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La corniche – The Ledge d’Howard Ford

Une reprise « féministe » de Cliffhanger où l’héroïne ne parvient pas à égaler Stallone et où l’intrigue est réduite à une plate caricature typiquement américaine. Il a fallu une horde de producteurs et coproducteurs et trices pour financer ce film de série B qui remue avec délectations les profondeurs des instincts primaires. Mais cela se regarde et l’on frissonne, même si l’on trouve cela bien bête : l’animal qui est en nous est réveillé dans la plus pure idéologie à la Trump où l’individu égoïste est roi et fait régner le droit du plus fort (ici, la plus forte, ce qui change et n’est pas très trumpien).

Deux « meilleures amies » de Los Angeles (la cité des « anges »…) sont venues fêter un triste anniversaire en grimpant une paroi en altitude dans les Dolomites. Près de leur chalet, qu’elles ont rejoint à pied en bonnes sportives, surgissent quatre jeunes hommes, Américains eux aussi, venus pour grimper aussi. Au premier regard Sophie (Anaïs Parello) flashe sur le mâle alpha Joshua (Ben Lamb), pourtant le moins sexy. Elle tanne sa copine Kelly (Brittany Ashworth) pour aller draguer les mâles à côté, d’autant que le leader l’a carrément invitée à venir « boire un verre » avec un pétillement sexuel dans les yeux. Évidemment – c’est gros comme une maison – la conne qui se prend pour l’égale d’un mâle alpha y va. Elle flirte ouvertement, elle se vante de grimper plus vite et mieux, l’accuse de manquer de couilles, lui accorde un long baiser devant tout le monde.

Mauvaise idée d’allumer un psychopathe, et devant ses copains soumis. Kelly, écœurée par tant de vulve ouverte sans vergogne, s’en va se coucher ; elle a autre chose en tête, un souvenir chéri et douloureux. Évidemment – c’est gros comme une maison – le mâle alpha veut se faire la femelle alpha qui, bizarrement, après avoir mouillé et allumé tant et plus, résiste et ne « veut » plus. Joshua commence à la violer en forêt mais il en empêché par ses copains, dont le juriste qui lui rappelle de « ne pas recommencer ». On croit comprendre en effet qu’à 16 ans… Mais pas vu pas pris, alors pourquoi pas ? Sa conception des meufs est à la Trump : « toutes des putes » (il le déclare expressément et donne en exemple la copine du juriste, qui n’était pas au courant). Le caïd des quatre depuis leur école primaire domine les autres ; ils s’en accommodent, par lâcheté mais aussi par cohésion de groupe – ils sont si bien ensembles.

Ils veulent donc « lui expliquer » qu’il s’agit d’un malentendu, qu’on ne va pas appeler la police pour si peu, qu’il faut se réconcilier. Il faut donc rattraper Sophie, CQFD. Commence alors une chasse excitante dans la forêt de nuit avec la conne en proie. S’étant crue alpha, elle n’est plus qu’une petite chose apeurée, halète, geint, court n’importe comment, se prend les pieds dans toutes les branches qui traînent, implore – tous les critères éculés de la femelle Hollywood. Bref, elle fait tellement de foin qu’est rattrapée, empoignée ; elle griffe son agresseur Joshua, elle trébuche comme d’habitude… et tombe de tout son long d’une petite falaise. Mais elle est encore vivante en bas. Il faut appeler les secours ! Mais non, le mâle alpha l’interdit, elle a son ADN sous ses ongles comme on voit dans les séries policières et va parler. Il faut évidemment l’éliminer. Ce qui est fait à l’aide d’une grosse pierre malgré la faible résistance morale des autres, qui sont d’ailleurs impliqués. Le grossier scénario leur fait mettre à tous du sang sur les mains.

La copine Kelly a entendu des cris, elle s’est levée et a couru dans la forêt. On ne sait pourquoi, elle a sa caméra à la main, un vieux machin à objectif comme un tuyau, pas son Smartphone qui aurait été bien plus discret et plus pratique. Elle filme le meurtre et la balance du cadavre dans le ravin. Mais comme elle est femelle dans le scénario, elle ne peut s’empêcher de pousser un cri (hystérique), donc de se faire repérer. Et la course poursuite reprend avec elle pour gibier. Elle parvient à s’enfuir, le plus « fiotte » des quatre (ainsi est-il traité par le mâle alpha, d’autant plus qu’il est mulâtre) la laisse aller comme si il ne l’avait pas vu lorsqu’il la trouve. Kelly empoigne son sac et s’échappe par la falaise qu’elle devait grimper avec Sophie – la si peu sophia, « sage ».

Commence alors le cœur du film, la grimpe. Le juriste s’élance à sa suite, sans corde ni matériel, il manque de l’attraper, agrippe sa culotte, fait chuter ses mousquetons, mais elle lui échappe. Lui dérape et finit en bas, jambe brisée. Les autres le portent dans la cabane mais n’appellent pas les secours, ils lui demandent d’attendre. Mais comme il pourrait divaguer, Joshua va « s’occuper » de lui en prétextant avoir oublié ses gants. Il va ainsi les éliminer un par un – c’est gros comme une maison – en commençant par le meilleur et en finissant par le plus con. Un psychopathe n’a aucun affect, aucun amour et aucun ami. Il est égoïste à point, libertarien à mort.

Pour lui, rien de mieux que la loi du talion, cette bonne vieille loi biblique que les Américains adorent car elles justifient leur droit du plus fort. C’est ce que ce mauvais film va démontrer, implacablement. Kelly grimpe comme elle peut ; elle se remémore les conseils de son ex petit ami, en voix off un peu niaise, qui s’est tué en perdant une bague de fiançailles qu’il a voulu lui, offrir bêtement en pleine paroi, celle-là même que grimpe Kelly, venue avec sa copine Sophie en souvenir de lui pour l’anniversaire. Il a évidemment dérapé – c’était gros comme une maison. Elle-même est aussi limite ; elle perd son téléphone portable qu’elle avait dans une poche et pas à l’intérieur de son sac, sa gourde qu’elle n’a bêtement pas attachée, n’a aucune provision dans son sac de grimpe pourtant soigneusement préparé la veille au soir, aucun vêtement pour se couvrir.

