Articles tagués : loup

Les sages illustres sont des esclaves populaciers, dit Nietzsche

Zarathoustra poursuit ses anathèmes contre les fausses valeurs et les faux valeureux de son siècle et de son pays. Il s’en prend aux « sages illustres », réputés avoir de la sagesse et célébrés pour cela. Mais ces faux maîtres ne sont pas ce qu’ils paraissent : « Vous avez servi le peuple et la superstition du peuple, vous tous, sages illustres ! – mais vous n’avez pas servi la vérité. Et c’est précisément pourquoi l’on vous a vénérés ». Les faux sages agitent l’illusion qui plaît au peuple, pas la vérité toute nue ; il couvrent le vrai, trop douloureux, d’un voile pudique qui l’atténue ou le travestit.

Qui sont les « sages illustres » de Nietzsche ? Ceux de son temps avant tout, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, mais pas seulement. D’antiques « sages » n’en sont pas à ses yeux : Platon et son illusion du ciel des Idées, Jésus et son illusion d’autre monde et de valorisation de l’esclave. L’illusion d’un Dieu, de l’esprit détaché de la chair et de « l’âme » qui survit au corps, d’un au-delà, du sens de l’Histoire, de l’égalité réelle de tous les hommes, de la volonté générale, de la démagogie politique, du tyran qui sait tout. Il s’agit, encore et toujours de flatter la populace, son ressentiment contre tout ce qui la dépasse, d’aller dans son sens, de la caresser dans le sens du poil – de l’endormir.

« Mais celui qui est haï par le peuple comme le loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des entraves, celui qui n’adore pas et qui habite les forêts », ou les déserts, ou les hautes montagnes, ou qui va loin sur la mer – enfin tous ces lieux où l’on est seul et où l’on peut se retrouver soi-même et penser soi, sans les parasites de la famille, du milieu et de la société. L’esprit libre sait que le peuple n’a pas raison mais préfère penser en meute, au degré zéro de la foule sentimentale et apeurée. « Car la vérité est là où est le peuple ! Malheur ! Malheur à celui qui cherche ! – ainsi a-t-on toujours parlé. » L’Église a ainsi dominé la pensée et lancé ses inquisiteurs contre tous les hérétiques, ceux qui ne pensaient pas comme le Dogme. Avant les communistes, armés de la bible de Marx qui expliquait le capital, l’économie et toute l’histoire par la domination. Avant les fascistes et nazis qui faisaient du Peuple un nouveau Dieu qui était resté sain, immuable, vrai contre les politiciens faux et corrompus. Oh, ne nous gaussons pas de ces arriérés, jusque dans les années 1950 l’Église catholique a vilipendé les recherches qui ne convenaient pas à leur décence, et les églises protestantes américaines ne cessent de renier encore aujourd’hui la rotondité de la Terre ou l’évolution des espèces. Quant au Peuple divinisé, tous les démagogues d’extrême-droite, de Trump à Poutine, en passant par Zemmour et tous les Le Pen, y croient et l’agitent pour se justifier. Voix de Dieu, voix du peuple, telle est l’inversion des valeurs.

Les faux sages ont « voulu donner raison à [leur] peuple dans sa vénération. (…) Endurants et rusés, pareils à l’âne, vous avez toujours intercédé en faveur du peuple. » Or vénérer n’est pas chercher la vérité. Celle-ci n’est pas une croyance mais une inlassable curiosité suivie d’expériences, d’essais et d’erreurs qui dérangent, mais avec une méthode qui permet de poser quelques lois de la nature qui permettent de mieux la comprendre. Lois révisables par l’avancée de la connaissance, mais cumulables comme la géométrie se cumule avec la gravitation, et celle-ci avec la relativité générale. Une recherche scientifique qui est comme la vie, en perpétuel devenir. Mais que peut vouloir « le peuple » de telles billevesées qui le dépassent ? Il veut ne pas être dérangé, il veut Dieu et la Croyance car c’est plus confortable, ça répond à tout, ça permet de rester au chaud dans « la communauté ».

« Véridique – c’est ainsi que j’appelle celui qui va dans les déserts sans Dieu, et qui a brisé son cœur vénérateur. » Le véridique n’est jamais satisfait, il n’étanche jamais sa soif, il ne se repose pas « car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles » – le chercheur-professeur Raoult a cherché jusqu’à en être lassé et, imbu de lui-même, a sacrifié à une intuition personnelle, son idole, pour croire et faire croire que la chloroquine traitait le Covid qui n’était qu’une grippette. « Libre du bonheur des serfs, délivrée des dieux et des adorations, sans crainte et terrifiante, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique ». Si les derniers termes pouvaient s’appliquer au professeur Raoult, aucun des premiers ! Il adorait qu’on l’adule, il jouissait du bonheur de sa réputation, il avait besoin des médias et de la ville. « C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, en maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris – les bêtes de somme. » On pourrait en dire autant du caïman émérite Badiou à Normale Sup, et de tant d’autres sages du peuple ou gourous des intellos.

Nietzsche ne leur en veut pas mais ils restent pour lui toujours « des serviteurs et des êtres attelés », « grandis avec l’esprit et la vertu du peuple », donc incapables de s’élever. De bons serviteurs, fonctionnaires de la pensée de masse, mais pas chercheurs de vérité. Car on ne trouve que ce que l’on cherche, et si l’on cherche pas plus loin que le bout de son nez et qu’on reste dans l’opinion commune, on ne risque pas de découvrir grand-chose. Ce pourquoi Poincaré, qui avait les connaissances mathématiques suffisantes mais restait bien conventionnel, n’a rien vu de la relativité que le fantasque Einstein a découvert. Lui a su penser autrement, faire un pas de côté, explorer des voies non balisées. « Le peuple ne sait pas ce qu’est l’esprit ». Il cherche le confort, pas ce qui remet en cause et fait souffrir ; il cherche la croyance, toute faite, totale et collective, plutôt que de penser autrement, dans la solitude glacée hors du troupeau.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Poster un commentaire

Marlaguette

« Elle s’appelait Marie-Olga, mais on disait Marlaguette pour faire plus court et plus gentil ». C’est une petite fille convoitée par un loup, métaphore sexuelle habituelle des contes pour dire le danger des hommes tentés par l’extrême jeunesse.

La petite fille va évidemment et sans souci « cueillir des champignons » seule dans les bois. Gueule rouge et oreilles pointues, une grosse bête grise lui saute dessus. Marlaguette n’est pas plus haute que le loup sur le dessin, peut-être par terreur qui rend la bête plus grande.

Le loup l’emporte vers sa tanière mais la fillette se débat, il lui mord sa jupette ras des cuisses pour l’arracher.

En arrivant à sa caverne, il se cogne la tête et Marlaguette « fait la nique au loup », terme sexuellement connoté une fois de plus. Mais sa future vocation de mère prend le dessus, fable morale pédagogique, et sa colère tombe : « Pauvre petit loup ! » dit-elle. La « grosse bête » est devenue « petit loup », le grand méchant mâle dentu un pauvre petit garçon blessé.

Avec son mouchoir trempé à la source, eau nature régénérante, elle fait un pansement au front puis roule le grand corps sur un matelas de feuilles et de mousses et lui fait un parasol d’une fougère. Le loup qui se réveille a perdu ses pulsions carnassières et ne songe plus à dévorer/violer la fillette aux jambes nues jusque très haut sur les cuisses. « C’était nouveau pour lui d’être dorloté et, ma foi, pas désagréable ». Comme quoi les violeurs sont des mal-aimés.

Marlaguette n’est pas de ces filles qui se perdent et elle court direct à sa maisonnette pour faire « un grand pot de tisane », remède de grand-mère que les mères apprennent aux filles pour qu’elles deviennent bonnes mères et sages grand-mères à leur tour.

Herbes et tisanes sont un régime nouveau pour le loup, « lui qui se régalait de viande crue avec du bon jus saignant qui ruisselle le long des babines ». Ainsi pendant huit jours. Un carnassier végétarien n’est pas dans la nature et le geai, oiseau moqueur, se fait le porte-voix du rappel à l’ordre et prédit à Marlaguette que le loup la croquera. Vexé, le loup s’élance mais, trop faible, le manque. Cependant, il ne le loupe pas la seconde fois.

« Qui fut bien furieuse ? Marlaguette ». Et elle donne la fessée au loup qui se repens. Il ne mange plus que « des framboises, des myrtilles, des champignons, des herbes, du pain que lui portait Marlaguette ». De quoi crever.

Un vieux bûcheron, pendant d’une grand-mère pour la sagesse naturelle des nations, prend à part la fillette et lui dit que son loup est en train de mourir car un loup n’est pas végétarien, « son estomac n’est pas fait pour ça ».

Idéal crevé, Marlaguette « pleura beaucoup » ; puis « elle réfléchit toute une nuit » (ce qui est sage pour une fillette qui n’écoute en général que son coeur) et se résigne à être raisonnable : laisser le loup être un loup. L’humain ne change pas la nature par morale – la morale n’est faite seulement que pour changer les humains. Dans le livre, il est entendu que le loup « ne tuait plus maintenant que juste quand il avait faim et jamais plus ne mangea de petits enfants ». Pour les violeurs, c’est la loi qui s’en charge.

Mais voilà une écologie sans le mot qui ramène la raison sur les délires citadins. Le loup, réintroduit par les militants, est un prédateur qui tue et se répand. Tant qu’il n’a pas dévoré à nouveau de petits enfants mais seulement de vils moutons, les écolos en feront un symbole du retour à la nature. Quand les loups entreront à nouveau dans Paris pour croquer le marmot… nous verrons.

Marie Colmont, Marlaguette, dessins de Gerda, 1952, Albums du Père Castor Flammarion 2018, 24 pages, €5.25

CD audio €15.91 (idéal en voiture ! dès 3 ans)

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Roule galette !

En ces temps de galette, je me souviens.

Dans un album pour « 5 à 10 ans » qui enchanta mon enfance, la galette était l’héroïne. Faite de rognures de grenier par le désir d’un vieux, elle se pique d’indépendance et roule à l’aventure.

Elle rencontre successivement le lapin, le loup gris, le gros ours et le malin renard.

A chaque fois elle chante et invite à la course. Nul ne peut la rattraper.

Sauf le malin renard qui la séduit en la flattant jusqu’à ce qu’elle se pose sur son museau pour mieux se faire entendre.

Et là, « HAM !… le renard l’avait mangée ». Cette chute en brusque interjection me ravissait. Bien fait pour la galette ! La répétition des scènes identiques où elle gagnait haut la main endormissait assez pour être réveillé par la fin édifiante.

La galette a préféré le grand large au foyer paisible et un prédateur l’a croquée. Elle a escroqué les vieux qui n’avaient plus de farine et ont dû racler les grains de blé restés au grenier pour la composer. Or une galette est faite pour être dévorée bien dorée car cuisinée avec le blé récolté par le labeur des hommes.

Bien fait car l’orgueil est puni, comme la vanité. Tel est pris qui croyait prendre.

Natha Caputo (texte) et Pierre Belvès (dessin), Roule galette, 1950, Albums du Père Castor, Flammarion 2018, 24 pages, €12.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , ,

Rochette, Le loup

C’est une très belle bande dessinée pour les 10 ans et plus, un hymne à la montagne et au loup, un plaidoyer pour les relations entre hommes et bêtes.

