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Jean-Pierre Chabrol, Fleur d’épine

Le conteur cévenol Chabrol s’invite en cette Corse encore rurale, tiraillée par la modernité en cette fin des années cinquante, avant la décolonisation et avant l’invasion des pieds-noirs riches qui ont causé la radicalisation du nationalisme. Le village (fictif) de Finuchietta s’est réduit à trois casettas (maisonnées) de pierres sèches entre le maquis à chèvres et les vignes ; seul un ultime paysan plante du blé cette année. Tous les jeunes sont partis et les très jeunes encore au pays ne rêvent que d’une « place » sur le continent. La loi des clans fleurit, les gens étant trop peu lettrés pour comprendre quelque chose à la paperasserie d’administration et les grandes familles déclassées par la propriété qui ne produit plus rien s’empressent de capter le pouvoir des votes en leur faveur.

Justement, les Finuchiettois des villes veulent faire basculer les Finuchiettois des champs aux prochaines municipales, afin que l’un d’eux, un Colonna-Serra, propriétaire de bar à Pigalle protégé par un clan corse, puisse obliger le parrain, un pépé Guérini qui brigue le Conseil général afin de « laver » ses embrouilles avec la police pour un casse de banque dans lequel il aurait trempé.

Les retrouvailles chaque année des anciens du pays partis à la ville sont le moment de fusion corse qui ravit les uns comme les autres et les relie. Un employé des assurances, un avocat débutant à Paris, un gardien de prison à Fresnes, un sergent-chef dans l’armée et le patron de bar débarquent – sous la pluie – dans le village pour l’été avec leurs automobiles : une traction Citroën, une Aronde Simca, une 203 Peugeot. Suivent alors les ripailles de cochon séché et de fromage gluant de vers arrosés du petit vin aigrelet du pays et de cédratine en pousse-café. Chacun se raconte et écoute les histoires rabâchées lors des veillées d’hiver. Et puis c’est la chasse au sanglier, le gros Pierrot-le-Fou, malin comme un singe ; et puis l’épisode de l’incendie du maquis, allumé par un berger qui ne pense qu’à ses pâturages de l’an prochain ; et puis l’operata, la fauche communautaire du seul champ de blé que son propriétaire, tombé d’un muret et plâtré de la jambe, ne peut assurer. De quoi crever son monde mais aussi se ressourcer dans l’enfance au pays, retrouver les gestes, les outils, les odeurs. Avec les femmes en second, vouées aux intérieurs et à la mangeaille, tandis que les enfants s’égaillent pieds nus et dépoitraillés au soleil brûlant dans le maquis.

Quant aux jeunes, ils ne sont guère que deux couples dans ce hameau déserté. Le berger Dom Pettru qui voudrait bien une place parce que la sécheresse (déjà) grille l’herbe aux chèvres, et marier sa bien-aimée Angela, que son père Orsoni tient serrée malgré ses 21 ans. Et Laurent Colonna-Serra, étudiant en droit et fils de son père propriétaire de bar avec l’autre fille Orsoni, Dolinda, 19 ans, dont le second prénom est Fior de Spina – Fleur d’épine. Elle est pure, elle est sauvage, elle tourne la tête du Laurent de 20 ans apprivoisé des villes qui rêve en romantique d’un retour à la terre. Elle, à l’inverse, veut réussir, aller à la ville, se cultiver, visiter ces magasins grands comme des paquebots où l’on peut regarder sans acheter, quitter cette terre misérable qui la contraint. Fleur d’épine n’est pas cette Fleur des pines « qui a dépucelé tous les gamins du village » voisin avant de se caser, à 30 ans, auprès d’un sergent de douze ans plus âgé qui prend sa retraite proportionnelle au pays. Fleur d’épine est vierge et se donne à son amant de cœur Laurent progressivement, de la main, des lèvres, des seins, puis le reste, mais sans engagement, innocemment, par amour.

Mais que peut l’amour des personnes dans les liens obligés des clans et les magouilles politiques ? Le vieux Orsoni n’a-t-il pas poussé sa fille cadette à avoir des vues sur le fils du propriétaire de bar parisien pour obtenir une place pour son fils Joseph qui sera bientôt en âge de partir ? Le père Colonna-Serra ne doit-il pas convaincre Orsoni comme les Finuchiettois de voter pour l’autre candidat à la mairie que celui pour qui ils votent depuis toujours, afin d’apurer sa dette d’honneur envers son protecteur ? Dès lors, les promesses des amoureux sont exclues du champ des possibles, aboutissant au drame.

L’occasion pour l’auteur, de révéler toute une sociologie du terroir particulier à l’île, où chacun ne pense au fond qu’à soi, comme ce berger qui met le feu au maquis pour faire pousser l’herbe. « Tant que les Corses ne cesseront pas de penser à se débrouiller tout seul, un par un, à penser à aujourd’hui, à tout de suite, alors la Corse continuera à brûler, ses villages à se vider, ses jeunes à partir, et ses vieux à crever sur leurs paillasses » p.219. Des Corses tous dans la montre latine, à la fierté déclassée formée « dans ces familles hautaines où le père régnait absolument, dur avec ses fils qu’il surveillait jusqu’à 20 ans » p.331. Un orgueil mal placé. « Le Corse, tu comprends, Laurent, même misérable, on pouvait pas en faire ce qu’on voulait. Il gardait sa fierté et aurait jamais supporté de se laisser rosser. De nos jours encore, tu verras les gens employer plus volontiers un Italien, un Luccheso, qu’un Corse, d’abord parce qu’il donnera plus de travail, ensuite parce qu’il fera pas d’histoire » p.331.

Une tragédie d’amour où les personnes sont contraintes au nom du père par leur société, par ce clanisme corse aux coutumes établies. Gourmand en saveurs et odeurs, d’une langue riche et généreuse, un roman qui se déguste que l’on soit corse ou pas, que l’on connaisse l’île ou pas, que l’époque ait changé ou pas.

Jean-Pierre Chabrol, Fleur d’épine, 1957, Folio 1975, 471 pages, occasion

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Le fanfaron de Dino Risi

A Rome, en ce Ferragosto catholique du 15 août, le quartier récent de Balduina est vide. Bruno Cortona (Vittorio Gassman), la quarantaine beau gosse à l’agressive mâchoire carnassière, erre à la recherche de cigarettes et d’un téléphone. Il est en retard et fait rugir le moteur V6 de sa Lancia Aurélia B24 spider Pininfarina de 1955. Il avise à sa fenêtre Roberto Mariani (Jean-Louis Trintignant), un étudiant en droit timide et réservé qui révise tout seul en ce jour pourtant férié où le soleil incite au farniente et à la plage. Sa jolie voisine d’en face, Valeria, est d’ailleurs partie ; il n’a jamais osé l’aborder et s’est trouvé ridicule lorsqu’elle l’a vu dans la rue des putes où il passait par hasard…

Cortona demande à Mariani s’il a un téléphone et s’il peut appeler un numéro ; trop gentil, ce dernier le fait monter. Le numéro ne répond pas car Cortona n’est pas attendu, il ne respecte jamais ni plan, ni horaire. Pour s’occuper – se venger, se refaire une image à ses yeux – Bruno va inviter Roberto à venir avec lui. Il joue au grand frère pour le faire sortir de sa coquille, le dessaler, le secouer. La vie est là et demande à être croquée – foin des bouquins et du droit, il suffit de prendre. De renoncement en renoncement de la part de Roberto, Bruno l’emporte dans sa course prédatrice : pour rouler en bagnole, des cigarettes, un déjeuner, des filles – tout ce qui contente un homme, un vrai. Faire la vie, quoi.

Cortona impose ses goûts, son rythme ; s’il demande son avis, c’est pour mieux affirmer le sien – et c’est lui qui tient le volant. Seule la force peut l’empêcher, telle son ex-femme qui le jette à bas du lit lorsqu’il veut revenir, ou ce camion en face, sur la route, trop gros pour qu’on puisse lui en imposer. Pour le reste, il suffit d’oser. Avec le bagout, la puissance virile affichée, la bagnole rugissante. Les femmes succombent, les chauffeurs aussi, sauf cette dernière voiture avec qui Cortona fait la course pour voir qui a la plus grosse, un défi imbécile très adolescent et suicidaire à la Easy Rider.

Ce road movie avant l’heure emprunte la via Aurelia qui sort de Rome vers la côte. Elle est le chemin vers les loisirs et vers la modernité. C’est toute la société italienne du temps qui est représentée, depuis le centre-ville des quartiers bourgeois aux quartiers populaires, des derniers villages agricoles du Latium jusqu’aux plages de la côte. Les deux compères vont les parcourir à toute vitesse, dépasser les autres, s’en moquer. Comme cette Noire américaine que Bruno renvoie en lui souhaitant : « Bonsoir Blanche-Neige, et bonjour aux sept nains! ». Ou ce vieux paysan qui rapporte un panier rempli d’œufs et fait du stop que Bruno feint de prendre, puis accélère, ne consentant à le faire monter que lorsque Roberto moralement s’insurge. Ou ces bouseux qui dansent le twist, cette nouvelle mode venue des US, qui les fait se déhancher de façon ridicule avec leurs robes antiques et leurs gros sabots. Macho, raciste, sans-gêne, Bruno est une force qui va.

Roberto est emporté dans son tourbillon, ébloui par son aisance malgré ses fêlures intimes : il n’a jamais pu se fixer, trafique ce qui se présente, s’est séparé de sa femme et n’a pas vu grandi sa fille, reste seul après des coups d’un soir. Roberto vient au contraire d’une famille stable, confite dans la bourgeoisie provinciale traditionnelle, avec ses valeurs de travail et de morale. Bruno fait craquer ses gaines en lui dessillant les yeux sur les travers de son milieu. Ainsi lorsqu’ils vont visiter la famille de Roberto, Bruno remarque aussitôt que le serviteur est pédé et que le fils de l’oncle est celui du régisseur. La tante, qui plaisait tant à Roberto enfant, en est dévalorisée. C’est cela l’humanité, rien de parfait ; Bruno a la lucidité populaire de le voir alors que Roberto vit dans l’illusion bourgeoise.

Le choc des deux personnalités, opposées comme le jour et la nuit, rend compte de l’Italie en plein essor consommateur du début des années 60. Le vulgaire va l’emporter sur le besogneux, l’absence de scrupules sur l’honnêteté foncière. Deux Italie se rencontrent et l’une va disparaître dans la vitesse moderne, poussant la société vers un type de politicien à la Berlusconi, hâbleur et affairiste, amateur de très jeunes filles, amoral et égoïste. Le genre qui rabaisse tout à son niveau et méprise ce qu’il ne comprend pas. Avant la réaction Merloni, due aux très petit-bourgeois déclassés qui se sentent largués par le grand vent mondial.

Le spectateur est vite partagé entre les deux hommes, le fanfaron et le conformiste. Bruno en fait trop, le corps toujours en mouvement, à la cuisine du restaurant, à la danse ou faisant le poirier sur la plage, en ski nautique, au ping-pong ; il agace, mais séduit par son côté vital et dévorant, avide de vivre, ce qui fait dire à sa fille de 15 ans (Catherine Spaak) : « reste comme tu es, papa, ne change pas ». Roberto est enfant sage mais n’en fait pas assez, laborieux obstiné mais étroit, n’osant pas oser, resté sur le chemin de la vie comme ce jeune adolescent qui regarde danser les filles sur la plage sans participer. Une scène sur la fin est éclairante à cet égard : Roberto tente de téléphoner à Valeria, à la pension où elle passe ses vacances, mais (pas plus que pour Bruno) le numéro ne répond pas ; un jeune garçon en slip est là, mélancolique, qui regarde ses copines se trémousser dans un twist endiablé tandis qu’il reste à l’écart, exclu. Au fond, Roberto est comme lui : pas fini. Bruno, à l’inverse, représente le dépassement : le titre du film en italien.

Avant sa fin, Roberto avouera à Bruno qu’il vient de vivre avec lui « les deux plus beaux jours de sa vie ».

DVD Le fanfaron (Il sorpasso), Dino Risi, 1962, avec Vittorio Gassman, Jean-Louis Trintignant, Catherine Spaak, Claudio Gora, Luciana Angiolillo, LCJ Éditions & Productions, 1h38, €9,90 blu-Ray €13,99 collector avec livret €24,90

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Ukraine et Souvenirs de Khrouchtchev

Nikita Khrouchtchev est né russe en 1894 dans la province de Koursk, dans l’ouest de la Russie proche de la frontière ukrainienne. Il s’est toujours dit russe, même s’il a émigré à 15 ans à Youzovka dans le Donbass en Ukraine, en suivant son père, mineur. Il devient apprenti ajusteur et continue à parler russe ; il dira plus tard à Staline, qui le nomme à la tête de l’Ukraine premier secrétaire du Comité central en 1938, qu’il parle très mal ukrainien. Khrouchtchev, devenu « avide lecteur de la Pravda » à 21 ans, est un rustre qui n’a pas fait d’études et n’a pas le temps de lire, même s’il s’inscrit à 35 ans – sur autorisation du Parti – à l’Institut d’études industrielles de Moscou. C’est surtout pour faire de l’agitprop et de la reprise en main communiste pour Staline. Un Staline dont il « dénoncera » les crimes au XXe Congrès du PCUS dans son fameux Rapport Khrouchtchev, resté longtemps secret car il révèle les dessous peu reluisants de la religion soviétique. Khrouchtchev est longtemps resté un naïf – ce pourquoi il a survécu aux purges. D’un marxisme-léninisme béat et primaire, il croit en la marche de l’Histoire comme un chrétien au Paradis. Malgré ses défauts dont la paranoïa n’est pas le moindre, Staline reste pour lui un génie.

Les Souvenirs qu’il laisse à sa retraite lorsqu’il est « écarté » du pouvoir en 1964 pour être remplacé par Léonid Brejnev, sont une suite de textes mal cousus remplis d’anecdotes mais qui révèlent des pans entiers de la façon de penser stalinienne et la façon d’opérer de la cour craintive autour du satrape. Nikita reste un homme pratique que les discussions idéologiques fatiguent. Il est convaincu du fond, le reste il s’en fout. D’où sa « fidélité » à la ligne – mouvante au gré des humeurs de Staline – et son application implacable des ordres, même lorsqu’il a élevé des objections. Il montre que, deux générations plus tard, c’est bien le même syndrome stalinien qui sévit chez Poutine :

  • La méfiance viscérale envers l’Europe, l’Occident, la modernité qui brise la morale et les traditions.
  • La mentalité de forteresse assiégée, les bourgeois de tous les pays unis par une même conscience de classe méprisante et corrompue pour ignorer et contrer les « petits » et les prolétaires, dont l’URSS devenue la Russie serait le champion.
  • La haine des « intellectuels » qui se manifeste par l’éradication dans tous les pays envahis par l’URSS de tous ceux qui ne sont ni travailleurs manuels, ni paysans, ni communistes. Tous ceux qui pensent ne peuvent qu’avoir des idées « petite-bourgeoises » et œuvrer donc pour les Allemands nazis ou la CIA américaine.

La première tâche du premier secrétaire du Comité central nommé par Staline en 1938 après les purges a consisté d’abord à « russifier » l’Ukraine en éliminant des postes d’autorité tous les Ukrainiens pouvant être soupçonné de « nationalisme bourgeois » et en décourageant l’usage de la langue à l’école et dans les administrations. Khrouchtchev le déclare en 1938, il veut sur ordre de Staline éliminer ceux qui : « voulaient laisser pénétrer les fascistes allemands, les propriétaires terriens et les bourgeois, et faire des travailleurs et paysans ukrainiens les esclaves du fascisme, et de l’Ukraine une colonie des fascistes germano-polonais » p.111. Poutine ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de « dénazifier » l’Ukraine. Pour Staline, pour qui la force fait l’Histoire (comme les nazis le croient aussi), la brutalité et le fait-accompli sont « le droit ». S’il décide que l’Ukraine « est » russe, elle le devient – malgré sa population réticente, vite assimilée à l’ennemi extérieur fasciste et bourgeois (allemand et américain). Poutine a gardé la même façon de penser, un archaïsme du XIXe siècle. En 1945, Staline est pris d’une paranoïa antijuive lorsque le comité de Lovovsky (porte-parole officiel du Kremlin, juif et exécuté en 1948) prône dans un rapport à Staline l’installation des Juifs d’URSS en Crimée, une fois les Tatars collaborateurs des nazis déportés en Sibérie. Selon Monsieur K, Staline voit rouge : « Les membres du comité, déclara-t-il, étaient des agents du sionisme américain. Ils essayaient de créer un État juif en Crimée pour détacher celle-ci de l’Union soviétique et établir sur nos rivages une tête de pont de l’impérialisme américain qui constituerait une menace directe pour la sécurité de l’URSS. Staline, avec une fureur maniaque, laissa partir au grand galop son imagination » p.248. On dirait Poutine…

D’ailleurs Poutine traite l’Ukraine comme Staline a traité la Finlande en 1939 – avec les mêmes conséquences désastreuses pour l’Armée rouge qu’en Ukraine en 2022. Mal formée, mal dirigée et mal équipée, les troupes se cassent les dents sur l’armée nationale qui leur résiste. Ils ne l’avaient pas prévu, croyant naïvement qu’ils était l’Histoire en marche et que les Peuples devaient les accueillir en libérateurs… Quant au satrape du Kremlin, il croyait que dire c’est faire et que, puisque l’armée défilait en majesté sur la place Rouge, elle était surpuissante. « Pour sa part, Staline avait beaucoup trop surestimé la préparation de notre armée. Comme tant d’autres, il était sous l’emprise des films qui représentaient nos défilés et nos manœuvres. Il ne voyait pas les choses telles qu’elles étaient en réalité. Il quittait rarement Moscou. En fait, il sortait peu du Kremlin… » p. 163. Comme Hitler sortait peu de son bunker des alpages. D’ailleurs Khrouchtchev fait lui aussi le parallèle entre Staline et Hitler : « Des actes criminels ont été commis par Staline, des actes punissables dans tous les pays du monde, sauf dans les États fascistes tels ceux de Hitler et de Mussolini » p.327.

Pourquoi la guerre à la Finlande ? Pour les mêmes raisons fondamentales que la guerre en Ukraine : « Nous désirions que les Finlandais nous cèdent une certaine portion de territoire pour éloigner la frontière de Leningrad. Cela aurait satisfait notre besoin de sauvegarder la sécurité de cette ville. Les Finlandais refusèrent d’accepter nos conditions ; aussi n’avions-nous plus d’autre choix que de résoudre la question par la guerre » p.155. La « victoire » survient, mais par négociation. Khrouchtchev : « Le prix que nous avons payé pour remporter cette victoire en a fait, en réalité, une défaite morale. Bien entendu, notre peuple n’a jamais su que nous avions subi une telle défaite parce qu’on ne lui a jamais dit la vérité. Tout au contraire. Lorsque fut terminée la guerre de Finlande, on cria au pays : ‘Que retentissent les trompettes de la victoire !’ » p.160. Poutine fait de même en masquant l’information, interdisant les médias et même l’usage du mot « guerre ».

De Staline à Poutine, la continuité. Un immobilisme mental dans un monde qui change.

Khrouchtchev, Souvenirs, 1970, Robert Laffont 1971, 591 pages, €11,78 occasion

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Henri Troyat, La neige en deuil

C’est un beau roman, une belle histoire. Elle pourrait permettre d’apprendre à lire aux collégiens rebutés par les livres. C’est aussi le choc de deux mondes et de deux époques, le village de montagne et la ville, la vie traditionnelle et la modernité.

Isaïe, surnommé Zaïe par son petit frère de 30 ans qu’il a aidé à mettre au monde tout seul alors qu’il avait déjà 22 ans, est un homme solitaire et robuste, ancien guide de haute montagne que trois accidents mortels sous sa conduite ont décidé à ne plus grimper. Le dernier la grièvement blessé et sa tête, opérée, est un peu vide. Il perd la mémoire et son attention n’est plus parfaite. Il vit désormais de son petit troupeau de moutons qu’il aime comme des bêtes familières et de deux chèvres qu’il traie pour cuire du fromage qu’il va vendre à la ville.

Marcelin son frère est un enfant sans mère, trop gâté par ce frère aîné qui n’a pu remplacer un père. Il est fainéant et peu courageux et voudrait gagner de l’argent sans presque rien faire en s’associant dans un commerce d’articles de ski ou en montant lui-même sa propre boutique. Pour cela, il lui faut un capital et rien de mieux que de vendre la maison d’altitude que son arrière-grand-père a construit au XIXe siècle de ses propres mains. Isaïe n’est évidemment pas d’accord puisqu’il y vit et les deux frères se querellent. Marcelin a le droit pour lui puisque nul n’est tenu de rester en indivision et il rage de l’entêtement de son aîné.

Il se trouve qu’une catastrophe aérienne vient de se produire sur la montagne, l’avion Calcutta–Londres s’est écrasé avec ses passagers. La saison n’est pas propice au sauvetage et une équipe partie au secours d’éventuels survivants rebrousse chemin, son guide principal étant mort dans une crevasse. Il se dit dans la presse que l’avion transportait de l’or, mythe habituel à tout ce qui vient de l’Inde. Marcelin trouve donc judicieux d’aller grimper lui-même sans rien dire à personne, mais avec son frère pour guide, afin de rafler portefeuilles et bijoux, appareils photo et objets de luxe, sinon des lingots d’or.

L’esprit confus, Isaïe consent à le guider par une autre voie que celle de l’équipe de secours, plus raide mais plus courte et qu’il connaît bien. Les deux hommes partent très tôt un matin et Isaïe retrouve ses réflexes de montagnard, son endurance et son acuité du paysage. Ils parviennent à l’épave de l’avion au sommet. Tout est éventré et des cadavres jonchent la neige en deuil. Sauf qu’une forme remue et gémit dans la carcasse, celle d’une jeune hindoue blessée.

Tandis que Marcelin pille les cadavres, Isaïe emporte la jeune femme. Pas question pour Marcelin de la sauver puisque cela indiquerait à tout le monde qu’ils sont venus à l’épave et on leur demanderait des comptes. Adieu le pillage et le capital qu’il pourrait procurer pour la boutique. Isaïe ne l’entend pas de cette oreille, digne et droit comme il a toujours été. Les deux frères se battent et Isaïe laisse Marcelin derrière lui en redescendant la montagne. Son frère le suit par ce qu’il ne sait pas s’orienter, mais il ne l’écoute pas. Il a choisi sa voie et lui une autre.

Un sauvetage vain puisque la jeune femme ne parvient en bas qu’à l’état de cadavre. Elle n’a pu résister à deux journées dans le froid et aux blessures qu’elle a subies. Mais Isaïe est heureux, il a accompli son devoir et tenté de sauver une vie. Quant à Marcelin, c’est un mauvais homme, il est mort pour lui il y a déjà longtemps. Son amour l’a trop longtemps rendu aveugle et son état diminué n’a rien arrangé. Mais le retour à la montagne et aux gestes professionnels qu’il avait avant son accident lui redonne son âme.