Elle est vite coincée sous une corniche qui termine la paroi – et le spectateur aussi. D’où le titre du film, que les éditeurs n’ont même pas pris la peine de traduire en français. Les autres montent par le sentier à l’arrière et l’attendent au sommet. Elle ne peut ni descendre (car elle n’a pas pris de corde), ni monter car ils lui feraient son affaire. Bien que Joshua affirme qu’il ne veut seulement que la caméra, elle devine bien qu’il va la tuer. C’est d’ailleurs ce qui arrive à ses deux acolytes restants, qu’elle voit successivement jetés du haut par le psychopathe de plus en plus frustré de ne pas voir se réaliser ses désirs.

Je vous passe sur les stupidités telles qu’un serpent python pourtant pas venimeux, la tente providentielle mais accrochée de façon précaire, le gros sac balancé du haut pour la faire chuter, le poignard récupéré, et ainsi de suite. Je ne vous dis rien du meilleur sur la fin.

Le film repousse les limites au risque du grotesque, mais c’est le genre, destiné aux bas du front qui composent désormais la population majoritaire aux États-Unis semble-t-il. On frissonne, on a le vertige, on applaudit aux exploits probablement impossibles à réaliser sur une paroi verticale, on se réjouit viscéralement du talion – mais cela ne nous grandit pas et nous laisse plutôt avec un goût amer. Il n’y a plus désormais ni homme, ni femme, seulement des mâles et des femelles. Les unes bonnes à violer, les autres à trucider pour se venger. C’est la guerre de toutes contre tous.

DVD La corniche – The Ledge, Howard J. Ford, 2021, avec Brittany Ashworth, Ben Lamb, Nathan Welsh, Louis Boyer, Anaïs Parello, AB Vidéo 2022, 1h22, €9,99 Blu-ray €14,97

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La pyramide de Chichen Itza

Mais la peur des sacrifiés n’est rien en regard de celle qui en saisit beaucoup à la grimpée de la seule pyramide accessible au public, celle appelée « castillo » – le château – depuis les Espagnols de 1533. Surtout à la descente. Une corde lâche permet de « rassurer » les adeptes effrénés du « principe de précaution » assez écervelé(e)s pour ne pas avoir mesuré le risque avant même de monter. Si l’on a le vertige, il faut descendre en tournant le dos au vide et ne regarder que la marche la plus proche au-dessous. La pente n’est qu’à 45° et ne comporte donc aucun risque de déséquilibre physique, seulement une illusion psychologique.

La pyramide est carrée avec 55,5 m de côté et ne mesure que 24 m de haut (un immeuble de huit étages quand même !). Le temple de la plate-forme est accessible par quatre escaliers rayonnants qui traversent ses neuf niveaux. Les photos du site, depuis le haut, sont de toute beauté et la vue sur le temple des Guerriers, précédé de son portique « aux mille colonnes » est imprenable. Il apparaît qu’au moment des équinoxes de mars et septembre les rayons obliques du soleil à son coucher forment le corps ondoyant d’un serpent dont la tête est sculptée au bas de la rampe. La lumière, interceptée par les angles des neufs étages de la pyramide, projettent une ombre sur la rampe nord et donnent l’illusion d’un reptile en mouvement du ciel vers la terre. Le phénomène dure environ trois heures. Nous n’avons pu le vérifier, n’étant présents ni aux bonnes dates, ni aux bonnes heures.

Un « trésor » s’ouvre à l’intérieur de la pyramide, un temple-pyramide construit en premier à deux salles. Un chac-mol aux ongles, dents et yeux en os poli se dresse dans l’antichambre tandis qu’un trône de pierre ayant la forme d’un jaguar dont les crocs sont en coquillage meuble la chambre. Le chac-mol serait un messager des dieux ou une divinité propitiatoire. Il se présente sous la forme d’un homme durcissant ses abdos, à demi assis jambes repliées et buste redressé, tenant des deux mains un plateau à offrandes. Celles-ci pouvaient être des cœurs humains encore palpitants, disent les archéologues. On n’en a retrouvé que des figurations.

Le temple des Guerriers n’est pas accessible au public. Les 60 piliers qui le précèdent devaient supporter un toit plat. Sur chaque face des piliers carrés est sculpté un personnage masculin. Ces 220 prêtres, guerriers armés et captifs, et la déesse lunaire Ix-Chel, forment une procession qui se dirige vers le temple. A l’entrée au sommet des marches, sur la plate-forme, trône un grand chac-mol dont la coupelle recueillait sans doute le sang humain.

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GR 20 corse Mercredi 19 août

Eric a tendu une toile de tente qu’il a apportée contre la pluie au-dessus des duvets. Il pensait avoir moins froid mais, en contrepartie, la condensation s’y est mise et des gouttes qui tombent sur nos visages nous réveillent au matin.

Par le col Perdu à 2183 m, nous atteignons le cirque de la Solitude. Ces qualificatifs forment la réputation du tronçon le plus difficile du GR 20 corse. Nous sommes impressionnés d’avance par le topo-guide et par ce que racontent ceux que l’on rencontre venant dans l’autre sens. En réalité, c’est de la frime. Annick avait appris par cœur les quelques lignes effrayantes du topo-guide pour apprivoiser le moment, mais ce n’était pas la peine.

