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Henri Troyat, Grandeur nature

Un acteur de théâtre médiocre vit chichement à Paris avec sa femme et son fils de 12 ans, Christian. Il n’a jamais percé, le public réclamant des bluettes et le cinéma parlant, en plein essor, des « gueules ». et un autre jeu. Antoine Vautier court d’agence en agence mais « la crise » est là et les cachets rares, sauf pour quelques publicités ridicules qui rabaissent le métier.

Jeanne, sa femme d’intérieur, s’occupe du ménage et prépare chaque soir soigneusement les cigarettes à rouler (moins chères) et le repas du maître de maison. Mais l’argent se raréfie, les dettes chez les commerçants augmentent, le loyer est impayé et le percepteur comme le gaz menacent de poursuites. Le cinéaste Despagnat a vaguement promis un rôle dans son prochain film, mais il tarde. Il cherche l’enfant, celui qui doit jouer le rôle principal.

Brusquement, Antoine a une idée. Puisque son gamin s’ennuie au lycée, pourquoi ne pas le présenter à Despagnat ? La mère est affolée, le petit livré en pâture, tout blond, tout maigre, tout sensible ! Mais les créanciers aboient et ils vont bientôt mordre. Pourquoi ne pas tenter ? Christian, pourtant dûment chapitré par son père, ne lui obéit pas et joue le bout d’essai comme il le sent. Son naturel plaît, il est pris.

Commence alors pour le couple la fierté de voir leur gamin émerger. Pour Jeanne la fin des ennuis financiers et l’orgueil social de papoter sur le petit génie. Pour Antoine, c’est un peu différent. Il est content que son fils sauve le ménage et réussisse, mais amer de n’être réduit qu’au rôle secondaire de « père du petit Vautier » chez ses collègues, pour les critiques, au café. Il est déchu de son savoir-faire, l’ordre des choses est renversé, le fils a supplanté le père. Même si, à cette époque, les parents prennent tout des cachets des enfants, comme des maquereaux. La modernité du cinéma dévalorise le talent du théâtre, réclamant plus de naturel, de spontanéité du corps, moins de surjoué dans la voix.

Jeanne n’en a plus que pour Christian, elle néglige son mari. Celui-ci, sa fierté blessée, se voit déclassé dans son couple comme dans son métier. Il cède aux avances d’une maîtresse, part en tournée trois mois avec elle. Il joue du comique dans les villes de province, là où ses trucs de théâtreux peuvent donner leur mesure. Il plaît mais cela lui laisse un goût amer, lui qui aurait aimé jouer Hamlet ou un grand rôle qu’il croit à sa mesure.

C’est en tournée qu’il apprend par les journaux l’échec du second film de Despagnat avec le petit Christian. Cette foi, le juvénile qui joue un prince en fait trop, mal dirigé ou grisé par son premier succès. Avec la puberté qui monte aussi, peut-être n’a-t-il plus cette grandeur nature qui fit son succès ? Antoine se sent coupable d’une joie mauvaise, celle de voir rabaissé le faux talent du jeune minois, le succès feu de paille du cinéma moderne.

Ce n’est que partie remise, le rassure-t-on, un troisième film pourra réhabiliter le gamin. Mais Despagnat, plus commerçant qu’artiste, industrie oblige, choisit pour le rôle un autre jeune garçon, un Italien fiévreux aux yeux de même couleur que ceux de Napoléon puisqu’il doit jouer Bonaparte enfant. Si le théâtre était surtout un art, proche de son public local, le cinéma est une marchandise, projetée aux foules anonymes. Le talent est dès lors dévalué au profit de la mode. Il ne faut pas jouer vrai, il faut émouvoir. Faire parler, faire vendre.

Ce monde moderne d’entre-deux guerres n’est plus celui d’Antoine. Il n’est plus le chef de famille qui rapporte la pitance à la maison pour nourrir sa nichée mais se trouve concurrencé par son rejeton mineur. Il n’est plus cet acteur de métier qui a longuement peaufiné son talent mais est supplanté par le minois et la spontanéité. Faut-il prostituer son fils à l’industrie moderne pour survivre ? Faut-il rester à jamais pauvre, subsistant avec peine de cachets ici ou là, publicités, doublures ou figurations ? Faut-il rêver d’un autre couple avec une maitresse plutôt que de vivoter dans les liens du sien ?

Ce bon roman social observe les mutations du monde industriel, saisies dans la culture. Le théâtre a fait son temps, le cinéma est bien plus populaire. Bientôt viendront la télévision, puis les séries, l’Internet et les chaînes en réseau. Qu’en est-il du talent par rapport à la mode ? De l’humaine vérité contre le choc assumée et l’émotion construite ? La culture mute et peut-être se meurt.

Henri Troyat, Grandeur nature, 1936, Livre de poche1971, 255 pages, occasion €1.99

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