Grand prix du prince Rainier de Monaco 1952

Henri Troyat, La neige en deuil, 1952, Librio 2021, 160 pages, €3.00

DVD La neige en deuil, Edward Dmytryk, 1956, RéZolution Culturelle 2019, avec Spencer Tracy, Robert Wagner, Stacy Harris, Claire Trevor, William Demarest, 1h45, €13.00

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Gavroche de Saint-Pétersbourg

Le canal d’Hiver sépare deux corps du Palais pour laisser couler un bras du fleuve, comme à Venise. La façade est peinte de jaune soleil pour forcer le climat à sourire, si près de la Finlande.

Des atlantes hiératiques soutiennent l’entrée du nouveau palais d’Hiver, rue des Millionnaires. Ils ont plus la lourdeur viennoise que la grâce vénitienne ; ils apparaissent aussi peu naturels que cette capitale classique, bâtie en force sur les marais. Une païenne d’aujourd’hui a placé entre les pieds du plus jeune, du plus joli ou du mieux éclairé des grands atlantes mâles une poignée de feuilles de chêne fraîches, à demi jaunies par l’automne. Symbole de force militaire, appel à la fécondité du gland, c’est un hommage au corps parfaitement musclé qui s’exhibe, le visage vers le sol, d’où le regarde l’humanité banale en levant les yeux.

Cet atlante est-il l’homme de l’avenir, russe devenu dieu grec ? La poitrine en bouclier est bosselée d’énergie, les sourcils sont froncés, sérieux dans l’effort. Ainsi de la patrie russe en proie aux affres de la modernité depuis l’époque de Pierre le Grand. Vladimir Poutine, judoka dès l’âge de 11 ans, gamin des rues bagarreur jusqu’à ce que son prof de judo ne le « recadre », aimant à s’exhiber torse nu dès son plus jeune âge et encore à la chasse ou au sport sur les affiches électorales, roulant des épaules comme un gorille lorsqu’il monte le tapis rouge vers la présidence, reprend cet imaginaire russo-soviétique du virilisme de chef.

Au sortir du musée, sur la vaste place pavée de l’Ermitage en fin d’après-midi, je prends justement en photo, à sa demande, un gavroche de 10 ans. Il est heureux de vivre, pauvre mais débrouillard, le nez au vent, excité d’être un garçon libre, singeant déjà les virils et content de le montrer. Il est avec son copain à face carrée et cheveux rasés, portant pull rouge et blanc par-dessus son tee-shirt, dont le teint de lait masque à peine la brute qu’il va devenir. Celui qui m’aborde en russe, en me demandant une cigarette pour engager la conversation, est plus fin, hardi et déluré, sa grosse chemise-veste de mauvaise imitation russe du jean est ouverte jusqu’au ventre sur son torse de bébé. Pour la photo, il a même entrouvert sa veste un peu plus. Il se voudrait déjà viril, c’en est attendrissant. Il n’a rien demandé d’autre – je ne fume pas – qu’un instant d’intérêt de la part d’un étranger, une photo de lui et de son copain, et un sourire en récompense de sa naïve vanité. Puis il est parti en carrant un peu plus ses épaules sous sa veste car il faisait chaud et il se sentait fort.

Nous nous dirigeons vers la poste centrale « noyta » en alphabet cyrillique et qui se dit « pochta ». Hésitant sur la route à suivre pour rejoindre Pochtamskaia, je demande le chemin à un passant, avec mes bribes de russe. Il comprend fort bien et nous indique la bonne direction – et je le comprends. Je suis étonné de saisir si facilement les mots de la langue, il est vrai ici avec l’accent pur de Pétersbourg, comme si la mémoire me revenait après dix ans. Dans la poste à la vaste verrière s’ouvrent d’innombrables guichets. Quelques chats errent ici comme chez eux, sans doute les mascottes des employés. Nous nous acquittons ici de la corvée des cartes postales – 15 pour moi – qu’il faut couvrir de timbres, vue l’inflation, pour atteindre les 1200 roubles d’affranchissement requis pour l’étranger (1F20). La blague est de noter sur les cartes : « bons baiser de Russie – signé 007 ».

Nous regagnons l’hôtel en longeant la Perspective Nevski jusqu’au centre culturel municipal, l’ancien palais Belosselski d’un rouge brique magnifique contrastant avec sa colonnade blanche. Il est situé après le pont Aritchkov où des athlètes domptent des chevaux de bronze. Je prends en photo – la dernière de ma pellicule d’aujourd’hui – un trolleybus en panne en plein milieu de la chaussée. Le chauffeur en répare la perche sur le toit. Nous empruntons le métro pour deux stations afin d’aller plus vite pour le souper toujours fixé à 19h30. Nous n’arrivons pas à bien saisir le système des tramways. Il y en a partout, les arrêts sont figurés par des panneaux blancs placés sur les lignes en milieu de rue, figurant le numéro de chaque ligne. Mais sur nos plans, les numéros sont indiqués en bouts de lignes et l’itinéraire reste incertain sur le parcours, si bien que nous ne savons où prendre les bons trams, ni où ils s’arrêtent en cours de route…

Le dîner d’hôtel est toujours dans le bas de gamme : quelques rondelles de concombre et une demi-tomate en entrée, suivies de deux petits poivrons farcis à la viande, entourés de sauce blanche, enfin une petite part de gâteau synthétique à base de génoise industrielle et de glaçage façon chocolat. Nous allons ensuite au bar de l’hôtel, après en avoir en vain cherché un aux alentours, pour finir nos roubles en buvant une vodka. Demain, nous avons rendez-vous dans le hall à 6h45 pour l’aéroport.

Nous nous réveillons donc très tôt, et l’on nous donne pour petit déjeuner un panier repas composé de chocolat, d’une orange, de deux petits pains, au salami et au fromage, et d’une petite bouteille d’eau gazeuse. Rien de chaud, ni thé ni café.

En ce dimanche matin, Saint-Pétersbourg est quasi déserte. Il a plu mais le ciel se dégage. La lumière grise est assez vive, plutôt argent, une lumière brillante du nord. Les formalités de douane sont rapides, le contrôle des bagages et du visa aussi. Il n’y a que deux vols programmés pour l’instant, Paris et Berlin. Il est dommage de rentrer si tôt, tout le dimanche aurait pu être réservé à quelques autres visites, mais telle est la contrainte du circuit. De jeunes Allemands (de l’est) reviennent chargés de paquets. Une punkette au nez emperlé porte un samovar kitsch débordant de criantes couleurs. Un garçon blond au corps fin porte un tee-shirt marqué « Russia » et n’emporte qu’une bouteille de vodka.

Nous embarquons dans un Airbus au décor relooké à la soviétique, lourdingue et peu sophistiqué. Nous ne sommes plus sur Aeroflot mais volons sur la compagnie privée Pulkovo. Il n’y a que très peu de Russes dans l’avion. Un « retard technique » décale le décollage ; nous arrivons à Roissy à 11 h. L’aéroport est très encombré. Les policiers de l’air et des frontières français sont particulièrement bêtes (aujourd’hui ?). Ils se blindent d’un zèle bureaucratique à toute épreuve, comme si l’immigration était plus à craindre de côté russe que d’un autre, et comme si les Français de retour ne pouvaient voir leurs formalités réduites. Un PAF : « doucement, à Moscou vous avez fait trois heures de queue, alors un peu de patience ! » L’imbécile : nous ne revenons pas « de Moscou », comme indiqué sur les panneaux d’arrivée du terminal, ce qui indique bien où vont ses fantasmes. Jalousie envers les voyageurs ? Revanche mesquine envers ceux qu’il prend pour des « communistes » simplement parce qu’ils sont allés voir à l’est ?

FIN

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Henri Troyat, Grandeur nature

Un acteur de théâtre médiocre vit chichement à Paris avec sa femme et son fils de 12 ans, Christian. Il n’a jamais percé, le public réclamant des bluettes et le cinéma parlant, en plein essor, des « gueules ». et un autre jeu. Antoine Vautier court d’agence en agence mais « la crise » est là et les cachets rares, sauf pour quelques publicités ridicules qui rabaissent le métier.

Jeanne, sa femme d’intérieur, s’occupe du ménage et prépare chaque soir soigneusement les cigarettes à rouler (moins chères) et le repas du maître de maison. Mais l’argent se raréfie, les dettes chez les commerçants augmentent, le loyer est impayé et le percepteur comme le gaz menacent de poursuites. Le cinéaste Despagnat a vaguement promis un rôle dans son prochain film, mais il tarde. Il cherche l’enfant, celui qui doit jouer le rôle principal.

Brusquement, Antoine a une idée. Puisque son gamin s’ennuie au lycée, pourquoi ne pas le présenter à Despagnat ? La mère est affolée, le petit livré en pâture, tout blond, tout maigre, tout sensible ! Mais les créanciers aboient et ils vont bientôt mordre. Pourquoi ne pas tenter ? Christian, pourtant dûment chapitré par son père, ne lui obéit pas et joue le bout d’essai comme il le sent. Son naturel plaît, il est pris.

Commence alors pour le couple la fierté de voir leur gamin émerger. Pour Jeanne la fin des ennuis financiers et l’orgueil social de papoter sur le petit génie. Pour Antoine, c’est un peu différent. Il est content que son fils sauve le ménage et réussisse, mais amer de n’être réduit qu’au rôle secondaire de « père du petit Vautier » chez ses collègues, pour les critiques, au café. Il est déchu de son savoir-faire, l’ordre des choses est renversé, le fils a supplanté le père. Même si, à cette époque, les parents prennent tout des cachets des enfants, comme des maquereaux. La modernité du cinéma dévalorise le talent du théâtre, réclamant plus de naturel, de spontanéité du corps, moins de surjoué dans la voix.

Jeanne n’en a plus que pour Christian, elle néglige son mari. Celui-ci, sa fierté blessée, se voit déclassé dans son couple comme dans son métier. Il cède aux avances d’une maîtresse, part en tournée trois mois avec elle. Il joue du comique dans les villes de province, là où ses trucs de théâtreux peuvent donner leur mesure. Il plaît mais cela lui laisse un goût amer, lui qui aurait aimé jouer Hamlet ou un grand rôle qu’il croit à sa mesure.

C’est en tournée qu’il apprend par les journaux l’échec du second film de Despagnat avec le petit Christian. Cette foi, le juvénile qui joue un prince en fait trop, mal dirigé ou grisé par son premier succès. Avec la puberté qui monte aussi, peut-être n’a-t-il plus cette grandeur nature qui fit son succès ? Antoine se sent coupable d’une joie mauvaise, celle de voir rabaissé le faux talent du jeune minois, le succès feu de paille du cinéma moderne.

Ce n’est que partie remise, le rassure-t-on, un troisième film pourra réhabiliter le gamin. Mais Despagnat, plus commerçant qu’artiste, industrie oblige, choisit pour le rôle un autre jeune garçon, un Italien fiévreux aux yeux de même couleur que ceux de Napoléon puisqu’il doit jouer Bonaparte enfant. Si le théâtre était surtout un art, proche de son public local, le cinéma est une marchandise, projetée aux foules anonymes. Le talent est dès lors dévalué au profit de la mode. Il ne faut pas jouer vrai, il faut émouvoir. Faire parler, faire vendre.

Ce monde moderne d’entre-deux guerres n’est plus celui d’Antoine. Il n’est plus le chef de famille qui rapporte la pitance à la maison pour nourrir sa nichée mais se trouve concurrencé par son rejeton mineur. Il n’est plus cet acteur de métier qui a longuement peaufiné son talent mais est supplanté par le minois et la spontanéité. Faut-il prostituer son fils à l’industrie moderne pour survivre ? Faut-il rester à jamais pauvre, subsistant avec peine de cachets ici ou là, publicités, doublures ou figurations ? Faut-il rêver d’un autre couple avec une maitresse plutôt que de vivoter dans les liens du sien ?

Ce bon roman social observe les mutations du monde industriel, saisies dans la culture. Le théâtre a fait son temps, le cinéma est bien plus populaire. Bientôt viendront la télévision, puis les séries, l’Internet et les chaînes en réseau. Qu’en est-il du talent par rapport à la mode ? De l’humaine vérité contre le choc assumée et l’émotion construite ? La culture mute et peut-être se meurt.

Henri Troyat, Grandeur nature, 1936, Livre de poche1971, 255 pages, occasion €1.99

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Bernard Clavel, Le voyage du père

Le talent de Bernard Clavel est de traiter de sujets minimalistes pour en analyser la psychologie, en résonance avec son temps. Les années 1960 sont celles de l’émigration paysanne à la ville – l’exode rural – la terre ne suffisant plus aux besoins de la modernité et aux aspirations sociales. Dans la campagne de Lons-le-Saunier, la Marie-Louise est partie à 20 ans à la grande ville, Lyon, pour « arriver ». Elle a quitté la ferme endormie de son vieux père et de sa mère jamais contente pour connaître une autre vie.

Denise, sa petite sœur – 17 ans désormais – est traitée comme une gamine et admire son aînée comme souvent les cadettes ; elle aimerait bien qu’elle vienne pour Noël comme il est prévu et lui a préparé une surprise : une crèche dans l’ancien four à pain. Elles adoraient toutes les deux en orner les vieilles pierres avec la légende du Testament lorsqu’elles étaient enfant. L’instituteur, un grand dadais qui aime Marie-Louise sans avoir pu lui avouer, attend aussi fébrilement la venue de la belle tandis que Denise rosit de plaisir lorsqu’elle le voit, secrètement amoureuse de lui.

Marie-Louise est partie depuis deux ans et est venue régulièrement à la ferme rendre visite à la famille, apportant des cadeaux de la ville. Mais jamais le père (et encore moins la mère) ne sont allés la voir à Lyon. Et ne voilà-t-il pas que, quelques jours avant Noël, le facteur apporte avec ses gros souliers et un verre de marc dans le gosier une lettre de la fille : elle annonce qu’elle renonce à venir, « son patron » refusant qu’elle prenne du congé.

Scandale pour la mère qui fait du foin et houspille son lourdaud de mari : comment, la petite est exploitée et lui ne fait rien ? Il ne va même pas dire son fait au patron exploiteur ? Denise pleure en silence, déçue. Que peut faire le père, si posé d’habitude, lent et glébeux comme la terre qu’il cultive et où il est bien ? Il se déguise en dimanche et part pour la ville par le train. Lyon n’est guère qu’à une heure du village.

Ce qu’il va découvrir est l’envers de l’utopie portée par la modernité : la foule, l’égoïsme, le mépris, les affaires, l’arrivisme. Que peut faire à votre avis une oie blanche dans la grande ville lorsqu’elle n’a aucun métier en main et que son patron ne songe qu’à la sauter comme il se doit ? Errant de la gare au salon de coiffure où Marie-Louise fut apprentie un an, puis au salon « de manucure » – pour hommes – où elle s’est retrouvée six mois avant, lui dit-on, « de se mettre à son compte », il va peu à peu voir se déchirer les voiles de l’illusion.

Il ne rencontrera pas Marie-Louise, qui vient de partir pour Paris après avoir « ferré » un riche et le lecteur ne la connaîtra qu’en creux, par le portrait qu’en dressent les autres : une fille ambitieuse qui travaille dur et n’a jamais varié de son objectif, une bonne copine qui sait ce qu’elle veut.

Le père rentrera de son voyage la queue basse au village où la famille l’attend, comme l’instituteur. Que peut-il dire à tous ces naïfs, ces aimants sans espoir ? Que la terre ment lorsqu’on monte à la ville ? Que les deux univers ne peuvent se comprendre ? Il ne dira rien. Que Marie-Louise se manifestera plus tard… Le temps, comme les saisons, panse bien des plaies ; il suffit d’être patient comme la terre.

Remplacez la ferme par la province, le salon de coiffure par « les études », et vous aurez la même situation-type aujourd’hui comme hier. Avec sa sensibilité particulière, Clavel reste actuel.

Un bon film de Denys de la Patellière en a été tiré avec Fernandel dans le rôle du père.

Bernard Clavel, Le voyage du père, 1965, J’ail lu 1975, 184 pages, €6.00

DVD Le voyage du père, Denys de La Patellière, 1968, avec Fernandel, Lilli Palmer, Laurent Terzieff, Philippe Noiret, Michel Auclair, Gaumont 2016, 1h21, €9.99

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Une femme dont on parle de Kenji Mizoguchi

Le Japon d’après-guerre vit en transition. Le conflit des générations recouvre le conflit entre la tradition et la modernité. Le Japon, vaincu par la puissance scientifique et démocratique après sa dérive nationaliste et régressive, tourne la page. Mais la société résiste. Les hommes restent machos et les femmes soumises. Encore que… les hommes d’affaires rencontrent les femmes d’affaires.

Yukiko (Yoshiko Kuga) revient de Tokyo où elle a fait des études. Amoureuse d’un garçon, il l’a quittée lorsqu’il a appris le métier de sa mère : tenancière de bordel. On dit au Japon maison de thé et les putes sont des geishas plus soignées, cultivées et expertes que la vulgarité occidentale, mais quand même. La prostitution, qu’elle soit pour les meilleures raisons (quitter la terre, soigner son vieux père malade, sortir de la condition du peuple) n’est pas bien vue. Il s’agit de condition sociale, pas de péché sexuel – le Japon ne ressent aucune culpabilité biblique envers le sexe.

Yukiko retourne dans la maison de son enfance, bien connue des hommes d’affaires de Kyoto. Sa mère Hatsuko (Kinuyo Tanaka) la dirige d’une main experte et fait travailler quinze filles. Tout roule à merveille, les commerciaux apportant des fournées d’hommes à moitié saoul le soir pour s’amuser avec les putes, dîner et musique compris. La tenancière a de l’argent et de la considération mais il lui manque quelque chose : l’amour. Elle envie sa fille de l’avoir connu, même si c’était pour se tuer ou presque. Son mari à elle, arrangé selon la coutume, est mort jeune et elle songe à refaire sa vie maintenant que son aisance est établie.

Comme sa fille lui reproche son métier vil, elle voudrait acheter une clinique à Matoba (Tomoemon Otani), jeune médecin du syndicat qui s’occupe des filles. Celui-ci est flatté, posséder sa propre clinique le poserait socialement, mais il n’a pas les fonds pour monter une affaire et est réticent à épouser Hatsuko car trop vieille pour lui. Ce serait encore un mariage arrangé. En revanche, lorsqu’il rencontre Yukiko la fille, sur les instances de sa mère qui s’inquiète pour sa santé mentale et physique, il finit par tomber amoureux. D’autant qu’il redonne ainsi goût à la vie à la jeune femme. Il rêve donc de retourner à Tokyo avec elle, passer son doctorat (qui, semble-t-il, n’était pas obligatoire dans le Japon des années 50 pour exercer la médecine) et débuter une nouvelle vie. Elle serait moderne, moins socialement convenue et plus individuelle. Le mariage serait d’amour et non d’affaires.

C’est ce que comprend peu à peu Hatsuko à les voir, à surprendre leur conversation, mais aussi en regardant avec ses clients une pièce du théâtre Nô qui raille l’amour à 60 ans : ce n’est pas raisonnable et un brin répugnant. « Les jeunes doivent aller avec les jeunes » est la leçon de la tradition qui passe bien la modernité. Une Hatsuko de la cinquantaine est tombée amoureuse pour la première fois de sa vie du médecin de 30 ans, mais elle n’a aucune chance – sauf à l’acheter. Elle veut donc lui payer sa clinique, allant pour cela jusqu’à vendre le bordel. Mais Matoba est moins intéressé par l’argent et la position sociale que par l’amour, cette nouvelle donne individualiste de la modernité.

Va-t-elle s’effacer devant le désir des deux jeunes gens ? Elle y est presque prête mais sa fille, décillée de découvrir brusquement l’amour de sa mère pour le même homme qu’elle, se prend à croire qu’il les a trompées toutes les deux. Comme souvent chez Mizoguchi, l’homme est faible et hypocrite ; c’est un paresseux qui se laisse chouchouter en entretenant les illusions des femmes. Hatsuko saisit une paire de ciseaux et Matoba recule, effrayé, au lieu de faire face comme un vrai mâle. Il est déconsidéré. Le sens de l’honneur passe encore de la tradition à la modernité. Si Hatsuko arrête la main qui s’apprête à frapper, Matoba s’efface et ne reviendra pas.

Tombée malade de tant d’émotions, Hatsuko est alitée. Elle est remplacée au comptoir, au téléphone et à la caisse par sa fille, qui reprend les rênes de la maison et devient la nouvelle patronne. « La tradition se modernise », dit un client célèbre qui apprécie. Et c’est une nouvelle fournée de vingt-cinq clients qui s’engouffre dans le claque pour y jouir de tous les plaisirs.

DVD Une femme dont on parle, Kenji Mizoguchi, 1954, avec Kinuyo Tanaka, Tomoemon Otani, Yoshiko Kuga, Capricci 2020, japonais avec sous-titres français, 1h20, Combo Blu-Ray + DVD €24.98

Sur Arte-tv en replay jusqu’au 14 janvier 2022

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No country for old men de Joel et Ethan Coen

Les hommes se font vieux en ce début de la décennie 1980 contée en 2007 : le monde change et il n’est plus pour eux. Ni Llewelyn Moss (Josh Brolin), ancien du Vietnam vingt ans avant, ni le shérif Tom Bell (Tommy Lee Jones) vétéran de la Seconde guerre mondiale, ni même le tueur à gage moderne Carson Wells (Woody Harrelson), ancien colonel au Vietnam, ne comprennent plus ce qui se passe. Il n’y a guère que le psychopathe robotisé et sans affect Anton Chigurh (Javier Bardem), tueur à gage pour les cartels mexicains, qui s’adapte. En tuant sans état d’âme tous ceux qui se mettent en travers de son chemin. La violence gratuite comme humour noir ou la relative stupidité texane du shérif adjoint Wendell (Garret Dillahunt) qui fait son boulot sans y penser sont peut-être les mutants de la modernité dans un monde du n’importe quoi où tout est permis. Il suffit désormais d’oser.

Moss, chassant l’antilope dans les plaines texanes, trouve par hasard quatre 4×4 explosés dans le désert, les cadavres de Mexicains armés gisant tout autour. Seul un blessé gémit au volant d’un véhicule et réclame en espagnol de l’eau. Son pick-up est rempli de sacs d’héroïne passés en fraude. Sans doute un règlement qui a mal tourné. A l’affut, Moss se met à la place du dernier survivant – il y en a toujours un. Il suit la piste jusqu’à un arbre où il s’est mis à l’ombre, blessé, avant de crever. A côté de lui une sacoche pleine de billets : 2 millions de dollars au moins. Moss la ramasse, ainsi qu’un pistolet-mitrailleur et un revolver nickelé, une belle arme qui peut servir – et qui lui servira.

