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Dead Man de Jim Jarmusch

Un jeune homme qui n’a plus de famille, William Blake (Johnny Depp), part de Cleveland au sud du lac Érié pour aller au bout du chemin de fer de l’Ouest, symbole du rêve américain. Il se rend à la station terminus de Machine, ou une aciérie lui a envoyé une lettre d’embauche comme comptable. Les paysages se font de plus en plus arides, rocheux, morts, et des carcasses d’animaux et des crânes humains parsèment les environs de la voie. Des trappeurs fous tirent même du train sur des bisons qui passent, signe que le convoi quitte toute civilisation. Le train de l’Ouest remonte le temps, de la civilisation industrielle et cultivée à la sauvagerie des coureurs des bois où l’homme est un loup pour l’homme.

Le temps de régler ses affaires et de faire le voyage en train, deux mois ont passé. Ce pourquoi, lorsqu’il se présente, tout le monde s’esclaffe. Il insiste pour voir le patron, Mister Dickinson (Robert Mitchum), mais celui-ci le renvoie, impérieux et hautain. Dès lors, Blake est perdu dans cet Ouest sans règles, où un cow-boy se fait sucer dans la rue, pistolet à la main contre qui y verrait offense. Rejeté par la société normale, le jeune homme fait la connaissance d’une fille facile poussée dans la boue hors du saloon par un nomme éméché. Il la reconduit chez elle et elle couche avec lui. C’est à ce moment que surgit son ancien amant, qui regrette de s’être disputé avec elle et de l’avoir quittée. Elle lui dit qu’au fond elle ne l’a jamais aimé, ce pourquoi il sort un pistolet et tire, blessant William Blake mais surtout tuant la donzelle. Effrayé, réagissant par réflexe devant la mort en face, le jeune homme saisit le pistolet sous l’oreiller et riposte, ratant deux fois sa cible faute d’avoir ses lunettes sur le nez, avant de percer par chance son adversaire en plein cœur. Lui qui n’avait jamais touché une arme, il a tué pour la première fois.

Il s’enfuit très vite par la fenêtre à demi-habillé, vole le cheval pinto du fiancé, et s’enfonce dans le veld. Évanoui, il est réveillé par un Indien solitaire qui tente d’extraire la balle fichée dans son épaule gauche. Il lui apprend qu’il est métis de deux tribus différentes, donc d’aucune, ce pourquoi il s’appelle Personne (Nobody) ou ‘parle fort pour ne rien dire’ (Gary Farmer). Il a été enlevé enfant par des hommes blancs qui lui ont fait traverser l’Atlantique pour l’exhiber en Angleterre et en Europe, où il a eu l’astuce d’imiter les Blancs et de s’instruire. Adulte, il a retraversé la mer pour revenir chez lui. Les deux solitaires lient une certaine amitié, l’Indien initiant le Blanc à la vie sauvage et aux relations brutales de l’Ouest. Il le prend pour le peintre poète anglais pré-romantique qu’il a lu en Europe (1757-1827), citant même un poème : « Certains naissent pour le délice exquis, certains pour la nuit infinie » (Auguries of Innocence).

Pendant ce temps, le vieux Dickinson a mandaté trois tueurs chasseurs de primes pour se venger de celui qui a tué son fils et sa fiancée. Cole Wilson (Lance Henriksen), Conway Twill (Michael Wincott) et Johnny « The Kid » Pickett (Eugene Byrd) ont chacun une réputation redoutable, Cole ayant « baisé et tué ses parents – oui, les deux – avant de les faire cuire et de les manger » (dixit Conway), Conway ayant prouvé son professionnalisme de tueur à gage, tandis que l’adolescent noir Pickett « compte plus de tués à son actif qu’il n’a encore d’années » (dixit Dickinson). Mais les trois paraissent assez peu sûrs au vieux pour qu’il offre en plus une prime publique par affichage ; il veut (wanted) William Blake « dead or alive », mort ou vif. L’humour montre la prime qui augmente à mesure des morts, passant de 500 à 2000 $.

Tous les tués par balles vont dès lors être attribués à William Blake. Le jeune blanc-bec qui n’avait jamais touché un revolver jusqu’à sa rencontre avec Dickinson, a désormais la réputation d’un tueur sans pitié. Le film montre tout son humour noir, caricaturant l’Ouest mythique avec ses chasseurs de primes, ses affiches de recherche, les balles qui partent le plus souvent par accident, ou les gens qui s’entre-tuent en avant même d’avoir Blake au bout de leur fusil. Ce sont deux Marshall qui observent les traces plutôt que d’observer l’homme qui vient vers eux, les trois tueurs professionnels qui se mettent une balle dans la peau professionnellement par derrière, le dernier mangeant l’avant-dernier, selon sa réputation dans l’Ouest, ou trois homos qui veulent se farcir un « Philistin » comme il est soi-disant autorisé dans l’Ancien Testament, dont Iggy Pop déguisé en gouvernante. Il est vrai que la jeunesse imberbe et les longs cheveux de William Blake lui donnent un air féminin qui excite la sexualité des bravaches de l’Ouest réduits aux putes des saloons, lorsqu’ils sont en fonds, ce qui n’arrive pas souvent. Cole, le plus méchant des tueurs pro engagé par le patron de l’aciérie de Machine, va même jusqu’à singer le coït en détachant les syllabes de son nom : dick-in-son, autrement dit en anglais ‘bite en fils’, ou acte pédocriminel. C’est assez cocasse. L’Ouest révèle son lot de tarés, d’hallucinés, de psychopathes, bien loin de l’image d’Épinal qu’Hollywood en a faite.

L’errance se poursuit, comme un voyage sans retour, un chemin vers la mort. Car William Blake, pris pour le poète anglais par l’Indien faux savant qui l’accompagne, est un mort en sursis, a Dead Man. En prenant une autre balle dans l’épaule gauche, par derrière suivant le fameux courage de l’Ouest, il descend son adversaire à 30 m d’un seul coup de Winchester. Il a pris l’habitude. Son ami indien le hissera dans un canot qui descendre la rivière jusqu’au village de la tribu ou une cérémonie lui sera assurée, un enterrement à la viking. Le corps encore vivant mais pour peu de temps sera placé dans un canoë sur des branches de cèdre, poussé vers le large et la fin de toutes choses. Mais pas sans avoir encore tué deux fois sans toucher un fusil, Cole ayant enfin rattrapé les fuyards et tirant dans sa direction, tandis que l’Indien le descend et que lui riposte dans le même temps, ce qui fait deux morts de plus ajoutés à la réputation dans l’ouest du hors-la-loi William Blake.

Les riffs de guitare électrique de Neil Young font beaucoup pour l’atmosphère du film durant l’errance, cette lente élévation des esprits vers l’infini et l’éternité, l’accomplissement du destin de chacun. Un acteur envoûtant, une histoire étrange et l’ironie du sort, font de ce long film (plus de deux heures) un périple dans l’Ouest mythique en noir et blanc.

DVD Dead Man, Jim Jarmusch, 1995, avec Johnny Depp, Gary Farmer, Lance Henriksen, Michael Wincott, Robert Mitchum, BAC films 2008, 2h14, €11,90

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Je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur, dit Nietzsche

Gaston Bachelard a commis une erreur en classant Nietzsche parmi les philosophes de l’air : Nietzsche est de la terre, même s’il n’est pas ancré aux racines. L’homme de Nietzsche est le danseur, celui qui a les pieds sur le sol mais saute et se meut avec agilité, prêt à l’envol vers le sur-homme. « Prêt à voler et impatient de m’envoler – c’est ainsi que je suis. »

L’ennemi du léger est donc la lourdeur car les chevau-légers sont plus rapides que les lourds fantassins. « Et c’est surtout parce que je suis l’ennemi de l’esprit de lourdeur que je tiens de l’oiseau : ennemi mortel en vérité, ennemi juré, ennemi de toujours. » Zarathoustra/Nietzsche veut être celui qui un jour apprendra aux hommes à voler de leurs propres ailes.

Pour cela, il faut s’aimer soi-même. Non par narcissisme ou vanité, mais par acceptation de l’énergie vitale qui est en soi. Il faut aimer son corps pour l’exercer et le rendre beau, il faut aimer son cœur pour le dompter et le rendre bienveillant sans tomber dans la sensiblerie, il faut aimer son esprit pour l’aiguiser, l’alimenter de nourritures qui l’incitent à chercher et à connaître. « Non pas s’aimer de l’amour des malades et des fiévreux : car chez ceux-là l’amour propre même sent mauvais. Il faut apprendre à s’aimer soi-même, c’est ainsi que j’enseigne, d’un amour sain et bien portant : afin de se supporter soi-même et de ne point vagabonder. »

Or la religion enseigne le péché originel, que l’humain est taré d’origine par la « faute » de l’Ancêtre – pourtant créé par Dieu « à son image ». La religion abhorre l’amour de soi au profit de « l’amour du prochain », comme si « l’amour » – ce mot galvaudé – n’était pas un sentiment spontané venu d’un trop-plein d’énergie vers les autres mais un « commandement », un ordre venu d’ailleurs et d’en-haut. Or on ne peut aimer les gens que si l’on s’aime soi, si l’on s’estime assez pour offrir sa générosité. Qu’est-ce donc qu’un amour de commande ? Un mariage arrangé ? De même la religion enseigne depuis tout petit le « Bien » et le « Mal » – et les religions séculières comme le socialisme ou l’écologisme font de même avec leur moraline – rien se pire que les intellos missionnaires, les ravis et les vertueux !

« Dès le berceau, on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs ; « bien » et « mal » ainsi se nomme ce patrimoine. A cause de ses valeurs on nous pardonne de vivre. » Coupables nous sommes, toujours coupables : d’être nés et prédateurs de la planète et les mâles des femelles, exploiteurs des colonisés, méprisant des races inférieures – aujourd’hui le plus coupable serait le mâle blanc de plus de 50 ans. « Mais ce n’est que l’homme qui est lourd à porter ! Car il traîne sur ses épaules trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s’agenouille et se laisse bien charger. Surtout l’homme vigoureux et patient, celui dont l’esprit est respectueux : il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes – jusqu’à ce que la vie lui paraisse un désert ! »

Il doit s’en affranchir pour se libérer des dogmes et du politiquement correct. « L’homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même ; souvent l’esprit ment au sujet de l’âme. Voilà l’œuvre de l’esprit de lourdeur. Mais celui-là s’est découvert lui-même qui dit : ceci est mon bien et mon mal. Par ses paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent : ‘bien pour tous, mal pour tous’. » Juger par soi-même n’est possible que si l’on s’aime soi, si on se libère de l’image convenue qu’on voudrait nous donner, « une écorce, une belle apparence et un sage aveuglement », résume Nietzsche. Non, toutes choses ne sont pas bonnes et seuls les cochons bouffent de tout. « J’honore les langues et les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire : Moi et Oui et Non. (…) Dire toujours hi-han, c’est ce que n’ont appris que les ânes et ceux de leur espèce ! »

Mais il ne faut pas pour cela se rétracter en sauvage, défiant du monde et réactionnaire en croyant que c’était mieux avant, ni en tyran qui veut tout régenter, ou en dictateur de la cité qui aspire à redresser les gens malgré eux. Nietzsche aime l’homme énergique, pas le macho ni le matamore. « J’appelle malheureux tous ceux qui n’ont qu’une alternative : devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes. » Il ne faut pas non plus laisser faire ni laisser passer, attendre encore et toujours des lendemains qui jamais ne chantent. « J’appelle encore malheureux ceux qui doivent toujours attendre – et ils ne me reviennent pas tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et ces laissés-pour-compte. »

Il faut s’aimer pour être soi, s’élever, se tenir droit. « Ceci est ma doctrine : quiconque veut apprendre à voler doit d’abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser : on ne s’envole pas du premier coup ! » On peut errer un temps, mais la maturité exige d’avoir choisi son chemin. « Et c’est toujours à contrecœur que j’ai demandé mon chemin – cela m’a toujours été contraire ! J’ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes. Essayer et interroger, ce fut là ma démarche. »

Point de gourou donc, Zarathoustra/Nietzsche veut que ses disciples le quittent, une fois son exemple donné. « Voilà quelle est à présent mon chemin – où est le vôtre ? répondais-je à ceux qui me demandaient ‘le chemin’. Car le chemin n’existe pas. » N’existent que des chemins personnels, propres à chacun, que chaque personne doit trouver elle-même. Suivre un modèle, oui, mais le transformer pour créer le sien – c’est cela grandir, devenir adulte sain et harmonieux qui juge des choses et des gens par lui-même.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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Bivouac sur la neige en poudre

Durant toute une semaine, nous avons retrouvé un peu de la vie laponne d’il y a un siècle. Paul en skis nous fait son cinéma pour nous initier ou nous réinitier au ski nordique. Il nous a guidé en randonnée de fond tous les jours, sur les lacs gelés et les chemins forestiers à peine devinés sous l’épaisse couche de neige glacée.