Pour la descente, les cordes ne servent presque à rien. Elles sont d’ailleurs tendues sur les pentes les plus raides alors que, quelques mètres à droite ou à gauche, le granit offre des marches qu’il est facile d’emprunter. Pour moi qui ait encore trop facilement le vertige (cela me passera progressivement avec l’âge), tout va bien ; la pente est douce (mais interminable), les marches rassurantes et la roche assez rugueuse pour bien accrocher les semelles.

Je suis sensible à la beauté des pierriers mauves et verts. Le paysage est entièrement minéral, fait de roches litées qui s’effritent sous l’érosion. Toutes les formes sont anguleuses, sévères, comme hostiles. Il n’y a pas de vie dans le cirque de la Solitude. Le discours exagéré vise à éviter que des touristes en tongs ne cherchent à venir en slip pour « la balade » car le coin est si isolé qu’aucun secours n’est proche. Les téléphones portables n’existaient évidemment pas et c’était à chacun de savoir ce dont il était capable. Il va de soi aussi que les mois plus froids et humides que sont mai ou juin ou octobre et novembre devaient verglacer le parcours, le rendant vraiment dangereux. Un topo-guide est fait pour tous les temps et tous les publics, qu’il en rajoute dans les avertissements est une saine pratique.

La descente est très longue et un peu dans la brume sur les dalles et blocs rocheux après la Bocca Minuta, de 2218 m à 1683 m. Nous y avons déjeuné de pâtes, de saucisson et de thé libyen, assis au soleil sur une dalle. Pour faire un thé libyen, ce que j’ai appris d’un fouilleur français au Maroc l’an dernier, il faut une théière en métal. Faire bouillir 10 g de thé noir par personne, verser le thé puis remplir la théière de 3 morceaux de sucre par personne que l’on fait caraméliser sur le feu avant de reverser le thé et de faire à nouveau bouillir. Reverser le thé en le faisant mousser (en élevant haut le bec de la théière), puis faire bouillir une troisième fois. Le thé est enfin prêt, doré et liquoreux, de grand goût et fort en théine ! De quoi vous donner du cœur au ventre tout l’après-midi.

Les trois Bretonnes sont arrivées au même endroit un peu avant nous. Nous n’avons pas revu Franck ni son papa ; ils ont dû repartir pour retrouver « les femmes », vers le bas et la mer. La descente qui suit est en pierriers et en dalles, longtemps, longtemps, longtemps. Enfin, la vallée s’ouvre, des pierriers nous conduisent au Laricio, un torrent qui cascade et serpente sur les cailloux. Beaucoup de monde randonne en ce mois d’août : des Allemands, de jeunes couples, des groupes, en plus des touristes qui ne se promènent que deux ou trois jours en Haute-Corse avant de retrouver la plage. Ceux qui font le GR 20 de part en part ne sont pas alors si nombreux.

Nous campons près des bergeries de Ballone, à 1440 m, après deux jours passés autour des 2000 m. Il fait donc nettement plus chaud ce soir. Nous jugeons que les topo-guides ont en fait moins d’intérêt que ce que l’on croit avant de les suivre, sauf les renseignements généraux qu’ils offrent au début. Toutes les descriptions de sentiers ou passages se voient bien plus clairement sur une carte ou 1/ 25000ème.

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Vertige du néant

Dans C’est une chose étrange à la fin que le monde, Jean d’Ormesson fait état de cette expérience insolite qu’il a vécue un jour d’été en Grèce, au sortir d’une nage en mer : un vertige du néant.

« Je rêvais à tous ceux qui, depuis trois ou quatre millénaires, étaient passés dans ces lieux aux temps d’Homère ou d’Alexandre, de Cléopâtre et de Marc-Antoine, de Justinien, de Dandolo. J’était là à mon tour. Un vertige me prenait. Peut-être à cause de mes deux heures de nage et de l’effort que je venais de fournir, les choses autour de moi basculaient d’un seul coup. Les arbres, les rochers, le soleil sur la mer, la beauté des couleurs et des formes, tout me devenait étranger et opaque. Le monde perdait de son évidence. Il n’était plus qu’une question. Enivrante, pleine de promesses. Gigantesque, pleine de menaces. Je me disais : « Qu’est-ce que je fais là ? » Je fermais les yeux. La foudre me frappait. Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? » p.988 Pléiade.

N’avez-vous jamais fait une telle expérience ? Pour ma part, cela m’est arrivé plusieurs fois, surtout à l’adolescence.

J’avais comme un éblouissement. Les choses sous mes yeux se paraient d’une aura, d’une surbrillance, comme si elles n’étaient qu’un décor. Les sons se taisaient. Un grand souffle passait d’un trait, venu de nulle part. Où suis-je ? Qui suis-je ? Que fais-je ? Et je prononçais ces mots glaçants : « Seul… je suis seul… » J’étais tout seul à la barre, la mer autour de moi étendait sa fourrure scintillante, presque immobile, indifférente. Je frissonnais, la peau nue de mon torse se hérissait en défense d’une menace inconnue. Je me sentais infime atome d’un univers trop vaste, infini, atroce.

Bien vite, je me reprenais, clignais une ou deux fois des yeux, retrouvais le soleil dans le ciel bleu, réentendais les sons alentour. Non, je n’étais pas seul mais parmi les hommes, au milieu de « la nature qui t’invite et qui t’aime » selon Lamartine. Cela n’avait duré qu’un bref instant mais était l’expérience d’un abîme. Je n’étais qu’un point entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, un hasard éphémère. Une personne sans signification, là sans aucun sens. Je me faisais peur, comme si un vide allait m’absorber, tel celui qui attire les sujets au vertige. La réalité ne serait-elle qu’illusion ?

Peut-être est-ce cela devenir adulte ou sage : ne plus se laisser aller au vertige. Reconnaître que les choses sont ce qu’elles sont, que nous sommes là par hasard mais bien là, que le néant n’était qu’avant nous et le sera après mais qu’entre-temps il nous faut bien vivre et vivre bien. Car ce dont on ne sait rien, il faut le taire.

