Alexandre, un gars de 20 ans étudiant à Science-Po, se dit descendant du fameux Robinson Crusoé. Ses parents, comme ceux de l’auteur dans la vraie vie, sont libertins et le garçon aperçoit à 13 ans un homme nu chevauchant sa mère dans le lit conjugal, tandis que son père a ses maîtresses. Il décide tout de go d’avoir une vie inverse, autrement dit d’être fidèle.
Ce grand écart entre libertinage et fidélité schématise ce que vit la société des années post-68… jusqu’à aujourd’hui. La « modernité » veut la liberté de l’individualisme, jusqu’à l’égoïsme sauvage, tandis que la « réaction » à ces changements veut en revenir au moralisme coincé du couple stable uni par Dieu pour l’éternité. Les parents sont ados et l’ado devient vieux con.
C’est sans compter sur la vie même. Elle va son petit train et offre ses surprises. Alexandre est très bien avec Laure, issue d’une famille à particule traditionnelle de province. Elle est plutôt bien roulée, gentille, plan-plan et sans aucune surprise. Le déroulé d’un week-end dans sa famille est réglé comme du papier à musique… sauf que Monsieur père est inféodé à la maison à Madame mère ; il lui cède tout pour avoir la paix, elle régente tout par frustration. Cette perspective d’une existence grise et soumise révulse le jeune Alexandre. « La passion expire quand l’espérance est morte » p.122. Il ne se voit pas dans le couple tradi.
En Normandie, dans un hôtel pas cher où il a emmené ses conquêtes d’un soir lorsqu’il était en vacances, avant de rencontrer Laure, et où il revient régulièrement pour raisonner et apprendre du vieux Ti (un nom de Résistance), Alexandre découvre un week-end Fanfan. C’est une fille du même âge que lui mais tout son inverse. Elle explose de vie, agit en originale, suit sa volonté. Elle veut être réalisatrice de cinéma et a déjà tourné deux longs métrages… en super-8, faute de moyens. Elle est allée jusqu’en Irak pour filmer la vraie guerre et les relations des vrais combattants – ce qui est un peu osé de la part de l’auteur mais fait partie de sa fantaisie.
Fanfan appartient à cette famille de Ker Emma, fondée par un ancêtre au XIXe, et qui a essaimé aux quatre coins du monde mais se retrouve soudée une fois l’an en Normandie. Cette solidité de racines et de clan fonde probablement l’originalité de Fanfan, tout comme les petits enfants n’explorent le monde et les autres que s’ils ont des parents attentifs et protecteurs. On n’a de curiosité pour l’ailleurs et le différent que si l’on se sent assuré de soi. La crainte phobique de l’immigration n’a pas d’autre racine – même si je suis bien d’accord qu’une arrivée trop massive d’un coup pose des problèmes d’assimilation et d’habitudes. Il semble que 10 % d’allogènes soit la dose acceptée par une population. Mais tel n’est pas le propos du roman, bien plus badin.
Il s’agit de la passion contre le couple, du romantisme du « grand » amour contre l’usure des jours. Flaubert s’était déjà moqué de cet Hâmour exalté à la Victor Hugo, mais les midinettes ne cessent de rêver au prince charmant jusque dans les séries télé yankees et sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui. Il s’agit toujours de séduire pour accrocher le plus viril, le plus mauvais garçon, le plus impitoyable. Pas de vivre à deux mais de vivre l’orgasme. Il va de soi qu’une fois la fièvre pubertaire retombée, le sexe ne sert pas de lien et que l’accouplement n’est pas le couple. D’où les séparations, les divorces, les crimes de maricide ou de féminicide.
Ce pourquoi le jeune Alexandre Crusoé/Jardin décide de ne jamais assouvir son désir pour celle qu’il va aimer. S’il baise pour un soir ou quelques mois celles qu’il n’aime pas vraiment, il veut rester fidèle et « se marier » (ce grand fantasme d’accrocher l’autre) avec celle qu’il aimera. Ce n’est pas simple, mais Alexandre ne cède pas à ses pulsions comme le tout venant ensauvagé ; il se domine, se maîtrise, joue du désir pour l’affiner. Fanfan le perçoit, le sait, elle flambe. Rien de tel qu’un désir retenu pour que son assouvissement soit convoité. S’il se maintient malgré tout, alors il s’agit de l’être de votre vie.
Le jeune homme préfère les préliminaires à la copulation et il va jouer comme au cinéma divers rôles pour maintenir et contenir son désir. Laure finira par s’effacer, dont les parents ont d’ailleurs fini par divorcer malgré leur milieu et leurs traditions. Fanfan posera un ultimatum après leur première baise – torride – de nuit sur une plage de sable normand, après une danse érotique où Fanfan a décidé de se donner à tous les garçons qui la désirent si Alexandre ne la prend pas. Il la prend, elle revient dans cinq jours, il la bague ou il ne la revoit jamais. Ils se marient, furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Alexandre est devenu adulte et a retrouvé la raison, remis la société à l’endroit. Son mentor Ti lui a expliqué que « l’amour véritable, [est] celui qui donne, pas celui des puceaux » p.240. Comme toutes les histoires, les histoires d’amour adultes sont faites pour se développer, avec leurs lots de surprises et d’habitudes. En rester aux préludes est un évitement ; grandir exige de passer aux actes durables.
Jardin a des facilités d’écriture, il a commencé tôt et ce troisième roman a donné un film, scénarisé par lui et réalisé par lui avec Vincent Perez et Sophie Marceau en 1993 ; une bluette. Le livre est plus intéressant mais, si cette fantaisie se lit avec légèreté, elle pousse à réfléchir sur l’adolescentisme, ce mal du siècle qui conduit les adultes à diverses perversions, dont l’illusion, le déni et l’irresponsabilité ne sont pas les moindres.
Alexandre Jardin, Fanfan, 1990, Folio 1992, 249 pages, €9,20
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