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John Knittel, Amédée

« L’un des plus grands romanciers de notre époque », disait Romain Rolland de l’écrivain suisse né en Inde John Knittel. Je ne trouve pas. Romain Rolland était trop conventionnel, trop inséré dans son époque, pour voir l’avenir. Knittel est passé de mode : tout, dans ses sujets, son style, sa description « naturelle » des mœurs, est renvoyé à son temps.

Amédée est un jeune homme devenu ingénieur par la force de sa volonté. Il est orphelin de père parce que sa mère a tué son mari après avoir été mise enceinte par son beau-fils amant (objet du roman précédent, Thérèse Etienne). Le fils unique doit vivre avec l’opprobre social, sa mère au bagne. Élevé par un oncle pasteur, il devient cependant un mathématicien pratique accompli, beau, bien fait, énergique… Un homme nietzschéen comme l’entre-deux guerres en produisait en Europe.

Mais il est seul, inapte à l’amour, ou du moins la vie sociale de couple. Pauline, sa voisine d’enfance à la campagne, en tombe amoureux, mais il rompt brutalement : il ne peut pas. Des années se passent, Pauline s’est mariée à 19 ans, par dépit, avec Gusti, le prototype du Suisse content de lui, amateur de charcutailles et de bonne bouffe, maniaque, fonctionnaire et conventionnel en diable, qui n’aime que faire des économies.

Pauline n’en peut plus lorsqu’elle revoit par hasard le bel Amédée. Il a obtenu l’ingénierie en chef d’un projet de barrage d’une haute vallée suisse, le Rossmer, destiné à fournir de l’énergie à tout le pays. Car l’énergie, tout est là : pas de prospérité sans énergie, pas d’économie ni de confort sans énergie. L’eau est la meilleure des énergies car naturelle et coulant tout en force, si elle est bien canalisée dans des turbines issues de la technique ingénieuse des hommes. Amédée sait que le pétrole s’épuise déjà. Il est à fond productiviste – mais aussi idéaliste.

Il reprend à son compte l’utopie d’un Herman Soergel, né allemand en 1885 et mort à 62 ans percuté à vélo dans une ligne droite par une voiture qui n’a jamais été retrouvée… Il faisait de l’ombre aux puissances. Car son projet était d’assécher en partie la Méditerranée par un barrage géant à Gibraltar pour récupérer des terres cultivable et alimenter en énergie hydroélectrique l’Europe et l’Afrique devenu continent reconstitué : Atlantropa. L’équivalent du continent américain et du continent asiatique en kilomètres carrés. Cette énergie abondante devrait apporter la paix, chaque ex-empire ayant intérêt à la prospérité. Je me demande ce qu’en a pensé Staline, ou Hitler… D’autant que l’utopiste a oublié carrément l’évolution de la démographie : en son temps, l’Europe était pleine et l’Afrique vide ; ce n’est plus le cas du tout, au contraire ! Atlantropa ou le métissage généralisé ?

Cet idéalisme du grand projet est l’un des thèmes du roman, qui veut promouvoir une idée. On comprend mieux la remarque de Romain Rolland, prix Nobel de littérature 1915, lui aussi humaniste poussé à faire communier les hommes par la technique et l’économie, via des héros pacifistes. Il a malheureusement terminé comme « idiot utile » de l’URSS à la fin de sa vie… Il croyait à l’avenir radieux – que l’on attend encore sous Poutine.

Amédée croit cependant en l’Europe à construire, à unifier par l’énergie et les grandes voies de communication, ce qui était prémonitoire, mais ne se fera qu’après une sale guerre nazie. Il a fallu vaincre le nationalisme pour cela. Et cela recommence : la Russie de Poutine ne veut pas être assimilée à l’Europe, par orgueil de mafieux arrivé. Pas question d’unifier par l’énergie et les grandes voies de communication le continent de l’Atlantique à l’Oural.

Pauline quitte donc brusquement son mari Gusti pour aller loger sur le chantier d’altitude où travaille Amédée et l’équipe qu’il a su fédérer autour de lui. Son charisme et son attention aux autres suscite l’enthousiasme des jeunes hommes, qu’il incite à se muscler physiquement et mentalement, et Pauline aimerait bien qu’il lui porte autant d’attention. Mais Amédée ne vit que pour le projet qui le consume. Le barrage terminé, il est vidé, malade. Pauline le soigne et il lui garde toute son amitié, mais pas au-delà. D’ailleurs elle n’est pas divorcée, son Gusti ne veut pas pour la punir par des chaînes. Ce n’était pas la femme qui décidait, en Suisse, avant-guerre.

Le roman se termine abruptement, comme si son auteur s’apercevait qu’il avait écrit déjà trop de pages. Tels des cow-boys solitaires, Amédée et Pauline s’éloignent l’un derrière l’autre, sur le glacier des hautes cimes. Pour quel avenir ? Mystère. L’histoire entre ces deux caractères pâtit du moralisme pacifiste du Projet d’Atlantropa ; il n’est jamais bon de mêler un prêche à un roman. Mais cette description de la mentalité optimiste d’avant-guerre nous parle de nos jours car nous sommes peut-être aussi en avant guerre. Poutine n’’st pas Hitler, mais il pense et il agit comme lui : par la force, la séduction et le mensonge.

John Knittel, Amédée (Power for sale – Amadeus), 1939, Livre de poche 1967, 500 pages, occasion €6,99

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Louis Gardel, Couteau de chaleur

L’auteur est connu pour son bon roman d’aventures exotiques Fort Saganne, en hommage au Fort Gardel inauguré en 1918 par son grand-père, lieutenant méhariste qui a repoussé des Senoussistes au Sahara. Ce livre recevra le Grand prix de l’Académie française. Mais Couteau de chaleur est bien faible… Si son auteur n’avait pas été directeur de collection au Seuil, peut-être n’aurait-il jamais été édité.

En mai 1958, le personnage principal, avatar de l’auteur qui a alors 19 ans, se marie avec Claire, rencontrée dans une soirée en Algérie où elle venait de débarquer. Il la baise nue sur la plage tandis que quatre Arabes qu’ils n’ont pas vus les regardent et les poursuivent. C’est le déclenchement de fantasmes cavaliers qui font du jeune macho, petit-fils de colon élevé par les domestiques indigènes, un être mal dans sa peau, se sentant coupable d’hérédité et de fantasmer l’esclavage. Dès l’âge de 5 ans, en effet, il a rêvé d’égorgements, de fouet, de tortures – hantises bizarres pour un petit garçon.

Adulte, il se rend compte qu’il n’aime pas Claire qu’il a épousée, mais celle-ci est enceinte. Elle l’a probablement voulu pour l’ancrer en elle. Il se venge de façon imaginaire en domptant sa jument au mors, la chevauchant pour lui faire franchir les obstacles d’un steeple-chase, tandis qu’il fantasme une fois de plus sa mise à nu, éviscération et égorgement par quatre Arabes – ceux-là même qui ont égorgé son grand-père.

Le couteau de chaleur est l’instrument qui permet de racler un cheval en nage. Le personnage use de cette métaphore pour dresser sa femme selon ses vœux, sachant au fond de lui qu’il n’y parviendra pas. Il est trop pied-noir, trop méditerranéen, trop fils de sa terre violente pour composer avec une petite Française de métropole.

Il aura un fils qu’il regardera comme un objet étrange, sa femme le quittera bien évidemment pour un autre, mieux adapté. Tout son monde s’écroule : sa famille aigrie au grand-père tué, son pays à qui l’indépendance est accordée, son travail disparu avec l’Algérie, son couple dont il ne reste qu’un demi-fils, le reste du temps chez les beaux-parents. La fin consiste à vomir dans un café.

Pas très engageant… Les tourments bien passés de mode d’un ex-colon en proie aux affres de la culpabilité et à l’incapacité de concevoir un avenir. Ce roman n’est semble-t-il jamais passé en poche, signe de son peu de succès littéraire.

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Louis Gardel, Couteau de chaleur, 1976, Seuil 1976, 160 pages, e-book Kindle €6,49

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Duong Thu Huong, Terre des oublis

Ex-communiste vietnamienne qui a dénoncé la lâcheté des intellos de son pays (des collabos comme chez nous…), l’autrice née en 1947 a un regard aigu sur la société où elle vit. Elle a été arrêtée par le PC en 1991 et relâchée quelques mois plus tard sur pression internationale. Dans ce roman, écrit juste avant de quitter le Vietnam pour un exil en Europe, elle décrit le petit peuple post-guerre, son conservatisme, son cerveau lavé par des décennies de propagande, ses jalousies populaires.

Elle prend pour prétexte un événement : le retour de guerre d’un jeune homme oublié du Nord-Vietnam, qu’on croyait mort depuis quatorze ans. Bôn, parti à 17 ans, s’était seulement « égaré » au Laos durant six ans après huit ans d’opérations… Une sorte de désertion par solitude, doublée d’une certaine stupidité native, à peine rachetée par son retour volontaire lors d’une rencontre avec un commando viet infiltré au Laos. Sauf que ce revenant va provoquer une vague de drames.

On ne revient pas impunément quatorze ans plus tard sans trouver quelques changements. Sa femme, épousée dans la hâte à 17 ans dans la fièvre sexuelle de l’adolescence avant de partir combattre les Américains, se retrouve mariée depuis dix ans à un autre homme, l’entreprenant Hoan qui a réussi ses plantations de caféiers et de poivriers avant de relancer la boutique familiale de Hanoï tenue par ses soeurs. Le couple a un petit garçon, Han, 6 ans, dont la tante tante Huyên s’occupe. Ils habitent une grande maison au village et tout le monde est heureux… jusqu’à l’arrivée du revenant.

La coutume veut que la femme retourne à son premier mari, et le Parti, en la personne du Président de la Commune, le laisse clairement entendre : un « héros » de la guerre doit pouvoir retrouver ses biens et son statut. « La jalousie et la rancœur, comme un instinct, imprègne en permanence l’esprit des paysans. La médiocrité et la bassesse recèlent une force supérieure à celle des gens d’honneur car elles ne connaissent ni lois ni règles, ne dédaignent aucun mensonge, aucune fourberie. De tout temps, quiconque vit dans les villages et les communes doit obéir sans discuter à la volonté silencieuse des masses s’il ne veut pas être isolé, attaqué de tous les côtés » p,61. Miên se soumet donc, la mort dans l’âme, et retourne vivre dans la cahute de son ancien mari, qu’il partage avec sa sœur acariâtre et incapable, qui se fait faire des enfants par n’importe qui et les laisse vivre dehors sales et tout nus.

La situation aurait pu s’équilibrer si Bôn avait été apte à quoi que ce soit. Mais il ne parvient pas à cultiver la terre que la Commune lui a alloué, ni à effectuer aucun travail. Il est malade, se laisse vivre, déprime, dépérit. Miên ne l’aime plus, depuis le temps, alors que lui n’a cessé de rêver à son corps juvénile durant ses années de guerre et de jungle. Ce n’est pas du sentiment, mais de la faim sexuelle frustrée. Il n’arrive pas à comprendre que l’eau a coulé dans la rivière et que le temps a passé, que les choses changent et que sa femme n’est pas sa propriété mais une personne qui a elle aussi des droits et des désirs.

Il n’y parviendra jamais. Son obsession est de planter lui aussi un gosse à « son » épouse pour assurer son droit de propriété sur son corps. Mais il reste longtemps impuissant, usant de médicaments traditionnels du vieux Phieu, avant de la violer. Mais le fœtus n’est pas viable, il est handicapé et mort-né. C’en est trop pour Miên qui décide de reprendre sa vraie vie conjugale avec Hoan, ce que le droit lui assure car l’acte de mariage avec Bôn n’existe plus, annulé par sa déclaration de décès administrative. Seul existe l’acte de mariage avec Hoan. Il fallait cependant que la communauté villageoise se rende compte de l’incapacité de Bôn et transforme son culte automatique du « héros » de guerre en vue réaliste sur l’homme qui est revenu. « Nous avions peur qu’on nous traite de gens cupides, ingrats. Quand à Hoan, il a peur qu’on lui reproche d’être un homme qui non seulement est resté paisiblement à l’arrière en temps de guerre, mais a encore volé le bonheur d’un combattant qui s’est sacrifié pour le peuple, pour la patrie. Finalement, tout est arrivé à cause d’un seul mot, la Peur » p.282.

Autour de cette histoire, l’autrice en profite pour dresser le portrait du village, des rancœurs et des jalousies, de la paresse et de la réussite, des diktats idéologiques et des réalités crues. Bôn a été heureux dans sa jeunesse, jusqu’à ce que la guerre la happe. Il s’est retrouvé dans la jungle soumis aux bombardements américains et a perdu son sergent, un jeune gars de la ville qui l’avait pris sous son aile et dont il était tombé dépendant, sinon amoureux, au point de rapporter seul son cadavre dans les lignes durant des jours.

Hoan, fils d’instituteur fringuant à 18 ans, coqueluche de toutes filles par son côté sportif et intelligent, n’a jamais pu aller à l’université car il s’est fait piéger par une mégère, la régente du magasin de sa mère confisqué par le Parti. Elle l’a fait boire un soir et l’a jeté dans les bras de sa fille de 14 ans. Elle n’en était pas à sa première coucherie et n’attendait que le bon parti pour se marier. Hoan en a été humilié, n’a pas fait d’études, a laissé sa « femme » s’installer et se faire entretenir chez son père, mais n’a plus voulu jamais la voir. Une fillette est née, probablement pas de lui, qu’il n’a jamais voulu connaître. Le divorce n’a été prononcé que par un contre-piège, la constatation d’adultère de la fille avide de sexe avec un homme adulte devant plusieurs témoins.

C’est tout ce petit monde grouillant de vie et proche de la terre et des réalités crues que fait surgir l’autrice, évoquant avec gourmandise les paysages des collines et des plaines, la végétation profuse et les pêcheurs musclés, la vie des putes avides de fric et les affaires des intermédiaires obligés du commerce. Un beau roman dépaysant comme les lianes de la jungle.

Grand prix des lectrices de Elle 2007

Duong Thu Huong, Terre des oublis, 2005, Livre de poche 2007, 701 pages, €10,40, e-book Kindle €21,99

Duong Thu Huong, Oeuvres : Au-delà des illusions – Les Paradis aveugles – Roman sans titre – Terre des oublis, Bouquins 2008, 1056 pages, €30,50

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Hélène Rumer, Mortelle petite annonce

Un bon roman à suspense écrit de façon originale. Tout part d’une petite annonce pour trouver une baby-sitter pour enfant de 5 ans, nourrie à condition qu’elle prépare les repas et logée dans un studio de 25 m² indépendant à côte de la grande maison dans un parc. Résumé par « un commandant » de police, il s’agit « d’un truc bien glauque dans une ville bien bourge » (p.166). On dirait plutôt les propos d’un adjudant, qui jadis menait les enquêtes, aujourd’hui, il faut qu’il ait au moins le grade de commandant – à quand le général ? L’histoire commence donc par un massacre en pleine nuit d’une famille aisée de Versailles avec trois enfants, par le père lui-même, au bout du rouleau. Un drame à la Dupont de Ligonès avec famille catho tradi, modèle maths-sup pour les garçons et machisme ambiant dans le couple.

Seule la baby-sitter en réchappe, puisqu’elle devait partir pour une semaine de vacances et que son train vers l’ouest a été supprimé par la SNCF pour « travaux » jusqu’au lendemain matin. Les éternels « travaux » de la SNCF qui, comme Sisyphe, pousse chaque année son rocher pour recommencer l’année suivante parce qu’il a dévalé. Laurie est décalée, issue d’un milieu populaire et élevée par sa mère seule, une égoïste inculte. Mais elle s’est attachée au petit dernier, Paul dit Polo, 5 ans, qui manque d’amour à la maison.

En effet, le père travaille beaucoup dans la sécurité informatique pour une société d’armement et n’est pas reconnu par son N+1, pervers narcissique typique. La mère est prof de maths mais en dépression depuis huit ans pour avoir perdu une petite Pauline de quelques mois à cause de la mort subite du nourrisson. Les deux autres enfants sont des mâles de 17 et 15 ans qui gardent leurs distances avec la jeune baby-sitter, poussés par leur père vers les maths et la physique, et engueulés pour leurs résultats pas toujours en progression.

S’ajoute à ce tableau de stress et d’amertume le fantôme d’un mystérieux « Nicolas » dont personne ne veut parler, et dont la chambre occupée un temps à l’étage a été condamnée, laissée en l’état et fermée à clé. Sauf qu’une fuite d’eau, due à une branche tombée du cèdre sur le toit lors d’une tempête versaillaise, exige son ouverture, ravivant des souvenirs qu’on aimerait mettre sous le tapis.

L’histoire est racontée par les témoins du drame, les principaux personnages de la famille, la baby-sitter la tante, les voisins, le commandant de police, des amis, des témoins au travail. Elle progresse ainsi par des visions croisées, partielles et complémentaires, dévoilant à mesure le drame de couple complexe qui s’est joué.

Le père a toujours été fêtard et flambeur, il est rattrapé par sa propension aux addictions en sombrant dans l’alcoolisme, d’autant que ça va mal dans son couple, mal à son travail, mal avec son banquier – et mal dans sa tête. Curieuse façon d’écrire, il « ouvre une bouteille de scotch ou de whisky » (p.94), comme si le scotch n’était pas un whisky d’Écosse – dirait-on « un scotch-terrier ou un chien »… ? Le père se sent coupable du naufrage qui vient, de plus en plus coupable.

La mère subit la violence de l’alcoolique qui sert d’exutoire aux frustrations, d’autant qu’elle reste passive, dans son rôle tradi de catho effacée, bien que n’étant pas mère au foyer. Ses enfants sont des garçons, ce pourquoi elle n’intervient pas pour eux. Laissé sans échanges sur l’oreiller ni à table, fautif d’avoir eu un moment de colère qui a fait rompre les ponts à « Nicolas », le père monte en pression. Son épouse et mère ne sert à rien, ni de raison ni de soupape, elle ne songe au contraire qu’à le fuir, dénier les problèmes, divorcer peut-être malgré la réprobation sociale catholique bourgeoise de la ville. Chacun se révèle victime et coupable, tournant en rond dans le huis-clos familial, accentué par les confinements Covid.

C’est l’impasse, donc le drame. Quand tout repose sur les épaules du père, accusé un peu vite de machisme par le féminisme d’ambiance, quand l’épouse reste sans rien tenter ni dire, préférant le confort mental de sa dépression et ses médocs adjuvants, quand les garçons n’osent pas dire ce qu’ils veulent et s’opposer – il finit par craquer. A l’effarement de Laurie, qui en parle au moins avec son psy. Les non-dits des souffrances sont ravageurs pour la personnalité, qu’on se le dise.

Oui, c’est un bon roman à suspense, original.

Hélène Rumer, Mortelle petite annonce, 2023, Pearlbooksedition Zurich, 201 pages, €18,00

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Le Caveau de la terreur de Roy Ward Baker

L’horreur des années 70 : être enfermé avec des inconnus dans une pièce, où chacun est sommé de raconter le pire de son inconscient. Dans un grand immeuble à multiples étages, cinq hommes montent successivement dans l’ascenseur, au fil des arrêts vers le rez-de-chaussée. Mais la machine n’en fait qu’à sa tête, elle n’obéit pas aux injonctions et ne stoppe qu’au sous-sol. Là, les portes s’ouvrent comme un rideau de théâtre… et dévoilent une pièce ronde avec une table centrale et cinq sièges judicieusement disposés autour. Des boissons alcoolisées attendent les convives, tous mâles bien entendu. Impossible de sortir, il n’y a qu’une seule issue : l’ascenseur qui s’est refermé. Aucun bouton ne permet de l’appeler.

Le club des cinq se résigne alors à s’asseoir, à attendre et à deviser. Sur une idée de l’un d’eux, due à l’atmosphère oppressante du lieu, chacun doit raconter son rêve le plus fort, son cauchemar récurrent. Ce sont donc cinq histoires « de la crypte » qui sont successivement livrées à l’attention du spectateur.

Le Repas de minuit met en scène l’un des cinq qui rêve de rechercher sa sœur (alors qu’il n’a pas de sœur) via un détective très privé, qu’il tue une fois la mission accomplie. Il récupère l’argent et se rend au domicile de la jeune femme, dans un quartier mystérieux où, lorsque la nuit tombe, chacun se calfeutre chez soi. Les monstres vont apparaître, ainsi qu’il est prédit. Le narrateur ne peut dîner au restaurant car celui-ci ferme à la nuit tombée, à 19h30. Il va donc sonner à la porte de sa sœur, une rousse au visage étrange qui lui ouvre, le reconnaît, le fait entrer. Mais pourquoi voulait-il la voir ? Parce que leur père est mort et qu’il l’a désigné elle comme unique héritière (pas de part réservée en droit anglais, chacun fait ce qu’il veut de sa fortune). Tandis qu’elle lit le papier, il la poignarde par trois fois, comme trois reniements de Pierre envers le Christ. Lorsqu’il ressort de la maison, le restaurant est à nouveau ouvert et il s’y rend pour dîner. Mais le maître d’hôtel, qui n’est plus le même, lui sert un cocktail de mauvais goût, une soupe au sang et lui demande comment il se veut rôti. Le meurtrier s’aperçoit alors dans le miroir qu’il est seul dans la salle et que tous les autres sont des fantômes. Ou plutôt des vampires, et que le rôti, c’est lui. Sa sœur, désormais décédée, entre alors et entreprend de le pomper… à la veine jugulaire.