Jean d’Ormesson, Œuvres tome 2 (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

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Vladimir Nabokov, L’exploit

Réfugié en Crimée avec sa mère, Martin, 16 ans, s’échappe sur un bateau canadien jusqu’à Athènes, où une jeune poétesse assez banale l’initie au sexe. Mère et fils rejoignent un oncle sentimental en Suisse, qui finance les vagues études de lettres russes qu’effectue Martin à Cambridge avant d’épouser sa mère. Ils apprennent la mort du père en Russie. Martin fréquente à Londres des russes émigrés, les Zilanov, et tombe amoureux de Sonia qui ne songe qu’à muser et s’amuser, sans être capable d’aucun sentiment profond. Comme si la rupture avec la patrie charnelle russe châtrait les jeunes émigrés et les rendaient inaptes à bâtir un nouveau destin.

« Martin est le plus gentil, le plus droit et le plus émouvant de tous mes jeunes gens ; et la petite Sonia (…) devrait avoir toutes les chances de devoir être acclamée par les experts en matière de charmes et de sortilèges amoureux comme la plus singulièrement séduisante de toutes mes jeunes filles, bien que ce soit de toute évidence une flirteuse lunatique et cruelle » (Avant-propos de Vladimir Nabokov écrit en 1970).

Contre le matérialisme existe aussi un idéalisme, même mal placé et solitaire. L’épanouissement personnel se teinte de nostalgie, les souvenirs d’enfance d’une conscience de la mort. La « gloire » qui donne son titre au roman récompense le courage personnel mais inutile, celui « du martyr radieux », dit l’auteur. Il est vrai que l’on se prend de sympathie pour ce Martin vigoureux mais naïf, à qui il manque un père pour le guider et un but dans la vie. Il n’est bon en rien, bon à rien. Tout ce qu’il entreprend au titre des sentiments échoue, de son amour non partagé pour cette putain de Sonia à son amitié tenue à distance du condisciple de Cambridge Darwin, et jusqu’à cet amour inconditionnel béat de maman qui ne l’aide pas. Derrière la vitalité luxuriante, il n’y a rien. Il se lance à lui-même des défis auxquels il se contente de répondre, en Narcisse perpétuellement insatisfait de son miroir. Martin rêve depuis son enfance d’aventures et de hauts faits ; devant chaque réalité, il renâcle, comme de s’engager contre les bolcheviques dans l’armée de Wrangel en Crimée, à 16 ans. Il a en lui du Fabrice del Dongo, sans la fantaisie de vivre ses fantasmes, prenant tout trop au sérieux peut-être.

Après des années de tourments, Martin tente le tout pour le tout : pour se faire reconnaître de Sonia, dont il est éperdument amoureux, il veut réaliser l’exploit de passer en Russie clandestinement pour 24h et d’en revenir incognito. Depuis son enfance, il a toujours eu peur de ne pas paraître viril et, depuis la disparition de son père, nul ne peut le conforter en virilité que lui-même. L’acte de bravoure est en quelque sorte un suicide, ou l’inverse.

En partie autobiographique, ce roman se distingue cependant par une nette distance de l’auteur avec son personnage qui n’est pas lui après l’enfance et qui n’a pas la même parentèle. Le fantasme du retour à la mère patrie tenaillait cependant Vladimir comme Martin, puisque l’URSS l’a condamné pour un poème qu’il a écrit dans la revue russe libérale de son père à Berlin, Le billet. Plus fragile que son auteur, Martin n’est jamais ce qu’il paraît ; il porte en permanence un masque différent. On le prend pour un Américain en Grèce, pour un Anglais en Italie, pour un Suisse en France, pour un voyageur de commerce dans un train, pour un petit garçon dans les yeux de Sonia. Seule la mort peut réconcilier l’image et l’être. Viendra-t-elle ?

Plus que l’histoire, un peu vide, plus que le portrait de l’auteur en jeune déraciné inquiet, plus que les sentiments volages des années 20, le style Nabokov captive. Il vous plonge dans le mystère par de simples lumières aperçues dans la nuit par la fenêtre d’un train qui parcourt le sud de la France ; il vous dépayse par la description des rues étroites et sombres de Cambridge où des étudiants courent d’un bâtiment à l’autre ; il vous enchante de la forêt russe dans un souvenir d’enfant, attirante et inquiétante ; il vous précipite dans le vertige qui saisit le jeune homme lorsqu’il glisse d’une pente et se reçoit in extremis sur une corniche étroite, sous lequel le vide l’attire. Cédera-t-il ? Aura-t-il le courage de l’affronter en face ? Si la corniche est l’exil et son support provisoire et si l’abîme est la nostalgie de la Russie, alors tout est possible.

Vladimir Nabokov, L’exploit, 1932 revu 1971, Folio 2009, 304 pages, €7.80

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Gérard Guerrier, L’opéra alpin

En juillet 2013, l’auteur et son épouse Eva partent de Neuschwanstein au sud de la Bavière pour rallier à pied Bergame dans le nord de l’Italie, via les Alpes autrichiennes et suisses, où ils parviendront en août. Ils prennent le plus souvent les itinéraires hors-pistes, se fiant à la carte, à l’altimètre et à la boussole. Ce trek au long cours est de moyenne montagne, même si les éléments font parfois friser l’alpinisme.

Un exploit ? Non, une obstination. Il ne s’agit pas d’héroïsme ni de sport, mais de volonté. « 400 kilomètres et 32 000 mètres de dénivelée positive à parcourir en 23 jours. Cela fait une honnête moyenne de 18 kilomètres et 1400 mètres de montée par jour, soit 8 heures de marche en terrain facile et jusqu’à 11 heures en terrain montagneux. Rien d’héroïque, vraiment ! » p.140.