Les bagages nous suivent sur un traîneau traditionnel, tracté non plus par des rennes mais par un skidoo. Levés tard, vers 9 h, attendant que le soleil s’élève un peu, nous pique-niquons sur le chemin près d’un feu de sapin cueilli sur place.

Nous ne restons pas longtemps, une demi-heure peut-être, car le froid intense vous saisit vite lorsque vous ne bougez plus. Dès le milieu d’après-midi, vers 16 h, il était temps d’installer le bivouac pour la nuit. Le froid tombe vite, largement sous zéro, pouvant atteindre – 20° avec l’obscurité.

Sous ces latitudes, en cette saison, le soleil reste bas sur l’horizon et chauffe peu la terre. Il fait couramment –10° à –15° le jour et –25° à –30° au plus froid de la nuit.

A cette température, la neige reste en poudre. Elle est comme du sable fin et il ne faut jamais quitter ses skis au risque de s’y enfoncer jusqu’en haut des cuisses.

Pour installer la tente, il faut – à skis – dégager à la pelle un emplacement de 6 m de diamètre dans la poudreuse qui crisse.

Nous rejetons la couche de surface, plus gelée qu’en dessous à cause du vent, et piétinons la couche suivante pour la tasser suffisamment.

Nous tendons à la verticale trois perches à 6 m l’une de l’autre, qui se rejoignent à leur sommet en tau. La structure en triangle est solide par construction. Il suffit ensuite d’y hisser la toile d’épais coton, forme moderne des peaux de rennes cousues, mais plus légère. Sont intercalées ensuite les perches intermédiaires pour tendre la toile, deux perches en croix dans chaque espace entre les perches de structure.

Le feu est vite allumé à l’intérieur, entouré par précaution d’une cage de grillage pour éviter les trop fortes explosions d’escarbilles, très courantes avec le bois de résineux. De vraies peaux de rennes sont étalées sur le sol afin d’isoler du froid mordant. Voilà tout ce qu’il faut pour créer un espace intime et confortable.

La chaleur ne tarde pas à se répandre sous la toile en coque, seule la fumée s’échappe par le toit. S’il fait –20° dehors, il fait +5° dedans, ce qui nous paraît, par contraste, très chaud. Nous ne sommes pas torse nu comme les Lapons d’hier et gardons nos sous-pulls et pulls polaires (doublés d’une veste NON synthétique pour éviter de flamber à cause d’une escarbille !).

Le foyer de la cuisine est installé à l’extérieur, alimenté de troncs de sapins et bouleaux coupés à la tronçonneuse. Dans ces forêts du nord, qui s’étendent jusqu’au fin fond de la Sibérie, ce n’est pas le bois qui manque. Pavo (Paul) va les couper dans la forêt alentour et les rapporte attachés au skidoo.

Une perche piquée de biais dans la neige suffit à supporter les marmites noircies au-dessus du feu. L’odeur de suie et de résine nous suivra durant tout le séjour.

Le froid intense tue toutes les odeurs et celles qui surgissent, dues à la chaleur, en sont d’autant plus remarquables. Autour de nous, la forêt immobile aux fûts droits s’assombrit. La neige glacée, le ciel bas, gris, aux rares déchirures bleu pastel, forment une chape de solitude.

Une fois la nuit tombée, se déploient parfois dans le ciel les draperies brillantes des aurores boréales. Ce sont les particules du vent solaire parvenues jusque dans la banlieue de la terre. Elles sont déviées par son champ magnétique et elles dansent. Leurs voiles sont mystérieux et changeants, dans un silence absolu. Elles nous suggèrent l’idée des grands espaces entre les étoiles.

C’est l’heure de l’aquavit, cette vodka des pays nordiques. Pavo ne veut pas se laisser tenter, il ne boit pas. S’il avale de l’alcool, une curieuse prédisposition génétique, courante parmi les populations finlandaises, le force à boire jusqu’au coma éthylique.

Nous dormons serrés autour du feu dans la tente, comme les pétales d’une fleur, pelotonnés au fond du duvet, superposant les couches pour garder la chaleur. Certains dorment nus, d’autres en collant polaire. Tous ont un drap, un duvet de haute montagne fabriqués pour les très basses températures, et une housse de duvet en coton pour éviter les escarbilles qui passent inévitablement le grillage. Nous nous endormons dans le reste de la chaleur du feu, lorsque les braises ne risquent plus guère de faire exploser d’étincelles, et laissons le foyer s’éteindre tout doucement dans la nuit. Au matin, le premier réveillé courageux va attiser les braises qui couvent encore et ajouter quelques bûches dans le feu pour que les autres sortent du duvet sans être frigorifiés.

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La force du bouddhisme et la Voie de la liberté

Dans un premier ouvrage écrit avec Jean-Claude Carrière, La force du bouddhisme, le dalaï-lama questionne en honnête homme occidental le bouddhisme ; ce livre est accessible à tous. Dans un second livre intitulé La voie de la liberté, le dalaï-lama édite un manuel de réalisation de la voie bouddhique. Ces deux aspects, l’interrogation œcuménique et le chemin intérieur, sont complémentaires. Le bouddhisme, en effet, est plus un chemin qu’un dogme. Ils nous indiquent comment vivre et, par-là, il est pour nous mieux qu’une religion d’obéissance : une philosophie du bien vivre.

Pour le dalaï-lama, il y a des raisons d’être optimiste aujourd’hui : nous vivons une époque de vertu où l’on voit la guerre froide s’éloigner, l’opinion faire de plus en plus le choix de la non-violence, de la négociation, et percevoir de façon croissante la terre et l’humanité comme un tout, vivant, à protéger pour y vivre durablement. « Nous ne voulons pas convertir, le bouddhisme s’attache surtout aux faits » Force p.26. « La foi tient dans le bouddhisme une place restreinte » Force p.96. Il s’agit plutôt d’une expérience qui ne peut être que personnelle donc, « tout est souvent une question de niveau, ou d’angles d’approche. Toute affirmation générale et définitive nous semble dangereuse, probablement fausse » Force p.21.

La base du bouddhisme est que toutes les créatures désirent le bonheur et veulent éviter la souffrance. Cette pulsion envers la paix intérieure existe chez tous, même si elle est souvent masquée ou contrariée. La nature de l’homme est calme et bonne, puisque le bouddhisme croit qu’il fait partie de la Substance–une, cette conscience cosmique présente dans l’univers entier.

Bouddha a découvert quatre vérités :

  1. Le monde est souffrance. Souffrir « c’est naître, vieillir, tomber malade, être uni à ceux qu’on n’aime pas, être séparé de ce qu’on aime, ne pas réaliser son désir ». Tout passe, rien n’est permanent, et cela engendre la douleur.
  2. La cause de la souffrance vient du désir : la convoitise, la colère, l’ignorance, allument l’illusion qui fait souffrir et désespérer.
  3. Il est possible d’éteindre ce feu du désir en éliminant l’illusion.
  4. Il existe une voie pour se faire : l’apprentissage de la discipline morale, de la concentration, de la sagesse.

L’illusion la plus forte est celle du « soi ». Or le soi n’existe pas car tout est interdépendant, non isolable. Par exemple « je » est le produit de gènes qui viennent de loin, d’une éducation qui ne se résume pas à celle des parents, des innombrables livres que j’ai lus, des paysages que j’ai arpentés et des impressions que j’ai ressenties, des amis, des collègues… « Je » est, certes, quelqu’un de plus que la simple résultante de tout cela, et là réside sa relative liberté, celle qui lui permet justement d’entreprendre la voie, mais le « je » d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui et il sera encore différent demain – peu différent, mais différent car plus vieux d’un jour, plus riche d’un jour.

De même, la vie humaine n’a pas de valeur en soi dans le bouddhisme, à l’inverse du christianisme où l’homme est fils de Dieu à qui est donné le monde pour qu’il en soit le maître. La vie humaine, pour le bouddhisme, n’est pas autre que la vie du monde dans son entier. D’où la tendance au végétarisme quand cela se peut (pas au Tibet), l’amour des bêtes et des plantes, le respect des paysages et de la nature. Cette vision globale est rejointe par l’écologie occidentale d’aujourd’hui dans son respect pour Gaïa, mais en s’appuyant sur une cosmogonie et un rapport avec le monde qui a 2500 ans. L’impermanence, le perpétuel torrent bouillonnant des atomes, base de cette cosmogonie, incite à la souplesse intellectuelle : à tout changement du réel, la réflexion doit s’adapter. « Par exemple, si la science montre que les Ecritures se trompent, il faut changer les Ecritures » Force p.47. Bouddha était un homme, non un prophète ni un fils de Dieu ; il a tiré son enseignement de lui-même et de son expérience, non d’une révélation. « Il ne cessa de dire que cet enseignement devait être, à chaque instant, méticuleusement vérifié par l’expérience, et même par une expérience personnelle » Force p.48. Nous devons rester ouverts et sensibles. Notre intelligence est là pour que nous puissions nous adapter, car tout est relatif et change. Les désirs aveuglent et empêchent la claire intelligence d’opérer. Il faut donc dompter les désirs – non pas les nier car ils existent, non pas y renoncer car c’est impossible ou suicidaire ou inutile (Bouddha a suivi un moment la voie de l’ascétisme) – mais les maîtriser, comme les Stoïciens nous l’ont appris. Dans la voie « juste », la voie médiane de la tempérance et du travail persévérant sur soi-même, qui rappelle fort Montaigne, nous serons clairvoyants, d’une conscience plus haute, jusqu’au degré supérieur : le nirvana.

Cette conscience qui s’élève va rompre l’isolement de notre esprit, l’illusion du soi, pour renouer le contact avec l’univers. Notre intérêt est l’intérêt des autres, et la bonne marche du monde nous importe au plus haut point puisque nous en sommes partie. Pour lutter contre l’angoisse, pour découvrir que le soi n’existe pas, les hommes ont inventé deux illusions : l’une qui protège, Dieu ; l’autre qui éternise notre petit moi, l’âme. Ces concepts sont faux et vides car « nous vivons au milieu d’un courant ininterrompu de relations qui conditionne à chaque instant notre existence. Nous n’avons aucune possibilité de parler de notre moi, de notre être » Force p.73. Sauf par orgueil – une autre illusion. Notre passé n’est que notre mémoire actualisée au présent, une reconstruction mentale sélective. Pour le bouddhisme, notre existence est constituée de cinq agrégats : le corps, la sensation, la perception, la conformation, et la conscience. Aucun n’est le soi. « Mais nous existons d’une manière qui est à la fois relative (à l’activité de notre esprit) et conditionnée (par toutes les autres existences) » Force p.80. Tout se tient, rien n’est séparable. L’individu n’est qu’une équation entre le moi et le monde. C’est pourquoi le bouddhisme est une « science de l’esprit » p.118, qui aboutit à une « logique de la compassion » p.115.

