intérieur est très grand mais très sombre. Des batteries de projecteurs ont été installées pour pallier cette carence des architectes. Les vitraux sont minuscules, noyés dans la masse des murs, leurs scènes colorées trop petites. On est loin de l’harmonie de Chartres ! Les plus anciens datent du XVe siècle, mais ils sont rares, dans les bas-côtés seulement. On en trouve de toutes les époques et cela fait désordre. Les fonts baptismaux de porphyres, récupérés des Romains, les statues Renaissance, les vitraux du 15ème au 20ème siècle, les tombeaux divers, le carrelage de marbres de différentes couleurs, font un peu bric et broc. La construction de la « merveille » s’est poursuivie pendant des siècles, accumulant les facettes des arts comme autant de trésors à motifs religieux, mais le résultat n’est pas très heureux. Il y a trop de tout. Un manque d’harmonie certain. Un bric-à-brac toujours vivant si l’on en juge par le nombre de fidèles assistant en cette fin d’après–midi à une messe qui dure, servie par pas moins de six prêtres.

Nous descendons à la chapelle San Carlo, sous le chœur. Nous allons visiter le « trésor » (un euro encore) qui présente de grands plats d’argents, des évangéliaires décorés d’or, de pierres précieuses et d’émaux, des bas-reliefs d’ivoire, une couronne à la Vierge, quelques tapisseries, des croix pectorales dont une en grosses améthystes. Nous errons encore un moment entre les chapelles latérales où des fidèles font la queue pour les confessions (c’est une véritable industrie !), où d’autres allument des bougies à la Vierge ou à quelque autre saint faiseur de miracles (un assistant s’occupe de toutes ces bougies, retirant celles qui sont éteintes, replantant les autres, nettoyant la cire qui a coulé, là encore c’est une véritable industrie !).

Puis nous ressortons pour aller déambuler dans les quartiers adjacents, à la recherche de boutiques. Michèle veut acheter des vêtements à sa filleule, des tubes de peinture à l’une de ses filles. Elle regarde le design. Nous admirons les verres de Murano, les luminaires très contemporains, les accessoires pour homme, et les meubles des années trente et quarante dans une boutique d’antiquités chic à l’enseigne de Robertaebasta (« Roberte et c’est tout ») ! Michèle achète dans un mini-marché des pâtes colorées, des gressins et des biscuits à la pomme pour donner au retour, au dîner, un arrière-goût d’Italie.

Nous revenons en partie à pieds par la rue des « fleurs obscures » (Fiori Oscuri), la rue Verdi, le théâtre de la Scala, la via Manzoni, la vie Turati, jusqu’à la place Cavour, suivant en cela la ligne de métro jaune. Nous ne reprenons le métro que pour deux stations, place Cavour. Nous avons le temps d’aller dîner au Caffè Panzera « dal 1931 » qui est une pâtisserie-salon de thé agrandie en restaurant. Michèle goûte la bresaola à la roquette, tandis que je reste aux gnocchis gorgonzola. Le vin rouge de la maison est une sorte de Côte du Rhône local, acceptable.

Et Paris, gai et riant, nous sourit au matin.

FIN du voyage au lac de Côme

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Col Tavassang au Tadjikistan, 3300 m, et les sept lacs

Au matin, nous grimpons les 340 m de dénivelé qui restent jusqu’au col Tavassang en 52 mn. La montée n’est pas moins raide qu’hier, mais nous sommes reposés.

Grand soleil vaste paysage, vaches placides. Sur l’autre versant en descente, un bassin, un faux col, puis le lac en bas. C’est le second de sept lacs que nous verrons de plus près demain. Leur eau est d’azur profond dans le coffret vert et brun du rocher. Cette descente nous paraît moins fatigante que les précédentes, bien qu’elle éprouve genoux et chevilles. Ce ne sont pas les mêmes qui sont alors malades : tendinite et ampoules remplacent souffle court et faiblesse des jambes. Tout cela est aggravé pour la plupart par des ennuis d’intestins. Toujours est-il que notre groupe est moins fringant que les neuf groupes précédents, selon Lufti. J’échappe à tout cela en raison d’un reste d’entraînement et d’une expérience, peut-être. Mais je trouve les étapes trop longues. La question est celle des pauses : faut-il les compter ? Faut-il les réduire ? Les arguments de Lufti me paraissent bien spécieux pour masquer le fait que ce trek est de vraie montagne. Il n’a rien de la quasi « promenade » qui est vendue par l’agence, en complément au tourisme traditionnel dans les villes historiques. Choc culturel aussi : nous ne sommes pas venus pour réaliser un quelconque record, ou pour défouler notre éventuel trop-plein d’énergie ; nous sommes venus pour explorer ce pays, au rythme apaisé des gens mûrs qui aiment à observer.

Nous rencontrons sur ce versant d’autres bergeries d’altitude. Mais, à l’inverse de celles qui nous ont accueillies, celles-ci sont occupées par des musulmans conservateurs, voire intégristes, qui vivent loin du monde et surtout des étrangers. « Ils refusent tout progrès » selon Lufti, par exemple l’électricité dans leur village d’hiver. De fait, les femmes s’enfuient et les filles se barricadent dans les cabanes à notre passage. Il n’y a que les garçonnets qui nous observent, de loin. Plus bas, seule une jeune fille et deux petits garçons, plus hardis ou plus curieux que les autres, se postent sur une crête (à bonne distance quand même), pour observer nos mouvements et se repaître de notre apparence. Mythe de l’autarcie, du ghetto entre-soi, de la vie saine et pure qui obéit aux supposés Commandements divins. Ne rions pas trop, certains de nos écolos sont de cet acabit. Et nos islamistes pourraient s’en inspirer plutôt que de jouer aux fascistes.

Après le petit-déjeuner de 7 h 30, le pique-nique de 13 h 30 est loin, donc bienvenu. Mais un orage se met à gronder dans la montagne ; le vent engouffre des nuages dans la vallée. Nous ne devons pas nous attarder ; nous pique-niquerons au campement, en bord de lac. C’est pourquoi, sitôt arrivés, je monte très vite la tente tandis que la nappe se prépare. De fait, des gouttes ne tardent pas à tomber. Fort heureusement, la pluie ne dure pas et nous pouvons pique-niquer tranquillement à l’air libre.

Après ces quatre cols, le périple à pied se termine et les âniers nous quittent cet après-midi. Ils mettront deux jours seulement pour rentrer à la base, couchant ce soir où nous étions hier soir. L’éternelle question du pourboire se pose : donner ? Et combien ? Impossible de savoir quel salaire ils touchent par jour – sans doute pas grand-chose, même aux normes du pays. Nous débattons du sujet et tombons d’accord pour une somme par personne du groupe et par ânier, pour ces cinq jours de travail. Alisher roule des muscles sous son tee-shirt noir lorsqu’il ramasse un sac. Il veut montrer qu’il est déjà adulte et, de fait, il est le plus développé des trois garçons. Tahir fait le plus gamin avec sa bouille ronde, sa taille svelte et sa bonne humeur frivole. Le petit apparaît sérieux, compensant sa carrure d’enfant par une attitude d’homme. Les ânes, déchargés, sont plus fringants. Ce sont tous des mâles, ce qui explique leurs braiments réguliers, défis des uns contre les autres. Quatre d’entre eux seront quand même montés par les âniers sur le plat, pour aller plus vite. Lorsqu’ils partent, Fanny est chargée de leur faire un discours, traduit par Rios.

Ils ne se sont pas sitôt éloignés que l’orage revient. La pluie commence, d’abord douce, puis diluvienne, accompagnée de forts roulements de tonnerre. Les grondements se répercutent sur les parois et la pluie gifle la surface du lac. Rios, qui donnait déjà l’exemple pour nous inciter à nous baigner dans l’eau à 17° fait peu d’émules.

L’après-midi est libre, le « democratic time » comme l’appelle Lufti, décidément très marqué par le soviétisme de son enfance. Sieste, lecture, écoute du concert des gouttes sur la toile, soutenu par les grondements de basse de l’orage, contraste de boite de nuit entre le rouge et bleu de la toile de tente igloo trois places et du ciel gris ou du lac vert.

Bénédicte en profite pour avancer dans son carnet de notes. Elle écrit au crayon à papier. Effet d’époque ? De génération ? C’est fou ce que les gens du groupe écrivent. C’était nettement plus rare il y a vingt ans. Bénédicte porte tatoué, au bas de la colonne vertébrale, un petit dauphin bleu-vert, signe de reconnaissance des plongeurs sous-marins. Elevée à Marseille, ayant étudié l’océanographie avant de bifurquer dans la communication, elle a fait nombre de stages de plongée profonde.

Après la sieste, après la pluie, le ciel se dégage et vient l’heure de l’apéritif. Nous attendent la sempiternelle vodka – que peu apprécient même s’ils l’ont goûtée une fois – et le vin doux tadjik appelé « Plaisir de l’émir ». La vodka est de marque « Scharob ». Rios nous dit qu’en arabe cela signifie « saloperie ». Cela a-t-il un sens en russe ? Ou est-ce l’un des rares signes d’humour soviétique ? Nicolas, qui n’aime pas trop la vodka, l’agrémente de raisins secs, au grand dam de Rios. Il mime alors la recette avec des mimiques de Funès. En tant qu’investisseur, Nicolas a remarqué qu’il est possible de réaliser ici des affaires dans l’immobilier, le tourisme et les deux-roues.

Suit le dîner, une salade russe de pommes de terre, oignons et champignons conservés au sel. Des poivrons sont farcis de riz à la viande. Ils tiennent au corps mais sont délicieux, cuits dans un bouillon que nous avons en soupe.

Nous sommes tous fatigués de ces cinq jours brutalement physiques qui nous ont jeté sans préparation dans la montagne. Malgré un chant ouzbek de Rios qui vante les maisons de thé, ces lieux de rencontre conviviaux sans alcool de ce pays de tradition musulmane, nous allons nous coucher. Il est à peine 21 h.