Le métier de faire le nid montre comment le narrateur, fortune faite en son âge mûr, désire une épouse pour s’occuper de lui. Il se marie avec la fille d’un ami, une Eleanor vieillissante qui n’a pas trouvé chaussure à son pied. Mais il est maniaque et veut que tout soit comme avant, les choses à leur place et une place pour chaque chose. La femme est une intruse qui bouleverse sans le savoir, et sans le vouloir, ses chères habitudes. Mais elle veut bien, trop bien faire. Un soir qu’il doit rentrer à 18h – tapantes – elle entreprend de ranger l’infime désordre qu’elle a mis dans la maison durant la journée où elle s’ennuie. Mais chaque acte de ménage engendre sa catastrophe : bidon de nettoyage renversé, tableau qui se décroche, clou impossible à trouver, marteau qui emporte son portant… Le mari rentré en devient fou, et elle folle. Avec le marteau encore en main, elle lui en flanque un bon coup sur la tronche.

Ce truc va vous tuer présente Sebastian en magicien en vacances aux Indes avec sa femme. Il cherche un nouveau truc pour relancer son spectacle et est prêt à tout pour l’avoir. Avisant un gourou qui transperce un panier empli d’un jeune garçon, le sabre remontant ensanglanté, il montre que le panier est ouvert sur le fond et que le garçon s’est planqué avant de ressortir frais comme une rose ; de même le sabre qui traverse la mâchoire est truqué. Mais l’assistante du gourou veut lui donner une leçon. Elle effectue le lendemain, seule, le tour de la corde indienne, une corde qui sort verticalement d’un vase en osier et ondule comme un serpent sous la son de la flûte, avant de s’élever rigide, au point qu’on peut y grimper. Sebastian cherche le truc, ne le découvre pas : voilà ce qu’il voulait. Il convoite alors de l’acheter, mais la grosse somme n’y fait rien, c’est non. Le lendemain, il joue alors l’époux prévenant qui veut distraire sa moitié souffrante dans la chambre de leur hôtel. Il invite la fille à faire une démonstration devant elle, ce qu’elle réussit à merveille. Puis il la tue d’un coup de poignard dans le dos. Il possède enfin les accessoires, le truc de fou, joue de la flûte et, malgré sa maladresse, fait s’ériger la corde. Mais celle-ci ne l’entend pas de la bonne oreille et elle prend vie autonome, fouettant le tueur et va jusqu’à l’étrangler et le pendre.

Unis dans la mort dévoile une belle escroquerie à l’assurance-vie. Maitland veut se faire passer pour mort à l’aide d’un poison qui ralentit le cœur jusqu’à ce qu’il ne soit plus perceptible. Son copain Alex est chargé d’aller déterrer son pseudo-cadavre, une fois le cercueil dans la fosse. Mais l’air manque et Maitland trouve le temps long. Dans son logis, deux étudiants en médecine désirent un cadavre frais pour réviser leur anatomie et se rendent au cimetière, où ils soudoient le fossoyeur pour déterrer le plus récent. Pendant ce temps, Alex passe en voiture, désirant garder le magot pour lui seul et laisser crever Maitland dans sa bonbonnière en sous-sol. Lorsque le cercueil est ouvert, le cadavre espéré se dresse d’un coup en aspirant l’air, ce qui effraie les deux apprentis médecins et les fait fuir hors du cimetière. Ils croisent la voiture qui fonce en sens inverse et qui, voulant les éviter, va percuter un arbre. Exit Alex. Lorsque les deux reviennent voir le cadavre, le fossoyeur l’a arrangé d’un bon coup de pelle afin qu’il ne bouge plus… Exit Maintland.

Dessin fatal raconte le rêve du dernier des cinq. Il est peintre et se voit à Haïti, sous les tropiques, en train de s’essayer aux portraits tandis que son œuvre est mal considérée à Londres où les marchands de tableaux lui disent que ce sont des croûtes et où un critique d’art réputé l’assassine. Un ami de passage lui apprend que l’une de ses peintures s’est quand même très bien vendue récemment aux enchères et le peintre se dit qu’il a été roulé. C’est le jeu des marchands, lui dit-on, mais il veut se venger. Il va pour cela voir un jeune prêtre vaudou, torse nu dans sa case, orné de colliers de coquillages. Le jeune homme lui dit que, s’il veut un sort, il doit tremper sa main dans l’eau bouillante de la marmite, elle en ressortira chargée de magie. Le peintre hésite, sa main est son outil de travail, mais à quoi bon si ses œuvres ne sont pas reconnues à leur juste valeur ? Il la plonge donc dans l’eau qui bout et la ressort un peu grasse de ce qui mijote, mais intacte. Désormais, tout ce qu’il va dessiner ou peindre sera lié à lui : s’il dessine un trait, le trait sera reproduit sur l’objet où l’être vivant, via un événement réel imprévu. Rentré à Londres, il va se confronter à ses escrocs et leur annonce sa vengeance. Il peint un portrait de chacun d’eux et, pour le critique qui n’a pas vu la valeur de son œuvre, lui crève les yeux ; pour l’un des marchands, il lui coupe les mains ; pour le dernier, il va le voir une dernière fois pour dessiner sous ses yeux un point rouge sur le front. Chacun va subir le sort assigné : le critique sera rendu aveugle par sa maîtresse qu’il quitte sans élégance et qui lui balance du vitriol à la figure ; le second aura ses mains coupées par le massicot qu’il manie pour donner l’exemple à son apprenti qu’il humilie ; quant au dernier, il brandit un revolver face au peintre mais la magie l’oblige à se le retourner entre les deux yeux. Le peintre ridiculisé est vengé. Sauf qu’il a peint un portrait de lui avant que ses mains soient chargées et qu’il ne peut le détruire sans se détruire lui-même. Il l’a donc enfermé dans un coffre-fort, mais l’air vient à manquer ; il doit le ressortir et y parvient in extremis. Mais il s’aperçoit qu’il a oublié sa montre dans le bureau du marchand suicidé et s’y précipite. Las ! Un peintre (en bâtiment) qui œuvre au-dessus de son atelier fait tomber accidentellement un bidon de dissolvant sur le portrait laissé à l’air libre et le visage se décompose – tout comme celui du peintre qui est renversé brutalement par un camion.

Chacun a raconté son histoire, celle de leur inconscient profond. La porte de la pièce où ils sont enfermés s’ouvre, mais sur un cimetière. Les hommes sortent un à un et disparaissent. Le dernier, Sebastian, donne la leçon de tout cela : ils se sont tous damnés et doivent revivre pour l’éternité leurs méfaits en racontant sans cesse leur histoire.

C’est d’un fantastique étrange, plutôt sophistiqué, tout à fait dans les explorations esthétiques des années post-68 à Londres. Les histoires vont crescendo dans le bizarre et captivent. Un bon spectacle, servi par un coffret cher, mais réédité en remastérisé et haute définition, qui comprend un livret écrit et un second DVD de suppléments.

DVD Le Caveau de la terreur – les contes de la crypte (The Vault of Horror), Roy Ward Baker, 1973, avec ‎ Dawn Addams, Tom Baker, Michael Craig, Denholm Elliott, Curd Jürgens, 1h26, ESC nouveau master haute définition, Blu-ray €40,98

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Colette, Julie de Carneilhan

Roman d’amertume, roman de 1941 en pleine Occupation après la défaite, Colette revisite ses rancœurs de divorcée multiple en décidant de faire de la Femme une guerrière. Julie est une aristocrate, une terrienne élevée parmi les animaux (comme l’auteur, élevée dans un village bourguignon) ; elle s’est mariée deux fois, la dernière avec Herbert Espivant, désormais député (comme l’auteur, remariée à Henri de Jouvenel, diplomate, avant de divorcer). Elle a eu une liaison avec son beau-fils Toni, 17 ans (comme l’auteur avec Bertrand, le fils de Jouvenel). Du haut de sa quarantaine, elle garde de tout cela des souvenirs doux et amers.

Désormais indépendante, vivant chichement d’une pension de son premier mari, elle s’ennuie. Elle n’a pour amis que des vulgaires, un Coco Vatard fils de bourgeois qui la courtise et voudrait épouser son chic, et qu’elle prend dans son lit de temps à autre, et deux filles, l’une bête à grands yeux et l’autre qui rit sans penser à rien. Seul son frère aîné Léon (copie du frère de Colette Léo), qui lui ressemble en mâle capable de vivre seul, est pour Julie un ancrage.

Espivant est au plus mal, cardiaque et mal parti à la cinquantaine. Il la fait appeler, elle se rend chez lui, on ne sait pourquoi, peut-être par un reste d’amour. Mais ce n’est pas pour lui assurer une place sur son testament, lui n’a rien, c’est sa nouvelle femme, Marianne, qui a tout. Une fortune industrielle peu mobilisable mais assurée. D’où le piège.

Herbert Espivant va imaginer une façon machiavélique de se débarrasser à la fois de ses deux dernières épouses. Il convoque l’ex en prétextant son mal qui empire pour lui rappeler simplement la reconnaissance de dettes qu’il lui a consentie – sur papier timbré – un jour d’humour noir lors de leur séparation. Si elle l’a conservée, elle peut l’utiliser, Marianne se sentira obligé d’honorer cette dette. Lui récupérera la majorité de la somme, un million, Julie en aura une part, dix pour cent. Puis Herbert divorcera de Marianne, dont il se lasse, ou mourra, mais en ayant bien joué. Quant à Julie, elle sera plus à l’aise.

Les lecteurs ont noté le côté autobiographique de cette « sorte d’espèce de genre de roman », comme l’écrit Colette elle-même dans une lettre à ses amies. Il s’agit bien d’une fiction, même si elle est imaginée sur un canevas personnel. Les différences d’Herbert Espivant avec Henry de Jouvenel sautent aux yeux. La notice de la Pléiade les résume admirablement : « S’il en a le charme et la culture, il lui manque la force de caractère et cette grandeur d’âme que percevaient tous ceux qui côtoyaient l’homme politique » p.1156. Réduire Herbert au séducteur libertin apte au machiavélisme est une façon de se venger d’une séparation difficile d’avec le vrai Henry. L’apparence fragile cache la faiblesse foncière de l’homme, les manières rudes l’égoïsme foncier : Colette poursuit ses récriminations contre l’autre sexe sans en changer une virgule.

Même Toni, l’adolescent qui se sent abandonné, amoureux qui a tenté d’en finir au véronal par désespoir de voir Julie revenir à son père, n’est pas épargné : « Une manière de petit Borgia délicat… C‘est entendu, il est beau. Mais pfff… Tu sais pourtant, à moins que tu ne l’aies oublié, ce que je pense de ces beautés genre statuette italienne… Il doit avoir le bout des tétons lilas, et un petit sexe triste… (…) Je me défends de détourner des garçonnets, que d’ailleurs j’ai en sainte abomination. Je n’aime pas le veau, je n’aime pas l’agneau, ni le chevreau, je n’aime pas l’adolescent » p.277 Pléiade. Hum ! Trop affirmatif pour être vrai… Mais Julie n’est pas Colette, pas plus que Toni n’est Bertrand, qu’on se le dise.

Marianne vient voir Julie pour la dette et lui laisse une enveloppe de la part de Bertrand – celle qui contient les dix pour cent. Cet affrontement entre deux rivales permet de montrer l’ambiguïté des sentiments de part et d’autre. Aimer le même homme, c’est être jalouse de cette faiblesse et admirative en même temps de ce qu’il a trouvé en l’autre, se respecter en tant que femme face aux hommes et devenir presque complices, en tout cas se comprendre.

Pour Julie, la vraie femme est elle-même, indépendante en esprit. « Elle se sentait au meilleur moment d’un état dont la solitude morale l’avait, depuis un long temps, dépossédée, et réintégrait un milieu où se goûte des plaisirs vifs et simples, où la femme, objet de la rivalité des hommes, porte aisément leurs soupçons, entend leurs injures, succombe sous divers assauts et leur tient tête avec outrecuidance » p.275.

Mais, lassée de sa solitude parisienne avec ses « petits copains » sans envergure, ses intrigues des amours mortes, Julie va céder à son penchant pour la nature, magie de son enfance, et ainsi retourner à la terre. Elle suit à l’aube son frère qui a tout vendu, des poneys aux cochons, avant de regagner au trot de sa jument le domaine ancestral de Carneilhan, où le vieux père s’échine à élever encore quelques chevaux que la guerre imminente va sans doute réquisitionner.

Cette façon de considérer les élites corrompues et la ville délétère a beaucoup plu aux lecteurs pétainistes de l’an 41, qui y trouvaient un roman en faveur de leur idéologie. Comme cette façon de concevoir le monde revient, qu’on se le lise !

Colette, Julie de Carneilhan, 1941, Folio 1982 occasion, ou Livre de poche 1970, occasion €3,00, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

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Colette, Chambre d’hôtel

Deux nouvelles tirées de faits vécus mais dans un décor imaginaire et dans un temps indéfini. Colette se recycle ; durant l’Occupation, elle s’occupe. Partant de petites anecdotes ou personnages rencontrés, elle en brode tout un roman, ou plutôt de longues nouvelles. Elle en publie ici deux dont le thème est l’amour. Colette est spécialiste de l’amour sous toutes ses formes, pour les avoir expérimentées durant sa longue existence (elle a alors 67 ans).

Chambre d’hôtel décrit la rencontre d’un couple dans un hôtel de repos à la montagne, à « X-les-Bains », un lieu qu’elle a fréquenté en Isère à la Belle époque (au vrai Uriage). Ce couple est « insignifiant », écrit-elle dès les premiers mots, mais s’attache au passant comme un « anatife », « mollusque à cordon extensible » qui la « dégoûte ». Elle se fascine cependant pour la vie des bêtes, Madame Haume en phase précoce de tuberculose et son mari Gérard, fils de famille raté qui entretient des liaisons. Si elle se trouve dans l’hôtel, c’est que Lucette, une copine de music-hall un brin pute de la haute, a loué un chalet à X-les-Bains avec son jeune amant Luigi mais qu’elle a, pour la même période, trouvé un nouvel amant bourré de diamants qui l’emmène sur son yacht. Le chalet est donc libre. Mais la narratrice le trouve trop petit-bourgeois pour elle et préfère l’hôtel. D’où la rencontre de hasard.

Dès lors, les différentes formes de « l’amour » vont se contraster. Celui de Lucette pour Luigi est pur mais soumis à condition de moyens ; celui de Lucette pour le nouvel amant (après bien d’autres) n’est qu’utilitaire, comme on « aime » ce qui vous nourrit. L’amour du couple Haume est classique, usé par l’habitude et abîmé par la maladie, mais cette faiblesse est ce qui retient Gérard de quitter sa femme pour courir l’aventure. Outre qu’il n’a guère de moyens, ayant ruiné pour partie l’entreprise familiale que son frère peine à redresser, ne lui assurant qu’une pension juste à condition qu’il ne s’en mêle plus. D’où sa recherche d’aventure ailleurs. Il entretient une jeune maîtresse à Paris mais s’inquiète de ne plus avoir de nouvelles. Forcé par la maladie de sa femme de prolonger son séjour à la montagne avec elle, il voudrait y aller voir. Il s’y trouve même une autre sorte « d’amour » qui est la séduction sans le vouloir des très jeunes filles pubères de 14 ans qui flirtent innocemment avec les hommes adultes de l’hôtel, suscitant le désir interdit. « Miss Morphy » a un nom qui suggère à la fois le dieu qui endort, le papillon aux ailes bleues qui séduit et le joueur d’échec Paul qui pose ses pions.

C’est alors que la narratrice, sous la forme de Colette dans une situation semblable, propose de porter un message à la belle puisqu’elle doit se rendre à Paris pour signer un contrat pour un nouveau spectacle. Ce qu’elle trouve, c’est l’oiseau envolé, l’appartement vide et à louer. La belle a quitté l’amant trop lointain pour un autre sans laisser d’adresse. Effondrement du Gérard, mais c’est le jeu : il n’y a pas d’amour mais que des preuves d’amour, qui va à la chasse perd sa place. C’est alors que Lucette revient de son aventure avec le riche à diamants ; elle est meurtrie, blessée, sans un. Elle use donc du chalet puisque la location dure encore et Luigi va chercher du travail alentour. Gérard la rencontre parce que Colette lui en a parlé, et Lucette joue l’anatife pour se trouver une nouvelle tirelire… avant de mourir de sa blessure mal soignée. Conclusion de ces péripéties ? L’amour véritable a peu à voir avec ce que « nous » appelons en société « l’amour », réduit le plus souvent comme il est montré au sexe et au fric.

La lune de pluie est plus bizarre. L’histoire se passe à Paris, lorsque Colette fait taper ses manuscrits à livrer en feuilletons aux journaux par une vieille fille consciencieuse. Laquelle habite un ancien appartement de Colette, d’où le sentiment particulier qu’elle ressent lorsqu’elle s’y rend (au vrai, le 28 rue Jacob). Elle s’y trouve comme chez elle, les nouveaux locataires sont comme des intruses.

Car la vieille fille a recueilli sa jeune sœur, mariée mais séparée volontairement, ayant « chassé » son mari Eugène pour on ne sait quelle futilité. Elle s’est mise à le haïr et use de procédés superstitieux pour lui faire avoir du mal, comme de répéter à l’infini son nom pour que les oreilles lui tintent, et autres billevesées de bonne femme oisive, très petite-bourgeoise et cancanière. Le mari Eugène, que Colette croise en bas de l’immeuble où il regarde la fenêtre de son épouse, est en mauvaise santé, fumant et bouffant trop. Il mourra à la fin et son ex s’en fera gloire, comme si sa haine avait opéré sur le physique.

Il y a donc, là encore, trois amours : celui, filial, de la sœur aînée pour sa cadette, sentiment profond mais qui fait excuser trop de mauvaiseté de celle qui se laisse aimer ; celui, marital, de la femme qui ne veut plus voir son mari et qui s’est inversé en haine tenace ; celui enfin de la pureté initiale, où le mari aimait plutôt la sœur aînée avant de jeter son dévolu sur la cadette. En bref un gâchis : l’amertume de la délaissée, la haine de la choisie, la faiblesse de l’aînée pour la cadette. Rien de cela ne donne envie…

Il semble que tout cela soit un peu compliqué pour notre époque, le livre n’est pas réédité et aucun film n’a été tourné sur ces histoires d’amours contrastés. Colette, d’ailleurs, les conte avec détachement, sans ces notations précises ou sensuelles sur la vie alentour qui la caractérisent, comme si elle accomplissait la besogne d’écriture pour seules raisons alimentaires, sans y mettre son cœur.

Colette, Chambre d’hôtel suivi de La lune de pluie (nouvelles), 1940, Livre de poche 2004, 157 pages, €7,70, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

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Colette, Le toutounier

Après Duo, le quatuor. Celui des quatre filles Eudes, élevées à l’étroit en serre dans un petit studio parisien doté d’un grand canapé usé, le « toutounier ». Le mot familier vient de toutoune, femelle du toutou, autrement dit nid à chienne de maison. Le toutounier est ce gîte pour filles esseulées qui se retrouvent pour faire sœurs, ce repaire maternel d’où s’envoler vers le monde.

Mais l’enfance commune infantilise si elle se prolonge au-delà. Comment passer de sœur à femme ? De quitter la bande des quatre féminine pour le duo avec un mari ? C’est « l’amour », hétéro, reproductif de la maison, successeur de l’amour fraternel et camarade du nid.

Alice s’est mariée, elle a joué le jeu du couple ; son mari Michel s’est noyé un matin dans la rivière, on le sait depuis la fin de Duo. Elle se retrouve seule, esseulée, craintive. Elle se réfugie chez ses sœurs qui, elles, n’en sont pas au même stade de l’envol. Elle se ressource, recommence. Peut-être va-t-elle à nouveau tomber amoureuse, une fois le deuil fait, et trouver un second mâle pour faire maison ?

Colombe attend un mari, elle est encore entre deux, androgyne, pas tout à fait femme mais plus vraiment adolescente. « Archange en peignoir de bain », elle laisse parfois apercevoir un sein nu ou une épaule lisse comme, adolescente, elle restait parfois nue entre ses sœurs sur le toutounier. Elle sert de secrétaire à un homme de spectacle marié mais dont la femme est très malade, et est soumise aux aléas de la profession, riche un jour, pauvre le lendemain ; à Paris un jour, à Pau le lendemain pour six mois. La mise en couple est plus difficile que l’accouplement et demande plus de sacrifice de soi, de ses amitiés, de ses habitudes. Il faut quitter sa famille…

Hermine veut conquérir un mari, lequel est marié et en passe de divorcer – peut-être. Elle veut « s’assurer un homme » comme on le dit d’un capital – terme fort en cette période de bourgeoisie où la femme n’a guère de droits. Seule l’épouse a un statut social, les non-mariées sont considérées comme inférieures, infantiles, inaptes. Pour cela, Hermine (au prénom de fauve cruel) force le destin en tirant avec un pistolet (déchargé…) sur l’épouse de l’élu. Laquelle comprend que la rupture est irréversible et demande d’elle-même le divorce. Mais le mari va-t-il se remarier avec sa maîtresse amoureuse ? Ne lui fait-elle pas peur désormais ?

Quant à Bizoute, la quatrième, il n’y a rien à en dire. Elle a aimé et il l’a aimée ; il a cessé de l’aimer et elle a souffert. Tout le reste est silence.

Colette met en scène toutes les variations de la passion sexuelle qu’on généralise sous le nom de « l’amour ». Des choses menues, quotidiennes, banales, mais qui atteignent à l’universel, à la vie, à la mort. Toute l’expérience d’une vie, livrée à 65 ans.

