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Jules Verne, Le château des Carpathes

Le voyage est extraordinaire mais pas si lointain ; il est plutôt dans l’imagination. L’histoire se passe en Transylvanie, pays des vampires peut-être, des superstitions sûrement. Un vieux berger observateur de nuages, Frik, découvre à l’aide d’une lunette vendue par un colporteur une fumée monter au-dessus du vieux burg ruiné que tout le monde croyait désert après le départ du dernier baron. Est-ce le Chort ? C’est le nom du démon là-bas. En tout cas ça fait causer : tout le village agricole de Werst en est bouleversé.

Deux esprits forts, le jeune forestier Nic Dek et l’ex-infirmier Patak promu à l’appellation de « docteur », se convainquent d’y aller voir. Ils en discutent à l’auberge du lieu lorsqu’une voix sépulcrale leur déconseille fortement ! Ils y vont quand même car Nic n’a pas froid aux yeux et est en pleine vigueur ; le docteur vantard se serait bien défilé mais, sous les quolibets des autres, se résigne à suivre. Arrivés au burg, ce vieux château médiéval des contes gothiques, d’étranges phénomènes apparaissent : visions dans les nuages, sons lugubres, jets de lumière. Lorsque Nic veut empoigner la ferrure de la poterne, il reçoit une telle secousse qu’il en demeure paralysé à demi, tandis que le docteur est cloué au sol par ses bottes à clous ferrés.

Le retour au village ne peut que semer la panique. C’est la situation que découvrent deux touristes, le comte roumain Franz de Télek et son fidèle soldat Rotzko, venus à pied parcourir le pays. Le comte a voyagé en Europe et ne voit pas des « mystères » comme ceux qui n’ont jamais bougé de leur trou ; Le surnaturel n’est pour lui qu’un naturel incompris. Malgré son bon sens, le jeune Nic a été secoué, c’est un fait. Mais pour en connaître la cause, il faut y aller voir. Sauf que le propriétaire du burg n’est autre que le baron Rodolphe de Gortz, parti depuis plusieurs années… mais que le comte a croisé en Europe, notamment en Italie où il suivait tous les concerts de la Stilla, belle jeune femme à la voix enchanteresse. Comte et baron en ont été amoureux, mais la cantatrice s’est brutalement écroulée, victime d’une rupture d’anévrisme, à la fin de son dernier concert juste avant d’épouser Franz. Ce qui a causé sa frayeur est l’apparition du baron à son balcon, lui qui gardait toujours la grille fermée.

Rodolphe serait-il revenu subrepticement s’enfermer dans les ruines familiales pour y cuver son chagrin ? Il est toujours flanqué du savant défroqué Orfanik, au nom d’orphelin du diable. Les mystères seraient-ils donc dus à la « magie » de la science ? Jules Verne met en scène les inventions les plus récentes de son temps avec le téléphone et le phonographe, puis anticipe celles à venir avec le cinéma et les hologrammes ! Ses jeunes lecteurs ne sont pas pris pour des niais mais « élevés » par la pédagogie. D’autant que nombre de mots « compliqués » du vocabulaire précis émaillent ce roman (psychagogique, annaliste, pâtour, bouquin, pécuaire, bissexte…) : l’époque optimiste ne pensait pas sa jeunesse trop bêtasse comme nombre d’éditeurs (français) aujourd’hui !

Nous sommes dans la veine romantique du grand amour qui finit mal, dans un traitement de conte gothique à la Hoffmann. Le décor sauvage et montagneux des chaos de rocs et des forêts quasi impénétrables du centre-Europe est aussi impressionnant que les confins chinois. L’intrigue savamment amenée, d’une observation naturelle (la fumée) à l’enflure imaginative des supputations (fumeuses), met en scène l’esprit contre les esprits, la science contre la superstition, la technique contre la diablerie. Les personnages vont aussi par deux, Nic le jeune positif et Patak le vieux couard, Franz le comte dérangé d’amour perdu et Rotzko le solide serviteur militaire, Rodolphe retiré du monde et l’infernal Orfanik obsédé d’inventions bizarres pour se venger du mépris dans lequel la société le tient. Jusqu’à l’opposition cosmique des filles et de l’amour dans cet univers d’hommes et de technique : Miriota la fiancée d’ici, saine et de bon sens, et la Stilla de là-bas en idéal féminin, mais envolée lyrique. Que choisir du bonheur simple ou du grand art ? Les préoccupations morales n’étaient pas absentes de l’aventure qui vous tient en haleine, chez le père Jules.

