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Je n’aime pas les prêtres, dit Nietzsche

Père pasteur, mère dévote, sœur pronazie, Friedrich Nietzsche avait tout pour haïr le christianisme, une religion d’esclaves, disait-il. Pourtant, Zarathoustra laisse aller les prêtres. Bien que ce soient ses ennemis, « parmi eux aussi il y a des héros ; beaucoup d’entre eux ont trop souffert – c’est pourquoi ils veulent faire souffrir les autres. » L’air est connu du criminel à l’enfance malheureuse, ce qui l’absoudrait sous les circonstances atténuantes. Mais les prêtres, tout comme les criminels, sont des ennemis : il ne faut pas l’oublier et Zarathoustra ne l’oublie pas.

« Rien n’est plus vindicatif que leur humilité », dit-il « et quiconque les attaque a vite fait de se souiller. » Ce sont des prisonniers de leur foi, des réprouvés que leur Sauveur a marqués au fer. « Au fer des valeurs fausses et des paroles illusoires ! » Qui va les sauver de leur Sauveur ?

Ces valeurs et ces paroles sont enfermées dans des églises sombres à faire peur, et ne s’énoncent pas au grand soleil rayonnant. Peut-on s’élever dans des cavernes ? Par un chemin de pénitence à genoux ? « N’était-ce pas ceux qui voulaient se cacher et qui avaient honte face au ciel pur ? » demande Nietzsche. Il est loin le temps antique où les dieux étaient glorieux, à l’image des hommes les meilleurs : ils élevaient les âmes des mortels à leur hauteur et les plus valeureux humains devenaient des demi-dieux. Pas dans le christianisme : « ils ont appelé Dieu ce qui leur était contraire et qui leur faisait mal » ; « ils n’ont pas su aimer leur Dieu autrement qu’en crucifiant l’homme » ; « ils ont pensé vivre en cadavres ». Comme ce monde-ci est une vallée de larmes, que tout être humain est dès sa naissance entaché du péché originel, que seul l’Au-delà permettra la justice, l’amour et des félicités, vivre n’a aucun intérêt. Seule la mort en a et la meilleure est de se mortifier auparavant pour l’appeler au plus vite. Est-ce cela la vie ?

« Je voudrais les voir nus », dit Nietzsche, « car seule la beauté devrait prêcher le repentir. Mais qui donc pourrait se laisser convaincre par cette affliction travestie ! » Nietzsche parle des prêtres, tous vêtus de longues robes noires qui cachent leurs formes le plus souvent étiques et maladives faute de vivre sainement dans un corps sain, aimant d’un cœur sain et avec l’esprit sain vivifié par le grand air. Le Christ en croix, curieusement, a souvent un corps sculpté d’athlète romain, comme s’il était impensable, au final, d’adorer un avorton. Combien de vocations religieuses catholiques se sont déclarées face à ce corps nu et torturé, délicieusement sexuel ? Les séminaires comme les écrivains catholiques sont remplis de ces fantasmes homoérotiques, qui deviennent trop souvent pédocriminels. Le sociologue homme de radio Frédéric Martel a étudié ce thème particulier dans son livre Sodoma : enquête au cœur du Vatican. Son enquête par témoignage auprès de pas moins de 41 cardinaux, 52 évêques, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs montre que la plupart non seulement sont homosexuels, mais de plus ont été attiré dans l’Église par cette atmosphère particulière qui favorise la tendance.

Les sauveurs n’étaient pas de grands savants, ni des maîtres en leur discipline, mais des illusionnistes, dit Nietzsche. « L’esprit de ces sauveurs était fait de lacunes ; mais dans chaque lacune ils avaient placé leur folie, leur bouche-trou qu’ils ont appelé Dieu. » Ils avaient des esprits étroits et des âmes vastes, voulaient trop étreindre et ont mal étreint. Comme des couards selon Montaigne, « sur le chemin qu’ils suivaient, ils ont inscrit les signes du sang, et leur folie leur a enseigné que par le sang on établit la vérité. » Or ce n’est pas le nombre de morts qui fait la valeur d’une doctrine, sinon Mao, ses 80 millions de morts et son Petit livre rouge serait au sommet de la sagesse, mais sa part de vérité utile à la vie. « Le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure et la transforme en folie et en haine des cœurs. » Tout dictateur le sait, et Hitler avec Horst Vessel devenu lied des marches nazies, c’est par les martyrs que l’on gagne à sa cause. Peu importe la vérité de leur combat, le seul fait qu’ils aient donné leur vie exige qu’ils soient vengés. C’est ce que Poutine cherche à faire en Ukraine, en envoyant en rangs serrés des hordes de soldats se faire massacrer par les obus et les mitrailleuses ukrainiennes – tout comme Staline l’a fait face aux armées allemandes devant Stalingrad.

C’est de la manipulation. « Le cœur chaud et la tête froide : lorsque ces deux choses se rencontrent, naît le tourbillon nommé ‘Sauveur’. » Le froid Poutine agite le nationalisme le plus obtus et envoie à la mort par dizaines de milliers de jeunes Russes pour faire monter l’émotion et appeler à l’élan du châtiment. Il veut apparaître comme le Sauveur de la civilisation orthodoxe russe face à un Occident gangrené par l’esprit décadent américain. Mais que ne se pose-t-il en exemple attractif, plutôt que d’attaquer celui qui ne veut pas le suivre ? Le soft-power culturel américain, tout comme l’exemple économique de l’Union européenne sont bien plus attractifs que ses vieilles lunes rancies de slavophile – c’est cela qu’il n’accepte pas. Si la Russie tradi est un paradis, pourquoi tant de gens rêvent-ils d’ailleurs ? « En vérité, il y a eu des hommes plus grands », rappelle Nietzsche, des Churchill, des De Gaulle, pouvons-nous ajouter ; ils étaient patriotes mais pas tyrans, ils ont élevé leurs citoyens au lieu de les réprimer.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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The Thing de John Carpenter

Le film 1982 de John Carpenter est un remake meilleur que La Chose d’un autre monde (The Thing from Another World, 1951) de Christian Nyby et est adapté du roman court La Chose (Who Goes There?, 1938) de John W. Campbell – et il se dit dès 2020 que Jason Blum prépare un autre remake de la même Chose. C’est dire si le mythe est puissant. Des scientifiques d’une mission américaine en Antarctique découvrent un être extraterrestre déshiberné par une équipe norvégienne : une Chose qui prend toutes les formes pour mieux assurer sa survie – et son pouvoir. Mal aimé à sa sortie à contre-temps, The Thing « a été reconnu comme l’un des meilleurs films de science-fiction et d’horreur et a obtenu le statut de film culte » selon les spécialistes modes wikipèdes.

Tout commence par une chasse en hélicoptère norvégien d’un chien de traineau sur les étendues glacées. Le passager tire au fusil à lunette sur l’animal qui esquive et se sauve vers la station américaine. A sa vue, le Norvégien atterrit mais le tireur continue à vociférer – en sabir non-anglais – et à tirer. Une grenade qu’il a dégoupillée lui échappe et fait sauter son hélico et son pilote, mais il poursuit sa traque du chien et une belle atteint à la cuisse l’un des techniciens yankees venu là badauder sous les balles comme s’il s’agissait d’un jeu de foire. Garry, le chef de sécurité de la station (Donald Moffat), sort son pistolet et abat d’une seule balle dans l’œil le Norvégien fou. Cette scène est très américaine… avec le sentiment de supériorité latent des Yankees pour leurs compétences et leur langue universelle, leur habileté et leur badauderie.