La compassion (du latin cum pati = souffrir avec) est un élargissement à tout être de la sympathie (sum pathos = avec affection). C’est une ouverture à l’autre, à sa détresse, qui aboutit souvent à l’aimer. Mais non l’inverse. Dans le christianisme, l’amour commande les actes ; dans le bouddhisme, c’est la sagesse qui commande l’amour – la raison clairvoyante plutôt que le cœur sentimental. C’est pourquoi je considère le bouddhisme comme supérieur au christianisme, il fait appel aux plus hautes facultés de l’homme, celles qui maîtrisent et lui donne sa liberté. Dans le bouddhisme, la sagesse constate que nous appartenons à la totalité du monde, sans lequel nous ne serions rien. La compassion est cet intérêt que nous portons à tout, des paysages de la terre au plus cher compagnon. Nous nous intéressons à tout, un tout nous constitue, nous sommes une partie du tout. C’est pourquoi la compassion ne vient pas de la sensibilité mais de l’intelligence. « Les textes vénérables disent qu’elle est sans cause, sans chaleur, sans passion, inlassable, immuable » Force p.57.

Pour déchirer le voile de l’illusion qui nous sépare du monde, et tenir lucidement sa place dans le courant universel qui roule sans cesse, il est nécessaire de se détacher, c’est-à-dire de maîtriser ses désirs (physiques, passionnels, intellectuels) pour rester ouvert et disponible à ce qui vient. C’est la voie de Bouddha que chacun peut suivre selon son milieu et son tempérament :

  1. pour le corps, l’exercice et la tempérance donnent la santé ;
  2. pour le cœur ou le ventre, la maîtrise des passions entraîne l’équilibre des désirs ;
  3. pour l’esprit, la modestie et l’exercice de la lucidité déchirent les illusions, font voir entrevoir le vrai et apportent la paix ;
  4. pour la conscience (partie de cette conscience subtile du monde, de cette part spirituelle du grand Tout que nous sommes), la compassion et l’intérêt pour le monde engendrent sagesse et bonté. Ce sentiment d’interdépendance fait « bien » agir car en faveur du plus grand intérêt du monde, augmentant le karma positif et contribuant à l’harmonie universelle.

Cette disciplinée est longue, elle demande effort et patience. L’esprit doit travailler sur lui-même par la méditation. La vraie discipline ne s’impose pas, elle ne peut venir que de l’intérieur. « Il faut cerner l’illusion et l’identifier puis, par la pratique des enseignements, on peut la réduire graduellement avant de l’éliminer complètement » Voie p.11. Au lieu d’éviter les souffrances, il faut les visualiser délibérément (lucidité), les analyser (intelligence), les penser (sagesse). À mesure que décroît l’orgueil du moi, l’influence de l’illusion décroît et, avec elle, augmente la patience – donc le respect d’autrui et du monde.

Dalaï lama et Jean-Claude Carrière, La force du bouddhisme, 1994, Pocket 2003, 250 pages, €6.95

Dalaï lama, La voie de la liberté, 1995, Calmann-Lévy Sagesses, 208 pages, €4.35

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Sorcerer de William Friedkin

Le salaire de la peur revu Hollywood sur une musique de Tangerine Dream est moins macho et flamboyant que le film de Clouzot avec Yves Montand, mais plus actuel. Le roman de Georges Arnaud n’a pas fini de faire des vagues. Car le monde est une jungle, que ce soit dans la ville avec les mafias, les attentats, les casses et les affaires, ou en Amazonie avec la végétation, la boue, l’exploitation et les terroristes. Tout le film de Friedkin, tourné en République dominicaine, baigne dans cette atmosphère glauque un brin paranoïaque où le danger peut surgir à tout moment.

Le début désoriente, le spectateur passe d’un tueur à Vera-Cruz (Francisco Rabal) à un attentat à Jérusalem par des Palestiniens déguisés sous kippa juive dont un seul parvient à fuir la police (Amidou), puis à une casse d’une loterie d’église (Dieu et Mammon font-ils si bon ménage ? Jésus n’avait-il pas chassé les marchands du temple ?) où le chauffeur (Roy Schneider) a un accident lorsque deux des bandits se menacent, enfin la faillite retentissante pour spéculation d’une compagnie financière à Paris que préside un ex-colonel (Bruno Cremer) marié à la fille d’un baron.

Mais la suite prend sens : tout ce beau monde, chassé par les actes maléfiques accomplis, traqué par des vengeurs, se retrouve dans ce trou du cul du monde qu’est cet endroit d’Amérique latine où règne un dictateur féroce, défié par des guérilleros dépenaillés. Nous sommes à la fin des années 70 et le monde est en noir et blanc, en deux blocs antagonistes menés par deux idéologies radicales, le capitalisme et le communisme. Rien entre deux, sinon de se faire massacrer par l’un ou l’autre, pris dans la fusillade ou explosé par une bombe, exploité par la firme ou par le parti.

Dans ce village de jungle, une compagnie (probablement nord-américaine) creuse un puits de pétrole ; les terroristes locaux font sauter les installations, tuant des ouvriers du village. Mais pour remplir le tanker qui sera bientôt prêt à partir et ainsi éviter une perte de rentabilité, il faut impérativement produire assez de pétrole dans les délais. Pour cela, éteindre l’incendie qui jaillit du puits. La seule solution éprouvée est l’effet de souffle : faire sauter suffisamment de dynamite pour éteindre le feu comme on souffle une bougie. Sauf que la dynamite est entreposée à 300 km de l’endroit et qu’elle explose au moindre choc car dégradée en nitroglycérine suintante par l’humidité et la négligence. L’hélicoptère est exclu en raison des remous, reste le camion. Quatre chauffeurs expérimentés sont donc testés puis engagés pour convoyer les explosifs en deux véhicules pour qu’au moins un parvienne là où il faut.

C’est alors un périple angoissant qui commence à travers la jungle. Aucun des chauffeurs ne se connait mais aucun n’a le choix. La police – corrompue – menace de récuser les faux papiers grossiers (un soi-disant natif du pays qui ne parle même pas espagnol !), les vengeurs mafieux du casse de l’église menacent de débarquer à tout moment, le tueur a encore tué un chauffeur pressenti pour prendre sa place. Chacun doit surtout travailler pour payer son passage vers ailleurs. Les camions sont des débris antiques, rafistolés avec les pièces des épaves alentour ; l’un d’eux a une mâchoire de squale avec des écailles sur le capot pour faire brute ! La dynamite dégradée est calée dans les bennes avec du sable pour éviter les chocs, mais la pluie battante et les chemins à peine empierrés mettent à rude épreuve les talents des chauffeurs. Un Indien à demi sauvage joue à courir nu devant le camion qui avance sans à-coup, menaçant un moment de le faire caler – donc exploser ; faudra-t-il l’écraser sans vergogne pour remplir « la mission » pour la multinationale ? Les ponts de bois ou de traverses sur câbles sont des cauchemars, la séquence de 12 mn si prenante a demandé 3 mois de tournage en raison de la lumière, la pluie battante a été reconstituée par des pompes et des ventilateurs. Quant à l’itinéraire, il est vaguement indiqué sur une carte à grande échelle mais la végétation luxuriante a repris ses droits et les routes sont à peine tracées.

Tous ne parviendront pas à bon port… Le camion que conduit Bruno Cremer et Amidou est nommé Sorcerer – l’apprenti-sorcier – qui donne son étrange titre au film. Le réalisateur voulait instiller une dose de magie dans cette histoire de mecs. Mais c’est le chemin qui compte, celui vers la rédemption. Car on n’est pas d’Hollywood sans invoquer la Bible ! William Friedkin a déjà tourné L’Exorciste. Loin de capter ce qui fait l’esprit français, le Yankee a besoin d’une voie pour racheter ses crimes, même si la Grâce touche qui elle veut et se moque des œuvres. Malgré ce travers cul béni qui affaiblit le récit, le film nous tient par son aventure mâle et ses critiques sous-jacentes de l’exploitation éhontée des villageois de bidonvilles par grandes compagnies des Etats-Unis. Le monde a-t-il changé en quarante ans ?

DVD Sorcerer (Le convoi de la peur) avec DVD 2 bonus : Director’s cut avec entretiens, William Friedkin, 1977, avec Roy Schneider, Bruno Cremer, Francisco Rabal, Amidou, édition La Rabbia 2018, anglais et français, 1h56, standard €14.99 blu-ray €19.99

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Au-dessus de Pigra

A deux heures du matin débarque, dans les couloirs de l’hôtel, un troupeau d’éléphants en rut : barrissements, piétinements, coups dans les portes et les murs. C’est une horde d’Allemands venus directement de Bavière en moto. Cette tribu est vulgaire, balourde, bruyante, avide de bière, elle porte des anneaux dans le nez. Nous les avions croisés avant le dîner, déjà au bar à se pré-saouler. Un bambin de cinq ans est avec eux, kinder attendrissant coiffé long sur le cou et rasé sur les tempes, à la mode qui date, un joli démon pas encore façonné en tonneau par les litres de mousse.

A 8h14 précises nous prenons l’hydrofoil. Devant l’embarcadère, une camionnette attend les enfants du primaire de Bellagio pour l’école, tous ces petits vêtus de chaudes chasubles à capuches mais en polo à col ouvert ou tee-shirts bayant. Le temps reste mitigé, nuageux, mais il ne pleut plus. Des fonctionnaires en chemise blanche et costume gris débarquent de l’hydrofoil à son arrivée à Bellagio pour effectuer leur journée, comme nous-mêmes sortirions du métro à Paris.

Le téléphérique nous monte haut, d’Argegno (où nous faisons les courses dans une ruelle pittoresque) à Pigra déjà en altitude, presque mille mètres au-dessus. La piazza Fontana nous offre son eau miraculeuse, surveillée par saint Roch, san Rocco ici. Son compagnon est un chien qui porte un pain dans la gueule, seul être vivant qui ait accepté de nourrir le saint infecté par la peste. Dans la chapelle attenante est une fresque datant de 1662 montrant saint Dominique et saint Etienne, saint Jean-Baptiste et saint Sébastien, ce dernier en éphèbe langoureusement torturé de multiples flèches ensanglantées. Le tout est signé Pozzi.

Au sortir du village, nous prenons un chemin dans les bois. Il pleut à nouveau. La marche se poursuit à flanc de pente, sous les branches dégoulinantes, sur les feuilles pourrissantes et les pierres glissantes. Quelques ruisseaux cascadent en travers du chemin qu’ils ravinent largement et doivent être passés à gué. Les sentiers se croisent et le guide se perd, comme de bien entendu. Sa carte est peu précise et il a oublié le chemin qu’il a pris à l’automne dernier. Demi-tour, tours et détours, nous ne nous retrouvons pas plus. Alors nous y allons au jugé et ce n’est pas plus mal. Deux heures après, nous en avons assez, mais la forêt s’éclaircit. Nous débouchons enfin sur un chemin empierré qui mène quelque part. Il nous conduit à des maisons perdues, fermées en semaine. A plus de huit cents mètres au-dessus du lac, qui émerge soudain d’un coude du chemin, le point de vue est grand. Le soleil daigne faire son apparition entre deux nuages, chauffant les prés humides et chassant les toiles de brumes arachnides au-dessus du lac gris acier en contrebas. Mais ce n’est pas fini, nous montons encore, trois cents mètres plus haut, jusqu’au bistrot tant vanté par le guide depuis près d’une heure. Il est fermé, ce n’est pas encore la saison…

Certains poussent jusqu’à la croix qui marque le sommet ultime vers 1300 m, mais je n’en suis pas. La vue n’est même pas belle, pas aussi belle que celle du pré un peu plus bas (à ce que l’on me dit). Nous nous installons sur la terrasse vide du bistrot, tirons une table de plastique renversée là, et commençons notre pique-nique du jour : jambon, mortadelle, tomate, fromage, pomme – et une part de pizza froide pour ceux qui aiment le pâteux vulgairement épicé.