L’auteur, féru de montagne et d’itinéraire sauvages, cite volontiers Nietzsche qu’il aima à l’adolescence pour « la qualité de son écriture, son impertinence, son originalité ». Il ajoute, malicieux, « et puis louer le sulfureux philosophe, c’était envoyer promener ces bouffons de trotskistes, fumeurs de shit à la barbe naissante » p.150. Il ne cite pourtant pas l’aphorisme célèbre de Nietzsche, si bien adapté à son périple à pied : « là où il y a une volonté, il y a un chemin ». La solitude et le courage, ces vertus du philosophe au marteau, sont les vertus que l’auteur cultive volontiers.

Sauf que l’on n’est jamais seul en montagne. Outre sa compagne, parfois plus lente et précautionneuse, mais qui marche comme un montagnard, le paysage riant, grandiose ou menaçant suivant le temps, les vaches paisibles, les plantes et les arbres selon l’altitude et le versant, les chèvres coquines, les bouquetins fantasques ou les marmottes vigilantes, les bergers ou les paysans, les randonneurs ou les promeneurs en famille – composent un milieu où la solitude n’est que toute relative. Car l’être humain n’est pas en-dehors de la nature, il en est une partie.

Ne croyez pas non plus que le présent seul compte, un pas devant l’autre et le regard capturé par le bord du chemin. La grande histoire du choc des peuples dans ce carrefour des Alpes entre Allemagne, Autriche, Suisse et Italie se rappelle souvent au souvenir, jusqu’au dernier carré de miliciens de Darnan, capturé dans les Alpes italiennes.

L’histoire personnelle vous suit, avec les enfants au loin. Même devenus adultes et construisant leur expérience personnelle de la vie, ils vous sont liés. Ainsi Misha, le fils cadet de 25 ans, devenu guide de montagne sur les traces de son père, qui baroude avec un groupe de trekkeurs avertis dans les étendues sauvages de Yakoutie. Il ne donne pas de nouvelles, le téléphone satellite russe ayant quelques éclipses. La météo là-bas est mauvaise, les inondations coupent l’itinéraire, l’autonomie en vivres est réduite. Qu’advient-il de Misha ? Un cauchemar d’une nuit le montre désespéré, agitant la main dans les eaux noires avec un appel d’enfant à son papa ; est-il prémonitoire ?

Son aventure au loin court au fil des pages de l’aventure ici, comme si l’amour obéissait aux lois quantiques qui font que deux particules intriquées n’ont pas d’état indépendant, quelle que soit la distance qui les sépare. L’émotion du père pour son fils pilote le périple, rendant l’itinéraire de la Bavière à Bergame anodin, une promenade de vieux dans un paysage civilisé où le premier secours est à portée de téléphone. Ce qui offre une profondeur humaine à la randonnée, élevant la réflexion au-delà des belles images du chemin.

S’il donne envie de partir, ce livre peut se lire aussi dans un fauteuil, l’imagination suppléant au réel. Verlaine et Hölderlin poétisent les étapes, Willy et Misha, les deux fils, donnent un avenir à l’aventure. Car le futur est passé, ce qui se passe maintenant la résultante de ce qui n’est plus. Gérard Guerrier se souvient de ce conte qu’il improvisait pour ses garçons petits, alors que sa femme jouait au violoncelle sur un disque de Dvorak. Les enfants se perdaient dans la forêt et le père mobilisait tous les animaux, avec chacun leur sens, pour les retrouver « il les aime tant ! » p.181. C’était un moment émouvant et familial, qui s’achevait par tout le monde blotti l’un contre l’autre sur le canapé, faisant nid contre l’hostilité du monde.

Si le bonheur est à portée de pieds, puisqu’il suffit de cheminer dans la nature qui vous invite et vous aime, le tragique est que ce monde-ci n’est pas le paradis ; il est mêlé de bon et de mauvais, de réel et d’imaginaire. Si l’amour du couple est contenté, l’amour filial est tourmenté. Le vertige ne vous saisit pas seulement sur les crêtes, mais aussi au fond de vous. L’un comme l’autre sont illusions – mais ils font croire qu’ils sont vrais.

Gérard Guerrier, L’opéra alpin – A pied de la Bavière à Bergame, 2015, éditions Transboréal, 251 pages, €9.90

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Sigiriya, le rocher du Lion

Le rocher du Lion est célèbre, classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO, s’élevant dans un grand parc aux anciens bâtiments arasés.

sigiriya rocher du lion vu de la plaine sri lanka

D’étranges panneaux en anglais me laissent dubitatif : « Be still and silent in case of Wasp attack » : je ne savais pas que les WASP (White Anglo-Saxons Protestants) étaient si dangereux… Mais wasp veut dire aussi guêpe en anglais. Un autre panneau met en garde contre les « Hornet attack » : je ne savais pas que des F18 américains rôdaient dans le coin… Mais hornet signifie aussi frelon en anglais.

sigiriya hornet attacksri lanka

L’histoire du site vaut d’être contée. Nous sommes à la fin du 5ème siècle et Kassyapa, le fils cadet du roi d’Anurâdhapura Dhatusena se bagarre avec son frère aîné Mogallana pour le trône. Il complote et emmure vivant le roi en titre son père, se proclame régent et expulse son frère Mogallana en Inde. Mogallana l’avertit qu’il reviendra pour se venger et Kassyapa, un brin paranoïaque, quitte la capitale royale d’Anurâdhapura pour s’installer à Sigirîya pour son rocher imprenable de 370 mètres aux parois abruptes et au réservoir d’eau du ciel qu’avait jadis creusé son père. Kassyapa fait une percée souterraine depuis le réservoir situé au nord-est jusqu’au rocher, une pente très faible suffit pour que l’eau jaillisse ; les jardins entourant le site sont parsemés de bassins et de petites fontaines. On peut voir des stèles plates carrés, percées de trous ronds, sur les pelouses du jardin : ce sont les jets d’eaux de Kassyapa ; on dit qu’ils peuvent encore fonctionner. Plus fort, l’eau parvient au sommet du rocher sans intervention humaine, juste par une suite de citernes, et elle alimente la piscine du roi, et les différents réservoirs. Dix-huit ans après, le frère revient de l’Inde à la tête d’une armée ; le rocher est imprenable… à condition d’avoir pensé aux vivres. Ce que Kassyapa a oublié. Il capitule au bout d’une semaine et est exécuté.