Le chien est récupéré et erre dans la station, discret. A un moment, lorsqu’il frôle un homme qui sursaute, il est demandé au maître-chien (Richard Masur) d’aller le mettre au chenil avec les autres. C’est là qu’il tente d’absorber ses congénères dans un jet de fils rouges gluants et de métamorphoses gore. Les bêtes hurlent et les hommes viennent voir : ils crament la créature au lance-flammes, selon cette vieille superstition biblique que le feu purifie tout comme Sodome et Gomorrhe.

Mais ce n’est que le début de la Chose. Blair, le chef du département scientifique (Wilford Brimley), autopsie le cadavre à demi-brûlé d’une créature en métamorphose rapportée (bêtement) de la station norvégienne en ruines et déserte que le pilote et le médecin sont allés voir. La hache sanglante fichée dans une porte rappelle l’horreur de Shining (sorti en 1980). Des cassettes vidéo récupérées, ainsi que des écrits en langue barbare (le norvégien vu par les Yankees), montrent que l’équipe a découvert un grand vaisseau spatial sous la glace et qu’ils ont dégagé une créature congelée. Elle n’est pas morte mais a hiberné… et la décongeler a fait sortir le mauvais génie de la bouteille. Apprentis sorciers, les Norvégiens ont été phagocytés puis se sont autodétruits afin de ne pas répandre la Chose. L’orgueil est toujours puni dans la Bible, de David dansant devant l’Arche à la tour de Babel. Les Ricains sont contaminés – un par un – et n’ont d’autre choix que d’imiter les « barbares » (les Norvégiens).

Le docteur Blair devient paranoïaque (en précurseur de la paranoïa du 11-Septembre) et détruit hélicoptère et tracteur diesel pour confiner toute la station. Il a calculé sur son ordinateur qu’il ne faudrait que 27 heures à la Chose pour contaminer toute la planète si elle devait sortir du continent Antarctique. Les autres l’enferment seul en cabane mais se méfient les uns des autres. Le pilote MacReady (Kurt Russell), qui a l’habitude de prendre des décisions risquées de vol dans ce climat, prend peu à peu la place du chef Garry, dépassé. Il décide de tester chacun par le sang, après tout symbole éternel de la race humaine. C’est ainsi que l’on testait le SIDA, l’épidémie qui surgissait tout juste chez les « contaminés » invertis 1982. Si la Chose se réplique par une seule cellule, brûler le sang va la faire réagir alors que le sang humain se contentera de grésiller comme un vulgaire liquide. Ce qui est fait – et un alien est détecté, immédiatement cramé, non sans avoir tenté d’absorber un collègue, lui aussi cramé.

Des dix petits nègres il n’en resta que quatre (dont un vrai Noir). Mais Blair s’est échappé par un tunnel creusé dans la neige sous sa cabane ; l’autopsie qu’il a réalisé sur la Chose rapportée du secteur norvégien l’a probablement contaminé. Il est devenu Chose et construit un vaisseau spatial réduit avec les restes de l’hélico et des engins. MacReady décide alors – à l’américaine – de tout faire sauter. La bonne vieille tactique du « tapis de bombe » a fait ses preuves sur l’Allemagne nazie avant d’être reprise après le film en Irak. La Chose tente de résister, Blair métamorphose Garry qui se laisse stupidement faire, comme tétanisé, puis subtilise le détonateur de la dynamite mais le pilote a gardé un bâton en réserve, qu’il envoie dans sa gueule en le niquant par ses paroles : (« Yeah… FUCK YOU TOO!! » – niaisement traduit en français par « je t’emmerde ».

Et ne restent que deux humains, le pilote blanc et un cuisinier – noir pour le politiquement correct. Mais ils vont crever : la station est tout entière en feu, la génératrice d’électricité explosée, et il fait -60° dehors. Ils se consolent au J&B, pub gratuite (?) pour le whisky italo-anglais devenu célèbre aux Etats-Unis. Avec un doute : le Noir est-il si clair que ça ? Il dit s’être « perdu dans la neige » en poursuivant Blair qu’il a cru apercevoir, mais il s’est retrouvé comme si de rien n’était et n’a rien vu… Ne serait-il pas contaminé, attendant d’être gelé et d’hiberner jusqu’au printemps pour contaminer les secours ? On en revient à la première image : méfiance, l’homme est un loup pour l’homme.

Sauf le pilote et le scientifique, les personnages sont un peu inconsistants, le spectateur ne se souvient même pas qui fait quoi dans la station, les uns et les autres paraissant seulement écouter de la musique, regarder des films ou jouer au poker ; dans l’action, ils restent sidérés, sans réaction, attendant les ordres ; malgré le danger avéré, ils se baladent souvent seuls, comme attirés par le péril ou plus simplement (ce que je crois) inconscients – à l’américaine. Évidemment aucune femme, ce qui aurait pu ajouter de la psychologie, mais qui s’avère comme une crainte religieuse de la féminité, assimilée à la Chose qui produit dans son ventre les naissances monstrueuses. Les communications avec l’extérieur sont mortes sans raison : n’existait-il pas des satellites en 1982 ? Les effets spéciaux (non numériques encore) sont remarquables et filmés avec complaisance ; on se demande parfois pourquoi devant de telles horreurs le porteur du lance-flamme hésite tant à appuyer sur la détente. La Chose (« effroyable » selon le titre canadien) est une sorte de virus cellulaire (un paradoxe) qui se réplique à grande vitesse et peut prendre (tiens, comme le diable chrétien !) toutes les formes. D’où le feu pour le renvoyer en enfer, l’espace intersidéral d’où il n’aurait jamais dû sortir. La musique électronique d’Ennio Morricone donne une ambiance glacée dramatique.

Si le thème du film est la paranoïa et la méfiance généralisée des humains entre eux, il introduit parfaitement à l’après 11-Septembre : c’est en effet ce qui est arrivé. Le « cœur » de l’Amérique (la finance, le Pentagone) a été touché, minant la confiance béate et imbue d’elle-même des Yankees pour leur richesse, leur mode de vie et leur bonne conscience universelle. La peur de la trahison explique le vote Trump et son égoïsme monstrueux, le chacun pour soi économique et le repli stratégique sur les « proches de race » anglo-saxons (ce qu’illustre le contrat rompu de sous-marins avec l’Australie). Le geste de MacReady de détruire son ordinateur en versant le reste de son whisky dans la machine parce qu’elle l’a battu aux échecs est le signe même de la « vérité alternative » à la Trump, du « j’ai raison parce que j’ai le pouvoir » – même si, dans les faits, il a tort (une réaction de gamin de 2 ans).

Au total, un film sans affect, qui fait peur par son étalage de boucherie mais qui amène à réfléchir non seulement sur la mentalité yankee, mais aussi sur la paranoïa qui se répand comme un SIDA, l’individualisme exacerbé par la peur de l’autre induisant des conduites suicidaires.