Pour redescendre, nous suivons cette fois la route jusqu’au village de Pigra où nous attend le téléphérique. Trois enfants du primaire en débarquent, remontant de l’école située à Argegno, 881 mètres plus bas. Ils jaillissent de la cabine enfin arrêtée comme des diables de leur boite, dans un feu d’artifice de jeunesse joyeuse. Ils sont pressés de rentrer chez eux dans leur forteresse d’altitude, goûter, ôter des vêtements et aller jouer.

Nous reprenons la cabine pour une descente vertigineuse qui nous bouche les oreilles, suspendus au-dessus du vide en glissant sur un fil jusqu’au niveau du lac. Nous passons le torrent Telo sur un pont de pierres à ogives. La première fournée du groupe est déjà affalée en terrasse d’un café-glacier, devant l’embarcadère des motoscafi, à siroter une bière ou à savourer des gelati à petits coups de cuillère. Les filles se gavent de glace au melon et aux marrons, André de glace à la « crème de lait » et au yaourt. Je prends une bière contre la soif. Le soleil daigne se montrer depuis quelques heures, souvent enlaidi de nuages d’un gris triste qui n’hésitent pas à lâcher quelques larmes.

Au retour, nous devons prendre le bus jusqu’à l’embarcadère le plus proche de Bellagio, à Tremezzo. Je ne comprends pas pourquoi nous ne reprenons pas un bateau comme ce matin. Le bus est plein de vieilles locales qui rentrent d’on ne sait quelle course et qui commentent les ragots du coin. Quelques ados du lycée voisin montent à un arrêt, laids et percés comme de vulgaires Bavarois des banlieues industrielles. Ils portent des barbes naissantes comme des acteurs de cinéma sur le retour et une boucle d’or à chaque oreille.

Le ferry nous conduit à Bellagio et nous voici de retour à l’hôtel pour la dernière douche du dernier jour. Nous ne sommes pas sitôt dans nos chambres qu’il commence à tomber une nouvelle et violente averse. Décidément, quel temps de chien !

La pluie ne s’arrête que peu de temps avant que nous n’allions au restaurant. Il est loin cette fois, à Pescallo, sur l’autre rive du promontoire, donnant sur l’autre lac, celui de Lecco. L’hôtel-restaurant La Pergola, très chic, nous attend piazza del Porto, une Ferrari devant la porte (« pas une bien », me dit Jean). Nous ne pouvons dîner sur la terrasse ouverte sur le lac, en raison du temps. Dans une salle antique rarement ouverte, meublée d’ancien, on nous sert « la » spécialité du restaurant, un risotto sauce curry (au riz souvent mal cuit), avec des goujonnettes de poisson du lac appelé ici pesce persico, puis un tiramisu plutôt classique. A la table du dîner, deux ou trois conversations ont lieu en même temps, rançon d’un groupe de désormais quatorze sans les Lapinot. De mon côté, cela parle voyages : « et où iras-tu prochainement ? ».

Nous rentrons vers 22 h par les ruelles pavées de galets, quasi désertes. Qui irait se hasarder dehors par un temps pareil, même s’il ne pleut plus pour le moment ? Même la jeunesse locale ne sort pas en ce vendredi soir – où est allée ailleurs, dans les petites villes alentour. Le bourg de Bellagio ne comporte que des familles, des hôteliers et des touristes d’un âge certain.

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De Bellano à Varenna

En face de la pointe de Bellagio, vers le nord se dresse sur la rive gauche Menaggio et, sur la rive droite, Varenna. C’est dans ce bourg que nous finirons ce soir. Pour l’instant, nous prenons le bateau pour Bellano, un peu au nord. Nous passerons par les sentiers de pente pour rejoindre Varenna.

Au débarqué de Bellano, dans les ruelles étroites qui débouchent vite sur une placette appelée sans rire « Piazza » Santa Marta, se dresse la pâtisserie Lorla, « cafè haus ». Nous nous installons dans ce décor provincial, suranné et très calme pour y déguster un chocolat onctueux, épais et crémeux comme savent en faire les Italiens du nord. Le pâtissier expose dans la partie boutique un gros livre ouvert. C’est un traité de cuisine française, en français, écrit par les deux chefs parisiens du roi de Prusse en 1879. Le lecteur peut tout apprendre des secrets du pâté de faisan aux truffes ou du chou à la crème.

En face, s’élève une église, Santa Marta sans doute. Une Piéta de toute beauté est reconstituée grandeur nature dans la pénombre. Nous visitons un peu plus loin l’église des saints Nazarro et Celso (1348) où figure une Annonciation peinte et des fresques de 1530. Le reste du décor de l’édifice est assez récent, de type baroque jésuite. Deux anges potelés s’envolent avec le Christ en croix dans une grande torsion de buste. Ce contrapposto paraît encore plus osé lorsque, au pied de l’autel, on lève la tête : le groupe semble suspendu dans les airs par un fil, menaçant à chaque seconde de vous dégringoler dessus.

Nous prenons le chemin à pied. Il monte en escalier, coupant les virages plus sages de la route. Il se poursuit sans pavés dans la forêt à flanc de pente. Les arbres commencent à la lisière des maisons. Sur ce belvédère, nous avons une vue étendue sur le lac en contrebas. Las ! le temps est gris, brumeux, menaçant. Et il ne manque pas de commencer tout doucement à pleuvoir. Cette même pluie insistante, persistante, insidieuse, qui nous a accueilli dès le premier jour, déjà.

Nous déjeunons de nos denrées froides sur le parvis d’une église avant le hameau près de Varenna, sans doute San Giovanni de Perlada – église d’ailleurs fermée. A mon initiative, le menu est la bruschetta.

Recette :

Prenez du pain à croûte majoritaire (grillé, c’est mieux),

frottez-le d’une gousse d’ail odorant,

versez dessus un peu d’huile d’olive du pays,

et entassez-y des tomates bien rouges en tranches et de la mozzarella.

Saupoudrez d’un peu de sel aux herbes et de basilic frais ciselé

– vous avez là un met digne de l’Italie et bien meilleur à mon goût que la (trop souvent) pâteuse « pizza » !

Comme il pleut toujours, un café nous accueille pour une tasse de nectar chaud. Tout un pan de mur est réservé aux journaux, vendus aussi par le tenancier. Les magazines pornographiques sont placés « au-delà de la portée des mineurs » à près de deux mètres du sol – même les garçons de 14 ans ne peuvent pas les atteindre, pas plus d’ailleurs que le patron qui est obligé de monter sur un escabeau ! En Italie, tout ce qui est sexe est pénitence. Dans ces vallées de montagne resserrées les familles se sont souvent unies entres elles, ce qui explique les quelques débiles profonds que l’on rencontre parfois. A une table du café, un garçon est dans ce cas, accompagné de deux plus grands.

Lu ces scandales locaux dans le Giornale di Lecco : « tutti nudi si stuffano nal lago davanti ai passanti ». On se croirait du temps de la reine Victoria car, si je traduis bien, cet énorme scandale à mémère ne signifie que « tous nus, ils plongent dans le lac sous les yeux des passants ». Pas de quoi en avoir une attaque ! Plus grave peut-être est ce second titre : « Rischia di partorire in spiaggia mentre il marito fa surf » – ce qui doit signifier à peu près « elle risque d’accoucher sur la plage pendant que son mari fait du surf ». On ne badine pas avec l’enfant ici, même encore à naître ! Tous les petits sont un peu Jésus pour le catholicisme doloriste italien.

Nous redescendons vers le lac en passant devant des terrains de tennis municipaux sur lesquels une pancarte avise les jeunes de « pénétrer avec les chaussures adaptées » et « de ne pas jouer torse nu ». Notre maire qui est aux vieux, ne nous induisez pas en tentation ! – psalmodient les bien-pensantes d’ici. Nous montons vers la tour restaurée en effectuant un passage d’étape à l’église saint Roch. Le saint y est figuré en robe de bure accompagné de son cochon. Mort à Montpellier en 1327, Roch qui a réchappé de la peste est considéré comme thaumaturge, surtout après que la puissante confrérie de Venise, qui se réclamait de lui, ait pu s’approprier ses reliques. En face est dressé un petit cimetière au-dessus de l’entrée duquel plane une petite fille en ciment qui a cueilli des fleurs. Elle les tient dans le bas de sa robe, soulevant la toile dans un mouvement étonnant puisqu’elle offre la vision de ses cuisses nues au regard du spectateur.

Une vieille à béquilles passe avec son chien. André traite la bête, par dérision de lupo. Que non ! se récrie la vieille, ce n’est pas un lupo mais un cane. Ne pas confondre ! Elle s’en esclaffe de cette gaffe. Non, c’est bien un cane, elle en a un piu grosso et un picolissimo, mais celui-là est un cane tout simple. Jean lui gratte l’oreille (au cane qui n’est pas lupo, dieu merci !). Survient une étrangère portant parapluie – car il pleut toujours ! Le chien se précipite, agressif. Jean se trouve obligé d’intervenir, de calmer ledit cane et de raccompagner la dame en sens inverse sur le chemin. Elles sont impressionnées, les filles du groupe ! Elles en parlaient encore le soir. Quant à la vieille, elle ne dit rien.

Nous croisons sous la pluie un groupe de scolaires d’une douzaine d’années qui redescendent de la tour, attraction touristique locale consolidée de l’ancien château médiéval de Vezio. Deux garçons commentent les épées, arbalètes et armures dont les copies sont en vente au kiosque à souvenirs près de la tour. Ils ont l’enthousiasme de leur âge pour tout ce qui est viril et guerrier. La tour et ses créneaux ont été restaurés à la Disney et je comprends que cela impressionne le très jeune âge.

Nous redescendons vers le lac et Varenna. Il pleut toujours et nous en profitons pour perdre quelques-uns du groupe, comme hier, de véritables gamins de 65 ans qui se laissent mener sans faire attention à rien, ne jetant pas un seul coup d’œil pour voir où se dirigent ceux qui vont devant.

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Gérard Guerrier, L’opéra alpin

En juillet 2013, l’auteur et son épouse Eva partent de Neuschwanstein au sud de la Bavière pour rallier à pied Bergame dans le nord de l’Italie, via les Alpes autrichiennes et suisses, où ils parviendront en août. Ils prennent le plus souvent les itinéraires hors-pistes, se fiant à la carte, à l’altimètre et à la boussole. Ce trek au long cours est de moyenne montagne, même si les éléments font parfois friser l’alpinisme.

Un exploit ? Non, une obstination. Il ne s’agit pas d’héroïsme ni de sport, mais de volonté. « 400 kilomètres et 32 000 mètres de dénivelée positive à parcourir en 23 jours. Cela fait une honnête moyenne de 18 kilomètres et 1400 mètres de montée par jour, soit 8 heures de marche en terrain facile et jusqu’à 11 heures en terrain montagneux. Rien d’héroïque, vraiment ! » p.140.