Il rentre chez lui et planque les armes sous son préfabriqué mais sa femme, la geignarde Carla Jean (Kelly Macdonald), l’entreprend et veut tout savoir ; elle est très agaçante et il ne lui dit que le minimum. Ce personnage, nul au début, prendra de la consistance durant le film jusqu’au tragique de la fin. Mais son mari aurait mieux fait de lui parler au lieu de décider seul et de faire en macho texan « une grosse connerie ». Il le sait, il la fait, il se perdra. Moss est le viril joueur.

Il retourne en effet de nuit sur les lieux du massacre avec un bidon d’eau pour le blessé. Qui est évidemment mort depuis, tandis que la came s’est envolée. Mais son pick-up est repéré car les trafiquants sont à la recherche du fric et il se fait poursuivre tous phares allumés puis, lorsqu’il se jette à l’eau blessé, par un molosse lâché sur lui. Il réussit à s’en débarrasser mais, avec la plaque d’immatriculation, il ne faut pas être bien sorcier, aux Etats-Unis, pour retrouver quelqu’un.

La mission est confiée au tueur laid et implacable au nom pas très catholique, Anton Chigurg, qui agit surtout avec un pistolet pneumatique à tuer le bétail. Nous sommes au Texas et la « virilité » exige d’user des armes en fermier. Comme nous sommes bien au Texas, les gens ont l’esprit bovin de leur bétail : le shérif adjoint qui a arrêté Anton ne le surveille plus une fois mises les menottes, ce pourquoi l’autre réussit à l’étrangler ; ayant piqué la voiture du shérif, le tueur arrête un bouseux qui obéit bien sagement, bien qu’aucune étoile de shérif ne soit piquée dans la chemise et que le soi-disant shérif porte un pistolet pneumatique au bout d’une bouteille, le gros con se laisse complaisamment mettre sur le front l’embout à bœuf tout en n’y comprenant rien – pas grave, les cons vont en enfer. Chigurh est le viril rendu fou.

Par quoi ? On ne sait pas. Il est en tout cas le personnage le plus fascinant du film, bien que répugnant. Peut-être est-il né comme ça, étranger à la société avec un nom pareil, étranger à la vie à cause de son enfance ou de ses parents. Peut-être est-il devenu psychopathe parce qu’habitant le Texas, pays dur aux faibles qui ne connait que la loi du plus fort. Même l’adolescent qui lui donne sa chemise pour s’en faire une écharpe afin de maintenir son bras blessé dans un accident de priorité (Josh Blaylock, 16 ans au tournage) ne lui soutire aucun remerciement ni sourire : seulement un billet de vingt dollars pour ne rien devoir à personne. Que le garçon commence par refuser en déclarant, selon les vieux principes de la communauté américaine, que « c’est normal de donner sa chemise à quelqu’un qui en a besoin ». Le tueur est un serial killer qui jouit de donner la mort ou de gracier, jouant à pile ou face le destin. Mais il faut que la victime annonce ; Carla Jean, qui ne le fera pas, laisse son destin en suspens. Le spectateur ne pourra que spéculer sur ce qui lui est arrivé : exécutée ou graciée ?

Anton pique la voiture de l’abruti, « une Ford de 1977 » dit Bell, shérif de père en fils depuis trois générations mais qui se fait vieux. Toute cette drogue, ces fusils automatiques en vente libre, cette avidité du fric, ces cadavres multipliés, montrent qu’il décroche du mouvement social. Il va finir son boulot, boucler autant que faire se peut l’enquête en tentant de protéger Moss et sa femme, mais prendra sa retraite aussitôt après. Lui obéit aux vieux principes de l’Amérique : qui a commis une faute la paye. Ainsi a-t-il fait passer sur la chaise électrique un jeune homme qui a tué sa petite amie de 14 ans sans raison. Mais après jugement, pas par bon plaisir ni en se prenant pour Dieu comme Chigurh. Bell reste le viril raisonnable. Au début des années 1980, ces vieux principes fondateurs de la loi et de l’ordre semblent abandonnés par des tueurs sans raison, des égoïstes sans morale, des violents sans mesure. Cela donnera la réaction républicaine avec Reagan dès 1981, puis la réaction raciste revancharde de Trump et de ses partisans déclassés.

(Coffret 2 DVD True Grit +) No country for old men (Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme), Joel et Ethan Coen, 2007, avec Tommy Lee Jones, Javier Bardem, Josh Brolin, Woody Harrelson, Kelly Macdonald, Garret Dillahunt, Paramount Pictures 2011, 2h02 €24.90

Cormac McCarthy, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No Country for Old Men), Cormac McCarthy, 2005, Points Seuil 2008, 320 pages, €7.10

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George Eliot, Middlemarch

Cet énorme pavé victorien entrecroise les destins de quatre jeunes couples pour épuiser l’amour. Mais le personnage principal est collectif, Middlemarch elle-même, la petite ville provinciale à l’intérieur des terres où, vers 1830, le monde qui change vient battre les habitudes et remettre en cause les traditions comme les hiérarchies sociales.

Dorothea est orpheline, comme sa sœur Celia. Les deux vont se marier, car tel est le destin écrit des femmes en ce temps-là : point de vie sans époux ni maternité. Dorothea va faire un mariage d’esprit avec Caseaubon, un recteur érudit mais borné qui a le double de son âge, qui aboutira à un désastre, puis un mariage d’amour avec un Will de son âge à l’âme artiste et gamine après son rapide veuvage ; il aboutira au bonheur avec enfants. Celia va faire un mariage social en épousant un baronnet qui aurait préféré sa sœur et accomplira son bonheur dans l’élevage de ses deux bébés dont l’aîné, Arthur, est un garçon.

Le jeune Fred est fils du maire, comme sa sœur Rosamond. Envoyé à l’université pour devenir prêtre anglican, il n’a pas la vocation. Il ne rêve rien tant que chasser à courre et monter de bons chevaux. Flemmard, il se laisse vivre et répugne à s’atteler à une tâche. Un régisseur arpenteur, Garth, va cependant le prendre sous son aile et l’aider à entrer dans la vie. D’autant plus que Fred aime depuis la plus tendre enfance la fille de Garth, Mary, à qui il s’est promis à 6 ans en lui passant au doigt un anneau de parapluie. Fred va labourer son destin comme la terre, elle lui reviendra par héritage un jour, puis sa femme à qui il fera trois petits mâles et une fillette. Lui reste dans la tradition terrienne et sociale de Middlemarch ; il poursuit la lignée, en garçon, comme Celia la poursuit en fille, mais par un mariage d’amour, pas un mariage social.

Car sa sœur Rosamond est elle aussi gâtée, jolie mais égoïste et obstinée. Ne trouvant pas de prétendant à son ambition, elle épouse pour son rang social Lydgate, un médecin avancé puisqu’il a poursuivi des études à Londres, Edimbourg et Paris. Il veut appliquer les idées nouvelles de la science au soin des malades et, pour cela, remet en cause des prébendes et traditions du milieu médical. Middlemarch lui en voudra et le rejettera, au grand dam de sa dame qui le poussera à « s’exiler » à Londres où il pourra acquérir une clientèle riche et assurer à son épouse le train de vie auquel elle est habituée. Ce mariage d’ambition réduira l’âme du médecin ; il abandonnera ses recherches pour faire du fric comme le veut bobonne et, avec elle, la « bonne » société. Il mourra de diphtérie à 50 ans laissant plusieurs filles et Rosamond se remariera avec un autre médecin lui aussi bien établi, accomplissant son propre bonheur qui est de recevoir et paraître.

Les appariements amoureux sont ainsi décortiqués par contraste, non sans humour parfois, ni satire envers la société victorienne en province. La modernité se heurte à la tradition, le passé au présent, les lignages aux prétentions. Les individus se débattent entre les rets sociaux, très prégnants, bien plus que la religion qui semble un boulot comme un autre entre conseils d’oncle et maître de cérémonie. La terre est l’alpha et l’oméga de la respectabilité, mais elle n’est rien sans les origines. Ainsi le banquier enrichi Bulstrode se verra ostracisé lorsque la « bonne » société apprendra qu’il a fait fortune par l’immoralité du prêt sur gage et spoliation de fortune. Le pauvre Will, petit cousin Caseaubon et arrière cousin Bulstrode, se verra spolié doublement par les deux grigous et devra se faire tout seul. Il deviendra député au Parlement et aura avec Dorothea, restée sèche de son premier mariage à peine consommé, plusieurs gamins aussi beaux que lui.

Tout cela est un peu compliqué et se vit en lisant plutôt qu’en expliquant. Le roman a été construit en plusieurs livres, huit au total, parus régulièrement en feuilleton durant deux ans avant que l’ensemble soit fini. Ce qui justifie sa longueur et ses progressions linéaires. J’avoue m’être un brin ennuyé passé le premier tiers, avant qu’un second souffle ne vienne redynamiser la lecture avec les déboires de Fred. Dorothea est sublime et je suis heureux qu’elle ait enfin pu trouver le bonheur avec son Will, qui le méritait. Mais ce ne fut pas sans peines. Selon l’auteur, « Ça et là naît une sainte Thérèse qui ne sera fondatrice de rien, et dont les battements de cœur aimant et les sanglots d’aspiration à un bien inaccessible ne produisent que de vains tremblements et se dispersent au milieu des obstacles, au lieu de se concentrer sur quelque action destinée à être reconnue par la postérité » (Prélude). Dorothea est de celles-là, tout comme Lydgate son pendant masculin. Les deux auraient pu s’apparier ; il n’en a rien été.

Dorothea, comme son auteur, n’a pas la foi de l’Eglise, mais elle croit « qu’en désirant le bien absolu, même sans savoir exactement en quoi il consiste et sans pouvoir faire ce que nous voudrions, nous participons à la force divine contre le mal… pour élargir les limites de la lumière et restreindre la lutte contre les ténèbres » (livre IV chap. XXXIX). Cela s’applique à chacun dans ses relations humaines mais aussi à la communauté qui répugne à changer d’habitudes et que ses traditions limitent. Ainsi sur le progrès : « En l’absence de toute idée précise sur ce qu’étaient les chemins de fer, l’opinion publique de Frick se prononçait contre ; en effet, l’esprit humain dans ce coin herbu ne partageait pas la tendance proverbiale à admirer l’inconnu, estimant plutôt qu’il risquait de défavoriser les pauvres et que la suspicion était la seule attitude sagace à son égard » (livre VI chap. LVI). Les mêmes ignares réactionnaires se prononcent aujourd’hui « contre » les vaccins « en l’absence de toute idée précise », comme quoi la nature humaine reste bien la même au travers des époques. La description de l’ostracisme social avec le refus d’invitation est la même que le lynchage en ligne des réseaux sociaux d’aujourd’hui.

George Eliot, Middlemarch – étude de la vie de province, 1872, Folio 2005, 1152 pages, €14.10 e-book Kindle €2.90

George Eliot, Middlemarch précédé par Le Moulin sur la Floss, Gallimard Pléiade 2020, 1608 pages, €69.00

Déjà chroniqué sur ce blog Le Moulin sur la Floss du même auteur.

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Jean Vautrin, Billy-ze-Kick

Jean Herman, dit Vautrin, est un cinéaste qui n’a pas réussi et s’est reconverti dans le roman policier post-68. Né en 33 à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il se vautre avec plaisir dans les années soixante-dix de sa quarantaine. Il sociologise, il désopile, il parle franc. Son univers est celui des banlieues achélèmes et des petites gens qui font de petits métiers : concierge, flic, retraité, pute… Son héroïne est une gamine de 7 ans délurée appelée Julie-Berthe, fille de flic à talonnettes. Son papa Chapeau (c’est son nom), inspecteur sans éclat dans le réel, invente avec elle les aventures de Billy-ze-Kick. Avec un Z parce qu’elle zozote comme une Zazie hors du métro, et avec un kick parce que Billy chevauche une grosse moto… et que « kick » signifie donner un coup, donc baiser en argot angliche.

C’est la mode rebelle, la moto, une Honda 750 que l’on monte en intégrale cuir et en démarrant vroum. C’est justement la monture de Peggy Spring, une demoiselle d’étage que le achélème zieute parce qu’elle est bien roulée. Mais, mystère, on ne lui connait aucun mec. C’est que la période est au tout-sexe, chacun ne pense qu’à ça de 7 à 77 ans. Ne sont au fond aigris et méchants que ceux qui sont mal baisés (cela n’a pas changé). D’où les appétits de Juliette, mère de Julie-Berthe et épouse de Chapeau ; elle fait le tapin sur les violettes au bord de la érène 16 où passent les gros camions montés par de grosses bites à gros besoins. D’où les rancœurs de saleté d’Achère, retraitée des Pététés et concierge de l’immeuble, constipée qui devrait péter un coup et s’ouvrir du devant au lieu d’espionner ses voisins. Elle tient un cahier où elle consigne, au crayon à papier, en majuscules, tous les potins qu’elle reluque sur les unes et les uns.

Quant à Julie-Berthe, elle copine avec Ed le roux qui chevauche un cheval imaginaire, fils d’Eugène le membru qui adore baiser « parce que c’est sa nature », et avec Hippo, l’ado schizo. Elle confond un peu le réel et l’imaginaire en sympathie avec le fêlé, et mélange les histoires inventées par papa avec celles qui surviennent dans la cité des Oiseaux. C’est ainsi qu’une jeune mariée se fait assassiner d’une balle en sortant de l’église, en robe immaculée. Qu’une autre, sans rien sous la blouse, se fait étrangler dans une cabane de la zone. En bref cinq morts par explosion du vieux Alcide qui ne voulait pas céder son pavillon et potager aux bulldozers du béton et « trois femmes assassinées, un suicide et une petite fille qui respire à peine ». C’est la rançon de la société qui change, se modernise, se cosmopolitise, se bétonne – engendrant les pathologies de la solitude, de l’abstinence forcée et de la moraline.

Le roman est drôle, bien plus drôle que les expérimentations du « nouveau » roman de la génération d’avant qui était chiant à mourir par volonté de s’effacer devant le neutre. Il se lit encore avec bonheur et ceux qui ont vécu ces années soixante-dix en retrouveront le sel politiquement incorrect mais joyeux et encore optimiste comme un air de printemps. « Ah, que ze l’aime, que ze l’aime la zézette à Zuzu ! (Elle s’appelle Zuliette). Avec des poils couleur de miel. Vrai, si les abeilles y voyaient ça, finis les tilleuls, les pensées, les pivoines ! Ce serait haro sur ma Zuzu, ma Zuliette. Ce serait en avant pour la butine. Tellement c’est beau. Voui, qu’elle est chou, qu’elle est chou sa zézette et son tout. Tout, tout, tout. Ze suis une petite fille heureuse. Cazôlée comme un pou. Z’ai qu’un défaut : ze suis zobsédée. Zobsédée du Toboso (…) C’est plus fort que moi, les zézettes, les zizis, faut qu’z’les zyeute » p.25.

Nous sommes dans un polar popu et tendre au style Charlie-Hebdo (que l’auteur écrit Charly), dans le meilleur du temps qui a donné en 1985 un film réalisé par Gérard Mordillat, avec la petite Cerise Bloc dans le rôle de Julie-Berthe – elle deviendra animatrice socio-culturelle selon la tradition de ces années-là. Jean Vautrin, lui, est mort en 2015.

Jean Vautrin, Billy-ze-Kick, 1974, Gallimard Folio 2006, 224 pages, €11.66

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Jean Favier, Philippe le Bel

Philippe IV dit le Bel pour sa beauté froide de statue, est le petit-fils de Louis IX qui deviendra saint Louis sous son règne, canonisé par l’orgueilleux pape Boniface VIII qui veut se concilier par tactique le chef de la Fille aînée de l’Eglise. Né en 1268, il devient roi à 17 ans ; il meurt en 1314 après 29 ans de règne. A la charnière du XIVe siècle, il accentue la transition entre la féodalité et la modernité, créant les bases de l’Etat moderne.

En 1978, lorsque paraît Jean Favier, les Français sont abandonnés des historiens et livrés aux romanciers. Excités par « le mystère » des Templiers et la « réprobation » de l’expulsion des Juifs, ils enjolivent et spéculent sur « la gifle » d’Anagni soi-disant donnée au pape et par les guerres incessantes au nord vers la Flandre et au sud en Saintonge anglaise. C’est un coup de tonnerre que cette biographie en pleine période du « retour à » (sabots suédois, poutres apparentes, feu de cheminée, chèvre chaud en salade de pissenlit, réverbères moyenâgeux – toutes ces scies des années 1970-80 de l’après-Larzac et du régionalisme socialiste). Enfin un spécialiste qui modernise l’un des rois qui firent la France !

Auteur d’une thèse de spécialiste sur Enguerrand de Marigny, grand conseiller et coadjuteur du Royaume placé par Philippe le Bel à la tête de l’administration royale en 1302, Jean Favier connait les sources et sait de quoi il parle. Plus que les Templiers, qu’il n’exonère pas de leurs responsabilités dues à leur ignorance et à la cohabitation avec les mœurs arabes favorables aux relations entre mâles plus qu’avec les femmes « impures », l’historien se focalise sur l’histoire du personnel administratif et sur l’essor des impôts. Car la France n’est nation que par son administration ; elle ne vit que par les taxes qu’elle prélève avant de redistribuer, le centre se servant au passage.

Le pape de Rome est poussé par orgueil à vouloir la théocratie de la Cité de Dieu sous sa propre houlette, cet « augustinisme politique » de la Contre-Réforme. Le roi de la première puissance européenne de l’époque (15 à 20 millions d’habitants alors que l’Allemagne et l’Italie n’en comptent que 10 et l’Angleterre que 3, p.128) encourage au contraire ses juristes à fonder la souveraineté sur le droit naturel d’Aristote plutôt que sur le droit canonique trop intéressé. Philippe le Bel se dit aussi légitime dans le temporel que le pape au spirituel et il enjoint de ne pas confondre les deux (c’est le drame de l’islam de rester égaré dans la confusion théocratique). Il surveille la nomination des évêques en France, leurs déplacements à l’étranger éventuels et n’hésite pas à lever des impôts sur le clergé qui, s’il ne combat pas pour motifs idéologiques, doit participer à la défense du pays (sujet toujours d’actualité en Israël où les plus rigoristes refusent de combattre).

Philippe le Bel apparaît comme décidé mais prudent, plus notaire visant à grignoter les provinces pour agrandir le royaume que conquérant épris de gloire. Son arme redoutable est son armée de juristes, formés plus aux facultés de Montpellier (héritière du droit romain) et d’Orléans (spécialisée en droit civil) que dans l’archaïque Sorbonne à Paris (ancrée dans le droit canon et la scolastique). Le Bel transcende la coutume féodale : « Le droit du suzerain résulte d’un contrat, non celui du souverain » p.18. Le lien d’homme à homme ne joue plus lorsque l’homme est le roi de France : différence de nature, le roi légifère, impose et juge pour le « commun profit », que l’on appelle depuis Rousseau l’intérêt général. Cela va jusqu’à défendre l’Eglise contre le pape et la foi contre les Templiers devenus plus banquiers en Europe que guerriers aux Lieux saints. Une fois le pape Boniface VIII mort et le Français Bertrand de Got élu sous le nom de Clément V, la papauté s’installe à Avignon pour un siècle.

Stoïque de tempérament, Philippe le Bel ne transige pas avec les principes et pour lui, « le juste milieu est de sagesse, non de compromis » p.22. C’est que le siècle change – comme toujours. L’usage du nom de famille apparaît en ces années 1280-1320, l’évolution agricole et démographique du « beau XIIIe siècle » est à son apogée, la pratique de l’assolement triennal est généralisée. L’année 1308 voit le record pour l’exportation des vins de Bordeaux. Mais les foires de Champagne déclinent à cause du gouvernail d’étambot et de la boussole après 1280 qui permettent la navigation via Gibraltar et l’ouverture des trois cols des Alpes qui évitent la côte provençale. La France est un royaume qui taxe trop ; l’éviter par l’Autriche ou le large est de bon profit.

Car la richesse est moins de terre que de commerce. Les bourgeois des Flandres et les banquiers italiens sont plus actifs que les seigneurs titrés dont les domaines coûtent cher à exploiter par la hausse continue des salaires, et qui doivent brader la réserve. Chez les paysans, plus que la différence entre serf et libre, l’écart entre riches et pauvres s’accroît au village et le temps des exigences arbitraires du seigneur est révolu. Même l’art est touché : « Après deux siècles de création et d’invention, l’essoufflement n’est pas moins sensible dans le domaine de l’art. (…) On achève et on orne » p.165.

Si le lien vassalique décline, les villes se faufilent à travers le réseau de la féodalité pour arracher des avantages et faire appel directement au roi contre leur seigneur, surtout hors du domaine royal. Mais ni les bourgeois urbains ni les seigneurs lésés ne pensent à s’unir pour opposer une assemblée ; au contraire, le roi négocie directement en divisant pour mieux régner. C’est ainsi que la France rate le contrepoids parlementaire qui va émerger d’abord en Angleterre pour contrôler l’impôt. « C’est l’historien, et lui seul, car il bénéficie du recul des temps, qui peut voir à quel point la négociation avec des assemblées locales – au moment précis où se créait le droit – a préservé la monarchie française de ce qu’une assemblée parlant au nom du royaume fût à coup sûr devenue : un organe de contrôle politique. En France, le royaume, c’est le roi » p.220. Le XXIe siècle en est au même point… Un président qui gouverne et un parlement qui suit, malgré un tiers de siècle de « socialisme » sous Mitterrand, Jospin et Hollande.

L’histoire éclaire toujours le présent.

La pagination indiquée se réfère à l’édition en Livre de poche épuisée.

Jean Favier, Philippe le Bel, 1978, Tallandier collection Texto 2013, 596 pages, €12.50

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Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même

Une réflexion s’éclaire sur la durée. En publiant un recueil de ses articles parus depuis vingt ans dans la revue Le débat, Marcel Gauchet éclaire les transformations de la société politique d’un jour nouveau. Il montre la cohérence en mouvement.

Dans les sociétés traditionnelles, les structures venaient de la religion. L’homme y refusait sa propre puissance de créateur par crainte révérencieuse des lois sacrées. La légitimité venait du dehors, du passé, de l’au-delà. La religion panthéiste des sauvages est totale, le magique est partout et au quotidien. Nos grandes religions monothéistes sont moins prenantes, Dieu est tellement hors du monde qu’il laisse une certaine autonomie aux personnes. Le Christ établit même une religion intérieure, un face à face personnel. Le christianisme permet historiquement de sortir du pouvoir totalitaire des religions, de leur magie, de leur répétition, de leur ordre transcendant qui évacue le sujet.

La rupture moderne est l’histoire. La société se produit elle-même en se projetant dans le futur, un futur construit pas à pas à l’aide des acteurs. Sa réalisation la plus forte est l’État-nation.

L’une de ses dérives est le totalitarisme, alliance de la forme vide du religieux et de la forme pleine du laïcisme. Dieu est mort et il ne se passe rien. La société se prend elle-même pour Dieu en déifiant l’Etat ou la nation.