Gaspard le berger élève des moutons à l’estive dans le parc national du massif des Ecrins. Chaque année les loups lui en prennent quelques dizaines. Ils sont venus d’Italie, immigrés prédateurs, alors qu’ils avaient été éradiqués par les ancêtres. Le loup ne chasse pas que pour manger, sinon il n’égorgerait qu’une bête à la fois. L’odeur du sang et l’excitation de la chasse lui fait égorger tout ce qu’il peut attraper jusqu’à ce que sa fureur se calme.

Gaspard n’aime pas le loup, ennemi héréditaire. Les écologistes aiment le loup, eux qui sont dans les bureaux de la capitale et délèguent leurs fonctionnaires. Ils n’en ont rien à faire des carnages et des hurlements des bêtes, du traumatisme des troupeaux et de la perte économique. Les belles âmes qui aiment naïvement les bêtes à fourrure comme chez Disney font pression. Mais Gaspard en a marre. Depuis que son fils Damien est mort dans une autre guerre imbécile, contre d’autres immigrés prédateurs islamistes au Mali, il s’en fout. Ce ne sont pas les fonctionnaires qui vont faire la loi mais la nature.

Un soir, il tue une louve. Le lendemain, il voit un louveteau mais le laisse en vie car il ne fait pas la guerre aux enfants ; il lui laisse même le cœur et les abats d’un chamois qu’un aigle a tenté d’enlever et qu’il a abattu.

Plus aucune attaque, c’était la louve qui a tué seule 150 têtes en quelques années. L’hiver vient, le troupeau repart en bas. Gaspard passe seul l’hiver en montagne. Au printemps, c’est un couple de loups fraîchement arrivés sur le territoire de chasse désormais vierge qui convoitent les brebis. Mais le louveteau a grandi et défend son territoire ; il réussit à égorger le mâle alpha et chasse la femelle. Mais, ivre de sang et le cœur empli de démesure, il se jette sur les moutons, en égorge quelques-uns et fait paniquer le reste qui se précipite, comme chez Panurge, tous en même temps au même endroit : dans le précipice. Trois cents bêtes mortes d’un coup à cause du loup. De toutes façons ils auraient été livrés à l’abattoir, avoue Gaspard, façon de dire que la sauvagerie n’est pas d’un seul côté.

Mais Gaspard n’a dès lors qu’une volonté : tuer le loup qui l’empêche d’élever ses moutons dans sa montagne comme ses ancêtres avant lui. Et c’est un duel superbe entre deux grands prédateurs rusés et puissants qui va se produire dans l’espace violent et immense de la haute montagne. Le berger croit piéger le loup en l’acculant au col inaccessible ; mais c’est le loup qui le piège en l’attirant là où la tempête l’affaiblira. Le berger résiste bien qu’il meure de faim.

Je vous passe quelques péripéties jusqu’à une avalanche déclenchée par la haine de l’homme envers l’animal. Il blesse le loup mais est enseveli et c’est la bête qui va gratter pour le sauver. Il va même lui apporter le cœur d’un chamois mort en même temps…

C’est beau comme l’antique, tragique parce que chacun sait qu’il n’y aura pas de merci. Sauf si, peut-être, homme et bête parviennent à une sorte de pacte, bien loin des niaiseries bureaucratiques des écolos en chambre. C’est l’objet d’un chapitre en postface que je vous laisse découvrir.

Un dessin rude aux traits sévères, des couleurs franches qui disent les rigueurs du paysage et du climat ou qui chantent l’explosion du printemps et de la vie. Des pages entières sans texte car le dessin suffit, composé comme une séquence de film. Cette sévérité, cette retenue, font beaucoup pour l’émotion qui vous étreint à certains passages.

C’est une très belle histoire, un hymne à la montagne et au loup, tracée à la serpe parce que le sujet le veut.

BD Jean-Marc Rochette, Le loup, 2019, Casterman, 108 pages, €18.00

Catégories : Bande dessinée | Étiquettes : , , , , , , ,

Jonathan Grimwood, Le dernier banquet

Jean-Marie a 5 ans lorsqu’il est retrouvé en loques sur un tas de fumier à croquer un scarabée. On ne sait pourquoi le Régent s’est préoccupé, en 1723, de ce môme abandonné dont les parents – de noblesse d’épée – sont morts de faim faute de pouvoir « déroger ». Les paysans qui ont pillé la demeure sont pendus et le garçon, nourri, lavé et rhabillé, est envoyé à l’école. Son premier souvenir du goût est, par contraste avec le scarabée (« la douceur du fumier enrichi par l’herbe »), celui du roquefort (« aigreur merveilleusement équilibrée »).

Il faut avoir de l’estomac pour lire sans remontée de bile les recettes originales qui parsèment le récit, fait au présent et à la première personne, par celui qui deviendra marquis d’Aumout. La ressemblance avec le vrai d’Aumont est partielle, mais le récit est ici un roman historique en France par un Anglais, pas une biographie.

Le gamin va grandir, se faire un ami d’enfance, Emile, fils d’avocat roturier et à ancêtre protestant et juif ; puis un ami d’adolescence au collège militaire, Charles, futur duc de Saulx, dont il épousera la sœur, et un autre ami, Jérôme, qui aura les faveurs du roi et le fera Grand ménagier à la campagne pour les animaux du zoo trop vieux pour rester à la cour. Jean-Marie aime la vie par tous les sens. Mais le goût prédomine, ce qui lui donne un jugement sûr sur les gens, en particulier les femmes. Il les doigte pour les humer, adore le baiser et l’odeur animale.

Il vivra une existence mouvementée jusqu’en 1790 où « les barbares aux portes » de son château retiré le forceront à finir son existence – non sans avoir tenté une ultime expérience culinaire et mis un point final à ses mémoires pour la postérité : une fille à Londres, épouse d’un diplomate, un fils capitaine aux Indes, qui deviendra amiral. Entre temps, il aura cuisiné des chats et des serpents (comme les Chinois), goûté du chien, de l’alligator et du lion, sauvé sa future femme d’un loup blessé, apprivoisé un tigre, négocié la Corse à la France auprès de Pascal Paoli – qui lui fera goûter du brocciu di donna (« crémeux, avec un léger goût de thym et une pointe de citron »). L’auteur donne deux recettes aux amateurs pour bien préparer ce fromage que le divin marquis aurait bien apprécié (p.357).

Le personnage est sympathique, courageux, sensuel ; il sait aimer et se faire aimer, des filles comme des garçons. Il est aussi un brin philosophe, correspondant avec Voltaire. Mais son enfance misérable lui a appris une chose : que l’apparence ne compte pas, ni la vêture ni les titres, mais que seul compte la personne et son caractère.

La noblesse en fin de régime se croit au-dessus des autres humains et ne voit pas la rancœur qui s’accumule. La cour de Louis XV à Versailles est une prison pestilentielle où les animaux humains sont en cage et rongent leur frein, ignorant la réalité du peuple. L’âme corse lui paraît belle mais barbare avec ses vendettas séculaires et ses gamins embrigadés tout jeunes.

Le lecteur voyage dans une vie remplie et dans un pays riche par le regard inattendu et décalé de l’Anglais qui écrit, spécialiste par ailleurs de science-fiction post-cyberpunk. La grande histoire est critiquée avec ironie tandis que les personnes sont assaisonnées avec une pointe d’humour poivré (« j’ai tendance à mettre du poivre partout »).

Assez mal traduit, les virgules au hasard et les mots parfois approximatifs, mais un roman qui se lit avec bonheur et empathie.

Jonathan Grimwood, Le dernier banquet (The Last Banquet), 2013, Livre de poche 2018, 443 pages, €7.90 e-book Kindle €14.99

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Danse avec les loups de Kevin Costner

Il y a quasi trente ans naissait un grand film écolo à la gloire de l’Amérique avant les Blancs. Tiré d’un scénario devenu roman de Michael Blake paru en 1988, ce western aux sept Oscars, trois Golden Globes et l’Ours d’argent, donnait des Yankees une vision de barbares incultes et plus sauvages que « les sauvages » qu’ils traquaient dans les grandes plaines. C’est caricatural, un brin naïf (et un peu long), mais pas faux. La « civilisation » ne s’est imposée que par la force – et toute force est barbare car qui réfléchit trop est porté à négocier, nuancer, se fondre.

C’est justement le cas du lieutenant nordiste John Dunbar (Kevin Costner) lassé de la guerre de Sécession, de la destruction des autres, des bêtes et de la nature. Blessé à la jambe, il entend les chirurgiens du front dire qu’ils leur faut la couper – il s’enfuit ; attendant la reddition des sudistes, il décide de mourir en beauté mais les soldats désorientés le ratent tous – ils sont massacrés ou faits prisonniers ; soigné par le chirurgien du général qui admire sa bravoure, il est décoré mais reste au grade de lieutenant – il demande à être muté sur la Frontière pour échapper aux mauvais souvenirs ; le major qui l’accueille dans le Dakota du sud est un cynique dépressif qui se suicide juste après son départ – rien à faire de la Frontière ; le poste qu’il prend a été abandonné et les soldats sont devenus déserteurs ou ont été tués – il ne sert à rien.

Il s’installe donc seul – pionnier des pionniers – avec ses provisions et sa cargaison de fusils, accompagné de son fidèle cheval, Cisco, échappé comme lui par miracle aux balles sudistes. Il apprivoise un loup solitaire comme lui qu’il surnomme Deux chaussettes (Two socks) en raison de deux pattes blanches. Il lie connaissance avec les Sioux qui, d’abord, tentent de lui voler son cheval, puis de le faire fuir : ils ont peur de revoir les Blancs s’installer et piller leur territoire de chasse. Car le Blanc est un rapace qui ne pense qu’au fric : il massacre les bisons juste pour leur peau, laissant le cadavre dépecé sans le manger ; il abat les arbres pour faire des cabanes ; il traque l’Indien comme une bête sauvage. Ceux-ci ont combattus les Espagnols de la découverte (dont il conservent un morion), contenus les Mexicains, limités les Texans : mais qu’attendre de la suite ?

Dunbar finit par convaincre Oiseau bondissant, chamane (Graham Greene), et Cheveux au vent, guerrier (Rodney A. Grant), mandatés par le chef Dix Ours (Floyd Westerman) pour connaître ses intentions. Il s’invite au campement de tentes lorsqu’il découvre une jeune femme surnommée Dressée avec le poing (Mary McDonnell), blessée pour avoir voulu en finir après la mort de son époux sioux. C’est une Blanche nommée Christine, adoptée enfant par Oiseau bondissant après que sa famille eut été massacrée par les Pawnees. Le film concède aux préjugés que tous les Indiens ne sont pas civilisés : si les Sioux ont une culture, les Pawnees sont restés barbares.

Le lieutenant se dépouille progressivement de son uniforme militaire pour redevenir un homme et se vêt en sioux. Un soir, il entend la charge des bisons qui passent en horde dans leur migration. Il en informe le campement comme un messager du ciel. Il est dès lors adopté et participe à la chasse, où il sauve in extremis un jeune sioux de 14 ans, Sourit beaucoup (Nathan Lee Chasing His Horse), que charge un bison blessé. Il fait dès lors partie de la tribu sous le nom de Danse avec les loups parce que les Indiens ont remarqué qu’il jouait avec Deux chaussettes, et il ne songe plus à sa mission sans objet ni à l’armée qui l’a abandonné.

