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R. K. Narayan, Le professeur d’anglais

De son drame personnel, la mort de sa femme de la typhoïde en 1939, l’auteur fait un roman où il se met en scène sous le nom de Krishnan. Comme lui, il est désespéré ; comme lui, il doit élever seul sa petite fille ; comme lui, il chercher à renouer le contact avec la disparue au travers d’un médium. Et ça marche. L’Inde d’avant l’indépendance (imminente) est resté un pays de spiritualité où la rationalité occidentale a peu pénétré. Sa fille s’appelle Hema et pas Leela et la ville de Malgudi est imaginaire, mais ce roman est autobiographique et ancré dans la réalité. Il fait suite au Licencié ès lettres (chroniqué sur ce blog) qui présente l’auteur à peine sorti des études et qui se marie.

Tout va bien au début pour Krishnan. Il vit au foyer des étudiants du collège où il a obtenu un poste d’assistant en anglais, payé 100 roupies par mois, un bon salaire pour l’époque. Sa femme a accouché d’une petite fille mais reste chez ses parents pour les premiers mois. Il la voit peu mais cela convient à son égocentrisme de mâle indien ; il vit parmi ses pairs, comme au collège, lit, se promène et discute à son gré. Mais son beau-père lui écrit qu’il doit trouver une maison pour accueillir sa famille et vivre en couple comme cela se fait. Krishnan cherche à louer, trouve une masure pas trop moche pour 25 roupies par mois, avec véranda pour en faire son bureau, et attend sa femme Sushila, dont il s’aperçoit qu’il est bien amoureux.

A 7 mois, la petite Leela se retrouve en famille, vite flanquée d’une nounou qui fait la cuisine, le ménage et s’occupe d’elle. C’est une vieille femme devenue veuve qui a servi chez la mère de Krishnan et qu’elle lui envoie car les retraites n’existent pas. Ils vont la payer 6 roupies par mois mais nourrie et logée. Cela permet au couple de sortir, de se retrouver entre eux au cinéma, au restaurant, dans les boutiques. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Krishnan veut même acheter une maison, les fonds avancés par son beau-père, pour qu’ils soient vraiment chez eux. Cette ambition, qui peut être un orgueil, est sanctionnée par le destin.

En visitant une grande maison en banlieue de la ville qui leur plaît, Sushila va bêtement, pieds nus, ouvrir une porte « brillante » dans une cabane au fond du jardin ; elle est attirée par ce neuf qui brille et se retrouve piégée dans les chiottes provisoires de chantier, parmi la merde et les mouches. La porte s’est refermée et la gourde n’a pas su l’ouvrir. Son mari la délivre mais elle est écœurée, tombe malade et finit par s’éteindre d’une typhoïde, une infection à bactérie due à des salmonelles. L’a-t-elle attrapée au restaurant ? Aux chiottes ? L’infection a lieu en mangeant des viandes trop peu cuites ou en ingérant ce qui a été contaminé par des selles infectées. Une mouche à merde s’était introduite dans la bouche, évidemment gardée ouverte par la gourde. Le médecin croit d’abord aux symptômes du paludisme mais la fièvre ne tombe pas ; l’incubation dure deux semaines avec des symptômes de fièvre, d’abattement, de rate qui grossit, tous bien décrits par l’auteur. La désinfection des mains après soins aux malades est aussi bien expliquée. Le musicien Schubert et l’écrivain Radiguet en sont morts mais il existe désormais un vaccin efficace, inoculé d’ailleurs obligatoirement lors de l’ancien service militaire en France, sous le nom de TAB.

Krishnan doit s’adapter à cette nouvelle donne : vive seul avec sa petite fille de 3 ans et sa vieille nounou. Il rencontre un maître d’école qui s’est trouvé une vocation de pédagogue libre et que les enfants adorent ; Leela a été entraînée vers cette école par sa copine voisine et elle s’y plaît. Le maître les regarde jouer, parler, dessiner, créer, il leur raconte des histoires qu’il illustre avec des photos découpées dans des magazines, et il est heureux. Plus que dans son propre couple, s’étant marié contraint par sa famille, sans amour. Ses trois fils entre 7 et 10 ans sont « hirsutes et débraillés » comme de petits Indiens savent l’âtre, jouant dans la poussière et se battant avec les autres, déchirant leurs vêtements et faisant sauter leurs boutons. Le maître est l’exact opposé de Krishnan : il n’aime pas sa femme, est indifférent à ses enfants, mais aime fort enseigner en laissant libres les petits. Krishnan aime fort sa femme, est attentif à sa petite fille, et s’ennuie à enseigner la critique littéraire anglaise à des étudiants qui vont reproduire ce savoir inutile.

Sa métamorphose s’effectuera sous l’influence posthume de son épouse. Elle le contacte par un moyen rigolo : un adolescent de 15 ans attend un soir le professeur Krishnan à la sortie du collège. Il lui dit être envoyé par son père et être porteur d’une lettre. Le père ne connaît pas Krishnan mais, en méditant en pleine conscience dans son jardin, a reçu un message « des esprits » et a écrit sous leur dictée un texte dont il ne comprend pas le premier mot. Sushila y parle à son époux de ce qu’ils savent intimement. Intrigué, Krishnan suit le jeune garçon et rencontre le père. Des séances suivent avec l’homme pour médium entre Krishnan et Sushila, jusqu’à ce que celle-ci incite son mari à développer ses pouvoirs psychiques afin de percevoir son contact par lui-même. Ce qu’il entreprend et qui le modifie. Sa grand-mère maternelle prend avec elle Leela, qui a besoin d’une mère durant son jeune âge, et Krishnan décide alors de quitter son poste au collège qui l’ennuie pour assister le maître dans son école d’enfants qui a beaucoup de succès. Pour seulement 25 roupies par mois.

Il est devenu indien en abandonnant sa carapace de littérature et de conceptions britanniques, et a adopté la culture spirituelle de l’Inde après les déboires de la médecine scientifique occidentale sur sa femme. Il choisit une éducation à l’indienne, libre et même libertaire, plutôt que l’éducation contrainte et disciplinée à l’anglaise. Ce roman personnel s’ouvre alors au roman d’une libération de tout un peuple – qui interviendra en 1947.

Rasipuram Krishnaswami Narayanaswami dit R.K. Narayan, Le professeur d’anglais (The English Teacher), 1945, 10-18 1995, 337 pages, occasion €1,88

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