Jules Verne, Le château des Carpathes, 1892, J’ai lu Librio 2015, 140 pages, €2.00 e-book format Kindle €0.99 ou Livre de poche 1992 avec les illustrations de Benett, occasion €4.60

Jules Verne, Voyages extraordinaires : Michel Strogoff et autres romans (Le tour du monde en 80 jours, Les tribulations d’un Chinois en Chine, Le château des Carpathes), Gallimard Pléiade 2017 édition Jean-Luc Steinmetz, 1249 pages, €59.00 

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Vers le Mont Blanc

L’année suivante, en 1986, nous sommes partis à trois. C’est le bon chiffre (jusqu’à quatre) pour rester en groupe homogène en une seule cordée ou deux, et aller tous ensemble au sommet.

Après 6 heures d’autoroute depuis Paris, puis une nuit à côté des Gets, nous voici à Chamonix pour prendre le téléphérique qui mène au Plan de l’Aiguille, à 2354 m. Il y a foule en ce mois de juillet, des familles entières qui vont pique niquer à l’Aiguille du Midi et contempler la mer de Glace. A 1030 m, Chamonix est très chaud en été et je me souviens d’un petit Hollandais d’une douzaine d’année vêtu seulement de tennis et d’un short bleu. Sa sœur, un peu plus jeune et moins physique, portait sagement un tee-shirt. Lui offrait son corps blond et bien bâti au soleil, plaisir rare dans son pays du nord. Mais 1300 m plus haut, au Plan de l’Aiguille, il ne fera déjà plus 28° mais la moitié. Le gamin a dû enfiler en catastrophe à même la peau un K-Way de secours. La montagne, c’est la nature brute, pas un parc d’attraction civilisé. L’irresponsable candeur des gens fait parfois peine à voir.

mont blanc depuis refuge des grands mulets

Sous l’Aiguille, nous quittons les familles pour nous retrouver seuls, à pied. Nous croiserons quelques montagnards qui redescendent du glacier. Nous montons sous la chaleur. Bien que calculé au plus juste, le sac pèse, empli de barres de céréales, de la gourde, du pull polaire, les gants, de la cagoule et de la veste indispensables pour monter plus haut.

Arrivés au champ de crevasses, nous chaussons les crampons. L’ascension du Mont Blanc n’a rien de technique, sinon qu’il faut savoir attacher ses crampons, s’encorder par précaution à cause des crevasses, et faire une attention très régulière à la météo.

mont_blanc_crevasses_avant_refuge des grands mulets

Nous nous arrêtons, pour ce premier jour d’acclimatation, au refuge des Grands Mulets, perché sur son piton rocheux à 3051 m. Après le dîner et une courte nuit, nous en repartirons à 3 h du matin, dans la nuit, pour le col du Dôme. La neige est fraîche et ferme, le froid vif, mais la lune est pleine et éclaire la route, nous n’avons besoin de la lampe frontale que dans les endroits plus pentus. Le seul bruit alentour est le crissement de nos pas et le choc métallique de nos piolets lorsqu’ils heurtent un rocher. Le premier de cordée ne voit pas ses compagnons et a le sentiment intense d’être isolé en pleine nature sauvage, sous la lune. Nous laissons à notre gauche le rocher de l’Heureux Retour au nom symbolique, grimpons le Petit Plateau à 3650 m, puis le Grand Plateau à presque 4000 m déjà. Nous atteignons le col du Dôme, 4237 m, vers midi. Il y a déjà 9 heures que nous sommes partis et nous avons plus de 1000 m de dénivelé dans les poumons. L’altitude raréfie l’oxygène et le cœur est forcé de pomper ; il bat plus vite, donnant vite un sentiment d’épuisement. Ce n’est ni le souffle qui manque, ni les jambes qui refusent, mais cette défaillance d’énergie qui prime. Il nous faut aller rythmés, lentement, régulièrement.