Il se marie avec Christine « Dressée » après que son père adoptif ait levé son veuvage sur les instances de sa femme qui comprend mieux que lui. Il avoue au chef Dix ours que les Blancs vont venir, innombrables comme les étoiles du ciel – allusion à Abraham à qui Dieu a dit que sa descendance serait de même. Le campement est donc déplacé dans les montagnes pour l’hiver.

Mais Danse avec les loups, qui a découvert la culture sioux, n’oublie pas sa propre culture. Il cherche donc à récupérer son journal, rédigé dans sa solitude et qu’il a laissé comme témoignage au « fort » composé de deux cabanes dans la plaine au bord d’un cours d’eau. Las ! lorsqu’il parvient aux abords, il découvre un escadron de tuniques bleues installé dans des tentes : cette relève qu’il a attendu des mois en vain. Vêtu en sioux, il est pris pour un Indien et son cheval est tué. Considéré comme traître pour avoir pactisé avec l’ennemi, il est enchaîné et emmené ; son loup qui le suit est tué. Il plaide sa défense en citant son journal, mais un illettré s’en sert comme torche-cul. Décidément, « la civilisation » se révèle une fois de plus comme la plus barbare.

Il est délivré par ses compagnons sioux et Sourit beaucoup tue son premier ennemi, deux fois plus grand et plus épais que lui. Dunbar redevient Danse avec les loups et rejoint les Sioux. Mais, comme il sait que les barbares de sa civilisation vont le traquer sans relâche, il décide de quitter le campement pour ne pas susciter de représailles ; sa compagne le suit et Sourit beaucoup lui rend son journal qu’il a trouvé flottant sur la rivière lors du coup de main pour le délivrer. Muni de ce témoignage, John Dunbar, ex-lieutenant, croit pouvoir défendre sa cause auprès de l’armée et des autorités fédérales. Mais rien n’est moins sûr et les soldats qui s’avancent dans la forêt, guidés par un traître Pawnee, aperçoivent déjà le campement…

L’acteur-réalisateur Kevin Costner a un grand-père a demi Cherokee et sa seconde femme s’appelle Christine. Le livre va-t-il sauver la culture ? Peut-être pas celle des Indiens, encore que – mais celle des Yankees peut-être s’ils s’élèvent (enfin) à la connaissance. Tel est l’espoir distillé par le film il y a trente ans.

Avec l’élection du paon vantard à la Maison blanche, il s’avère que c’est encore vraiment très loin d’être gagné !

DVD Danse avec les loups (Dances with Wolves), Kevin Costner, 1990, avec Kevin Costner, Mary McDonnell, Graham Greene, Rodney A. Grant, Floyd Red Crow Westerman, Pathé 2004, 3h44, standard €8.50 blu-ray €21.12

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Invité en yourte mongole

En fin de matinée, nous sommes invités dans une yourte toute neuve, bâtie en raison d’un mariage récent. La jeune épousée, déjà enceinte, nous fait les honneurs de son logis. Habitation de la famille, la yourte est aussi le lieu des rencontres sociales et son périmètre est divisé en quartiers bien définis. La moitié ouest est réservée aux hommes et contient l’argent, les armes, les vêtements et les selles – tous attributs masculins ; la moitié est le lieu des femmes et recèle le lit conjugal et les provisions. Au nord est la place d’honneur réservée aux aînés ; au sud, près de la porte, la place des cadets et des serviteurs. Comme nous sommes nombreux et de surcroit étrangers, nous nous plaçons n’importe où l’on peut s’asseoir.

Je goûte « l’omelette » de peau de lait, une sorte de beurre mou que l’on présente dans une grande assiette à chaque visiteur en attendant que le thé soit prêt. Plutôt que du thé, connaissant les goûts de notre caporal-chef, Togo demande du lait de jument fermenté. Le qumis ou airag a le goût légèrement acidulé de la bière et la consistance du yaourt dilué. Il titre quand même jusqu’à 10°. Nous trempons aussi les lèvres dans l’alcool de vache, cher à Biture. L’arkhi est fort comme la vodka mais issu du sérum du lait. C’est pourquoi, peut-être, les femmes du groupe ne l’aiment pas car cela leur rappelle « les renvois de bébés ». On nous fera passer aussi les crottes de fromage séché au soleil, dures comme de la pierre, qui se trempent dans le thé, puis le caillé et des plaquettes de crème solidifiée. Tout cela paraît très nourrissant mais peu appétissant pour nos estomacs.

Les petits enfants fourmillent dans la yourte, venus des tentes voisines. Une petite fille a de grands yeux verts, un petit garçon les joues très rouges, comme passées au maquillage. Ce n’est que le vent de la steppe et le soleil de l’été qui produisent cette réaction de la peau.

Un bébé de sept mois observe de tous ses yeux. Mais le plus adorable est un garçon de 4 ans, à peine vêtu d’un pull largement ouvert sur la gorge. Il vient se frotter aux adultes, sollicite les caresses, tout en babillant. Les Mongols adultes mignotent beaucoup les petits, surtout les garçons car ce besoin d’affection dure moins longtemps que chez les filles. Ils traitent les bébés comme des agneaux, se laissant grimper dessus et solliciter de toutes les façons possibles. Les mères laissent les enfants tout nus longtemps, petits, pour les habituer au climat.

Lorsque nous sommes sortis de la yourte, le vent des steppes s’était mis à souffler ; nous avons enfilé le coupe-vent et attaché le foulard. Les enfants et les adolescents sont sortis en tee-shirts, se déshabillant même mutuellement à demi en s’exerçant à la lutte. Le petit de 4 ans en pull rouge a été placé sur un cheval pour nous montrer ce qu’il savait faire. Togo lui a relevé le vêtement pour nous montrer son dos tout bronzé d’être resté nu la saison écoulée. Malgré le vent, il n’avait pas froid. Il fallait le voir faire avancer son cheval d’un « tchou ! » sans appel et le faire aller à droite et à gauche en maniant les rênes comme s’il avait fait cela toute sa vie. Et c’est presque le cas, les petits Mongols se tiennent sur un cheval presqu’avant de savoir marcher.

Telle est l’existence nomade, réponse de survie dans un environnement aux ressources limitées. Le nomadisme, c’est l’essaimage, un élevage extensif structuré, mais la recherche de nouveaux pâturages ne se fait que dans un rayon d’une centaine de kilomètres. Il concerne une famille élargie. Le nomade, pasteur éleveur, suit l’herbe et l’eau dont ont besoin le cheval et le mouton. Encore 40% des Mongols sont nomades de nos jours. Cette façon de vivre est resté intacte depuis les époques reculées. Temoudjin et ses frères avaient appris à reconnaître les meilleurs pâturages pour le bétail, les plantes comestibles aux abords des forêts, à surveiller le troupeau, à traire les juments et à baratter leur lait, à monter et dresser les chevaux, à lutter entre eux, tout comme Tserendorj aujourd’hui. Seul l’arc a laissé la place au fusil. Les spécialistes soviétiques, dans une revue des années 60, ont calculé que les besoins minima d’une famille pour se nourrir et pour la reproduction sont assurés avec 15 chevaux, 2 chameaux, 6 vaches et environ 50 moutons.

Ce mode de vie engendre des mœurs rudes, assaisonnées d’alcool et de violence, de colère et de sensiblerie, d’amitiés fortes et de superstitions. Le monde grouille d’esprits qu’il ne faut pas offenser ; le chamane est chargé de communiquer avec eux et de faire ce qu’il faut. Le loup est l’animal totem du nomade mongol car, comme lui, il est chasseur et prédateur redoutable tout comme le cavalier avec son arc. Les Mongols ont adopté les ruses du loup à la chasse : le harcèlement pour épuiser la victime, l’attaque surprise, les pièges et les feintes, comme celle de se retirer pour attirer en embuscade les poursuivants, maintes fois évoquées par les vaincus des cités. Le spécialiste de la stratégie militaire Gérard Chaliand écrit : « Nulle part hors de la steppe, la révolution que constitue l’usage de la cavalerie n’a été porté à une telle efficacité militaire. Mobilité, capacité de concentration, puissance de jet de l’arc à double courbure, technique de harcèlement et de feintes, font des nomades de la steppe, avant que la révolution du feu ne devienne décisive, les représentants majeurs d’une culture stratégique d’une singulière efficacité, où la guerre est une extension naturelle de la chasse. » Les empires nomades, p.61 L’arc est en bois de mélèze, solide et résistant à l’humidité. Il est court en ne faisant qu’un peu plus d’un mètre de haut. Sa corde est en tendons et sa flèche en saule, ornée de plumes de vautours pour qu’elle vrille dans l’air. Sans la possibilité de charger, l’armée médiévale occidentale restait impuissante, avec des arcs de portée inférieure, des cavaliers trop lents et des armures trop lourdes pour les combats singuliers.

Cela dit, s’il est robuste, frugal, trempé par des écarts de températures rares, poussé à la finesse et à la perspicacité par l’immensité désertique et la monotonie de la steppe, le jeune nomade n’est pas « libre » mais très conservateur. Il ne cherche pas un degré de savoir ou de sagesse supérieur mais se contente de piller ce qu’il peut et se survivre dans son aire de pacage. Son mode de vie est consacré par la tradition et tout le clan le surveille à chaque instant. L’éducation se fait par l’exemple de la communauté familiale et la reproduction des habitudes. Un rien qui dérange choque le Mongol, ainsi se baigner nu dans une rivière, passer le bol de lait fermenté à son voisin sans le rendre au préalable à la maîtresse de maison, garder les manches relevées ou son chapeau sous la yourte, donner de l’argent sans enveloppe, jeter quelque chose dans le feu, allonger les jambes… Nous sommes loin des sociétés « expérimentales » que sont les nôtres.

Catégories : Mongolie, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Karakorum

Au matin, nous allons visiter l’ancienne capitale, à une lieue de là. Les Mongols nomadisent et seuls les étrangers habitaient l’endroit. Selon Guillaume de Rubrouck, qui y est arrivé le 5 avril 1254 et qui ne l’a quittée que le 10 juillet, « sauf le palais du Khan, elle n’est pas aussi grande que le village de Saint-Denis. » Elle comprenait deux quartiers, le marché tartare et les artisans chinois, plus « une douzaine de temples d’idolâtres de diverses nations ». Guillaume a même rencontré un orfèvre parisien dont la famille habitait sur le Grand Pont. Les Mongols n’étaient pas très nombreux, environ 129 000 cavaliers selon les estimations des spécialistes, mais ils étaient entraînés par leur existence de nomades et tous les mâles de 15 à 60 ans représentaient une nation en armes comme en rêvent les Suisses. Ils régnaient surtout par la terreur qu’ils savaient inspirer, « massacrant tout le monde » quand ils prenaient une ville, se délecte à nous conter Biture, « sauf les artisans ». Respect pour le travail des mains que tout nomade obligé à se débrouiller seul sait reconnaître ? Ce n’était pas pour embellir leurs villes mais pour amuser le khan par leur virtuosité. Ce Guillaume Boucher, par exemple, construisait pour le petit-fils de Gengis une fontaine à qumis « surmontée d’un ange qui sonne de la trompette » quand les réservoirs étaient vides. Ce lait de jument fermenté titre 3 à 12° comme la bière. Le lait de la journée des juments allaitantes (les poulains ne sont autorisés à téter que la nuit) est conservé dans des outres de cuir, exposé à la chaleur et brassé pour activer la fermentation. Entourée d’une enceinte sur l’ordre d’Ogodeï en 1235, la ville a été incendiée par les Chinois en 1382. Ce que nous voyons est une reconstruction bien postérieure. L’actuelle ville basse est divisée prolétairement en carrés égalitaires et géométriques entourés de palissades en bois. Dedans s’élève une cabane ou une yourte, parfois les deux.