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Col Gohitan au Tadjikistan, 2660 m

Nous partons sur la route qui débouche à la porte de la base, puis droit dans la montagne. Depuis 2200 m où nous avons dormi, il nous faut descendre jusque vers 1700 m, avant de remonter au col à 2600 m ! Flottent des odeurs de sauge, de résineux, de menthe. S’élèvent le crâcrâ des pics et des stridulations d’insectes. Sur le chemin, pour éradiquer les problèmes de constipation persistants de certains, notre cuisinière Liouba, qui connaît un peu les plantes, cueille de la chicorée sauvage et de la grande camomille. La chicorée est commune, même au bord de nos chemins. Elle se reconnaît par ses fleurs bleu-mauve. La plante entière est utilisée en dépuratif et laxatif ; elle se prend en décoction. Elle fleurit en Europe plutôt en automne et est plus précoce ici ; peut-être est-ce l’altitude ? La grande camomille est stomachique.

Un arrêt pain-yaourt-thé est effectué dans la montée, au camp de bergères d’altitude. Une mère, sa fille et un mastiff qui aboie en bout de laisse. Il faut le calmer pour lui faire comprendre qu’il ne doit pas nous bouffer. Sa maîtresse reste près de lui, un bâton à la main, pour qu’il nous laisse au moins passer. Le bâton, c’est la loi. Un chien, ce n’est pas une peluche mais un animal hiérarchique : n’en déplaise aux belles âmes, ça se dresse.

La grimpée est dure en première partie et plus douce ensuite jusqu’au col. Un champ de grands chardons s’élève près du sommet, c’est la première fois que je vois un tel spectacle. Les faces piquantes de ces plantes sont larges comme des tournesols, d’un beau violet fleur d’ail. Des papillons orange volettent tout autour.

Au col, à l’ombre d’un genévrier, nous regardons au bas de la vallée la tache verte du village de Gohitan où nous pique-niquerons. Nous ne sommes pas arrivés. Très loin, le plus haut sommet des Fan’s, le Chimtanga, 5494 m.

La descente est longue, pas trop pentue en raison des lacets du sentier aux ânes. Mais ceux qui prennent « la piste rouge » en ont pour leurs genoux. Car Lufti les emmène « à la russe », c’est-à-dire tout droit dans la pente. Si le premier îlot de verdure est vite atteint, si la culture se manifeste déjà par un champ en pente près d’une source, le village est encore loin. Notre maître ânier salue des connaissances.

Des femmes en robes bariolées se relèvent des champs où elles coupaient le blé à la faucille. Des gamins empilent des gerbes sur des ânes, d’autre montent à cru. Nous sommes en pleine campagne immémoriale ; on vivait pareil il y a mille ans.

La piste s’élargit, cagnardeuse et poussiéreuse, foulée par des centaines de pattes. Elle serpente le long de la vallée en direction de maisons de terre aux toits plats du village. Les ruelles sont de terre, étroites contre le soleil. Une grappe de gamins est perchée sur des murets ou debout, comme une brochette d’hirondelles prêtes à la migration. Le mystérieux « téléphone » des communautés traditionnelles vient de fonctionner. Ils sont tous là pour nous voir passer.

Nous traversons le village dans le silence feutré des observateurs. Ils ne sont pas collants ni ne nous interpellent, aucune langue commune n’existe et ils sont intimidés. Nos pas guidés nous font descendre vers la rivière, sa rangée de peupliers alignés et sa terre riche en alluvions où poussent concombres et pommes de terre.

Nous rejoignons une vaste demeure à étage. Elle nous sert d’abri frais contre la chaleur du jour, de lieu de pique-nique et de sieste. Ses murs de pisé et ses étroites fenêtres maintiennent quelques degrés d’écart avec l’extérieur. Tandis que le rez-de-jardin sert de remise à outils et à foin, un escalier mène à l’étage d’habitation. Une terrasse ouvre sur les pièces utiles d’un côté et, de l’autre, sur les pièces d’apparat. Le salon de réception, précédé d’une antichambre, est recouvert au sol et aux murs de grands tapis de laine. Le plafond est en bois, à caissons, sans sculpture. De lui émane une bonne odeur de résine, prouvant que l’aménagement, sinon la maison tout entière, n’est pas si vieille. Un rideau de tulle brodée de fleurs dorées, dans le fond de la pièce, cache des coffres en métal repoussé et peint et des coussins d’apparat. Pour seul mobilier, la pièce comprend une armoire, placée près de la seule fenêtre.

Nous déjeunons là, assis par terre, le plat de bienvenue – sucres et bonbons – arrivant en premier, avec le thé. Le reste du menu est ce que nous transportons, il ne varie pas d’un jour à l’autre : fromage, saucisson, poissons en conserve, tomates… Six sur dix dorment déjà après déjeuner, tandis que j’écris ces lignes. Ils sont épuisés alors que cette matinée fut, somme toute, plus « normale » que les précédentes.

Nous avons la réponse à l’histoire des boules. Chacun des trois condamnés ne reçoit qu’une seule boule (hier, ce n’était pas clair, pour obscurcir la recherche) ; chacun voit celles reçues par les autres (les mains liées dans le dos étaient un leurre) ; en revanche, nul ne voit les deux boules qui restent. La solution est question de logique. Si le premier voit deux boules noires, il a forcément une blanche (rappelons qu’il y avait au départ trois blanches et deux noires). S’il ne voit qu’une noire, il a une chance sur deux d’avoir une blanche, donc « il ne sait pas ». Ce que voyant, le second est dans le cas soit de voir lui aussi deux noires, soit une seule, il « ne sait pas ». Mais il sait, par contre, qu’entre lui et le troisième, il y a forcément une blanche. Si le second voit une noire chez le troisième, il est sûr d’avoir une blanche. Puisqu’il déclare qu’il « ne sait pas », le troisième seul peut avoir une blanche. Bien sûr, tout cela est fort théorique, les deux premiers peuvent être trop nuls pour suivre tous ces raisonnements et jouer à pile ou face. Mais enfin, c’est un « jeu ».

L’après-midi est moins intéressante question marche et paysage, mais sans montée. Faire aller ses pieds sur des cailloux, en terrain aride qui réverbère, n’est jamais une partie de plaisir. Une bande de gamins accourt depuis un village en hauteur. Ils nous réclament dans l’ordre « a pencil », mais se rabattent sans problème sur « aski ». Peut-être cela signifie-t-il ASCII, ou « photo numérique » ? Ils miment d’ailleurs leur demande avec les mains portées en carré autour des yeux. Ils adorent être pris en photo, pour exister peut-être, mais aussi pour se voir sur les petits écrans comme s’ils passaient à la télé. Cette forme naïve du désir d’immortalité est assez touchante. Pourquoi ne pas leur faire ce plaisir ? En voilà qu’être sur Internet ravit, au contraire de certains !

Un bus est arrêté dans un virage, au bout de notre piste. Les guides n’ont quand même pas commandé un bus pour nos mal-en-point, quand même ? Nous ne sommes pas au Japon ! Effectivement, il s’agit d’un bus en détresse. Son rayon de braquage l’envoyait dans le décor s’il n’avait pas stoppé. A moins que son train avant ne soit plus en état, ce qui est fort probable. Il n’a pas les roues parallèles et le chauffeur force l’une d’elle à la barre à mine. Nous sommes encore à l’ère soviétique… D’ailleurs Lufti, toujours ‘kollectiv’, s’entremet et nous embauche pour « aider ». Mais que peuvent une dizaine de bras contre un bus de deux tonnes ? Nous ne parvenons pas à faire remonter l’engin, évidemment, et le chauffeur réussit à tourner d’une autre façon.

La suite est caillouteuse, sous le cagnard, et interminable. Une rivière impétueuse, grise de minéraux schisteux arrachés aux berges, roule dans le fond de vallée. La piste descend progressivement pour la rejoindre, mais Lufti nous invite à prendre l’un de ses fameux raccourcis « à la russe » – tout droit, directement, pas à réfléchir. Nous passons le torrent sur un pont, regardons un moment trois femmes qui coupent de l’herbe dans les champs du bord des rives, avant d’entamer l’ultime heure et demie de piste. La dernière montée est courte, mais elle est la plus dure.

Le village où nous allons dormir est « à dix minutes » selon Lufti et… pour une fois c’est vrai. Nous sommes accueillis dans une ferme où une cour grassement herbue, ombrée de pommiers, pêchers, abricotiers, mûrier et d’autres arbres, offre le confort d’une terrasse en bois à ciel ouvert. Nous nous y affalons pour prendre le thé avant tout autre chose. Ledit thé se fait largement attendre – au-delà du délai raisonnable pour faire bouillir de l’eau – mais l’ombre sur le lit de repos est si agréable que nous réfrénons notre soif et répugnons à bouger. Seul point noir sur notre félicité : pas de bière à la boutique du village, l’ânier adulte est allé voir. Nous sommes en pays musulman et les campagnes sont tolérantes mais plutôt traditionnelles – et tout se sait. Le village s’appelle Gaza, inexplicablement.

La douche est réduite au tuyau qui recueille l’eau du canal dérivé du ruisseau arrosant l’herbe. La douche se prend donc en plein vent, devant tout le monde, entre poulets hauts sur pattes et canards à l’ovale oscillant sur leurs palmes. Deux dortoirs, avec matelas à installer à terre, seront notre gîte. Nous sommes à 1700 m.

Demain ? « C’est plat ! » Mais nous devrons quand même camper à… 3000 m sous le col. Donc ce n’est pas vraiment plat. « Oui, mais ça ne monte qu’à la fin ». Ce qui veut dire très dur et brutalement.

Nous dînons sous l’auvent d’un autre bâtiment, assis par terre. Le menu se compose de salade de chou mayonnaise avec un peu d’anis, d’un bortsch aux vermicelles chinois beaucoup trop gros pour qu’ils soient appétissants (je ne les ai pas mangés), enfin du plat national que Rios est tout fier de nous présenter et qu’il appelle « le plof ». Il s’agit de riz baignant généreusement dans la graisse de mouton, la viande étant revenue dans de l’oignon et de l’ail en chemise. Sans le gras, plaide-t-il, point de ce « bon goût » d’enfance dont il se souvient avec la nostalgie nécessaire. Sans l’excès de graisse, contraire à nos goûts modernes tout comme à nos principes diététiques de citadins peu exposés aux intempéries, ledit « plof » apparaît comme la version locale du « riz pilaf » !