Mont Blanc refuge des grands mulets 2008

Nous ne tentons pas le sommet en direct, malgré le temps magnifique, mais redescendons sur l’autre versant vers le refuge du Goûter à 3817 m, pour nous acclimater un peu plus. C’est là qu’avant 3 h, la nuit suivante, malgré le mal de tête dû au manque d’oxygène, nous partons cette fois pour le sommet. Nous ne sommes pas les seuls, il suffit de suivre la procession des lampes frontales, en guirlande dans la nuit.

mont blanc Refuge-du-Gouter

Le jour se lève doucement sur la montagne. Nous sommes juste sous le ciel, comme à l’aube du monde. Le silence est minéral, le paysage réduit à ses éléments bruts : le roc, la glace. Après l’extinction des lampes, les seuls signes d’humanité restent les traces de pas dans la neige encore glacée. Elle crisse sous les chaussures comme du sucre. Peu à peu, l’horizon rosit et se teinte. Le soleil paraît dans sa virilité matinale. Le ciel se colore de rose comme une jeune fille sous le coup d’une émotion. Le fond bleu pâle change sans cesse comme l’orient d’une perle. C’est d’une beauté unique ; je n’oublierai pas cette lumière-là de la haute montagne.

mont_blanc_col_vallot

Arrivés au col du Dôme, nous ne prenons pas l’itinéraire de 1786 qui passe entre les deux barres des Rochers Rouges, mais suivons la voie normale marquée par le refuge Vallot. Ce dernier n’est pas habité mais une carcasse de protection contre le vent, le brouillard et le froid vif des 4362 m d’altitude. Nous y laissons nos sacs, ne prenant que le minimum pour aller tout en haut. Au-dessus de nos têtes domine l’arrondi du premier sommet d’Europe, massif et immuable. Sur sa crête se détache déjà une ribambelle de silhouettes à contre-jour. Parties plus tôt, elles regardent en bas.

Parviendrons-nous au sommet ?

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Sein

L’île de Sein n’est pas l’île aux seins, à chercher plutôt du côté de Tahiti. Pas un sein nu sur l’île de Sein, religion et climat obligent.

ile de Sein carte

L’endroit est battu par les vents, envahi par la mer et giflé d’embruns. Inlassablement, l’eau creuse le roc émergé, découpant cet arpent de terre de 56 hectares en forme de dragon chinois. Nous sommes aux confins du monde connu, à l’ouest breton de l’Europe, devant l’immensité liquide sans rien avant l’Amérique.

sein bourg

Les druidesses vierges étaient neuf et rendaient des oracles au 1er siècle en ce lieu violent où les dieux se battaient en tempêtes. Des mégalithes témoignent encore, malgré l’église, de ces âges farouches.

sein digue ouest

Le touriste aujourd’hui se sent de trop ; il a une vie bien facile face aux âpretés vécues chaque jour par les Sénans. Dépendant des éléments pour tout, la pêche, le jardin, le ravitaillement, la plage, ils voient dans la même journée un vent de force 6 faire moutonner la mer et cingler la pluie et le grand soleil brûler la peau et assécher le sol.

sein moutons

Peu d’eau, difficile énergie, évacuation précaire, il y a trop peu de terre arable pour subsister sans le continent. Si les habitants étaient 1328 en 1936 avant les cong’payes, ils ne sont plus que 205 en 2013, dont à peine la moitié habite à l’année.