Le temple Erdeni Zuu a été érigé en 1586 après la conversion du khan Altan au lamaïsme en 1575. Il a invité à sa cour le chef spirituel des Bonnets Jaunes de Lhassa et lui a octroyé le titre de Dalaï Lama, « lama immense » ou « lama océan ». En échange, Altan est proclamé réincarnation du grand Qubilaï : la religion demeure très politique. Les divers bâtiments du temple sont entourés d’un mur de briques peint de blanc de 400 m de côté, agrémenté de 108 stupas peints en jaune. Cette enceinte date du début 19ème. Elle est ouverte de quatre portes, lieux de marché ou d’étals à touristes.

Après les diverses destructions dues aux invasions et à la rage de détruire les « vieilleries contre-révolutionnaires » des années 1930, restent aujourd’hui à l’ouest trois temples de style chinois suivis des tombeaux d’Altan khan et de son fils puis d’un temple de style tibétain datant de 1765.

A l’est s’élève le Labrang, résidence du « Bouddha vivant ». Entre les deux se dresse un stupa de 10 m de haut datant de 1799, Bodhi Suburgan. Nous allons visiter.

La chef se fend de quelques explications « culturelles », s’interrompant parfois au milieu d’une phrase avant de dire : « qu’est-ce que je dis, déjà ? » ou « je ne sais plus où j’en suis, moi ». La vodka au litre a clairement fusillé nombre de neurones.

J’en apprendrai bien plus dans le livre de Michel Hoang, Gengis Khan, paru en 1988 chez Fayard. Gengis signifie quelque chose comme « océanique », universel. Le vrai nom du khan était Temoudjin. Il a mis 20 ans à unifier les nomades, puis 20 ans pour conquérir un empire du Pacifique à la Caspienne, qu’il fallait un an à cheval pour parcourir. Union symbolique du loup tacheté et de la biche fauve, Temoudjin unit les qualités mâles du loup, force, ruse et hardiesse, aux vertus femelles de la biche, agilité, endurance et grâce. Il est né une année du Cochon, vers 1155, sur la rive droite de la rivière Olon, territoire aujourd’hui en Russie, au-dessus de la frontière nord-est de la République Populaire de Mongolie. Son père empoisonné, orphelin à 9 ans, il lui fallut attendre son âge adulte pour faire alliances et batailles qui allaient le propulser par élection au titre de « khan ». Il avait une exigence d’obéissance absolue à sa personne et la soif d’un pouvoir sans partage.

Despote têtu et brutal, ce sont probablement ces traits de caractère qui fascinent autant les Français, en témoignent la révérence de la culture nationale pour les rois absolus et les chefs d’Etat les plus autocrates. Ceux qui sont industrieux mais trop bons sont méprisés : plutôt Louis XIV que Louis XIII, plutôt Napoléon 1er que Napoléon III, plutôt De Gaulle que Pompidou. Temoudjin savait susciter la fidélité et se faire des amis, même des petits amis, si l’on en croit l’Histoire secrète des Mongols écrite en 1240 pour l’édification des souverains de la dynastie. Jamuqa était « frère juré » de Temoudjin depuis l’âge de 11 ans : « ils dormirent ensemble sous la même couverture », dit la chronique, insistant même « ils s’aimèrent ensemble une année et la moitié d’une seconde année ». Les mœurs de la steppe ne sont pas différentes de celles des cités, d’autant que le jeune Temoudjin n’a été élevé que par sa mère – une maîtresse femme – depuis l’âge de 9 ans ; les femmes servent à tenir la yourte, à faire la cuisine et à produire des enfants ; pour le reste, les garçons apprennent entre eux la vie exaltante des hommes, équitation et chasse, très bon entraînement pour la guerre qui fonde les amitiés durables. Ou les inimitiés : Temudjin, aidé de l’un de ses demi-frères, a quand même assassiné d’une flèche à 12 ans son autre demi-frère de 13 ans avec qui il ne pouvait s’entendre.

Avant d’entrer dans l’enceinte, pendant que nombre d’autres se précipitent une fois de plus sur les étals de babioles à touristes, fascinés par « la trouvaille » à piller, je vais faire le tour des fouilles russo-mongoles qui se tiennent près de l’inévitable tortue de pierre, « la plus photographiée de Mongolie .

Ils dégagent à la pelle ce qui semble les soubassements de piliers de pierres, régulièrement espacés. Peut-être quelques-uns des 64 piliers du palais d’Ogodaï ? Les jeunes archéologues qui supervisent et mesurent, filles et garçons, contrastent avec leurs cheveux blonds, leurs traits aigus et leur prestance élancée avec les travailleurs Mongols qui creusent, plus ramassés et aux traits arrondis.

Nous entrons dans l’enceinte par une porte devant laquelle se pressent encore les étals. Dans le temple de style tibétain, des moines récitent des sutras d’une voix monocorde tandis que brûle une ligne d’encens en U sur le sable d’un ostensoir. Au-dehors, de longues dalles libres permettent la grande prosternation lamaïste. Tournent autour du temple de jeunes novices au crâne rasé sauf une houppette sur le front. Ils sont vifs et bronzés. A l’époque soviétique, après les grands massacres idéologiques de l’ère stalinienne, quelques moines avaient été autorisés mais, fonctionnaires d’Etat, ils avaient été obligés de se marier. La tradition demeure, et les Mongols sont les seuls des Gelugpas à avoir femme et enfants. Les rares monastères autorisés étaient très surveillés par les autorités ; malgré cela, la ferveur populaire continuait à se manifester, notamment au Jour de l’An.

Le labrang, « l’auberge du Dalaï-Lama quand il vient en visite », date du 18ème siècle. Il est consacré au culte de Mahakala, le Grand Noir terrifiant. Le bouddhisme tantrique a plutôt bien pris chez les Mongols car, pour cette pratique, tout est relié au cosmos, comme c’est le cas dans le chamanisme qui a précédé. Prier se dit « s’encorner » – comme les cerfs en rut ; il est nécessaire de se taper le front sur la pierre. Des mères poussent ainsi de la nuque leurs enfants à cette « prière » d’un genre spécial. Adultes, ils garderont cette habitude répugnante de frotter leur gras sur les vitrines, rendant la vision des statues bouddhiques bien floue. En revanche, la jeunesse des villes a plutôt adoptée l’athéisme officiel durant plus de deux générations. Un jeune homme n’entre-t-il pas visiter les temples le torse aussi nu que sa mère l’a fait ?

Le temple « Main Zuu » (« temple principal ») a été bâti au 16ème siècle par Avtaï Saïn khan, l’été du fiery male dog – du dogue flamboyant. Les dragons s’enroulent, queue et griffes, autour de chacun des piliers centraux. Ces bâtiments divers, temples et oratoires, sont ornés de fresques et de vitrines contenant statuettes et statues. Souvent volées dans les années d’anarchie qui ont suivies la fin du soviétisme, elles sont désormais un peu mieux protégées.

Les heures passent et la digestion s’opère. Biture nous signale que, « si vous voulez aller voir votre cheval, c’est par là ». Quoi ? Les chevaux nous attendent ici ? Première nouvelle ! Le quiproquo est rapidement dénoué : en Mongolie, « aller voir son cheval » a la même signification que, pour les Anglais, « aller se repoudrer le nez ». C’est moins civilisé, c’est tout. Mais un neurone avait encore dû être fusillé, Biture avait « oublié » que nous étions nouveaux dans ce pays ; elle « croyait » avoir encore affaire au groupe précédent.

Catégories : Mongolie, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Hermann Hesse, Le loup des steppes

hermann hesse le loup des steppes

Narcisse est peut-être, avec Prométhée, le mythe essentiel de la culture occidentale. L’homme est toujours au centre du débat et, lorsqu’il n’a plus rien à conquérir par son corps, à créer avec son cœur et son âme, il ressent le mal de vivre. Il semble que nous, Occidentaux, ne puissions nous trouver bien dans notre peau que dans les périodes agitées et féroces où l’action et la lutte nous extirpent de nous-mêmes.

Lorsque règnent le calme et la paix, le guerrier qui dort au fond de tout être un peu noble s’ennuie, il s’étiole comme un fauve en cage. C’est alors qu’il se tourne vers l’intérieur, avec angoisse, dans l’impossibilité qu’il est de se fuir dans le combat ou l’action. Les ères de prospérité bourgeoise mettent en fureur les meilleurs. Ils savent trouver les mots qui cinglent sans pitié ces valeurs médiocres de bêtes à l’étable. Ils recréent les conflits pour se sentir vivre, ferraillant de leur plume ou s’engageant dans des causes sans espoir, ou bien fuyant la réalité grise dans les paradis artificiels.

Lorsqu’ils sont lucides et qu’ils voient la faillite qui les guette, ils écrivent un livre. Parce qu’ils sont les plus conscients et les plus détachés, ils saisissent mieux le tragique de la condition humaine. Ces livres-là sont souvent des chefs-d’œuvre car ils blessent directement nos fibres sensibles. Tel est ‘Le loup des steppes’.

Durant ces années que l’on a appelées « folles », après la plus absurde et la plus meurtrière des guerres fratricides, un homme se cherche. Il s’appelle Harry Haller. C’est un intellectuel, tenté par la pureté glacée de la raison, un solitaire, un loup parmi les hommes. Il rencontre un soir son opposé féminin, Hermine, solitaire elle aussi, mais tentée par la futilité des plaisirs. Du choc de ces deux êtres l’un sur l’autre naît l’étincelle. Ce sont des pages frisant le fantastique et le surréel. En leitmotiv tout au long de l’ouvrage revient la nostalgie de l’unité, de l’équilibre, de l’harmonie des êtres et de leur mille facettes, cette question fondamentale de l’humain.