L’auteur, féru de montagne et d’itinéraire sauvages, cite volontiers Nietzsche qu’il aima à l’adolescence pour « la qualité de son écriture, son impertinence, son originalité ». Il ajoute, malicieux, « et puis louer le sulfureux philosophe, c’était envoyer promener ces bouffons de trotskistes, fumeurs de shit à la barbe naissante » p.150. Il ne cite pourtant pas l’aphorisme célèbre de Nietzsche, si bien adapté à son périple à pied : « là où il y a une volonté, il y a un chemin ». La solitude et le courage, ces vertus du philosophe au marteau, sont les vertus que l’auteur cultive volontiers.

Sauf que l’on n’est jamais seul en montagne. Outre sa compagne, parfois plus lente et précautionneuse, mais qui marche comme un montagnard, le paysage riant, grandiose ou menaçant suivant le temps, les vaches paisibles, les plantes et les arbres selon l’altitude et le versant, les chèvres coquines, les bouquetins fantasques ou les marmottes vigilantes, les bergers ou les paysans, les randonneurs ou les promeneurs en famille – composent un milieu où la solitude n’est que toute relative. Car l’être humain n’est pas en-dehors de la nature, il en est une partie.

Ne croyez pas non plus que le présent seul compte, un pas devant l’autre et le regard capturé par le bord du chemin. La grande histoire du choc des peuples dans ce carrefour des Alpes entre Allemagne, Autriche, Suisse et Italie se rappelle souvent au souvenir, jusqu’au dernier carré de miliciens de Darnan, capturé dans les Alpes italiennes.

L’histoire personnelle vous suit, avec les enfants au loin. Même devenus adultes et construisant leur expérience personnelle de la vie, ils vous sont liés. Ainsi Misha, le fils cadet de 25 ans, devenu guide de montagne sur les traces de son père, qui baroude avec un groupe de trekkeurs avertis dans les étendues sauvages de Yakoutie. Il ne donne pas de nouvelles, le téléphone satellite russe ayant quelques éclipses. La météo là-bas est mauvaise, les inondations coupent l’itinéraire, l’autonomie en vivres est réduite. Qu’advient-il de Misha ? Un cauchemar d’une nuit le montre désespéré, agitant la main dans les eaux noires avec un appel d’enfant à son papa ; est-il prémonitoire ?

Son aventure au loin court au fil des pages de l’aventure ici, comme si l’amour obéissait aux lois quantiques qui font que deux particules intriquées n’ont pas d’état indépendant, quelle que soit la distance qui les sépare. L’émotion du père pour son fils pilote le périple, rendant l’itinéraire de la Bavière à Bergame anodin, une promenade de vieux dans un paysage civilisé où le premier secours est à portée de téléphone. Ce qui offre une profondeur humaine à la randonnée, élevant la réflexion au-delà des belles images du chemin.

S’il donne envie de partir, ce livre peut se lire aussi dans un fauteuil, l’imagination suppléant au réel. Verlaine et Hölderlin poétisent les étapes, Willy et Misha, les deux fils, donnent un avenir à l’aventure. Car le futur est passé, ce qui se passe maintenant la résultante de ce qui n’est plus. Gérard Guerrier se souvient de ce conte qu’il improvisait pour ses garçons petits, alors que sa femme jouait au violoncelle sur un disque de Dvorak. Les enfants se perdaient dans la forêt et le père mobilisait tous les animaux, avec chacun leur sens, pour les retrouver « il les aime tant ! » p.181. C’était un moment émouvant et familial, qui s’achevait par tout le monde blotti l’un contre l’autre sur le canapé, faisant nid contre l’hostilité du monde.

Si le bonheur est à portée de pieds, puisqu’il suffit de cheminer dans la nature qui vous invite et vous aime, le tragique est que ce monde-ci n’est pas le paradis ; il est mêlé de bon et de mauvais, de réel et d’imaginaire. Si l’amour du couple est contenté, l’amour filial est tourmenté. Le vertige ne vous saisit pas seulement sur les crêtes, mais aussi au fond de vous. L’un comme l’autre sont illusions – mais ils font croire qu’ils sont vrais.

Gérard Guerrier, L’opéra alpin – A pied de la Bavière à Bergame, 2015, éditions Transboréal, 251 pages, €9.90

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Notre-Dame de Chartres

Il faut la voir de loin, la cathédrale, élever ses deux flèches de 115 et 106 m au-dessus des blés comme un vaisseau de haute mer sur la plaine sans relief de la Beauce. La forêt des Carnutes, qui résistèrent aux Romains, n’est plus qu’un champ productif de céréales, sanctifiées à chaque messe comme « corps » sublimé du Christ, selon ses vœux.

chartres dans les bles

Édifiée sur un ancien puits gaulois creusé dans l’éperon rocheux qui domine la ville, la foudre l’a frappée souvent, doigt tonnant du dieu, croyait-on. Dès que la gallo-Rome devient chrétienne, pour faire comme les grands, le premier édifice est construit, vers 350. Il est détruit par les Vikings, ces mécréants réalistes, en 858. Ils remontaient l’Eure depuis la Seine sur leurs snekkars à fond plat.

Chartres cathedrale

En 1020 est montée la grande crypte, encore visible, puis après nombre d’incendies débute en 1194 la construction de l’actuel monument, en pierres des carrières de Berchères, non loin de la ville. Il ne sera partiellement achevé qu’en 1233.

Chartres annonciation cloture du choeur

En 1529 seulement aura lieu la clôture du chœur, mais ses bas-reliefs ne seront posés qu’en 1789 ! La cathédrale a laissé du temps au temps, comme disait Mitterrand, dans cette province agricole où tout pousse lentement.

Chartres christ fouette cloture du choeur

La voûte s’élève à 37 m de la surface, célébrant la joie d’être sauvé, la puissance de la ville et l’orgueil de l’Église dont le message religieux se décline en pierre et en verre au-dehors et au-dedans pour édifier les âmes.

Chartres choeur

Tout est symbole dans cet édifice de pierre. Du plan en croix dont le chevet, à 130 m du portail, pointe au soleil levant du solstice d’été, qui est aussi l’orientation du tombeau du Christ. Jusqu’à l’élévation de la voûte par trois étages, comme une trinité. Les fenêtres basses disent l’Église dans le siècle, prosélyte, les fenêtres hautes l’Église mystique, éternelle. De puissants arcs-boutants contrent la poussée de la voûte et permettent ces ouvertures vers la lumière.

Chartres vitrail bleu de chartres

Car « le beau XIIIe siècle », selon l’expression des historiens, valorise la raison, la lumière et la foi, l’une conduisant à la suivante, jusqu’au ciel par-dessus. Nef, transept et chœur, la cathédrale en plein jour, vers le sud, est spectacle de lumière. Ses vitraux au fameux « bleu de Chartres » enchantent le regard et donnent un ton riant, énergique, aux scènes symboliques. Nous sommes déjà, dans la nef, hors du monde, dont les rumeurs et les soucis viennent battre ses murs. Les malades étaient logés dans la crypte, galerie nord et la nef était emplie de pèlerins qui venaient y dormir, sur le chemin de Saint-Michel à Saint-Jacques.

Chartres portail nord

Au-dehors, les trois portails conduisant de l’Ancien au Nouveau testament depuis le nord (obscur et ancien) jusqu’au sud (lumineux et d’avenir). Le portail nord impressionne par ses statues hiératiques de prophètes anciens. Ils gardent la rigueur austère du roman tout en prenant quelques boucles gothiques, déjà.

Chartres prophetes portail nord

Le portail royal, par lequel on entre dans la nef en sa plus grande longueur, impose depuis le XIIe siècle le Christ régnant entouré des évangélistes et de personnages qui imposent.

Chartres portail royal

La cathédrale est vouée à la Vierge Marie et nul n’y est enseveli pour préserver la pureté du non-conçu et du corps non-putréfié. Le chœur arbore une Vierge en Assomption qui se voit de loin dans la nef. Henri IV y fut couronné roi le 27 février 1594.

Chartres vierge du pilier

L’entourent sept chapelles satellites, plus populaires et mieux accessibles aux fidèles, dont celle de la Vierge du pilier, qui contient une relique : ce fameux « voile » de la Vierge obtenu en Terre sainte et donné à Chartres par Charles le Chauve en 876.

Chartres christ

Huysmans et Péguy ont célébré la cathédrale, et ce dernier, homme de gauche mystique, entreprend en 1912 la première marche de Notre-Dame de Paris à Notre-Dame de Chartres, qui inspirera le pèlerinage annuel des étudiants lors de chaque Pentecôte.

« Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape… »

(Charles Péguy, Notre-Dame de Chartres in La tapisserie de Notre-Dame)

Chartres clochers cathedrale

Cérémonie d’initiation chrétienne, fête du printemps pour jeunesse urbaine, démarche spirituelle épurée par l’effort physique, cet événement est un moyen d’être ensemble et de dire son message de foi.

Chartres regard

Même non croyant et sorti de la culture catholique, tout Français ne peut qu’être sensible à ce patrimoine vivant, qui témoigne des élans, des efforts et des espérances. Un regard de gamin surpris en direction des hauts de la cathédrale incite à la fraternité et rend de suite joyeux l’avenir.

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Frédéric Devaux, Un pas puis d’autres vers Compostelle

frederic devaux un pas puis d autres vers compostelle
Faut-il être croyant pour être pèlerin ? faut-il être fou pour quitter le confort de la civilisation ? faut-il avoir envie de compétition pour marcher durant deux mois de Vézelay à Santiago ? Rien de tout cela, nous apprend Frédéric Devaux, la quarantaine, père de trois enfants – « et Steven » – responsable de maintenance ferroviaire dans le civil.

Partir, c’est « faire le premier pas pour créer l’aventure, créer les conditions pour être heureux » p.180.

Ce ne fut pas simple pour lui, qui se sentait vieillir, introspectif un brin hypocondriaque, volontiers « stressé » d’un peu tout et angoissé de quitter sa famille pour se retrouver seul, face à lui-même. Non croyant, ayant quitté le catholicisme d’église, puis le christianisme de la vie éternelle même, il a voulu accomplir le Chemin par « envie de relever le défi », pour « connaître la privation », mais aussi par « orgueil ».

Il en reviendra avec de meilleures raisons : connaître « la véritable liberté de changer son programme » p.49 ; faire de multiples rencontres, « parties intégrantes du pèlerinage » p.60, d’autant plus riches qu’éphémères tels Hakim, Jean, Loïc, Fabio, Gwen, Marty, Jean-Paul, Steffie, Jelle ; « une chance de pouvoir évoquer des choses que l’on garde en soi et qui doivent s’exprimer » p.89 ; acquérir une « sensation d’équilibre, d’harmonie » p.43 ; jouir de la nature en elle-même, « se lever en forêt est mon plus grand plaisir » p.48, la vision au loin des Pyrénées comme « plus belle émotion » p.85 ou ces rapaces qui planent, souverains, comme des dieux p.94 et 111 ; la fête un samedi soir à Pampelune p.114.

« Le pèlerin part sur la route comme on décide de ranger son grenier pour connaître ce qui s’y trouve » p.66. Ce pourquoi il s’allège progressivement : de son matériel doudou largement inutile, de ses soucis illusoires et fausses responsabilités, de ses angoisses pour un futur qui n’est pas là ou pour des chimères nées de son imagination. Il faut dire que Frédéric est parti chargé comme un baudet, flanqué d’un chariot où mettre toutes ses affaires « indispensables » (peut-être parce qu’il a eu le dos bousillé par le judo ?) : une tente, deux tapis de sol, un oreiller gonflable, un bâton, une bombe anti-agression (contre les chiens), une tablette GPS en plus du téléphone portable et de son chargeur solaire, un harmonica et un baladeur chargé de musiques, deux gourdes en plus de la flasque à tétine… Il rencontre sur le chemin d’autres qui n’ont qu’un sac à dos avec un seul change – bien plus sages dans le choix de ce qui est vraiment nécessaire.