L’autre dérive, mais inévitable, est celle de la société actuelle. Elle sacralise tant les droits des individus qu’elle sape la puissance collective. Elle laisse faire l’outil, l’économie, alors que la raison de l’économie n’est pas dans l’économie mais relève d’une orientation culturelle. Une société qui se produit elle-même transforme la nature et produit son propre univers matériel. Mais ce n’est pas l’individu qui peut le réguler. Sans l’État, pas d’individu mais l’anarchie des rapports de force arbitraire. Le règne singulier de l’individu suppose l’empire général de l’État. Un équilibre est atteint avec « la démocratie libérale [qui] advient grâce à la combinaison synthétique de ces trois éléments, le politique, le droit, et le social–historique » p.335.

Les trois vagues de la modernité sont ainsi successives :

La première va de 1500 à 1650 en Europe. Les Etats–nations sont des relais à l’indépendance vis-à-vis des dieux. L’individu abstrait se dégage théoriquement, à l’intérieur d’une société d’Ancien régime où n’existent que hiérarchie, dépendance et corps constitués.

La seconde étape voit l’émergence de la société civile avec ses franchises, ses droits subjectifs, son contrat social. L’individu concret, juridique, se dégage peu à peu des Etats–nation, munis de libertés formelles.

La troisième étape fait entrer l’historicité. Les sociétés deviennent « libérales ». L’étape d’accélération la plus récente date des années 1970 où apparaît « l’individu détaché en société », appartenant et indépendant à la fois. Car la tradition est intenable, le progrès insaisissable et la révolution improbable.

Quel sera le prochain mouvement de la société ?

Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, 2002, Gallimard Tel, €12.90 e-book Kindle €8.99

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Erotisme dessiné de François Bourgeon

Lorsque l’auteur de bande dessinée François Bourgeon dessinait Les passagers du vent en 1980, ses filles étaient érotiques. Tout le monde les désirait. Les consœurs du couvent, les copains du frère aîné, les matelots de pont, les aspirants… Et les lecteurs mâles, bien sûr ! La France était un pays jeune, en pleine explosion mature des enfants du baby-boom, heureuse d’être elle-même. Elle ne se posait ni la question de son identité, ni celle de son régime politique, elle aspirait à la modernité de toute sa chair, de tout son cœur et de toute son âme.

Mais-68 avait jeté les frocs, les slips et les soutanes aux orties. Les filles étaient nues sous les robes et la vie était belle. Le topless fleurissait les plages tandis que les marins de vacances hissaient la voile tout nu. C’était avant même que les gilets de sauvages deviennent obligatoires, dont les boudins râpaient les mamelons des deux sexes et les sangles sciaient les épaules et les cuisses. Avec la sécurité, il a fallu aller se rhabiller. Avec le SIDA aussi, bien que le Pape, qui ne savait pas comment ça marchait, eût mis la capote à l’index. Avec ce que les ignares appellent « la crise » (qui est la mutation de toute une génération), c’est aujourd’hui toute la France frileuse qui se met à couvert, soupçonnant tout et tout le monde.

Loin des pudeurs catho-bourgeoises imposées aux fanzines de jeunesse qui prohibaient le nu, les seins et surtout les filles jusqu’en 1968, la bande dessinée adulte explosait. Les talents étaient inégaux mais foisonnants. François Bourgeon, jeune alors, était l’un des grands. Il distillait l’amour libre d’une plume fluide et d’une écriture pudique. Sa mise en scène des passions était cinématographique : a-t-on mieux raccourci les amours de chacun dans ces trois cases où l’on voit Isa et son Hoël s’embrasser, le cuistot et sa chatte se caresser, le matelot la Garcette bichonner le fil de son arme ? Chacun connaît les amours qu’il peut ou qu’il mérite, vénaux, partagés ou excités.

Seins libres sous les chemises transparentes, les filles ne s’offrent pas à tout le monde mais à qui leur plaît. Nul ne les prend sans qu’elles l’acceptent et la main au sein appelle le genou dans les couilles – aussi sec.

Lorsqu’il y a viol, parce que certains hommes bestiaux profitent de leur force, Bourgeon le suggère par le chat et la souris. Et Mary la violée préfère oublier, donnant une leçon de pardon et d’amour au mousse ado qui a assisté à la scène. Tel est l’amour adulte, qui ne se confond pas avec la baise.

Reste que le désir est cru et qu’il se manifeste. Ce n’est pas immoral mais naturel. Ne pas le maîtriser, ne pas solliciter l’accord du partenaire, voilà qui n’est ni acceptable, ni « moral ». Mais il ne faut pas mettre la morale là où elle n’est pas. Le cœur n’a pas toujours sa place dans l’érotisme, le plaisir parfois suffit, que les vieux pécores traitent d’impudeur par ignorance et superstition d’église.

Mais la culture est là toujours, pour dire que les hommes sont au-dessus des bêtes. Et le nègre face aux chemises qui ne voilent aucune anatomie est plus digne que certains blancs imbus de leur pâleur et de leurs lourds atours.

Oui, en quarante ans – une génération – le progrès s’est in,versé : nous avons régressé dans le naturel et le plaisir, dans l’épanouissement humain. Austérité, moralisme et macération à prétexte écolo tuent l’amour… tout simplement.

François Bourgeon, Les passagers du vent, tomes 1 à 5, 1980-1984, éditions Delcourt 2019, 240 pages, €39 les 5 tomes

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La Forêt d’argent d’Emmanuel Bourdieu

La Commission européenne accorde une subvention de 900 millions d’euros pour construire une autoroute permettant de désenclaver la Roumanie : une forêt d’argent contre « la » forêt d’argent. Car les banques sont sur les rangs, alléchées par le montant de leurs commissions possibles sur les prêts – mais la population roumaine ne veut pas de cette modernisation forcée, du passage d’une économie paysanne et religieuse à l’économie consommatrice et capitaliste.

La Banque européenne de développement emploie un couple, lui qui n’est jamais passé directeur et s’occupe de financements, et elle qui vient de passer directrice pour l’Asie. Jeunes, ils étaient ambitieux tous les deux. Et puis, pour lui, David (Nicolas Duvauchelle) la flamme est devenue la flemme aux yeux de sa femme Elisabeth (Julia Faure) qui a gardé les dents longues. Lui non ; il préfère regarder grandir son fils, George s(Albert Carpentier), « 8 ans, 1m30, les cheveux bruns », dit son père. Le gamin est élevé surtout par sa baby-sitter Roxana (Marina Palii), une Roumaine de 30 ans car ses parents sont souvent absents, retenus par le boulot, sa mère surtout. Roxana est devenue sa mère de substitution, elle lui parle en roumain et il apprend la langue (proche des langues latines).

David préfère aux bureaux de verre et de béton de Strasbourg les forêts de sapins de Belgique, où il a vécu enfant, ou la forêt de bouleaux de Roumanie. Car il a une idée : pour faire passer la pilule aux bureaucrates de la Commission et que sa banque l’emporte, il faut lui vendre non un projet économique (la Roumanie a peu d’industries) mais un projet culturel : l’autoroute des monastères. C’est en faisant parler Roxana de son pays qu’il lui est venu cette idée, en phase avec son côté plus humain que calculateur.

Ce concept plaît bien à sa chef Valeria (Dominique Reymond), directrice aux dents encore plus longues que celles de sa femme. Elle l’envoie en mission avec Roxana comme assistante interprète dans la partie moldave de la Roumanie pour convaincre la population qui manifeste contre. La mère supérieure d’un monastère est surtout particulièrement remontée, ne voulant ni que l’autoroute dévaste la forêt d’argent composée de bouleaux frissonnant à la brise, ni qu’il amène des dizaines de cars de touristes qui vont troubler la paix des lieux de recueillement et acheter avec vulgarité la morale des habitants resté traditionnels.

Econduit par le chef de la majorité au Parlement, peut-être achetable (question de prix) mais devenu subitement injoignable, il va à la rencontré de la supérieure du monastère via la mère de Roxana qui habite le même village et la connait bien. Il se permet de « négocier » une modification du tracé qui épargne le village et évite que l’on touche à la forêt d’argent où Roxana l’a emmené promener. Mais il n’y a aucun réseau de téléphonie mobile dans la région et il ne peut communiquer, restant quatre jours sans donner de nouvelles. Le spectateur, un peu dérouté, se dit qu’il existe quand même un téléphone fixe ou même le bon vieux télégramme ? Qu’il pourrait quand même aller à la ville voisine d’où la maman de Roxana utilise Skype couramment pour parler avec sa fille à Strasbourg. Mais non, le digital native ne connait rien à ces archaïsmes préhistoriques de la communication et fait le mort. Ou plutôt il a des états d’âme. Il sait au fond de lui que ce projet routier va éventrer le pays, forcer la modernisation, violer les habitudes des habitants.

Conclusion : la direction est passé par-dessus sa tête, il est viré du dossier, repris d’une main de fer par Valeria sa chef, pour qui l’ambition consiste à faire ce qu’on lui dit de faire, pas à considérer les habitants. Le projet va donc en force, tout droit, massacrant la forêt et expropriant une partie du village – dont la maison ancestrale de la famille de Roxana. David voit bien que l’ambition est une impasse car elle mène à déshumaniser le travail et les relations avec les gens. Son voyage avec Roxana lui a permis de retrouver les valeurs simples de la famille et de la campagne, certes envahissantes toutes les deux mais plus apaisées. Il se verrait presque vivre dans une ferme en Roumanie à élever des brebis avec la douce Roxana qui aime son fils plutôt qu’avec la technocrate sans âme qu’il a épousée et qui ne voit l’enfant que rarement. Elle compense avec des cadeaux démesurés, un camion de pompier aussi gros que lui, un projet de Nouvel an à Hong-Kong, alors que le petit garçon réclame surtout, comme tous les enfants, présence et attention.

Roxana répond bien plus à la définition d’une mère qu’Elisabeth qui a le droit pour elle. Ce pourquoi, après l’échec de la mission et les avances prudentes qu’il lui a faites sans insister, lorsqu’elle décide une nuit de quitter l’appartement et son travail pour rentrer chez elle, Georges qui l’appelle, découvre qu’elle est partie. Il l’a senti dans son sommeil, lui qui fait souvent des cauchemars parce que ses parents sont absents. Il enfile un blouson sur son pyjama, lace ses chaussures et sort dans la nuit à sa recherche. Il ne pense même pas à réveiller sa mère biologique qui dort à côté ; pour lui, elle n’est qu’une étrangère, bien plus que l’étrangère en droit Roxana.

Au matin, Georges a disparu. Roxana aussi, et les parents portent plainte, croyant qu’elle l’a enlevé.  Rattrapée par la police dans le bus pour Bucarest, Roxana tombe des nues. Elle aime Georges comme son propre enfant, ne l’a ni enlevé ni fait du mal, elle ne peut plus vivre avec son patron pour raisons professionnelles, parce qu’il lui a fait miroiter un accord avec son pays qu’il a été incapable de tenir. Le gamin est retrouvé à une vingtaine de kilomètres, en état de choc ; on ne sait pas comment il a pu en faire autant (pas à pieds, quand même !), on ne sait pas si quelqu’un a profité de lui, on ne sait rien.

Toujours est-il que tout semble bien qui finit bien, sauf que s’ouvre alors le début d’une autre histoire : le divorce probable du couple désuni, la démission du métier de banquier pour lequel David n’est pas fait, la bataille pour la garde du fils que la mère est incapable d’élever, le divorce entre l’exploitation des gens par le système et la relation humaine de la famille…

Filmé d’après le roman Kidnapping de Gaspard Koenig (mais qui se passe à Londres avec un Georges de 2 ans), la leçon est dans cet accord qui ne se fait plus entre l’ambition et l’humanisme, entre la technocratie calculatrice individuelle et les rapports humains sociaux. Qui kidnappe l’autre ? La Roumanie par l’Union européenne ? La jeune fille paysanne de l’est par la richesse bourgeoise de l’ouest ? La tradition respectueuse de la nature par la technocratie industrielle ? Le cœur par l’argent ? La maman de droit par la maman quotidienne ? A un moment, il faut choisir ; on ne peut mener de front tous les combats.

David, en jeune homme tourmenté, est un personnage révélateur des contradictions du présent. Roxana, en candide venue d’un pays de l’est retardataire mais attirée par la modernité en est un autre. Entre les deux, Georges, un enfant déchiré entre ses affections et qui voudrait comprendre.

Film La Forêt d’argent, Emmanuel Bourdieu, 2019, avec Nicolas Duvauchelle, Marina Palii, Albert Carpentier, Julia Faure, 1h30, pas de DVD, visible en streaming gratuit

Roman Gaspard Koenig, Kidnapping, 2016, Livre de poche 2019, 384 pages, €8.20

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Alain Touraine, Critique de la modernité

Ce livre riche et intelligent invite à reconstruire une modernité qui s’est dévoyée. La raison libératrice s’est fourvoyée en technocratie libérale ou en bureaucratie nationaliste. Comme souvent, la partie critique est claire et argumentée (la modernité triomphante, la modernité en crise). Tandis que la partie prospective est filandreuse et trop souvent verbeuse (naissance du Sujet). L’auteur prend un tel soin de se garder à droite et à gauche, en ce début des années 1990, de se démarquer de ses « chers collègues » tout en leur rendant hommage, que son discours apparaît confus, répétitif et verbeux. Même ses phrases sont emplies d’incidentes. Ce luxe de précautions stylistiques finit par agacer le lecteur.

Cette critique une fois faite, le constat de la montée du Sujet explique bien des phénomènes de nos sociétés contemporaines et ouvre des pistes qui vont au-delà de l’observation des simples comportements, probablement vers une société nouvelle. Celle-ci s’invente à mesure.

Voici une belle définition de la modernité : « l’idée de modernité, sous sa forme la plus ambitieuse, fut l’affirmation que l’homme est ce qu’il fait, que doit donc exister une correspondance de plus en plus étroite entre la production, rendue plus efficace par la science, la technologie ou l’administration, l’organisation de la société réglée par la loi  – et la vie personnelle animée par l’intérêt, mais aussi par la volonté de se libérer de toutes les contraintes » p.9.

La modernité triomphe par la sécularisation des comportements et le désenchantement du monde. Elle libère de la pensée magique et du finalisme religieux. Mais l’Occident a voulu passer du rôle essentiel de la rationalisation chez l’individu à l’idée d’une société tout entière rationnelle. La raison ne commande pas seulement l’activité scientifique et technique mais le gouvernement des hommes et l’administration des choses. La société exige alors d’être transparente, sans corps intermédiaires, l’école une rupture avec la famille et les traditions, l’éducation la seule discipline de la raison. Le bien est réduit à ce qui est socialement utile. La société prend la place de Dieu. Aux passions individuelles est opposée la volonté générale. Cette conception de la modernité est une construction idéologique.

Or, à l’origine, l’idée de modernité était plus dialectique. « Avec Descartes, dont le nom est si souvent identifié au rationalisme (…) la raison objective commence au contraire à se briser, remplacée par la raison subjective (…) en même temps que la liberté du Sujet humain est affirmée et éprouvée dans la conscience de la pensée. Sujet qui se définit par le contrôle de la raison sur les passions, mais qui est surtout volonté créatrice, principe intérieur de conduite et non plus accord avec l’ordre du monde » p.64. Descartes se place dans la suite de Montaigne. Il ne revendique pas une philosophie de l’Esprit ni de l’Être, mais une philosophie du Sujet de l’existence.

Pour avoir oublié une partie de ces fondements d’origine, la modernité est entrée en crise. On a assisté à la destruction du moi. Marx l’a fait disparaître sous l’énergie naturelle des forces de production ; Nietzsche a montré que la conscience est une construction sociale liée au langage ; Freud a dévoilé la rupture entre la recherche individuelle du plaisir (le Ça) et la loi sociale contraignante (le Surmoi) ; Michel Foucault a dénoncé la tendance des sociétés modernes à moraliser les comportements par un hygiénisme social formulé au nom de la science. Mais le désir s’affirme contre les conventions de la société ; les dieux nationaux résistent à l’universalisme du marché ; les entreprises affirment leur désir de conquête et de pouvoir au-dessus des froides recommandations des manuels de gestion ; la consommation même échappe au contrôle social parce qu’elle est de moins en moins associée à la position sociale.

Naît alors le Sujet moderne, désiré par Descartes mais reconstruit par Freud. « Freud cherche la construction de la personne à partir du rapport à l’autre et de relations entre le désir de l’objet et le rapport à soi. Ce qui lui permet d’explorer la transformation de la force impersonnelle, extérieure à la conscience, en force de construction du Sujet personnel, à travers la relation à des êtres humains » p.163. Or le Sujet est la volonté d’un individu d’agir et d’être reconnu comme acteur dans la société. La modernité est bien rationalisation et subjectivation, science et conscience.

Et voilà ce que devraient méditer les myopes du cerveau tentés par la réduction à l’ethnique national et socialiste : « Feindre qu’une nation, ou qu’une catégorie sociale, ait à choisir entre une modernité universaliste et destructrice et la préservation d’une différente culturelle absolue est un mensonge trop grossier pour ne pas recouvrir des intérêts et une stratégie de domination » p.260. Le Sujet est à la fois apollinien et dionysiaque, aspirant à la liberté et enraciné. Il n’est pas narcissique mais recherche sa libération à travers des luttes sans fin contre l’ordre établi sans lui et les déterminismes sociaux qui tentent de le contraindre.

« La modernisation est la création permanente du monde par un être humain qui jouit de sa puissance et de son aptitude à créer des informations et des langages, en même temps qu’il se défend contre ses créations dès lors qu’elles se retournent contre lui » p.295. Le Sujet est désir de soi, liberté et histoire, projet et mémoire. Il est « force de résistance aux appareils de pouvoir, appuyé sur des traditions en même temps que défini par une affirmation de liberté » p.408. La modernité, qui vise le bonheur, doit permettre l’émergence et l’épanouissement du Sujet individuel, et social dans les mouvements. « La modernité n’est pas séparable de l’espoir. Espoir mis dans la raison et dans ses conquêtes, espoir investi dans les combats libérateurs, espoir placé dans la capacité de chaque individu libre de vivre de plus en plus comme Sujet » p.375.

« Nous pensons donc que la démocratie n’est forte que quand elle soumet le pouvoir politique au respect de droits de plus en plus largement définis, civiques d’abord, mais aussi sociaux et même culturels » p.416. La démocratie doit combiner intégration et identité, société ouverte et respect des acteurs sociaux, procédures froides et chaleur des convictions. Comment ? Par l’argumentation, le débat, l’écoute de l’autre. Il s’agit de reconnaître ce qui a valeur universelle dans l’expression subjective d’une préférence. Ni loi du prince ni loi du marché, ni adjudant ni laisser-faire, mais indépendance et responsabilité. Cette vertu doit s’acquérir dans la famille et à l’école – et c’est là où le bât blesse : Alain Touraine n’en dit presque rien.

Il évoque en revanche le rôle des intellectuels auxquels il reproche leurs critiques négatives presque toujours antimodernes. Au lieu de mépriser la culture de masse, les intellectuels devraient selon lui en dégager la créativité tout en en combattant l’emploi mercantile, la démagogie et la confusion. « Le rôle des intellectuels devrait être d’aider à l’émergence du Sujet en augmentant la volonté et la capacité des individus d’être des acteurs de leur propre vie » p.465. La modernité Touraine apparaît un brin passée.

Alain Touraine, Critique de la modernité, 1992, Fayard, 462 pages, €26.00 e-book Kindle €16.99

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Difficultés de Nietzsche

Les difficultés pour comprendre Nietzsche ne manquent pas, permettant contresens et récupération. Bernard Edelman, dont je ne saurais qu’en conseiller la lecture, en a listé cinq. La pensée de Nietzsche est constamment en devenir, il foisonne, il provoque, sa philosophie peut être confondue avec celle d’une période suivante, la biologie vient choquer la conscience. Il est bon de garder ces difficultés à l’esprit au moment d’aborder son œuvre.

  1. Nietzsche ne cesse de remettre sur le métier son ouvrage car sa pensée est en devenir. En même temps, tout se tient, comme un tapis végétal. Il part du matériel, il est matérialiste. La matière est énergie, force animée de « volonté » de puissance. Le vivant est lui-même volonté qui contredit le chaos de l’indéterminé. L’homme est ambivalent, sa volonté de puissance (qui est énergie de vivre) peut être positive ou négative. Nietzsche commence en physicien, poursuit en biologiste, achève en anthropologue.
  2. Il ressasse, comme la vie multiple. Il foisonne en points de vue. Chaque fragment de sa pensée se conduit comme un « instinct » avec sa puissance propre, que vient combattre un autre instinct. Tout nait en même temps. Il n’y a pas de « progrès » mais un champ de force en constant déplacement. Rien n’est jamais acquis. La pensée de Nietzsche n’est pas une construction définitive mais plutôt une méthode, toujours en chantier.
  3. Nietzsche provoque, il pousse à la réaction émotive, passionnelle. Ernst Jünger l’appelait « le vieux boutefeu ». Pour éviter de démarrer sur les chapeaux de roue dans une mauvaise direction, il faut rendre compte de ses analyses concrètes. Nietzsche se révèle alors un observateur hors-pair de notre modernité.
  4. Sa politique est faussée par l’époque qui a suivi et dont il n’est pas responsable : le nazisme. Mais, à le lire sans préjugés, Nietzsche n’envisage pas les masses comme une nouvelle plèbe. Il prend acte d’une dégradation générale mais n’est pas un technicien de l’organisation des pouvoirs. Pour lui, toute politique est action pour guérir l’humanité de sa maladie : la condamnation de « la vie ». Les masses ont besoin d’opium comme disait Marx, mais elles ne doivent pas inhiber l’éclosion des grands hommes, ceux qui montrent l’exemple et améliorent le sort matériel et moral de tous. L’ultime projet de Nietzsche n’est pas l’oppression des masses mais les faire servir à plus grand qu’elles-mêmes
  5. La politique doit être un prolongement éclairé de la biologie, dans le courant de l’évolution humaine. La « conscience » a considéré le monde comme un reflet de soi-même. Les faibles ont cru à ce monde inversé et ont pris leurs rêves de revanche pour la réalité. Pour guérir de cette illusion mortifère, il faut « déshumaniser » la nature et « renaturaliser » l’être humain – un programme tout à fait « écologique » si l’on y pense. Pour Nietzsche le matérialiste, tout en l’homme est issu de la biologie : conscience, morale, valeur, raison, et évidemment les pulsions. Les conditions de survie et d’accroissement des groupes humains s’organisent en signes, en institutions, en systèmes moraux et en religion. La conscience falsifie, elle est illusion, elle conduit au vitalisme. Le réalisme biologique remet les choses à leur place, c’est ce que Nietzsche entend par la « transvaluation de toutes les valeurs ».