Colette, Le toutounier, 1938, Livre de poche, occasion €3,11, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Colette, La seconde

Le mari, la femme, la maîtresse, schéma classique – avec cette touche en plus du beau-fils de 16 ans. Colette continue de parler d’elle-même pour en faire un roman, de son couple avec Henry de Jouvenel et son beau-fils Bertrand, et de Germaine Patat, la maîtresse d’Henry tombeur de femmes, surgie dans le couple vers 1920. Mais la fiction n’est pas le réel et Colette transmute cette expérience dans son laboratoire littéraire.

L’époque a surtout vu le « scandale » du couple à trois (ou quatre), du « harem » ; nous regardons plutôt aujourd’hui la belle figure d’homme écrivain qu’est Farou. Il est héneaurme, comme aurait dit Flaubert, un Protée avide de sexe comme de création théâtrale. Il s’isole en création ou en répétitions, il surgit en tempête au logis, annoncé par de bruyantes manifestations de portes et de voix, il règne sur son domestique et arbitre les querelles. Chacun l’aime, chacun l’admire, chacun le craint. Le Grand Farou écrase le Petit Farou et les femelles. Il est passionné mais, au fond de lui, faible. Il tonne contre elles mais a besoin des femmes. Son soupir favori est : « Ah ! Toutes ces femmes ! toutes ces femmes ! j’en ai des femmes dans ma maison ! » p.392 Pléiade.

Il n’a rien de commun avec son gamin, aucune complicité masculine. Il faut même que la belle-mère attire son attention sur la beauté de son fils, « déguisé et embelli par une salopette bleue serrée à la taille » (et sans chemise, comme il est suggéré dans le contexte). « Avoue qu’il devient très joli garçon, souffla tout bas Fanny à son mari. – Très, approuva brièvement Farou. Mais quelle manière de s’habiller !… » Le garçon s’émancipe, se cherche, veut plaire. « Le genre mécano se porte beaucoup, dit Jean sur le même ton » p.411.

Fanny-Colette découvre que Jane l’assistante, devenue une amie à demeure, est baisée par le Grand Farou, tandis que le petit Farou en est amoureux. Elle est scandalisée et envisage de la renvoyer, mais que dira son mari ? Et comment vivra-t-elle avec lui, une fois seule ? Les maîtresses ne vont pas cesser car ainsi est Farou, « le beau Farou, le méchant Farou ». Autant accepter la situation et garder Jane.

Colette, on s’en souvient, s’en est allée en divorçant d’Henry de Jouvenel – pour mieux baiser le jeune Bertrand jusqu’à ses 24 ans. Mais elle choisit une solution différente en ce roman : le Petit Farou va baiser ailleurs et Fanny reste, résignée, au foyer dont elle est finalement le centre. La solidarité féminine l’emporte sur les machos volages, elle fait foyer entre femmes.

Le roman portait initialement pour titre Le double, signifiant ainsi les deux femmes unies en alter ego auprès du mari. La seconde nuance le propos en mettant une hiérarchie ; Jane est la seconde épouse, comme on disait en Égypte antique, mais elle seconde aussi Fanny, l’appuie et la complète. Celle qui trahit pense à celle qu’elle trompe et compatit. Pas un grand roman, car anachronique aujourd’hui, mais se laisse lire.

Colette, La seconde, 1929, Livre de poche 1971, €6,00, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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Soupçons d’Alfred Hitchcock

Quand le jeune séduisant oisif Johnnie Aysgarth (Cary Grant) rencontre la belle Lina McLaidlaw (Joan Fontaine) sous un tunnel, dans un train, c’est le coup de foudre. Le cynique joueur perpétuellement désargenté tente sur elle un expédient, lui « emprunter » un timbre pour faire l’appoint de l’amende qu’il doit payer pour voyager en première classe avec un billet de troisième. Nous sommes hors du temps, dans une Angleterre fictive alors qu’elle est en guerre en 1941, pour un public américain qui rêve encore de la vieille Europe (ce qui va s’inverser après-guerre).

Lina tombe raide dingue du bel homme qui l’emmène promener et tente de l’embrasser, puis au bal où il s’introduit, non invité, pour danser. Lui ose tout. Il n’a rien, elle s’en apercevra une fois mariée – sans le consentement de ses parents, le général McLaidlaw (Sir Cedric Hardwicke) et son épouse Martha (Dame May Whitty). L’oie blanche vouée au destin de vieille fille selon ses parents qui désespèrent, est ravie par le renard rusé au beau pelage. L’a-t-il épousé pour sa fortune ? Elle n’en a pas, que 500 £ de rente annuelle servie par son père, et rien à son décès que son portrait en général, pour surveiller moralement le couple. Car John flambe ; il loue une somptueuse maison à sa nouvelle épouse qu’il appelle « Ouistiti » (Monkey Face), il engage une jeune servante Ethel (Heather Angel) et une cuisinière. Avec quoi paie-t-il ? Avec des emprunts un peu partout : les amis, les banques, l’assurance-vie ; le jeu aux courses ; les « affaires » plus ou moins douteuses. Il est sans cesse sur la corde raide, plein d’idées mais la tête pleine de vent. Incapable de travailler, inapte au mariage bourgeois.

Lina, tête d’institutrice à lunettes qui lit au début un livre sur la psychologie de l’enfant, devient vite soupçonneuse. Elle découvre une à une les entourloupes de son mari, prend peur peu à peu. Certes, il a à chaque fois d’’excellentes explications qui tiennent la route, mais quand même… Il est cynique avec ses amis, ses connaissances, son cousin même le capitaine Melbeck (Leo G. Carroll) qui l’a engagé comme agent immobilier dans sa société avant de le virer six semaines plus tard pour avoir piqué dans la caisse. Son ami de collège Biquet (Beaky en anglais, Nigel Bruce), gentil mais naïf, est subjugué par John et lui passe toutes ses lubies. « C’est tout Johnnie ! » est son mantra favori. Rien de grave, il s’en sort toujours, il est gentil.

Mais Biquet ne supporte pas l’alcool, il meurt à Paris après un pari d’avaler un grand verre de cognac, alors qu’il y était pour affaires, dissoudre une société constituée avec John pour mettre en valeur un site touristique au-dessus des falaises sur la côte, que Lina a démonté rationnellement au point de les faire renoncer. La police vient au domicile des Aysgarth pour interroger John sur son ami mais il est absent : il a accompagné Biquet à Londres pour son vol vers Paris. Lina est effondrée, elle soupçonne Johnnie de l’avoir son ami pour sauver ses avoirs. Suspense. Celui-ci revient dans l’heure qui vient, il était bel et bien à Londres, a mis Biquet à l’aéroport avant de passer à son club, il téléphone à la police immédiatement pour répondre aux questions. Mais quand même…

Pourquoi John s’intéresse-t-il autant aux romans policiers de la reine du crime du village ? Pourquoi, au cours d’un dîner avec elle et son cousin légiste, cherche-t-il à connaître le moyen le plus sûr de tuer quelqu’un sans se faire prendre ? Pourquoi cuisine-t-il jusqu’au bout l’écrivaine pour lui soutirer le nom du poison indécelable que tout le monde peut se procurer – car d’usage courant en ménage ? Lina prend vraiment peur. Elle en tombe malade, croit qu’il veut la tuer pour toucher les 500 £ de son assurance-vie au cas où elle meurt. Elle sait qu’il est à court d’argent, sans cesse affairé à s’en procurer à tout prix, elle a lu une lettre de la compagnie qui répondait à l’une de ses demandes. Elle ne boit pas le verre de lait qu’il lui a apporté d’en bas, en montant l’escalier sous la verrière, dans un suspense angoissant.

En voulant repartir chez maman, ayant appris la mort de son père, elle veut s’éloigner de John et peut-être le quitter. Elle est amoureuse mais les coups de canif dans le mariage ne cessent de la blesser. Son cher Johnnie n’a-t-il pas vendu pour 200 £ deux vieilles chaises de famille offertes comme cadeau de mariage par le général afin qu’elles soient transmises à la génération future ? Il ne respecte rien, refuse tout travail honnête, ne vit que d’expédients et d’escroqueries. Elle veut conduire, il ne veut pas ; il tient à l’accompagner. L’auto longe les falaises à pic sur la mer et ses rochers acérés en contrebas. La porte du passager ferme mal, c’est une voiture décapotable un brin usée. John se penche vers la portière comme s’il allait l’ouvrir et pousser sa femme hors de l’auto, un malheureux accident qui lui assurerait le capital d’assurance-vie. Mais c’est un fantasme de femelle angoissée devenue paranoïaque : fausse route, au contraire il voulait la protéger ! Frustration d’être dupé sur ce qu’on croyait savoir…

Le film est conduit comme une enquête policière, mais à l’intérieur du couple, avec l’amour comme enjeu. Le mari dissimule sa gêne financière perpétuelle sous un costume impeccable et son incapacité à gérer ses avoirs sous un air désinvolte ; l’épouse qui craint l’avenir sur la corde raide croit le pire et imagine le reste. La mayonnaise monte peu à peu, au point de culminer dans le fantasme du meurtre… Veut-il l’empoisonner ? Le verre de lait fera déborder le vase. Veut-il la précipiter du haut de la falaise ? La portière sera l’explosion.

Mais tout s’apaise, conclusion heureuse exigée par le studio – comme par la mentalité à l’eau de rose yankee. Cela aurait pu être un film bien noir, cela reste un film de suspense fort réussi, mais dans les normes acceptables par la société des années 40. Le jeu de l’amour et de la peur.

DVD Soupçons (Suspicion), Alfred Hitchcock, 1941, avec Joan Fontaine, Cary Grant, Cedric Hardwicke, May Whitty, Leo G. Carroll, éditions Montparnasse 2003, 1h35, €17,30 Blu-ray €15,05

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Embrasse-moi idiot de Billy Wilder

Le titre, en américain comme en français, est la dernière réplique du film. Il se termine en happy end, comme il se doit. Entre temps, c’est le drame… désopilant. Chacun est dans son rôle et le joue jusqu’au bout – ce qui, aboutit à l’absurde. Lequel est, par son outrance, comique. Comme quoi le rire naît souvent de la caricature ; en faire trop provoque la moquerie car l’être humain présenté comme mécanique est en décalage.

Dans une petite ville perdue au bout du monde – et surtout loin de la grand route – Orville et Barney végètent dans leurs petites vies avec des idées de grandeur. Le premier (Ray Walston) donne des leçons de piano pour pas cher à un ado de 14 ans qui n’a aucune oreille mais qui commence à avoir la queue qui le démange. Le second (Cliff Osmond) est le garagiste station-service du village. Comme ils habitent l’un en face de l’autre, ils se réunissent pour créer des chansons. Barney compose les paroles, Orville les met en musique. Tous deux rêvent de succès, mais comment faire lorsqu’on habite un bled isolé ?

Le hasard, malicieux, va détourner le crooner de charme Dino (Dean Martin) de la route principale vers la petite route poussiéreuse et l’amener au village de Climax – dont le nom signifie ‘point culminant’ (plutôt drôle pour un bled paumé dans la grande plaine) mais aussi ‘orgasme’. Car il existe un bar à hôtesses pour routiers, le Belly Button (autrement dit le nombril), la seule chose qui les attire dans le coin. Les filles sont laides à faire peur mais exhibent leur ventre avec (pour contrer le code Hays de décence puritaine) un diamant (faux) dans le nombril. Elles servent des alcools, et plus si affinité. Celle qui a le plus de succès est Polly (Kim Novak), surnommée ‘Pistolet’ en américain pour son pouvoir de tir, et ‘Volcan’ en français, plus conforme au sens de bombe sexuelle.

Le hasard, malicieux, va détourner le crooner de charme Dino (Dean Martin) de la route principale vers la petite route poussiéreuse et l’amener au village de Climax – dont le nom signifie ‘point culminant’ (plutôt drôle pour un bled paumé dans la grande plaine) mais aussi ‘orgasme’. Car il existe un bar à hôtesses pour routiers, le Belly Button (autrement dit le nombril), la seule chose qui les attire dans le coin. Les filles sont laides à faire peur mais exhibent leur ventre avec (pour contrer le code Hays de décence puritaine) un diamant (faux) dans le nombril. Elles servent des alcools, et plus si affinité. Celle qui a le plus de succès est Polly (Kim Novak), surnommée ‘Pistolet’ en américain pour son pouvoir de tir, et ‘Volcan’ en français, plus conforme au sens de bombe sexuelle.

Barney, qui sert de l’essence dans la grosse auto blanche de l’artiste pressé qui doit rallier Los Angeles le lendemain, reconnaît sans peine la célébrité et incite Orville à lui faire la réclame de leurs chansons. Mais Dino en a vu d’autres, il est sans cesse sollicité par l’un ou par l’autre d’intervenir auprès des producteurs de radio ou des maisons de disque. La seule chose que peut le retenir est sa voiture – et Barney la sabote en coupant l’arrivée d’essence dans le carburateur – et les filles – car il ne peut passer une nuit sans décharger, au risque d’avoir la migraine le lendemain. Cette outrance sexuelle est déjà désopilante, ses conséquences psychosomatiques encore plus. Mais Barney, l’entrepreneur du duo, ne se démonte pas. Puisqu’il a pu retenir Dino à cause de sa voiture (dont il doit commander la pièce, etc.), il le confie à Orville pour l’accueillir la nuit.

Sauf qu’Orville est diablement jaloux. Sa femme Zelda (Felicia Farr) est trop belle pour lui et il n’en revient pas d’avoir pu la lever dans sa jeunesse. Après le jeune laitier (James Ward) qu’il soupçonne d’échanger des mots doux avec sa femme (lorsqu’il vérifie, il s’agit d’une commande de lait et de beurre), il a déjà molesté, arraché le tee-shirt et jeté dehors le « Lolita mâle » Johnny Mulligan (Tommy Nolan, 16 ans au tournage) qui vient d’offrir des fleurs à sa femme – à 14 ans ! Il ne veut surtout pas que Dino lui tourne autour, surtout qu’il est de notoriété publique que la star chavire les cœurs et que Zelda apprécie ses chansons. Barney décide alors Orville d’éloigner Zelda pour un jour ou deux, le temps que Dino reconnaisse le talent des compositeurs-interprètes. Mais comme Orville a annoncé qu’il va faire la connaissance de sa femme, il lui faut en trouver une à louer pour l’occasion. Deux missions désopilantes qui ne vont pas se passer comme prévu car les femmes sont autrement bâties que les hommes.

Afin d’éloigner Zelda, rien de tel qu’une bonne dispute pour l’inciter à retourner un temps chez sa mère, comme le font toutes les épouses qui en ont marre. Sauf que Zelda est toujours amoureuse de son Orville et qu’elle veut le lui prouver par une bonne baise en plein jour. Il y a urgence, Dino fait justement la sieste dans la chambre d’amis à côté. D’où un quiproquo dans la salle de bain communicante où Zelda prend Dino pour Orville et lui tapote les fesses au travers du rideau de douche. Dino est incité à en vouloir plus et Orville est forcé d’accentuer la dispute. Il critique sa femme, la mère, les souvenirs du mariage, du voyage de noces. Enfin ! Zelda prend son sac et sa voiture pour filer chez maman.

Quant à trouver une épouse de substitution, Barney a l’idée de payer la pute Polly pour jouer le rôle. Elle est bonne fille et ne crache pas sur les beaux billets, d’autant que baiser avec un Dino n’est pas donné tous les jours à tout le monde. Big Bertha la mère maquerelle accepte (une Barbara Pepper dûment choucroutée en blonde vaporeuse malgré ses formes informes). Barney enlève Polly dans sa dépanneuse pour dépanner Orville. Polly est ravie de jouer la ménagère plutôt que la serveuse, et d’exiger des égards plutôt que des avances. Dino est émoustillé et frustré, ce qui accentue son goût de rester et l’incite à prêter une oreille favorable aux chansons que lui inflige Orville. Après tout, elles ne sont pas si mal et il a besoin de rajeunir son répertoire qui commence sérieusement à battre de l’aile.

Tout va donc pour le mieux dans un climax euphorique pour tous lorsque Zelda revient plus tôt que prévu. Sa mère, une vieille bique acariâtre qui ne cesse de bavasser et de critiquer tout et tout le monde, ne cesse de lui reprocher son mariage, lui vantant tous les ex-prétendants qui, eux, ont réussi à gagner beaucoup d’argent et une position sociale. En bref, tout le discours assommant de la génération qui a vécu la guerre et qui ne comprend pas la propension à l’hédonisme et à l’individualisme des jeunes du baby boom. Nous sommes en 1964 et 1968 pointait déjà, il suffisait de humer l’air du temps.

C’est donc la catastrophe, l’écroulement des scénarios bien peaufinés, l’explosion du rêve de gloire. Zelda est outrée que son mari l’ait remplacée au pied levé par une pute. Elle quitte la maison une fois de plus mais ne peut retourner chez maman ; elle échoue donc au Belly Button, où elle se saoule consciencieusement. Big Bertha la fait porter dans la caravane de Polly, puisqu’elle n’est pas là. Dino, privé de femme parce qu’il a à peine pu sauter Polly qu’Orville revient et le fout dehors, pris de remords d’avoir exposé son épouse, va échouer lui aussi au Belly Button où il demande à un serveur s’il existe une serveuse un peu moins moche que les autres. Évidemment ! C’est Polly. D’ailleurs sa caravane est juste en face. Dino s’y rend et trouve Zelda, pas claire, qui se laisse sauter avec un certain plaisir. Il laisse en partant une grosse somme en billets.

Content, il récupère sa décapotable réparée le lendemain et file vers Los Angeles. Il va proposer les chansons des bouseux pour mettre un peu de sang neuf dans les productions. Orville a été convoqué par Zelda via Barney pour la rejoindre devant le cabinet d’un avocat pour une demande de divorce. Le trio est attiré par une vitrine où les gens sont collé aux écrans de télé qui diffusent Dino chantant. C’est justement l’une de leurs chansons ! Le rêve de gloire est arrivé puisque le crooner les cite nommément comme auteurs en public. Passe alors Polly qui, avec les 500 $ laissés à Zelda et que celle-ci lui a remis pour avoir joué son rôle, a pu s’acheter la voiture qui pourra tirer la caravane – et se tirer de ce trou ! Dérision en ultime pirouette : l’auto est une Fiat 500 minuscule et peu puissante, qui ne vaut d’occasion que 495 $, ainsi que l’indique l’étiquette collée sur le pare-brise.

De l’époux traditionnel au tombeur professionnel, de l’amoureuse ménagère à la pute au grand cœur et chaud vagin, les écarts à la norme donnent la mesure de ce qui était acceptable au milieu des années soixante du siècle dernier. La jalousie ne mène à rien, pas plus que la possession d’un soir. Un couple est une rencontre dans la durée. L’épouse comme la pute désirent et aiment ; elles peuvent interchanger leur rôle sans changer au fond. L’époux comme le tombeur désirent et aiment ; ils peuvent jouer divers rôles mais sans changer eux non plus au fond. L’american way of life de la pruderie puritaine est une stupidité que Billy Wilder conspue avec une insolence réjouissante : il s’agit avant tout d’aimer, et peu importe comment ! Quant aux médias de masse comme la radio, la télé ou le disque, ils apportent la révolution des mœurs jusque dans les campagnes perdues.

DVD Embrasse-moi, idiot (Kiss Me, Stupid), Billy Wilder, avec‎ Dean Martin, Kim Novak, Ray Walston, Felicia Farr, Cliff Osmond, Filmedia 2014, 1h59, €7,76

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Le faux coupable d’Alfred Hitchcock

Pour une fois chez Hitchcock un film psychologique réaliste, issu d’une histoire vraie de Life magazine en 1953, romancée par Maxwell Anderson dans The True Story of Christopher Emmanuel Balestrero. Il s’agit d’une tragédie : être pris pour un autre. Innocent en soi mais coupable aux yeux de tous : comment s’en dépêtrer ?

Christopher Emmanuel, dit Manny, Balestero (Henry Fonda) est musicien de contrebasse dans un orchestre de jazz. Au Stork Club de New York (réel et huppé), il est bien considéré et gagne 85 $ par semaine qu’il remet religieusement à sa femme Rose (Vera Miles), mère de famille qui n’a pas pris d’emploi. Le couple a deux petits garçons, Robert, 8 ans (Kippy Campbell) et Gregory (Robert Essen), 5 ans. Ils aiment leur père qui leur apprend à jouer du piano et de l’harmonica.

Mais ce couple de la petite classe moyenne tire le diable par la queue. Dès qu’un peu d’argent est mis de côté, il file pour une dépense imprévue. C’est cette fois le dentiste pour Rose, quatre dents de sagesse à ôter pour 350 $, soit près d’un mois de salaire de Manny. Il faut emprunter, une fois de plus. Rose n’est pas très intelligente et plutôt mauvaise ménagère ; à cette époque, les femmes étaient considérées comme inaptes à beaucoup de choses et peu éduquées. Le mari gérait tout, après le père. Rose ne sait pas compter ni épargner. Manny ne sait pas contrôler ni réfréner. Il est croyant, en témoigne son chapelet toujours dans sa poche ; il aime son épouse et ses enfants. Il croit en une vie honnête et que Dieu pourvoira au reste. C’est une naïveté dans ce pays américain où chacun se doit d’être le pionnier de soi-même et faire son trou dans la vie. Raser les murs, ne pas faire de vagues, rester obéissant ne sont pas des attitudes positives ; Il suffit d’un grain de sable… Et justement il survient !

Manny décide d’aller se renseigner à sa compagnie d’assurance-vie où il a souscrit quatre polices pour le couple et les enfants. Il est toujours prudent, Manny, aimant, obéissant au système qui le pousse (dans les publicités de presse) à assurer sa famille, à acheter une voiture, à louer un séjour… Il a déjà emprunté sur sa propre assurance, il va demander combien il pourrait obtenir sur celle de sa femme. Manny est toujours correctement habillé selon les mœurs du temps, tee-shirt de corps, chemise, costume et cravate, pardessus et le sempiternel chapeau ; il est toujours impassible, neutre, offrant un visage lisse sans émotion pour ne pas donner prise. Sauf qu’ainsi, il a l’air d’un croque-mort et peut faire peur.