DVD The Thing, John Carpenter, 1982, avec Kurt Russell, Wilford Brimley, T.K. Carter, David Clennon, Joel Polis, Thomas G. Waites, Universal Pictures 2009, 1h44, €8.99

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Printemps

L’hiver s’éloigne, le printemps naît.

Depuis toujours, depuis au moins que les humains se sont posés pour cultiver la terre et élever les bêtes, le printemps est la saison du renouveau. Le soleil revient, la douceur de l’air, l’herbe pousse et les oiseaux chantent.

La nature tout entière est en joie et l’eau, hier ralentie par le gel, se remet à couler tout comme le sang dans les veines et les hormones chez les adolescents.

Plus belles sont les filles, plus fleuris les garçons. Leur peau au printemps semble refléter la lumière, tels les pétales tout neuf qui s’ouvrent au soleil.

Les fleurs communes, chaque année, me font le même effet qu’étant petit : ils me ravissent. La germination est comme une religion et le printemps non seulement un âge de la vie mais un émerveillement pour toute la vie.

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Tonina

Notre première étape, bienvenue pour les jambes coincées entre les sièges, est pour le site archéologique maya de Tonina, dans la vallée d’Ocosingo. La cité, figurée sur une maquette de l’entrée, distingue les bâtiments sacerdotaux en pierre, coiffés des treize temples aux dieux, érigés sur les pyramides à degrés, du village paysan construit de terre et de bois qui a donc disparu.

Le site a vécu de 300 à 900 de notre ère avant d’être abandonné sous les attaques Chichimèques. Sur des stèles figure Tchak, le dieu reptilien de la pluie, reconnaissable à sa houppette. Une aire de jeu de pelote fait croire un instant à Marie-Abel que les Indiens connaissaient les cartes… L’aire est installée en bas des temples, à la frontière sociale avec le « village ». Le terrain de pelote mesure 72,30 m de long et se trouve couvert par un dallage recouvert de stuc.

Tonina signifie « maison de pierres », pas très original pour un site de pyramides mayas. Un Indien voulait même faire croire à l’explorateur américain Stephens, en 1840, qu’un souterrain reliait Tonina à Palenque, à 250 km de là ! La crédulité est le début de la superstition, la première marche vers la manipulation de n’importe quelle tyrannie. Vieille tactique aztèque.

Une acropole à sept terrasses promet une belle ascension par cette chaleur. Le bas, creusé au 7ème siècle, offre une vision de « l’infra-monde » sous forme de labyrinthe obscur sensé retenir les âmes des morts. Nous y errons un moment, de rares ampoules touristiques permettant de s’y retrouver. Des ouvertures cruciformes évoquent un parallèle curieux avec le supplice du Christ.

Une étape est au palais de Kukulkan avant d’aborder le palais Céleste puis la tombe à sarcophage et le mur des Quatre Ères, enfin le temple des Prisonniers précède le plus élevé : celui du « Miroir fumant », à 80 m au-dessus de la glèbe. Nous y grimpons, par des marches étroites et hautes. Le vertige n’est pas autorisé. La chaleur de midi est lourde et pèse sur les nuques et les épaules. Rien qu’à se tenir dehors, même sous l’ombre d’un arbre, nous bronzons. La peau grille sans chemisette et les yeux clignent sans lunettes solaires. Les cheveux prennent une température de plage sans chapeau. Du sommet, la vue s’étend sur la campagne, le ciel et – la nuit venue – les étoiles.

Ce tertre artificiel donne un puissant sentiment de pouvoir. Les prêtres dominaient les hommes ordinaires du haut de leur magie, intercesseurs entre les dieux et les humains, maîtres des cérémonies et des sacrifices. Murs épais, ouvertures étroites, méfiantes, tout est bâti pour contrôler et commander. La cité est une représentation physique de la hiérarchie humaine avec le roi au sommet, les prêtres sur la pente et les paysans attachés au sol. Et peut-être, au ciel, les dieux… Rien n’est moins sûr. Ce qui est plus certain est la peur que les hommes en ont et dont les Manipulateurs jouent. Existerait-il des paranoïaques sans des esclaves pour reconnaître leur pouvoir ? La tyrannie commence par la crainte.

Les bas-reliefs sont remplis de captifs et de scènes de décapitations édifiantes. Ces mêmes scènes que mutileront les envahisseurs de l’an 909, aboutissant à l’abandon de cette cité-forteresse digne du « Seigneur des Anneaux ». Elle sera réoccupée brièvement par une population moins développée mais plus pacifique, qui enterre ses morts dans les tombes anciennes, puis abandonnée définitivement vers 1250, rendue à la jungle prolifique qui ne tarde pas à la recouvrir.

Un « codex » de 4 m sur 16 a été découvert en 1990 au pied de la sixième terrasse. Il met en scène la création du monde et les sacrifices humains de manière imposante, faite pour impressionner, glacer de terreur. Au centre, la tête renversée d’un prisonnier, décapité pour les mythiques dieux. Son sang est figuré par une collerette de plumes qui pointe vers les quatre parts de l’horizon, répétition du temps en un cycle de quatre soleils dans la mythologie maya.

Un jaguar et un squelette aux yeux globuleux sont les habitants de l’inframonde. Xbalanque est représenté la bouche vomissant des flots de sang et les membres attachés. Hunapuh vise d’une sarbacane le géant Vucub Caquix. A l’ouest de cette même sixième terrasse, le temple 8 contient un grand masque de monstre terrestre. Devant ce masque, une cache renfermait les corps de trois jeunes enfants, sacrifiés, la poitrine ouverte à vif au couteau d’obsidienne. Le temple des Prisonniers a sa base décorée d’une série d’hommes attachés, assis, une corde autour du cou. Le tout pue la tuerie, la guerre incessante de tous contre tous, la mort brutale, inévitable. De quoi devenir définitivement laïc contre tous les dogmes et résistant contre toutes les tyrannies ! Le seul dieux des prêtres est au fond le Pouvoir.

Ce sont des fouilles françaises de 1972, entreprises par Bauquelin et Baudez qui ont permis de comprendre mieux le site et de le restaurer partiellement. Le groupe résidentiel F4, à l’angle sud-ouest de la première terrasse, a révélé une habitation à trois chambres, cuisine et salle de réception à six piliers. Placée si près de l’acropole, elle devait appartenir à un notable.

Par cette chaleur écrasante, après ces visions d’horreur que l’imagination fait sourdre de la pierre, nous sommes quelques-uns à prendre un jus d’orange fraîchement pressé auprès d’une paillote où officie un vendeur commerçant. L’homme est flanqué de son jeune fils qui l’imite en tous ses gestes et nous observe avec curiosité. Ils sont les Descendants, les survivants des tyrannies, les paysans qui on subi, courbé le dos pour se perpétrer. Et, à voir leur physique frais et leur initiative négociante, ils ont mieux réussi que les élites mangées par l’inexorable roue du temps.

Nous déjeunons à l’entrée du site d’un sandwich pompeusement appelé « empanadillas », un pain toasté empli de thon en boite, de rondelles de tomate et des traditionnels frijoles, le tout sans grand goût.

Et la route reprend, tout aussi monotone, ponctuée de ses gendarmes couchés et de ses nids d’armée formés de sacs de sable, jusqu’à Agua Azul.