Cette audace gêne les partisans des « droits de l’homme » et de la démocratie égalitaire qui sépare l’esprit de la chair et le volontarisme de la matière. Mais elle est cohérente et va jusqu’au bout de la probité. Elle doit donc selon l’auteur être examinée avec attention. D’autant qu’elle pointe les non-dits et les hypocrisies du « politiquement correct » : la morale contemporaine prône l’égalité mais le monde réel perpétue l’inégalité en toute bonne conscience. Pourquoi ne pas en prendre acte, tenter de comprendre et opérer alors des choix éclairés ? La situation de l’enseignement supérieur en France en offre un magnifique exemple : égalité théorique, massification bureaucratique de fait, donc fuite des meilleurs vers les grandes écoles élitistes – privées et chères – qui reproduisent et perpétuent l’inégalité sociale, indépendamment du mérite individuel.

Les démocraties sont formalistes, fondées sur le droit, ce qui leur donne bonne conscience. Nietzsche hait l’hypocrisie et lui préfère le vrai.

Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu, 1999, PUF « Perspectives critiques », 384 pages, €21.50

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A armes égales de John Frankenheimer

Kyoto, 1945. Les Américains ont gagné la guerre et le chef du clan Yoshida donne en grande cérémonie ses deux sabres de combat à son petit-fils. Mais son oncle, jaloux, s’en empare et blesse l’enfant devant tout le monde ; il en sera handicapé à vie.

Los Angeles, 1982. Rick Murphy (Scott Glenn) est un boxeur en fin de carrière réduit à jouer les lièvres pour les nouveaux espoirs. Mais il se rebiffe car il en a marre d’encaisser. Le fils handicapé de maître Yoshida (Toshirô Mifune), Toshio (Sab Shimono), et sa sœur Akiko (Donna Kei Benz), reconnaissent la patience et les capacités de Rick et décident de l’embaucher pour 500 $ par jour afin qu’il ramène le second sabre, volé par un sergent américain, dans la famille au Japon. Cela paraît un petit travail tranquille toujours bon pour encaisser et payer le loyer. Mais Rick ne connait pas la rivalité furieuse qui subsiste entre maître Yoshida et son frère Hideo (Atsuo Nakamura), qui veut réunir entre ses mains les deux sabres qu’il a volés.

À l’aéroport d’Osaka, Rick est kidnappé par ses hommes de main mais ils découvrent que le gaijin ne transportait qu’un faux sabre. Le vrai a voyagé ailleurs. Il poursuit alors le taxi du handicapé et de sa sœur et le rattrape. La fille s’échappe et Toshio ne dit rien d’autre que le sabre a voyagé sur un autre vol. Il est éjecté de l’auto par le sbire furax (pas très zen) et son fauteuil s’abime dans les eaux du fleuve en contrebas. Rick, mis en présence du redoutable chef de keiretsu « dont la moindre entreprise cote plus que la General Motors » (en 1982), est sommé sous peine de mort de s’introduire auprès des Yoshida et de voler le sabre. Il s’exécute pour ne pas être exécuté, en bonne pute américaine cynique et n’aimant que le fric.

Mais son arrogance est vite douchée lorsqu’il se mesure aux combattants entrainés à l’ancienne dans la voie du zen. Les arts martiaux, du combat à mains nues au sabre, sont nettement supérieurs à la boxe brute que le Blanc a pu pratiquer. Lui cogne – mais il ne peut pas en placer une ; le Japonais esquive et contre – envoyant à chaque fois le bulldozer à terre. Le conflit est marqué entre traditions et modernité, Japon profondément enraciné et superficialité yankee, sens de l’honneur et du travail bien fait ou affairisme sans scrupules. Le combat dans la maison Yoshida atteint une dimension planétaire, confrontation de l’existence spirituelle et de la production industrielle. Toru et Hideo sont les deux faces d’un même Japon : celui qui défie, en 1982, l’Amérique sûre d’elle-même, et l’autre, qui poursuit son chemin.

Le Yankee loser découvre l’honneur, la discipline et le devoir : tout ce que sa propre société laxiste et affairiste après Kennedy a laissé proliférer, au contraire du Japon. Le fric, la cogne, la baise. Rick devient expert en arts martiaux parce qu’il est patient et encaisse. Après avoir tenté de voler le sabre, il ne le peut et demande au maître de l’enseigner. Il se prend d’amitié pour Jiro, le garçon de 7 ans qui veut devenir guerrier mais commence par laver par terre, vider les poubelles et faire la lessive ; il se prend d’amour pour Akiko, la fille survivante, qui s’entraîne elle aussi.

Et puis c’est le duel : Hideo enlève Akiko, la fille de Toru. Le maître décide d’aller la récupérer au siège même de l’entreprise. Muni de son sabre et d’un arc, il descend un à un les gardes trop zélés et pénètre la forteresse bien gardée comme on investit un château samouraï. Les sbires, forts de leur groupe et de leurs armes automatiques, ne font pas le poids face à un expert ès arts martiaux déterminé, aidé d’un Rick qui ne dédaigne pas, lui, d’utiliser les armes mêmes de l’ennemi, en bon Américain épris d’efficacité.

La fin voit un duel au sabre entre les deux frères avant que le sbire personnel et colérique d’Hideo ne tire au pistolet sur Toru et le blesse à l’épaule. C’est une tache sur l’honneur du duel et son maître le décapite d’un coup de sabre bien ajusté. Rick reprend le défi et c’est beaucoup moins beau. Tout est bon pour gagner, à l’américaine, et les meubles volent tandis que les sabres se croisent beaucoup moins. Mais le Yankee réussit à trancher d’un coup la tête d’Hideo jusqu’au cou, joli coup qui lui permet de l’emporter. Car, en affaires, l’efficacité yankee reste supérieure à celle des nouveaux venus japonais – tel est le message subliminal de l’époque. Désormais « tatamisé », Rick le boxeur loser va probablement épouser la fille du maître, être un père pour le petit Jiro, et prendre sa suite des traditions dans le seul pays qui lui ai appris à vivre.

Ce n’est pas un grand film, il est plutôt daté, et la coiffure de Scott Glenn est ridicule. Mais la leçon est intéressante : l’Amérique, défiée dans les affaires au début des années 1980, se remet en cause ; elle cherche dans les traditions japonaises le secret de leur réussite. Et cela est assez réussi.

DVD A armes égales (The Challenge), John Frankenheimer, 1982, avec Scott Glenn, Toshiro Mifune, Donna Kei Benz,  Atsuo Nakamura, Calvin Jung, Clyde Kusatsu, Sab Shimono, Carlotta films 2018, 1h45, standard €8.50 blu-ray €10.74

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Mon 21 juillet 1969

Il y a 50 ans, je n’étais pas dans la lune mais bien ancré dans le réel. J’étais en Espagne, dans un camping aujourd’hui disparu avec mes parents et mes frères, à Alicante. L’été était chaud et nous vivions en maillot de bain. La plage, toute proche, nous accueillait l’après-midi mais nous partions parfois visiter le pays. Si je me souviens si bien, c’est que je tenais un journal intime, comme la plupart des adolescents un peu littéraires de cette époque sans Internet ni Facebook, ni téléphone mobile, et peu encore de chaînes télévisées.

Le 20 juillet, alors que le module lunaire alunit sur notre satellite, je regarde le manège des chevaux qui sont lavés en plein soleil dans le haras du camp, joyeux d’être mouillés et brossés. Je fais la connaissance d’un adolescent du Calvados qui loge dans une caravane pliante avec ses parents et qui monte à cheval vêtu en tout et pour tout d’un slip de bain à fleurs bleu marine. Il est un peu plus âgé que moi, nettement plus bronzé et le corps souple d’un sportif. Le lendemain il était parti, et j’ai dansé un slow sur Adieu jolie Candy avec la sœur aînée d’un copain de mon frère. Les relations humaines terre à terre, à la prime adolescence, comptent plus que l’événement historique qui se produit dans le ciel.

L’après-midi du 20 juillet, nous allons visiter en famille le parc municipal d’Elche, où j’admire les plantes exotiques et surtout la palmeraie unique en Europe. Nous poursuivons vers la cathédrale de Murcie dont je trouve les décors trop chargés pour mon goût. Pendant ce temps, les astronautes font leurs révolutions.

Le soir, à 21 heures et quelques, le Lunar module devait se poser sur la lune. Un satellite russe tournait en même temps que la capsule Apollo 11 et je me souviens que l’on parlait l’espionnage. Nous étions en pleine guerre froide malgré la canicule de l’été à la plage. Au dernier moment, l’ordinateur de bord du module a signalé une « erreur », due seulement à la saturation de la mémoire de bord qui ne comprenait alors que… 72 ko. Houston a dit aux astronautes de passer outre et Armstrong a lui-même piloté l’arrivée en manuel.

Le bar du camping a une télévision en noir et blanc et j’y vais par curiosité mais nous ne voyons rien et, à plus de 23 h, les astronautes se préparent encore longuement à l’intérieur du module ; aucune image n’est diffusée. Je préfère m’amuser dans la nuit jusqu’au coucher avec un copain nommé Jacques qui habite Foix avec ses deux frères, et un chien du camp nommé Bobby.

Ce n’est que le matin du lendemain, 21 juillet 1969, que nous entendons à la radio le succès de la mission Apollo. Neil Armstrong – Moonwalk One – avait marché sur la lune après avoir descendu les neufs barreaux de l’échelle puis tâté précautionneusement le sol lunaire de sa botte gauche. Il était 3 h du matin en Europe. Buzz Aldrin l’a suivi vingt minutes plus tard. Ils sont restés 2h30, ont fermé l’écoutille du Lunar module à 5h11 en Europe, alors que je dormais comme presque tout le camping, puis ont pris le chemin du retour.

Nous avons poursuivi notre vie d’adolescent au bord de la mer, dans la tranquillité. Deux jours plus tard, je découvrais le monde du silence avec la plongée au masque et tuba ; c’était plus important pour moi que l’exploit lunaire car c’était plus immédiat. Ce n’est qu’avec le temps que l’événement est devenu histoire, peut-être le moment le plus marquant de ma génération avec le premier satellite artificiel Spoutnik soviétique, la chute du mur de Berlin et les attentats du World Trade Center.

Mes grands-parents, à l’époque, n’en revenaient pas qu’un humain ait marché sur l’astre des nuits comme dans Jules Verne et Tintin ; ils croyaient que c’était un roman ou une bande dessinée alors que cela devenait réalité ! Ils avaient pourtant connu les premières automobiles et les premiers avions, l’invention de la radio (TSF), du téléphone et de la télévision, plus deux guerres mondiales et la bombe atomique : bien plus de bouleversements, durant leur génération, que dans la mienne. Mais pour moi, c’était comme « naturel », j’étais dans la modernité, selon mon âge.

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Manuel Vasquez Montalbán, La Rose d’Alexandrie

Le plus littéraire des romans policiers catalans, La Rose d’Alexandrie est aussi le nom d’un bateau ; c’est également le nom d’une fleur, blanche le jour, rouge la nuit, dit la chanson populaire. Tout comme la pute qui s’est fait zigouiller et couper en morceaux à Barcelone. La famille, effarée, demande à Pepe Carvalho, via la cousine Charo qui exerce le noble métier de call-girl au-dessus des Ramblas, de découvrir qui est l’assassin.

Le roman s’étage en marbré, les chapitres Carvalho à Barcelone alternant avec les chapitres Ginès dans les Caraïbes. Le lecteur comprend vite que le beau marin empli de saudade qui hésite à rembarquer, a vécu une histoire d’amour désespérée et qu’il est prenant de la partie carrée qui s’est déroulée autour de la pute dépecée.

Mais l’histoire est compliquée, comme toute histoire d’amour, surtout vécue à ce moment précis où la société espagnole, après Franco, bascule dans la modernité accélérée. Les siècles de catholicisme doloriste et les décennies de franquisme conservateur ont fragilisé les êtres. Leur amour a des relents de tiers-monde et de vieillerie, une sorte d’impuissance à se vivre naturellement. L’homme adulte a des pudeurs et des asthénies d’adolescent puceau ; la femme adulte a des envies et des déchainements de jouvencelle hystérisée au couvent. De leurs relations ne pouvait rien sortir de bon.

C’est ce que met au jour progressivement notre détective, entre deux rencontres d’êtres pitoyables et deux plats de cuisine populaire. Le lecteur pourra obtenir la recette du très roboratif riz aux sardines, d’un gaspacho aux galettes non moins nourrissant, et d’épinards tombés à la béchamel de gambas servis avec une cuissette de chevreau aux prunes qui met l’eau à la bouche (p.324). Narcís est l’autodidacte catalan toujours content de lui qui observe les autres comme un entomologiste les insectes ; le Quêteur d’âme est l’ancêtre mafieux d’une lignée de pauvres qui veille jalousement sur les intérêts de sa descendance ; Contreras est le flic franquiste qui sévit sous les socialistes et applique la loi avec une jubilation de comptable ; le capitaine Tourón ne tourne pas rond, se déguisant volontiers en Môme du Cabaret dans sa cabine verrouillée…

Quant à la pute, son prénom commence comme encular et comme encarnatión, un mixte d’Incarnation mystique purement catholique et de chair impure inassouvie. Encarnatión est mariée mais insatisfaite ; son mari viveur fin de race se meurt d’une maladie des os. Lorsqu’elle retrouve par hasard son amourette d’adolescente sur une avenue de Barcelone où elle passe le temps (officiellement) à consulter « des docteurs », elle renoue volontiers. Ginès la fait rêver d’exotisme dans la grisaille espagnole d’Albacete (ou elle vit maritalement) et de Barcelone (où elle s’envoie des mecs).

Mais la fille ne fait plus bander le marin et les rôles sont inversés : c’est elle qui réclame du sexe torride et lui qui préfère le romantisme du rêve à deux. Un « docteur » de trop suscitera le crime, embrouillé par l’entremetteur de la maison et le dépeceur de cadavre. Comprenne qui devra mais le voile est levé à la fin, ne laissant guère de bonheur à la société socialiste de l’Espagne du temps.

Nous sommes, dans ce roman mi-littéraire mi-policier, en univers Almodovar version pessimiste et cynique où les vins de pays, la bonne bouffe mijotée et les câlins sexuels de l’experte Charo finissent par laisser Pepe de marbre et le lecteur doux-amer. Une réussite.

Manuel Vasquez Montalbán, La Rose d’Alexandrie (La rosa de Alejandria), 1984, Points policier Seuil 2016, 384 pages, €7.90

Les romans policiers de Manuel Vasquez Montalbán chroniqués sur ce blog

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Aurélia Gantier, Les Volponi – Génèse tunisienne

L’auteur a en partie des origines chez les Siciliens de Tunisie. Leur destin l’a fascinée et elle a imaginé en faire un roman. Les Volponi – les renards en italien – sont le premier tome de ce qui se présente comme une saga familiale. Avec les qualités et les défauts des sagas : les personnages auxquels on finit par s’attacher, les aventures d’une famille fractale qui se multiplie – en même temps que chaque personnage semble caricaturé, brossé à trop gros traits, sans toujours d’épaisseur par difficulté d’entrer dans la psychologie de tous. Il n’est pas simple de recréer une personne d’un temps révolu, mais l’universel humain permettrait cependant de peindre des caractères plus détaillés.

Tout commence l’été 1947 à Ben Arous, à quelques kilomètres de Tunis. La famille Panzone s’est installée, a prospéré, a accouché de six enfants dont la dernière est une fille appelée Crucifixion – Crocefissa. C’est elle qui, un soir de bal en été, à 16 ans, va être déflorée par le viril Marcello de trois ans son aîné. La famille va exiger le mariage malgré l’absence d’amour, et naîtra ainsi la petite Rosaria, fillette du péché vite délaissée par ses parents et élevée par deux tantes dans la maison d’à côté. Le couple mal marié aura d’autres enfants, mieux aimés mais soumis à la discipline paternaliste et rigoureuse du temps des colonies et des mœurs quasi-arabes. Tous devront quitter la Tunisie en proie au nationalisme anticolonial, aux manifestations, aux attentats et au racisme contre les Blancs, même pauvres, mêmes métèques, même dominés comme les indigènes. Les enfants sont Français de naissance sans le savoir, mais les parents sont restés Italiens. La demande de nationalité française n’est qu’une formalité et ils la font lorsque les « événements » de la fin des années 1950 conduisent le Protectorat a reculer au profit de l’Indépendance.

Le roman s’arrête à cette période, l’exode en France sera l’objet du tome suivant.

Les passions couvent sous le soleil de Méditerranée et l’honneur macho n’est jamais loin. Les femmes sont réduites au rôle d’épouse et de mère, elles doivent rester à leur place et celles qui « s’amusent » sont traitées de putana. Les mâles ont tous les droits, celui de boire et de commander, celui de se battre pour l’honneur, celui de forcer les filles à leur gré. Dans ce monde vraiment d’hier, l’auteur a quelque mal à prendre un ton naturel, d’où cette impression d’ouvrir des images d’Épinal. Mais les aventures des familles prises dans la tourmente des passions et du nationalisme sont en soi romanesques. L’enfant Rosaria, rejetée par ses parents et peu chérie, trop couvée et fragile, habituée à jouer seule avec ses poupées, atteinte d’une poliomyélite qui sera mal soignée, est cependant l’aînée du couple Crocefissa et Marcello. Comme elle est l’avenir, avec les autres, elle est brutalement arrachée à ses deux tantes pour accompagner ses parents en France et faire famille dans un pays d’exil.

Malgré la soigneuse relecture, des coquilles subsistent, telle la « caserne » d’Ali Baba pour la caverne (p.211), et la chemise « débrayée » comme une pédale plutôt que débraillée comme une braie. Quant à la France, vue par les Siciliens, paysans restés aux traditions ancestrales et sans culture, elle apparaît à la fois comme la modernité et comme un avenir de débauche « avec un lupanar comme maison et des enfants sans éducation » p.151. Le lecteur s’étonne pourtant de la quasi-absence de la religion et des curés parmi une population restée très catholique et ancrée dans la croyance. Où était l’Eglise dans la colonie des Siciliens de Tunisie ? Où était l’Eglise dans l’exil ?

Reste que le style est fluide et que le livre se lit bien. La saga du terroir dans le style Christian Signol, est toujours agréable et décentre l’imaginaire dans un ailleurs et une autre façon. La vie des femmes est particulièrement soignée, peut-être parce que l’auteur est une femme et qu’elle partage le point de vue féministe de notre époque qui était loin d’être celui du milieu qu’elle décrit. La communauté sicilienne de Tunisie a disparu et les personnes qui ont vécu à cette période ne sont plus. Ce roman est aussi le roman d’une mémoire, celle des ancêtres maternels d’Aurélia Gantier.

Aurélia Gantier, Les Volponi – Genèse tunisienne, novembre 2018, éditions Une heure en été, 243 pages, €16.50 e-book Kindle €8.99

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Gérard Gengembre, La Contre-Révolution

La Contre-Révolution est la réaction à la Révolution : comment la penser, comment s’y opposer théoriquement et pratiquement. La pratique ne survivra pas à la Restauration, ce faux-semblant du retour à l’ordre d’Ancien régime ; la Révolution a définitivement fait entrer l’histoire dans l’esprit et le comportement des hommes, c’en est fini du Plan divin, et le parti légitimiste se délitera face à la petite politique, avant de s’effondrer avec le refus du comte de Chambord d’accepter le drapeau tricolore. La théorie a subsisté longtemps, tout le siècle XIX, avant de se fondre par Maurras dans le nationalisme, qui remplace la religion en tant que Providence. Aujourd’hui simple « butte témoin » de la pensée, la Contre-Révolution n’existe plus guère.

Sauf qu’elle reprend du poil de la bête avec l’intégrisme musulman. La théocratie islamique avec sa Révélation mahométane et son Coran applicable comme un Plan divin, est-elle si différente de la théocratie catholique avec sa Révélation christique et son Evangile applicable comme un Projet divin ? Etablir le Califat ou la Cité de Dieu, est-ce si dissemblable ? La perte de l’idée contre-révolutionnaire explique peut-être pourquoi le monde intellectuel français a tant de mal à comprendre l’islamisme d’aujourd’hui : nous n’avons plus les codes. Le mérite de cet ouvrage touffu, paru pour le Bicentenaire de 1789, est de faire œuvre de mémoire à destination du temps présent.

L’essai se déroule en trois parties : réagir, reconstruire, fin des temps. Le texte est dense, pas toujours simple, usant de mots sophistiqués et d’une phraséologie souvent tortueuse. Le style « normalien universitaire » ignore la clarté du juriste, la précision de l’historien comme le lyrisme d’écrivain. Mais Gengembre tente une histoire des idées, bien délaissée sur la droite à cause de l’engouement marxiste – dont l’idéologie apparaît fort proche malgré les apparences ! Car si la volonté n’existe pas en histoire, comme tente de le prouver Marx avec ses lois historiques, si la « science » veut remplacer la Providence et l’Avenir radieux la future Cité de Dieu, quelle différence ? Les humains sont toujours le jouet d’une « main invisible », qu’elle soit celle de l’Histoire ou celle de Dieu et ils ne savent pas ce qu’ils font, jouets de forces qui les dépassent. Quant au Projet, il se réalise quoi qu’il arrive, donnant un sens à l’Histoire. Ce qui n’était pas dans les idées des Lumières, pour lesquelles la raison se devait de remplacer la foi et « la » politique s’affirmer contre « le » politique, volonté libre de faire contrat et d’aller où l’on choisit.

Cette prise en main humaine des hommes entre eux laïcise l’existence ; Dieu s’éloigne et se fait plus personnel, voire inexistant. Cette laïcisation de la modernité frappe la Contre-Révolution d’obsolescence. Toute l’obsession des contre-révolutionnaires sera de replacer Dieu au centre de la réalité humaine, de rétablir l’Ordre immuable de la Création et la réalisation par étape de son Projet qu’est la Cité de Dieu. Il faut pour cela frapper en négatif tous les acquis de la Révolution, voir le diable à l’œuvre dans l’orgueil de la raison, dans la division des partis, Babel dans l’accueil de tous au nom de l’Abstraction. Le corps de doctrine cherche à penser la Révolution pour en obtenir une maîtrise symbolique – faute d’être réelle. Les théories du Complot feront florès, comme le concept de décadence, avec l’Apocalypse possible à la fin.

Précisons que le libéralisme comme le nationalisme, étant issus de la Révolution ne sauraient être contre-révolutionnaires. Tous deux révèrent l’individu émancipé grâce à l’éducation de tous liens biologiques, familiaux, sociaux, intellectuels et spirituels – tout l’inverse de la Contre-Révolution. Ils font des passions humaines (l’intérêt et la guerre) le ressort des nations. Le nationalisme de Maurras, repris par l’extrême-droite et le fascisme, constituera l’aveu d’échec des contre-révolutionnaires : l’individu sera intégré à la doctrine et « politique d’abord » deviendra le slogan, en lieu et place de la religion.

