Écrivant une épître à Madame d’Estissac, Montaigne en fait tout le chapitre VIII du Livre II des Essais. Il traite « de l’affection des pères aux enfants ». Mais de tous les enfants, y compris ceux de l’esprit : les livres. Où Montaigne boucle le début avec la fin, commence par ses Essais pour terminer par ses Essais. « Me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi, pour argument et pour sujet. C’est le seul livre au monde de son espèce, d’un dessein farouche et extravaguant », dit-il en préambule, avant d’habilement raccorder Madame à lui-même. Il termine de même par cet enfant de plume que sont les Essais : « ce que je donne, je le donne purement et irrévocablement, comme on donne aux enfants corporels ; ce peu de bien que je lui ai fait, il n’est plus en ma disposition ; il peut savoir assez de choses que je ne sais plus, et tenir de moi ce que je n’ai point retenu et qu’il faudrait que, tout ainsi qu’un étranger, j’empruntasse de lui si besoin m’en venait. Il est plus riche que moi, si je suis plus sage que lui. »
Le livre est donc une mémoire morte tandis que l’enfant en est une vivante. Mais une mémoire utile, qui garde ce qu’il faut retenir pour être sage. Madame d’Estissac, veuve, a bien élevé ses enfants. Montaigne le consigne pour que lesdits enfants sachent ce que leur mère a fait pour eux. Charles d’Estissac, le digne fils, a accompagné Montaigne dans son voyage en Italie. Certes, l’amour est naturel pour les petits que l’on fait ; tous les animaux en sont doués. « Après le soin que chaque animal a de sa conservation et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance tient le second lieu en ce rang. » Que la langue initiale du français est savoureuse en rendant aux mots leur sens premier ! L’engeance est ce qu’on engendre, nous l’avions trop volontiers oublié. En animaux, dit le sens. Les enfants sont d’abord des bestiaux avant que d’être des humains : c’est l’amour qu’on leur porte et l’éducation qu’on leur donne qui les civilise.
« Celui qui bien fait à quelqu’un l’aime mieux qu’il n’en est aimé », dit Montaigne après Aristote. Il n’aime pas les poupons à peine nés, « n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables ». D’autant qu’en ces temps d’hygiène douteuse, beaucoup d’enfants mourraient en bas âge. « Une vraie affection et bien réglée devrait naître et s’augmenter avec la connaissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant avec la raison, les chérir d’une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même, s’ils sont autres. »
Mais attention à ne pas devenir jaloux de leur jeunesse lorsqu’ils entrent en l’âge d’aborder le monde adulte. Qui donnait des jouets ne donne plus d’argent pour les dépenses. « Il nous fâche qu’ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir », dit le philosophe. « Quant à moi, je trouve que c’est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et société de nos biens, et compagnons en l’intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer nos commodités pour pourvoir aux leurs, puisque nous les avons engendrés à cet effet. »
Tenir les cordons de la bourse n’est pas garder autorité. Celle-ci nait du respect, acquis dès l’enfance. « Il faut se rendre respectable par sa vertu et par sa suffisance, et aimable par sa bonté et douceur de ses mœurs », rappelle Montaigne. Lui est contre la violence en éducation. « Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur et en la contrainte ; et tiens que ce qui ne peut se faire par la raison, et par prudence et adresse, ne se fait jamais par la force. On m’a ainsi élevé. (…) J’ai du la pareille aux enfants que j’ai eus. » Mais il ajoute, éploré : « ils me meurent tous en nourrice ». Le fouet rend lâche et plus obstiné alors qu’il faut « élever » les enfants en magnanimité et en liberté. C’est la même chose pour les citoyens : la dictature avilit, la démocratie enrichit.
« Voulons-nous être aimés de nos enfants ? Leur voulons-nous ôter l’occasion de souhaiter notre mort ? (…) accommodons leur vie raisonnablement de ce qui est en notre puissance », dit Montaigne. Pour cela ne pas se marier trop jeune, 30 ans pour un homme est raisonnable. Les Gaulois gardaient leur pucelage pour la guerre, dit-on (encore qu’ils s’amusassent entre mâles) ; les Grecs se gardaient d’actes vénériens pour les jeux olympiques. Mais aujourd’hui (dit Montaigne), « un gentilhomme qui a 35 ans, il n’est pas temps qu’il fasse place à son fils qui en a 20 ; il est lui-même au train de paraître et aux voyages des guerres et en la cour de son prince. » Il a donc besoin de toutes ses ressources. Il en est autrement lorsque le père aborde la vieillesse : il a moins de besoins et plus de richesses, il peut les partager avec sa progéniture qui débute dans la vie et en a plus besoin que lui.