C’est ce qui arrive aux employées de l’agence d’assurances, toutes des femmes, toutes émotionnelles, toutes à se monter la tête en échangeant des impressions. Ce Monsieur austère, au regard fixe, au geste appuyé lorsqu’il met la main dans sa poche de poitrine, inquiète. Ne serait-il pas celui qui a effectué un hold-up l’an dernier ici même ? Sitôt pensé, sitôt cru : bon sang, mais c’est bien sûr ! Ce ne peut être que lui.

D’où la remontée hiérarchique à Mademoiselle la cheftaine de service, qui en réfère à Monsieur le directeur de l’agence, qui en avise la police. Laquelle va attendre Manny Balestero devant chez lui, après s’être assuré par téléphone à son domicile à quelle heure il doit rentrer. C’est le fils aîné Robert, qui répond sans demander à qui. Et Manny est cueilli comme une fleur, encore la clé à la main, sans avoir pu entrer ni prévenir qu’il doit répondre aux policiers. De quoi inquiéter sa femme qui s’inquiète de tout écart aux habitudes, lui qui rentre toujours ponctuellement.

Les inspecteurs sont aimables, pas vraiment roman noir ; ils expliquent pourquoi Manny doit les suivre, pourquoi il est soupçonné, pourquoi il doit se soumettre à des tapissages. Ils l’emmènent dans des boutiques où le braqueur a fait des siennes et il doit seulement entrer, sans rien dire, marcher aller et retour, puis ressortir. Avec son air de fossoyeur et son regard fixe trop clair, il donne la chair de poule aux commerçantes et alarme les commerçants – c’est forcément lui puisqu’il a la tête de l’emploi. Un dernier test, les inspecteurs font leur métier en bons professionnels : écrire en majuscules un texte que le voleur a soumis aux employées pour qu’elles s’exécutent sans bruit. L’écriture est très proche mais, plus grave, la même faute d’orthographe est commise par Manny !

Il est donc écroué. Effondrement de la famille. Rose désespérée ne sait évidemment que faire, elle qui n’a jamais rien fait. Elle appelle sa mère, qui appelle le beau-frère, lequel conseille un avocat. Maître Frank O’Connor (Anthony Quayle) voit le problème. La solution ? Un, réunir la caution de 7500 $ pour que Manny soit libéré en attente du procès puisqu’il n’est pas fiché et n’a jamais eu affaire à la justice ; deux, trouver des témoignages pour les jours des hold-up qui disculpent Manny. La caution est prêtée par une amie de la famille. Puis le couple se souvient, difficilement, avoir séjourné dans un hôtel l’un des jours en question et s’y rend. Les patrons ne se rappellent pas vraiment mais le registre fait foi. Les partenaires aux cartes pourraient apporter leurs témoignages mais, sur les trois, deux sont morts entre temps. Reste le troisième, un boxeur, mais il est introuvable.

Rose se sent coupable d’avoir eu besoin de ces 350 $ qui ont tout déclenchés. Si Manny n’était pas allé à l’agence d’assurance, il n’aurait pas été faussement reconnu. Pourquoi n’y est-elle pas allée elle-même ? De toutes façons, c’était sa police, elle devait signer. Mais la nunuche a l’habitude de se laisser faire, elle s’en veut. Elle s’accuse aussi de n’avoir pas su gérer habilement les revenus du ménage et de laisser filer l’argent. Manny l’aime mais elle se laisse aimer. Très vite, elle déprime, devient folle, croyant au complot – atteinte d’un délire de persécution, comme toutes les névrosées qui n’ont jamais travaillé. Elle est internée en maison spécialisée : encore des dépenses imprévues.

Lors du procès, l’avocat de la défense n’a rien à se mettre sous la dent, que des témoignages secondaires. Le procureur a en revanche tous les témoins qui jurent qu’ils et surtout elles ont bel et bien reconnu le braqueur. Il ne peut que jouer la procédure : en interrogeant l’une des témoins de façon très pointilleuse, il finit par agacer un juré qui se lève et demande à quoi tout cela sert. L’avocat peut alors invoquer le vice de forme car ce n’est pas aux jurés de contester la façon dont se déroulent les débats. Le procès est ajourné, ce qui permet de gagner du temps.

Et justement, le temps joue en la faveur de l’accusé. Manny a prié Jésus de le sortir de là et le Dieu catholique semble l’exaucer car le braqueur a recommencé. Affublé d’un pardessus et coiffé d’un chapeau, le même visage impassible et le regard fixe, le sosie tente de braquer une épicerie mais la tenancière ne se laisse pas faire et le mari ceinture le bonhomme (qui ne résiste pas vraiment, nous ne sommes pas dans les années violentes). La police recommence les tapissage – et tous les témoins (en particulier les témouines !) « reconnaissent » formellement ce second accusé. Comme quoi les « impressions » sont aussi loin que possible de la raison – donc de la vérité.

Manny est donc sauvé, relâché. Mais, avant de partir couler des jours heureux avec son épouse et ses garçons en Floride – ce paradis rêvé des Yankees (alors qu’il est infesté de crocodiles et d’ultra-conservateurs dangereux), il doit laisser passer le temps que Rose se remette de son séjour psychiatrique – pas moins de deux ans ! Il est bien méritant, le père Manny, de se dépêtrer dans ce monde immoral.

Car l’accusé fait fonction de catharsis dans la société, le rôle d’accusé permet de projeter sa propre noirceur sur un autre. En revanche, l’homme accusé ne peut rien s’il est innocent, il se trouve harcelé et vilipendé sans pouvoir riposter tant les témoignages humains sont fragiles (les réseaux sociaux ont amplifié le phénomène à un point inégalé) et la justice procédurière. La vérité judiciaire n’est en effet pas toujours la vérité vécue, mais celle probable, reconstituée à partir de faits avérés partiels. Henry Fonda n’est pas sympathique au spectateur, d’où son ambiguïté foncière : à la fois bon travailleur, bon père, bon époux et bon citoyen, mais un air trop sévère et contraint qui en fait un coupable a priori.

DVD Le faux coupable (The Wrong Man), Alfred Hitchcock, 1956, avec Henry Fonda, Vera Miles, Anthony Quayle, Harold J. Stone, Warner Bros Entertainment France 2005, 1h41, €24,20

DVD Alfred Hitchcock – La Collection 6 Films : Le Grand alibi, Le Crime était presque parfait, La Loi du silence, La Mort aux trousses, L’Inconnu du Nord-Express, Le Faux coupable, Warner Bros. Entertainment France 2012, 10h27, €29,99

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Léo Koesten, Le manoir de Kerbroc’h

Éloïse de Kérambrun est bourgeoise au foyer, épouse d’un polytechnicien de petite noblesse bretonne très catholique, directeur d’usine et souvent absent, et mère de deux ados, Margaux de 16 ans et Théodore de 14 ans. La famille très BCBG habite Versailles et part en vacances au manoir ancestral en Bretagne, le Kerbroc’h, où les grands-parents paternels tiennent à maintenir la tradition et la bienséance.

Le sel du roman est de faire craquer ces gaines, devenues insupportables aujourd’hui. La femme à la maison, réduite au rôle de servante de Monsieur et des ados, sans opinion autre que celle de son mari sur la tenue de la maison, l’éducation des enfants, la politique – c’est bien fini. Lui déclare « aimer » sa femme comme il se doit mais va batifoler ailleurs, avec Jupencuir sa secrétaire vêtue ras la moule, alors qu’elle-même n’aurait pas le droit de prendre un amant. C’est la révolte.

Madame veut son indépendance, découvrir un métier, passer le concours de professeur des écoles – autrement dit institutrice ; elle enchaîne les stages en CE1 à Versailles (gamins bien élevés, adorables) puis en Section d’enseignement général et professionnel adapté ou Segpa (ados perturbés et sexuellement avides, retardés mentaux et sociaux, en rébellion). Devant cette sortie du moule catho tradi, la fille aînée avoue vouloir baiser avec son copain Martin, son amoureux depuis la cinquième – et le fils de 14 ans coucher avec son ami Corentin, tout en refusant le dessein paternel de lui faire intégrer Polytechnique au profit d’un CAP de pâtissier !

Le mari prénommé Foucault, comme son père le grand-père, ne voit pas d’un bon œil cette révolution contre son autorité tenue de Dieu et de la coutume, sinon de la loi lors du contrat de mariage. Si les coutumes et la loi changent, pourquoi lui changerait-il ? Comme tous les mis en cause, il « réagit » – en réactionnaire : par la crispation sur ses « Zacquis » et par la violence. C’en est trop, le divorce est inéluctable même si lui comme elle ont chacun encore des sentiments l’un envers l’autre.

Quant aux enfants, c’est la baffe : le sexe, le sexe, le sexe ! Passe encore pour Margaux, elle a l’âge d’être active, même si le hors mariage n’est pas admis par l’Église ni par la précaution bourgeoise. Mais pour Théo, un fils pédé est une tache indélébile sur la lignée, la réputation et l’avenir. Tout fout le camp et un abbé est requis pour redresser l’homo illico. Sauf que la loi française interdit l’homothérapie, que le bon sens trouve aberrant de confier la tâche de redressement à un célibataire frustré trop souvent tenté par les enfants de chœur, et que la mère s’insurge carrément contre. Elle a milité contre le mariage gay avec ses relations versaillaises de la « bonne » société mais son fils la met devant la nature. Elle est d’ailleurs aidée par sa belle-mère qui trouve cette contrainte inepte. Le gay contrarié risque d’être aussi névrosé que le gaucher contrarié.

Chacun doit s’épanouir comme il est, non tel que le pater familias le veut. Ce choc des époques, ces dernières cinquante années, se révèle tout cru en ce roman jubilatoire autant que jaculatoire. Car chacun baise à couilles rabattues, Foucault en Jupencuir, Éloïse avec Sandro le prof de gym puis Richard le directeur puis Stéphane le réalisateur de films, Margaux avec Martin avant un autre, Théo avec Corentin dans le même lit. Cet élan vital et vigoureux ressoude la famille – sans le père. Pour le moment, car il arrivera peut-être à résipiscence avec le temps, lorsqu’il aura « rebondi » et se sera trouvé un nouvel équilibre – plus réaliste et mieux en phase avec l’époque.

La grand-mère Lucille divorce aussi de son mari prof de prépa qui collectionne les maîtresses et tient des fiches soigneuses sur les mensurations et performances de chacune d’elles, cachées dans la cave condamnée pour « risque d’éboulement » sous le manoir. Elle retrouve son amoureux d’adolescence Rémy et sa vocation de comédienne. Mère, grand-mère et petits-enfants forment alors une sorte de gynécée contre le pouvoir du mâle (Théo étant du côté féminin), un phalanstère égalitaire face au pouvoir hiérarchique patriarcal. L’argent n’est pas un problème car chacun va travailler : Éloïse comme instit, Margaux comme garde d’enfants, Théo comme blogueur vendant ses pâtisseries et donnant des formations payantes, Lucille avec la location de gîtes et comme metteuse en scène. Elles ont le projet de monter un spectacle au manoir racheté par la grand-mère, afin de pouvoir l’entretenir et le sauvegarder pour la lignée.

Un roman contemporain dans le vent, adoubant un « matriarcat » qui n’a jamais été qu’un mythe mais que la vertu démocratique égalisatrice peut permettre en temps de paix, avec pour objectif que chacun puisse être enfin lui-même, hors du moule religieux et social.

Léo Koesten, Le manoir de Kerbroc’h, 2023, Éditions Baudelaire, 243 pages €19,00 e-book Kindle €12,99

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Grandes sont les bonnes femmes, dit Montaigne

Le chapitre XXXV du Livre II des Essais traite « de trois bonnes femmes ». Il faut prendre cette expression non au sens un brin péjoratif de notre temps (le pendant dégradé de brave homme), mais au sens premier de femmes bonnes. Il s’agit en effet d’épouses qui ont aimé leur mari au point de désirer périr avec eux.

Le philosophe de la vie bonne qu’est Montaigne se nourrit de ses expériences mais aussi de ses lectures, surtout lorsqu’il avance en âge et qu’il agit moins. Plutôt citer les livres, dit-il qu’inventer des anecdotes. « Voilà mes trois contes très véritables, que je trouve aussi plaisants et tragiques que ceux que nous forgeons à notre poste pour donner plaisir au commun ; et m’étonne que ceux qui s’adonnent à cela ne s’avisent de choisir plutôt dix mille très belles histoires qui se rencontrent dans les livres, où ils auraient moins de peine et apporteraient plus de plaisir et profit. »

Le propos concerne les femmes, « et notamment aux devoirs de mariage ». Ce lien matrimonial est sacré par l’Église, il fait jurer devant Dieu fidélité pour le meilleur et pour le pire. Or des femmes bonnes, constate notre Périgourdin, « il n’en est pas à douzaine ». L’époque, la sienne, est dure aux maris car ils périssent trop souvent en guerre civile et autres brigandages à prétexte religieux. Les épouses jouent les éplorées d’autant plus qu’elles ont moins aimé leur moitié. « Elles prouvent par là qu’elles ne les aiment que morts », raille Montaigne. Et d’enquêter auprès des femmes de chambre ou d’un secrétaire pour savoir le vrai : « Comment étaient-ils ? Comment ont-ils vécu ensemble ? » Car Montaigne aime avant tout la vérité ; être lucide sur les gens et leurs sentiments, par-delà les apparences, est une vertu.

Trois exemples pris dans la littérature antique : l’épouse d’un voisin de Pline le Jeune, Arria femme de consul fait prisonnier par l’empereur Claude, et Pompéia Paulina la dernière femme de Sénèque prié de se suicider par le vil empereur Néron. Toutes trois ont suivi leur époux cher et tendre dans la mort. Elles ont fait preuve de vertu, analyse Montaigne, car les maris n’étaient pas toujours enclins à quitter la vie malgré leurs tourments et ce que leur honneur commandait.

Mais – et ce mais est constant chez Montaigne, partisan de considérer toujours les deux aspects des choses – mais donc, garder la vie par amour de l’autre est aussi une vertu. Il cite Sénèque, qui a su si bien mourir, dans une lettre à Lucilius où il prône de « rappeler la vie, voire avec tourment » lorsque l’affection d’un proche en pâtirait : « Celui qui n’estime pas tant sa femme ou un sien ami que d’en allonger sa vie, et qui s’opiniâtre à mourir, il est trop délicat et trop mou ; il faut que l’âme se commande cela, quand l’utilité des nôtres le requiert ; il faut parfois nous prêter à nos amis et, quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre notre dessein pour eux. C’est témoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la considération d’autrui, comme plusieurs excellents personnages ont fait ».

Les bonnes femmes appellent les bons hommes, et réciproquement. C’est joliment et tendrement exposé dans ce texte d’un Montaigne intime.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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L’homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock

Le bon docteur Ben McKenna (James Stewart), de l’hôpital d’Indianapolis, la quarantaine, est venu en Europe pour un congrès médical à Paris. Il profite de son séjour pour prendre des vacances et passe par Rome, Lisbonne, Casablanca avant de se retrouver dans un car pour Marrakech. Il est accompagné de son épouse Dot (Dorothée, Jo dans la version américaine – Doris Day) et de leur fils Alain d’une dizaine d’années (Henry abrégé en Hank aux US – Christopher Olsen).

Le gamin, vigoureux et assez déluré, s’avance dans le car pour aller voir à l’avant les chameaux dans le paysage lorsque l’engin freine brusquement. Alain se rattrape comme il peut et arrache sans le vouloir le voile d’une femme musulmane, au grand dam de son mari qui l’invective furieusement en arabe et le menace. Le docteur se lève pour défendre son fils mais un Français s’interpose ; il parle arabe et calme l’homme puis explique longuement les coutumes locales aux Américains. Le Maroc est alors un protectorat français et les mœurs religieuses sont vivaces, surtout dans le sud. J’ai vu encore des femmes voilées à la fin des années 1970 à Marrakech alors qu’elles ne l’étaient plus à Casa ni à Fès ; cette liberté n’a durée que deux décennies, le voile est revenu avec le rigorisme dès la fin des années 1990.

Le gamin, vigoureux et assez déluré, s’avance dans le car pour aller voir à l’avant les chameaux dans le paysage lorsque l’engin freine brusquement. Alain se rattrape comme il peut et arrache sans le vouloir le voile d’une femme musulmane, au grand dam de son mari qui l’invective furieusement en arabe et le menace. Le docteur se lève pour défendre son fils mais un Français s’interpose ; il parle arabe et calme l’homme puis explique longuement les coutumes locales aux Américains. Le Maroc est alors un protectorat français et les mœurs religieuses sont vivaces, surtout dans le sud. J’ai vu encore des femmes voilées à la fin des années 1970 à Marrakech alors qu’elles ne l’étaient plus à Casa ni à Fès ; cette liberté n’a durée que deux décennies, le voile est revenu avec le rigorisme dès la fin des années 1990.

Le Français dit s’appeler Louis Bernard (Daniel Gélin) et faire des affaires entre la France et le Maroc. Mais il pose surtout beaucoup de questions auxquelles le docteur répond, en Yankee transparent qui n’a rien à cacher (telle est la démocratie). Mais son épouse se méfie de ce questionneur trop précis et reproche à son mari d’étaler ainsi leur vie au grand jour ; un peu de pudeur s’impose. On verra qu’elle n’a pas tort. Même chose avec un couple anglais qui les croise, des regards trop insistants pour être sans arrière-pensées, d’autant qu’ils le retrouvent juste à la table derrière eux au restaurant. Ils se présentent comme les Drayton un fonctionnaire du programme alimentaire mondial (Bernard Miles) et son épouse qui louche un peu (Brenda de Banzie). Elle a reconnu Dot qui était célèbre pour avoir chanté à Londres, New York et Paris. Ils proposent de sympathiser et expliquent les coutumes alimentaires musulmanes : faire ses ablutions manuelles avant tout, manger avec les trois premiers doigts de la main droite seulement, ne jamais user de la main gauche (celle qui se torche le cul dans les pays bédouins). En bref, de l’exotisme. Qu’ils proposent de prolonger le lendemain par la visite commune de la place Jemaa el-Fna et du marché. Louis Bernard devait le faire mais il s’est décommandé.

Le gamin a été laissé à l’hôtel de la Mamounia, le plus réputé de Marrakech, dûment vêtu d’un pyjama, d’une robe de chambre et de pantoufles malgré la chaleur du pays. Avant de partir, sa mère danse avec son garçon et lui chante son air préféré, Que sera sera, ce qui est important pour la suite de l’histoire.

Au lendemain, promenade exotique dans le Marrakech touristique (qui a bien changé depuis), les acrobates de la place et leurs badauds, le marché pittoresque où se presse la foule. Alain est très excité et traîne par la main Madame Drayton qu’il a adoptée, comme souvent les gamins. Soudain, un remous de foule, un Arabe est poursuivi par un autre et par tout un groupe de policiers. Il s’agit de Louis Bernard déguisé en burnous et bruni par maquillage qui, un couteau planté dans le dos, va s’écrouler devant le docteur McKenna. Durant son agonie, il murmure à l’oreille du docteur des mots incohérents que celui-ci s’empresse de noter. Malgré les instances de sa femme qui veut tout savoir, selon le cliché de la gent féminine d’Hollywood, il ne lui raconte rien. Interrogés par la police française alors qu’Alain est confié Madame Drayton pour retourner à l’hôtel, ils ne disent que le minimum pour éviter de passer trop de temps sur une affaire qui ne les concerne pas ; après tout, ils ne connaissaient Louis Bernard que depuis la veille dans l’autocar et celui-ci leur avait fait faux bond pour le dîner promis.

Sauf que Louis Bernard est un homme du Deuxième bureau, autrement dit les services de renseignements français ; il a été chargé d’une mission secrète sous couverture d’affaires. Il doit déjouer un attentat qui se prépare à Londres sur un personnage étranger important. C’est ce que leur apprend l’inspecteur de la police française à Marrakech (Yves Brainville). Durant l’établissement du procès-verbal, McKenna est appelé au téléphone et une voix lui suggère de ne rien dire parce que son fils Alain pourrait en pâtir. Le message susurré au docteur est de contacter Ambrose Chapell à Londres – et McKenna le cache à la police. Le mieux est de quitter la ville dès le lendemain. Sauf qu’Alain est introuvable ; il n’est jamais rentré à l’hôtel et Monsieur Drayton vient de régler sa note. Crise et pâmoison hystérique de la mère à qui le mâle, docteur et mari fait prendre des cachets pour la calmer avant de le lui apprendre, encore une convention d’Hollywood sur les faibles femmes émotives.

Rien de mieux à faire que de retourner à Londres pour aller explorer la piste Ambrose Chapell. A l’aéroport d’Heathrow, une foule est venue acclamer Dot la chanteuse célèbre, et la police est là, prévenue de l’enlèvement probablement par les services français. Il faut dire que les McKenna ne sont en rien discrets, parlant fort, téléphonant depuis l’hôtel, exposant tout – en bons Yankees sûrs d’eux-mêmes et de leur bon droit. Les amis de Londres font irruption dans la suite d’hôtel alors que Ben est en train de téléphoner à l’Ambrose Chapell qu’il a trouvé dans l’annuaire. Il quitte les invités médusés pour se rendre aussitôt à l’adresse et trouve… un taxidermiste dont le père et le fils s’appellent tous deux Ambrose Chapell mais ne savent rien de ce qu’il énonce. Éjecté par les employés, Ben revient penaud à l’hôtel où sa femme, sur un propos anodin d’un invité, se dit qu’il peut s’agir une vraie chapelle nommée Ambrose. Et en effet, il en existe une dans l’annuaire. Elle quitte ses invités pour s’y précipiter et, lorsque Ben revient, ils lui apprennent où elle est allée. Il quitte aussitôt les visiteurs, en comique de répétition irrésistible, pour aller la rejoindre.