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Le dernier complot

Toute crise désoriente les esprits peu sûrs d’eux-mêmes ; la raison fuit devant la croyance. Ce pourquoi les religions font recette particulièrement en ces moments-là :

  • Autour de l’an mil c’était l’Apocalypse, qui prépara l’élan des croisades comme celui des bâtisseurs de cathédrales (les deux faces d’une même foi) ;
  • dans les années 1970 au moment des deux chocs pétroliers (1973 et 1979), la Malédiction satanique de l’Associé du diable exigeant l’Exorciste ;
  • à la fin des années 2010, c’est désormais la Cabale de l’Etat profond contre le Blanc moyen que des hordes d’immigrés orientaux ou latinos doivent envahir en Europe et aux Etats-Unis tandis que leurs gènes seront submergés par le Mélange et leurs enfants, selon Q, éradiqués par le kidnapping, le soutirage du sang, le viol et la torture. Le viol comme arme de guerre, ce n’est pas nouveau mais fait toujours recette.

Le sang serait destiné à l’adénochrome qui donnerait aux puissants longue vie. Rien de nouveau sous le soleil, boire le sang était déjà considéré comme prendre la force de son ennemi durant la préhistoire et les Romains accusaient déjà les chrétiens d’égorger les petits enfants, ce que le Moyen-Âge reprendra pour les Juifs. Inutile non plus de décortiquer cet adénochrome : il n’est que l’oxydation de l’adrénaline en laboratoire qui sert contre l’épilepsie et pour guérir les hémorroïdes (donc les épanchements du Q). On le fabrique industriellement et chacun peut le trouver facilement sous les noms des médicaments Adona, Phleboside, Anaroxyl, Medostyp ; pas besoin de saigner des enfants… Mais cette preuve ne sert à rien car ce qui compte est la croyance.

Or nul être sensé ne peut rien contre un croyant. Il est imperméable à tout, sauf à la force. Les islamistes le savent bien qui s’intoxiquent d’Allah (et certains de haschisch) pour devenir assassins. La foi rend blindé, robocop discipliné du gourou, soumis au dieu vengeur. L’empathie envers les enfants maltraités est humaine ; elle conduit tout naturellement à croire, donc à suivre aveuglément ceux qui sont contre. Jusqu’aux absurdités qui ont conduit au Pizzagate en 2016 et, rien qu’en 2020, à la tuerie allemande de Tobias Rathjen et à l’accusation de vendre des enfants sous le nom d’armoires par l’entreprise de meubles Wayfair à Boston !

La pédocriminalité est, avec le nazisme, le fantasme le plus violent du Mal au début du XXIe siècle. De quoi en avoir un orgasme, bien plus qu’avec les égorgeurs d’Allah. Être nazi, le rêve ! On peut tout faire, tout se permettre, on est le plus fort. Violer les enfants, rendre esclaves les femmes, torturer le mécréant, égorger l’apostat. On peut transgresser tous les tabous, surtout juifs et chrétiens, donc les Commandements de la Bible, l’inverse même de la morale américaine. Être antéchrist une bonne fois pour jouir de tout sans entraves, c’est atteindre le septième ciel sans attendre l’au-delà. Dès que vous reconnaissez cet Ennemi absolu du nazi pédo – le Diable incarné – si vous n’êtes pas pervers, vous vous trouvez forcément dans le camp du Bien. Hein ? des doutes ? vous seriez donc pervers ? Soyons décent, inutile de penser, suivez : le Bien sait tout. Il encadre la morale. Il est le Q, la puissance réactive en électrotechnique. Il vous donne des règles simples à suivre. Restez dans les clous et avec les bons : croyez !

L’effroi du petit Blanc paupérisé, la peur du Grand remplacement par les colorés dans le monde blanc, font monter l’insécurité intime et culturelle. Les errements des gouvernements trop technocratiques qui ne savent pas et décident en aveugle tourmentent la passion politique : sur la pandémie (Castex et le casse-tête des Qltes et le Q de Tobin appliqué à la rentabilité des pistes skiables) ; sur l’économie (Hollande qui voulait réduire le chômage tout en augmentant massivement les impôts !). Le sentiment démocratique de ne jamais être entendu (les gilets jaunes), entraîne ressentiment et méfiance. Tout ce qui est dit par le pouvoir et par les élites devient mensonge et entraîne par réaction la tendance à faire l’inverse, en ado rebelle qui n’a jamais su grandir :

  • Le masque ne sert à rien ? – Si, si au contraire, j’en veux un !
  • Le masque devient obligatoire ? – Non, non, je me sens libre de ne pas le porter !
  • Pas de vaccins ? – Mais que fait le gouvernement ?
  • Des vaccins bientôt disponibles ? – Je me méfie, je ne me ferai pas vacciner, ils pourraient contenir des nanopuces de contrôle par les GAFAM ou des produits abrutissants pour le FBI ou la CIA… (tous les monstres fantasmés du Complot, le numérique IA et l’empire américain)

Rien de rationnel là-dedans, que de la rumeur, de la croyance, de l’abandon de soi à la horde de ceux qui pensent « bien » – c’est-à-dire comme sa bande. Dans les années 1970 le complot était celui des multinationales, dans les années 1990 la Trilatérale, c’est désormais Davos le forum des riches et des puissants bientôt immortels par transformisme et régnant par l’intelligence artificielle augmentée par la 5G… (tant qu’à faire, amalgamons tout). La nanopuce, est-ce la crainte d’avoir enfin du plomb dans la cervelle ? Ou de garder la cervelle dans le Q ?

Tout événement majeur déstabilise : la crise financière puis économique et sociale 2008 ; la pandémie 2019 et la crise de la mondialisation 2020 aggravée par un Trump agressivement tweeteur. Chacun cherche alors à se rassurer et à retrouver ses marques. Pour cela trois choses :

  1. Donner un sens (même absurde) pour reprendre le contrôle – le délire paranoïaque est toujours très logique ; il n’en reste pas moins un délire hors du réel
  2. Agir pour résister – faire n’importe quoi mais faire – pour avoir le sentiment de garder prise
  3. Se sentir relié, donc s’affilier à une tribu de croyants, à une communauté de religion (de religere, relier), à des gens qui pensent comme vous et vous confortent dans le nid – même au prix du déni.

La théorie du Complot trouve des échos parmi les plus fragilisés, les perdants, les « esclaves » (au sens métaphysique de Nietzsche), ceux qui sont incapables de penser par eux-mêmes ou d’oser seulement le faire. Ils préfèrent suivre la foule, lyncher en cœur dans l’anonymat de masse (c’est pas moi c’est l’autre), manifester sans projet, casser des biens publics pour se plaindre des moindres biens publics, faire du bruit pour ne pas entendre.

Il n’existe plus de vérité autre que celle à laquelle on croit ; plus de faits autres que ceux qui nous intéressent ; plus de débat entre gens de raison évoluée mais la haine entre bêtes d’instincts primaires. Plus de régime démocratique mais la guerre civile. Aux Etats-Unis, nous n’en sommes pas passés loin au moment de la défaite de Trump. En France ? ça vient… Comme toujours depuis des décennies les petits intellos français imitent ce qui vient des Amériques. Et rarement pour le meilleur.