sigiriya jardins de kassyapa sri lanka

Nous grimpons de multiples marches inégales, de quoi nous essouffler. Puis un escalier de métal en colimaçon s’élance à la verticale, nous devons y grimper, puis redescendre de l’autre côté après avoir vu les grottes à peinture.

sigiriya passerelle aerienne sri lanka

Beaucoup de seins nus d’une voluptueuse langueur qui ressemblent aux calendriers de vahinés ; ce sont les mille courtisanes légendaires du roi Kassyapa, confiné par la peur sur son rocher.

sigiriya seins nus sri lanka

Tant pis pour ceux qui ont le vertige – dont on se demande d’ailleurs s’il est dû à la montée aérienne où aux beautés nues qui vous envoient au septième ciel.

sigiriya demoiselles seins nus sri lanka

Nous aboutissons dans un couloir le long de la falaise, protégé du vide par un mur de briques à la paroi intérieure lissée à l’œuf et à la chaux, recouvert d’huile aux temps de splendeur, le Mirror Wall : les fresques peintes des 21 Demoiselles de Sigiriya s’y reflétaient pour en faire une galerie des glaces version bouddhique. Aujourd’hui, l’huile n’est plus versée et le mur est graffité, parfois depuis le 17ème siècle, de commentaires littéraires ou salaces comme sur un mauvais blog ! (Pas sur celui-ci, j’y veille). C’est moins somptueux et, malgré l’altitude, nous fait redescendre sur terre. Un escalier de pierres plus tard, au bout de plus de 800 marches dit-on, et longeant un énorme rocher instable « prêt à tomber sur les assaillants », nous voici au pied du fameux rocher du Lion, sur l’esplanade du Lion.

sigiriya escalier 800 marches sri lanka

Un bâtiment grillagé a l’air d’un dépôt de chantier : c’est en fait une protection en cas d’attaque de guêpes ou frelons, ce qui arrive souvent ces temps-ci, semble-t-il. Pas aujourd’hui fort heureusement, malgré l’exploration intéressée d’un petit Américain. Il fait partie d’un groupe de six kids dont un seul, dans les dix ans, montera au sommet.

sigiriya rocher du lion sri lanka

Ceux qui veulent grimpent sur le palais-forteresse : c’est qu’il y en a, des marches, excroissances métalliques ancrées sur le rocher, au-dessus du vide. Jadis, on montait par des cordes ou en escalade. Aujourd’hui, l’escalier serpente pour rendre la verticale de la roche moins ardue ; il ne faut quand même pas avoir peur du gaz, comme disent les alpinistes.

sigiriya bassin sommet rocher du lion sri lanka

En haut, un complexe de ruines, des emplacements arasés de bâtiments de briques, des bassins où l’eau de mousson stagne, et une vue époustouflante sur les alentours.

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Ile de Batz

Article repris par Medium4You.

Enez vaz en breton est à prononcer ‘île de ba’ en français et signifie l’île basse. Elle s’étale sur l’horizon à peu de distance de Roscoff, d’où partent les navettes. Comme 2000 touristes chaque jour de l’été et pour 8€ aller et retour, vous pouvez passer en 15 minutes la journée sur l’île de 3.5 km de long sur 1.5 km de large.

Un sentier côtier en fait le tour complet sur 12 km. Certains chemins sont ouverts aux vélos, d’autres réservés aux pieds.

Nous avons fait tout cela, loué des vélos dès le débarcadère,

visité l’église du bourg, déambulé dans les ruelles,

pique-niqué au calvaire surplombant Pors Leien,

nagé dans une baie ensablée,

arpenté à pied les rochers déchiquetés, grimpé au phare, exploré le jardin colonial Georges Delaselle… C’est qu’il faut les occuper, les petits et les plus grands, sous le soleil.

La partie sud de l’île est la plus intéressante. Outre que la mer y est plus chaude pour les baigneurs (les gamins adorent ça), c’est là que se trouve le débarcadère des navettes, le bourg et son église, puis les différentes cales et pors (petits ports abrités).

A l’ouest la maison du Corsaire, corps de garde construit en 1711 pour surveiller l’abord de Roscoff. Balibar, corsaire révolutionnaire, l’a utilisé pour la défense de l’île. Ce ne sont plus que ruines interdites aujourd’hui pour cause d’écroulements possibles malgré les ronces. Tenez en laisse chiens et enfants ! Surveillez vos ados ! Il n’y a pas de trésor et nous ne sommes pas au Club des Cinq.

Juste au nord, face au large, la mer bouillonne même par beau temps. Des rochers traîtres font de la dentelle des vagues qui viennent. On dit que saint Pol-Aurélien, moine gallois débarqué ici en 553, jeta de son étole le dragon qui hantait les lieux. Le Trou du Serpent est à voir les jours de tempête : le Diable y fait ses griffes, projetant très haut les embruns dans sa rage de ne pouvoir reprendre pied sur l’île protégée du saint…

C’est dans l’église du bourg, dédiée à la Vierge sous le nom de Notre-Dame du Bon Secours, qu’est protégée son étole, monument historique depuis plus d’un siècle. Il s’agit d’une soie orientale du 8ème siècle (deux siècles après l’arrivée du saint, mais nous sommes dans la légende). Un os de saint Pol est aussi conservé en reliquaire. L’église elle-même a été reconstruite en 1874 et ses vitraux datent de 1895.