Car la Contre-Révolution se veut antihumaniste, antirationaliste, anti-individualiste, antilibérale, anticapitaliste, antimatérialiste, antibourgeoise, antihistoriciste et anti-industrielle. Elle récuse en bloc la Réforme, les Lumières, la Révolution, l’urbanisation et l’industrialisation, les échanges mondiaux et le primat de l’argent – en bref la modernité. Notons que certains courants écolos se situent volontiers aujourd’hui dans cette conception du monde, prônant comme les contre-révolutionnaires le retour à la terre et aux valeurs communautaires paysannes, les circuits courts et le troc, l’immuabilité de la reproduction sociale pour ne pas exploiter la planète ni les autres. Pour eux comme pour les précédents, la société moderne, urbaine et industrielle est « irréaliste », vouée à « aller dans le mur » ; ils opposent le pays légal au pays réel et Paris aux provinces, les bourgeois (bohèmes) nomades hors-sol aux paysans enracinés sur leur terre, dans leur langue et coutumes régionales, la bureaucratie lointaine à la solidarité communale, la société du contrat à la communauté organique, les « droits » sans « devoirs » et ainsi de suite…

L’anglais Burke, dès 1790, oppose le progrès lent, mûri, intégrant les traditions – à la Révolution table rase vouée à tout reconstruire dans l’abstraction (comme les départements carrés et la semaine de dix jours). Les droits des gens sont meilleurs que les Droits de l’Homme, « greffe abstraite et catholique », volontiers absolutiste comme la hiérarchie d’Eglise où le Pape veut s’imposer aux rois. Ce qui explique largement le Brexit, constate-t-on aujourd’hui, les « directives de Bruxelles » tenant lieu de « bulles papales ». L’Etat abstrait est potentiellement despotique : 1793 le montrera, tout comme 1917 et, après lui, Mao, Castro, Pol Pot, tous nés de la Révolution française et des idées des Lumières.

Le courant contre-révolutionnaire s’établit sur la famille, cellule de base de la société, ce pourquoi éducation, avortement, mariage et procréation assistée révulsent autant les catholiques intégristes aujourd’hui.

Pour que vive la famille, il faut assurer la propriété ; elle est évidemment foncière et terrienne, vouée au travail à la sueur de son front selon le texte biblique, et pas à l’agiotage ni à la spéculation (« l’argent gagné en dormant » de Mitterrand, adepte de « la France tranquille » sur fond de clocher campagnard). Il y avait un certain retour aux valeurs pétainiste dans le socialisme de Mitterrand, ancien Cagoulard fervent lecteur de Barrès et de Chardonne ; les croyants de gauche n’y ont vu que du feu.

Pour la stabilité de la société, rien ne vaut la religion, Tocqueville le montrera en Amérique. Les contre-révolutionnaires sont déstabilisés par la liberté offerte par la raison aux humains ; ils lui préfèrent la Providence et le Plan de Dieu, la promesse de rachat à la fin des temps et l’idéal de la Cité universelle chrétienne à construire (d’où une certaine idéologie de la conquête et de la colonisation pour « civiliser » les sauvages – i.e. les ouvrir au message du seul Dieu vrai – ce que reprennent sans vergogne les sectes intégristes de l’islam). La religion apaise la société par son encadrement moral, son idéologie de la résignation et sa conception hiérarchique et immuable du monde : Dieu dans l’univers, les prêtres, les fidèles ; le roi dans la nation et l’Etat, les nobles et les fonctionnaires, le peuple ; le père dans la famille, la mère, les enfants – tout s’emboite harmonieusement dans l’Ordre cosmique. Ce pourquoi certains courants technocratiques (y compris à gauche) considèrent que l’Etat est une grande famille qui ne doit laisser personne sur le bord du chemin et un instrument du social via l’administration, correcteur des mœurs via l’éducation. La constitution d’un Etat n’est pas un texte mais avant tout « une ambiance, un mode de vie, un ensemble littéralement indéfinissable qui procure une forme de bien-être » p.188. Ce pourquoi ce qu’on appelle aujourd’hui « le vivre-ensemble » ne saurait tolérer voile islamique ni incivilités anti-républicaines, ni qu’une soi-disant « loi divine » (catholique ou islamique) se déclare « supérieure » aux lois du pays.

Remettre en cause cet ordre « naturel » engendre anarchie, désordres, débordements – comme en juillet 1789, en mars 1871, en juin 1940, en mai 1958 et en mai 1968. A chaque fois il y aura « retour à l’ordre moral », réaction et frilosité. Les attentats de 2015 en France, mais surtout ceux du 11-Septembre 2001 aux Etats-Unis, sont la version récente de ce « désordre » qui engendre la « réaction ». « Le coupable idéal existe : banquier, protestant, étranger » p.49 – on dira aujourd’hui financier (souvent américain, souvent juif), islamiste, immigrant ou prédateurs de nos entreprises (Chinois, Saoudien, Américain…). Les théories du Complot et les Cassandre sont presque toujours à l’extrême-droite, à l’exception des écolos dont la frange « politique », nous l’avons vu, flirte avec le fixisme religieux (préparé par l’idéologie marxiste des « lois scientifiques de l’Histoire »). Pour Bonald, la guerre est une nécessité de la sauvagerie, facteur de progrès car « apporter la civilisation » doit apaiser les sociétés non constituées (argument des colonialistes comme de George W. Bush en Irak) ; pour Maistre, la guerre purifie, ce que croyaient le fascisme comme les soldats perdus de la décolonisation – ou entre les islamistes de Daesh.

Faute de pouvoir jouer le jeu de la petite politique, la Contre-Révolution se réfugie dans la littérature : les pamphlétaires ont du talent (Flaubert, Barbey d’Aurevilly, Bloy), les romanciers un regard aigu (Balzac), les historiens célèbrent le féodalisme médiéval et les troubadours ou analysent la société organique (Taine), les essayistes usent d’un romantisme lyrique (Chateaubriand, Barrès). Selon l’auteur, il faut distinguer les résistants au changement, les antirévolutionnaires et les contre-révolutionnaires. Les premiers sont épidermiques, les seconds manifestent le ras-le-bol des exclus (en général des campagnes ou, aujourd’hui, du périurbain), seuls les troisièmes ont un projet total de contre-société. Mais seuls Louis de Bonald et Joseph de Maistre émergent comme théoriciens contre-révolutionnaires, tout en n’ayant pas la même conception des choses. « Finalement, la Contre-Révolution aurait échoué de n’être qu’un refus, et une espérance de retour, alors qu’elle pouvait être porteuse d’un avenir à inventer » p.88. Peut-être des écolos de nos jours préparent-ils cet avenir durable de Gaïa rêvé par l’ancienne théocratie ?

Car, selon la conception contre-révolutionnaire du monde, l’entrée dans l’histoire en 1789 a engendré la décadence, conduisant à l’Apocalypse prophétisée par les textes sacrés. Le temps n’est plus immuable mais relatif et doit se conquérir, la grande politique se réduit à la petite avec la division des partis, le catholicisme se réduit en cléricalisme puis en intégrisme, le divorce, l’avortement, le mariage gai et la procréation assistée pour les lesbiennes réduit la famille au simple assemblage de monades nomades irresponsables, la politesse se réduit en hypocrisie, la délicatesse en sentimentalisme et misérabilisme, la distinction en préciosité et snobisme – la perte de sens induit le mal du siècle (spleen baudelairien, exotisme rimbaldien, drogues hippies, psychoses contemporaines). C’est toujours la même histoire devant l’Eternel : goûter par orgueil du fruit défendu engendre la Chute, consommée jusqu’au Jugement dernier.

Ne reste qu’à rêver d’un Âge d’or lointain dans le passé, avant 1789 pour les contre-révolutionnaires, avant la Réforme pour les plus croyants, avant le néolithique pour les adeptes de Gaïa… Dieu se retire de la société mais la terre, le climat, la planète, se rappellent à elle !

En bref un livre dense, écrit chiant, que j’ai relu volontiers car il ouvre d’éclairantes perspectives sur le présent.

Gérard Gengembre, La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, 1989, éditions Imago 2001, 353 pages, €25.00 e-book Kindle €15.99

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Ken Follett, La chute des géants

Le gallois auteur de thrillers Ken Follett se lance dans une vaste fresque historique sur « Le siècle » (le XXe) et il est passionnant. Evidemment, il faut aimer les pavés (celui-ci fait plus de mille pages) et l’entrecroisement à la manière des suspenses cinéma de plusieurs personnages avec chacun leur histoire… qui finissent par converger dans les hasards de l’Histoire. Car le siècle est saisi en 1911 par l’entrée d’un adolescent de 13 ans, Billy, à la mine au pays de Galles, comme son père et son grand-père, et se termine en 1924 par l’entrée au Parlement de Westminster d’Ethel, sœur aînée de Billy.

C’est dire si le siècle a bouleversé les statuts et les idées ! La guerre de 14-18 a été la plus grosse connerie des élites établies, déstabilisées par la boucherie due à leur incompétence, à la technique qui broie les hommes et à l’égalité hommes-femmes, ouvriers et aristos, forcée par l’ampleur des événements. Plus jamais rien ne sera comme avant. L’aristocratie russe archaïque derrière le tsar mou a été exilée ou fusillée, l’empire austro-hongrois éclaté, la caste militaire pleine de morgue derrière le kaiser a été balayée par la social-démocratie et les prémisses du populisme nazi, les lords anglais très conservateurs ont été obligés de composer avec leurs mineurs appelés au front et leurs servantes appelées en usine ou en politique, le parti travailliste a balayé libéraux et conservateurs tandis que le pouvoir de la Chambre des lords a été rogné. Même les bourgeois affairistes des Etats-Unis ne sortent pas indemnes d’une guerre qu’ils n’ont pas voulue mais dont ils ont bien profité : le moralisme, contrecoup de la boucherie, instaure la Prohibition.

Le lecteur peut suivre au pays de Galles (région d’origine de l’auteur) la famille ouvrière Williams, Dai le père syndicaliste et prédicateur, Billy son fils qui descend à la mine à 13 ans et s’engage à l’armée à 17 ans, Ethel sa fille féministe et futée, femme de chambre chez le comte qui l’engrosse, salariée du syndicat à Londres puis élue députée après-guerre. Le comte Fitzherbert est bel homme, riche héritier et très conservateur ; il a épousé Bea, une princesse russe qui vit difficilement l’exil et qui va perdre avec son frère Andreï resté en Russie le domaine familial partagé par les bolcheviks. Elle finira par donner deux héritiers au comte qui se désespérait, lui qui multipliait les bâtards un peu partout dont Lloyd, le fils d’Ethel. Maud est la sœur du comte, dépendante de la fortune de son frère mais féministe et progressiste ; elle a créé un dispensaire pour mères seules à Londres et milite pour le droit de vote des femmes. Elle tombe amoureuse de Walter Von Ulrich, jeune diplomate allemand et l’épouse en secret à la veille de la guerre ; ils seront séparés quatre ans, Walter blessé, mais se retrouveront et feront deux garçons dans un Berlin soumis aux restrictions. Le cousin autrichien de Walter, Robert, est homosexuel et dissimule ses penchants avant-guerre jusqu’à ce que la défaite lui permette de s’afficher au grand jour dans le Berlin des années 1920. Gus Dewar est Américain conseiller du président Wilson, idéaliste féru des 14 points et de la création d’une Société des Nations – que le sénat américain refusera par isolationnisme, ne voulant se lier par aucun traité tout comme aujourd’hui. En Russie Grigori Peshkov, ouvrier à Petrograd, a vu tuer sa mère sous ses yeux en 1905 et a dû élever seul son petit frère Lev, devenu séducteur et voyou. Il désire émigrer en Amérique, terre promise de liberté et d’opulence loin de la violence et de l’archaïsme du régime tsariste mais c’est son frère, recherché par la police du tsar pour avoir tué un homme, qui va profiter du voyage et faire sa fortune en Amérique tandis que Grigori fait la révolution et devient commissaire politique proche de Lénine.

Tous ces personnages sont fictifs ; ils se croisent et se mêlent, tissant une trame plausible avec l’histoire véritable. L’auteur répond dans une postface aux critiques rapides de ceux qui ne l’ont pas lu jusqu’au bout : tous les personnages réels ont réellement tenu les propos qui sont dans le livre et ont réellement été en tel lieu à telle date, « et si je trouve une raison quelconque pour laquelle cette scène n’aurait pas pu avoir lieu en réalité ou pour laquelle ces mots n’auraient pas pu être prononcés (…) j’y renonce » (p.1049).

Si autant d’élites de divers pays se rencontrent, c’est que « le siècle » connaissait sa première mondialisation : celle des puissants. Le comte Fitzherbert, lord de droit à la Chambre et féru d’affaires étrangères, invite avant 1914 dans son manoir du pays de Galles des diplomates allemands, américains, français et son beau-frère russe, rencontrés lors des événements mondains de la Season de Londres. Ce ne sera plus possible après-guerre. Car les peuples, gavés de propagande nationaliste par les canards déchaînés, font haïr « les Boches ». Gus l’Américain a vu sa section tirer sur Walter l’Allemand, lequel a espionné dans les tranchées adverses son ami Fitzherbert dont il a épousé la sœur sans l’annoncer.

Ces liens entre les gens sont mis à mal par la stupidité bornée de la génération d’avant, celle des pères et des pairs, des hobereaux prussiens, des barines russes, des lords britanniques : tous veulent la guerre par orgueil, pour « l’honneur ». Ils croient qu’elle sera courte et en dentelles « comme avant ». Sans voir que la technique change tout dans l’art de la guerre (les mitrailleuses, les gaz et les tanks) et que la mobilisation de masse fait passer en force l’égalité politique et le nivellement social : les tommies de base, ouvriers dans le civil, menés au front par leurs officiers timorés sortis d’Eton, ont bien vu l’impéritie de l’organisation, les mensonges du commandement, la légèreté des ordres. Ils se sentent aussi capables et parfois plus aptes à commander que les « élites » par droit héréditaire.

D’où la chute des géants : l’empereur d’Autriche, le tsar, le kaiser, la Chambre des lords. Et l’avènement de la modernité : droits des nationalités à disposer d’elles-mêmes, droit de vote aux femmes, pensions de veuves, fin du métier de valet de chambre, essor du parti travailliste. Seule la France est quasi absente de ce mouvement ainsi conté. Après la Belle époque, les Années folles…

Le livre se lit bien, à condition de ne pas s’arrêter au bout de quelques pages avant de reprendre car on peut perdre le fil. Une récapitulation des nombreux personnages se trouve en début de volume. Cette fresque romancée d’un siècle qui a façonné notre époque donne envie de lire la suite !

Ken Follett, La chute des géants (Fall of Giants) – Le siècle 1, 2010, Livre de poche 2012, 1055 pages, €11.30

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Pauvre Drieu

A la lecture du livre de F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages (1979), je ne comprends pas l’admiration d’André Malraux pour Pierre Drieu La Rochelle. Drieu n’aime pas la vie, je crois au contraire que Malraux l’aimait ; Drieu est dégoûté de la société, Malraux y a fait sa place. Peut-être Malraux apprécie-t-il l’enflure du personnage, le côté jusqu’au-boutiste qui semble aventurier et qui n’est que suicidaire ? Le romantisme soufflé d’un Drieu toujours mal dans sa peau semble idéaliser toujours l’ailleurs. Cet aspect kitsch, très années trente, est ce qui reste le moins intéressant chez André Malraux.

Drieu, c’est la vie d’un raté. Fils unique (jusqu’à 10 ans) d’une fille unique, élevé dans du coton et avouant « j’ai haï et craint mon père », il s’invente des compagnons imaginaires et vit l’héroïsme en chambre. Sa famille est prudente à l’excès ; son existence sédentaire favorise le divorce de l’action et du rêve. L’échec de son père, « velléitaire et vantard », ancre l’enfant dans un sentiment d’infériorité qui fait de lui, dans sa moelle, un petit-bourgeois gêné. Il lit Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche à 14 ans et le Journal d’Amiel à 17 ; ces deux livres l’exaltent. Il se rêve Maciste et Narcisse, premier jeu du raciste. Mépriser les autres et se complaire en soi n’incite pas à la tolérance ; ce n’est point signe de force, mais de ressentiment. De plus, la société le refuse : il échoue à Science Po, ce qui le blesse ; il tente deux fois le mariage mais son divorce entre sexe et sentiment empêche toute réussite.

La guerre de 14, en un sens, sera pour lui une thérapie. Il y trouvera sa place parmi les hommes. Il parlera « d’extase » de la charge à la baïonnette, ce moment d’exaltation où l’on sort de soi pour être égal aux autres dans la rage et la démesure – et où l’on oublie son petit moi. Plus tard, en 1935, il retrouvera cette passion au congrès de Nuremberg, « merveilleux et terrible », où le nationalisme exacerbé exalte la race dans la communion populaire. Drieu aime le théâtre, y compris en politique, mais il y est mauvais. Hanté par la religion, il finira par regretter : « j’aurais dû être SS ».

Il réussira enfin son suicide après en avoir eu la tentation toute sa vie.

Drieu n’est pas un type humain réussi. Quel contraste avec l’écrivain résistant Jean Prévost, par exemple ! L’admiration dont Drieu peut faire l’objet me sera toujours suspecte, et pas pour des motifs idéologiques. La force véritable ne contraint pas, elle jaillit en générosité ; cela aussi est dans Zarathoustra… Qui ne s’aime pas ne peut aimer les humains, ou plutôt, qui n’est pas bien dans sa peau ne peut tolérer que les autres le soient. Ces gens-là, je ne peux les suivre ; le fascisme attire décidément des régressifs.

L’ouvrage de Zeev Sternhell, Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France (1983), malgré ses outrances, apporte des éléments sur le cadre conceptuel dans lequel le fascisme mûrit. Issu « d’une crise de la démocratie libérale et d’une crise du socialisme » – tiens, comme en 2017 ! – le fascisme est surtout une crise des valeurs. Il lutte contre l’immobilisme des possédants et contre la frilosité de la morale bourgeoise encline aux accommodements raisonnables. Il est une tentative de réponse – régressive – à une crise de civilisation. La Grande guerre, la crise de 1929 et l’hyperinflation allemande, l’émergence des Etats-Unis comme puissance dominante du monde après 1918, les parlotes du parlementarisme des partis incapables de gouverner, déstabilisent gravement les vieilles sociétés européennes et rendent les intellectuels anxieux de renouveau. La saignée démographique de 14 ajoutée au malthusianisme petit-bourgeois, ajoutent à l’angoisse d’être submergé et envahi.

Déjà la « rupture nominaliste », qui jeta les bases du mythe du Progrès et de « la modernité » dès le XIIIe siècle, trouve sa fin vers 1900. L’homme centre du monde, fils de Dieu maître et possesseur de la nature, « cogito », sujet rationnel capable de regarder l’univers comme objet, émancipé par la connaissance et maître du monde par la technique – est remis en question. L’origine des espèces de Darwin, la mort de Dieu de Nietzsche, les lois socio-économiques de Marx, l’Inconscient de Freud, déstabilisent la pensée, tout comme la physique quantique, les relations d’incertitude ou l’indécidable en mathématique, et la boucherie inepte de 14-18 qui avilit l’autorité et l’Etat, remettent en cause ce que l’on croyait savoir sur le monde. La confiance en la raison une fois entamée, ressurgissent les passions et les instincts jusqu’ici maîtrisées et domptés : l’irrationnel est réhabilité !

Par contraste avec l’homme doué de raison qui mène à la démocratie représentative, à l’économie libérale et à la société individualiste et atomisée, l’illusion idéaliste revient d’une société « organique » réalisant un idéal de fraternité mystique qui ne peut se réaliser que dans le « national » ou le « racial » communautaire. Tout idéal fusionnel engendre dialectiquement intolérance et exclusion de ceux qui « n’en sont pas ». Que ce soient le païen ou le Juif pour le catholique, l’« ennemi du Peuple » chez le révolutionnaire, l’« espion de la CIA » pour le Soviétique ou le Cubain, le « non-Aryen » chez le nazi, le « libéral » pour le socialiste, le « capitaliste » pour le communiste ou « le patron » pour le cégétiste, le « réactionnaire » chez le gauchiste, le « non-musulman radical » pour le djihadiste – qui n’est pas avec nous est contre nous ! Le comportement n’est plus dominé par la raison malgré les déterminismes –  mais par les déterminismes eux-mêmes : biologiques, familiaux, claniques, d’appartenance, nationaux, religieux. Ils sont « motivés par des sentiments et des associations d’images, mais jamais par les idées » p.49. Ce n’est plus la volonté qui entraine la raison, mais l’énergie vitale directe qui submerge toute logique pour s’imposer. Ce concept vague teinte toute la pensée dans les années Drieu ; il est élaboré à partir de la biologie darwinienne revue par Spencer, de la philosophie bergsonienne, de l’histoire selon Renan et Taine, des théories raciales de Gobineau et des penseurs allemands, de la psychologie sociale selon Le Bon et de la sociologie politique selon Pareto, Mosca et Michels.

La lutte contre la « décadence » passe par l’étouffement de l’individualisme spirituel chrétien, par la remise en cause de la « libération » des Lumières et par l’éradication de l’égoïsme matériel bourgeois. Il s’agit de réagir contre la tendance naturelle à la paresse, au laisser-faire et au laisser-passer comme au laisser-aller, cet amollissement général dû à la vie moderne confortable, et théorisé par le libéralisme. Lutter contre cette « décadence » passe par le culte de l’énergie, donc de la jeunesse, à la fois instinct de compétition, vigueur morale et anticonformisme intellectuel. L’esprit guerrier est appelé à faire renaître les fortes valeurs de l’union nationale. Cette santé physique, affective et morale a partie liée avec une nostalgie de « pureté » qui prend l’ampleur d’un mythe – que l’on peut d’ailleurs retrouver aisément dans l’Ancien testament. Brasillach (fusillé à la Libération pour collaboration nazie) exalte ces « mouvements rythmés des armées et des foules » qui « semblent les pulsations d’un vaste cœur » – ou d’un sexe qui viole et engendre. Est glorifiée une innocence « originelle » des forces spontanées de la santé et du « sang », des « instincts » issus du Peuple mythique et du « sacrifice » comme fraternité collective.

Mais tout cela pour quoi, pour qui ?

On ne peut lutter contre l’individualisme sans brimer les individus, donc instaurer la terreur ; chacun a pu le constater sous Robespierre, sous Staline, Mussolini, Hitler et Mao, sans parler de Pol Pot. On ne peut empêcher « le profit » sans inefficacité économique, corruption politique et gaspillage des ressources ; chacun a pu le constater dans les économies administrées, notamment soviétique, nord-coréenne et cubaine – avec le contre-exemple édifiant de la Chine. L’essor du savoir est lié à la liberté qui a suscité dans le même temps la méthode scientifique et l’entreprise capitaliste. Le risque et le doute, l’exploration et le test, sont incompatibles avec la mise en veilleuse de la raison ; chacun a pu le constater avec Galilée, Lyssenko et autres condamnés pour « hérésie » aux dogmes. Voudrait-on revenir à la sauvagerie avant l’histoire ?