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Liberté menacée

Le projet des Lumières était simple et attirant : arracher l’individu à ses déterminismes biologiques et sociaux pour le faire s’épanouir par la raison naturelle. La liberté était au prix de l’abondance qui, seule, permettait de s’élever au-dessus de la condition matérielle du manger, se loger et se vêtir. L’essor des échanges permettait la croissance économique et celle des idées, donc la circulation des biens, des hommes et des techniques. Le mouvement naturel de tout cela éclairerait et enrichirait tous et toutes. Maîtriser le monde pour se maîtriser soi était une conception optimiste de l’existence : pourquoi l’abandonner ?

Nous voyons aujourd’hui le lien symbolique qui existe entre l’énergie au double sens de la volonté humaine et des matières premières : nul ne peut faire, réaliser, s’accomplir que parce qu’il consomme de l’énergie naturelle : le feu, le cheval, le vent, le charbon, le pétrole, l’uranium, le soleil, l’hydrogène… Le paradoxe des écologistes, souvent bornés par leur obsession apocalyptique pour être capables de « voir » au-delà de l’immédiat toujours « urgent », est qu’ils croient l’énergie naturelle limitée. C’est vrai du charbon, du pétrole, de l’uranium – mais le reste ? L’hydrogène est partout, comme le vent, et le soleil a encore plusieurs milliards d’années à briller. L’énergie existe, elle est abondante, il faut seulement basculer d’un modèle technique à l’autre, ce qui prend quelque temps.

Le libéralisme prônait la liberté, au contraire du « sang bleu » d’Ancien régime qui établissait la hiérarchie sociale ou de la contrainte totalitaire des fascismes et communismes, jusqu’aux « socialismes » qui régnent par surveillance et culpabilisation. Tous ces -ismes ne sont au fond que des réactions au pacte libéral des Lumières pour lequel les échanges entre individus libres et responsables d’eux-mêmes allaient assurer l’abondance et l’élévation savante, morale et spirituelle de tous les hommes. Le libéralisme est politique avant d’être économique, la liberté de penser, de s’exprimer et de faire est première sur la liberté de posséder, de produire et d’échanger. Les réactions antimodernes du fascisme et du communisme haïssent la liberté au profit de la contrainte Ils rétablissent les déterminismes anciens de sang (ou être né prolétaire) et de sol (ou la patrie du communisme), avec la « race » (ou le parti des socialement « purs ») et l’Etat toujours en garant. Les Chinois Han en sont le dernier exemple, persécutant les minorités ethniques (Tibétains, Ouïghours) et les religions (Falun Gong, islam) et voulant imposer un pays, un système à toutes ses entités.

Or la propriété de soi n’est pas divisible, sauf à régresser à la bande et aux réflexes de lynchage de la tyrannie sociale. L’être humain en collectivité se réduit à la pulsion majoritaire, n’osant pas faire entendre sa voix particulière et « imitant » les autres sans penser. Être propriétaire de soi commence par sa propre raison, l’intelligence personnelle du monde et le penser par soi-même. Cela ne peut naître que par une certaine autonomie matérielle qui dégage des contingences matérielles vitales pour se nourrir, se loger, aller et venir. Anatole France disait qu’il n’était né à la pensée personnelle que lorsqu’il avait eu une chambre à lui, vers 10 ans, et qu’il a pu lire des livres sans le bruit familial ni être sollicité par sa communauté d’existence. Il n’est pas indispensable d’être propriétaire du sol pour bien produire ni de son logement pour être autonome, c’est une modalité parmi d’autres (le bail à très long terme, le seul droit d’usage, …) – mais ce qui compte est d’y être libre et à soi tout entier.

Pierre Charbonnier, perdu dans l’histoire des idées (avec jargon y afférent), a la volonté de prouver que liberté et abondance doivent désormais divorcer pour obéir au nouveau diktat social-écologique moderne. Il prône le renouveau des « limites » … sans penser qu’il ne fait que retrouver (sans le dire) les principes de vertu et de tempérance des Antiques. Grecs et Romains avaient en effet bien mieux que lui prouvé qu’il vaut mieux jouir de ce que l’on a plutôt que d’accumuler par désir sans freins – car cela rend plus heureux – et qu’il est plus gratifiant de s’attacher que de s’arracher. Qu’est-ce que cela signifierait donc pour aujourd’hui ?

Si nous pensons par nous-mêmes et non pas dans la horde à la mode poussée par l’auteur, cela veut dire bien concrètement : ne pas sans cesse recomposer les familles, ni faire des gosses sans père, ni avorter par convenance, ni papillonner en don Juan, ni nomadiser d’un poste à l’autre, ni sans arrêt contester ceux qui gouvernent, ni s’abstenir d’aller voter, ni aller sans cesse se faire voir ailleurs comme si l’on fuyait – et qui pourrait bien être soi. Au fond tout ce que le « social-écologisme » politique ne cesse de créer comme « droits individuels » nouveaux… Est-il conscient du poussier qu’il soulève, le Charbonnier normal-supiens ? La « solidarité » prônée du bureau solitaire sert à se faire mousser auprès des collègues, pas à améliorer la société.

Mais l’érudition en langage pesant ne suffit pas à prouver, même si le tarabiscotage et l’obscurité des mots fascine, selon les études marketing des menus de restaurants. La revue des idées pour aboutir au présent ne donne pas une bifurcation nécessaire au chemin que nous suivons depuis des millénaires. Car il y a un lien de mentalité depuis les Grecs antiques jusqu’aux pensées de liberté d’aujourd’hui. Il ne faut pas le réduire au matériel de l’énergie dépensée, dans la plus pure vulgate marxiste. L’hubris (la démesure due à l’orgueil) a toujours existé – et elle toujours été moralement condamnée car elle a toujours conduit les individus comme les peuples à leur perte. C’est enfoncer la porte ouverte que d’en faire une découverte. En revanche l’ingéniosité a toujours existé aussi, et plus encore depuis que nous sommes plus nombreux à être savants (vertu de la collectivité). Se limiter parce que la Terre a des limites est nier l’humain au profit de la fourmilière et nier l’espace et les étoiles.

Aussi savant que soit le livre de Charbonnier, il n’est maître que chez lui et je ne peux souscrire à sa thèse que tout est fini et que nous devons nous repentir et penser autrement. Comme un chevalier à la triste figure, il combat des moulins : la démesure vaniteuse yankee n’est pas celle de la planète et les Lumières ne se réduisent pas à épuiser les réserves fossiles.

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Des muscles et des garçons

C’est une histoire d’amour entre les garçons et leurs muscles. Tous voiles ôtés, ils se révèlent en leurs formes ; ils ont la forme dans le double sens de santé et d’architecture. Le corps pousse et, dès 12 ans, ils ne se contentent plus d’admirer la musculature virile comme les petits de 4 ans dans leurs dessins animés : ils veulent la tester sur eux-mêmes, ressembler à leurs modèles. Gavés de superhéros, ils se veulent superhéros.

A la fin des années 1990, dans un TGV qui menait vers le sud, j’avais assis à côté de moi un garçon vigoureux de 13 ans (il m’a donné son âge) qui avait laissé sa mère et sa sœur occuper la banquette parallèle. Lui était « grand », il se voulait indépendant. Il a sorti de son sac ado des revues de muscles et les a feuilletées avec gourmandise.