Seule une statue de Notre-Dame de Penity a quelque ancienneté, en pierre polychrome du 15ème. Lui fait face, de part et d’autre de l’autel, une statue de saint Pol-Aurélien en bois peint du 18ème. La Bretagne est restée pauvre longtemps, vivant de pêche et de céréales ; ce ne sont que dans les villes du commerce que la richesse a pu venir. Les tenants de la « décroissance » devraient y penser au lieu de jouer les Marie-Antoinette mignotant des agneaux ornés de rubans roses.

La côte nord est sauvage, domaine de la lande, des oiseaux de mer qui y nichent et des grèves de sable ; il y a peu de baigneurs et l’eau y est plus froide malgré les 800 m de sable fin de Grève blanche.

Dans les creux du sol sont cultivés les primeurs qui font la réputation aujourd’hui des quelques 507 habitants à demeure – une école, un collège, des commerces. La pomme de terre de l’île de Batz a la chair ferme, les carottes de sable sont de haut goût et les artichauts y poussent dans les embruns. Une quinzaine d’exploitations bios cultivent encore 170 hectares protégés du gel et enrichis d’algues ramassées sur les grèves alentour. Cinq bateaux goémoniers récoltent les laminaires autour de l’île.

Malgré ses 198 marches et sa côte pour y accéder, d’où que vous y veniez, je vous conseille de monter au phare pour 2.20€. Construit en 1836 de granit de l’île, il surplombe Enez vaz de 44 mètres, permettant une vue aérienne unique sur le bourg, le large et les cultures.

Les kids y grimpent comme des chèvres mais se trouvent fort dépourvus, tout en haut, par le vide très aéré qui leur explose le bas-ventre malgré les rambardes de sécurité. Certes, il fait plus frais qu’en bas, mais c’est un vertige salutaire qui les ramène près de vous, passablement frileux.

L’extrémité sud-est de l’île recèle un trésor : le jardin colonial Georges Delaselle. Je vous en parlerai dans une autre note. Même les enfants l’aiment, c’est dire !

En savoir plus :

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Le Clézio, Terra Amata

Article repris par le blog Chaoui40

La littérature, la vie, c’est le même combat quotidien, dérisoire, contre le hasard absurde du temps. Dans ce roman lourd à lire, de cette prose années 60 qui se délecte des « choses » et déchiquette les « actes », le message est pesant. Sur la terre au hasard, je suis né, j’ai grandi, joué à tous les jeux, aimé, parlé tous les langages, dans une région qui ressemblait à l’enfer, j’ai peuplé la terre pour vaincre le silence, j’ai vécu l’immensité de la conscience, puis j’ai fui, j’ai vieilli, je suis mort, et enterré. Fin du plan.

Terra Amata est ce site préhistorique de Nice où, sur une plage fossile, ont été découverts des restes très anciens. Des hommes avaient vécu là, s’étaient parlés, aimés, s’étaient reproduits, avaient vécu l’immensité de leur conscience puis avaient fuis, vieillis, morts. Le personnage principal du roman s’appelle Chancelade, autre homme préhistorique de Charente, humain générique, restes pour musée. La tentative littéraire d’embrasser ainsi l’histoire du monde des hommes au travers des sensations, des états de conscience et des mots – est vaine. Peu lisible aujourd’hui, profondément ennuyeuse. Elle date.

Le lecteur trouve cependant quelques traces de ce qu’il aime chez Le Clézio, des expressions, des scènes, des images. Ainsi sur la beauté, reflet du tragique d’exister : « On ne s’échappe pas. On ne s’en va jamais. Sans cesse, venant de partout à la fois, on est accablé par les coups de la beauté, de la grande beauté cruelle et jouissable. (…) La beauté vous y retrouve toujours et vient doucement, sans pitié, vous arracher pour vous replonger dans le tourbillon vivant » p.19. Le « on » anonyme, de rigueur dans l’écriture des années 60, donne le sentiment d’être agi, rouage dans l’engrenage du destin, microbe absurde jeté là par le hasard. On vit, et seule la beauté peut accrocher à la vie. Qu’est-ce que cette beauté, sinon ce lien entre soi et le monde ? Il suffit de quelques mots pour s’y plonger : « Le petit garçon qui s’appelait Chancelade était assis au soleil, devant la vieille maison. Il était vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise rouge, il avait les pieds nus » p.21. Soleil, maison, pieds nus, petit garçon, ne nous voilà-t-il pas en sympathie toute leclézienne ?

Sauf que le gamin Adrien (le prénom surgit p.63), 4 ans, a la cruauté innocente de cet âge. Il fait un grand massacre de doryphores, tel un dieu tout puissant. Surgit alors l’évidence : « Le destin, l’ignoble destin qui prépare les choses, avait choisi la marche vers ce crime, pour rien, simplement pour que cet acte soit accompli » p.30. Plus tard, à 12 ans, étendu nu sur les galets, il se sentira soi : « Les yeux fermés, sourd aux bruits qui venaient de la plage et de la mer, le petit garçon vivait entièrement dans sa peau révélée par le soleil » p.43. On ne se sent exister que par les sensations. Surtout quand on découvre l’autre. Adrien rencontre une petite fille et ils s’étreignent, se chatouillent, encore innocents, sans désirs autres que vagues, tout à leurs sensations.