Sans pour cela renoncer à leur compagnie, dit Montaigne. Ni leur laisser tout faire au cas où, précise-t-il, « ayant toujours jugé que ce doit être un grand contentement d’un père vieux, de mettre lui-même ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contrôler leurs comportements, leur fournissant d’instruction et d’avis suivant l’expérience qu’il en a ». Et « jouir, selon la condition de mon âge, de leur allégresse et de leurs fêtes ». La « douce relation » qu’il préconise nourrit l’amitié avec les enfants, loin des « bêtes furieuses comme notre siècle en produit à foison » (et peut-être à nouveau le nôtre). Ce pourquoi Montaigne réprouve avec la plus grande vigueur cette morgue hautaine et dédaigneuse des pères envers leurs enfants, qui est de mode socialement, à l’imitation de Dieu-le-père d’Ancien testament. « Car c’est une farce très inutile qui rend les pères ennuyeux aux enfants et, qui pis est, ridicule. » Ce comportement austère et réservé est resté fort avant en notre époque même chez les bourgeois catholiques, jusqu’en 1968 selon ce que j’ai vu. Enfant, je tutoyais la dame qui me faisait le catéchisme, comme je tutoyais mes parents, tandis que ami Pierre, fils de cette dame de haute bourgeoisie, se voyait obligé de la vouvoyer, tout comme il craignait et vouvoyait son père, qu’il voyait peu et l’avait d’ailleurs flanqué en pension ainsi que tous ses frères. Je trouvais cela indécent et bien peu propice à l’amour envers ses parents. Ce comportement a heureusement changé, sauf chez les intégristes arriérés qui croient que « la Tradition » représente ce qu’il y a de mieux en toute humanité.
Là où Montaigne rejoint la sagesse des nations est dans la répartition de l’héritage selon les lois et coutumes du pays dans lequel on se trouve. Il y a de la sagesse dans la loi, dit-il, « les lois y ont mieux pensé que nous ». Les biens acquis sont à la famille avant nous, et à la nation avant les individus. Les femmes doivent être protégées de toute spoliation, mais ne pas accaparer les biens du défunt mari en entier pour le reste de leur vie.
Mais il ne faut pas oublier les œuvres de l’esprit au profit de celles de chair. « Ce que nous engendrons par l’âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance, sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nôtres. » Et d’ironiser sur Épicure, mourant de colique, qui a sans doute préféré ses œuvres à ses enfants en cet instant fatal ; ou saint Augustin : « si d’un côté on lui proposait d’enterrer ses écrits, de quoi notre religion reçoit un si grand fruit, ou d’enterrer ses enfants au cas qu’il en eût ».
Pour Montaigne, la chose est débattue : « Et je ne sais si je n’aimerais pas mieux beaucoup en avoir produit un, parfaitement bien formé, de l’accointance des muses, que de l’accointance de ma femme. » Il a le sens de la formule. Phidias ou Alexandre préféraient sans aucun doute les enfants de ses œuvres plutôt que les enfants de chair. Montaigne a plus d’humilité, mais tout de même…
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00
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Voltaire, la raison et les injures
A propos du Contrat Social de Rousseau – brûlé à Genève – François Marie Arouet – dit Voltaire – écrit :
« Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c’est dire : nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre. Ce sont les livres d’injures qu’il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs, parce qu’une injure est un délit » (Idées républicaines, 1762).
Il y aurait tant à dire de notre époque contemporaine, dans le style de Voltaire !
« Nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre » s’applique évidemment aux cléricaux de toutes religions et de toutes idéologies, et aux imbus d’eux-mêmes (ou d’elles-mêmes). Plus particulièrement en France aux politiciens, aux histrions des médias, aux auteurs qui veulent faire leur pub mais n’acceptent pas la critique, aux blogueurs qui ne « commentent » que pour dire leur réaction. Et tant d’autres.
« Pas assez d’esprit », pensez-y ! Voltaire faisait de la raison, cette faculté d’intelligence, le « bon » sens au-dessus des cinq que sont le regard, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût.
Nous le voyons sans peine, cette faculté de penser est bien rare parmi les politiciens, les histrions des médias et les blogueurs qui « commentent ». Bien sûr elle existe, mais elle est bien trop rare, mise en sommeil, effacée pour « ne pas avoir l’air », dans le désir d’être conforme à la masse, au plus petit con des nominateurs qui écoutent, lisent ou regardent.
Car il s’agit (séquelles de mai 68 ?) d’être dans le spontané, l’immédiat, le réactif, en ado attardé mû par son seul désir du moment, corps excité, cœur léger, esprit frivole.
« Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c’est dire : nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre. Ce sont les livres d’injures qu’il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs, parce qu’une injure est un délit. » Mais tout mot bizarre qui n’est pas dans le répertoire des 400 mots usuels est considéré comme injure. Evoquez le « grotesque » et on se sentira blessé : le mot signifie pourtant simplement « qui fait rire par son extravagance » – lequel dernier mot veut dire « hors de l’ordinaire, du convenu, celui qui vague en-dehors ».
Il est piquant que dans la langue de Voltaire les mots soient imprécis, qu’au pays de Voltaire les propos de Voltaire soient ignorés, les idées de Voltaire soient inappliquées et que le tempérament libéral de Voltaire soit honni par ceux qui prétendent « libérer » les hommes.