Son appétit n’était pas érotique mais sportif à ce qu’il m’a semblé : pas de rougeur ni de suée, pas d’œil fixe ni de lèvres qui s’assèchent – en bref aucun des symptômes habituels de la sexualité génitale. C’était plutôt de l’esthétique : il voulait correspondre à l’image virile dont il goûtait l’original sur papier glacé. Il voulait devenir un homme – un vrai.

Je lui ai demandé s’il pratiquait la boxe et il m’a dit « non, de la musculation », sans hésitation ni gêne aucune. Ce n’était pas du culturisme, mot vieilli, mais du body-building, terme à la mode, très tendance chez les jeunes adolescents gavés de films américains de Rambo et de Schwarzenegger et de mangas animés japonais aux éphèbes fins et athlétiques alors récemment introduits en France. Pas de la culture de tête pour se mesurer à un adversaire mais de la culture de muscles pour se faire admirer. Le narcissisme de la génération Mitterrand.

Malgré son âge, il n’avait rien de la gracilité d’un Dragon Ball ni la teigne d’un Tetsuo Shima de 15 ans mais plutôt la carrure d’un Sylvester Stallone en herbe. Le muscle était pour lui une armure, une affirmation de soi envers son père peut-être, une charpente de mâle pour s’opposer à sa petite sœur et à sa mère qui semblaient former clan à elles deux. Le monde des hommes réaffirmé face à celui des femmes, qui devenaient de plus en plus féministes radicales.

Devenir athlétique a toujours été pour moi la conséquence d’une pratique sportive assidue ou d’une vie saine à courir, sauter, grimper et nager dans la nature. Un effet de la grande santé, pas un effet voulu pour en jeter. La force naît de la sève et la puissance de l’exercice pour aboutir à une âme ferme. Mens sana in corpore sano disaient les Latins dans mes livres de classe qui reprenaient les classiques, soit ici la Dixième Satire de Juvénal : « un esprit sain dans un corps sain ».

Le muscle, c’est la chair irriguée par le sang, la robustesse physique qui permet de protéger et d’aimer, la vigueur qui fait se sentir bien d’être indulgent aux faiblesses des autres et généreux de sa propre puissance. C’est bien le corps qui fait l’homme bon, pas la tête. Fermeté d’âme va avec fermeté de chair – malgré les religions du Livre qui se sont voulues en réaction à la santé païenne.

Il est dans les normes que les garçons aiment le muscle ; ils veulent devenir des hommes. Mais la société du spectacle en fait trop souvent des pantins gonflés sans rien à l’intérieur. Car ce n’est pas l’apparence qui compte mais ce qui est derrière. L’armure n’est pas le squelette et la culture des muscles ne remplace pas la culture de l’esprit, encore qu’elle puisse aider à maîtriser les passions. Tous les grands sportifs sont peu portés au sexe (sauf les footeux camés, mais parce qu’on leur propose une troisième mi-temps et qu’ils ne veulent pas laisser croire…).

J’aime pour ma part voir des garçons sainement musclés, heureux de vivre et d’exercer sans honte tous leurs sens. L’été, la plage, le desserrement des contraintes sociales vestimentaires et scolaires, sont le moment où les corps fleurissent au soleil et à la brise, où les corps se révèlent – dans leur saine beauté.

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Ecris avec ton sang dit Nietzsche

« De tous les écrits, je n’aime que ceux qu’on trace avec son propre sang. Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit ». Ce chapitre d’Ainsi parlait Zarathoustra donne la méthode de Nietzsche, sa façon de composer ses œuvres.

Le philosophe anti-chrétien ne croit pas à l’autre monde ; il ne croit pas à une âme immortelle. Pour lui, tout est matière, y compris l’esprit qui est une sorte de danse de la matière comme « les papillons et les bulles de savon. (…) C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » C’est l’effet, souvent, que nous font les enfants à leurs jeux ou les chatons enjoués entre eux.

L’enfant est la troisième métamorphose de Nietzsche, l’acceptation de la vitalité en soi, du destin qui vous pousse, l’amour du la vie contre la pulsion de mort, le oui tragique à l’existence. « L’enfant est innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un oui sacré. » L’enfant est tout instinct, poussé par sa vitalité ; de même, l’esprit est poussé par sa propre volonté, cette force en soi qui rend curieux et incite à observer, analyser, rendre intelligible. L’instinct n’est pas esprit, il vient de la matière brute, de la force de vie ; la volonté n’est pas esprit, elle vient de l’instinct et pousse à sortir de soi et à connaître ; mais l’esprit ne serait rien sans la volonté ni l’instinct. Un « pur » esprit n’est qu’une invention de mots, il ne désigne rien de réel dans notre monde : montrez-moi un pur esprit !

Ce pourquoi l’esprit est « le sang », c’est-à-dire la volonté irraisonnée, la vitalité instinctive, l’affection qui remue. Ecrire avec son sang, c’est écrire avec son corps, son vécu de cœur et de muscles, son regard aiguisé et curieux des êtres et des choses, sa mémoire olfactive, auditive, affective. Les abstractions sont pesantes et rien n’est pire que l’esprit de lourdeur, « grave, minutieux, profond et solennel » – tous ces défauts que Nietzsche prête à ses compatriotes allemands, tellement fiers de leur Hegel, de leur Kant, de ceux qui bâtissent un système totalisant et éternel sur le modèle de l’Eglise. Car qu’est-ce que Hegel sinon le christianisme laïcisé, la Raison devenue Dieu dans l’Histoire ? Qu’est-ce que Kant, sinon les postulats chrétiens que Dieu existe, qu’il faut une morale et que l’on n’est pas homme sans obéir ?

Au rebours, Nietzsche s’inscrit dans la lignée d’Epicure, celle des tragiques : il n’y a qu’un seul monde et tout vient de la matière ; ce que nous appelons esprit ou âme est cette flamme qui brûle dans les êtres comme ces follets sur les marais, jolie mais éphémère, photons issus de boue changée en gaz ; il n’y a rien d’autre à espérer que vivre notre existence – autant la vivre pleinement, sans haïr le présent au nom d’un avenir illusoire.

Contre ces fantômes qui engluent dans la nostalgie ou le spleen et empêchent de vivre le moment présent, il nous faut être « insoucieux, moqueurs, violents », dit Nietzsche. Tranchant comme Apollon, lucide comme son œil, vif comme sa flèche ; rire comme Dionysos, gai et insoucieux comme lui, profiter du jour qui passe en buvant, aimant et dansant comme lui – tout ce qui rend plus léger, intermédiaire entre la terre et le ciel. « Il est vrai que nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ».

Car la vitalité – la volonté vers la puissance – n’a rien trouvé de mieux que l’amour pour ancrer les hommes dans leur condition d’être vivant parmi les autres êtres vivants – tout en le faisant flamber par tous ses sens, son cœur et son esprit. « Il y a toujours un peu de folie dans l’amour », ce vouloir-vivre qui pousse sans raison ; « mais il y a toujours un peu de raison dans la folie », sinon l’esprit tournerait à vide, comme un logiciel sans base de données. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, reconnaissait Pascal.