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Col Laoudan 3580 m au Tadjikistan

La nuit n’est pas si fraîche qu’anticipée, finalement ; le vent est tombé avec l’obscurité, confirmant son origine thermique. L’altitude, en revanche, donne de l’aérophagie et je dois me lever avant le matin pour explorer les bois.

Dès le jour levé, les ânes, bruyants, se répondent. Selon Buffon, l’âne « n’est ardent que pour le plaisir, ou plutôt il en est furieux au point que rien ne peut le retenir » (Pléiade p. 564). Le même ajoute que « l’âne brait, ce qui se fait par un grand cri très long, très désagréable, et discordant par dissonances alternatives de l’aigu au grave et du grave à l’aigu. » Que tout cela est bien dit ! Je verrais pour ma part dans le braiment de l’âne une brutale inspiration suivie d’expirations farouches, haletantes, sexuelles ou belliqueuses selon qu’il manifeste son appétit pour la femelle ou qu’il défie un autre mâle.

Tout le monde est prêt rapidement… sauf le chef. La journée est pourtant sensée être longue. Le petit-déjeuner est à la russe, fromage et saucisson, agrémenté d’une bouillie paysanne. Mais la confiture de cerises noires entières, faite maison par Liouba, vaut le détour. Moi qui ne suis pas très sucre, j’apprécie.

Ce que Rios ne nous a pas dit, c’est que nous allons effectuer un faux départ. Nous allons d’abord faire le tour du lac, qui était prévu pour le soir d’avant. Bourrer les journées est une habitude très soviétique, sans égard pour la longueur du trajet ou la fatigue des voyageurs. Mais, puisque c’est « au programme », cela doit être fait. Nous allons donc bourrer la journée plutôt que la veille. Les deux lacs qui s’étendent au-dessus de nous sont les flaques issues des moraines. Les glaciers en mouvement les ont laissées, avant de reculer dans la saison. Nous croisons plusieurs camps de toile installés au bord de l’eau. Ce sont des alpinistes russes et des trekkeurs français comme nous, probablement d’Allibert à ce que nous dit Lufti.

Sur le sentier, nous croisons un couple d’alpinistes russes et leur gamin de sept ans. Les deux mâles grimpent en slip, la peau rose offerte au soleil d’altitude. Ce n’est pas bien prudent, même si aucun frottement de culotte ne viendra irriter leur entrejambe. Le petit est déjà costaud.

Nous achevons la boucle pour revenir au camp, un peu aigres de ne pas avoir pu laisser le sac de jour, puisqu’il ne pouvait nous servir à rien pour cette heure passée.

Commence alors la « vraie » montée. Elle s’effectue dans les cailloux et la poussière. L’altitude, bien que pas trop forte encore, se fait sentir, le soleil aussi. Les ânes, durant notre petite promenade, ont eu le temps d’être chargés et grimpent devant nous. Parmi les aides âniers, deux de 16 ans sont amis de classe, me dit Lufti. Le bob rond que porte l’un d’eux le rajeunit, je lui donnais 14 ans. Il a quelques problèmes de discipline avec ses ânes gris, qu’il mène au bâton. Chaque homme mène deux ânes qui lui appartiennent. Mais c’est le troisième adolescent, le plus jeune qui a vraiment 14 ans bien qu’il en paraisse 12, qui a failli être précipité en bas de la pente par un âne chargé qui dérape des pattes. Heureusement, l’animal réussit à se coucher sur le ventre, ce qui l’empêche de glisser plus avant. Il faut défaire le chargement, le relever, le conduire quelques mètres plus haut et resangler les bagages sur son dos. Les sacs sont liés serrés, au grand dam de Christian, un prof selfish que je nomme « Falbala » en raison de ses vêtements trop amples et son perpétuel air de touriste. Christian a, dans son sac, un disque dur pour décharger ses cartes mémoires d’appareil photo et il frémit de voir comment les âniers tirent de toutes leurs forces sur les cordes qui saucissonnent les sacs.

En ces premières heures de montée nous devons effectuer plusieurs pauses afin de reprendre souffle et de discipliner les battements du cœur. L’exercice est trop brutal. Nous avons passé une nuit blanche puis une nuit courte, sommes restés des dizaines d’heures immobiles dans les avions, les bus, les 4×4, n’avons passé qu’une seule nuit en altitude, et voilà que l’on exige de nous mille mètres de dénivelé dès le premier jour ! Sans parler de redescendre d’autant de l’autre côté. Il y a de quoi en casser plus d’un. Passé 3000 m, les ânes vont bien plus vite que nous. Nous les perdons de vue sur l’avant-col.

Car la crête que nous avons dans l’objectif et atteignons à grand peine, malgré ses 3300 m et son herbe rabougrie, n’est que la première étape. Une descente suivie d’une traversée nous attendent encore avant le vrai col.

Nous pique-niquons à l’abri du vent dans un paysage désertique une heure avant le col, afin de recharger les batteries. Purée saucisse, tomates concombres, fromage en rouleau comme un saucisson, charcuterie et boites de poissons divers, composent le pique-nique. Tout ce dont raffolent les Russes. Il y a des sprats, de grosses sardines, du thon. Bien trop pour nous tous.

La suite monte moins et nous sommes restaurés, reposés d’une courte sieste au soleil. La traversée, dans cet univers de solitude, est une moindre épreuve que la montée première. L’entraînement revient peu à peu. La descente sur l’autre versant du col Laoudan, 3580 m, permet d’apercevoir la vallée Koulikan et ses lacs. Nous y camperons ce soir, au pied de la face nord du Miralie, 5150 m. Les mille mètres de pente sont quand même longs dans la tête et éprouvants pour les tendons des genoux. Plus bas, nous retrouvons un air moins sec et plus riche en oxygène.

Le camp est planté près de la rivière qui s’ouvre en plusieurs lacs. Les âniers adolescents sont heureux d’alimenter en bois le feu de la cuisine, occasion d’une courte vidéo. Se voir sur l’écran les ravit.

Bien que fatigués, nous allons chacun trouver un coin tranquille pour pouvoir nous laver dans le torrent, en aval de l’endroit où l’on puise de l’eau pour la soupe… Inutile de dire que l’eau est glacée. Il fait trop frais pour s’y baigner, nous qui ne sommes pas russes. D’autant que le soleil est déjà couché et que la température tombe.

Nous dînons tard, la préparation dure longtemps. Le menu est du même schéma classique : salade, bortsch à la viande, plat de légumes. Ce soir, il s’agit de blé cassé. En dessert, des fruits, frais ou en boite. Au dîner, Rios : « Vous savez ce que veut dire « Jacques Chirac » en ouzbek ? – non ? eh bien ça veut dire « allume la lumière » ! Jak veut dire « allume ». Ce ne doit pas être la première fois qu’il fait la blague. Ce sera plus dur avec le prochain président élu.

Nous avons froid, contrecoup de la fatigue de la journée. Vénus, brillant comme un clou d’or, pas plus que la faucille lunaire qui se lève telle une lame de cimeterre à l’horizon bleuté, ne nous empêchent d’aller nous coucher.

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Entrée au Tadjikistan

Notre réveil, à 5 h du matin, n’est pas trop dur, compte-tenu du décalage horaire. Nous avons une longue route à faire. L’air sec déshydrate. Le petit-déjeuner, que nous prenons sous la coupole de tradition islamique, nous revigore. Le pain de Samarcande, réputé, est très sec selon nos normes. Il se conserve bien, sans doute, mais n’a rien de la brioche ! A la russe, saucisson rose et fromage standard de type gouda agrémentent les fruits frais et la confiture avec le thé ou le café. Le décor en stuc pastel est très bien fini et les garçons, jeunes et lisses, sont discrets et efficaces. L’un d’eux a le visage et le torse triangulaires, cette apparence géométrique est accentuée par l’ouverture triangulaire de la chemise sur la gorge. C’est assez frappant. Son acolyte a l’air plus russe, blond et rose, moins anguleux. Il n’a pas la finesse du jeune homme de l’accueil, un Biélorusse aux yeux bleus. Aucune femme ne sert, dans cet hôtel. Nous sommes en pays musulman…

Le soleil qui se lève passe un rayon doré qui donne une teinte chaude à tout cela. Fromage, saucisson, œufs, fruits, yaourt, pains, divers, jus de fruit, en plus du thé et du café, sont le signe d’une abondance que l’URSS était bien incapable de fournir.

Nous partons vers 6 h 45 en bus jusqu’à la frontière tadjike. Les alentours de Samarcande voient pousser la vigne. Cette culture est très ancienne dans la région, nous dit Rios, on pressait déjà le raisin au IVe siècle avant. Des archéologues français ont découvert un pressoir de pierre dans l’ancienne Samarcande. Les Ouzbeks ne boivent pas tellement de vin. C’est moins la religion que l’habitude qui prévaut : ils préfèrent nettement la vodka russe ! Affaire économique aussi : « la vodka, nous précise Rios, est moins chère que gratuite. » Tellement peu chère, d’ailleurs, que sa production a été arrêtée « jusqu’en 2012 ». L’économie post-soviétique se préoccupe en effet d’efficacité plutôt que d’administration des choses. Les musulmans ouzbeks – « et même les pratiquants », selon Rios – ne voient aucun mal à boire un coup de temps en temps. Il est de tradition que toute fête ne peut être réussie que si tous les mâles ayant l’âge sont ivres à la fin. Sinon, la réputation de l’hôte en prend un coup : « il n’a pas bien régalé ses amis. »

A la frontière, 70 km plus loin, les véhicules ne passent pas. C’est curieux pour deux républiques « sœurs », qui faisaient toutes deux parties de l’Union Soviétique il y a 15 ans encore… Nous quittons notre bus pour traverser à pied, bagages à la main, les quelques deux cents mètres qui séparent les barrières. A l’intérieur, dans des bâtiments de béton éclairés comme des salles de classe, les bureaucrates s’en donnent à cœur joie. Il faut paperasser, vérifier, recopier, tamponner. Un premier employé vérifie passeport, visa, document rempli (en anglais), déclaration de devises. Il remplit soigneusement un registre, comme dans l’ancien temps. Le stylo-bille a remplacé la plume, mais c’est tout juste. Un second tape sur un antique ordinateur les données d’identité du passeport. Il frappe d’un seul doigt. Il faut dire que les caractères latins ne sont pas sa lecture maternelle. Les bagages sont passés aux rayons X. Barrières, miradors, hauts grillages, fossé antichar ou presque… Côté tadjik, aucune voiture ne peut enfoncer la barrière pour forcer le passage, un fossé rempli d’eau la bloque. Ce qu’ils appellent ici une « dezobarrier ». Les voitures autorisées peuvent le franchir, mais en roulant au pas. Le Tadjikistan est très fier de son indépendance, acquise le 9 septembre 1991.

