Après l’altitude la plus haute suit une grande descente boueuse « un wasserfall blond qui s’échevela au travers des sapins », pour paraphraser l’aube d’été rimbaldienne (Illuminations). Dans la semi obscurité de la forêt résineuse la vie reprend, joyeuse, au seul passage du promeneur qui ranime les énergies. Chaque mouvement est ainsi renaissance. La nature est un désir, comme a senti le poète, ce sale gosse trop doué.
Nous visitons rapidement une ferme pauvre avant d’attaquer une remontée qui nous mènera à un pylône de relais hertzien. La ferme est composée de plusieurs bâtiments qui servent de remises ou de logement à plusieurs membres d’une même famille, mariés ou célibataires.
La fermière, qui semble avoir gardé deux de ses fils avec elle, évoque son oncle, perdu de vue lors de la seconde Guerre mondiale. Elle s’interroge pour savoir comment elle pourrait savoir s’il a été retrouvé, s’il est enterré quelque part ou s’il est toujours porté « disparu » sans laisser de trace. Natacha note le nom, le prénom et la date de naissance pour tenter une recherche Internet à Kiev, au cas où.
Nous visitons le corps de bâtiment principal où l’entrée au milieu ouvre sur la cuisine à gauche, une chambre à droite puis, car il s’agit d’une grande bâtisse, sur deux autres vastes pièces au fond qui servent de chambre collective et de pièce aux souvenirs.
Dans cette dernière, en effet, jamais occupée, s’entassent toutes les photos et tous les cadeaux non directement utiles accumulés par les années. C’est une sorte de musée kitsch et de « trésor » familial qui tient du grenier et du salon petit-bourgeois.
Toute autre est la maison riche que nous visitons au-delà de la crête, une fois redescendu à vous faire mal aux genoux, dans le hameau proche de la route. Natacha demande à visiter au cas où elle aurait besoin d’un gîte pour randonneurs lors d’un autre circuit. Tous les habitants possédant quelques mètres carrés sont disposés à les louer de façon saisonnière pour gagner un peu d’argent. La demeure est aussi vaste que la ferme pauvre mais ne sert que d’habitation. Elle est celle d’un paysan d’origine, formé à la ville, et revenu dans sa campagne selon le même mouvement des petit-bourgeois français des années 70 : sabots suédois, poutres apparentes et chèvre chaud au petit rouge du pays. C’est ainsi que l’on sort du communisme « prolétaire » pour en venir au socialisme « propriétaire ».
L’extérieur est décoré de métal repoussé brillant de neuf et de bow-windows agrémentés de rideaux de mousseline synthétique. Une vaste cuisine à gauche recèle une télé que des enfants assez grands sont en train de regarder. Notre arrivée leur fait fermer la porte ; le feuilleton compte plus que les étrangers : nous ne sommes plus chez les paysans mais chez les rurbains. Ladite cuisine partage un gros poêle avec le vestibule, ce qui permet de conserver la chaleur au centre de la maison en hiver. A droite, sanitaires et salle de bain, au fond un escalier, flanqué d’une chambre confortable à droite et d’un salon empli de canapés et de fauteuils à gauche, ces deux pièces donnant, au rez-de-chaussée, sur les prés à l’arrière.
A l’étage, deux vastes pièces lumineuses servent de chambres. L’une d’elle, de petite fille, rassemble sur un fauteuil une vingtaine de peluches de divers animaux et, sous vitrine, divers trésors de porcelaines kitsch.
Nous marchons encore une vingtaine de minutes sur une piste à travers bois avant de rejoindre la grand-route goudronnée à l’orée de laquelle nous attend le minibus. Nous ne sommes pas fâchés de nous y asseoir après ces grimpettes et ces descentes depuis le matin.
Avant de revenir au gîte, nous effectuons un arrêt dans un magasin pour acheter des boissons, des sucreries pour les ados du groupe et diverses chips avec de la bière pour l’apéritif adulte de tout à l’heure. Des maltchiki nous jettent des regards de curiosité (maltchik : jeune garçon en russe). L’un de ces ados en goguette n’a pas de selle sur son VTT et il pédale en danseuse. Le tube menaçant directement ses fesses n’est pas pour effrayer ce petit mâle « à la russe » ; ses ancêtres ont vu pire avec les pals mongols… Son copain, un peu plus grand mais guère plus âgé, pédale en seul jean, peau halée, regard clair et cheveux blonds coupés courts. Il offre l’image d’un scout allemand des années trente.
Nous retrouvons les mêmes maisons et nos chambres d’il y a quelques jours. Nos lits n’ont pas été refaits, ils nous attendaient. Trois petits gars, les fils du patron, 11, 8 et 6 ans à peu près, jouent dans la cour pour nous voir arriver. Ils portent short et débardeur sauf l’aîné qui porte un maillot de foot au numéro de Beckam. C’est probablement lui qui ressemble le plus à son père, il est brun alors que ses petits frères sont tout blonds.
Nous prenons une vraie douche chaude dans une vraie salle de bain et nous dormons ce soir dans un vrai lit : c’est étonnant comme le confort peut être apprécié lorsque l’on a vécu à la dure quelques jours. J’en profite pour secouer mes puces. Oh, non pas celles attrapées dans les granges, mais les modernes, celles des appareils numériques. Je décharge leur mémoire sur CD à l’aide du graveur, puisque je dispose d’électricité. J’ai pris presque 1 giga durant ces trois jours.
L’apéritif est à 19h pour un dîner prévu une demi-heure plus tard. Il se met à pleuvoir. Nous buvons notre bière et croquons nos chips dans une chambre attenante à la « cuisine d’hiver ». Le dîner est l’occasion de nos adieux à Vassili. Si j’ai pu confirmer mon expérience de l’attitude soviétique, lui nous dit avoir découvert un peu mieux qui sont les Occidentaux – assez loin des stéréotypes qu’on lui avait inculqué… Il fait naturellement un autre discours, « à la russe », tant le rituel de ces années Staline continue de marquer la dernière génération élevée dedans. Ne voilà-t-il pas qu’il nous remet une « médaille » pour avoir accompli le parcours de randonnée de Verkhovina ? Le communisme adorait les médailles, façon de distinguer au mérite sans faire bouger d’un pouce le pouvoir politique. Nous voici donc méritants.
Vassili a apporté une vodka « maison » dont il distribue de généreuses rasades qu’il serait de bon ton de boire cul sec, « à la russe » toujours. Nous nous en gardons bien, le libéralisme nous a appris la prudence et à réfléchir avant de faire bovinement tout ce que fait tout le monde. Vassili, puis Natacha, portent des toasts à plein de choses : le circuit, les cuisinières du dîner de ce soir, les roulés au chou réussis (« golubsky »). Son objectif : descendre le litre de vodka à sept. Vassili a apporté aussi une bouteille de vin de Crimée, un genre de vino sancto rouge et sirupeux, très agréable au goût et favori de ces dames. A la suite de ces libations, nous dévorons la salade de chou au concombre assaisonné d’aneth frais, les goloubsky au chou et les vareniki, sortes de gros raviolis au fromage blanc ou aux myrtilles (sans sucre). C’est la fin de notre périple paysan chez les Goutsouls d’Ukraine.
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