Il s’agit d’une chapelle où les Drayton officient comme pasteurs – et où ils détiennent Alain. Qui est d’ailleurs bien traité, toujours en chemise blanche à col ouvert. Il joue aux dames avec la laide organiste, autre convention d’Hollywood où tous les méchants doivent être laids. C’est d’ailleurs le cas du tueur (Reggie Nalder), chargé d’assassiner au pistolet le Premier ministre étranger en plein concert du Royal Albert Hall, au moment même où retentira le coup de cymbales d’une symphonie interprétée par Bernard Herrmann en personne. Alors que Dot part appeler la police, Ben reste après la sortie des fidèles et crie ; Alain lui répond mais, quand il veut s’élancer, il est assommé et laissé à l’intérieur, toutes portes verrouillées afin de gagner du temps. Les Drayton se réfugient en effet à l’ambassade du pays (non nommé) dont le Premier ministre doit être tué. Son ambassadeur est au courant car c’est lui-même qui a commandité les Drayton pour trouver le tueur.

Mais rien ne se passe comme prévu, Dot va crier au moment opportun en plein concert et tout va aller de mal en pis pour les espions. Il ne fallait pas enlever le gamin, on ne touche pas aux enfants car les parents feront tout et même l’impossible pour les récupérer. Alain doit être étranglé pour quitter l’ambassade sans jamais parler mais Madame Drayton ne le veut pas, encore un cliché d’Hollywood, mais positif cette fois, « les femmes » sont plus touchées par les enfants que les hommes. A la réception de l’ambassade, où elle s’est fait inviter après avoir sauvé le Premier ministre au concert, elle interprète ses chansons les plus connues, dont Que sera sera qui plaît tant à Alain. Sa voix porte dans les étages, le garçon la reconnaît, Madame Drayton lui demande de siffler en réponse le plus fort qu’il peut, comme il sait le faire. Son père, qui l’entend, s’aventure de palier en palier et le trouve en enfonçant une porte. Mais Monsieur Drayton survient avec un pistolet et les fait descendre sans scandale pour aller dans la rue. Sauf qu’au dernier moment le docteur le précipite au bas des dernières marches et quitte tranquillement l’ambassade avec son gamin.

La famille au complet retrouve dans la suite de l’hôtel ceux qui se sont invités et c’est la fête.

Le confort sûr de soi et dominateur de la première puissance mondiale après la guerre peut se retrouver brutalement bouleversé par un incident à l’étranger. Être pris pour un autre par un espion peut vous valoir quelques désagrément vitaux. Si le docteur réagit en mâle américain gauche et brut, plus porté à l’action qu’à la réflexion, son épouse qui n’est plus rien après avoir interrompu sa carrière quelques années auparavant, retrouve son rôle de chanteuse pour accomplir celui de mère intuitive, attachée viscéralement à son enfant. D’émotive et presque vulgaire au début, elle prend une stature décidée et pleine d’initiative à la fin. Sa transformation est comme une métamorphose : de « femme de », elle redevient une personne. Ce n’est pas si mal comme leçon pour un film d’espionnage.

DVD L’homme qui en savait trop (The Man who Knew Too Much), Alfred Hitchcock, 1956, avec James Stewart, Doris Day, Brenda De Banzie, Bernard Miles, Ralph Truman, Universal Pictures France 2011, 1h54, €11,21 Blu-ray €16,49

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R. K. Narayan, Le professeur d’anglais

De son drame personnel, la mort de sa femme de la typhoïde en 1939, l’auteur fait un roman où il se met en scène sous le nom de Krishnan. Comme lui, il est désespéré ; comme lui, il doit élever seul sa petite fille ; comme lui, il chercher à renouer le contact avec la disparue au travers d’un médium. Et ça marche. L’Inde d’avant l’indépendance (imminente) est resté un pays de spiritualité où la rationalité occidentale a peu pénétré. Sa fille s’appelle Hema et pas Leela et la ville de Malgudi est imaginaire, mais ce roman est autobiographique et ancré dans la réalité. Il fait suite au Licencié ès lettres (chroniqué sur ce blog) qui présente l’auteur à peine sorti des études et qui se marie.

Tout va bien au début pour Krishnan. Il vit au foyer des étudiants du collège où il a obtenu un poste d’assistant en anglais, payé 100 roupies par mois, un bon salaire pour l’époque. Sa femme a accouché d’une petite fille mais reste chez ses parents pour les premiers mois. Il la voit peu mais cela convient à son égocentrisme de mâle indien ; il vit parmi ses pairs, comme au collège, lit, se promène et discute à son gré. Mais son beau-père lui écrit qu’il doit trouver une maison pour accueillir sa famille et vivre en couple comme cela se fait. Krishnan cherche à louer, trouve une masure pas trop moche pour 25 roupies par mois, avec véranda pour en faire son bureau, et attend sa femme Sushila, dont il s’aperçoit qu’il est bien amoureux.

A 7 mois, la petite Leela se retrouve en famille, vite flanquée d’une nounou qui fait la cuisine, le ménage et s’occupe d’elle. C’est une vieille femme devenue veuve qui a servi chez la mère de Krishnan et qu’elle lui envoie car les retraites n’existent pas. Ils vont la payer 6 roupies par mois mais nourrie et logée. Cela permet au couple de sortir, de se retrouver entre eux au cinéma, au restaurant, dans les boutiques. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Krishnan veut même acheter une maison, les fonds avancés par son beau-père, pour qu’ils soient vraiment chez eux. Cette ambition, qui peut être un orgueil, est sanctionnée par le destin.

En visitant une grande maison en banlieue de la ville qui leur plaît, Sushila va bêtement, pieds nus, ouvrir une porte « brillante » dans une cabane au fond du jardin ; elle est attirée par ce neuf qui brille et se retrouve piégée dans les chiottes provisoires de chantier, parmi la merde et les mouches. La porte s’est refermée et la gourde n’a pas su l’ouvrir. Son mari la délivre mais elle est écœurée, tombe malade et finit par s’éteindre d’une typhoïde, une infection à bactérie due à des salmonelles. L’a-t-elle attrapée au restaurant ? Aux chiottes ? L’infection a lieu en mangeant des viandes trop peu cuites ou en ingérant ce qui a été contaminé par des selles infectées. Une mouche à merde s’était introduite dans la bouche, évidemment gardée ouverte par la gourde. Le médecin croit d’abord aux symptômes du paludisme mais la fièvre ne tombe pas ; l’incubation dure deux semaines avec des symptômes de fièvre, d’abattement, de rate qui grossit, tous bien décrits par l’auteur. La désinfection des mains après soins aux malades est aussi bien expliquée. Le musicien Schubert et l’écrivain Radiguet en sont morts mais il existe désormais un vaccin efficace, inoculé d’ailleurs obligatoirement lors de l’ancien service militaire en France, sous le nom de TAB.

Krishnan doit s’adapter à cette nouvelle donne : vive seul avec sa petite fille de 3 ans et sa vieille nounou. Il rencontre un maître d’école qui s’est trouvé une vocation de pédagogue libre et que les enfants adorent ; Leela a été entraînée vers cette école par sa copine voisine et elle s’y plaît. Le maître les regarde jouer, parler, dessiner, créer, il leur raconte des histoires qu’il illustre avec des photos découpées dans des magazines, et il est heureux. Plus que dans son propre couple, s’étant marié contraint par sa famille, sans amour. Ses trois fils entre 7 et 10 ans sont « hirsutes et débraillés » comme de petits Indiens savent l’âtre, jouant dans la poussière et se battant avec les autres, déchirant leurs vêtements et faisant sauter leurs boutons. Le maître est l’exact opposé de Krishnan : il n’aime pas sa femme, est indifférent à ses enfants, mais aime fort enseigner en laissant libres les petits. Krishnan aime fort sa femme, est attentif à sa petite fille, et s’ennuie à enseigner la critique littéraire anglaise à des étudiants qui vont reproduire ce savoir inutile.

Sa métamorphose s’effectuera sous l’influence posthume de son épouse. Elle le contacte par un moyen rigolo : un adolescent de 15 ans attend un soir le professeur Krishnan à la sortie du collège. Il lui dit être envoyé par son père et être porteur d’une lettre. Le père ne connaît pas Krishnan mais, en méditant en pleine conscience dans son jardin, a reçu un message « des esprits » et a écrit sous leur dictée un texte dont il ne comprend pas le premier mot. Sushila y parle à son époux de ce qu’ils savent intimement. Intrigué, Krishnan suit le jeune garçon et rencontre le père. Des séances suivent avec l’homme pour médium entre Krishnan et Sushila, jusqu’à ce que celle-ci incite son mari à développer ses pouvoirs psychiques afin de percevoir son contact par lui-même. Ce qu’il entreprend et qui le modifie. Sa grand-mère maternelle prend avec elle Leela, qui a besoin d’une mère durant son jeune âge, et Krishnan décide alors de quitter son poste au collège qui l’ennuie pour assister le maître dans son école d’enfants qui a beaucoup de succès. Pour seulement 25 roupies par mois.

Il est devenu indien en abandonnant sa carapace de littérature et de conceptions britanniques, et a adopté la culture spirituelle de l’Inde après les déboires de la médecine scientifique occidentale sur sa femme. Il choisit une éducation à l’indienne, libre et même libertaire, plutôt que l’éducation contrainte et disciplinée à l’anglaise. Ce roman personnel s’ouvre alors au roman d’une libération de tout un peuple – qui interviendra en 1947.

Rasipuram Krishnaswami Narayanaswami dit R.K. Narayan, Le professeur d’anglais (The English Teacher), 1945, 10-18 1995, 337 pages, occasion €1,88

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Hervé Bazin, Madame Ex

Chronique d’un divorce en 1965 ; il dure dix ans. Le temps pour la délaissée de bien s’enfoncer dans son aigreur, le temps pour l’envolé de refaire une vie ailleurs. Malgré – et avec – les quatre enfants dont la garde partagée fait l’objet d’une bataille de chiffonnier. Non que la mère les « aime » pour eux-mêmes, mais ils sont sa chose, issus de son ventre. Quant au père, n’en déplaise aux femmes, il aime ses enfants, les voir grandir, les embrasser : Léon 17 ans, Agathe 15 ans, Rose 13 ans et Guy 9 ans.

S’il quitte le foyer, c’est qu’il étouffe avec une épouse agressive, maladroite, qui ne travaille pas. Une « pintade ». Vingt ans avec elle, ça suffit. Louis a rencontré Odile, de vingt ans plus jeune mais nettement plus dynamique, plus moderne. L’autre, Aline, est « butée, tatillonne, exigeante, ombrageuse, toujours insatisfaite (…) décourageante au possible ». Avec des comportements de commère, de provinciale, de très petite-bourgeoise. « Bêtifiante avec ça, branchée sur le cancan, le timbre-prime, la blancheur Machin, les soucis de cabas ». Irréprochable du sexe, mais harpie. Louis est mou, évite les conflits, parfois volage. Il est artiste, il peint, tout en vendant du papier peint comme commercial d’entreprise. Il est seul à entretenir la maison, la payer, la meubler, la nourrir. Divorce-t-on par tempérament ? Ouï, sans doute, incompatibilité d’humeur est la qualification. « On ne guérit pas d’un tempérament », note l’auteur.

Aline, vexée d’être laissée, engage une guérilla sur tout : la garde des enfants, les horaires de visite, la pension, les vacances. Elle perd toujours car elle est dans son tort, mais Louis veut la paix et lui accorde trop ; elle en profite, en rajoute, rameute la famille, les voisins. Les enfants se partagent entre Papiens et Mamiens, inféodés à l’une ou à l’autre, endoctrinés surtout par elle. Car Louis, le père, a une autre vie à vivre et veut tirer un trait. Pas Aline, névrosée obsessionnelle qui n’a que son combat pour exister. Elle n’est plus Madame Davernelle mais Madame Ex.

Croyez-vous qu’elle chercherait un travail ? Pas le moins du monde. Elle se veut mère entretenue et pinaille sur les sous. Referait-elle sa vie comme certaines ? Pas le moins du monde. Elle se veut Mater dolorosa, victime, oh, surtout Victime à majuscule aux yeux de tous. A plaindre, à geindre, à feindre. Nul n’est dupe et tous se lassent, mais elle persiste. Hervé Bazin n’est pas tendre pour la mère délaissée, même s’il n’encense pas le mari. Rien de plus normal : sa propre mère était sans amour, névrosée autoritaire, une vraie Folcoche, déformée et amplifiée dans Vipère au poing.

Il décrit le divorce de ces années soixante, incongru socialement, réprouvé par l’Église, empêché de multiples façons par les loi et les procédures. Il faut sans cesse plaider, justifier, quémander – et payer : l’avocat, l’huissier, l’avoué. On ne cesse de payer pour avoir justice dans ce pays de bourgeois de robe qui ont fait la Révolution pour en profiter.

Curieusement, le couple traverse mai 68 et ses crises existentielles comme s’ils n’existaient pas. Pourtant parisien, aucun échos des « événements » ne vient troubler le face à face psychotique des deux ex. Pas même le féminisme des enragées seins nus qui revendiquent de ne plus faire la vaisselle ni de laver les chaussettes des militants mâles sur les barricades. Aucun échos non plus chez les enfants, resté bien sages en politique.

L’histoire est publiée en 1975, année où Giscard réforme le divorce par la loi n°75-617 du 11 juillet. Un roman pour le dire, pour appuyer la réforme, pour soutenir les époux qui veulent se séparer sans drame ni procédures compliquées. Dès lors, ne resteront que le consentement mutuel, la rupture de vie commune ou la faute due à une « peine infamante ». C’est plus simple, plus net, plus réaliste. C’est encore plus simple depuis la réforme du 26 mai 2004 où le consentement mutuel prime et la faute s’estompe. Jusqu’en 1975, le consentement mutuel n’était pas admis et il fallait monter sur ses ergots, envoyer des lettres d’insultes, accumuler les preuves d’agressivité. C’est toute cette absurdité que met en scène Bazin. Il montre combien ces façons de faire archaïques minent les personnalités, les enferment dans le déni, la paranoïa victimaire.

Rien que pour cela, son roman se lit aujourd’hui très bien, mordant, précis, se plaçant successivement du point de vue de chacun, enfants compris. Il faut dire qu’Hervé Bazin a divorcé trois fois et a eu sept enfants ! Il est décédé en 1996 à 84 ans ; son dernier fils avait 10 ans.

Hervé Bazin, Madame Ex, 1975, Livre de poche 1977, 351 pages, €7,99

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L’enterré vivant de Roger Corman

Curieuse histoire que celle contée par Edgar Allan Poe et reprise au cinéma par Roger Corman. Une obsession : celle de la mort, mais la pire qui soit, par étouffement lent, dans son propre cercueil, alors que tout le monde vous a cru disparu et vous a enterré. La science du XIXe appelle cela la catalepsie, une vie inerte par hystérie ou hypnose qui a toutes les apparences de la mort.

C’est cela qui a traumatisé Guy Carrell (Ray Milland) lorsqu’il avait 13 ans. Son père mort et enterré dans la crypte familiale sous le manoir, dont il a entendu – ou cru entendre – la voix qui appelait désespérément dans la nuit. Devenu docteur en médecine, une exhumation a ravivé ce traumatisme. Le mort avait griffé le couvercle du cercueil et présentait un visage épouvanté, comme ayant lutté de longues heures avant de périr étouffé.

C’est pourquoi Guy ne veut pas se marier et qu’il repousse les avances de la trop belle rousse qui s’insinue auprès de lui, lascive, comme une démone biblique (Hazel Court). Puis il cède, voulant balayer ses obsessions. Mais elles reviennent, inexplicablement, par la musique jouée par sa chère et tendre qui est celle que sifflait le fossoyeur qui a exhumé l’enterré vivant ; par ce sifflement qu’il entend parfois dans le cimetière brumeux proche du manoir. Sa femme dit ne rien entendre, ne rien voir – lui si. Elle se dit inquiète et se répand auprès d’un docteur ami, le jeune et séduisant Miles (Richard Ney) ; elle l’implore de faire quelque chose. Mais la psychiatrie est encore en ses balbutiements et la médecine ne peut rien, sauf à distraire l’imagination. Or Guy Carrel s’enterre par lui-même dans ses obsessions, dans son manoir qu’il ne veut pas quitter, dans la crypte où sont enterrés ses ancêtres. A force d’être pris par la mort, il devient mort-vivant. Psychotique ? Ou coup monté ?

Car sa femme ambitieuse, sa sœur mortifère et les médecins férus de science s’ingénient à tenter de le sortir de l’ornière, tout en l’y enfonçant. C’est le cas lorsque Guy semble se remettre à la vie et détruit le mausolée qu’il s’était fait construire pour conjurer sa hantise. Son cercueil pouvait s’ouvrir d’une simple mouvement de son index, la porte du caveau être actionnée de l’intérieur, une échelle de corde donnant accès au toit était prévue au cas où, une sortie secrète, des provisions et même – acte ultime, du poison. Mais Guy a trop complaisamment exhibé tous ces gadgets devant sa femme et le docteur, son probable futur amant ; ils l’ont convaincu qu’il fallait détruire tout cela pour enfin revivre. Il a tout fait sauter avec la dynamite du derniers recours.

Mais cela l’obsède et l’épouse comme les docteurs s’ingénient à cette obsession. En parler, c’est la faire renaître à chaque instant, raviver le traumatisme. C’est son chien, assommé par la foudre, qu’il croit mort selon sa sœur et veut enterrer – juste avant qu’il ne se réveille ; un chaton miaulant derrière la cloison, placé là sans doute par sa tendre épouse, qu’il entend pleurer comme la voix de son père jadis et qui serait mort de faim comme lui. Le docteur l’a dit, il lui suffit d’un choc pour qu’il entre à son tour en catalepsie, autosuggestion somatisée. Lorsque tous arrivent à le convaincre d’ouvrir la crypte où son père est enseveli pour voir s’il présente les symptômes d’un enterré vivant qui se serait débattu, la clé a disparu. On apprendra vite que c’est la belle Emily qui la cache entre ses seins. Le squelette qui lui tombe dessus en est trop pour Guy et il entre aussitôt en ce que son esprit troublé a toujours redouté : en catalepsie.

Alors on l’enterre, dans un cercueil mais pas dans la crypte, selon ses vœux dans le cimetière. Ce sont les deux fossoyeurs payés par les docteurs qui vont le déterrer pour servir à leurs études en laboratoire. Réveillé vivant, il en profite pour trucider les ouvriers et pour se venger de tous. Sa trop belle femme, rousse perfide comme il est dit dans la Bible, sera enterrée vivante selon le sort qu’elle lui a réservé ; le docteur qui voulait le disséquer sera électrocuté par la pile qui servait à ses expériences sur les nerfs.

Mais prendre la vie est apanage de Dieu, pas des hommes ; s’ils le font, ils doivent être punis. Même si, lors de la cérémonie du mariage à l’église, un coup de tonnerre est venu opportunément contester au moment où le pasteur prononce la formule rituelle (en mariage anglo-saxon) « si quelqu’un s’oppose à ce mariage qu’il se lève et le dise, ou bien qu’il se taise à jamais ». Guy tue sa belle avide de quelques pelletées de terre mais meurt aussitôt d’un coup de feu tiré par une érinye – qui savait tout mais n’a rien dit, faute de preuves, dit-elle.

L’obsession de mourir à trop petit feu dans son propre cercueil par la conjuration de la famille, des curés et des faux amis a beaux jours devant elle et l’atmosphère pesante, gothique, ténébreuse du film renoue avec les angoisses celtiques omniprésentes par-dessus la Bible dans l’univers anglo-saxon.

DVD L’enterré vivant (The Premature Burial), Roger Corman, 1962, avec Ray Milland, Hazel Court, Richard Ney, Alan Napier, Sidonis Calysta 2010, 1h21, €11,90 blu-ray €39,98

Les autres films de Roger Corman chroniqués sur ce blog

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Noblesse oblige de Robert Hamer

La fille cadette d’Ascoyne, duc de Chalfond, épouse contre sa famille et les convenances le ténor italien Mazzini dont elle est amoureuse. Cinq ans de bonheur suivent, dans un petit appartement de Londres, bien loin des fastes du château de Chalfont (tourné à Leeds). Las ! Au premier bébé, crise cardiaque du père ; « on comprendra que je n’ai guère de souvenir de lui », dira avec un humour tout britannique le jeune homme dans ses Mémoires.

La mère se retrouve seule et sans ressources. Elle écrit pour renouer avec sa famille mais essuie une fin de non recevoir nette. De même plus tard lorsqu’il s’agit d’éduquer Louis (Dennis Price), quand même de la famille d’Ascoyne. Elle se place donc chez un docteur à qui elle sert de bonne mais a le gîte et le couvert. Louis se lie avec Sibella, la fille du médecin, qui copine avec Lionel, un gosse de riches du quartier. Une fois adulte, Sibella (Joan Greenwood) flirte ouvertement avec Louis mais ne peut l’épouser puisqu’il n’a aucune fortune et n’est donc rien à ses yeux de petite bourgeoise arriviste. Bien qu’il lui ait raconté son histoire, sa famille maternelle, et déclaré qu’il pourrait même devenir duc, elle ne le croit pas et épouse son lourdaud assommant mais qui fait des affaires.