Qui veut écrire pour dire quelque chose écrit avec son sang, avec tout son corps ; il brûle de toutes ses passions ; il y met toute son âme, poussé par sa volonté unique. Seuls ceux qui parlent de ce qu’ils ont vécu, qui trempent leur plume dans leur sang, passent la postérité. Qui se souviendrait de Socrate s’il n’avait pas vécu ce qu’il enseignait ? Que seraient les Essais de Montaigne s’il ne parlait de lui ? Et Chateaubriand sans ses Mémoires d’outre-tombe ? Et Casanova ? Flaubert ? Stendhal ? Proust ? Que serait Montherlant sans ces passions vécues qui sourdent dans les répliques maîtrisées de son théâtre ? Et Sartre sans Les Mots ? « J’ai appris à marcher ; depuis lors, je me laisse courir », écrit Nietzsche. C’est le corps tout entier qui écrit et exprime la quintessence de son vécu ; sans cela point de succès car point d’authentique.

Aussi, que peuvent comprendre les lecteurs qui n’ont jamais vécu ? D’où l’inanité des critiques, la médiocrité de la mode : « Quiconque connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, se moque des lecteurs guidés par les critiques de presse qui ne font métier que de commenter, pas de vivre. Il écrit parce qu’il veut exprimer, pas pour être à la mode. Voyez Gustave Flaubert et Maxime du Camp : le premier a été ignoré, mis en procès, rejeté par la « bonne » société – mais la postérité en fait l’un des plus grands écrivains français ; le second a été adulé, élu à l’Académie française, accueilli dans tous les salons et les journaux à la mode – il est bien oublié aujourd’hui… « Jadis, l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace ». L’écrivain, le vrai, celui qui écrit avec son sang, selon sa vie, reste Dieu pour son esprit. Il est un créateur et pas un arrangeur de mode, ni un traducteur d’opinion.

« Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire. » Le lutin est un esprit follet, espiègle et moqueur. Son nom vient de Neptune ancré au fond des mers, fils de Saturne le mélancolique. Qui écrit avec son sang est véridique, il dit ce qu’il a vécu et nul ne peut le remettre en cause. Flaubert ne disait pas autrement lorsqu’il déclarait : « la Bovary, c’est moi ». Le courage de l’écrivain qui écrit avec son sang se rit des critiques ; ils sont comme des lutins qui jouent, sans plus de cervelle que la luciole. Ce qui reste de celui qui crée est son univers – sa vie faite de sang et d’amours – et son style. Car le style, c’est l’homme même !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction Georges-Arthur Goldschmidt, Livre de poche, 1972, 410 pages, €4.60  

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Xavier Müller, Erectus

Une pandémie due à un virus ! Après Ebola, Nipah, SRAS, fièvre de Lassa, Covid-19, Zika, voilà qui est d’actualité immédiate mais qui nous plonge dans les millions d’années de l’Evolution. Dans le parc Kruger, en Afrique du sud, un éléphant devient malade ; il lui pousse deux autres défenses et il est sur le flanc pendant deux jours, couvert de plaies purulentes. Puis il se remet, mais se trouve transformé : il est devenu un gomphoterium, l’ancêtre préhistorique des éléphants actuels !

L’origine ? Dès les premières analyses, les savants découvrent qu’il s’agit d’un virus recombinant qu’ils appellent le « virus Kruger ». Il coupe l’ADN et le recompose en faisant appel aux gènes endormis mais toujours présents. Ce virus est redoutable car il saute allègrement la barrière des espèces, contaminant les animaux mais aussi les végétaux. Et les humains ? Bien sûr que oui car l’homme est animal, et c’est alors que la panique se lève. Le virus se transmet par le sang, comme le sida. Quiconque est mordu ou touche une surface infectée avec une plaie ou une muqueuse, est contaminé. Il ne meurt pas mais se transforme… il régresse de deux millions d’années !

C’est ainsi qu’Homo Sapiens Sapiens doit cohabiter avec de plus en plus d’Homo Erectus qui sont d’anciens enfants, parents ou collègues. Les deux espèces, bien qu’apparentées, ne communiquent pas car Erectus n’a pas développé le langage. Il est plus que bête mais pas encore humain ; il vit en horde comme les grands singes, et communique par gestes, mimiques et grognements. Il mange ce qu’il trouve, des fruits, de la viande, du cadavre de copain accessoirement. Oui, il est cannibale. Pas agressif, sauf si on l’effraie ou l’attaque. Ce qui ne manque pas d’arriver, dans la panique des « étrangers » qui saisit toute l’espèce humaine.

L’ONU en Assemblée générale vote « à 58% » pour « décider » qu’Homo Erectus n’est pas homme et doit être cantonné en camps fermés ; la minorité visible des homos est considérée comme inférieure et menaçante. Les plus nationalistes et racistes de la planète en profitent pour faire avancer leurs thèses. Si les Chinois se contentent de tirer à vue sur les « bêtes » qui surgissent, les Russes décident de les traquer pour les éradiquer et, dans le reste du monde occidental, des milices civiles pillent les armureries pour organiser leur survie dans la meilleure veine de chasse, pêche et tradition. On les comprend, même si « les droits de l’Homme » en prennent un coup. La France elle-même dérape quand des Erectus s’échappent du zoo de Vincennes où ils étaient parqués pour se répandre dans la ville.

C’est toute la leçon de ce thriller de suggérer les conséquences d’une pandémie : sanitaires, économiques, vite politiques et encore plus vite morales. Survivre balaye tout. L’isolement des zones contaminées, le rejet des atteints, la fermeture des ports et des aéroports, donc la raréfaction des denrées, le stockage, les émeutes et le pillage ; le flicage des familles contaminées, l’ouverture de camps de rétention, l’appel à l’armée et le tir à vue, se succèdent en séquences inévitables. L’humanisme est un luxe de nanti… Et l’on survit mieux campagnard macho qu’urbain intello.

Seuls deux personnages résistent à l’ambiance de lynchage : Anna, une paléontologue française originale qui s’est marginalisée en défendant la thèse non orthodoxe d’une possible « réversion » de l’Evolution – et Kyle, un gamin blond sud-africain de 10 ans. La première perdra son petit ami Yann mordu par un mammifère marin contaminé ; le second son grand-père adoré, vétérinaire du parc Kruger, infecté par un animal. Ils tenteront à leur niveau de montrer que Sapiens et Erectus peuvent cohabiter en paix, et trouver chacun sa place dans la nature.

L’auteur, journaliste docteur ès science, développe son thriller en dix chapitres, des « premiers symptômes » au « refuge » en passant par « contamination », « riposte », antiviraux, « rébellion », « assaut »… C’est écrit sec, direct, le lecteur emballé saute à la ligne. Le récit est prenant, en sous-chapitres courts et haletants dans la meilleure lignée du thriller à l’américaine. Les personnages sont un peu faibles mais le roman de frissons n’a pas le temps d’approfondir ; il ne peut que les peindre par petites touches impressionnistes entre deux scènes d’action. Les boucs émissaires sont faciles car à la mode complotiste : les multinationales, la course au fric, les trafics, le secret militaire, la bureaucratie de l’OMS et de l’ONU.