La tentative de réponse qui est faite à cette interrogation à la fin du livre rappelle Nietzsche, qui a fortement influencé l’auteur : la joie, l’amour et le rire vont pouvoir opérer la synthèse des mille images diffractées de l’être. Le rire permet de distinguer l’essentiel de l’accessoire, l’or pur dans le minerai brut. A chacun de définir cet « essentiel » d’après le passé qui l’a formé et le devenir qu’il désire au fond de lui. Mais cela doit conduire à l’harmonie de l’être, pas à l’hypertrophie d’une partie. L’intellect est indispensable, mais l’intellectualité pure est une impasse ; les plaisirs sont indispensables, mais le culte du sexe et des sens est futile. L’essentiel est l’extase d’une belle musique ou d’une haute pensée, mais aussi la fraternité vivante et l’exaltation de la danse, la méditation solitaire et aussi la communion dans la foule. Avec, comme juge des valeurs, la moquerie de soi-même. Zarathoustra disait : « J’ai canonisé le rire. »

Voici le fond du roman. Mais sa lecture est un constant délice par les remarques aiguës sur l’intellectuel, le nihilisme, sur notre époque et sur la bourgeoisie qui la domine, sur les « mille facettes » de l’homme et sur l’équilibre indispensable.

Harry, le loup des steppes, est un intellectuel, mais il s’aperçoit que l’intelligence pure conduit au nihilisme. Il se trouve écartelé entre les aspirations et les interdits qui lui viennent tous deux de son éducation stricte et manichéenne, empoisonnée de christianisme. A la charnière de deux époques, il est incapable de se fondre dans l’univers bourgeois dont il sait la pesante médiocrité, il est prisonnier de la fiction du moi qu’il schématise en deux tendances qui se contredisent : le loup et l’homme. Son chemin initiatique lui fait découvrir la sagesse, qui est l’équilibre par le rire. Il apprend que l’homme n’est pas unité divisée, mais chaos aux milliers d’images qu’il appartient à sa volonté d’ordonner.

Harry est un homme qui pense : « Plus réfléchi que le reste des hommes il avait, en touchant les choses de l’esprit, cette souveraineté presque glacée de ceux qui n’ont plus besoin que des faits, qui ont pensé, qui savent ; seuls peuvent se montrer ainsi les vrais intellectuels qui ont chassé toute espèce d’ambition, qui n’ont jamais envie de briller, qui, ne songent même pas à persuader, à avoir raison, à avoir le dernier mot » (p.11). L’instruction a germé en culture. Les connaissances ne sont plus acquises pour l’érudition vaniteuse de nouveau riche qu’elles permettent, mais elles se sont organisées, hiérarchisées dans un système du monde. Le savoir n’est plus but en soi mais simple moyen, un outil de compréhension du monde.

Mais l’intelligence pure détruit tout plaisir ; son analyse est impitoyable et dissolvante. Comme une machine sans contrôle, elle fonctionne à vide, elle dissèque tout ce qui passe à sa portée avec l’absurdité d’un outil qui s’emballe. A ne vouloir agir qu’à l’aide de la froide raison, on perd tout élan, tout désir, toute volonté. Tout vaut tout, tout est relatif, tout se discute et se teste. L’intellectuel pur se mure dans une solitude suicidaire, détaché de toute réalité matérielle et de toute vie charnelle, comme le savant de Paul Bourget.

Pour Nietzsche, le nihilisme résulte de l’interprétation « technique » du monde. Le sujet se trouve séparé de son corps, celui-ci rejeté dans les ténèbres extérieures. Arraché de tout le matériel qui l’enracine dans le monde ici-bas et la vie, le sujet ne se trouve plus défini que par une intériorité postiche, vide et sans détermination – arbitraire. L’intériorité de la conscience, notion métaphysique, est un premier pas vers les idées pures de Raison, de Dieu, considérées comme guides des actes. Quand cette falsification s’écroule par l’analyse impitoyablement logique de la raison, quand Dieu est mort ou que survient la faillite de l’interprétation exclusivement historique des valeurs, l’homme n’est plus qu’extériorité. Il n’est plus qu’un point où viennent converger diverses lignes de détermination : naissance, milieu social, culturel, historique, etc. Déraciné, gratuit, privé de raison d’être, il se demande pourquoi vivre. Il est alors mentalement un « suicidé ».

Les suicidés ne sont pas ceux qui se suicident, ni même ceux qui en auraient le désir. Les suicidés mentaux au sens de Hermann Hesse vont rarement jusqu’à cette dernière extrémité. Au contraire, ils sont e« des êtres qui se sentent coupables du péché d’individualisation, comme des âmes qui ne croient plus avoir pour but de leur vie leur développement et leur achèvement, mais leur absorption, leur retour à la Mère, à Dieu, au Tout. » Comme des enfants sevrés de leur nourrice et frustrés du contact affectueux de leur mère, les « suicidés » sont des déracinés, des réprouvés, des désespérés. Privés de cette animalité que leur éducation rejette, ils errent dans le désert de la raison pure. Violemment déséquilibrés, ils quêtent leur moitié perdue, avec la nostalgie profonde de l’unité d’être.

Ils sont des aliénés, des martyrs. Ainsi est le loup des steppes : « Sa maladie n’était pas due à des défaillances de sa nature mais, au contraire, uniquement à sa surabondance de dons et de forces. Mais il n’avait pas su les accorder et sa violence n’avait pas atteint à l’harmonie. Je reconnus que Haller était un génie de la souffrance, qu’il avait en lui, au sens de Nietzsche, une aptitude à souffrir infinie, terrible, géniale. C’est pour cela aussi que son pessimisme n’était pas fondé sur le mépris du monde, mais sur le mépris de lui-même ; quelques impitoyables et mortels que furent ses persifflages de telles personnes, de telles institutions, jamais il ne s’en exemptait. » Ce divorce pathétique entre sa raison et son corps résulte de son éducation, toute imprégnée de christianisme. Ses parents l’aimaient, mais ils étaient stricts et dévots ; ils fondaient l’éducation – à l’allemande – sur la nécessité de briser la volonté.

Harry, trop fort, trop dur, trop fier, trop intelligent, est arrivé à l’âge adulte avec sa volonté intacte, mais irrémédiablement blessé et déchiré : au lieu de la briser, son éducation n’est parvenue qu’à lui faire haïr sa volonté. Obsédé d’« amour du prochain » inculqué depuis sa tendre enfance, Harry, malgré les efforts héroïques qu’il déploie, ne parvient pas à aimer les autres. Sa lucidité est trop aiguë, sa puissance trop forte. Écartelé entre ses principes et sa nature, il se hait lui-même et ne se considère que comme une bête dissimulée sous un vernis d’éducation : un loup à peine humanisé.

Harry Haller, double de Hermann Hesse, vit dans sa chair la maladie de son temps : le loup des steppes ne peut aimer « ce contentement, cette absence de douleur, ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. » Univers d’équilibre, certes, mais d’équilibre médiocre, anémié, mortel : l’univers du couci-couça. Si la bourgeoisie subsiste, c’est grâce à tous les loups des steppes, « natures puissantes et farouches », mais « détenus du bourgeoisisme ». Tels sont, par exemple, la plupart des artistes, qui méprisent l’esprit bourgeois mais ne font rien pour le combattre, le renforcent et le glorifient parce qu’incapables de s’en sortir. « Seuls les plus forts d’entre eux pourfendent l’atmosphère du monde bourgeois et atteignent au cosmique. » Ce sont les tragiques, dont le rire absolu brise toutes les barrières et ne laisse aucun préjugé intact. Les loups des steppes manient seulement « l’humour », qui « reste en quelque sorte bourgeois, bien que le bourgeois véritable soit incapable de le comprendre. L’idéal disparate et enchevêtré de tous les loups des steppes, se réalise dans la sphère imaginaire.

Il n’est pas anodin que les termes d’humour et de sport, pour qualifier le comportement gentleman, soit né en Angleterre, pays du bourgeois par excellence. Il n’est pas anodin non plus que cette critique du bourgeois soit surtout allemande, sa démographie galopante au XIXe siècle a renforcé dans la société les idées de la jeunesse. Cet âge de la vie aime l’action et la passion, il est bien loin du monde tranquille et bourgeois ; il aime les certitudes et l’enthousiasme, il est bien loin du relativisme et de la prudence. Au contraire de l’humour, qui réconcilie les contraires, le tragique est radical. Il est un rire d’enfant un rire « innocent » et, par là, révolutionnaire. L’enfant est le seul à dire que le roi est nu. Il est l’expression de la Grande santé nietzschéenne qui se moque de tout, car la surabondance de forces rend joyeux et léger. La joie est la manifestation immédiate de la vitalité. La joie est moquerie, détachement, et en même temps affirmation, amour, volonté. Cette dualité intrinsèque lui donne son caractère tragique : rien ne mérite d’être fait, aucune cause d’être défendue, et cependant toute action est nécessaire, désirable, toute cause défendable.

C’est ainsi qu’à la fin de sa quête, le loup des steppes découvre la fiction du moi : « Quand Harry se sent homme-loup et se croit composé de deux éléments opposés, ce n’est qu’un mythe simplificateur. » La dialectique de Hegel, en tant que simplification grossière de la réalité, se trouve ici critiquée. « Harry ne procède pas de deux êtres, mais de cent, de mille. Sa vie oscille (comme celle de chacun) non pas entre eux pôles, comme par exemple l’instinct et l’esprit, ou le débauché et le saint, mais entre des milliers de contrastes, entre d’innombrables oppositions. » La fiction du moi a été inventée par les idéalistes de l’antiquité qui ont pris pour point de départ l’unité visible du corps. « En réalité, aucun moi, même le plus naïf, n’est une unité, mais un monde extrêmement divers, un ciel constellé d’astres, un chaos de formes, d’états, de degrés, d’hérédités et de possibilités. » Les poètes de l’Inde ancienne, dont Hermann Hesse est imprégné, ignoraient cette notion du moi : leurs héros ne sont pas des personnes mais des « faisceaux de personnes, des séries d’incarnations. »

« Ce que les hommes entendent par la notion d’humain est toujours une convention bourgeoise ; comme telle, elle est périssable. Certains instincts des plus brutaux sont méprisés et honnis par cette convention, une parcelle de conscience civique, de moralité et de « débestialisation » est obligatoire, un brin d’esprit est non seulement permis, mais exigé. L’homme de cette convention est, comme tout idéal bourgeois, un compromis. Il est un essai timide et ingénument malin de berner la méchante aïeule Nature, de même que l’ennuyeux ancêtre Esprit, et de garder entre eux deux la moyenne confortable » (Traité XXV).

Il faut relire ‘Le Loup des steppes’. Il est l’un de ces rares livres qui touchent le fond de l’homme.

Hermann Hesse, Le loup des steppes, 1927, Livre de poche 1991, 224 pages, €6.10

e-book format Kindle, €4.99

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Yasushi Inoué, Le loup bleu

yasushi inoue le loup bleu
Le jeune Temüjin et futur Gengis-khan est-il mongol ou Merkit ? Les Merkit sont un peuple turc égaré en Mongolie. Sa mère Höelün l’était, mariée à Yesugëi ; le fils aîné devrait donc être pour moitié mongol, descendant du loup bleu et de la biche fauve. Or Höelün a été enlevée durant quelques mois par un Merkit et n’a été reprise par Yesugëi, le chef des Mongols, qu’enceinte. De qui est donc l’enfant ? A jamais, le doute subsistera et l’auteur de ce roman historique en fait le ressort secret de l’ambition démesurée du garçon. Il a voulu être plus mongol que les Mongols, plus loup sauvage que tous les loups alentour. L’auteur japonais de cette biographie romancée a réussi à nous captiver et à nous convaincre – et son personnage légendaire a réussi sa vie en marquant l’histoire.