Louis se place grâce au docteur comme calicot à orner des vitrines et vendre du tissu au mètre aux oisives emperlousées des quartiers chics de Londres. Le film dresse un portrait au vitriol de cette aristocratie édouardienne vaniteuse et vaine. Viré parce qu’il avait oser rétorquer à un lord Ascoyne « ne me touchez pas ! » lorsque celui-ci l’avait tapoté de sa canne pour qu’il s’écarte, comme une merde qu’on repousse du chemin, il jure de se venger. Il a perdu son éducation, puis sa mère, puis son amoureuse, enfin son boulot, c’en est trop !

Le roi Charles II avait anobli les d’Ascoyne en les faisant duc pour services rendus à sa personne ; il avait ajouté plus tard la faveur de transmettre le titre par les femmes pour services rendus à la reine – Louis peut donc légitimement revendiquer le titre. Sauf qu’il existe dix prétendants avant lui dans l’ordre de succession, sans parler des enfants à naître.

Il épluche les journaux et raye avec application chaque décès dans la famille et se voit rapprocher peu à peu de la couronne ducale. Mais les survivants sont jeunes ou bien établis, un coup de pouce au destin serait bienvenu. Louis imagine donc à chaque fois un « accident » différent pour éliminer l’un après l’autre tous les d’Ascoyne qui lui font de l’ombre. Une noyade dans les écluses avec sa poule pour le lord qui l’a snobé et fait virer, de l’essence dans une lampe à paraffine pour son jeune cousin féru de photographie, du poison dans le porto du pénible révérend, une flèche qui perce le ballon de la suffragette d’Ascoyne, une bombe russe dans un pot de caviar pour le général, un accident de chasse pour le duc en titre qui voulait épouser une vache normande pour lui faire pondre des fils… Seul l’amiral, en aristo borné plein de morgue, se noie tout seul avec son navire lorsqu’il donne un ordre absurde puis s’obstine jusqu’au bout – scène tirée d’un fait réel, le naufrage en 1893 du HMS Victoria à cause d’une sottise de l’amiral George Tryon.

Voici donc Louis propre à devenir duc. Après le calicot et grâce à l’enterrement du premier décédé, il a trouvé une place chez son oncle d’Ascoyne, le banquier, au bas de l’échelle mais avec perspectives. Il passe de 2 £ par semaine à 5 £ puis à 500 £ par an. Le vieux d’Ascoyne reconnaît sa précision et sa courtoisie de bien éduqué malgré sa pauvreté. A sa mort (naturelle), il lègue tous ses biens à Louis à titre de réparation pour le préjudice qu’il a subi durant toute son enfance.

Louis devient donc le dixième duc de Chalfont. Il est accueilli au château, qu’il avait visité comme touriste pour six pence, acclamé. Mais le soir même, un inspecteur de la police de Londres vient l’arrêter pour le meurtre… du mari de Sibella, qu’il n’a pas commis. La fille est vaniteuse et égoïste comme les aristos, mais des bas-fonds : la société se reproduit en pire à chaque fois qu’on descend une strate sociale. Elle se mord les lèvres de n’avoir pas cru Louis ni épousé ce garçon courtois qui l’a toujours fait rire, au lieu de cet affairiste barbant et grossier, déjà dès l’enfance. Lionel, croit qu’il est copain avec Louis devenu banquier et peut donc l’utiliser comme garant pour ses affaires véreuses. Après un effet douteux quand même escompté par la banque, il se sent assuré. Mais Louis n’a jamais aimé ce gosse de riches qui s’est toujours mis en travers de ses relations naturelles avec Sibella. Ce n’est pas parce qu’on a grillé des châtaignes ensembles à dix ans dans la même cheminée qu’on est copain comme cochons. Lionel, qui a bu, veut le poignarder à l’énoncé de son refus de le soutenir et Louis le repousse. Ruiné, l’affairiste se suicide plutôt que d’affronter sa femme et la société. Il laisse une lettre, mais la rusée Sibella veut s’en servir pour faire chanter Louis et le forcer à l’épouser. Elle l’accuse donc du meurtre puisqu’il est le « dernier » à l’avoir vu vivant.

Devant la cour des pairs, car jusqu’en 1948 justement la Chambre des Lords avait le privilège de juger elle-même les lords, Sibella toute en noir affecte le chagrin et la pudeur offensée ; elle ment effrontément et les lords la croient, plutôt que de croire les invraisemblances – pourtant vraies – de Louis. L’épouse du cousin d’Ascoyne, tué dans son labo photo, a fini par épouser Louis qui lui a déclaré son amour ; elle vient aussi déclarer sa confiance. Mais cela ne suffit pas. Condamné à mort, Louis rédige dans sa cellule ses Mémoires. Sibella vient lui rendre visite, après sa femme. Elle lui met le marché en mains : « s’il y avait une lettre », il pourrait être innocenté ; mais il faudrait alors que l’actuelle et récente épouse disparaisse, comme les autres. Sinon, tout serait dévoilé. Louis a fait en effet la bêtise d’avouer à sa maîtresse qu’il est bien l’auteur de l’hécatombe qui abat les d’Ascoyne les uns après les autres.

Le matin de la pendaison, un ordre arrive in extremis du ministère : une lettre a été retrouvée. Louis est donc libéré. A la porte de prison, deux voitures l’attendent : celle de sa femme, celle de sa maîtresse. Que va-t-il choisir ? Avant qu’il puisse trancher le nœud gordien, un journaliste l’aborde pour lui acheter ses futures Mémoires. Et Louis pense brusquement qu’il a laissé son manuscrit dans sa cellule, là où avoue tout et en détails !

Sur le ton convenable propre aux conversations, le film conte avec un humour très noir les turpitudes de l’aristocratie anglaise et ses conséquences sur les esprits inférieurs. Nul n’est épargné, sauf peut-être la mère qui a fauté socialement – par amour. Pour tous les autres, le cynisme règne et les rôles sont interchangeables. Alec Guinness interprète d’ailleurs tous les rôles d’Ascoyne, huit en tout, dont une femme.

DVD Noblesse oblige (Kind Hearts and Coronets), Robert Hamer, 1949, avec ‎ Alec Guinness, Dennis Price, Valerie Hobson, Joan Greenwood, Audrey Fildes, StudioCanal 2012, 1h46, €13.00 blu-ray €19.30

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Tremblement de terre de Mark Robson

L’un des premiers films catastrophe, sorti en 1974 juste après le premier choc pétrolier qui allait remettre en cause tout le mode de vie (et la domination) de l’Occident. Dans les profondeurs de la psyché américaine, « Dieu » rappelait aux bâtisseurs de Babel qu’ils étaient dans sa main et que sa Création était, est et restera plus forte qu’eux. Los Angeles, la cité des anges, s’est construite sur une faille sismique mais sans en tenir compte, faisant comme si de rien n’était. Les immeubles sont aux normes minimales, voire moins, tant le coût de construction de l’anti-sismique est élevé. Orgueil, insouciance, appât du gain, voilà des péchés punissables !

Donc la terre s’ébroue et gronde. Oh, une petite secousse au départ pour dire que le dragon se réveille ; juste de quoi faire dévier les boules de billard et s’empoigner des rustauds qui en sont restés à mesurer la plus grosse. Querelle de bac à sable qui indiffère au pochetron coiffé d’un chapeau claque rouge cardinal qui écluse whisky sur whisky, tout à son vide intérieur. Qui laisse de marbre aussi le flic Lew (George Kennedy) – prononcez Lou – suspendu pour avoir empiété sur le comté voisin et endommagé une clôture de milliardaire, dans sa poursuite échevelée d’un « jeune » (évidemment con) qui a renversé sans s’arrêter une fillette bougnoule – pardon, « mexicaine », en 1974 aux Etats-Unis, c’est pareil.

Et puis c’est une secousse plus grave et plus longue qui agite toute la ville. Elle pousse la fille à papa gâtée dans la quarantaine Remy (Ava Gardner, insupportable) à se jeter dans les bras de son mâle Stewart (Charlton Heston), l’ingénieur en chef en bâtiment de l’entreprise de son riche père Sam (Lorne Green), qui devrait prendre sa suite. Lequel en a marre de cette infantile alcoolique et collante (tout à fait Ava Gardner) et passe voir sa protégée Denise (Genevieve Bujold) plus jeune et nantie d’un gamin fan de soccer (Tigger Williams), dont le mari est mort sur ses chantiers et dont il n’a pas encore fait sa maîtresse ainsi que les compte-rendus ignares l’affirment. Justement, tout le (mince) ressort du film est là, dans cette tension entre l’épouse légitime avec la position sociale, et l’amour bohème qui renaît dans les ruines. Qui sauver quand on est obligé de choisir ?

Car la ville s’écroule, les bâtiments s’effritent et se délitent déjà par pans entiers tandis que les orgueilleuses maisons sur pilotis construites dans la pente voient leurs poutrelles sombrer dans le sol qui se dérobe. Les maisons de carton-pâte et de plâtre se plient comme des châteaux de cartes et ne sont vite que débris dans lesquels des humains se trouvent empêtrés. Le commissariat du comté s’est effondré sur les flics et seul le suspendu est indemne parce que hors les murs. Lui est un flic à l’ancienne, qui croit que la loi est faite pour protéger les plus faibles et non pas les plus riches et puissants ; il organise le sauvetage en équipes – les hommes valides à la pioche pour relever les blessés, les femmes avec les gosses dans les maisons indemnes (nous sommes dans l’ère encore machiste des années 1970).

Un assistant au centre d’observation sismique de la ville (Kip Niven) croit à la théorie de son maître, parti sur le terrain installer des instruments de mesure, selon laquelle une grande secousse serait précédée de deux plus petites en intensité croissante. Selon ses calculs de probabilité, la première ayant été de 3,5 sur l’échelle de Richter, si une seconde plus forte se produit, la Big One de 7,5 à 8 se produira alors dans les 48 h. Le professeur parti sur le terrain meurt dans une faille et le directeur du centre (Barry Sullivan) doit décider de prévenir ou non les autorités. Si la théorie s’avère, il sauvera des centaines de milliers de gens ; si c’est une fausse alerte, il sera ridiculisé et le centre probablement fermé. « Mais à quoi sert un centre d’observation, si c’est pour ne pas prévenir lorsque l’on craint ce qu’on observe ? », dit alors à peu près le jeune assistant sans grade mais avec bon sens. La seconde secousse se produit et le directeur alerte le maire (John Randolph), lequel active le gouverneur (d’un parti opposé au sien, ce qui ajoute de la réticence), qui active à son tour la garde nationale.

Celle-ci est composée de citoyens réservistes qui, alertés par la radio, doivent quitter sur le champ leur travail pour revêtir l’uniforme et patrouiller armés dans les rues afin d’éviter les pillages. L’organisation des secours n’est pas de leur ressort, propriété d’abord, nantis en premiers. Le gérant d’une supérette est justement l’un d’eux (Marjoe Gortner), fana mili, grand admirateur de muscles et d’armes, et même sous-officier. Ses voisins racailles se moquent de lui et l’accusent d’être pédé – injure suprême du machisme prégnant en ces années 1970, et qui revient en force avec les trumpiens. Le film ne lui fait d’ailleurs pas de cadeau ; apparemment puceau et attiré par les grands mâles demi nus qui tapissent les murs de sa turne, Jody a flashé dans sa boutique sur une jeune fille sexy, Rosa (Victoria Principal), qu’il retrouve arrêtée par la garde nationale pour « pillage » – elle a volé un petit pain dans une boutique en ruines, tout en lorgnant sur la caisse mais sans avoir le temps d’y toucher (on ne saura pas si elle l’aurait fait). Il la prend sous son aile et la séquestre dans un coin pour la séduire avec l’intention de la violer et de se prouver ainsi qu’il est un homme. Il n’en aura pas le temps, la crise précipitant les choses. Le flic Lew, qui passait par là avec Stewart dans son 4×4 rempli de blessés qu’ils mènent au centre de soins le plus proche, entend les appels à l’aide de la jeune femme à qui il a été présenté par un cascadeur en moto vaguement copain (Richard Roundtree) le matin même au bar ; c’est la sœur de son associé Sam (Gabriel Dell) et elle arbore sur une paire de seins bien tendus le nouveau tee-shirt publicitaire de la cascade. Le flic ruse et intervient à temps pour descendre le proto-violeur devenu fou et dont les hommes se sont égaillés à la recherche d’un officier. Celui qui se croyait un héros n’est pas celui qui en prend l’apparence.

Stewart, dans son immeuble de bureaux qui croule, sauve sa femme et son patron qui est son beau-père dans une séquence haletante où un escalier qui donne sur le vide après l’effondrement d’une partie de la façade permet, avec le tuyau d’incendie en guise d’encordement, de se laisser descendre un à un douze mètres plus bas pour retrouver un escalier intact. Les imbéciles qui ont pris l’ascenseur dans la panique sont tous morts écrabouillés lorsque la cabine – inévitablement – s’est détachée. On vous le dit bien, pourtant, et on vous le répète, de NE JAMAIS PRENDRE L’ASCENSEUR en cas d’incendie ou de tremblement de terre. Si l’électricité est coupée, la cabine devient un cercueil ; si les câbles sont coupés, elle devient un shaker pour viande humaine. Une fois sa famille à l’abri, dans le centre de soins en sous-sol d’un immeuble qui a résisté, Stewart part à la recherche de Denise la jeune comédienne et de son fils Corry, lequel est parti se promener en vélo autour de la maison.

Lorsque j’ai vu ce film au cinéma à la sortie il y a cinquante ans, avec ces fameux infrasons du procédé sensurround qui vous mettaient illico dans l’ambiance tendue du stress sismique, j’ai retenu moins l’histoire générale (banale) que deux séquences : la première était cet homme poussé par la foule dans l’escalier béant sur le vide et qui se raccrochait à une poutrelle en acier qu’il ne pouvait tenir, chutant alors dans le vide avec un hurlement que l’attaque terroriste des Twin Towers a renouvelé à la mémoire; la seconde était ce gamin en vélo précipité en bas d’une passerelle en bois surplombant le canal de dérivation du barrage de Los Angeles, vide d’eau, et ces câbles à haute tension rompus par la secousse qui crépitaient et sautaient comme des serpents autour du jeune corps inerte. La maman a agi en tigresse en descendant le prendre contre elle, mais elle n’a pu remonter seule ; le cascadeur moto noir et son associé, qui ont vu leurs espoirs de spectacle s’écrouler avec le tremblement de terre, passant justement en camion pour l’aider.

Tous les protagonistes se retrouvent alors dans le centre de soins où le beau-père de Stewart décède d’une crise cardiaque, Remy sa fille erre dans le parking en sous-sol en attendant des nouvelles, Corry est soigné de son traumatisme crânien léger par le docteur Vance (Lloyd Nolan) et sa mère attend la suite. C’est là que la grande secousse survient, comme prédit par la théorie. Evacuer des millions d’habitants en 48 h aurait été la panique, aussi les autorités n’ont rien fait d’autre que préparer les soins et les refuges pour après. Avis à la population : démerdez-vous. Après tout, l’Amérique est le pays des pionniers, il ne faut pas compter sur la cavalerie pour vous sauver de votre bêtise si vous avez choisi d’habiter sur les pentes instables, sur les collines sous le barrage, ou dans des immeubles du centre-ville construits à l’économie.

Ce Big One fait s’effondrer en grande partie l’immeuble des premiers secours et les proches de Stewart, ainsi qu’une soixantaine d’autres personnes, sont enfermés par les gravats au troisième sous-sol. Le barrage se fissure et, bien que des eaux soient lâchées dans le canal, arrivant à flot pour le suspense juste au moment où le cascadeur sauve la mère et l’enfant, il s’effondre à son tour. Les eaux rugissantes s’engouffrent dans les égouts et les sous-sols, pour le suspense final juste au moment où Stewart et Lew sont parvenus à percer au marteau-piqueur le mur de béton du troisième parking et à sauver les gens pris au piège. Mère et fils sont ramenés à la surface, Remy monte à l’échelle mais le grimpeur précédent lui marche sur les mains, ce qui lui fait lâcher prise ; elle se retrouve dans le flot écumant. Stewart hésite : sauver sa femme qu’il veut quitter ou rejoindre sa future maîtresse ? L’acteur Charlton Heston a fait inscrire dans le scénario qu’il voulait que le héros meure à la fin, ne désirant pas tourner un Tremblement de terre 2. Il choisit donc la morale de son temps et la fidélité au couple plutôt que la transgression post-68 de l’amour d’abord.

Sans les infrasons, le film paraît bien-entendu plus fade. Il permet de mesurer le scénario de Mario Puzo (l’auteur du Parrain), pas simple à synthétiser en deux heures avec George Fox, et réduit à quelques protagonistes seulement dans la grande catastrophe de la ville. Seul le canevas autour de l’ingénieur en bâtiment Stewart est crédible, les autres ne sont que des comparses à peine esquissés : le flic, le cascadeur, la sœur de l’associé. L’époque ne montre que le minimum, sans hémoglobine ni râles d’agonie, le spectaculaire est réservé aux choses. Nous avons vu pire depuis, dans la réalité comme au cinéma, mais il est doux de se remémorer le temps où l’humanité au spectacle était plus douce.

DVD Tremblement de terre (Earthquake), Mark Robson, 1974, avec Charlton Heston, Ava Gardner, George Kennedy, Genevieve Bujold, Universal Pictures France 2002, 2h01, €12,38

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Amal Bakkar, Les perles du Tao

« Apprends à écrire tes blessures dans le sable et à graver tes joies dans la pierre » dit Lao Tseu en incipit. Ces quatre nouvelles y répondent ; elles portent sur la femme : épouse, mère ou fille.

Elles explorent la difficulté des relations quand on vient d’un pays différent et que l’on porte sa couleur sur sa peau, le Mali par exemple. Ou que le choc des cultures se révèle inconciliable, tel l’islam avec la république, du moins cet islam dérivé, dégradé, intégriste, qui fait la fierté des mauvais, des faibles et des perdants. Ou que l’histoire familiale soit tissée de non-dits qui deviennent insupportables, non que « la vérité » soit la solution miracle par elle-même, mais la sincérité des paroles, oui.

Relève-toi, Majda ! Surmonte ton père, Maki ! Découvre ta mère, Majda ! Ecris pour tromper le cancer, Hélène !

Majda est marocaine immigrée de seconde génération et épouse un Yohan blond aux yeux bleus, commercial qui voyage au Liban, en Jordanie, au Yémen, en Algérie et se prend de passion pour la religion musulmane – au point d’être « fiché S » pour radicalisme. Le lecteur trouve cependant un peu bizarre qu’il aille tous les jours à la mosquée mais que l’autrice affirme sans sourciller « qu’il boit un coup de trop à l’apéro » p.18. Imposer le voile à sa femme et la traiter en serpillère n’est pas un commandement ; éviter l’alcool et tout ce qui endort la vigilance de l’esprit, si. Majda reste mariée cinq ans et passe trois ans au Palais de la Femme, centre d’hébergement pour femmes battues à Paris, d’où elle parvient à divorcer et à retourner au Maroc où, selon l’autrice un peu optimiste, « Tout est ouvert. La tolérance et le respect y règnent » p.20. Je connais le pays, il n’est pas si parfait…

Maki et Saya sont fils et fille d’un couple de Maliens immigrés qui végètent dans de petits boulots d’esclaves. Maki choisit le théâtre, Saya médecine, ils réussissent parfaitement leur intégration. Mais le père vieillit, s’aigrit, jalouse leur bonne fortune. Avare parce qu’il a trop manqué, il n’est jamais content de l’argent que ses enfants lui donnent – lui doivent. Maki tente la drogue puis le suicide malgré une épouse et un enfant qui naît. Il se rate, le père se repent.

Une femme est la fille du père de sa mère Zoubida. Drame du non-dit, sa mère ne veut pas parler. Et puis elle jure que si.

Une autre, Hélène, fantasme que son mari Antonio la trompe avec sa sœur Angela. En fait, c’est le cancer. Ecrire pour échapper à la tristesse est le remède complémentaire à la chimio. Ce qui justifie Lao Tseu.

Toujours une fin heureuse à des histoires misérables. D’un optimisme ancré qui donne du bonheur, l’autrice franco-marocaine utilise son expérience d’assistante en ressources humaines pour écrire ces histoires, issues du vrai. Elle est mère de deux enfants, Issa et Tino, et se dit « femme épanouie ». Ses thèmes sont intéressants et pile dans l’actualité, mais bruts de décoffrage. Il s’agit de canevas qui devraient être enrichis de psychologie et d’action pour donner à chaque fois un portrait qui permette d’adhérer aux personnages. Mais l’autrice a su éviter l’écueil du politiquement correct et de la complainte woke, ce qui est clairement à encourager.

Amal Bakkar, Les perles du Tao, 2021, Editions Claire Lorrain, 50 pages, €17.00

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Henri Troyat, Grandeur nature

Un acteur de théâtre médiocre vit chichement à Paris avec sa femme et son fils de 12 ans, Christian. Il n’a jamais percé, le public réclamant des bluettes et le cinéma parlant, en plein essor, des « gueules ». et un autre jeu. Antoine Vautier court d’agence en agence mais « la crise » est là et les cachets rares, sauf pour quelques publicités ridicules qui rabaissent le métier.

Jeanne, sa femme d’intérieur, s’occupe du ménage et prépare chaque soir soigneusement les cigarettes à rouler (moins chères) et le repas du maître de maison. Mais l’argent se raréfie, les dettes chez les commerçants augmentent, le loyer est impayé et le percepteur comme le gaz menacent de poursuites. Le cinéaste Despagnat a vaguement promis un rôle dans son prochain film, mais il tarde. Il cherche l’enfant, celui qui doit jouer le rôle principal.