sein gamins

Sur la décennie 2000-2010, il y eut 44 décès pour 5 naissances sur l’île… En 2011, seuls 6 enfants fréquentaient le primaire et 5 collégiens étudiaient à distance à l’aide de profs volants multimatières…

sein gamin torse nu

L’île de Sein est-elle condamnée à disparaître ? Ni boulot, hors le tourisme d’été et quelques huîtres, ni accès aux réseaux branchés de la culture et de la com, une vie loin de tout à la merci de l’océan rageur, l’île risque plus que tout d’être submergée. Déjà en 1638, 1865, 1922, 1940, 2008, la conjonction de grandes marées d’équinoxe et de forts vents faisant lever la houle, ont inondé les maisons et les champs. S’y rajoute l’élévation du niveau des eaux avec le réchauffement du climat.

sein rue borgne

L’île n’est qu’à 1 m 50 au-dessus du niveau moyen de la mer et son point culminant ne s’élève guère qu’à 9 m, occupé par l’église. Un jour viendra bientôt où l’Administration décidera, en fonction du principe de précaution inoculé par Chirac dans la Constitution, d’interdire toute résidence permanente sur l’île. Les jours de tempête, ni ravitaillement, ni évacuation par vedette ou hélicoptère ne sont en effet possibles.

sein phare ar men

La France reste reconnaissante aux îliens d’avoir rallié Londres et De Gaulle massivement en juin 1940 : 127 Sénans soit « le quart de la France » à cette date autour du général. Le plus jeune, Louis Fouquet, avait 13 ans, venu avec son père, pilote de la vedette Velleda des Ponts & Chaussées et 50 autres marins.

sein monument des senans libres

Sa carrure lui donnant 17 ans, le gamin sera formé comme canonnier et officiera deux ans dans la marine anglaise, probablement l’enfant soldat le plus célèbre de France ! Il n’aura jamais aucune décoration, même si ce n’était pas pour cela qu’il était parti… Mieux vaut être histrion de télé ou rond de cuir dans l’Administration que patriote pour devenir légionnaire d’honneur.

sein abri du marin musee

Le petit musée dans l’Abri du marin donne de belles informations sur cette épopée de la France libre à Sein, île occupée par quelques 150 Allemands.

sein eglise st gwenole 1898

Le bourg se presse autour de l’église Saint-Gwénolé, bâtie par la foi récente des convertis, fin XIXe. Cet extrême bout de la Bretagne est resté en effet réfractaire au catholicisme officiel jusque fort tard après la Révolution, ne jurant que par les saints et les superstitions païennes.

sein venelle large d un tonneau

Les venelles sont étroites, de la largeur d’un tonneau qu’on roule, dit-on ici. Les tonneaux étaient en effet les contenants les plus pratiques pour transporter vin, farine, huile et denrées sans que l’eau les pénètre – une sorte de conteneur pour barques à rames. Mais qui a vécu le vent sifflant à ras de terre durant des heures, comprend vite pourquoi fermer les rues donne aux maisons cette quiétude du roc, cette solidité rassurante contre les éléments, le granit épais des murs assourdissant les bruits et conservant la maigre chaleur du feu de varech.

sein maison

Les jardinets bordés de murets de pierres sèches contre le vent permettent, l’été venu, de belles floraisons et des rations de légumes forts bienvenus.

sein jardin protege

Le nord-ouest de l’île est sauvage, la lande rase laissant se détacher la chapelle Saint-Corentin et le phare de Goulenez, parmi les bruyères et les rocs austères.

sein chapelle st corentin

La faune et la flore sont protégées depuis 1986 par les règles du Parc régional d’Armorique. Vous serez saoulés de lumière et d’air, le grand large pour vous tout seul.

sein phare goumenez et gamins nus

L’île se visite depuis Audierne ou Brest pour 33€ (28€ le dimanche) par les vedettes de la Penn Ar Bed. Il suffit d’une journée pour en faire le tour. Mais qui voudra pénétrer le climat îlien restera un jour ou deux dans les gîtes ou les pensions. Dépaysement garanti !

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