Côté tadjik, des paysans massés à la barrière piétons attendent le passage. Ce n’est pas l’heure, mais ils s’accrochent à la grille comme s’ils étaient prisonniers ou qu’une distribution de soupe devait avoir lieu. Ils ont la longue habitude de la queue à la soviétique, cela se voit. Ils sont parents de familles de l’autre côté, que des frontières artificielles et jalousement gardées isolent depuis quelques années seulement. On pourrait comprendre la méfiance des Ouzbeks envers les Tadjiks, car c’est bien au Tadjikistan qu’ont eu lieu ces attentats islamiques et cette quasi guerre civile dans la vallée centrale de Gharm/Karatéguine. Mais c’est au contraire côté tadjik que les contrôles sont les plus méfiants et les plus tatillons. Le Tadjikistan est le seul état de langue perse de l’Asie centrale. Et, de ce fait, il a connu de 1992 à 1997 une guerre civile entre « néo-communistes » et « islamo-démocrates ». Les premiers étaient évidemment soutenus par la Russie, les autres par l’Iran et l’Afghanistan. Les sudistes du Kouliab alliés aux nordistes Khodjentis majoritairement ouzbeks, s’opposaient aux régions perses de Gharm et du Pamir. La guerre civile aurait fait 60 000 morts et provoqué l’exode de milliers de réfugiés vers les pays alentour. Les combattants islamistes radicaux sont partis continuer la guerre en Afghanistan, tandis que les dirigeants de l’opposition se sont exilés en Iran. La situation politique intérieure est stable depuis l’Accord général sur la Paix et la Réconciliation Nationale du 27 juin 1997, conclu par l’ONU, la Russie et l’Iran.

143 100 km² pour 6,5 millions d’habitants musulmans sunnites à 85%, le Tadjikistan apparaît comme le petit frère de l’Ouzbékistan avec un taux d’alphabétisation de 99% et une espérance de vie de 64 ans aussi, tout comme un régime présidentiel fort. Les élections du 6 novembre 2006 ont vu la réélection « de facto » du Président Rakhmonov. L’agriculture compte pour 24% du PIB mais pour 67% de la main d’œuvre. De mœurs encore rurales, il est recommandé par le site des Affaires Etrangères de proscrire « la nudité. Il est déconseillé de porter le short et plus encore de se déplacer torse nu. Il est également recommandé, dans les zones rurales, de ne pas se baigner en maillot à proximité des lieux d’habitation. » Plus arriéré que son voisin turcophone, le Tadjikistan est aussi plus rigoriste musulman.

Nous prenons place dans deux véhicules 4×4 russes, ces fameux UAZ-452 déjà empruntés en Mongolie, rustiques et solides. UAZ, Ulyanovsky Avtomobilny Zavod, est l’acronyme de la fabrique d’armes d’Ulianovsk, ville à qui fut donné le véritable nom de Lénine. Aujourd’hui Simbirsk sur la Volga, les usines y furent décentralisées depuis Moscou sur ordre de Staline qui craignait l’avancée des troupes allemandes. Elles ont fabriqué des camions ZIS en plus de la fabrique d’armes. L’usine fut vouée aux Jeeps russes, les GAZ-69 militaires, dont la version civile fut produite sous le nom d’UAZ-469 au milieu des années 1960. C’est en 1958 que la première version 4×4 van UAZ-450 est sortie, améliorée deux fois pour aboutir à l’UAZ-452. Elle était à destination militaires et des policiers, mais fut vendue aussi et fort appréciée des fermiers et autres géologues. Le surnom russe de ce véhicule est « le bélier ».

Pendjikent (qui signifie « cinq villages ») est la ville frontière, à deux ou trois km du poste. Bien que nous soyons dimanche, les gens travaillent aux champs. Ils sèment des pommes de terre. Nous croisons de jeunes femmes au foulard sur la tête, des gamins en débardeur, noirs comme des pruneaux, des vieux ridés et fatigués. Tracteurs, vélos, antiques autos d’époque soviétique cahotent sur la route ou sur les chemins de terre entre les champs. La Volga des notables paysans dénote un certain prestige social ; c’était la voiture officielle des apparatchiks de rang moyen en ex-Union Soviétique. Des vaches, des ânes, broutent consciencieusement les bas-côtés ; il faut dire que l’herbe est rare, tout ce qui n’est pas roche est champ cultivé. La route étroite a des accotements évanescents.

La plaine dure à peine. Bientôt, nous apercevons la montagne. Elle s’élève brusquement, altière avec ses neiges éternelles. Domine le Chim Targa, 5489 m. « Le Tadjikistan, c’est 85% de montagnes », nous assure Rios. D’où ses ressources minières. « Le reste, c’est de l’élevage, il y a peu d’agriculture. » C’est au Tadjikistan, dans la chaîne du Pamir, qu’existe le Qullai Ismoili Somoni, ex-plus haut sommet de l’URSS connu sous le nom de « Pic du Communisme. »  La grand route vers Douchambe, la capitale de l’état, est en très mauvais état. Elle n’est bientôt plus qu’une piste trouée où les camions se croisent à grand peine. Le paysage se fait plus sec ; les seuls îlots de verdure sont les villages. L’ensemble est gris fer, triste, strict. La terre ici réclame du travail et encore du travail. Un fleuve roule à grands flots d’un ocre métallique et il attaque violemment et obstinément le schiste des méandres, se chargeant un peu plus de particules. C’est de cette Asie centrale contrastée que sont partis migrer les peuples indo-européens, au moins les Celtes, avançant lentement mais obstinément vers l’Atlantique à raison de 30 km par génération, défrichant la terre en chemin et y essaimant des gosses. Nous en sommes les descendants.

Nous déjeunons dans un restaurant sombre, tout en longueur, dans le bourg d’Aini. A l’extérieur, des gamins nous proposent à la vente de petites pommes cueillies sur l’arbre, des abricots frais dont c’est la pleine saison, des boules de fromage. Ils sont patients, professionnels, soucieux de gagner quelque argent.

Au-delà du fleuve, la piste de fait étroite, elle monte dur. Elle longe le fleuve d’en haut et est fort ravinée par les pluies. Nous remontons la vallée de Zeravshan vers le massif des Fan’s. Le véhicule quitte la piste pour une autre, plus étroite encore et plus défoncée dans la vallée de Passudaria. De 2×4, nous passons en 4×4, puis en 8×4 avec la démultipliée. Les moteurs chauffent. Trous, cailloux, prés avec vaches, ânes chargés d’herbe et guidés par des gosses, l’endroit n’est pas désert. Un peu plus bas, toute une tribu de garçons de 7 à 13 ans se baigne tout nu dans un trou d’eau. Bronzage intégral et fraternel. « Ils ont l’habitude ici », décrète Rios. Rares sont les véhicules qui empruntent cette voie, en témoignent les ânes. Ils sont maladroits face à cet animal inconnu d’eux qui gronde. Leurs maîtres ne sont pas moins empruntés, ne sachant trop où orienter du bâton leurs bêtes. L’un va à droite, l’autre à gauche, le troisième, indécis, reste carrément au milieu. C’est l’occasion de quelques scènes épiques. Les gosses maîtrisent mal les animaux, habitués à aller où ils veulent. Les pères, encalottés et enveloppés des amples vêtements de tradition, sont plus posés, mais ne voient pas d’autre issue que de stopper leur monture, ne sachant trop que faire. Aux voitures de la contourner. Ils saluent d’un signe de tête et la main sur le cœur.

Dans les villages, aux abords des prés où les adultes travaillent, des jeunes filles vêtues de couleurs vives s’occupent des petits et de la bouilloire à thé, ou bien font la vaisselle. Nous en sommes en pleine saison de récolte des abricots, dont les fruits orange vif parsèment les branches. Les arbres sont massés autour des habitations. Il s’agit de les étaler pour les faire sécher sur les toits de terre lissée, comme au Pakistan. Tous ces gens sont heureux de voir du monde, même si quelques coupoles sur les toits montrent qu’ils ont électricité et télé.

Les vaillants 4×4 russes nous montent au camp de base des alpinistes soviétiques. Nous avons 20 mn à pied à faire pour atteindre notre bivouac, qui est installé au premier lac, l’Alaoutdine, à 2600 m. Des ânes nous suivent avec les gros sacs. Nous sommes au pied du mont Chapdara, 5040 m. Il fait frais après la chaleur de la plaine et nous ne tardons pas à enfiler les polaires. L’eau immobile du lac est cristalline et le ciel s’y reflète comme en parfait miroir.

Rios l’Ouzbek francophone est accompagné de Lufti, le Tadjik sirdar et de sa femme russe Liouba, cuisinière. Nous sommes entre « frères » issus de l’Union Soviétique. Un adulte et trois adolescents servent comme âniers. Sur ce terrain pentu, boisé et caillouteux, nous plantons les tentes aux rares endroits plats. Elles sont dispersées un peu partout, montées tant bien que mal.

Le soleil descend, le vent tourne et s’inverse dans la vallée – comme toujours. Deux du groupe ont « payé un supplément » pour avoir une tente single – mais ce n’est pas prévu ici où les mœurs restent ‘kollectiv’. Ils sont vexés. L’égoïsme avance à grand pas. Moi, je fais tente avec Bénédicte, une ravissante lyonnaise blonde née à Marseille et qui travaille dans l’océanographie. Nous sommes en accord.

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Au sommet du Mont Blanc il y a 30 ans

Durant un week-end de quatre jours autour du 14 juillet, un ami, son copain et moi avons atteint le sommet du Mont-Blanc. Ensemble.