Brusquement, Antoine a une idée. Puisque son gamin s’ennuie au lycée, pourquoi ne pas le présenter à Despagnat ? La mère est affolée, le petit livré en pâture, tout blond, tout maigre, tout sensible ! Mais les créanciers aboient et ils vont bientôt mordre. Pourquoi ne pas tenter ? Christian, pourtant dûment chapitré par son père, ne lui obéit pas et joue le bout d’essai comme il le sent. Son naturel plaît, il est pris.

Commence alors pour le couple la fierté de voir leur gamin émerger. Pour Jeanne la fin des ennuis financiers et l’orgueil social de papoter sur le petit génie. Pour Antoine, c’est un peu différent. Il est content que son fils sauve le ménage et réussisse, mais amer de n’être réduit qu’au rôle secondaire de « père du petit Vautier » chez ses collègues, pour les critiques, au café. Il est déchu de son savoir-faire, l’ordre des choses est renversé, le fils a supplanté le père. Même si, à cette époque, les parents prennent tout des cachets des enfants, comme des maquereaux. La modernité du cinéma dévalorise le talent du théâtre, réclamant plus de naturel, de spontanéité du corps, moins de surjoué dans la voix.

Jeanne n’en a plus que pour Christian, elle néglige son mari. Celui-ci, sa fierté blessée, se voit déclassé dans son couple comme dans son métier. Il cède aux avances d’une maîtresse, part en tournée trois mois avec elle. Il joue du comique dans les villes de province, là où ses trucs de théâtreux peuvent donner leur mesure. Il plaît mais cela lui laisse un goût amer, lui qui aurait aimé jouer Hamlet ou un grand rôle qu’il croit à sa mesure.

C’est en tournée qu’il apprend par les journaux l’échec du second film de Despagnat avec le petit Christian. Cette foi, le juvénile qui joue un prince en fait trop, mal dirigé ou grisé par son premier succès. Avec la puberté qui monte aussi, peut-être n’a-t-il plus cette grandeur nature qui fit son succès ? Antoine se sent coupable d’une joie mauvaise, celle de voir rabaissé le faux talent du jeune minois, le succès feu de paille du cinéma moderne.

Ce n’est que partie remise, le rassure-t-on, un troisième film pourra réhabiliter le gamin. Mais Despagnat, plus commerçant qu’artiste, industrie oblige, choisit pour le rôle un autre jeune garçon, un Italien fiévreux aux yeux de même couleur que ceux de Napoléon puisqu’il doit jouer Bonaparte enfant. Si le théâtre était surtout un art, proche de son public local, le cinéma est une marchandise, projetée aux foules anonymes. Le talent est dès lors dévalué au profit de la mode. Il ne faut pas jouer vrai, il faut émouvoir. Faire parler, faire vendre.

Ce monde moderne d’entre-deux guerres n’est plus celui d’Antoine. Il n’est plus le chef de famille qui rapporte la pitance à la maison pour nourrir sa nichée mais se trouve concurrencé par son rejeton mineur. Il n’est plus cet acteur de métier qui a longuement peaufiné son talent mais est supplanté par le minois et la spontanéité. Faut-il prostituer son fils à l’industrie moderne pour survivre ? Faut-il rester à jamais pauvre, subsistant avec peine de cachets ici ou là, publicités, doublures ou figurations ? Faut-il rêver d’un autre couple avec une maitresse plutôt que de vivoter dans les liens du sien ?

Ce bon roman social observe les mutations du monde industriel, saisies dans la culture. Le théâtre a fait son temps, le cinéma est bien plus populaire. Bientôt viendront la télévision, puis les séries, l’Internet et les chaînes en réseau. Qu’en est-il du talent par rapport à la mode ? De l’humaine vérité contre le choc assumée et l’émotion construite ? La culture mute et peut-être se meurt.

Henri Troyat, Grandeur nature, 1936, Livre de poche1971, 255 pages, occasion €1.99

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Daphné du Maurier, Rebecca

L’autrice au nom bien français est anglaise née à Hampstead. Elevée parmi l’élite intellectuelle et artistique de son temps, elle s’est mariée avec un général, en a eu deux filles, et a commencé en 1931 à écrire ses premiers romans. L’auberge de la Jamaïque de 1936 a bien passé le temps et est toujours lu. Il a fait l’objet d’un film, tout comme Rebecca par Hitchcock.

Rebecca est morte mais Rebecca règne. La narratrice, dont on ne connait même pas le nom, est une fille de la classe moyenne, insignifiante à 21 ans et orpheline (ce qui la classe au bas de la hiérarchie sociale dans l’Angleterre victorienne). Femme de compagnie d’une excentrique américaine égoïste, elle subit Monte Carlo lorsque sa route croise celle du plus tout jeune de Winter, vingt ans de plus qu’elle. Mais sa fleur à peine éclose, sa timidité, sa maladresse, séduisent le hobereau. Elle le change de la flamboyante et impérieuse Rebecca, dont le lecteur se demande à la fin pourquoi il l’a donc épousée.

C’est que la société hypocrite cache les choses gênantes, qui ne se révèlent qu’avec le temps et après les épousailles… Rebecca, belle carrosserie et visage d’ange, est pourrie de l’intérieur et démoniaque. Sa mort vient tout arranger, sauf que… Mais il ne faut point trop dévoiler de l’intrigue, car intrigue il y a. Ce qui commence par un roman social finit en enquête policière avec coups de théâtre et rebondissements inattendus.

La seconde épouse a du mal à se faire sa place à Manderley, où règne la redoutable Danvers, tout comme dans le cœur de son mari qui semble retombé dans sa neurasthénie car tout lui rappelle Rebecca. Pour se venger du monde, de la bonne société, du veuf comme de l’intruse, la sèche et squelettique Mrs Danvers va encourager la naïve à organiser un bal, lui conseiller un costume imitant celui d’une ancêtre au portrait dans le grand escalier, puis jouir de la voir déconfite en public lorsque tous s’aperçoivent qu’elle s’est déguisée en… Rebecca !

Ce moment marque le basculement du roman de mœurs au roman policier. Ce qui était un peu long s’accélère et les descriptions prennent tout leur sens. Rebecca connaître une seconde mort, cette fois définitive, et son envoûtement cessera non sans drame, mais extirper le mal est à ce prix.

Daphné du Maurier, Rebecca, 1938, Livre de poche 2016, 640 pages, €8.90 e-book Kindle €8.49

DVD Rebecca, Alfred Hitchcock, avec Laurence Olivier, Joan Fontaine, George Sanders, Judith Anderson, Gladys Cooper, Carlotta Films 2018, 2h05, €7.77 blu-ray €13.91

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Mary Higgings Clark, Dors ma jolie

La « jolie » dont il est question dans le titre est la femme de l’ancien préfet de police de New York, retrouvée égorgée dans Central Park dix-sept ans auparavant. Le coupable est peut-être un mafieux qui a mis un contrat sur elle au mépris de toutes les règles en usage. Nicky Sepetti a été mis en prison pour d’autres faits et il vient d’être libéré, au grand dam de Myles Kearny le préfet en retraite, qui craint désormais pour sa fille Neeve.

Celle-ci a réussi dans la mode, montant une boutique avec les fonds d’un ami qu’elle appelle « oncle », Anthony delle Salva dit le vieux Sal qui a percé dans la haute couture avec l’idée de transposer les couleurs du Pacifique aux vêtements trop austères portés en son temps. Neeve (prénom irlandais qui s’écrit Niamh) a choisi plutôt le métier de conseillère en mode, choisissant les teintes, les tissus et les formes en fonction de la personnalité et de la silhouette de ses clientes, leur vendant au surplus des accessoires assortis tels que foulards, chaussures, sacs, bijoux. C’est là qu’elle fait sa fortune, avec le goût sûr de ceux qui sont nés dans la haute société et qui connaissent les codes.

Justement, une journaliste fantasque de la mode, Ethel Lambston, a disparu. Des vêtements d’hiver ne se trouvent plus dans sa penderie, mais elle n’a pas pris de manteau d’hiver. Les intempéries sont pourtant fortes en cette saison. Le lecteur sait dès le premier chapitre ce qu’il est advenu d’Ethel l’insupportable, mais il ne sait pas qui a fait le coup.

Les potentiels coupables sont nombreux, à commencer par son ex-mari Seamus qui, après un divorce une vingtaine d’année auparavant après six mois de vie commune, lui doit une pension alimentaire de mille dollars par mois alors qu’elle est devenue riche et que lui supporte le déclin de son bar au loyer qui augmente et à la clientèle qui diminue, tandis que ses trois filles à l’université coûtent. Un autre coupable possible est Steuber, ce producteur de vêtements chics qui fait travailler des immigrés illégaux parfois trop jeunes et importe de Corée la plupart de ses modèles tout en les vendant aussi chers que les autres ; Ethel devait dénoncer ces pratiques dans un livre explosif à paraître. Un coupable éventuel pourrait être le neveu d’Ethel, le jeune Douglas musclé à belle gueule qui plaît aux filles, mais qui est assez veule au fond, voleur même à l’occasion. Neeve, qui doit livrer les derniers vêtements commandés par Ethel, le trouve installé dans l’appartement de sa tante, la chemise à moitié déboutonnée et l’air revêche. Il n’a pas répondu au téléphone et est bien en peine de fournir une explication plausible. Et pourquoi pas un contrat de la mafia puisque les chargements venus d’Asie transportent parfois de la drogue ?

Bien sûr, le lecteur sera entraîné à choisir son coupable et à en être pratiquement certain, mais c’est trop facile. Il y aura coup de théâtre inattendu à la fin, ce qui fait le sel du genre. D’autant que le lecteur suit à la trace un tueur à gage qui doit se faire Neeve par contrat.

Neeve est une jeune femme décidée qui attend le mari idéal, ce qu’elle finit par trouver. Son père est pressenti pour diriger un service anti-drogue malgré ses 68 ans et sa récente crise cardiaque, ce qui lui laissera le champ libre. Il connait du monde, à commencer par la police mais aussi dans les milieux politiques et parmi ses anciens copains d’école primaire dans le Bronx. Seule sa femme lui manque, celle qui l’avait choisi à 10 ans lorsqu’elle l’avait retrouvé blessé par un tir allemand dans les ruines de la ville italienne de Pontici durant la Seconde guerre mondiale. Six ans plus tard il est revenu et elle l’a reconnu ; ils se sont mariés et ont vécu heureux jusqu’au drame de Central Park. Mais est-ce bien ce boss de la Mafia qui a commandité l’acte ? Il vient d’être libéré, il a une crise cardiaque, et il jure à son épouse que ce n’est pas le cas, mais que vaut la parole d’un mafieux ? Et sinon, qui ?

Nous sommes toujours dans le même univers des lectrices de Mary Higgings Clark, celui de la bonne société de la côte est qui fait rêver avec des mâles décidés et protecteurs et des femelles décidées et pleine d’initiatives. De l’entreprise, de l’argent, du bénévolat, des enfants – tout ce qu’aime ceux qui lisent, principalement des femmes à l’américaine. Mais ça marche, à petite dose j’y prends du plaisir.

Mary Higgings Clark, Dors ma jolie (Why my Pretty One Sleeps), 1989, Livre de poche 1991, 288 pages, €7.60 e-book Kindle €6.99

Les romans policiers de Mary Higgings Clark déjà chroniqués sur ce blog

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La Tombe de Ligeia de Roger Corman

Hanté, malade, obsédé, possédé : dans l’abbaye anglaise en ruines où il se retire en 1821 avec sa nouvelle épouse lady Rowena Trevanion (Elizabeth Shepherd), Verden Fell (Vincent Price) reste hanté par sa première femme Ligeia Fell (Elizabeth Shepherd aussi). Elle lui a promis qu’elle ne mourrait jamais…

Selon l’optimisme de son siècle, le 19ème, elle a surtout affirmé que la volonté était plus forte que la mort. De Frankenstein à Nietzsche, la « volonté de puissance » faustienne, encouragée par l’essor inédit de la science, permet de tout oser. Y compris de flirter avec les puissances occultes : celles que l’on connait mal et qu’on ne maîtrise pas.

Le curé parait bien ridicule à faire la Morale à l’enterrement de Ligeia, se contentant de perroqueter la doxa biblique selon laquelle l’humain doit rester soumis à Dieu. Au lieu de compatir, de raisonner, d’en appeler à la biologie… C’est bien l’esprit borné des croyants de tous poils qui inhibe l’être humain dans ses pensées, son imagination, ses tentatives. Mais non, l’homme n’est pas plus fort que la mort – la femme non plus.

Car c’est la femme, une fois de plus, qui est présentée comme diabolique. Ligeia est l’éternelle Tentatrice possédée du démon qui hypnotise avant sa mort par une science dévoyée son mari énamouré ; la chatte noire qui feule de rage jalouse lorsqu’une nouvelle femelle est introduite au foyer ; le cadavre embaumé qui survit grâce aux procédés égyptiens tandis que le cercueil est empli d’un corps au masque de cire. L’homme est rendu aveugle à la réalité du jour ; il est possédé par la goule dans les caves la nuit. Sa nouvelle épouse Rowena est superficielle et ne comprend pas. Dans sa chambre ont lieu des phénomènes étranges ; la chatte noire la poursuit de sa haine et la griffe. Le film, loin du morbide, est tout entier empli du chat noir.

Dans une Angleterre campagnarde et fruste où le seul plaisir du père lord Trevanion (Derek Francis) est de chasser à courre le renard – couleur de feu, couleur du diable – tous les phénomènes sont déniés ou réduit à la démonologie d’église. Edgar Allan Poe s’en donne à cœur joie avec les préjugés de son temps. Même Christopher (John Westbrook), juriste logique, ne résiste pas au déni de la passion et de l’irraison de Vendell. Les phénomènes dépassent sa courte raison. Roger Corman tire un spectaculaire conte gothique de sa nouvelle où l’amour et la mort entrent en délire jusqu’à l’incendie final qui ordonne le chaos en faisant table rase et purifie de tout. Hollywood a remplacé depuis l’incendie par l’explosion, mais c’est bien le même poncif à racine biblique : Sodome et Gomorrhe détruits par le feu du courroux divin.

DVD La Tombe de Ligeia (The Tomb of Ligeia), Roger Corman, 1964, avec Vincent Price, John Westbrook, Derek Francis, Oliver Johnston, Richard Vernon, Frank Thornton, Penelope Lee, Sidonis Calysta 2009, 1h18, €17.98 blu-ray €27.98

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Ragtime de Milos Forman

Le spectateur se perd vers 1910 dans le ghetto juif où un découpeur de papiers cocu en public devient réalisateur de films (James Cagney) avec la girl (Elizabeth McGovern) comme actrice avant d’enlever l’épouse du riche bourgeois. Il est vrai que ladite girl, danseuse de beuglant, avait été épousée par un autre riche bourgeois (Robert Joy) qui n’avait pas apprécié de la voir nue sculptée sur le haut d’un gratte-ciel au Madison Square Garden. Allant en justice pour faire ôter le scandale, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir. Il décide alors de se venger et tire sur le patron qui a commandé la statue et refuse de l’ôter ; il le tue. Au procès, sa femme, stipendiée par les avocats de la famille, témoigne de sa démence et il échappe à la peine de mort. Mais le divorce promis à un million de dollars est ramené par les avocats et la vieille devenue chef de famille à 25 000 dollars seulement. C’est comique. L’ancienne girl redevient girl bien qu’aimée par le fils des riches bourgeois auquel elle préfère les paillettes et l’envoi en l’air de son prof de danse.

L’histoire se répète en tragique avec le nègre (Howard E. Rollins Jr.) qui a enfourné un bébé à sa maitresse sans vouloir l’épouser au prétexte que son métier de joueur de piano jazz était itinérant et dans de mauvais lieux (on dit encore « nègre » en 1981, avant Reagan et sous la gauche au pouvoir en France, sans que cela soit forcément péjoratif). Lequel bébé est retrouvé tout nu sur la terre d’un parterre d’une riche villa où déjeunent un dimanche les riches bourgeois (Mary Steenburgen et James Olson). Bébé est recueilli, la police prévenue, l’accouchée retrouvée. Elle n’évite la prison que par la charité chrétienne des riches bourgeois qui l’hébergent avec son négrillon.

Jusqu’à ce que le père biologique se manifeste, lors d’un autre déjeuner interrompu des mêmes riches bourgeois, pour voir son fils et se concilier sa maitresse pour un mariage. Il a trouvé du travail dans une boite sérieuse et s’est achetée une Ford T. Luxe que jalousent les prolos pompiers du quartier qui le briment en l’empêchant de passer puis, une fois le flic du coin prévenu, en chiant sur le siège passager. Ce qui met dans une rogne noire le nègre qui se sent humilié, lui qui était parvenu à un brin s’émanciper. Il cherche à porter plainte mais la justice lui oppose une fin de non-recevoir. Sa future épouse décide de faire confiance à la justice en tentant de se faire entendre du vice-président venu en campagne électorale mais elle se fait tabasser à mort par les flics. Encore raté ! Le ragtimer décide alors de se venger en fomentant plusieurs attentats contre les pompiers jusqu’à ce que le préfet de police le cerne dans une bibliothèque où il menace de faire tout sauter (à l’américaine) avec ses copains cagoulés façon Ku Klux Klan si le gros connard de sergent pompier (Jeff Daniels) ne lui ramène pas sa Ford T nettoyée et réparée. Mais il a tort de faire confiance une nouvelle fois à la justice.

Tout comme le riche bourgeois qui croyait bien faire en faisant comme il faut : la négresse recueillie est morte sur ses conseils de prendre l’affaire en main ; son fils aîné artificier à qui il demande de ne se mêler de rien s’en mêle par défi ; le nègre avec qui il négocie se rend et mal lui en prend ; son épouse maintenue dans la soumission part avec le réalisateur de films juif à l’accent impossible (une sorte de Milos Forman à ses débuts ?) avec leur dernier fils.

Si vous avez suivi jusque-là, c’est que vous n’avez rien compris. Car le film se veut une fresque d’époque. Issu d’un roman d’E. L. Doctorow inspiré d’un autre, il en a gardé l’ampleur dans les multiples personnages et la longueur, sans parler des bouts de films muets qui sont censés raconter le contexte. Sauf qu’en deux heures et demi, c’est trop court pour être compréhensible. Il fallait soit recentrer, soit en faire une série. Le tort de Forman a été de confier le scénario au romancier. De plus, aucun des personnages ne réussit à être sympathique, ni le milliardaire jaloux, ni sa girl qu’on voit un moment à poil, ni le réalisateur juif qui attache sa fille en laisse mais délaisse sa femme, ni le nègre mauvais père mauvais amant et trop orgueilleusement intransigeant pour vivre en société, ni le riche bourgeois trop convenable, ni le fils rebelle, ni Houdini noir et blanc qui donne l’illusion de se défaire de tous les liens, ni… Le film aurait dû se concentrer sur le nègre sans s’égarer sur la girl, le message d’enfermement dans la négritude et le mariage suffisait pour chanter l’émancipation. Au lieu de quoi le spectateur se perd dans le ghetto juif où un découpeur de papiers cocu en public…

Reste une histoire aux belles images et à la musique de Randy Newman qui décrit la ségrégation de fait des Noirs et des épouses ainsi que la dure émancipation de ceux qui se font eux-mêmes. Il y a trente minutes de trop au début mais la suite vaut le détour. Le son en français est curieusement mixé : un moment on n’entend rien des personnages, la scène d’après ils gueulent. Pour son prix, le DVD comprend des suppléments.

DVD Ragtime, Milos Forman, 1981, avec Howard E. Rollins Jr., Moses Gunn, James Cagney, Brad Dourif, Elizabeth McGovern, Arte edition 2019, 2h36, €28.73 blu-ray €29.98

Il existe une version DVD à €9.25 mais attention, elle est exclusivement en espagnol.

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Lord of War d’Andrew Niccol

Enrôlé par Amnesty international contre la guerre et les trafics d’armes, ce film américain les dénonce non sans un certain humour tout en expliquant le pourquoi et le comment. Les armes tuent ? Yaka les interdire. Les barbares et autres apprentis dictateurs, roitelets africains ou proche-orientaux massacrent à tout va ? Yaka ne pas leur vendre d’armes. Sauf que jamais un yaka n’a réussi là où Dieu n’a même pas tenté. L’être humain est une bête, mais pire que les autres dans ses excès, dont la tuerie gratuite. Les trafiquants d’armes font un métier immoral mais qui n’est que la politique par d’autres moyens.

Youri (Nicolas Cage), un Américain né en Ukraine d’où ses parents ont émigré en se faisant passer pour juifs afin de fuir le « paradis des travailleurs » où seule la caste dirigeante vit bien, se lance dans le commerce. Son personnage est inspiré de Viktor Bout, un Russe trafiquant d’armes réel. Mais les marchandises habituelles rapportent peu et tout le monde fait ça. La drogue n’est pas dans son plan mais les armes… Là est le pactole parce que tout le monde en veut, autant que du pain, et qu’il existe un marché partout sur la planète. Youri commence dans son quartier de Little Odessa à Brooklyn à affiner son bagout en vendant des Uzi grâce aux relations de son père à la synagogue. Il se moque de l’idéologie des acheteurs comme à quoi ce qu’il vend va servir – selon la philosophie américaine du commerce.