La résistance est dans le moral, pas dans le physique : le corps avance pas à pas, à son rythme, selon ce qui vient ; le mental seul travaille, rumine, s’emballe. Le spirituel peut recadrer le but, mais quand on n’est pas croyant, il se résume à l’essentiel : les amours terrestres, l’épouse et les enfants, l’ouverture aux autres. C’est plus humble que la foi, mais mieux ancré dans l’humanité réelle : combien de croyants mystiques préfèrent trop souvent leur méprisante solitude éthérée aux gens qu’ils ont véritablement devant eux ?

Mais l’angoissé a du mal à quitter sa famille, même pour quelques semaines ; ou est-ce la famille qui a du mal à le laisser trouver sa liberté durant ces vacances choisies ? Ce qui est dur est de quitter, pas de marcher. Le départ de Vézelay le 5 avril à midi juste s’effectue avec femme et marmaille, ainsi deux jours durant. Puis il les retrouve une dizaine de jours plus tard pour deux semaines encore ensemble ! Le pèlerinage n’est-il pas à l’inverse un chemin vers soi ? Le sentiment paternel en lui le fera marcher avec chacun de ses enfants tour à tour, pour l’intensité des liens personnels réciproques. « Mon rêve serait que mon expérience leur donne envie de forcer le destin, de prendre leur vie en main pour en tirer le meilleur » p.60. Mais, en contrepartie, « à notre retour, il sera impératif que le changement qui s’opère en nous apparaisse positivement aux yeux de ceux que l’on aime » p.135.

D’ailleurs, « les enfants sont à l’opposé des chiens : pas un qui ne me souhaite une bonne journée, ne me questionne sur ma route ou l’utilité de mon bâton » p.64. Le récit des détails de la voie, des ennuis de matériel, de la fatigue et de la faim, prennent place dans cet ensemble qu’est le Chemin, mais à leur juste place, racontés avec humour parfois, sensualité d’autres fois, pieds nus dans l’herbe, poitrine offerte au soleil couchant, attablé dans un restaurant gastronomique ou partageant le soir une bouteille de vin. Le souvenir de films ou de chansons contemporaines surgissent à propos – mais aucune référence littéraire.

Car l’auteur écrit fluide, mais trop souvent avec ces clichés de la mode que sont « mon ressenti » p.7, « mon sac est finalisé » p.11, « je m’éclate sur ce sentier » p.39, « nous échangeons sur » p.44, « ils matérialisent mes conditions » p60, « cette problématique s’affirme » p.62, sans parler des superlatifs dont on a perdu le sens : « magique », « fabuleux »… Tout un jargon très peu français dans le flou des mots-valises entendus à la télé. L’auteur entreprend pourtant une réflexion poussée sur « le sens des mots » p.98 – il aurait pu se relire.

Mais ces défauts bénins (qui ne surgissent qu’à l’œil exercé du critique) ne compromettent pas le sens du livre. Il est de livrer une expérience et reste en cela authentique.

Le récit de ces deux mois est bien raconté, plaisant à lire, sans se perdre dans les cartes, plans et autres balisages. Les relations humaines sont premières, l’approfondissement de soi aussi, au point de fondre en larmes devant Santiago cathédrale – et de poursuivre ensuite jusqu’à la mer, à Fisterra (fin de terre).

« Le pèlerin revient de son périple avec une force en lui, une capacité à affronter certaines épreuves, à prendre des décisions qui peuvent demander un peu d’audace ou de courage » p.180. Lorsqu’on est allé jusqu’au bout – « ultreia » ! – tout devient possible sans que la précaution par principe ne vienne entraver l’audace. Le livre est un témoignage qui dure, plus que les souvenirs. Il a été écrit pour le public, mais aussi pour les trois enfants – « et Steven » (mais qui est donc bébé Steven ?).

Quiconque voudra se lancer dans cette grande aventure, ou aura seulement la curiosité d’apprendre pourquoi des milliers de pèlerins venus du monde entier font le Chemin de Saint-Jacques, lira ce livre avec bonheur. Je vous le conseille !

Frédéric Devaux, Un pas puis d’autres vers Compostelle, 2015, éditions Vérone, 183 pages, €18.00
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Petite fable tahitienne

Le chemin, le carrosse et la guêpe

land rover tahiti
Dans ce chemin montant, caillouteux, malaisé,
Et de tout côté exposé aux critiques,
Cinq cent cinquante chevaux vapeur tiraient un coche.
Femme, chiens, vieillard, tous étaient descendus.
L’attelage cahotait, peinait,
Une guêpe survint et du 4×4 s’approche,
Prétend l’animer par ses susurrements,
Pique, pique, à tout moment clame et déclame
Qu’elle fait presque chavirer la voiture,
S’empare du volant sous le nez du cocher.
Aussitôt le char avance
Et elle voit les roues souffrir mais vaincre
Elle s’en attribue aussitôt la gloire,
Va, vient, fait l’empressée ; il semble que ce soit
Une impératrice courant en tout endroit
Faire avancer ses obligés et hâter la progression.
La guêpe en ce commun besoin
Se plaint qu’elle agit seule et qu’elle doit tout faire,
Qu’aucun n’aide sa Majesté.
Les voisins pourtant utilisent son chemin
La folle rejette des cailloux ayant roulé sur ses terres.
Dame guêpe s’en va de ce pas hurler aux oreilles
Ses insultes toujours prêtes.
La guêpe avait en son temps dénoncé en mairie
Les cailloux trop pointus qui grignotent les pneus.
Je ne puis tolérer
D’être spoliée de la gloire qui m’est due,
J’annexe, commande, exige dit la guêpe.
Ce chemin est mien et demeurera mien.

Ainsi certaines guêpes, toujours empressées,
S’introduisent dans toutes les affaires,
Elles jouent partout les nécessaires
Et, toujours importunes, souhaiteraient être encensées.

jean de la fontaine

J’espère que Monsieur Jean de la Fontaine voudra bien excuser le mauvais plagiat de sa fable « Le coche et la mouche ». Mais c’est tellement adapté à la vie de Tahiti…

Portez-vous bien les amis, nana !

Hiata de Tahiti.

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François Jullien, Un sage est sans idée

fancois jullien un sage est sans idee
François Jullien arpente la pensée chinoise depuis des décennies. En 1998, il lance un petit livre au titre provocateur pour les illettrés français. Un sage sans idée est peut-être aussi provocateur peut-être que le Christ lançant aux Juifs romanisés « heureux les pauvres en esprit ! » La pensée européenne, précise François Jullien, a sombré pour la plupart dans l’ontologie. Rares en sont les rescapés : les Stoïciens, Pyrrhon, Montaigne, Nietzsche… En Chine à l’inverse, la sagesse est la voie, pas la doctrine : il suffit de voir ce qui reste de dogme « communiste » au Parti dirigeant. Le sage est « sans idée » parce qu’il n’en a pas de préconçues. Il est sans parti pris, donc ouvert. L’intérêt d’aller voir en Chine est de mieux comprendre la raison européenne, ou son délire pathologique en écho dans les media.

Toutes les idées ne se valent pas, mais elles sont toutes possibles ; elles doivent être toutes accessibles pour établir le chemin de sagesse. Tout doit rester ouvert car tout demeure ensemble. « Le sage est effectivement sans « moi » puisque, comme il ne présume rien à titre d’idée avancée (1), ni ne projette rien à titre d’impératif à respecter (2), ni ne s’immobilise non plus dans aucune position donnée (3), il n’est rien, par conséquent, qui pourra particulariser sa personnalité » p.23. Cela signifie-t-il que « le sage » est l’idiot du village, l’ado zappeur qui saute d’un désir à l’autre au gré de son humeur, ou la candidate experte en « rien » ? Est-ce à dire que tout vaut tout ?

Non pas ! Au contraire, la sagesse est une voie d’expérience, pas la culture d’une ignorance. Elle est un chemin qui ne cesse jamais, pas un logiciel défaillant. Il faut donc des idées, mais être pénétré qu’elles ne sont jamais ni intangibles, ni absolues. Car « une idée est paradoxalement viciée des deux côtés : à la fois trop partielle et donc aussi partiale (« une » idée, « mon » idée) ; et trop abstraite (en tant qu’« idée ») ; à la fois trop restrictive (parce qu’elle privilégie) et trop extensive (en subsumant des cas trop divers). Tandis qu’en se conformant à la possibilité du moment, au point d’effacer tout moi personnel, Confucius réussit à maintenir une normativité, mais sans qu’elle soit plus exclusive et catégorique ; et c’est en variant ainsi d’un pôle à l’autre, d’un extrême à l’autre, qu’il peut réaliser le juste milieu continu de la régulation » p.27.

« Juste milieu » : ceux qui ne voient le monde qu’en polémique, ceux pour qui « tout est politique », voici un terme qu’ils ne sauraient comprendre ! Ils le haïssent donc, sans plus avant réfléchir et, pour eux, le juste milieu devient la demi-mesure. Les Chinois, à qui nul Occidental n’a rien à apprendre en politique, suivent plutôt Confucius quand il fait du milieu juste une pensée des extrêmes. Car cette pensée n’est pas rigide comme le « Souverain Bien » platonicien ou « le Mal » chrétien ; elle varie d’un pôle à l’autre et permet, par ce que les Américains appellent désormais les « stress tests », de déployer le réel dans toutes ses possibilités. Car ce qui « est » le réel, c’est le changement incessant : le présent n’est pas sitôt dit qu’il est déjà passé. Or, ce changement ne peut s’opérer que s’il y a deux pôles, deux champs de forces qui s’affrontent, non parce que l’un a plus « raison » que l’autre, mais parce que l’essence du changement pour la matière réside en cet équilibre sans cesse remis en cause : ainsi « la vie » résiste à « la mort » (l’entropie pour les intimes) parce qu’elle isole sa cellule avec de l’énergie.

Le « milieu » n’est donc pas l’immobilisme du ni trop ni trop peu, ni le conservatisme du tout est bien – mais de pouvoir passer d’une extrémité à l’autre sans s’enliser : de voir la réalité par les deux bouts. Pour Confucius, « une remarque n’a pas pour mission de dire la vérité comme on le sous-entend dans un énoncé ordinaire ; ni non plus d’induire ou d’illustrer (comme le ferait un exemple) – elle n’expose pas une idée (…) Mais elle souligne ce qui pourrait échapper, elle attire l’attention » p.48. Le « commentaire » a ainsi le souci du moment et des circonstances, pas une prétention à révéler un quelconque Plan divin. Contrairement à ce que voudrait faire croire l’orgueil occidental, les différentes civilisations sont autant de façons humaines d’appréhender le monde. Chaque pensée fait partie d’un ensemble historique particulier, mais considéré comme le monde vécu. Y compris le savoir « objectif » ou « scientifique », dont on sait bien qu’il dépend étroitement de son milieu de production comme d’utilisation pour opérer.