Cela a commencé par une nuit sans sommeil, ou presque. Départ le vendredi soir pour un village du côté des Gets où un frère aîné nous a accueilli une nuit dans le centre de vacances qu’il dirigeait. Six heures d’autoroute suivies d’un peu plus de trois heures de sommeil, avant le départ pour Chamonix où nous prenons le téléphérique, comme l’an dernier, pour atteindre directement le Plat de l’Aiguille. En bas, le tourisme familial traditionnel, les enfants en vêtements légers, les parents qui flânent.

Sous l’Aiguille, nous quittons les familles pour nous retrouver seuls ; nous croisons seulement quelques montagnards qui viennent du glacier. La montée sous la chaleur permet le torse nu. Juste avant les crevasses, nous chaussons les crampons et enfilons un pull.

La saison est moins avancée que l’année d’avant et les crevasses moins ouvertes. L’habitude aidant, nous arrivons plus vite au refuge des Grand-Mulets, perché sur son piton à 3051 m. Un petit garçon étranger, 6 ans à peine, contemple la montagne assis le long du parapet devant le refuge, les jambes dans le vide. Son maillot bleu ciel en filet laisse apercevoir le lisse de ses épaules.

Départ de nuit, vers 3 h, pour le col du Dôme. J’ai encore cette même impression de moins peiner qu’en août précédent, où nous avions tenté, l’ami et moi seulement, sans parvenir au sommet. La neige est plus fraîche et plus ferme ; nous avançons mieux. Nous alternons en tête de cordée, tandis qu’il faut souvent pousser le copain pour qui cette première épreuve de l’altitude se révèle très dure. Nous en étions sévèrement atteints l’an dernier ; moins cette année. Au col du Dôme, atteint vers midi, il nous oblige à nous arrêter tous les dix mètres ; il ne veut pas aller plus loin et s’écroule dans la neige. Nous ne sommes pourtant qu’à peine à plus de 4000 m. Je comprends ce qu’il en est, ayant ressenti la même grande fatigue en août de l’année précédente. Le cœur bat plus vite, le mien au-delà de 80 pulsations à la minute au repos. Le souffle manque autant. Il faut aller rythmé, lentement, régulièrement. Nous avons appris par expérience que c’est ainsi que l’on grimpe efficacement, en grignotant la pente.

Sans tenter le sommet dès maintenant, malgré le temps magnifique, nous descendons l’autre versant du col vers le refuge du Goûter à 3835 m. Il ne faut jamais forcer la machine et le copain n’est pas prêt.

C’est de cet endroit que, vers 3 h la nuit suivante, et malgré le mal de tête dû au manque d’oxygène, nous partons vers le sommet. Le jour se lève doucement sur la montagne à mesure que nous progressons. Nous marchons à l’aube du monde, dans le silence glacé, l’air immobile. Nous sommes solitaires, chacun dans notre effort, malgré les compagnons et les traces des autres dans la neige. La lumière est superbe, le ciel pur. La lune, pleine, éclaire encore jusqu’à ce que l’horizon rosisse et épanouisse sa pâleur. Puis le soleil émerge dans sa virilité matinale, triomphante. L’atmosphère devient corail et bleu pastel, changeante comme l’orient d’une perle que l’on tourne entre les doigts. C’est un moment de magie que je n’oublierai pas.

Au refuge Vallot, 4365 m, nous laissons nos sacs ; jamais nous n’étions encore montés si haut. Mais ce n’est pas fini. Au-dessus de nos tête, imposant, domine l’arrondi du premier sommet d’Europe, massif et immuable. Il est notre ambition. A son sommet se détachent déjà une ribambelle de silhouettes grosses comme des fourmis qui regardent vers le bas.

Nous grimpons. Ce n’est pas difficile ni technique, seulement pénible avec l’altitude. De part et d’autre de l’arête terminale plongent des pentes vertigineuses de neige étincelante. Nous suivons la trace en lacet dans la neige tassée qu’ont frayé les premiers à monter. Nous grimpons encore, et puis le dôme se découpe, la pente s’atténue. Sommes-nous enfin au sommet ? Non, il faut une centaine de mètres encore jusqu’au plateau terminal à 4810 m. La pente s’inverse alors pour redescendre vers l’Italie.

C’est enfin la réussite ! Le paysage dégagé nous offre la domination du monde connu. Il fait très froid au sommet malgré le soleil qui arde. Un vent glacé souffle, éternel, appelé par l’arête. Instant d’infini et de silence ; les fourmis vues d’en bas sont déjà reparties. Tout est loin.

Puis deux alpinistes arrivent par le versant italien, un autre groupe par notre chemin ; nous ne sommes plus seuls. La neige du sommet est piétinée dans tous les sens. Une centaine de personnes est déjà passée dessus depuis l’aube. Depuis un siècle, le Mont Blanc n’est plus réservé à une élite. Mais qu’importe : c’est soi-même que l’on vainc plutôt que le sommet.

Après quelques photos réciproques avec les Italiens, nous redescendons l’arête pour retrouver nos sacs à Vallot. Nous déjeunons et dormons dans le refuge pour une heure, coque d’aluminium qui protège du froid et auquel on accède par un sas pour éviter le blocage par la neige. Puis nous rejoignons le refuge du Goûter pour une nuit complète.

Nous avons le plaisir, le lendemain à 2 h de la nuit, de nous rendormir alors que les autres se harnachent pour partir. Nous avons déjà donné. Un étudiant en pharmacie fait une enquête sur le mal des montagnes et nous interroge, avant que nous repartions au matin vers la vallée. Il serait plus sûr, nous dit-il de préparer l’ascension du Mont-Blanc par une autre course préalable, à 3500 m environ. Peut-être est-ce d’avoir séjourné en Engadine, quelques mois avant, à plus de 1800 m, qui m’a acclimaté ?

Notre descente s’effectue parmi les rocs branlants de l’aiguille du Goûter, un passage enneigé dans le Grand couloir, puis la descente rapide par les pentes de neige jusqu’au petit train à crémaillère du Montenvers, et la poursuite à pied jusqu’au téléphérique des Houches.

La voiture est là, près de l’église, amenée par le copain qui l’avait en garde. Direction Chamonix, vers la piscine dont la petite tache bleu turquoise, vue du sommet, nous donnait envie. L’eau nous détendra autant qu’elle nous lavera de la fatigue accumulée.

Non loin de là au Grand Bornant, nous l’apprendrons plus tard, un torrent de boue dévastait un camping et faisait 22 morts.

Nous retournons sur Paris dans les orages, des trombes d’eau qui obligent à rouler à 60 km/h et même à s’arrêter un moment sur une aire tant la visibilité s’est réduite.

Durant plusieurs jours, mon sommeil sera plus long et plus lourd. Le corps exigera de rattraper cette épreuve.

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Ermitage et monastère de la steppe

Nous remontons sur nos petits chevaux pour aller voir des tombes « scythes » aux stèles gravées comme hier.

Puis nous devons grimper sur une montagne escarpée pour établir le camp de base vers 2800 m au lieu-dit Sanj. Les chevaux sont dessellés, leur mors est enlevé et chacun place le tout sous l’auvent de sa tente. Les Mongols mettent les montures nues à la longe pour brouter l’herbe drue d’altitude, attachées à un piquet planté dans le sol. Le temps d’installer les tentes et de faire la cuisine, il est déjà 16h30 pour déjeuner.

Nous allons alors voir l’ermitage de Zanabazar en effectuant une nouvelle trotte, principalement dans la forêt. Il est indispensable de savoir guider son cheval car celui-ci passe où il peut, sans se soucier des branches basses pour le cavalier qui dépasse. Aujourd’hui a lieu au monastère Tövkhön une fête spéciale qui dure quatre jours tous les quatre ans. Nombre de moines sont venus d’un peu partout dans cette province d’Övörkhangaï pour officier et discuter. Nous croisons plusieurs dignitaires d’un certain âge tout comme des moinillons dont certains, ayant trop chaud tout le jour à la flamme des lampes à beurre, ne portent qu’une chasuble ouverte jusqu’au ventre et laissant les bras dégagés jusqu’en haut des épaules. Deux adolescents sont ainsi, tétons roses offerts aux regards concupiscents de certains vieux moines ; les autres portent une sorte de tee-shirt sous leur chasuble bordeaux, ou même un pull pour les plus pudiques ou les plus frileux. Tous, jeunes comme vieux, psalmodient d’une voix monocorde les textes sacrés, tout en guignant du coin de l’œil les visiteurs qui passent. Rares sont les étrangers à parvenir si loin dans ces montagnes – surtout à cheval.

Nous visitons le monastère avec Togo et Tserendorj. Biture cuve déjà au pied des pins, en « surveillant les chevaux ». Le sentier s’élève jusqu’au temple empli de psalmodies, puis court le long de la falaise vers « l’empreinte du pied de Zanabazar » dans la roche (il chaussait au moins du 47 !) et revient vers l’ermitage. C’est un trou dans la roche où, après le Grand Zanabazar, un moine aurait résidé près de trente ans incognito durant l’ère soviétique, ravitaillé par les habitants complices.

Suit la « grotte de l’utérus » où le fait de ramper dans la pierre, de s’y retourner dans la minuscule caverne du fond, puis de ressortir, vous fait renaître spirituellement – à la condition que vous soyez déjà imbibés d’esprit bouddhiste. Tserendorj s’y essaie mais cela ne le change en rien, selon toutes apparences.

En haut de la falaise s’élève un obo, dérisoirement « interdit aux femmes ». Qu’iraient–elles faire sur cette plate-forme désolée grande comme une salle à manger où le seul décor est ce tas de pierres informes orné de chiffons dont la couleur veut imiter le ciel ? De là-haut, nous avons une vue sur le parking en lisière de forêt où sont alignés les 4 x 4 japonais des dignitaires religieux et, sur la taïga environnante, le moutonnement de la forêt s’interrompant sur les premières pentes des monts en face. Joli jeu de lumière du soleil descendant. Aucun signe de Biture qui doit faire la sieste sous les arbres. Nous redescendons par un temple jouet, une maison de poupée en bois fraîchement repeinte, où réside un serpent de plâtre très réaliste. Plus bas se dresse au-dessus du vide un arbre « sacré », un mélèze centenaire, orné d’écharpes bleu turquoise.