Yesugëi mort, la famille est laissée pour compte, les fils trop jeunes pour prétendre gouverner les tribus nomades jalouses de leur indépendance. Temüjin ne s’appelle pas encore Gengis-khan, qui signifie tout-puissant seigneur. Il n’a que 14 ans et doit subir l’ostracisme avec ses frères et demi-frères et sœurs ; il vit avec sa famille dans une tente à l’écart des tribus. Sa mère est une maitresse femme qui n’a pas le droit de décider (ainsi en a voulu le fils) mais garde l’unité du clan. Les garçons chassent et pâturent les bêtes, s’entraînent à l’arc et à la lance ; ils sont vigoureux et musclés.

A 18 ans, Temüjin se marie avec la fille d’un chef de tribu que son père a négocié pour lui lorsqu’il n’avait que 10 ans. Mais la belle est vite enlevée – par des Merkit encore – et Temüjin doit ronger son frein avant de pouvoir faire alliance avec deux autres tribus pour la reprendre. Elle est enceinte et l’enfant n’est sans doute pas de lui… L’histoire se répète, mais Temüjin agit comme son père l’a fait : il feint de croire que son fils aîné est bien le sien et l’élève en loup bleu mongol. Bâtard lui aussi, le garçon devra se surpasser, comme Temüjin l’a fait ; c’est ainsi que leurs mères les a chacun élevés.

Les mœurs du temps pastoral, en ces temps reculés (Temüjin naît en 1162), ne sont guère civilisées. Les femmes ne sont bonnes qu’à enfanter et toute prise de guerre engendre des viols répétés. Temüjin lui-même, par expérience personnelle, ne croit pas en l’immuabilité des femmes : « Elles étaient des réceptacles étonnamment prodigues et accueillants pour la semence de toutes les tribus » p.81. Tout autres sont les hommes, fidèles jusqu’à la mort lorsqu’on sait les prendre.

Les tribus vaincues voient tous leurs mâles décapités, parfois dès l’âge de porter les armes (vers 12 ans), parfois jusqu’à la racine, afin que nul ne se lève à nouveau pour contester la vassalité. D’autres fois, les enfants servent d’esclaves aux vainqueurs, comme les femmes. Lorsque ses fils sont devenus adultes, Höelün a réclamé qu’on lui confie un petit de chaque tribu éradiquée, afin de les élever en Mongols. C’est ainsi que quatre autres garçons sont entrés dans la famille.

La force de Gengis-khan est ces liens d’homme à homme qu’il a su lier avec ses pairs, une fraternité plus grande que celle du sang. Son succès est dû aussi à sa détermination et à une intelligence aigüe des rapports de force entre tribus. Il prend conscience du désir des Mongols de vivre mieux, dans des contrées plus riantes et aux pâturages plus riches – il suffira de leur donner pour qu’ils le suivent. C’est ainsi qu’il va passer la Grande muraille pour envahir les Kin en 1211, juste avant ses 50 ans…

La suite dure quinze ans, jusqu’à sa mort, à a veille d’envahir le nord de l’Inde, poussé à aller plus loin, toujours plus loin. Ses fils et généraux ont pillé Boukhara et Samarkand, défait les Bulgares et les Russes près de l’Ienisseï, étendu l’empire mongol de la mer de Chine à la mer Caspienne. Mais tout ça pour quoi ? Comme le dit un conseiller chinois de Gengis-khan, la gloire militaire est éphémère car fondée sur la seule force qui doit sans cesse s’imposer, seule compte dans les siècles la culture qui civilise et féconde.

C’est la jeunesse et la formation de la personnalité de Temüjin qui a intéressé le romancier, répondant pour son temps d’après Seconde guerre mondiale à la quête d’identité des Japonais. Comment devient-on soi-même ? Comment se relève-t-on des revers subis ? Comment assurer sa civilisation dans la durée ?

S’appuyant sur un poème épique du XIIIe siècle et sur les éléments fragmentaires que l’on connaît sur la vie de Gengis-khan, Inoué laboure le personnage pour lui donner vie. Il livre un roman empli d’action et d’humanité, malgré la cruauté du temps. Gengis-khan est un mythe pour les Japonais, leur héros Miyamoto du Dit des Heike, serait passé en Sibérie pour se réincarner en grand Khan des Mongols.

Yasushi Inoué, Le loup bleu- le roman de Gengis-khan, 1960, Picquier poche 1998, 270 pages, €7.60

Catégories : Chine, Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Rencontres goutsoul et laiterie d’altitude

Il a plu cette nuit et le matin se lève frais et humide. Le revers positif est que chaque couleur ressort vivement sous le gris diffus du ciel. Le gros bouquet de fleurs des champs, composé hier par Sabine la citadine, orne somptueusement la table du petit-déjeuner dans une bouteille servant de vase. La fermière aux beaux yeux et à la poitrine généreuse, la tête prise dans un foulard aux couleurs du drapeau américain, dépose près de lui nombre d’assiettes fleuries de tranches de tomate, de concombre, de saucisson, de fromage et de poivron jaune en lanières.

petit dejeuner goutsoul ukraine
Le couple qui a choisi hier soir de dormir dans la grange où le foin odorant, sur une large épaisseur, les a tentés, ne l’ont pas regretté. Ils craignaient les petites bêtes mais ils ont été plutôt dérangés par les grosses en-dessous : deux veaux, deux chiens, sans parler d’un coq et de ses poules. Tout ce petit monde remue, grogne, caquette et émet des odeurs diverses très campagne. Le chat roux et blanc vu hier soir, le poil angora avec une tache sur le nez, pourtant très familier, n’est pas venu ronronner sur leurs duvets.

refuge goutsoul ukraine
Nous partons au soleil. La descente jusqu’à la rivière est suivie, inévitablement, d’une remontée sur la colline en face qui nous fait couler de transpiration dans la moiteur relative. Les prés sont très fleuris, bien plus qu’en nos contrées de nos jours, me semble-t-il. Nous trouvons même des pensées sauvages. Je reconnais les campanules des Carpates à leurs corolles lilas en pentagone, des bleuets, des marguerites mais pas de coquelicots. Il y a parfois des myosotis d’un bleu intense « comme les yeux des enfants allemands », disait le poète. Des scabieuses poussent du col leurs fleurs chiffonnées bleu pâle ; le millepertuis fait bouffer ses pistils pubescents sur leurs cinq pétales jaunes ; la véronique dresse ses fleurs en goupillons ; des roses trémières sont comme de végétaux relais de téléphone mobile… Nous trouvons aussi la mauve, l’arnica, la camomille. Et ces petits edelweiss aux feuilles d’argent veloutées qui font l’admiration des Suisses.

fleurs des carpates
Une ferme, près du chemin, attire la curiosité. Natacha nous propose d’aller dire bonjour. Nous tombons sur trois enfants. Ils sont seuls car leurs mères, deux sœurs célibataires, sont parties cueillir des myrtilles dans la montagne. Elles les vendent 250 hvr le panier au marché. A elles deux, les mères ont onze enfants en tout, tous de pères différents. Voilà une émancipation très soviétique de la femme en ces contrées traditionnelles.

myrtilles des carpates
La vie montagnarde bâtit de beaux gamins au grand air et aux durs travaux. L’école est déjà à 9 km. L’aîné présent, Vassili, est un blond costaud de 9 ou 10 ans dont les épaules moulent bien le tee-shirt coupé et dont les biceps saillent déjà.

vassili 10 ans ukraine

Liouba a des yeux bleus magnifiques, ornés de longs cils et d’un teint pâle piqueté de légères taches de rousseur ; elle est belle et très femme déjà pour ses 7 ans. Le petit Vassil n’a que 2 ans.

liouba 8 ans ukraine
Nous laissons cette rencontre aux souvenirs. Plus loin, nous tombons sur une laiterie d’altitude qui ne fonctionne qu’en été. Le nom ukrainien de cette sorte de cabane est « kolyba ». Le fabricant de fromage garde les bêtes des autres sur le pré, les surveille et les protège. Il se paie sur la bête en faisant usage pour lui-même du lait. Il le caille à la présure d’estomac, le cuit lentement dans un gros chaudron sous lequel le feu, alimenté par le bois des forêts alentour, ne doit jamais s’éteindre de tout l’été – cela porterait malheur. Une fois caillé, le lait solidifié est mis à égoutter, puis à sécher à la fumée du feu qui monte à l’étage. Les grosses boules blanches sont alignées sous le toit. Avec le petit lait résultant de l’égouttage, le laitier fabrique un autre fromage, plus frais.

laiterie goutsoul des carpates
L’homme que nous rencontrons ne vit pas seul ici tout l’été. Il est le chef de cinq autres, partis la journée garder les vaches, les moutons, ou faire du bois. Il faut que toujours l’un d’eux reste auprès du feu pour l’alimenter et éviter qu’il ne s’éteigne, mais aussi pour tourner le fromage dans le chaudron et éviter qu’il n’attache. La nuit, deux d’entre eux gardent le troupeau dans une petite cabane en dur en forme de tente canadienne, au ras du pré. Les chiens de berger préviennent lorsqu’un lynx, un loup ou un ours – qui sont les trois prédateurs communs du pays goutsoul – s’approchent de trop près. Ils sortent alors de leur cabane au milieu du troupeau avec le fusil.

chef laitier goutsoul des carpates
Le chemin que nous reprenons monte dans la forêt de pins, appelés « smereka » dans les Carpates. La pluie de la nuit a rendu la voie boueuse et nous nous efforçons de marcher sur les bords. Le temps continue de jouer à ‘sol y sombra’, un petit vent coulant des sommets venant glacer la sueur sur la peau lors des pauses. Le pique-nique est prévu « sur la crête », mais il s’agit toujours de la suivante, vieille tactique « à la russe » de dompter les groupes militaires. L’en-cas a lieu en plein vent, mais au sommet de la dernière crête, avec vue entière sur le prochain village où nous allons ce soir. La montagne Kostritch, avec ses 1544 m, nous offre, mais sans soleil à ce moment, d’un côté les maisons de Verkhovina dans la vallée, de l’autre la chaîne des plus hauts sommets carpatiques de l’Ukraine. Des vaches à clarine broutent alentour, faisant ressurgir le souvenir de quelque alpage en nos mémoires. Nous sommes au col de Kryvopol.

carpates goutsoul ukraine
Au plus haut sur la crête, attesté par le GPS-réseau russe de Vassili, nous culminons à 1566 m. Ce sera le point le plus haut de notre séjour. Nous pouvons, de là, contempler tout notre itinéraire de ces trois jours de randonnée, de la maison de Verkhovina d’où nous sommes partis jusqu’au village de ce matin.

Catégories : Ukraine, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Solotareff et Fromental, Loulou l’incroyable secret

Solotareff et Fromental Loulou l incroyable secret

La BD du film qui sort au cinéma le 18 décembre 2013 – qu’on se le dise !

Loulou est un loup et fait les quatre-cents coups avec Tom son copain, le lapin si malin. Pourquoi Croc et Longues oreilles sont-ils amis, mystère ! Mais c’est dit dans les albums avant.