L’Occident tend à penser par concepts en fonction de « la vérité » à découvrir. Pour les Chinois, la polémique détourne de l’essentiel : en se fixant sur la vérité, on passe à côté de ce qui est à réaliser (c’est d’ailleurs le travers bien connu de la gauche française, intellectuels comme politiciens). La pensée chinoise ne fait pas une notion totalitaire du « vrai », elle ne s’immobilise jamais et reste itinérante, toujours en recherche. Car elle ne vise pas tant à faire connaître qu’à faire tout court ; elle ne vise pas à « prouver », mais à « élucider les cohérences » (p.96). Elle rejoint la critique nietzschéenne de la fixation sur « la » vérité, la seule vérité d’une Science idéalisée, réductrice, qui ignore « le gai savoir ». « Tandis que la philosophie pense sur le mode de l’exclusion (opinion/vérité, changeant/immobile, vrai/faux, être/non-être), tout son travail étant ensuite de dialectiser les termes de l’opposition, (…) la sagesse se pense sur le mode d’une égale admission (en tenant l’un et l’autre sur le même pied : non pas sur le mode du soit l’un, soit l’autre, mais de l’à la fois). Aussi, la sagesse (…) est sans progrès, mais c’est pour atteindre le stade de la sagesse qu’il faut auparavant progresser » p.100.

La cité grecque s’est construite sur un face à face des discours. La Chine n’a pas ignoré la controverse mais continue de préférer les discours insinuants, obliques et allusifs. Ils visent moins à convaincre l’adversaire par des arguments qu’à le fléchir en le manipulant. « La tactique est de tourner cet adversaire contre un autre adversaire, en reconfigurant leurs positions de façon telle que, en s’opposant, elles laissent voir par l’un ce qui manque à l’autre et réciproquement » p.114. Le contraire de la sagesse n’est donc pas le faux – mais le partial. Car tous ont raison – mais d’un certain point de vue, et en partie seulement. Tous sont réducteurs, non qu’ils prennent le faux pour le vrai, mais un « coin » pour le tout. A chaque fois, leur esprit se « borne » ; ils ne veulent voir qu’un seul aspect des choses. La « voie » de la sagesse tente en revanche d’aller jusqu’au bout de chaque aspect différent, de toutes les possibilités de variation du réel.

Est « sage » non pas qui a raison, mais qui voit le monde et la vie comme allant « de soi ». Il y a non-attachement, pas abandon ; le sage ne se laisse accaparer par aucune des thèses en présence, il veut évoluer librement entre elles. « Il n’y a pas promotion d’une vérité supérieure, mais affranchissement intérieur par absence de parti pris » p.139. Le réel n’est pas un immuable qu’il suffirait de connaître (comme le Bien abstrait de Platon) mais un ensemble de processus qu’il faut tenter de comprendre (comme l’encyclopédisme d’Aristote). Pas de relativisme – mais une harmonie ; pas un scepticisme – mais une compréhension des phénomènes ; pas une indifférence – mais une disponibilité. Montaigne est sans doute celui qui a le mieux traduit, en Occident, cette disposition de l’esprit humain qu’a développé particulièrement la sagesse chinoise. « Comprendre » le passage continu des choses, s’en faire le contemporain, c’est bel et bien vivre « à propos ».

Il ne s’agit certes pas de se renier, ni de se convertir à la pensée d’Asie. Notre raison vient des Grecs et a produit la politique dans la cité, c’est-à-dire la démocratie et l’essor des sciences expérimentales. On ne se refait pas. D’ailleurs, le sage chinois se veut « apolitique » puisqu’il reste toujours disponible ; il ne peut « prendre parti », se privant par là même de toute résistance aux pouvoirs. C’est d’ailleurs, selon François Jullien, « l’échec de la pensée chinoise » p.224. A l’inverse, toute philosophie à l’occidentale « se révèle révolutionnaire en son principe – par la rupture qu’elle opère sur le ‘naturel’ » p.225. La dépendance à la partialité, nécessaire pour argumenter et convaincre, est politiquement libératrice.

Mais il faut savoir où vous vous situez et à quel « moment » :

  • Chercheur, vous devrez rester humble devant le réel pour le « comprendre » ; il vous faut le « laisser être » afin de ne pas plaquer vos idées préconçues sur ce qui advient.
  • Politicien ou militant, vous devrez au contraire stratégiquement affirmer et tactiquement opposer vos opposants, sans vous soucier outre mesure du vrai.

Vous pouvez être l’un et l’autre, mais en des lieux et à des moments différents. A condition de chaque attitude soit « à propos », comme Max Weber l’a théorisé. L’homme d’action cherche l’efficacité et la puissance ; un chercheur se doit d’émettre toutes les hypothèses possibles selon ses convictions formées par les méthodes scientifiques et un littérateur dire en belles phrases ses sentiments pour l’humanité. L’éthique de responsabilité ne doit pas être confondue avec l’éthique de conviction. Un détour par l’ailleurs de la pensée chinoise ramène à la pensée de sa propre civilisation. Et c’est ainsi que la sagesse explore.

François Jullien, Un sage est sans idée, 1998, Points essais 2013, 241 pages, €8.00

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Chemin de Saint-Jacques

jean claude bourles passants de compostelleQuiconque étudie la société française dans son temps long finit par rencontrer le chemin de Saint-Jacques. Ce pèlerinage chrétien qui traverse la France et toutes les couches de la société depuis le moyen âge est le reflet du pays profond, dont notre République Cinquième, laïque et sociale, est l’héritière. Jean-Claude Bourlès est journaliste et, bien que Breton, a traversé la foi chrétienne sans s’y attarder, comme la plupart des Français d’aujourd’hui, dont l’auteur de ces lignes. Il a parcouru deux fois le chemin de Saint-Jacques, la première fois partiellement, la seconde fois entièrement, accompagné de sa femme. Il a recueilli les témoignages des compagnons rencontrés sur le chemin, décrit leur comment et interrogé leur pourquoi. C’est donc un récit passionné, écrit d’une plume fluide, qu’il livre dans ces Passants de Compostelle. Une enquête pour saisir cette mentalité en profondeur qui dicte encore nos conduites.

Cet engouement pour le chemin des étoiles (campus stellae) a repris il y a une trentaine d’années ; c’est un vrai mouvement de société. Il se situe dans l’après-68, époque de nomadisme vers Katmandou d’une génération brusquement nombreuse issue de l’après-guerre, et de remise en cause d’une société autoritaire et hiérarchique devenue inadaptée au monde contemporain. En 1972, Jacques Lacarrière se lance à pied Chemin faisant tandis qu’en 1978, Barret & Gurgand écrivent leur périple dans Priez pour nous à Compostelle. Le sentier GR 65 est aménagé, petit bout par petit bout, par des passionnés, des gîtes, des associations, des collectivités locales.

120 pèlerins en 1982, 125 200 en 1997, 179 944 en 2004, 192 488 en 2012. Leur désir avoué est de reconquérir le monde par les pieds, à ras de terre, de retrouver du solide. « A mes yeux, dit Raymonde Rodde à Bourlès en 1995, et je peux le dire en connaissance de cause puisque j’ai 84 ans, les gens se lassent de ce qu’on leur donne sans contrepartie. Ils ont besoin de rompre avec toute cette notion d’assurance, d’assistance, où on les confine. Ils ont besoin de se prouver qu’ils peuvent vivre pour eux, et par eux-mêmes » (p.22) Plus qu’une marche, Compostelle est une démarche, un attachement au moins culturel au message chrétien contre une Église officielle et ossifiée.

saint jacques de ompostelle les chemins

« Il y a une magie du chemin. C’est une nation à lui seul, un pays de 2 m de large sur 2000 km de long et sur lequel tu trouves une population particulière, vivant un temps particulier et, oui, devenant profondément jacquaire. Tu découvres la signification du mot Amour » (Pierre K., p.34). « C’est une expérience qui porte une empreinte profonde sur l’être, quelles que soient les motivations de départ » (Père Thérondel, p.38). Les gens partent souvent à la croisée d’un chemin de vie, divorce, retraite, chômage, deuil, séparation, sortie de grave maladie. C’est un franchissement, une porte étroite, la confrontation avec soi-même. Il s’agit de dépouiller le vieil homme qui régente tout et qui contraint.

Il s’agit aussi de retrouver les racines les plus anciennes d’Homo Sapiens Sapiens, né il y a quelques 200 000 ans mais sédentarisé seulement depuis 5000 ans. 97,5% de son existence a été nomade, en tribus restreintes, parcourant un terrain de chasse de 200 ou 300 km suivant les saisons – et le gibier. L’habitude de cette liberté est ancrée et trop de société affole ou anesthésie, rend grégaire. Ce besoin de respirer, d’aller voir ailleurs de temps à autre, apparaît comme une nécessité quasi biologique. « Même lorsque les pèlerins n’ont pas au départ de dévotion particulière pour saint Jacques, le fait de mettre leurs pas dans ceux des foules passées est une manière d’entrer dans leur démarche de foi. Et peut-être de prendre conscience, jour après jour, de former un peuple en marche : celui de l’Europe spirituelle » (p.70).

Liberté du chemin, égalité du dépouillement, fraternité des rencontres – et voici la devise dite « républicaine » confortée, reconstituée dans ce qu’elle avait de médiéval lorsque la menace musulmane, l’indigence de la papauté et le mûrissement de la féodalité ont fait, depuis le monastère de Cluny, s’organiser la société française selon la foi.

La dépouille de saint Jacques le Majeur est découverte en Galice, en 813 ou 831. Son église est ravagée par le Musulman El Mansour en 997, en réaction de quoi l’engrenage de la Reconquista se met en route. En 1055, Jérusalem, lieu du Sacrifice d’Abraham et de la Passion du Christ est interdite aux Chrétiens par les califes Abbassides. La chrétienté du pays le plus prospère, sous la houlette de l’élite religieuse (en quelque sorte l’ENA de l’époque), se réveille. Le temps est venu pour Ordonner et exclure, titre du difficile mais intéressant ouvrage de Dominique Iognat-Prat. Cluny affirme les solidarités du lien social qui englobe tous les Chrétiens sous l’autorité de l’Église et oblige aux engagements réciproques. La charité irrigue l’ensemble de la société, au miroir du sacrifice du Christ. L’Église et ses clercs se chargent de contrôler les échanges de la charité, sollicitant les dons des puissants pour donner aux assistés. Cluny, ses moines, ses intellectuels, se veut une société qui édicte la morale au nom du Christ et a pour vocation de redistribuer la richesse terrestre.

Il s’agit bien de mettre en place une « communauté », des Chrétiens de France qui se reconnaissent dans une foi et dans des valeurs communes. Donc d’exclure les autres (Juifs, Musulmans, hérétiques, sodomites) en désignant l’Ennemi – possédés « naturellement » par le diable. Le pèlerinage à Saint-Jacques, aménagé côté français par tous les sites religieux du parcours (le Puy, Vézelay, Conques, Rocamadour, Moissac, Navarrenx…) représentait la même démarche symbolique que les manifestations d’aujourd’hui « contre la guerre », « pour l’emploi » ou en « solidarité sida ». Le « communautarisme » que l’on reproche à d’autres, dans la France contemporaine, s’adresse en miroir à ceux qui veulent fractionner cette « communauté nationale » qui date de l’an mille, communauté englobante, envahissante, ne tolérant qu’à peine l’individu, de laquelle on ne peut s’exclure sans persécutions ni déracinement profond (Cathares, Huguenots, Émigrés, exilés du Second Empire ou relégués de la Commune, expatriés aujourd’hui). Car l’État de nos jours est l’Église d’il y a mille ans, ses fonctionnaires sont les anciens clercs, les impôts modernes remplacent la charité de jadis tout aussi obligatoires, et le service public s’est substitué au service du Christ – mais la France est restée fondamentalement la même.

saint jacques de compostelle

Remettre en cause ce « modèle » collectif et un tant soit peu « collectiviste » n’est pas aisé, même pour ceux qui se veulent les plus « laïcs », les plus « athées » et les plus « républicains ». Le protestantisme l’a osé ; il a mis l’homme concret avant le « modèle du Christ » créé, organisé et surveillé par l’Église catholique ; il est plus pragmatique, laisse plus de libertés aux individus, règle les conflits de la société non par le dogme mais par le droit et le contrat.