Nous reprenons nos bonnes bêtes pour regagner le camp, entourés par une horde de moinillons en récréation, la chasuble en bataille et les yeux brillants d’excitation. Ils brûlent de curiosité pour nos montures et notre allure. Malgré nos efforts, la conversation ne peut qu’être très limitée, notre savoir en mongol étant au plus bas. Peut-être fils de la steppe, ils n’ont pas eu l’occasion de se frotter au vaste monde et de voir ces « longs nez » que nous sommes autrement qu’à la télévision russe.

Avec le jour qui tombe monte un froid glaciaire, altitude oblige. Le vent soufflant toujours, j’en tremble jusqu’à ce que les premières gorgées de vodka de marque Gengis Khan titrant 38° réussissent à me réchauffer suffisamment. Le dîner suit très vite, même si nous avons peu faim pour avoir déjeuné quatre heures avant. Carottes râpées mayonnaise et beignets gras de mouton composent le principal. L’éleveur, son fils et ses aides se délectent du gras, met de choix paysan que mon grand-père affectionnait aussi. Nous, citadins ayant bien moins de besoins caloriques, préférons le maigre. Ainsi, sur la même bête, tout le monde est-il content ! Ce soir, comme d’habitude, la vodka met en verve Biture mais aussi Francis. Chacun rivalise à énumérer « les dangers de la steppe ». Ce n’est pas seulement les chutes de cheval (les petits Mongols tombent beaucoup), les rigueurs du climat, mais aussi le loup, les ours dans les forêts, les aigles, les yaks (surtout en rut) et les mecs bourrés (ce qui arrive fréquemment). Je retrouve avec plaisir mon duvet, bien armé contre le froid et les raideurs dans le bas du dos dues au trot inconfortable de ce premier jour.

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Gérard Guerrier, L’opéra alpin

En juillet 2013, l’auteur et son épouse Eva partent de Neuschwanstein au sud de la Bavière pour rallier à pied Bergame dans le nord de l’Italie, via les Alpes autrichiennes et suisses, où ils parviendront en août. Ils prennent le plus souvent les itinéraires hors-pistes, se fiant à la carte, à l’altimètre et à la boussole. Ce trek au long cours est de moyenne montagne, même si les éléments font parfois friser l’alpinisme.

Un exploit ? Non, une obstination. Il ne s’agit pas d’héroïsme ni de sport, mais de volonté. « 400 kilomètres et 32 000 mètres de dénivelée positive à parcourir en 23 jours. Cela fait une honnête moyenne de 18 kilomètres et 1400 mètres de montée par jour, soit 8 heures de marche en terrain facile et jusqu’à 11 heures en terrain montagneux. Rien d’héroïque, vraiment ! » p.140.

L’auteur, féru de montagne et d’itinéraire sauvages, cite volontiers Nietzsche qu’il aima à l’adolescence pour « la qualité de son écriture, son impertinence, son originalité ». Il ajoute, malicieux, « et puis louer le sulfureux philosophe, c’était envoyer promener ces bouffons de trotskistes, fumeurs de shit à la barbe naissante » p.150. Il ne cite pourtant pas l’aphorisme célèbre de Nietzsche, si bien adapté à son périple à pied : « là où il y a une volonté, il y a un chemin ». La solitude et le courage, ces vertus du philosophe au marteau, sont les vertus que l’auteur cultive volontiers.

Sauf que l’on n’est jamais seul en montagne. Outre sa compagne, parfois plus lente et précautionneuse, mais qui marche comme un montagnard, le paysage riant, grandiose ou menaçant suivant le temps, les vaches paisibles, les plantes et les arbres selon l’altitude et le versant, les chèvres coquines, les bouquetins fantasques ou les marmottes vigilantes, les bergers ou les paysans, les randonneurs ou les promeneurs en famille – composent un milieu où la solitude n’est que toute relative. Car l’être humain n’est pas en-dehors de la nature, il en est une partie.

Ne croyez pas non plus que le présent seul compte, un pas devant l’autre et le regard capturé par le bord du chemin. La grande histoire du choc des peuples dans ce carrefour des Alpes entre Allemagne, Autriche, Suisse et Italie se rappelle souvent au souvenir, jusqu’au dernier carré de miliciens de Darnan, capturé dans les Alpes italiennes.

L’histoire personnelle vous suit, avec les enfants au loin. Même devenus adultes et construisant leur expérience personnelle de la vie, ils vous sont liés. Ainsi Misha, le fils cadet de 25 ans, devenu guide de montagne sur les traces de son père, qui baroude avec un groupe de trekkeurs avertis dans les étendues sauvages de Yakoutie. Il ne donne pas de nouvelles, le téléphone satellite russe ayant quelques éclipses. La météo là-bas est mauvaise, les inondations coupent l’itinéraire, l’autonomie en vivres est réduite. Qu’advient-il de Misha ? Un cauchemar d’une nuit le montre désespéré, agitant la main dans les eaux noires avec un appel d’enfant à son papa ; est-il prémonitoire ?

Son aventure au loin court au fil des pages de l’aventure ici, comme si l’amour obéissait aux lois quantiques qui font que deux particules intriquées n’ont pas d’état indépendant, quelle que soit la distance qui les sépare. L’émotion du père pour son fils pilote le périple, rendant l’itinéraire de la Bavière à Bergame anodin, une promenade de vieux dans un paysage civilisé où le premier secours est à portée de téléphone. Ce qui offre une profondeur humaine à la randonnée, élevant la réflexion au-delà des belles images du chemin.

S’il donne envie de partir, ce livre peut se lire aussi dans un fauteuil, l’imagination suppléant au réel. Verlaine et Hölderlin poétisent les étapes, Willy et Misha, les deux fils, donnent un avenir à l’aventure. Car le futur est passé, ce qui se passe maintenant la résultante de ce qui n’est plus. Gérard Guerrier se souvient de ce conte qu’il improvisait pour ses garçons petits, alors que sa femme jouait au violoncelle sur un disque de Dvorak. Les enfants se perdaient dans la forêt et le père mobilisait tous les animaux, avec chacun leur sens, pour les retrouver « il les aime tant ! » p.181. C’était un moment émouvant et familial, qui s’achevait par tout le monde blotti l’un contre l’autre sur le canapé, faisant nid contre l’hostilité du monde.

Si le bonheur est à portée de pieds, puisqu’il suffit de cheminer dans la nature qui vous invite et vous aime, le tragique est que ce monde-ci n’est pas le paradis ; il est mêlé de bon et de mauvais, de réel et d’imaginaire. Si l’amour du couple est contenté, l’amour filial est tourmenté. Le vertige ne vous saisit pas seulement sur les crêtes, mais aussi au fond de vous. L’un comme l’autre sont illusions – mais ils font croire qu’ils sont vrais.

Gérard Guerrier, L’opéra alpin – A pied de la Bavière à Bergame, 2015, éditions Transboréal, 251 pages, €9.90

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Gérard Guerrier, Alpini

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Nous sommes en 1913 et Jean, 17 ans, (Gianni pour son père), est en famille avec son cousin Dante et le guide autrichien Walter en montagne. Le temps est beau mais se gâte vite. Faut-il accélérer pour atteindre le sommet et redescendre ensuite ? Le vent devenu fort infléchit l’itinéraire, faut-il éviter la crête et passer sous une corniche ? Tous ces choix de l’instant, à effectuer dans l’urgence, peuvent être ensuite regrettés. Et c’est ce qui arrive. Une avalanche sépare le groupe, mais c’est le moindre mal ; une seconde détache tout un pan de rocher qui s’écrase… sur le père, industriel à Milan.

Nous sommes en montagne et c’est le drame, le destin. L’adolescent en sort bouleversé, mûri. D’autant qu’un an plus tard, la guerre la plus absurde du siècle advient. La bêtise nationaliste s’attise et « l’honneur », cette vertu aristocrate dévoyée par les petit-bourgeois, excite les pauvres en esprit. Les peuples s’entraînent mutuellement à la guerre, cette grande lessiveuse des nations, faucheuse de jeunesse. Que faire lorsque l’on est à l’aube de sa vie, à 18 ans, et que l’on est à la fois français par sa mère, italien par son père, apparenté allemand par ses grands-parents alsaciens, et que votre parrain de montagne est un guide autrichien ? Faut-il se battre contre ses gènes ?

Nous sommes dans la tragédie et Jean, avisé malgré son âge, choisit par tâtonnement le moindre mal. Il s’engage en Italie parce qu’appelé par la France ; il choisit les troupes de montagne plutôt que l’infanterie. Il restera dès lors au cœur de son pays de cœur, les Alpes bergamasques. Le 23 mai 1915, l’Italie s’engage à son tour dans la guerre, poussé par le socialiste « patriote », le très mélanchonien Mussolini. Jean est à l’école d’officiers et c’est comme sous-lieutenant des Alpini, l’équivalent italien de nos chasseurs alpins, qu’il va combattre les Autrichiens – mais surtout tenir les crêtes. Il n’a qu’une hantise : se retrouver face à Walter, son guide, mobilisé par l’Autriche-Hongrie. Et c’est d’ailleurs ce qui va se produire…

Dans le même temps, jeunesse oblige, Jean tombe amoureux d’une pianiste milanaise, Antida, dont le père fait une cour assidue à sa veuve de mère. Les mœurs de l’époque entouraient le sexe de tout un apparat d’évitement qui avivait le désir mais laissait incertain sur les désirs de l’autre. Jean se laisse dépuceler dans l’urgence par une jeune gitane sicilienne que son cousin lui a présenté au bordel. Avec Antida il se contente de baisers, de caresses, mais point au-delà : il faut être sûr de soi, attendre la fin de la guerre, le diplôme, au risque de ne pas s’en sortir. Or l’attente est longue à l’arrière pour une jeune fille empêtrée de convenances. Dante, aussi brun, velu et musclé que Jean est blond, imberbe et longiligne, n’a pas de ces pudeurs. Il va toujours droit au but, au combat comme en amour. Il prend d’assaut les redoutes comme les filles. Que se passe-t-il entre lui et Antida lors d’une permission seul à Milan ? Se passe-t-il d’ailleurs quelque chose ?