Il ne saurait être question de nier la joie de la bonne santé et de l’effort physique, la profonde satisfaction des relations à plusieurs, la chaleur de l’amitié et les délires de l’amour, ni même la culture commune et le désir de ne pas se fondre dans un métissage fadasse général. L’énergie vitale existe, sans aucun doute, mais nous croyons que la raison doit être dominante afin de contrôler les passions et de maîtriser les instincts – sans quoi il ne peut plus y avoir de société possible.  Si l’on veut la connaissance, on veut la raison en premier, donc le primat de l’initiative et de l’individu. On peut la tempérer, l’équilibrer, on ne peut l’exclure sans renier sa propre condition humaine. La science ne peut exister sans réflexion ni expérience, donc dans une atmosphère générale de tolérance et d’échanges – incompatible avec une société totalitaire.

Ne rêvons pas, comme Drieu le tourmenté, du fascisme, il n’est que retour en arrière. Le yaka de la brutalité ne saurait améliorer ni les choses ni les hommes. Pour vivre mieux, but ultime de tout humain comme de toute société, il faut du rationnel et de l’échange. Combattons sans relâche la tentation totalitaire, où qu’elle se trouve.

F.J. Grover, Drieu La Rochelle – 1893-1945 – Vie, œuvres, témoignages, 1979, Gallimard collection Idées, €6.00

Drieu La Rochelle chroniqué sur ce blog

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Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier

Ceux qui sont nés entre les dernières années 1940 et les premières années 1960 apprécieront comme moi ce livre. Ils retrouveront l’atmosphère archaïque de la France « d’avant », celle qui avait macéré dans les deux guerres et n’avait quasiment pas bougé depuis 1914. Le gaullisme a permis la mutation du pays vers la modernité en coupant le passé colonial, en faisant adopter une Constitution pour gouverner enfin, en planifiant le redressement économique (nouveau franc, remembrement, électrification…), en redonnant du lustre à l’armée avec la force de frappe. Mais d’une époque à l’autre, la « reconstruction » déstabilise, déracine, engendre son lot de perdants : ceux qui ne savent pas évoluer.

Jean-Pierre Le Goff est né et a vécu son enfance et son adolescence dans la partie granitique de la Normandie, recoin des plus pauvres de France et oublié jusqu’à l’érection de la fameuse usine de La Hague. Il a donc connu à Équeurdreville le monde ancien tenu par les commères et le curé, la reproduction des métiers traditionnels et des mœurs très catholiques. C’est tout cela qui a explosé en mai 1968 mais déjà les craquements se faisaient sentir, l’angoisse de la jeunesse montait. La société de consommation qui offrait aux femmes des appareils ménagers, aux hommes tracteurs et automobiles, et à tous la télévision, ne débouchait sur aucun sens de la vie. Il fallait faire des études, commencer une carrière, se marier et avoir des enfants, obtenir la villa, les appareils et l’auto – et puis quoi ? Est-ce une vie ? L’auteur cite Edgar Morin (p.218) mais aussi se souvient, au ras du terrain où il a vécu, de ces changements multiples en quelques années qui ont mis à mal les manières habituelles de penser et de se situer dans le monde.

Dans cet essai d’egohistoire, contrairement à la dépressive Annie Ernaux dans sa boutique d’Yvetot qui s’efface derrière « les marques » par un naming effréné, Jean-Pierre Le Goff se situe. Il se raconte moins qu’il ne raconte son milieu, en sociologue qui cherche à être exhaustif pour comprendre. Le lecteur regrettera les incises ironiques du présent jugeant de façon anachronique certaines façons d’être du passé qui ne sont pas la bonne façon de prendre de la hauteur, il s’étonnera d’ignorer entièrement l’initiation sexuelle sinon de l’auteur, du moins de l’ado moyen du pays, il déplorera que l’histoire soit plus présente que l’ego dans cette tentative d’immersion empathique dans le passé. Mais il aimera en contrepartie ce mélange justement du « je » et du « nous », la vision personnelle et partiale d’un fils de marin-pêcheur et de commerçante monté à la ville pour étudier la philosophie en 1967.

Ceux qui ont vécu ces années retrouveront les chanteurs qui les ont marqués comme Vince Taylor, Ray Charles, Bob Dylan, Brel et Brassens, de même que certains films comme Les quatre cents coups de François Truffaut, les livres de poche, les poésies, les Pensées de Pascal et les Noces de Camus, les petits formats pratiques de Marabout Flash sur le judo et la self-défense, l’hypnose ou le yoga, le goût d’expérimenter le karaté et de lire l’étrange et parfois sulfureuse revue Planète. Le Goff élevé chez les jésuites décrit aussi combien, après Vatican II, le catholicisme se veut « social », se mettant « à l’écoute » des jeunes – sans guère faire autre chose que réitérer les dogmes après avoir écouté le spleen adolescent… Nous l’avons appris depuis, « l’écoute » est une esquive commode pour laisser se défouler l’adversaire avant de le contrer avec les bons vieux arguments éternels. « Dieu est Dieu, nom de Dieu », éructait Maurice Clavel ; il en a même commis un livre huit ans après mai 68. Les ados voulaient, comme l’Antigone recréée par Jean Anouilh, « tout, tout de suite », ce qui allait aboutir au monôme infantile qui aurait été vite oublié sans les ouvriers réclamant du concret, et à ce gauchisme bavard, perdu dans l’abstraction théorique, qui allait accoucher de nihilistes antitout ou d’antidémocrates à la Edwy Plenel, ancrés à vie dans l’aspiration à la dictature trotskyste (à condition d’être à sa tête).

Les derniers chapitres consacrés à la montée de mai 68 dans la toute nouvelle université moderne de Caen (inaugurée en 1957), sont moins intéressants parce qu’ils se contentent de décrire à l’aide de documents ronéotypés et de la presse locale. Mais l’ensemble de l’ouvrage montre bien la montée progressive de « la révolte adolescente » de cette masse du baby-boom arrivant brutalement à l’âge d’homme sans repères ni perspectives enthousiasmantes dans un monde en bouleversement inouï. Puisque le passé ne permet alors plus d’éclairer l’avenir, « l’adolescent devient un modèle type d’individu qui fait de l’intensification du présent un mode de vie qui a tous les traits d’une fuite existentielle et du divertissement pascalien » p.448.

Cinquante ans plus tard, en 2018, le monde connait un nouveau bouleversement d’ampleur plus grande encore avec la globalisation et le retour des identités, la numérisation et la menace pour les libertés, « l’intelligence » artificielle et le risque majeur pour les emplois. L’adolescence reste cette plaque sensible de la société, écho amplifié des peurs pour l’avenir. Mais le monde actuel peut-il être considéré comme un monde « ancien » analogue à celui contre lequel s’est rebellé mai 1968 ? Tout est déjà dans tout, et réciproquement ; une génération de politiciens de gauche au pouvoir ont accentué l’individualisme et les droits minoritaires sans améliorer le sort du plus grand nombre (chômage de masse, fuite des grandes entreprises à l’étranger, impôts pléthoriques et stagnation des salaires) ; la culture ado l’a emporté partout avec l’hédonisme, le narcissisme et l’égoïsme ; le fric et la frime restent les valeurs suprêmes, contre lesquelles tentent de « réagir » les religions archaïques du Livre qui offrent de laver de tous les péchés à condition de croire. S’il existe un mai 2018, sera-t-il plutôt réactionnaire – individualiste-identitaire ?

Car ce témoignage étayé d’archives montre combien « le progrès » n’est ni univoque, ni nécessaire : les biens de consommation allègent l’effort et divertissent mais ne donnent aucun sens à la vie ; certains (dans les ZAD) y renoncent même totalement pour retrouver la vie du moyen-âge à la terre et dans la communauté. Les grandes idéologies, partant de la Cité de Dieu pour aboutir au socialisme réalisé, montrent leur lot d’inquisition, de colonialisme et de goulag, le formatage social de l’Homme nouveau ou du djihadiste modèle, le conformisme à puissance infinie. La numérisation, comme la langue d’Esope ou le taux de croissance, est à la fois la meilleure et la pire des choses. Elle ne dit rien du futur, nous laissant à ce que nous en feront – ce qui angoisse particulièrement les peuples envieux d’égalité et surtout inéduqués à la liberté !

Jean-Pierre Le Goff, La France d’hier – Récits d’un monde adolescent des années 1950 à mai 1968, Stock 2018, 467 pages, €21.50 e-book Kindle €14.99

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Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit

Ce roman de transition marque le nouvel exil de l’auteur, chassé d’Allemagne par la montée du nazisme ; il passe du russe à l’anglais pour écrire, donc à un nouvel univers de langue et d’expression ; il introduit les procédés du cinéma pour s’adapter à la modernité américaine. Un premier roman intitulé Chambre obscure était paru en feuilleton en 1933 ; la traduction anglaise ne lui convenant pas, Nabokov réécrit complètement l’œuvre et en fait une version neuve, métamorphosée pour sa nouvelle vie en 1937. L’édition de la Pléiade présente les deux versions ; je ne parlerai ici que de la seconde, en anglais, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark).

La trame de l’histoire est ainsi présentée par l’auteur dans le premier paragraphe de son roman : « Il était une fois à Berlin, en Allemagne, un homme qui s’appelait Albinus. Il était riche, respectable et heureux ; un jour il abandonna sa femme pour une jeune maîtresse ; il aima ; ne fut pas aimé ; et sa vie s’acheva tragiquement ». Tout est dit et pourtant tout reste à dire : pourquoi ? comment ?

Albinus est un prénom latin qui signifie l’aube ; il était usité en Allemagne. Albert Albinus contraste avec Axel Rex, caricaturiste devenu son ami et l’amant de sa maîtresse ; le lecteur notera les alb alb contre les ax ex, le son des noms n’est pas anodin. Le A est la première lettre de l’alphabet, le X l’une des dernières, le A de l’aube et le X des rayons de la modernité la plus récente. A appartient au monde ancien libéral et bourgeois qui s’écroule, X au monde neuf totalitaire et païen qui s’impose (en Italie avec Mussolini, en Russie avec Staline, en Allemagne avec Hitler). Albinus est vieux et ventripotent, Rex est jeune et athlétique ; Albert est toujours trop vêtu, Axel dévêtu – jusqu’à rester entièrement nu sous les yeux morts de son rival devenu aveugle, le titillant d’un brin d’herbe, agacement de nature pour cet être tout de culture. Axel a un prénom tranchant, axe en anglais, Axel Rex : le roi Hache.

Albinus est critique d’art respecté dans la capitale d’un pays de haute culture, mais il ne voit la vie qu’au travers des tableaux qu’il se rappelle, il ne vit que par l’art. Aussi va-t-il d’illusions en faussetés. Les tableaux chez lui sont parfois des faux, l’un d’eux a même été peint par Axel Rex dans sa jeunesse, alors qu’il courait après les sous. Il voit Margot comme une vierge de peinture, alors qu’elle a déjà bien baisé ici ou là et court elle aussi après les sous. Il croit Axel homosexuel alors qu’il n’est que froid et mystificateur. Il se persuade que Margot l’aime alors qu’elle n’a que 16 ans et qu’il est largement mûr et pas bien beau.

Le roman est écrit comme un film, la maîtresse est ouvreuse de cinéma et dévoile ses charmes dans un clair-obscur expressionniste ; elle veut devenir star comme Dorianna Karénine et son amant finance un film où elle joue comme une concierge. Car l’image est cruelle : si le film peut transporter dans un autre monde d’illusions, les corps réels qui tiennent les rôles se révèlent tels qu’ils sont. Margot est scolaire, pataude, vulgaire ; elle ne sera jamais une star selon les clichés. Mais la suite de l’histoire s’encadre dans les portes et les fenêtres, comme dans un film, se développe en mélodrame, contrasté d’ombres et de lumières, jusqu’à l’obscurité qui termine tous les films dans les salles.

L’auteur s’inspire librement de Madame Bovary et d’Anna Karénine, Flaubert pour la médiocrité petite-bourgeoise de l’idéal illusoire et pour la manipulation calculatrice de la femme, Tolstoï pour la torture de la chair chez l’homme mûrissant qui lui fait abdiquer toute raison devant une nymphette. Le portrait de Margot en reptile aimant lézarder au soleil ou se couler par ruse dans les bras de qui tient l’argent est une performance ; le lecteur ne peut qu’admirer. De même a-t-il un certain respect pour Axel, devenu caricaturiste des travers de ses contemporains, qui aime se dorer le dos au soleil et duper Albinus. Il a Margot dans la peau, qu’il a dessinée nue de dos avant qu’elle ne rencontre le bourgeois ; elle se pâme sous les assauts de son corps sculpté bien plus qu’avec le vieux. Comme elle ne peut pas avoir d’enfant pour raisons médicales, elle jette sa gourme quand elle peut et avec qui elle veut, tout entière à son plaisir égoïste typique de la nouvelle époque de crise des années 30. Mais elle aime l’argent et le luxe, elle manipule qui en a en faisant croire qu’elle tient à lui – mais à sa bourse, pas à ses bourses.

C’est un écrivain allemand épris de vérité, donc solitaire et exilé en Provence, qui va dessiller les yeux d’Albinus sur sa maîtresse et son amant. Il rapporte verbatim une conversation qu’il a surpris dans le car, alors que ces Allemands causaient sans se gêner, certains que personne ne les comprend. Udo Conrad est un double de Vladimir Nabokov, celui qui voit au-delà des apparences pour peindre le vrai. Albinus d’ailleurs ne l’aime pas, lui qui ne vit que dans l’illusion des tableaux.

Or, le vrai en 1933 est le nazisme qui s’impose. Il balaie le vieux monde, la démocratie, les rassis, les frileux. Il exige la volonté, la jeunesse, l’action, la nudité crue des instincts. Foin de culture et d’art, place à l’industrie et au cinéma. Les copains du frère de Margot sont des brutes bien bâties prénommées Kurt et Kaspar, K und K (impérial et royal, moqué par Robert Musil en Cacanie). Les poils de sa poitrine dessinent « un aigle aux ailes déployées » lorsqu’Axel Rex se dresse nu, sculpté comme un Arno Breker, devant Albinus en pyjama et peignoir, devenu aveugle après un accident de voiture. Il symbolise le totalitarisme de la jeunesse avide et amorale de son temps sur le bourgeois déchu et définitivement aveugle aux réalités du monde neuf.

Si l’histoire est classique, elle renouvelle le trio du mari, de la femme et de l’amant en mari, maîtresse et amant, ce qui donne du piment. Le style est plus brut et plus concis que dans les romans écrits en russe, anglais oblige, langue pragmatique. Les personnages sont fouillés, ni tout bon ni tout mauvais, chacun avec ses envies et ses illusions, ses réactions et ses émotions. Refuser, par éducation, culture ou tempérament, de ne pas voir le vrai, conditionne à être manipulé : par les conventions sociales, par les gens sans scrupules, par des régimes qui s’imposent dans le silence des voix. L’amour est aveugle, la bêtise aussi : le rire est tragique, dans la nuit.

Vladimir Nabokov, Rire dans la nuit (Laughter in the Dark), 1938, Grasset 1992, 250 pages, occasion €2.07

Vladimir Nabokov, Chambre obscure, 1933, Grasset et Fasquelle 2003, 230 pages, €8.95

Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00

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Mai 68 en héritage

« Les vraies révolutions se font, on ne les fait pas », disait à peu près Kautsky. Ainsi en fut-il du mouvement de Mai-68, commencé le 22 mars à l’université de Nanterre. Le nombrilisme intello-parisien a forgé ce mythe que tout se serait passé en France, quelque part entre Odéon et Sorbonne, avec quelques extensions tardives du côté de Billancourt. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien. Le bouleversement de Mai a débuté vers 1955 et la guerre d’Algérie, avant de se perdre dans les sables vers 1975 après le premier choc pétrolier. Il a touché tous les pays, il a été une mutation de société.

Vingt ans après la guerre mondiale et son cortège brutal de centralisme, d’autoritarisme et de moralisme, les sociétés occidentales eurent besoin d’un peu d’air. Ce fut le printemps qui leur apporta, en Californie comme à Prague ou à Paris. Mais aussi au Mexique et à Pékin. La gestation fut longue, la révolution courte, les conséquences durent encore. Mais peut-être plus qu’ailleurs, notre vieux pays hiérarchique et catholique, césarien et jacobin, s’est trouvé mis en cause.

La modernité frappait à la porte, véhiculée par la prospérité des Trente glorieuses et par la génération nombreuse des bébés boum nés après 1945. Comme Nathanaël encouragé par Gide, la société faisait craquer ses gaines. « J’enlève mon maillot de corps, qu’on voie mon corps », chanta Souchon. Mai-68 a été ce grand monôme irrigué d’hormones et ivre de blabla. On abolissait toutes les barrières, on refaisait le monde, tout devenait possible, l’imagination se voulait au pouvoir. Dans une société corsetée, victorienne, formatée technocrates et CGT, cela fit boum !

J’étais trop jeune pour avoir participé d’une quelconque façon aux événements de Mai. Mais pas assez pour n’avoir pas constaté les bouleversements pratiques dès 1969 : plus de pions au collège, plus de carte de sortie, plus de slip sous le pantalon ni de soutien-gorge sous la chemise, la liberté d’aller et venir dans les cours, les profs qui vous appelaient par votre prénom (et non plus par le nom, à la militaire), la notation de A à E plutôt que de zéro (pointé) à vingt, fumer dans les couloirs (début d’une tabagie imposée aux autres qui a duré des années !), la guitare dans la cour où l’on bronzait torse nu en public. Mettre à jour signifiait mettre à jouir – mais n’avait pas aboli le maître à jouir et la domination « naturelle » des mâles.

Le grand bazar a accouché d’un grand remue-méninges avant de se stabiliser en nouvel équilibre – et en nouvelles conventions. Plus rien n’a jamais été comme avant. Mai 1981 a été la suite logique de mai 1968, tout comme les privatisations de 1986, les cohabitations et l’élection d’un président de rupture en 2007 avant la pantalonnade Hollande – et la réaction d’ordre qui a dégagé d’un coup, en 2017, les vieux soixantuitards accrochés au pouvoir. Exit la génération d’avant la guerre libertaire – les anciens cons-battants, comme aurait dit Lacan – on leur rendra hommage lorsqu’ils seront poilus, vers leurs 105 ans.

Pour ceux qui sont nés après, qu’est-ce que Mai-68 a donc changé ?

La façon de faire de la politique : terminées les petites magouilles dans les petits coins – vive la transparence, la participation, le bavardage en forums et congrès, l’exaltation des valeurs historiques 1789, 1848, 1981… La renaissance du christianisme en « social », du socialisme en « visage humain », du tiers-mondisme en « alter » mondialisme, de l’utopie en « écologie ». C’est pourquoi les palinodies politicardes du parti Socialiste (et sa réticence à larguer le Surmoi gauchiste) sont apparues au grand jour en 2017 comme un pur archaïsme. Mais c’est pourquoi aussi, en réaction, le moralisme solitaire d’un Bayrou a fini par faire recette auprès d’un rigoureux, voire un brin arrogant, Macron ; c’est pourquoi le volontarisme d’engagement d’un Sarkozy a réussi en campagne (pour l’exercice du pouvoir ce fut moins vrai) – et que l’abandon laxiste Hollande a fait revenir la morale (contre Fillon) et l’ordre (contre Hamon).

La façon de considérer la culture : terminée la révérence obligée, le cours magistral des mandarins en chaire, la position dominante de l’Intellectuel-à-la-française fort de son poste inamovible, légitime de son œuvre publiée, interrogé comme oracle par les journalistes et intouchable pour le gouvernement. Sa dernière figure en fut Sartre. Bourdieu ? – c’est le tragique réduit en comédie. Mai-68 fut la tentative d’abolir la distance entre acteurs et spectateurs, entre théorie et pratique, entre politique et citoyens, entre public et privé. Nous y sommes – pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur quand chacun cherche à penser par lui-même et s’exprime via le net ; le pire quand la pie Paule épouse le pipeau dans le grand marketing médiatique qui invente « l’événement » (les Situationnistes, si imaginatifs en 68, disaient le ‘happening’) ou dénonce. On balance, comme sous l’Occupation, en tweets frénétiques tous ceux qui dévient du Mainstream et les comportements – aujourd’hui mal vus – qui ont eu lieu dans une autre époque et dans un autre contexte il y a 30 ans !… Le meilleur quand les élèves participent et posent des questions, aiment par curiosité apprendre ; le pire quand la lecture se meurt au profit du divertissement et du zapping sur écrans, quand l’éducation se réduit à l’animation socioculturelle et quand l’excès de permissivité laisse l’ado déstructuré, la famille démissionnaire, le chacun pour soi égoïste de baise bi à la carte, de divorces en recompositions. La mère Houellebecq, tard « libérée » en 68 (elle avait 43 ans) est, avec son livre provocant sur son écrivain de fils, la caricature de cet égoïsme tranquille de jouisseuse. Elle lâche un môme et le laisse à vie dans sa démerde – avec une tranquille bonne conscience de femelle libérée.

La façon de considérer les mœurs : terminée la posture sociale héritée du bourgeois victorien (sauf dans l’Administration où le grade fait encore foi, y compris à l’université). Terminée la sexualité ado coincée, on explore ses copines et ses copains, on essaie, on se lie et se sépare sans drame ou presque. Divorce, contraception, avortement, enfants nés hors mariage – c’est la grande liberté allant jusqu’aux préados en spectacle dès 69 à Amsterdam, où des limites ont été réinstaurées. Libertaire et hédoniste, égocentré mais fraternel, fusionnel et individuel – le comportement 68 est celui de l’adolescent poursuivi après l’âge. C’est charmant à 15 ans, émouvant à 25 ans, irresponsable à 35 ans, carrément bouffon à 50 ans (et grotesque à 70 ans !).

Oui, Mai-68 fut ambigu, autant réactif que modernisateur :

Il a libéré les femmes ; mais il a enfermé le féminisme dans un ghetto de ressentiment revanchard où macho rime avec facho et où le père est rejeté du couple fusionnel mère-enfant. Et quand la mère préfère jouir qu’élever, ça donne pour un Houellebecq plein de petits Fourniret.

Il a évacué la raison au profit de l’émotion, avec les conséquences évidentes du superficiel et de l’épidermique. Les bons sentiments tiennent lieu de politique, la moraline de règles de droit, le commentaire en réseau social de lynchage, la manif de bulletin de vote et l’occupation des lieux de vérité révélée ou de sens de l’Histoire (avec sa grande hache).