Ce n’est pas le cas du catholicisme, resté autocratique et englobant au fond comme l’est l’Islam. Même si la société civile a su se dépêtrer – par les sciences expérimentales, par la Révolution, par la séparation de l’Église et de l’État, par les mœurs – de la conception totalisante de l’Église, cela est si récent, trois générations à peine pour la séparation juridique des biens et de l’enseignement, que les conceptions ne s’en ressentent pas encore complètement, dans le temps long de la société. La « liberté » reste toujours un peu le diable devant les injonctions de fraternité, venues de Cluny autour de l’an mille, et les exigences induites d’égalité que l’État et les partis en France cherchent à contraindre et à forcer. Au lieu que « l’égalité », dans les pays protestants, n’est qu’une résultante « aux yeux de Dieu » des mérites de chacun acquis librement par leur travail et de leur fraternelle responsabilité devant les risques.

En cheminant vers Saint-Jacques, ce qui est important est le dépouillement qui favorise la rencontre avec soi, avec l’autre, avec la contemplation. L’existence en osmose avec la nature et ses éléments donne une liberté personnelle de voir, d’être et de penser. Atteindre la dernière extrémité de l’Occident avec le soleil, puis avec la voie lactée qui indique la nuit le chemin, c’est relier le destin humain à la révolution des astres. Démarche « religieuse » en propre. Tout comme les anciens Égyptiens accompagnaient symboliquement le dieu solaire Rê dans sa barque « mandjet », s’engloutissant dans Nout, la nuit – qui était aussi le monde des morts – pour renaître à l’aube, périple accompli. Le chemin de Saint-Jacques permet de revenir aux sources et de les repenser si nécessaire.

Jean-Claude Bourlès, Passants de Compostelle, Petite bibliothèque Payot 2004, 224 pages, €7.73

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Monastère de Tsaghats Kar et forteresse de Sembataberd

Réveil à 7h30 sans effort, cela doit correspondre à un cycle de sommeil. Nous prenons le petit-déjeuner puis le bus jusqu’à un gros village. Mais la route s’est effondrée dans la rivière et nous sommes obligés de marcher un moment entre les maisons, de traverser une passerelle de lattes, avant qu’un minibus loué nous prenne de l’autre côté pour nous mener au début de la randonnée.

Le chemin est caillouteux et plein soleil, au pied des monts Vardenis ; mais il n’est pas dix heures et nous parvenons au monastère à midi, avant la grosse chaleur. Seule difficulté, la rude dernière montée, en altitude. Mais il y a de l’eau partout, au moins trois sources sur le chemin pour ceux qui veulent remplir leur gourde.

Le monastère aurait été érigé pour servir de mausolée aux martyrs chrétiens des guerres de religion contre les Perses, dont lors de la fameuse bataille d’Avaraïr en 451 de notre ère. Le monastère a été rebâti durant le règne d’Abas I Bagratouni (929-953) par l’évêque Stepanos.

Devant l’église saint Nechan, deux énormes khatchkars se dressent sur sa façade ouest. L’église saint Jean est mononef à pilastres, sur son mur est gravée la date de 989.

La seconde église est dédiée à la Sainte Mère de Dieu. Elle est tétraconque  en rectangle et date probablement de 1222. L’église saint Jean-Baptiste (Yovhannès Karapet) est un bel édifice, sa chapelle est digne et austère, toute de basalte noir. Elle date de 1041, construite par le père Vadtik. Ses images gravées dans la pierre commémorent les martyrs avec des raisins, un aigle emportant un agneau dans ses serres, un lion combattant un taureau. Il y a encore la chapelle Saint-Signe, mononef sur caveau.

Nous prenons là notre pique-nique, face aux églises, sur la pente, à l’ombre d’un arbre. Un gros 4×4 noir frimeur éjecte un jeune couple aux lunettes noires très américain d’apparence. A vous dégoûter de marcher dans la nature pour rencontrer au bout de tels spécimens urbains.

Nous ne tardons donc pas à redescendre pour grimper sur la montagne opposée afin de rejoindre la forteresse Sembataberd. Elle commande les deux vallées d’Eghéguis et d’Artabouni. Les remparts restaurés sur l’à pic en trois côtés sont la seule chose à voir avec le paysage. Les murs sont formés de blocs de basalte sur 2 à 3 m d’épaisseur, ce qui date la forteresse du Xe siècle. Ils sont aujourd’hui très restaurés ! L’eau était amenée par des conduites de terre cuite souterraines depuis des sources à 2 km. Ce serait la forteresse Symbace mentionnée par Strabon.

En contrebas, dans le village laissé ce matin, deux camions remplis de gens criant et chantant montent la côte. Nous sommes dimanche, peut-être est-ce pour quelque fête ou un mariage ? Nous descendons l’autre versant parmi les fleurs et les herbes à fourrage. De grands chardons aux têtes mauves bien pommées se dressent sur le sentier. Notre guide arménienne en a cueilli sur le site mégalithique. « C’est pour faire joli dans un vase ? – Non, pour manger. – Manger quoi ? – Mais le cœur, il suffit d’enlever les piquants mauves. – C’est vrai, le chardon est de la famille de l’artichaut. – J’en mangeais souvent petite. »

Au village, trois vieux et un gamin sont assis sous un auvent pour discuter le bout de gras. Regards distants de vague curiosité. Le minivan nous attend avec les filles pour nous reconduire au bus. Nous repassons la passerelle de lattes jusqu’à l’école vide en été où nous attend le bus. Il n’a pas bougé depuis que nous l’avons laissé ce matin.

La maison attenante à l’école, d’où un petit de trois ans nous regardait passer il y a quelques heures, paraît celle d’un ponte. Une vieille Volga des dignitaires du Parti est au garage tandis que le fils de la maison, petit-fils de l’ex-dignitaire peut-être, arrive en pétaradant sur un quad, torse nu du haut de ses dix ans. Il est presque obèse, bronzé et sans gêne, le parfait gosse de riche à qui tout est permis. Il enlève son polo pour faire moderne, à l’inverse de la gêne paysanne des autres garçons. Il n’est pas beau avec ses bourrelets graisseux sur les hanches et les seins mais il a les yeux clairs. Arrivé au portail, il descend et ne dit rien. Sa sœur de neuf ans s’empresse d’aller chercher une pierre pour bloquer l’engin. Le petit mâle connaît ses droits de futur patriarche.

Nous cherchons de l’eau dans une boutique. Ce n’est pas l’usage ici où l’eau coule de source et où les gens sont immunisés aux bactéries. Il n’y a que de la bière ou du Coca. Je prends une bière, elle ne fait que 6.4°. Malgré ses 50 cl, elle ne porte pas à la tête, au contraire, je me sens revigoré, prêt à une autre marche !

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Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre

L’Islande est une terre âpre où les saisons sont très contrastées. Les tempêtes venues de l’Arctique font rage en quelques heures mais le printemps explose dès que revient le soleil. Les romans de ses fils rendent compte de cette rudesse. Dans celui-ci, nous sommes au début du XXe siècle. La mer est le monde des hommes, la terre celui des femmes. L’initiation à la vie adulte s’effectue l’un par l’autre, très tôt.

Dès les premières pages, nous faisons connaissance d’un jeune homme taciturne et bien bâti, Bardur (se prononce Barvur, le d norrois ressemblant au th anglais de ‘the’). Il est flanqué d’un jeune dont on ne saura jamais le prénom : le gamin. Ledit gamin a perdu son père en mer à l’âge de six ans. Son frère et lui furent « placés » dans des familles différentes pour y être élevés en servant d’apprentis. Sa mère et sa sœur n’ont survécu que quelques années, parties de la grippe. Le gamin se trouve donc seul au monde. Il s’est attaché à Bardur comme un plant à un tuteur, admirant sa force, son calme et son professionnalisme. Tous deux ont découvert les livres et les aiment à la folie.

C’est l’une des caractéristiques de l’Islande d’aimer la littérature. Il y a très peu d’habitants, environ 60 000 à cette époque, mais aucun n’est illettré. La poésie scaldique et les sagas sont dans toutes les mémoires, comme ce fut le cas pour les Grecs de l’Odyssée d’Homère. Isolés, surtout durant les mois d’hiver, les relations humaines proches sont bien vite pesantes et il faut s’évader. Les livres de poésie et les étoiles y aident.

Mais les mots ne sont pas innocents. Comme certaines formules runiques, ils peuvent tuer. C’est ce qui arrive à Baldur, ensorcelé par ‘Le Paradis perdu’ de John Milton, qu’un vieux capitaine aveugle lui a prêté. « S’en vient le soir / Qui pose sa capuche / Emplie d’ombre… » Revenu à la cabane pour y lire une dernière fois ces vers et les graver dans sa mémoire pour les longues heures à ramer qui l’attendent, Baldur en oublie sa vareuse cirée. En mer, où le temps s’étire au rythme lent de la chaloupe, être mouillé c’est être mort, surtout lorsque souffle le vent glacé qui vient tout droit de la banquise. Le positionnement du bateau a réchauffé les hommes, les lignes à morues sont posées et elles donnent. Mais le vent se lève et il faut rentrer, vite avant que la houle menace de faire chavirer. Baldur s’efforce de se réchauffer mais la partie est perdue. Il se recroqueville de froid, puis s’éteint. C’est un cadavre gelé que ramènent, des heures plus tard, les marins avec la morue.

Le gamin, à vingt ans, se retrouve à nouveau orphelin. Il devient adulte par cette initiation brutale, jurant de quitter la mer qui lui a pris son père et son ami, et sur lequel il vomit quand elle bouge. Mais l’avenir lui apparaît aussi bouché que la neige dans la tempête. Il parvient à joindre le Village pour rendre le livre à son propriétaire. Il ne veut plus connaître ‘Le Paradis perdu’, lui qui vient de le perdre une fois de plus. C’est alors qu’il renaît grâce aux femmes. Sa timidité pataude, sa langue qui lui fait dire spontanément la profondeur de sa détresse, sa maigreur musclée mais fragile, séduisent les matrones du lieu qui en ont vu, des hommes. On lui ménage une place à la Buvette, ce haut-lieu de convivialité des hameaux islandais. Il fera la lecture au capitaine aveugle et servira la bière au capitaine qui doit réarmer. De quoi réparer son âme pour un hypothétique avenir.

Ce roman pudique est rempli de tendresse humaine, malgré la rudesse du lieu et des mœurs. La réalité n’est jamais niée ou idéalisée comme dans les pays plus alanguis, mais le tragique reconnu ne va jamais sans un certain humour, qui est réaction vitale. « Il est ici question de vie ou de mort, et la plupart préfèrent la première option à la seconde. La vie a cet avantage par rapport à la mort que, d’une certaine manière, tu sais à quoi t’attendre, la mort est en revanche une grande incertitude et il est peu de chose dont l’homme s’accommode aussi mal que l’incertitude, elle est le pire de tout » p.90.

Chacun trace son chemin de par son vouloir vivre, mais la faiblesse passagère trouve toujours une épaule contre laquelle se tenir pour passer le cap. Douleur, espoir, tendresse, c’est toute la palette des émotions que Stefánsson fait revivre au travers du gamin. Cela vous poigne, vous n’en sortez pas indemne. Ce qui est le signe d’une bonne littérature. Lisez ce roman venu de l’île du nord, il vous changera de tout cet insipide qui encombrent trop souvent les rayons libraires. Compte-tenu de son succès cette année, il vient de paraître en poche Folio.

Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre (2007), Folio, 260 pages, €5.89

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