Nous sommes dans l’aventure et la mort, en montagne et en amour. Amour filial, du père passé au parrain guide, amour maternel, amour fraternel, amour sexuel – tout est mêlé, avec les sentiments associés comme la jalousie, la rivalité, la crainte de décevoir. Les hauteurs ne pardonnent pas l’erreur ; leurs leçons répétées permettent-elles de se mieux guider dans la vie ? L’auteur a contrasté ses personnages : les deux cousins ne sont pas du même monde, l’un bourgeois et l’autre du peuple ; la fiancée et la putain n’ont pas les mêmes désirs, Antida la position sociale et Maria le plaisir ; la mère vivante et le père décédé n’ont pas les mêmes valeurs, elle veut protéger son enfant jusqu’à trahir, lui offre post-mortem l’exemple du travail qu’il faut accomplir malgré tout.

Ce roman très vivant et bien documenté se lit avec plaisir ; très souvent, captivé par la lecture, le lecteur se croit dans l’action même. L’auteur remue les grandes passions que sont l’affection pour les êtres et le saisissement face à la puissance de la nature, liant l’une à l’autre dans une époque mouvementée. La nôtre, un siècle plus tard, le devient : faut-il y voir un signe ? L’écriture cherche moins les effets que l’efficacité, à la manière de Stendhal – lui aussi amoureux d’Italie. Le roc exige le sec, la neige fige le sang, seul l’esprit surnage, dans la pureté lumineuse des cimes.

Gérard Guerrier, né en 1956, a quitté Allibert Trekking à 60 ans fin 2014, après en avoir été huit ans le directeur général. Il « redevient un accompagnateur en montagne et un voyageur comme les autres » – mais adepte comme moi du « voyage actif ». Comme son héros Jean, il a appris la montagne dans les Alpes, est devenu ingénieur, a épousé une concertiste allemande et a habité en Italie du nord. Sa traversée des Alpes à pied de Neuschwanstein à Bergame avec son épouse a donné lieu a son premier roman, L’opéra alpin, paru en 2015.

Gérard Guerrier, Alpini – De roc, de neige et de sang, 2017, éditions Glénat collection Hommes et montagnes, 263 pages, €19.99

e-book format Kindle, €9.99

Une autre chronique de ce roman parue dans Libération

Et dans Babelio

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Au sommet du Mont Blanc

Depuis le refuge Vallot, déjà à plus de 4300 m, nous grimpons des pentes vertigineuses de neige étincelante. Le soleil en sa gloire irradie les cristaux de glace qui réverbèrent ses rayons, insoutenables sans lunettes de protection. Le froid est vif. La trace au sol part en lacets et le cœur cogne de monter si haut. Nous effectuons de fréquentes pauses. Et puis l’arête de découpe, s’adoucit. Imperceptiblement, la pente se fait moins forte. Sommes-nous déjà au sommet ? Il s’en faut encore d’une centaine de mètres, une distance très longue mesurée au degré d’énergie nécessaire pour les parcourir. Le plateau terminal en est presque une surprise lorsque nous l’atteignons : nous ne nous en rendons compte que lorsqu’il replonge, avec autant de douceur, sur le versant italien.

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Nous sommes en haut du monde.

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Les 4808 m du Mont Blanc dominent surtout la vallée de Chamonix où brille, d’un bleu turquoise inédit, la piscine découverte. Nous avions ânonnés, écoliers, la doxa intangible de notre époque avide de certitudes : « le Mont Blanc a une altitude de 4807 m ». Mais la science se moque des laborieux dogmes scolaires. Recalculé satellite, le Mont Blanc a pris quelques mètres de plus… Le vent constant et violent de près de 100 km/h, accéléré par les pentes, établit un froid très vif qu’aucun relief ne vient plus arrêter, conséquence du soleil clair de 11 h du matin qui chauffe Chamonix et les vallées. Au thermomètre de sac, il fait aux alentours de -20° dans le vent. Nous vivons là quelques instants d’infini et de silence.

Deux alpinistes ne tardent pas à arriver côté italien. Nous ne sommes plus seuls. Congratulations, photos, blagues en sabir des deux langues. A terre, le sommet est piétiné dans tous les sens. Une centaine de personnes est déjà passée aujourd’hui. Depuis un siècle, le Mont Blanc n’est plus réservé à une élite, ne snobons pas le plaisir de voir se démocratiser les merveilles du monde. Il faut certes se préparer à la montagne, mais qu’importe, c’est soi-même que l’on vainc plutôt que la nature.

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La redescente est plus facile, elle demande moins d’efforts physiques et offre de plus en plus d’oxygène au corps dont c’est le carburant. Nous prenons un repas reconstituant près du refuge Vallot, suivi d’une courte sieste où le sommeil vient sans peine, tant les efforts de ces dernières heures nous ont sollicités. Au bout d’une heure, nous repartons.

mont blanc itineraire par tete rousse et le gouter

Nous revenons au refuge du Goûter pour une vraie nuit complète, prenant plaisir à écouter les autres, ceux qui ne sont pas montés encore, se lever à 2 h du matin. Nous redescendons par les rocs branlants de l’aiguille du Goûter, passons la sente fort creusée du Grand Couloir, toujours dangereuse en cas de chute de pierres, puis nous prenons la pente rapide, couverte de neige cette année-là, jusqu’au petit train du Mont Blanc. Nous allons enfin à pied jusqu’au téléphérique des Houches, dépouillés des gros vêtements de montagne, les poumons emplis de cet oxygène qui fait si cruellement défaut dans les hauteurs. Nous avons trop chaud dans la vallée. Direction Chamonix, ses familles tranquilles, ses gamins en shorts, ses restaurants… et sa piscine, dont le bleu vif nous a tenté de là-haut. Avant une tartiflette revigorante, elle nous détendra de cette épreuve.

Durant plusieurs jours, notre sommeil sera plus long et plus profond. On ne grimpe pas impunément le Mont Blanc.

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Conseils aux prétendants :

– Prenez un guide ou inscrivez-vous dans un groupe d’ascension (le Club Alpin FrançaisAllibert, Terre d’Aventures prévoient l’ascension du Mont Blanc sur 5 jours comprenant préparation et aléas météo). La Compagnie des guides de Chamonix propose une ascension simple sur un jour (pour sportifs entraînés) et des stages de 5 jours pour tous (à partir de 18 ans). Nous ne l’avons pas fait, entraînés à la montagne et avisés en météo. Mais c’est bien le temps qui est le plus dangereux : que tombe le brouillard et vous êtes désorientés, à merci d’une pente trop forte ou d’une crevasse plus bas. Immobiles, vous ne tardez pas à avoir froid et comme vous grimpez léger, vous êtes démunis ! Ne jamais partir seul est le b-a ba, mais prendre un guide expérimenté est encore mieux : vous apprécierez la promenade sans en appréhender ses aléas, tout en apprenant beaucoup de choses (et en donnant de l’emploi à un montagnard).

– Ne vous lancez pas trop jeune. Si nous avons rencontré un adolescent de 14 ans au refuge du Goûter (mais il n’est pas monté au sommet), l’extrême jeunesse ne sait pas économiser ses forces et n’a pas la résistance suffisante pour être à l’aise dans des conditions aussi dures.

– Préparez votre adaptation à l’altitude par un séjour d’au moins deux semaines à plus de 2000 m, au maximum 6 mois avant. Les globules rouges ne resteront pas, c’est un fait, mais le corps ayant « appris », réagira plus vite et plus efficacement dès que vous reviendrez en altitude. Mon explication est peu médicale mais d’expérience personnelle : c’est efficace !

– Prenez vos précautions, le plaisir de vaincre n’est qu’à l’instant, celui de préparer une expédition dure plusieurs mois : courez pour entraîner votre cœur et muscler vos jambes, habillez-vous rationnellement avec les vêtements adaptés à la montagne (sous pull synthétique, fourrure polaire, veste de montagne à capuche, cagoule, gants et sous-gants de soie). Prenez une boussole pour cas de brouillard, une carte détaillée du massif, un altimètre (pour savoir où vous êtes sans rien voir alentour, en suivant les courbes de niveau), un briquet, une feuille de survie, une demi-bougie (léger et très efficace si vous voulez vous réchauffer dehors). Évidemment une gourde (la neige ne se « boit » pas) et quelques aliments énergétiques sur vous comme barres de céréales, fromages entourés de cire, fruits secs et chocolat. Faites léger mais fonctionnel. Et puis, depuis qu’il existe, votre téléphone portable soigneusement rechargé et protégé du froid !

L’aventure, contrairement à ce que croient les naïfs, n’est jamais un coup de tête mais un état d’esprit !

Allez voir le Topo-Physio de la Maison de la Montagne à Grenoble, avec tableau Excel selon les âges, (votre rythme cardiaque idéal, vos besoins énergétiques et vos besoins en eau)

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Vers le Mont Blanc

L’année suivante, en 1986, nous sommes partis à trois. C’est le bon chiffre (jusqu’à quatre) pour rester en groupe homogène en une seule cordée ou deux, et aller tous ensemble au sommet.

Après 6 heures d’autoroute depuis Paris, puis une nuit à côté des Gets, nous voici à Chamonix pour prendre le téléphérique qui mène au Plan de l’Aiguille, à 2354 m. Il y a foule en ce mois de juillet, des familles entières qui vont pique niquer à l’Aiguille du Midi et contempler la mer de Glace. A 1030 m, Chamonix est très chaud en été et je me souviens d’un petit Hollandais d’une douzaine d’année vêtu seulement de tennis et d’un short bleu. Sa sœur, un peu plus jeune et moins physique, portait sagement un tee-shirt. Lui offrait son corps blond et bien bâti au soleil, plaisir rare dans son pays du nord. Mais 1300 m plus haut, au Plan de l’Aiguille, il ne fera déjà plus 28° mais la moitié. Le gamin a dû enfiler en catastrophe à même la peau un K-Way de secours. La montagne, c’est la nature brute, pas un parc d’attraction civilisé. L’irresponsable candeur des gens fait parfois peine à voir.

mont blanc depuis refuge des grands mulets

Sous l’Aiguille, nous quittons les familles pour nous retrouver seuls, à pied. Nous croiserons quelques montagnards qui redescendent du glacier. Nous montons sous la chaleur. Bien que calculé au plus juste, le sac pèse, empli de barres de céréales, de la gourde, du pull polaire, les gants, de la cagoule et de la veste indispensables pour monter plus haut.