Les deux ados dorment l’un sur l’autre dans une barque de pêche immobile sur l’étang du pays des lapins quand une vieille corneille croasse mélodieusement. C’est pour mieux attirer Loulou, somnambule ensorcelé, dans les rets d’une bohémienne qui projette ses manipulations derrière la boule de cristal. Lui qui se croyait orphelin, voilà qu’il voit sa mère vivante !

Loulou le croit et les quatre pattes se carapatent au pays des Carpathes. C’est le repaire des loups (garou) où les Sancros sont mal vus. Wolfenberg, le château des loups, est une forteresse prédatrice au-dessus des forêts alentour. La population est un brin xénophobe envers qui ne chasse pas de race et ne va pas chercher la pitance avec les dents. Se tient justement le festival de Carne, et ce n’est pas du cinéma. Il s’agit de chasser la biche changeante, vraie femelle-star qui permet de dominer la forêt (on se croirait au cinéma des adultes où qui tient la femme bien roulée tient les financements).

Il y a de la traîtrise et de la manipulation, de la vantardise et de l’orgueil, de l’ego et de la bande. La violence fait loi mais le croc est bien souvent plus bête que les oreilles (qui contiennent quelque chose entre deux).

Il y a aussi de l’amitié indéfectible et de l’amour inconditionnel, de l’honneur et quelque raison parfois. Loulou bêta, lapin malin, il y aura heureuse fin. Mais pas sans suspense ni rebonds.

Loulou l incroyable secret le film

Un dessin très coloré pour des animaux caricaturés, cela plaît aux gamins jusque vers 8 ou 10 ans ; l’histoire parle du monde de la cour de récré. Mais les adultes, qui lisent parfois avec eux, s’amuseront des jeux de mots et allusions à notre jungle globalisée. De quoi contenter petits et grands !

Grégoire Solotareff (dessin) et Jean-Luc Fromental (scénario), Loulou l’incroyable secret, 2013, la BD du film France3 cinéma, éditions Rue de Sèvres, 62 pages, €11.88

Le film sort le 18 décembre 

le site officiel du film
www.louloulincroyablesecret-lefilm.com
Site officiel qui propose un contenu documentaire sur le film, des mini-jeux, des goodies, des ressources presse et pédagogiques, etc.
Le carrefour pour l’accès à tous les contenus numériques spécialement créés pour la sortie du film, via des espaces dédiés à la presse, aux enseignants, aux parents et aux enfants.

le livre numérique sur le film
www.loulousite.com/descriptions
Loulou l’incroyable secret [A propos du film] Ouvrage numérique enrichi qui propose, pour la première fois en France, une présentation complète et approfondie de toutes les étapes de la fabrication du film au travers de nombreux extraits audiovisuels, dessins de recherches et de production, interviews, musiques… Disponible gratuitement jusqu’à Noël sur l’iBookStore pour iPad et (prochainement) sur Google Play pour tablettes Androïd

l’application-jeux pour tablettes
www.loulousite.com/descriptions
Loulou l’incroyable secret pour apprendre et s’amuser avec les personnages du film; elle contient la bande-annonce, des goodies, des mini-jeux ludo-pédagogiques, les coulisses du film…Disponible gratuitement sur l’App Store pour iPad/iPhone et Google Play pour tablettes Androïd

les dernières nouvelles

https://www.facebook.com/loulouincroyablesecret
https://twitter.com/LoulouLeFilm
Une actualité vivante sur les réseaux sociaux Facebook et Twitter

la bande originale
www.loulousite.com/descriptions
toutes les musiques composées par Laurent Perez Del Mar pour le film
bientôt disponibles sur les plates-formes numériques (iTunes, Deezer, Spotify…)

la mini-expo
www.loulousite.com/descriptions
une mini-exposition éditée en 17 planches disponible à la commande

Une exposition Grégoire Solotareff à Angers dans le cadre du Festival Premiers Plans du 17 au 26 janvier 2014
www.premiersplans.org

Une grande exposition Grégoire Solotareff à l’Abbaye de Fontevraud
du 20 mars 2014 jusqu’à l’été 2014
www.abbayedefontevraud.com/

Catégories : Bande dessinée, Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Sylvie Taruffi, Un été à la montagne

sylvie taruffi un ete a la montagne

Le roman commence par la branchitude parisienne : on s’appelle Ambre, Enzo, on est mannequin de mode ou joueur professionnel de poker, on roule obligatoirement en BMW 4×4… Le lecteur se demande dans quelle mièvrerie il est tombé. Et puis l’horizon s’éclaircit avec le contraste radical de la montagne savoyarde où n’existent que des Marcel, Robert et Francis, où l’on élève des vaches pour faire le fromage ou l’on façonne le bois pour réparer les charpentes, et où les seuls 4×4 sont vraiment tout-terrain. Le lecteur est projeté de l’espace des loubards au domaine du vrai loup.

S’engrène une histoire d’amour passionnée entre une gamine immature capricieuse et un écrivain célèbre, musclé et bronzé. Une caniche et un chamois sous le regard australopithèque des génies des alpages et de la bonne guérisseuse du coin (que le politiquement correct oblige aujourd’hui à appeler ‘praticienne en thérapies alternatives’).

Les contrastes vont faire exploser les carapaces sociales, aidés des circonstances rocambolesques que je laisse le lecteur découvrir. Nous avons là un bon roman de passion, bien écrit, sans aucune faute ni d’orthographe ni de français (rare chez cet éditeur qui ne ‘relit’ jamais). Il coule de source et se lit bien, très prenant. Est-ce la vertu de « la possibilité curative de l’énergie », comme il est suggéré p.278 ?

Phénomène d’époque, deux êtres de la ville se convertissent à la nature. Ils quittent le frelaté où le paraître seul compte (l’anorexie mannequin, le bluff au poker, le style pour l’écrivain, les muscles et l’air méchant des gardes du corps) pour découvrir leur vraie nature : épanouie, véridique, sensible. Une fille perdue va même retrouver son père, un gamin dépendant de 28 ans son destin et une vieille ferme son vrai propriétaire.

Il reste les défauts d’un premier roman.

Les personnages sont excessifs, tous taillés bruts, les caractères noir et blanc, sans rien de ces nuances qui font le chatoiement de l’existence. Il y a maldonne quant au prénom du frère de Sélim : comment peut-il s’appeler Abel (nom juif) alors qu’il est manifestement Kabyle (si l’on en croit sa taille et sa masse musculaire), sinon de culture musulmane ? Abdel aurait été plus réaliste.

L’écart entre la ville et la campagne est presque haineux, le divorce mental entre les paysans et les cultureux très contemporain, mais poussé au paroxysme. « Là-bas, au moins, les gens ne cherchaient pas à être ne qu’ils n’étaient pas. Un vrai con était un vrai con et ne cherchait pas à être un expert en peinture ; une commère était une commère et ne cherchait pas à être la porte-parole d’un mouvement féministe ringard » p.250. On se demande pourquoi « ringard ».

L’auteur avoue ce roman comme une « autobiographie romancée ». Elle aurait été cet Ambre au prénom popularisé jadis par Katleen Windsor, fort à la mode chez les lycéennes des années 1970. Elle pratique aujourd’hui le soin par les énergies et par les plantes en Haute-Savoie. A-t-elle trouvé son « chamois » et fait avec lui plein de « petits chamois » comme son personnage ? On lui souhaite le bonheur des enfants gaillards courant dans les alpages, parmi les marmottes et les loups, avalant la saine fondue et soignés à la gentiane. On lui souhaite aussi de poursuivre dans la voie du roman – en corrigeant ses excès coloristes – car elle a l’énergie de raconter des histoires qui rendent joyeux.

Prenez un bon bol d’air et sauvez-vous de l’existence étriquée et polluée du métro, Mesdames ! Quant à vous, Messieurs, prenez exemple sur Enzo, fort et affectueux, vigoureux et doux, mâle et tendre – tous ces contrastes que recherchent désespérément les femmes de nature…

Sylvie Taruffi, Un été à la montagne, 2013, éditions Baudelaire, 304 pages, €19.95

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Dino Buzzati, Le désert des Tartares

C’est à 34 ans que l’auteur publie cette métaphore de l’existence fonctionnaire. Italien, il met en scène un jeune lieutenant affecté au fort Bastiani, sis dans les montagnes à la frontière du nord. Au-delà, une plaine sèche d’où, dit-on, les Tartares sont venus il y a des siècles. L’existence de garnison isolée est quasi monastique : routine de la discipline, des horaires de garde et pas de femmes. La vie s’écoule, pareille à elle-même, sans perspective autre que l’éternel présent du règlement. Ni carrière, ni enfants, ni réussite sociale, on sert l’État comme on sert Dieu, par devoir.

Mais l’horizon reste vide, rien ne justifie le fort ni le dessèchement sur pied d’une génération d’hommes jeunes voués à ne rien faire. Même lorsque sonnent des alarmes, personne n’y croit, pas plus les officiers supérieurs du fort que l’état-major en ville. C’est la survenue d’un cheval, par-delà la frontière, puis des soldats en armes… qui se contentent de borner la frontière, puis la construction d’une route au loin. La tragédie est qu’à force d’entendre crier au loup, les bergers se lassent, et que le loup peut survenir impunément. Le lieutenant Giovanni Drogo de 20 ans, devenu commandant passé 50 ans, tombe malade au moment où ce pourquoi il était là survient. L’ennemi arrive et il est trop faible pour l’accueillir. Ce sont les jeunots venus en renfort qui vont trouver la gloire, eux qui n’ont jamais mis les pieds au fort. Lui partira, pour le grand voyage, avec le sourire : il faut imaginer Sisyphe heureux.

Nombreux sont les êtres qui se complaisent dans les habitudes. Ils ont peur de l’aventure et préfèrent le connu. Toute entreprise les effraie car il y a risque de changement. Le temps passe et ils ne deviennent rien, ne créent rien, n’entreprennent rien. Et ils sont heureux comme ça ! Ils ont l’impression d’ignorer la mort en se faisant tout petits, insignifiants, neutres. Alors qu’ils ne vivent qu’au ralenti, sans volonté, sans liberté – dans le renoncement. Si Drogo reste au fort trente années, alors qu’il s’était juré de le quitter au bout de quatre mois, c’est qu’« il y avait déjà en lui la torpeur des habitudes, la vanité militaire, l’amour domestique pour les murs quotidiens. Au rythme monotone du service, quatre mois avaient suffit pour l’engluer. (…) Peu à peu, il avait appris à bien connaître les règlements, les façons de s’exprimer, les manies des supérieurs » p.81. Les paysans restent attachés à leur terre, même pauvre ; les fonctionnaires ne rêvent que d’un petit travail tranquille, sans aucun changement ; les moines ne supportent ce monde ici-bas que parce qu’ils rêvent du monde au-delà, qui justifiera leur sacrifice et leur obéissance.