Il a libéré la parole – mais pour quelle « pensée » ? Tous les grands intellectuels français datent d’avant 1968 : Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Barthes, Deleuze, Derrida, Morin, et même Bourdieu. Aujourd’hui, il faut aller du côté des « spécialistes » pour écouter penser, mais à bas bruit, modestement : Villani, Héritier, Tirole, Klein et tant d’autres. Michel Onfray fait du médiatique, moins bien qu’Alain Finkielkraut mais en plus prolifique.

Il a libéré la société des appartenances de nature, de race, de religion et de milieu, des obligations sociales, de la révérence aux pouvoirs – mais avec cette solitude de la liberté, cette responsabilité qui écrase et « stresse ». D’où cette nostalgie de l’État-providence où tout est organisé et formaté à la soviétique, mais où chacun a sa petite place sans prendre d’initiative et où la Reproduction (sociale) laisse peu d’Héritiers sur le bas-côté (fils de bourgeois, de profs, de commerçants, d’artisans, d’artistes). D’où le retour des religions sous leurs formes rigoristes où les Commandements sont absolus et les fautes punies pour l’éternité ; les ados déboussolés exigent le fouet et le carcan moral pour avoir un guide que ni leurs parents, ni l’école, ni la société ne leur donnent ! Aujourd’hui, démerde-toi, personne ne t’attend, ni la famille, ni l’usine ou le bureau, ni l’administration de papa, ni les copains artistes, ni la société. Fais tes preuves, on verra après. Dur !…

Car c’est bien ça, au fond, Mai-68 : l’irruption de la modernité – donc de l’individualisme et de la liberté.

Au prix de la désappartenance collective et de la nécessaire responsabilité personnelle, ce qui fait peur à beaucoup. Nul doute que les sociétés libérales y soient mieux préparées par l’histoire que les sociétés autoritaires. C’est le drame des Chinois, le drame des Russes, le drame des Turcs et des sociétés maghrébines, le drame des sociétés sud-américaines. Et curieusement, en Europe occidentale, c’est le drame particulier de la France, ce « pays de commandement » qui ne sait que faire de la liberté pourtant revendiquée dans sa devise républicaine…

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Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan

Le destin de certains écrivains est de refléter fidèlement leur époque – et d’être oubliés aussitôt après. Bien peu passent à la postérité avec un message universel traversant les générations et les milieux. Michel de Saint-Pierre fut un écrivain catholique fort lu dans les années cinquante ; après 1968, il l’a beaucoup moins été, d’autant qu’il est mort en 1987, à 71 ans. Qui s’en souvient encore ?

Il a pourtant fait partie des premiers à être édité en Livre de poche. Les aristocrates sont plus célèbres que Les murmures de Satan pour avoir fait l’objet d’un film, mais il s’agit bien du même milieu et des mêmes caractères. Nous sommes dans la France catholique traditionnelle qui tente sans grand succès de s’adapter à la modernité. La guerre et la Collaboration ont beaucoup déconsidéré la religion catholique, l’Eglise – sinon les prêtres – s’étant rangés massivement du côté de Pétain qui représentait l’ordre, donc « la volonté de Dieu ». Mai 1968 et ses suites laïcardes et « de gauche » ont achevé la déconstruction, jusqu’aux années récentes où le surgissement d’une autre religion du Livre, dans sa version sectaire et fanatique, a réveillé la Tradition. Relire Michel de Saint-Pierre peut alors aider à comprendre ce monde qui tente de renaître.

Le roman se situe à la fin des années cinquante, une dizaine d’années seulement après la guerre, et met en scène une « communauté » catholique formée par Jean, chef en tout. Chef de famille, chef croyant de la communauté qu’il a formé, chef de projet technique, chef d’entreprise – il est le « saint militant » de la cause chrétienne, celui qui remet en question le confort et les habitudes. Au point de fâcher ses proches, ses enfants, sa femme et son curé. La question est de savoir comment vivre sa foi chrétienne dans la société moderne.

L’auteur ne tranche pas, mais il met en scène le déroulement par chapitres bien séparés comme au théâtre : la pelouse, le dîner, le curé, l’atelier… Jean a la quarantaine et, dans la plénitude de ses facultés, il a engendré cinq enfants, créé son entreprise, inventé des prototypes de matériel électronique, et réuni autour de lui plusieurs couples et célibataires pour vivre ensemble dans la foi – dans le même château. Mais à se vouloir le Christ, il faut en avoir les épaules…

Satan murmure à l’oreille de chacun pour détruire l’élan et déconstruire tout cet échafaudage. La femme de Jean est-elle insensible à la robuste sensualité de Léo, sculpteur de pierre et incroyant, qui aime la chair pour la modeler sous ses mains ? L’inventeur Lemesme, associé à l’entreprise de Jean, n’est-il pas prêt à livrer tous ses secrets pour le seul plaisir de voir ses inventions publiées ? L’entreprise elle-même, perdant l’ouvrier Gros-Louis de maladie, va-t-elle perdurer, inaltérable en créativité, fraternité et production ? L’aumônier de la communauté, sceptique sur la « vie chrétienne » menée par les châtelains, ne reçoit-il pas l’ordre de dissoudre cette expérience hasardeuse, trop hardie pour l’Eglise et trop portée aux tentations mutuelles ? Jusqu’à Jean lui-même, la clé de voûte, qui a des faiblesses coupables pour la jeune Roseline, 15 ans, vue nue dans l’atelier de Léo – il la posséderait bien, après 15 ans de mariage exclusif…

Le lecteur le comprend dès le premier chapitre, c’est bien la chair qui est l’ennemi des catholiques – plus que l’argent. La sensualité affichée par Léo, chemise ouverte sur la naissance d’un torse puissant « lisse comme celui d’un adolescent », fait se pâmer les femmes – même si Léo déclare plusieurs fois à Jean qu’il « l’aime ». Est-ce fraternité chrétienne ou inversion ? Même les enfants, laissés libres puisqu’encore non dressés, révèlent leur goût pour la matière : ils préfèrent jouer dans la boue de l’égout que sur la pelouse trop policée ; de rage après que son anniversaire fut décommandé par des parents trop imbus de leur recherche sur les rats, le jeune Yves, 14 ans, en arrache sa chemise avant de massacrer tous les rongeurs, lézards et fennec de l’appartement où il est délaissé au profit des sales bêtes ; Laura la fille aînée de Jean, 13 ans, commence à jouer de sa féminité et Léo la verrait bien poser pour lui.

Dans cet univers ordonné, chacun doit être à sa place : les hommes, les femmes, les enfants ; ceux qui ont fondé un foyer et les « encore » solitaires (le rester est suspect) ; ceux qui travaillent et ceux qui se contentent de s’y efforcer. Tout grain de sable est alors « satanique ». Le désir, la passion, l’argent, l’abandon, sont autant de murmures que Satan profère pour lézarder la façade et faire retomber l’humain. Au lieu de s’adapter, on résiste – la foi est une et indivisible, elle ne souffre aucune concession. Le lecteur comprend vite que cette société va dans le mur – et qu’elle s’en doute mais ne peut s’en empêcher. « Les gens m’obéissent, me servent et m’aiment », déclare Jean p.129. Jusqu’à ce qu’ils apprennent à être eux-mêmes, et alors… tout s’écroule.

Jean ne peut rien contre la mort de Gros-Louis ; rien contre la décision de la grosse entreprise qui envisage d’acheter son brevet – ou non ; rien contre le désespoir de l’adolescent Yves que les parents ignorent ; rien contre les désirs sexuels suscités par Léo auprès de Carol, de Geneviève et de sa propre femme ; rien contre la volonté de tigresse de celle-ci à défendre le patrimoine de ses cinq petits que le père veut brader par charité chrétienne à n’importe qui ; rien contre son propre désir, violent, pour cette Roseline vierge, « ce corps lisse et frais, ces yeux bleus larges ouverts, où ne paraissait qu’une pureté animale sans appel et sans pudeur – et les petits seins de fillette, la grisante et suave odeur qui s’exhale de l’extrême jeunesse, pimentée, irremplaçable, à en fermer les yeux, soûlante comme un vin à parfum de fleur… » p.146.

Ce que l’on observe, près de soixante ans après que ces lignes furent écrites, est que le catholicisme traditionnel – lui dont le nom signifie « universel » et qui se place sous le signe de l’amour – a très peu d’universel et ne pratique que très peu l’amour. La société est corsetée par des règles de bienséance et une morale rigide, l’amour du prochain est lointain, le plus éthéré possible. Les femmes doivent obéir et les enfants être domptés, les humains doivent se soumettre à la hiérarchie sociale, bénie par l’Eglise qui interprète la volonté de Dieu via les Ecritures. Patriarcale, autoritaire, soumise au catéchisme et volontiers colonialiste (pour le bien des égarés), la société catholique française des années cinquante ainsi décrite a du mal à s’adapter aux changements incessants du monde.

Les désirs s’exacerbent d’être mis sous pression par le couvercle des bienséances, le vêtement entrouvert possède bien plus de pouvoir que le nu intégral. A se vouloir sans cesse autre que l’on est, pur esprit méprisant le corps et ses besoins, on se prépare des lendemains cruels. Satan n’existe que là où existe un pape – sans soupape.

N’est-ce pas péché d’orgueil que de se croire un saint alors que l’on n’est qu’un homme ?

Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan, 1959, Livre de poche 1964, 252 pages, occasion €2.25

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William Faulkner, La ville

Roman moins facile que le précédent de la trilogie des Snopes, Le hameau, La ville met en scène trois narrateurs immobiles contre le mouvement alentour (le tome suivant et dernier sera La demeure). Il s’agit d’un autre point de vue sur la même histoire, celle des arrivistes petits-blancs contre l’emprise des ex-aristocrates ruinés par la guerre de Sécession.

Jefferson le hameau s’est transformé, après la Première guerre mondiale, en « ville » de 2000 habitants. Le comté imaginaire de Yoknapatawpha symbolise, aux yeux de l’auteur, le point central où le Nord rencontre le Sud, où la modernité rutilante et pétaradante (l’auto de sport rouge à échappement libre) perturbe les ancestrales habitudes de calme (au salon à l’heure du thé). En ce lieu s’affronte les Snopes, aussi nombreux et accrocheurs qu’une tribu de rats, et les propriétaires initiaux qui se voient arracher peu à peu les fermes, les commerces, la banque et même les femmes.

Le « snopisme » est une obsession de l’auteur, hanté par l’ascension sociale des êtres sans scrupules ni morale, qu’il voit comme une infection quasi biologique d’égalité « démocratique » (donc vulgaire et sans gêne) contre les valeurs de hiérarchie, d’ordre social et de maintien moral des représentants du monde ancien vaincu : les Sartoris. « Cette idée que les Snopes se répandaient dans Jefferson comme une invasion de vipères ou de je ne sais quels vauriens sortis des bois et que lui [Gowan] et oncle Gavin étaient les seuls conscients de ce danger, de cette menace et qu’à présent il lui fallait supporter toute cette responsabilité à lui seul jusqu’à ce qu’ils en finissent avec la guerre et qu’oncle Gavin rentre chez nous et nous aide » chap. VII (Charles) Pléiade p.107.

La description balzacienne de cette avidité sociale est faite par trois personnages immobiles : Charles, qui n’est même pas né lorsqu’il commence à conter ses souvenirs et qui termine le roman à 12 ans seulement ; Ratliff le colporteur issu d’une des familles pionnières, observateur et intermédiaire plus qu’acteur ; enfin Gavin, l’oncle du gamin Charles, procureur du comté chargé de l’ordre social mais idéaliste et juridique, branlant toujours à conclure. Le point central est cet oncle Gavin, dans lequel Faulkner met beaucoup de ses hésitations envers les femmes : il préfère de loin « former leur esprit » à la poésie éthérée, plutôt que de leur limer physiquement le vagin pour les faire jouir. Ainsi tombe-t-il amoureux (platonique) de la (fausse) fille de Flem Snopes, Linda, qui n’a que 16 ans. Mais il fera tout pour l’envoyer à l’université – donc l’éloigner de Jefferson et de lui-même – pour l’offrir à toute une bande d’étudiants bourrés d’hormones qui n’auront que cela à faire de l’entreprendre et de la violer.

Linda est la fille bâtarde de Flem, l’enfant biologique du maire De Spain qui a courtisé Eula (« la génisse » avide de garçons dès 8 ans dans Le Hameau). Mais Flem consent, puisque cela lui donne barre sur De Spain ; il peut devenir vice-président puis président de la banque, après avoir été nommé à la tête de la centrale électrique de la ville. Tous ces postes, obtenus par le sexe de sa moitié (en bénéfices), lui permettent de trafiquer : le cuivre récupéré de la centrale, l’argent de la banque, les terres via les prêts.

L’éternel mouvement des Snopes (nomadisme, affairisme, commerce) contrarie l’éternelle nonchalance du sud aristocrate, où les propriétaires assis sur leurs rentes se contentent de parader et de se montrer en société. Mais ce mouvement a parfois des conséquences cocasses, lorsque par exemple les mulets d’I.O. Snopes déboulent dans la cour de la vieille Madame Hait qui a un seau de braises à la main. Tout finira par un incendie mais le mouvement doit payer pour l’immobilité détruite.

Ou encore lorsque quatre petits enfants Snopes, entre 5 et 10 ans, débarquent du train venu du Texas, étiquetés sur leurs salopettes comme des bagages. Ce sont les rejetons d’un Snopes concubin d’une indienne, qui les envoie à Flem pour les former. Mais cet essaimage de Snopes – un de plus – ne prend pas plus que les précédents : la ville s’était débarrassé de la femme de Flem (qui s’est tuée) et voilà que quatre « vipères » allaient à nouveau envahir la ville ? Les gamins, silencieux et souples comme des sauvages, pénètrent par effraction dans l’usine de coca, attirent, tuent et cuisent le chien précieux d’une bourgeoise, et menacent d’un couteau à cran d’arrêt « long de 18 cm » tous ceux qui voudraient les empoigner. Flem les réexpédie par le train, étiquetés comme ils étaient venus. Cette fable montre combien « les Snopes » sont interchangeables, objets démocratiques aptes à l’arrivisme, robots-citoyens voués à l’amoral.

Le roman est long, parfois fastidieux, mais d’une curieuse humeur goguenarde qui se manifeste par la façon de parler, notamment de Charles l’enfant. Des pages entières captivent et font rire, d’autres ennuient, comme si le ludion Snopes était voué à réveiller l’endormi Gavin et ses pareils.

Ce sommeil a quelque chose à voir avec la femme, source de désirs contre lesquels ‘la religion’ exige de lutter – lorsque l’on est du moins d’un certain milieu social « respectable ». C’est le fait de n’être pas « respectable » qui fait des Snopes des arrivistes sympathiques, sans scrupules certes, mais pleins d’initiatives.

« Il se peut que les femmes soient capables de gratitude, et de rien d’autre. Mais le passé n’existant pas plus à leurs yeux que la moralité, il n’est rien en elles qui aurait pu leur inculquer le bon sens nécessaire pour se mieux comporter à l’avenir et la gratitude envers ce ou celui qui les a sauvées de dangers passés ; chez elles, la gratitude est une qualité semblable à l’électricité ; il faut qu’elle soit produite, transmise et consommée tout en même temps pour exister » chap. XVII (Gavin) p.257. L’électricité est le mouvement et la modernité, l’éternel présent infantile et féminin. Le monde des mâles du sud était tout l’inverse et il se sent menacé par la perte d’autorité due à la guerre de Sécession perdue, aux fantasmes des Noirs mieux membrés qui revendiquent leur place, et à l’affairisme cynique de ceux qui veulent arriver par tous les moyens à jouir de la société de consommation en plein essor.

La femme, n’est pas « une nymphomanie de l’utérus : ce prurit, cette brûlure intolérable autrement inaccessible de la jument, de la chèvre, de la truie ou de la chienne en chaleur, mais (…) la nymphomanie d’une glande qui ne pouvait s’apaiser qu’en provoquant une situation où la femme a besoin d’un partenaire disposé à recevoir sa gratitude, et puis à l’en combler » p.258. Donc « la » femme succombe à l’égalitarisme démocratique à la Snope, pas le mâle blanc et dominateur. Ce qu’il fallait démontrer.

William Faulkner, La ville (The Town), 1957, Folio 2012, 576 pages, €8.80

Œuvres romanesques V : La ville-La demeure-Les larrons, Gallimard Pléiade 2016 édition François Pitavy et Jacques Pothier, 1197 pages, €62.00

Les œuvres de William Faulkner déjà chroniquées sur ce blog

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Retour à Oulan Bator

La chef nous l’a répété trois fois sans, à cette occasion, se demander au milieu de sa phrase ce qu’elle voulait dire : aujourd’hui est son anniversaire. Silence poli ; je ne crois pas qu’elle puisse s’attendre de notre part à un cadeau ; elle n’a été ni assez aimable, ni assez efficace pour cela. D’ailleurs, certains soupçonnent qu’elle fait le coup de la date d’anniversaire à chaque groupe pour grappiller quelques sous de plus.

Nous la quitterons sans regret, sauf Cruella et celui que l’une d’entre nous s’est mise à appeler depuis peu « Bijou ». Cette référence aux caniches du 16ème arrondissement est bien peu charitable à cette pauvre race de compagnie, pour désigner Francis. Pourtant, ce matin, l’horaire est respecté. Il faut dire que la bien-en-cour Cruella a son avion dans la soirée ! Les autres ont une folle envie de faire à nouveau des courses à Oulan Bator et nul branché ne traîne plus.

La conversation, dans la voiture, porte sur les Maldives, la plongée et – encore et toujours Francis. « Pourquoi avoir donné un prénom pareil à quelqu’un qui zozote ? », se demande ingénument l’une d’entre nous, effectivement, devoir dire « ve m’appelle Franfif, fé pas de fanfe ! ». Je ne participe pas vraiment à ces bribes de conversations car le bruit du moteur soviétique nous empêche de nous entendre d’une rangée de sièges à une autre et je n’ai pas le goût d’accabler un peu plus le bouc émissaire. Un autre me parle des militaires et de sa vocation. Il veut « servir sa patrie » même si cela a été peu à la mode ces dernières années. Depuis que le contingent n’est plus appelé, le métier s’est spécialisé et est devenu plus technique.

Nous pique-niquons de bentos mongols au sempiternel mouton et riz. Le paysage de la steppe s’étale autour de nous dans toute sa vastitude. Biture, dégrisée ce matin, récapitule pour ceux qui souhaitent le noter sur une carte en vente à la capitale (qu’elle se charge d’acheter car « vous ne la trouverez pas » – mais son prix sera le sien) les noms des lieux où nous sommes passés. Nous bataillons avec les voyelles phonétiques qu’il faut doubler ou écrire avec des trémas pour qu’elles se prononcent autrement qu’en français.

Poussière et vent nous dessèchent. L’arrivée à Oulan Bator est un retour au pire de la modernité inachevée : ordures, mauvaises odeurs, usines brutes, pollution, échappements, embouteillage, bruits. Le pire du socialisme industriel peu soucieux – malgré l’idéal affiché – de « réconcilier l’homme avec sa nature ». Sauf à considérer l’homme comme une brute prédatrice et obtuse, ce que nombre de communistes ayant réussi étaient sûrement.

Le nomade des steppes ne doit pas s’y retrouver : d’un mode de vie ancestral, il s’est trouvé plongé dans le soviétisme 19ème siècle et, en quelques années, dans la nouvelle modernité de la concurrence sauvage où, après copinages, privatisations et corruption, les scandaleusement riches côtoient les scandaleusement pauvres. L’acculturation n’en est que plus féroce. Les nomades sont attirés par les instruments du progrès : moto, auto, stéréo, télévision, mobiles. Biture le regrette comme si elle voulait les figer indéfiniment dans un mode de vie archaïque. Pourquoi l’empêcherait-on ? Chacun ne doit-il pas pouvoir choisir sa vie ? Mais je reconnais qu’il faudra bien une ou deux générations pour que cette modernité brutale soit digérée et adaptée à la sauce mongole. Nos grands-parents n’avaient-ils pas gardés des réflexes de paysans, bien que vivant et travaillant à la ville ?

Pas de cabines téléphoniques ici, peu de portables, mais des femmes-téléphones qui, dans la rue, portent dans les bras un gros appareil blanc et antédiluvien muni d’une antenne. Pour quelques tugriks on peut téléphoner dans la ville en mongol. Val note que les voitures vues dans la rue sont surtout coréennes, quelques-unes japonaises, d’autres, plus rares, allemandes. Anne-Sophie observe que la jeunesse se pare plus qu’en Occident. Les filles portent de jolies robes à froufrou ou ces shorts en jean ultra-courts des publicités pour les sites roses. Les garçons ont les cheveux peroxydés et arborent des débardeurs moulants qui font ressortir leur teint de bronze et leurs muscles imberbes.

La majorité du groupe est déposée devant « le » Grand magasin de la capitale, héritage de l’unique magazin de l’ère soviétique. Une boutique de laine cashmere s’élève tout près, trustée par les marchands chinois, la Poste centrale s’élève un peu plus loin.

Nous sommes quelques-uns à rallier directement l’hôtel Bayangol, certains pour ranger leurs affaires et prendre une douche avant de ressortir pour aller à pied dans les magasins, moi pour prendre un long bain, pour écrire et pour lire.

Le dîner est prévu vers 20h dans une yourte en pleine ville aux dimensions d’un cirque. Trois plats fort copieux alourdissent notre estomac, déshabitués de telles mangeailles. La salade variée est fraîche à nos dents, le canard accompagné de purée aurait pu clore le festin mais ne voilà-t-il pas qu’arrive encore le fameux mouton mongol cuit aux pierres chaudes ? La viande est absolument délicieuse, un tantinet plus sèche que celle des chauffeurs mais très goûteuse. Hélas, nous n’avons pas l’habitude de ces dîners pantagruéliques de paysans privés.

Durant le repas a lieu un concert à la vielle à tête de cheval, cithare à 14 cordes et yataga. Les mélopées de la steppe sont toujours aussi prenantes et le chant du Gobi aussi sautillant et nostalgique. La contorsionniste s’est entièrement vêtue d’une combinaison synthétique qui imite la peau d’un serpent et elle se tord en équilibre avec, parfois, un sourire inquiétant. Le prestataire et sa femme dînent avec nous.

Le camp est tôt levé. Biture en a marre de son septième groupe de la saison et elle aspire aux trois jours de battement qu’elle va pouvoir savourer avant le huitième groupe, la semaine prochaine. Comme un calligraphe en écriture mongole se propose d’écrire votre nom au pinceau pour une vingtaine de dollars, cela retarde le départ des voitures pour l’hôtel, tous les amateurs de « souvenirs » voulant au dernier moment faire comme les autres. Cette écriture est curieusement tournée de haut en bas, venue de l’ouïgour dérivé de l’araméen. C’est Gengis khan qui l’a imposée en 1210. Elle est délaissée au profit de l’alphabet cyrillique depuis 1941, plus pratique et plus politique pour contrer les Chinois trop proches qui réenvahissent insidieusement le pays.

F  I  N

du périple en Mongolie

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