Arrivés au champ de crevasses, nous chaussons les crampons. L’ascension du Mont Blanc n’a rien de technique, sinon qu’il faut savoir attacher ses crampons, s’encorder par précaution à cause des crevasses, et faire une attention très régulière à la météo.

mont_blanc_crevasses_avant_refuge des grands mulets

Nous nous arrêtons, pour ce premier jour d’acclimatation, au refuge des Grands Mulets, perché sur son piton rocheux à 3051 m. Après le dîner et une courte nuit, nous en repartirons à 3 h du matin, dans la nuit, pour le col du Dôme. La neige est fraîche et ferme, le froid vif, mais la lune est pleine et éclaire la route, nous n’avons besoin de la lampe frontale que dans les endroits plus pentus. Le seul bruit alentour est le crissement de nos pas et le choc métallique de nos piolets lorsqu’ils heurtent un rocher. Le premier de cordée ne voit pas ses compagnons et a le sentiment intense d’être isolé en pleine nature sauvage, sous la lune. Nous laissons à notre gauche le rocher de l’Heureux Retour au nom symbolique, grimpons le Petit Plateau à 3650 m, puis le Grand Plateau à presque 4000 m déjà. Nous atteignons le col du Dôme, 4237 m, vers midi. Il y a déjà 9 heures que nous sommes partis et nous avons plus de 1000 m de dénivelé dans les poumons. L’altitude raréfie l’oxygène et le cœur est forcé de pomper ; il bat plus vite, donnant vite un sentiment d’épuisement. Ce n’est ni le souffle qui manque, ni les jambes qui refusent, mais cette défaillance d’énergie qui prime. Il nous faut aller rythmés, lentement, régulièrement.

Mont Blanc refuge des grands mulets 2008

Nous ne tentons pas le sommet en direct, malgré le temps magnifique, mais redescendons sur l’autre versant vers le refuge du Goûter à 3817 m, pour nous acclimater un peu plus. C’est là qu’avant 3 h, la nuit suivante, malgré le mal de tête dû au manque d’oxygène, nous partons cette fois pour le sommet. Nous ne sommes pas les seuls, il suffit de suivre la procession des lampes frontales, en guirlande dans la nuit.

mont blanc Refuge-du-Gouter

Le jour se lève doucement sur la montagne. Nous sommes juste sous le ciel, comme à l’aube du monde. Le silence est minéral, le paysage réduit à ses éléments bruts : le roc, la glace. Après l’extinction des lampes, les seuls signes d’humanité restent les traces de pas dans la neige encore glacée. Elle crisse sous les chaussures comme du sucre. Peu à peu, l’horizon rosit et se teinte. Le soleil paraît dans sa virilité matinale. Le ciel se colore de rose comme une jeune fille sous le coup d’une émotion. Le fond bleu pâle change sans cesse comme l’orient d’une perle. C’est d’une beauté unique ; je n’oublierai pas cette lumière-là de la haute montagne.

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Arrivés au col du Dôme, nous ne prenons pas l’itinéraire de 1786 qui passe entre les deux barres des Rochers Rouges, mais suivons la voie normale marquée par le refuge Vallot. Ce dernier n’est pas habité mais une carcasse de protection contre le vent, le brouillard et le froid vif des 4362 m d’altitude. Nous y laissons nos sacs, ne prenant que le minimum pour aller tout en haut. Au-dessus de nos têtes domine l’arrondi du premier sommet d’Europe, massif et immuable. Sur sa crête se détache déjà une ribambelle de silhouettes à contre-jour. Parties plus tôt, elles regardent en bas.

Parviendrons-nous au sommet ?

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Préparer l’ascension du Mont Blanc

Il y a trente ans, lors d’un long week-end du 14 juillet, nous sommes trois à avoir décidé de gravir le sommet du Mont Blanc. Cette montagne mythique, la sixième plus haute de tout le continent avec ses 4809 m (environ aujourd’hui), défie tous ceux qui passent dans les Alpes, étendant sa masse formidable juste au-dessus de Chamonix. L’altitude satellite mesurée lors de notre réussite, en août 1986, donnait le sommet de la couche neigeuse à 4808,4 mètres. Notre époque ne se défie plus des montagnes comme aux siècles précédents. La science les a mesurées, les explorateurs les ont arpentées, les sportifs les ont gravies. L’épouvante de ces étendues glacées hostiles à l’homme, qui avait fait nommer le Mont Blanc la Montagne Maudite, n’est plus de mise. Nous voulions faire cette expérience.

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Nous étions tous encore dans la vingtaine, non chargés de famille et ayant grand appétit à explorer le monde et ses merveilles. Nous voulions aussi fêter le bicentenaire de la première ascension, le sommet étant atteint par Balmat et Paccard le 8 août 1786 à 18h.

Cette année-là, nous avons réussi. L’année d’avant, nous l’avions tenté mais sans succès. Faute de savoir à quoi nous attendre, faute de préparation adéquate.

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Oh, nous nous étions préparés ! Nous avions étudié les itinéraires classiques, demandé si un guide était indispensable, si les difficultés techniques étaient réelles. La voie Gabarrou, « tout droit » vers le sommet était exclue, du nom de l’alpiniste Patrick Gabarrou « ouvreur » de voies nouvelles sur le Mont Blanc et qui sera champion de France en ski-alpinisme trois ans plus tard, en 1989. La voie des Trois Monts par le refuge des Cosmiques était réservée aux adhérents du Club alpin, restaient les deux options des voies françaises classiques par l’arête nord du Dôme et le refuge des Grands Mulets ou par l’arête des Bosses et le refuge du Goûter. Une autre voie existe, qui n’était pas courante en 1985, par les Aiguilles grises et le refuge Gonella.

Le Goûter (3819 m) demandait une approche nettement plus longue via le refuge de Tête rousse (3167 m) mais avait l’avantage de nous acclimater plus lentement à l’altitude. Les Grands Mulets (3051m) étaient plus directs, accessibles pour le premier tiers par le téléphérique de l’Aiguille du Midi. C’est donc la voie que nous avions privilégiée, n’ayant que deux jours disponibles. Mais nous avions « perdu » 800 m de dénivelé, à rattraper le jour de l’ascension – ce qui allait se révéler très difficile.

C’est une voie abrupte, trop longue pour atteindre le sommet en partant du refuge le matin. Il faut franchir des crevasses, des névés, affronter le vent au col Vallot. Il reste encore près de 800 m de dénivelé pour atteindre le sommet. Nous étions jeunes et sportifs, mais l’altitude est redoutable. On ne s’adapte pas en quelques heures, surtout lorsque l’on est encore d’un âge où le corps consomme plus de glucose, donc d’oxygène, en raison de la musculature et du métabolisme de base.

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Nous avions préparé les cordes, les mousquetons et les descendeurs et nous étions entrainés, sur les rochers de la forêt de Fontainebleau, aux nœuds d’encordage et aux manœuvres de hisse individuelle avec une seule corde, en cas de chute en crevasse.

Nous avions étudié soigneusement les conditions de vent (il peut atteindre 150 km/h vers les sommets) et de froid (-40° la nuit avec vent), les giboulées de grésil et les tempêtes de neige. Nos sacs devaient prendre en compte le bon compromis entre vêtements et couvertures de survie pour se protéger, nourriture et boisson énergétique, et le poids à supporter – plus pénible en altitude.

Nous étions chaussés de brodequins à coque, étanches à la neige, aux semelles aptes à supporter des crampons d’acier, et vêtus de plusieurs couches superposées de matières techniques, dites « polaires ». Jusque vers la neige, pas besoin de porter la veste ni le pull, pas même de tee-shirt parfois. A la pause, nous étions torse nu, même si le soleil arde plus d’UV à 2000 m qu’au niveau de la mer. Au-delà de la neige, le sous-vêtement polaire simple suffit, la montée dégageant de la chaleur. Un peu plus haut encore, et en cas de vent, le pull polaire par-dessus devient indispensable. Dès que le vent souffle, et vers 4000 m de toutes façons, la veste de montagne est exigée, de même que bonnet (ou cagoule) et gants.

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Il n’y avait ni balise GPS ni téléphone mobile en ces années ; pour nous orienter, nous disposions de la carte IGN au 25 000ème, d’une boussole (en cas de brouillard) et d’un altimètre classique, étalonné à Chamonix.

Donc nous avions pris le maximum de précautions pour gravir à deux la montagne, y compris de laisser nos noms et nos objectifs en partant du refuge, et de consulter la météo in extremis à l’aube. Nous savions que l’endroit fait cinq victimes par an par effondrement en crevasse,  avalanche et chute de sérac. Nous ne nous sentions pas à l’abri d’un hasard malencontreux.

Marcher dans la neige poudreuse fait s’enfoncer, parfois jusqu’aux cuisses, ce qui augmente l’effort nécessaire pour avancer. La neige glacée exige de chausser les crampons et d’agripper le piolet, prêt pour toute glissade impromptue ou pour se garder d’une crevasse non devinée, brusquement ouverte sous vos pas. Nous avions appris à observer les endroits où peuvent se former les crevasses, lors d’une rupture de pente et assez bas sous le sommet, mais la neige immaculée masque parfois trop bien le relief. Nous avions tenté l’entraînement à deux du partenaire qui glisse, plus bas, plantant le piolet et enroulant la corde de sécurité pour mieux tenir le poids mort, mais l’effet de surprise reste total quand cela vous arrive.

mont_blanc_apres col vallot

Mais le pire est resté l’altitude. Le mal des montagnes vous saisit lorsque vous changez trop vite d’altitude et un week-end de trois jours seulement depuis Paris pour gravir le Mont Blanc ne demande pas seulement d’excellentes conditions météo, mais aussi une acclimatation préalable – que nous n’avions pas.

Nous étions fatigués, un peu ivres du manque d’oxygène, et il était déjà tard dans la journée pour aller et revenir sans risques. Le refuge Joseph Vallot, du nom d’un glaciologue de la fin du 19ème siècle, est non gardé. Accessible par un sas qui prend sous le plancher (inutile de cherche une porte d’entrée), il permet de s’abriter du vent et des températures, de se reposer, et de laisser les sacs pour gravir les derniers 800 m.

Cette première fois, nous avons décidé de ne pas tenter le diable et, une fois au col Vallot à 4362m, nous sommes redescendus vers le refuge du Goûter sur l’autre versant sans tenter d’aller au sommet.

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