Sauf que cette existence mécanique mécanise l’humain. Tout fonctionnaire se met à fonctionner comme s’il n’était que rouage sans cœur ni âme. « La sentinelle n’était plus le Moricaud avec qui tous ses camarades plaisantaient librement, elle était seulement une sentinelle, l’une des sentinelles du fort, en uniforme de drap bleu avec le baudrier de cuir verni, une sentinelle absolument identique, dans la nuit, à toutes les autres, une sentinelle quelconque qui l’avait mis en joue et qui, maintenant, pressait sur la détente » p.113. Le devoir avant tout, respect du règlement, tirer après sommation. Le camarade s’écroule, atteint d’une balle en plein front. Car le soldat a été bien formé et bien discipliné ; il est devenu tireur d’élite. Un bon fonctionnaire qui fonctionne sans état d’âme, même contre un semblable, même contre un camarade qui l’appelle par son nom. Il ne veut pas le savoir – parce qu’il ne connaît pas le mot de passe.

L’État déshumanise, comme toutes ces machines sociales inventées pour bureaucratiser les fonctions, segmenter les responsabilités, réglementer les actes. En ce début du XXème siècle où naît la grande ville avec l’essor de l’industrialisation, où naissent les partis de masse et les régimes totalisants, Dino Buzzati livre son testament philosophique, étrangement proche de celui de Kafka. Souvenons-nous, peuple tenté par le socialisme gris des technocrates, que derrière les règlements il y a des humains !

Dino Buzzati, Le désert des Tartares, 1940, traduit de l’italien par Michel Arnaud en 1949, Pocket 2010, 267 pages, €4.94 

Catégories : Italie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Musée du loup au Cloître Saint-Thégonnec

Sous la IIIème République fut tué le dernier loup breton. Pierre Berrehar, du Cloître Saint-Thégonnec, en a touché la prime le 6 octobre 1884. Nous sommes à l’entrée des monts d’Arrée et ce territoire encore sauvage reste alors le dernier refuge des loups. Ceux-ci ont en effet besoin d’espace et de halliers où mettre bas. Le recul du bocage et l’extension des forestiers et des agriculteurs a chassé le loup peu à peu. Il a aujourd’hui disparu.

Le Cloître Saint-Thégonnec est le nom d’une commune qui n’a rien à voir avec celle de Saint-Thégonnec, à 25 km de là, célèbre pour son enclos paroissial. Isolée des circuits touristiques et de la voie rapide Rennes-Brest, le Cloître – 12 km au sud de Morlaix – a eu l’heureuse idée de consacrer au loup un musée.

Le prétexte en est que le dernier loup de Bretagne a fini là. La publicité de ce nouvel établissement est habilement faite, par des panneaux de signalisation sur le circuit des enclos et par des dépliants dans les offices de tourisme. Le musée est surtout conçu pour les enfants, mais les adultes apprendront beaucoup de choses, de quoi alimenter les veillées et les histoires raides, juste avant de dormir.

Tout commence avant l’entrée par des hurlements à vous donner froid dans le dos. Vous sentez vos poils se hérisser alors que les petits vous prennent la main.

Courageusement, vous vous avancez, jusqu’à rencontrer une toute jeune fille au fond d’un couloir sombre. Elle a les joues roses et le chaperon tiroir-caisse puisqu’elle vous soutire 3,50€ par tête. D’un ton ingénu, elle vous prévient qu’elle va bientôt passer « un film pour adulte » dans la salle du fond…Vous vous demandez si l’interprétation psychanalytique des contes de fée a quelque consistance, notamment le petit chaperon prépubère mais déjà rouge qui rencontre au lit le viril loup poilu « déguisé en grand-mère » – lorsque vous voilà poussés derrière un rideau noir.

A peine la suggestion vous vient-elle que, décidément, c’est le bordel, voilà la nuit profonde qui vous happe. Venus du dehors, où règne le grand soleil de la transparence démocratique, vous êtes plongés ensemble dans l’obscurité propre à tous les fantasmes et à toutes les suggestions. Inutile de dire que les petits ne vous lâchent pas. Malgré les 25° ambiants, les frêles épaules frissonnent au-dessus des débardeurs. Monte un hurlement alors que vous vous heurtez à un coude du couloir, tandis qu’apparaissent de petites paires d’yeux fendus qui luisent fixement dans la pénombre. Vous voilà mis dans l’ambiance.

Lorsque vous émergez de la chicane, un loup blanc fort connu projette une ombre gigantesque sur le mur. Il vous attend tranquillement, assis sur son train. Il a aiguisé ses crocs et ses griffes sont prêtes.

Un autre vous guette au tournant, babines ouvertes et crocs menaçants à votre hauteur, les oreilles en arrière comme font les carnivores quand ils vont vous sauter dessus. Les mômes seraient impressionnés si vous n’étiez pas là – mais seraient-ils venus d’eux-mêmes se fourrer dans la gueule du loup ?

Vous leur montrez que la bête ne bouge pas, qu’elle est froide et même empaillée ; vous leur faites toucher la fourrure rêche. Vous leur faites remarquer que les yeux fixes sont de verre, ils ne vous regardent plus quand vous n’êtes plus dans l’axe. Adulte, vous pensez quand même que voilà une parfaite machine à tuer, 50 kg de muscles velus entraînés au marathon, enrichis d’une mâchoire à fracasser un fémur et qui a faim de viande saignante à raison de 10 kg par jour. Un panneau explicatif vous fournit obligeamment ces quelques renseignements.

Il ajoute, on le saurait depuis La Fontaine si l’E.NAtionale faisait encore réciter quoi que ce soit, que le cerveau du loup est d’un tiers plus gros que celui d’un chien. Nettement plus rusé, chassant en meute, obéissant à sa hiérarchie, le loup est proche de la bête humaine : ne dit-on pas que l’homme est un loup pour l’homme ? C’est un samouraï, un commando, un fasciste, pas comme ce con de chien démocratique qui geint dès qu’on le regarde fixement et recule cauteleusement, la queue entre les jambes, avant de vous aboyer après, mais de loin et quand vous êtes passés.

Le loup vous reconnaît pour dangereux même à dix ans et, avec raison, se méfie des hommes. Un panneau raconte l’histoire de ce petit berger qui en fit fuir un. L’animal préfère se cacher et ce n’est que dans les grandes étendues, lorsque le froid a chassé toute proie vivante, qu’il s’attaque aux troïkas russes ou aux petites filles des histoires de notre enfance. La « bête » du Gévaudan elle-même serait peut-être moins un loup qu’un homme, tueur en série avide de viols et de sang des très jeunes gens. Mais à toujours crier au loup… qui vous croira ?

Les salles se succèdent, éclairées de façon théâtrale du plus sombre au plus clair à mesure que vous avancez. L’irrationnel d’abord, le rationnel à la fin, la progression est savamment menée. Vous passez du physique de la bête aux mœurs évoluées du loup, de ses prédations aux légendes des hommes – déformées et amplifiées. On le dit issu du Diable, évidemment, alors que Dieu, sensé être à l’origine de toute la Création, n’aurait fait que le chien… S’il est diabolique, alors il tente l’homme, surtout le mâle, l’incitant à se transformer en garou (sexuel et violent, au contraire des Commandements d’église). Le garou serait la prononciation gauloise de vere ou vir, l’homme, dans l’expression germanique ‘verewolf’, homme-loup.

Ce n’est pas très difficile de sombrer, à lire un « avis » placardé ici : « Si vous vous sentez tout drôle un soir de pleine lune ; si vous êtes restés sept ans sans vous confesser ou mettre les doigts dans un bénitier ; si vous êtes épuisé le matin… Vous êtes probablement un loup-garou ! » Le film pour adulte vous donne plus de détails. Un ethnologue insiste : pour devenir garou, semblable au loup, il fallait se dé-civiliser, se dépouiller de son humanité en enlevant ses vêtements pour se rouler tout nu, la nuit, au bord de certaines mares ou dans des feuilles mortes. Cela vous lavait de l’homme et faisait resurgir vos instincts profonds de bête, de prédateur carnassier que notre espèce a été durant des centaines de milliers d’années. A voir jouer et se battre les petits enfants l’été, presque nus dans le sable ou la boue, heureux sous la pluie ou le ventre dans l’herbe, vous vous dites que peut-être le mythe du loup-garou n’est pas si bête. Il ne serait que la tentation qui vient de balancer toute raison…

Le musée expose des images, mais use de beaucoup de mots pour apprivoiser le loup. Lorsqu’on en rencontrait un, il fallait citer de mémoire l’invocation à un saint – manière de faire entrer dans les crânes obtus les bienfaits de l’éducation. Saint Hervé était réputé pour avoir apaisé le loup – manière pour l’Eglise de profiter de la peur pour assurer son emprise. On parle aussi de saint Ronan, mais en rapport avec la lune du loup qui vient des légendes celtes (il la bouffait au 372ème mois pour que le cycle soit pur). Cependant, les paysans madrés savaient que la « danse des sabots » était plus efficace que les incantations : enlever ses sabots et les frapper l’un contre l’autre rendait prudent le loup, de même que brandir un bâton ou une fourche.

Vous avancez dans le musée, voici la cheminée sous laquelle vous pouvez entendre l’histoire du petit chaperon rouge, lue par un adulte ou en bande dessinée sous le manteau.

La salle suivante, bien éclairée, fait jouer avec le loup petits et moyens par des objets à soulever, des trous où mettre l’œil, des vitrines de peluches. Les parents iront voir, pendant ce temps, la salle attenante consacrée aux peintures et sculptures temporaires en rapport avec le loup. Un dernier endroit, peint en sombre pour lâcher l’imagination, laisse des livres d’images à portée des loupiots. Vous êtes juste avant la boutique, tenue par la même jeune fille aux joues roses, qui vous vend les désirs repérés : les livres d’enfants y tiennent la meilleure place.

Comptez-les biens, vos petits, peut-être le loup vous en a-t-il pris un ? Qui le saura avant de revoir le soleil ?

Un manque choquant dans ce musée : les louveteaux, ci-dessous croqués par Pierre Joubert. Si l’on peut laisser de côté loubards de banlieue et Loups gris turcs, la laïcité n’exige pas d’ignorer de façon aussi flagrante un fait social aussi important que le scoutisme, fût-il à l’origine religieux. Alors que toutes les marchandises de la religion Disney sont en vitrine et dans les livres proposés.

Musée du loup, 1, rue du calvaire, 29410 Le Cloître Saint-Thégonnec, 02 98 79 73 45

Ouvert tous les jours de 14 heures à 18 heures en juillet et août et toute l’année sur réservation pour les groupes (20 personnes). Tarifs : adultes : 3,50€, enfants 7 à 12 ans : 2,50€, enfants – de 7 ans : gratuit.

Site : http://www.museeduloup.fr/

Animations estivales 2012 :

  • Exposition Le petit conte rouge, du 1er juillet au 31 Octobre
  • Loup gris et paysage en Monts d’Arrée, les vendredi 6, 13, 20 et 27 juillet : Après une visite guidée au musée du loup le matin, un guide nature de Bretagne Vivante-SEPNB, vous fera découvrir les landes du Cragou l’après-midi, réserve naturelle régionale entre steppe et savane, riche d’une flore et d’une faune exceptionnelles et ensorcelantes…. Réservation obligatoire : 02.98.79.73.45
  • Les nuits du Loup, les 18 juillet et 8 août : Partez sur les traces du loup… visite libre du musée à partir de 21h, puis balade nocturne dans la réserve naturelle régionale des Landes du Cragou en compagnie d’un guide nature. A partir de 6 ans. Réservation obligatoire : 02.98.79.73.45
Catégories : Bretagne, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,