Les soldats américains, lorsqu’ils se retirent d’un théâtre d’opération, laissent sur place les munitions et beaucoup d’armes légères prises à l’ennemi ; ils ne vont pas s’embêter à rapatrier tout ça, autant en acheter des neuves. Telle est la mentalité gaspilleuse du peuple des affairistes, bénie par les industriels du lobby militaire. Youri achète des stocks au poids et les revend au détail à des bandes armées qui veulent écraser leurs concurrents. Mais c’est la chute de l’Union soviétique, en 1991 lorsque Gorbatchev, le dernier « secrétaire général » d’une URSS en ruines démissionne, qui ouvre grand les vannes du commerce des armes. Car les gros calibres sont là, prêts à être bradés par des officiers qui n’ont plus aucun ordre d’en haut et dont le salaire n’est plus versé. Canons, mitrailleuses, hélicoptères de combat, missiles, tout est bon. Même les têtes nucléaires mais Youri n’a pas de client pour elles.

Les deals s’enchaînent, Youri se fait une réputation, il supplante le vieux routard juif des marchands d’armes Simeon Weisz (Ian Holm) qui l’a méprisé lorsqu’il a voulu travailler avec lui quelques années avant. Il a même fait sauter la nouvelle limousine américaine de son oncle, général ukrainien impliqué dans le trafic. Le André Baptiste le président du Liberia (Eamonn Walker, inspiré du véritable Charles Taylor), état africain fondé par les Etats-Unis pour servir de libre patrie aux nègres descendants d’esclaves américains, est le plus avide et le plus sauvage, flanqué de son fils incontrôlable (Sammi Rotibi) qui tire sur tout ce qui bouge avec sa kalach plaquée or et reste torse nu sous son gilet, deux grosses chaînes en or au cou, trimbalant deux putes courts vêtues. Il paye en diamants gros comme des billes, mieux que les cartels colombiens qui payent en héroïne dont le petit frère Vitali (Jared Leto) consomme trop. Et livre Simeon à Youri pour qu’il le descende.

Youri peut enfin payer pour avoir la femme de ses rêves (Bridget Moynahan, 34 ans au tournage), le mannequin qu’il voit sur les affiches des pubs depuis la fin de son adolescence. Il la séduit, la subjugue par sa richesse au début factice (il s’endette), très vite réelle (il réussit), lui enfourne un gamin. Tout va bien ? Un officier d’Interpol (Ethan Hawke) ne cesse de le traquer avec son visage de boy-scout et sa morale sans faille du droit. A chaque fois Youri se débrouille pour ne donner aucune prise à aucune accusation majeure et Jack Valentine est obligé de le laisser partir non sans user des gardes à vue au maximum (« encore une journée de gagnée pour les gens qui vont mourir avec vos équipements »). Telle la fois où son Antonov bourré d’armes destinées à un pays africain est arraisonné par la chasse d’un pays soumis aux Etats-Unis et sommé d’atterrir. Le pilote ukrainien réussit à poser l’avion sur une piste dans la savane. Avant que les policiers n’arrivent, l’avion est vidé de toute sa marchandise par les locaux sur l’invitation de Youri ; c’est open bar pour les kalachnikovs et autres RPG 7 ou grenades. Même des gamins s’en emparent avec avidité. Cynique mais commerçant jusqu’au bout, Youri les encourage.

Il ne parle pas de son métier à sa femme et Valentine va trouver là une faille où enfoncer son coin. Il la persuade d’espionner son mari pour savoir ce qu’il trafique. Lorsqu’elle lui en parle, Youri tente alors de se reconvertir en commerçant autre chose, il a assez d’argent, mais le président libérien vient le visiter chez lui à New York en profitant d’une réunion de l’ONU. Il persuade avec un énorme diamant Youri d’effectuer un dernier chargement… pour un pays voisin, la Sierra Leone, très surveillée. Youri a le tort d’emmener avec lui son petit frère trop faible, Vitali. Assistant à la tuerie d’une femme qui court après son enfant échappé du camp de toile près duquel se déroule la transaction armes contre diamants de sang, Vitali s’empare d’une grenade et fait sauter le premier camion. Il est tué de rafales de mitraillettes par les gardes africains et la transaction ne réussit qu’à moitié avec le second camion.

Youri rentre aux Etats-Unis avec le corps de son frère débarrassé, croit-il, de toutes les balles et muni d’un certificat de décès mentionnant une crise cardiaque. Il est inculpé de fausse déclaration car il en reste une mais c’est une infraction mineure. Youri ne s’en préoccupe pas, à tort, car sa femme ulcérée qu’il ait replongé le suit, découvre son antre dans les entrepôts et sa collection d’armes. Le code du cadenas est en effet d’une imbécilité majeure : la date de naissance de leur fils. Fausses factures, faux passeports, contrats illégaux, armes non déclarées, Jack a de quoi impliquer Youri à vie.

Sauf que… le trafic ne va jamais sans complicités et, lorsqu’il s’agit des armements produits par le plus gros pays industriel marchand de la planète, les Etats-Unis, la raison d’Etat s’en mêle. Youri a été aidé par le colonel Oliver Southern (Donald Sutherland) qui lui signalé régulièrement les tuyaux des douanes. Il aura perdu son frère, sa femme et son fils, mais n’ira pas en prison. Il est trop utile pour la géopolitique du maître du monde qui a besoin de petites mains non officielles pour les zones grises. Ce pourquoi il existe toujours des « paradis fiscaux »… Comprendre rend toujours plus intelligent que condamner « par principe ». Ce film vous rend moins bête.

DVD Lord of War (Seigneur de guerre), Andrew Niccol, 2005, avec Nicolas Cage, Ethan Hawke, Jared Leto, M6 vidéo2006, 2h02, €5.00 blu-ray €11.75

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Tombe les filles et tais-toi d’Herbert Ross

Woody Allen joue Allan, le personnage principal, après avoir écrit le scénario d’après sa pièce de théâtre Une aspirine pour deux. Nous sommes en 1972 et le film expose les affres du couple post-68. L’aspirine, comme toutes les petites pilules psy, font recette aux Etats-Unis où consommer du gadget participe du bonheur : il faut toujours « agir », même contre la déprime ou la gueule de bois.

C’est que l’épouse d’Allan s’est tirée après huit ans de mariage. Nancy (Susan Anspach) désire tout brutalement quitter la vie intello de San Francisco et son mari, malingre critique obsédé de cinéma, pour s’éclater : skier, biker, nager, visiter l’Europe, baiser avec un acteur musculeux torse nu sous sa veste de peau à franges. En bref tout ce que le couple et le machisme traditionnel l’empêchent de faire. Allan, le roux complexé qui a su se marier avec la blonde bien roulée est désespéré : comment retrouver une fille aussi belle et aussi bien adaptée à lui ? Même la fille avec qui il est sorti au lycée, il y a onze ans, a demandé à ses amis à ce qu’ils ne communiquent surtout pas à Allan son numéro de téléphone.

Ses deux amis Linda (Diane Keaton) et Dick (Tony Roberts) vont l’aider, non sans ironie car l’animal est aussi timide et nerveux qu’exigeant, imaginant toujours le pire dans des scènes fantasmées qui l’empêchent d’être lui-même au moment décisif. Dick fait « des affaires » et a la manie de donner en tous lieux à son bureau le numéro de téléphone où il se trouve pour qu’on puisse le joindre (c’était avant la mode des portables) – ce qui donne un comique de répétition. Il attire aussi l’attention sur son obsession personnelle : se croire indispensable alors qu’il réfléchit peu en achetant par exemple 50 hectares de terrains en Floride dont 40 sont des sables mouvants… Linda, à sa remorque, s’ennuie et elle prend en main les affaires d’Allan, y compris son service trois pièces – ce qui donne un comique de surprise. Il attire l’attention sur la solitude de la femelle américaine laissée pour compte par les monomanies des maris, le cinéma pour Allan, la promotion immobilière pour Dick.

Car, aux Etats-Unis, il s’agit d’aller jusqu’au bout de ses talents pour réussir en société. Tous ceux qui faiblissent sont récupérés par le système affairiste via les psys (et l’industrie pharmaceutique). Ce ne sont que séances d’introspection interminables et petites pilules en tous genres dont Allan a un tiroir plein et qu’il avale comme des bonbons (les flacons sont tous vides). Reste alors l’aspirine, ce recours ultime alors en vente libre malgré ses ravages sur l’estomac désormais bien documentés. D’où le titre de la pièce d’Allen – qui est le Woody nommé Allan.

L’auteur écrit ses Précieuses ridicules des intellos de la côte ouest avec leurs recettes d’aspirine accompagné de jus de pomme ou d’anxiolytiques au jus d’orange, ou encore le discours émancipé des jeunes femmes sur le sexe mais le recul effarouché de la petite bourgeoise qui se fait sauter dessus.

Le film est aussi un hommage au cinéma avec Humphrey Bogart (Jerry Lacy) dont le fantôme viril et macho vient aider l’étriqué gaffeur Allan. Le beau gars est un Surmoi tuteur. Le film commence par la scène des adieux de Casablanca, sorti en 1942, où l’homme doit choisir entre la femme et l’honneur, aider ses copains à résister à l’Occupant plutôt que de céder à la baise. Le film de Woody se termine par la même scène jouée aujourd’hui où Allan choisit entre Linda qu’il a baisée et qu’il commence à aimer et son copain Dick qu’elle aime toujours et qui veut la récupérer pour mieux s’occuper d’elle. « Il y a autre chose de bien dans la vie que les bonnes femmes », dit à peu près Bogart à Allan, « par exemple être juste avec les copains ». La vertu ou le sexe – voilà qui étalait le dilemme des couples après 1968. D’où la déprime fréquente des faibles et le recours aux drogues et au suicide.

DVD Tombe les filles et tais-toi (Play it again, Sam), Herbert Ross, 1972, avec Woody Allen, Diane Keaton, Tony Roberts, Jerry Lacy, Susan Anspach, Paramount Pictures 2002, 1h22, €29.99 (version double en plusieurs langues dont le français ; il existe des versions originales moins chères mais seulement sous-titrées)

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Régine Pernoud, Les hommes de la croisade

Contre les préjugés sommaires sur le Moyen-Âge, véhiculé par l’école et les romans du XIXe, Régine Pernoud, décédée en 1998 à 88 ans, se sert de son savoir d’archiviste paléographe et de docteur en histoire médiévale à la Sorbonne en 1935. Ne pouvant être prof parce que les femmes étaient peu recrutées à l’époque, elle se lance dans la vulgarisation du savoir, avec succès. « Transmettre dans un langage simple ce que j’avais découvert par des recherches difficiles », dit-elle.

Pour elle, la croisade fut un élan de la foi au XIe siècle avant de dégénérer par les ambitions féodales en rivalités commerciales au XIIIe siècle. Le dernier roi saint fut Louis IX, mystique de chevalerie chrétienne, après lui la déroute. Frédéric II notamment fut un destructeur.

Se mettre en marche vers une autre vie était la motivation première ; elle a commencé avec les humbles qui avaient besoin de voir et de toucher les endroits où le Christ avait vécu. C’est au cri de Dieu le veult ! que les pèlerins s’élançaient vers la terre sainte ; ils prenaient la suite de la Reconquista espagnole contre les infidèles, sectataires de Mahomet. Ce qui a entraîné peu à peu le désir de connaître son ennemi, depuis la traduction en latin du Coran aux conversations avec les savants et érudits musulmans. Car l’infidèle n’est pas le diable ; il est un adversaire honorable qui se bat bien, même s’il parjure parfois sa parole et tue jusqu’aux femmes et enfants quand il ne les réduit pas en esclavage. « Les relations avec les Assassins |les chiites ismaéliens du Vieux de la montagne] forment le chapitre le plus curieux sans doute de l’histoire des croisés, celui qui les montre de façon la plus saisissante ouverts à une mentalité en complet désaccord avec la leur. Mais, en dehors de ces alliés dangereux, les relations qui s’établissent avec l’Islam révèlent, au milieu même des combats, une estime réciproque où l’on discerne l’admiration pour la valeur guerrière, pour la sagesse d’un ennemi que l’on sait apprécier » chap.10.

L’auteur approche les croisades par les mentalités car, selon elle, l’accès aux Lieux saints primait sur tout le reste. Les musulmans récemment convertis par Mahomet pillaient, rançonnaient et massacraient selon leur lecture fruste du Coran les chrétiens se rendant en pèlerinage à Jérusalem depuis au moins l’an 333. Le calife Hakim fit même en 1009 raser les églises et monastères de Palestine pour extirper le mécréant, persécutant chrétiens et juifs. C’est ce qui a entraîné le prêche du pape Urbain II en 1095, relayé par la prédication de Pierre l’Ermite sur son âne, pour déclencher la première croisade. Ce seront 15 à 20 000 hommes dont 1000 à 2000 chevaliers qui s’élanceront en 1096 vers le Levant et mettront trois mois à rejoindre la première étape, Constantinople, à raison de 30 km par jour.

Ils prendront Jérusalem après trois ans, en 1099, malgré l’empereur byzantin Alexis Comnène qui voulait que les villes conquises lui soient remises. Cet empire chrétien d’orient deviendra le principal obstacle aux croisades, jusqu’à ce qu’exaspérés et poussés par les Vénitiens, les croisés ne prennent Constantinople pour y placer les leurs. Le second obstacle sera le pape qui enverra ses délégués, trop souvent arrogants et militairement inaptes, ce qui entraînera des désastres en Egypte. Le troisième obstacle seront les féodaux, partis sans fortune chercher la gloire, et qui se révèleront devant les infidèles : certains brilleront en stratèges, d’autres feront éclater leur incapacité, suscitant la division entre Francs, y compris lorsqu’ils appartiennent aux ordres créés pour défendre le saint Sépulcre (Templiers, Hospitaliers, Teutoniques). Le pouvoir personnel était banni à l’origine au profit du conseil des barons et Godefroi de Bouillon, lorsqu’il devient maître de Jérusalem, a refusé le titre de roi pour celui de défenseur. Mais la démesure ne tarde pas chez les barons, notamment avec ce risque-tout de Renaud de Châtillon à Hattin en 1187 et l’orgueilleux Robert d’Artois à Mansourah en 1250. Elle entraînera la zizanie, donc l’échec sur le long terme.

Les hommes de la croisade étaient parfois des femmes, non comme soldates mais comme compagnes des chevaliers et barons comme des hommes du peuple venus en masse à leur suite. D’autres restaient au pays pour gérer les fiefs, fonction d’importance pour préserver l’héritage aux enfants. Les croisés partis célibataires ou qui n’avaient pas emmenés leur épouse prenaient souvent femme en Palestine car le « racisme » (cette notion moderne) n’existait pas au Moyen-Âge : seule comptait la foi. Si l’épouse devenait chrétienne, l’épouser était licite. C’était la même chose côté musulman : renier sa foi pour embrasser celle du Prophète laissait la vie sauve.

La conquête et l’occupation du pays n’avaient rien de « colonial » (encore une notion moderne) en ce sens qu’elle ne visait pas à exploiter mais à conserver l’accès aux lieux saints et à les entretenir. Le pouvoir féodal instauré par les Occidentaux laissait libre les coutumes et usages, prenant même avec la dîme moins d’impôts que les musulmans. L’infériorité numérique des croisés fut compensée par le réseau de forteresses qu’ils ont bâti en quelques années, dont le fameux krak des chevaliers.

Avec Raymond Lulle, au destin étonnant et qui meurt en 1315, la mystique politique se transforme en mystique évangélisatrice et la mission remplace la croisade.

Les hommes de la croisade sont un livre d’histoire sur l’esprit des hommes, celui qui soulève des montagnes, bien oublié en notre époque matérialiste et frileuse.

Régine Pernoud, Les hommes de la croisade, 1958 revu et augmenté 1982, Texto Tallandier 2013, 352 pages, €10.90

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Joseph Kessel, L’équipage

La guerre de 14 reste pour moi la plus con. La lecture des Croix de bois de Dorgelès m’a conforté, très jeune, dans l’absurdité de cette horreur. Elle m’a initié à l’industrie du massacre, au non-sens absolu de se battre pour quelques arpents, bien loin des Trois mousquetaires ou de l’héroïsme de Roland à Roncevaux. Joseph Kessel a réhabilité pour moi la bataille en la portant dans les airs. Il y a un siècle, l’aviation était encore adolescente et attirait les très jeunes hommes. Ils se croyaient des anges sur leurs drôles de machines, vaniteux comme Icare de monter jusqu’au ciel ou orgueilleux tel Phaéton de conduire le char du soleil. J’avais 14 ans et j’ai lu L’équipage avec passion.

Le relisant aujourd’hui, j’y vois ce qui m’avait séduit : l’aventure, la fraternité des hommes, la morale des affiliations de combat. Je vois aussi ce que j’avais omis : la désorganisation sociale de la guerre, la défragmentation des valeurs qui se recomposent dans les groupes nouveaux induits par l’organisation armée, la frénésie névrotique des femmes à « garder » leurs mâles, fils, maris, pères. La guerre totale, sur le territoire même, efface les repères au profit du brut, de la bestialité combattante et du désir sexuel exacerbé. Pour les combattants, l’essentiel n’est pas la bravoure mais le confort hors du combat (p.69). Confusion, incertitude, soumission à la fatalité :  la période de guerre aliène et fabrique des esclaves.

Jean d’Herbillon, jeune parisien de 20 ans, s’engage dans l’aviation, tout comme Joseph Kessel lui-même à 19 ans et demi. Il rêve d’aventure et de chevalerie. Il découvre le prosaïsme du cantonnement, les pilotes à terre en vareuse et sabots au lieu du bel uniforme, les chambres spartiates sans eau chaude. Seul le mess est le lieu de rencontre et de fraternité autour de l’alcool et du jeu. Lorsqu’il vole comme observateur, il ne sent pas « la guerre », les obus qui visent l’avion ne sont pour lui que des bouquets de fumée, le combat aérien une suite de mouvements désordonnés de l’avion agrémenté du bruit des mitrailleuses qui tirent sans guère viser. Il reçoit une croix et ne comprend pas pourquoi : il n’a fait que son travail.

Après trois mois, il part en permission et y retrouve sa maîtresse Denise, femme mariée. Il la baise sans remords, « l’aimant » pour le sexe autant que pour son admiration pour la jeunesse héroïque qu’il incarne. Son pilote Maury lui a confié une lettre pour sa femme, qu’il aime d’un amour platonique plus que sensuel. Le dernier jour, il va la porter et découvre qu’Hélène, l’épouse de Maury… n’est autre que Denise, sa maitresse ! Il est dès lors déstabilisé. La honte de trahir son compagnon de combat, l’amitié fusionnelle de son aîné pilote qui fait figure de père, le déchirement à succomber aux sens alors que la morale est en jeu – tout cela pousse Herbillon au désespoir. Plus rien n’a de sens, il ne s’en remettra pas.

Pour Kessel, l’héroïsme est une résistance spirituelle incarnée par le capitaine Thélis, très croyant, et par l’aspirant Herbillon, bouillonnant de jeunesse. Chacun son support psychologique pour l’engagement moral et affectif. Thélis se bat contre la barbarie et pour les valeurs chrétiennes, Herbillon fait sacrifice de sa vie à la figure paternelle et à la fraternité fusionnelle. L’amour d’Herbillon pour Maury, reproduit celui de Joseph pour Lazare, son frère cadet de seize mois. Les deux se méfient de la femme, avide de sexe au prétexte « d’Hâmour » et trublion dans la relation gémellaire des frères d’armes.

Il y a un côté scout dans l’escadrille, l’amour physique est distinct de l’amour moral. Les femmes sont évacuées au loin, sur l’arrière lors des permissions, tandis que les cadets font l’objet d’attentions des plus âgés et de gestes de tendresse. Le capitaine de 24 ans caresse une fois les cheveux de l’aspirant de 20 ans ou pétrit les épaules d’un autre qui vient d’arriver ; le pilote grisonnant éprouve une affection filiale pour son observateur pas encore majeur (à l’époque 21 ans). L’épouse, au contraire, trompe son mari qu’elle n’aime que comme protecteur, se livrant au sexe avec la jeunesse lorsqu’il n’est plus là. Il y a du Radiguet en Kessel ; du même âge, il l’a d’ailleurs connu. Et il pose le dilemme : lequel des deux amours est le plus beau des deux ?

Le tragique est là, dans cet écartèlement des personnages : Maury compense son avidité d’amour sexuel par un détachement moral forcé car il l’avoue, il ne sait pas y faire avec les femmes ; Herbillon est un aventurier de belle prestance physique avec la gent féminine mais reste encore moralement enfant et d’un caractère presque veule ; quant à Hélène/Denise, elle dissimule une goule aveuglée par sa vulve et possédée par son désir du mâle, une « Vénus tout entière à sa proie attachée » lorsqu’elle agrippe le cou du jeune homme pour le baiser et l’empêcher de retourner au combat.

Maury le devine et bientôt le sait ; Herbillon élude et bientôt consent. Rien n’est dit, tout est gestes. Les deux dans le même avion ne font qu’un, lors de l’ultime combat. Le capitaine est déjà mort, rien ne les retient à l’escadrille, elle consomme vite les effectifs. Le jeune homme joint les mains, il accepte la mort qui vient par les balles ennemies, résolvant d’un coup tous ses dilemmes.

Ecrit avec sobriété, dans le style direct des journalistes, la psychologie est loin de se faire oublier. Plus qu’un récit de guerre, L’équipage est un récit sur la guerre et ses conséquences sur les hommes et les femmes, dans une époque qui n’est plus la nôtre. La mixité des escadrilles évite désormais une trop grande coupure entre les sexes, l’éclatement de l’amour entre les frères à l’avant et les femmes à l’arrière, le platonique et le sensuel, les valeurs enfiévrées de l’honneur et de la fidélité. Reste un beau roman pour adolescents qui garde pour moi son charme de première lecture.

Joseph Kessel, L’équipage, 1923, Flammarion 2018, 288 pages, €4.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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