Adulte, il subira le vertige de la conscience sans commencement ni fin, celle qui effrayait tant Pascal qu’il lui donnait le nom de Dieu. Le Clézio l’apostrophe sous le nom de « Jacques Loubet » pour la rendre plus présente. « Aussi loin qu’il regarde, il n’y a que son regard qui se répercute dans le vide et revient sur lui-même. Corps et esprit, tout est tendu à la limite du possible, pris par le vertige de la conscience. Paralysé, vidé, anéanti. Et pourtant, dans tout ce royaume désert dont il est le centre, le regard vit et se nourrit de lui-même. Il n’y a rien à faire pour oublier ou pour se libérer » p.81. Le silence des sphères est infini, nul ne percera jamais le rempart de l’inconnu. « Tout ce qui était, était là. Il fallait jouer, bouger, penser sans cesse, avec toutes ses forces délirantes et contradictoires. Il fallait continuer l’aventure commencée un jour, sans le vouloir, dans la douleur du déchirement. Donner son nom à chaque chose, signer chaque événement, chaque passage, avec toute la haine et tout l’amour dont on était capable » p.87.

Reste le jouir. Et l’enfant vient comme conséquence, qui vous ressemble et vous pousse vers la mort, avide à son tour d’agripper la vie par la beauté. Machine de l’existence, tout comme cette foule qui pense pour vous et vous avale dans son bruit et sa fureur. « Oui, quelque part, il y avait cette espèce de conscience totale, qui travaillait ainsi pour personne, et qui ne reflétait plus les choses, mais était les choses elles-mêmes ; le monde en train de vivre, sans heurts, sans morts, continuellement, année après année, siècle après siècle, jamais né, jamais finissant » p.154. Et c’est ainsi qu’on fait l’amour (p.178). Chaque personnalité participe au grand tout comme rouage. « Chacun avait sa place, et jouait au jeu sérieux de la vie et de la mort, pour essayer de comprendre l’immense mensonge qui déferlait » p.185 Le livre continue l’auteur après sa mort, « la pensée, l’acte, demeurent » p.270. Même si vous ne comprenez pas le sens de tout ça, vivre, aimer, écrire. « Je ne suis qu’un acteur qui ne sait pas ce qu’il joue » p.271.

Vieux, Chancelade ‘comprend’ le sens de l’existence ; il le livre à une jeune femme de hasard, à l’arrêt de bus : « Je vais vous dire, pendant qu’il est encore temps… Vivez chaque seconde, ne perdez rien de tout ça. Jamais vous n’aurez rien d’autre, jamais vous – Il hésita un peu : Jamais vous ne recommencerez ça… Faites tout… Ne perdez pas une minute, pas une seconde, dépêchez-vous, réveillez-vous… » p.239 Carpe diem !

Jean Marie Gustave Le Clézio, Terra Amata, 1967, Gallimard collection L’Imaginaire 2006, 273 pages, €9.02

Les livres de Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Alexander Kent, A rude école

Paru en 1975 et 1978 en deux volumes en Angleterre, Phébus Libretto rend disponible en français un seul volume pour les deux premiers tomes de la saga de marine. A rude école est le premier d’une série enthousiaste et réaliste de 21 tomes sur la marine anglaise à l’époque de sa gloire.

Ce sont ici deux aventures qui content les débuts maritimes et mouvementés de Richard Bolitho, alors aspirant de 16 ans dans la marine de Sa Majesté. Richard B. a déjà les nerfs solides et ce goût des relations humaines et du commandement qui en fera un bon chef de bord. Son père, l’auteur Douglas Reeman, est entré dans la carrière au même âge. Lui en 1940, pas en 1773, mais c’est dire combien l’auteur connaît la mer, les marins et l’existence aventureuse du bateau de guerre.

Vous lirez une histoire de pirates, de traite négrière, de contrebandiers et de naufrageurs. Embarqué sur un vaisseau de 74 canons appelé la Gorgone, le jeune homme aime l’action et la camaraderie : il est servi ! Destination inconnue pour son deuxième embarquement avec son ami Dancer, à l’âge où un jeune officier rêve de responsabilités. Ce n’est pas sa première expérience de la mer, il l’a commencée dès douze ans. Après le gros 74, l’adolescent traque la contrebande d’alcool français sur un petit patrouilleur au large des côtes de Cornouaille. Sur ce Vengeur, le jeune Richard découvre que son frère aîné Hugh, est capitaine du bâtiment. Ce n’est pas de tout repos.

L’éditeur français nous en promet de belles : « Promiscuité des entreponts, brutalité des maîtres d’équipage, peur au ventre à l’heure des manœuvres dans la voilure quand le gros temps malmène le navire – sans parler de quelques coups fourrés non prévus au programme… » Tout arrivera, comme il se doit. Richard domptera son vertige, se défendra comme il le peut, apprendra sans cesse à dompter la mer comme les hommes.

Si les personnages manquent encore de profondeur, les volumes suivants déploieront toute la palette de la psychologie. Manquer Bolitho adolescent serait une erreur. Une première fois contre les négriers sur la côté africaine, une seconde fois contre les contrebandiers du sud de l’Angleterre, il obéit à la rude discipline de la marine anglaise et fait preuve de cette qualité suprême outre-Manche qu’est le courage. Il sert son pays sans oublier ses intérêts de commandement. A l’heure de l’oxymore démago du « patriotisme économique », c’est une morale revigorante. L’ennemi est interne à la nation : il est cet aristo anglais qui préfère son enrichissement personnel au bien de son pays.

Suivre l’adolescent depuis sa première responsabilité jusqu’à son âge mûr où il est fait amiral est un rare bonheur de lecture. Nous avons ainsi l’impression d’un jeune neveu qui lentement se révèle. Qu’y a-t-il de plus fort que surveiller son éclosion pour s’attacher à un être ?

Alexander Kent, A rude école (Midshipman + The Avenger), 1975 et 1978, Phébus Libretto, 2005, 256 pages, €8.45 

Les romans maritimes d’Alexander Kent déjà chroniqués sur ce blog.

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