Mais le tout fonctionne car, après tout, le principal est le développement du scénario catastrophe : une pandémie signifie un bouleversement complet de notre mode de vie, de l’alimentation facile, des relations mondialisées, des liens sociaux, de la bénévolence morale. A méditer pour le virus à bière corona – et pour les pandémies qui vont inévitablement suivre.

Xavier Müller, Erectus, 2018, Pocket thriller 2019, 501 pages, €8.00 e-book Kindle €12.99

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Identité nationale entre deux chaises

La construction de l’Etat ne date pas des nationalistes d’aujourd’hui. Les passeports existent en France depuis le XVe siècle ; ils visaient à protéger la vie et les biens de leurs possesseurs en disant à qui ils référaient. Mais l’Ancien régime ne connaissait pas les sociétés. Il n’était qu’une mosaïque de communautés organiques où chacun appartenait à des cercles concentriques d’allégeance : famille, voisins, communauté de travail, seigneur, royauté, religion.

La rupture vient de la Révolution française. Les corps intermédiaires sont éradiqués pour instaurer l’Etat d’une part et le citoyen de l’autre. L’Etat recense les citoyens, dit qui peut l’être et exige la mobilisation civique et militaire comme l’impôt. Le citoyen, en regard, reconnaît l’Etat en ses lois et symboles, se met « volontairement » sous sa protection (il peut s’expatrier ou renoncer à sa nationalité) et devient de naissance membre éclairé du collectif qui débat, vote et élit ses représentants, une fois l’âge de majorité atteint.

Nous avons donc confusion entre deux origines de l’identité nationale. Ces origines recoupent les notions de communauté et de société, théorisées par Ferdinand Tönnies.

  • La communauté est traditionnellement attribuée à la culture allemande et japonaise, voire chinoise. Elle est une suite d’appartenances qui s’imposent aux hommes du fait de leur naissance, de leur clan, de leur « race » ou de leur religion. L’identité est alors irrationnelle, fondée sur la proximité (plus l’on se sent proche, plus l’identité collective est soudée). Une foi, une loi, un roi était devise d’Ancien régime, que le nazisme a traduit par « Ein Reich, Ein Volk, Ein Fürher ». C’est aujourd’hui au tour des pays de l’islam intégriste de proclamer la même chose. Et aux militants de la Contre-Révolution de l’exiger dans les nations européennes.
  • La société est traditionnellement attribuée à l’Angleterre, à la France et aux Etats-Unis. Société est un mot libéral qui est passé de l’économie à la politique. Une société est une entreprise politique avec un projet, une mise en commun de moyens et une organisation. Le « bénéfice » est l’épanouissement de chacun (le bonheur dit la Constitution américaine) selon sa contribution. Fondé sur la raison, le « contrat » se fonde sur le droit, l’élection et le marché – et non plus sur les liens féodaux, natifs ou claniques d’allégeance.

Chacun peut mesurer sans peine les deux dérives de l’identité nationale :

  1. Répandre l’universel de la Révolution anti-féodale. Napoléon sera suivi par Lénine, les Etats-Unis messianiques pour le meilleur (Bill Clinton) – ou le pire (George W Bush).
  2. Rassembler les « races », peuples et provinces de même langue, origine et religion comme la poule ses poussins sous son aile (la Prusse sera suivie de l’Italie et aujourd’hui de la Russie, de la Chine, de l’Arabie Saoudite, du Pakistan, de la Bolivie de Morales, etc.).

Que l’on ne souscrive ni à l’une ni à l’autre de ces dérives n’empêche pas d’avoir conscience que l’identité nationale existe.

Dans une planète mondialisée, au minimum européenne, l’identité des nations se dilue et l’identité individuelle est flottante, tiraillée entre plusieurs cultures (Astérix, Mickey, Zidane, le pape François ou le prophète Mahomet). L’individu a besoin de se raccrocher, d’où la résurgence des “vieilleries” : la famille, les potes, la commune, le régionalisme, la patrie (moins au sens militaire qu’au sens du foot ou du rugby). La tendance d’après 1945 était au contrat social ; la tendance après la chute du Mur (accentuée après la chute des Twin towers) est plutôt au communautarisme.

Le psychodrame français est que « la France » (la Vrounze ! raillait Céline) est faite de morceaux raboutés historiquement par la force (les rois puis les révolutionnaires, enfin les instits et adjudants de la IIIe République – interdit de parler breton !). La France est avant tout un Etat (une organisation politique), à peine une nation (une communauté organique) car forgée au forceps. Quand la politique se perd, la cohésion se délite. L’identité française se dilue par le bas (mœurs immigrées et mœurs libérées) et par le haut (Union européenne, OTAN, mondialisation, climat…). Reste la langue et la culture – celle dont on dit à Haïti que, sans Etat, c’est tout ce qui reste. Or aujourd’hui, la culture se délite elle aussi (école, banlieues, Internet, zapping). Et les droits de l’homme ne sont pas si universels que cela lorsqu’on écoute les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Africains, les Saoudiens ou les Iraniens…

D’où la tentation française du communautarisme, contre laquelle l’Etat jacobin s’arc-boute – droite et gauche confondues. Seuls les extrêmes la revendiquent : les mœurs françaises et le christianisme à l’extrême-droite, le phare révolutionnaire robespierriste à l’extrême-gauche.

Qu’est-ce qui peut bien faire aujourd’hui « identité française » ? Selon la vulgate, la droite serait pour le sang et la gauche pour le sol. Ce qui voudrait dire qu’à droite on se sent plutôt communautaire (avec les dérives raciales vues sous l’Occupation) et qu’à gauche on se sent plutôt sociétaire (avec l’humanité métissée en ligne de mire utopique). Mais voilà, les choses ne sauraient être aussi simples ! L’Etat Les Républicains trace des limites au vivre ensemble ; l’Etat PS avait tracé sous Rocard puis sous Jospin les limites pour qui pourrait être régularisé citoyen. Tous deux sont pour la laïcité et le droit républicain dans l’espace public. L’État jacobin parle donc d’une même voix et bien c’est ce qui gêne. D’où les contournements pour assimiler la droite aux idées des Le Pen, d’où les dérobades socialistes et d’En Marche, parfois déguisées en coup d’éclat médiatique (tout en affectant de récuser les médias aux ordres ou indifférents à la vérité…).

Cherchez à qui le crime profite. A l’extrême-droite, bien sûr, qui a récupéré les voix populaires déçues par l’Union européenne et hantées par le déclassement social. Mais l’extrême-gauche voudrait bien récupérer le mouvement spontané apolitique des gilets jaunes qui se sentent « à la périphérie » de la nation, sinon de la république. Rester sans choix clair sur un problème identitaire n’incite pas les citoyens à voter pour des adeptes du coup d’éclat permanent avide de pouvoir. Ce pourquoi Emmanuel Macron a raison de prendre le problème à bras le corps, dans la tradition française tout entière qui n’est « ni de droite ni de gauche » mais reconnait le sacre de Reims autant que la prise de la Bastille.

Evidemment, ceux qui ne sont pas au pouvoir ne sont jamais contents : c’est toujours trop ou trop peu. Mais tout l’art de la politique est celui de faire tenir les intérêts particuliers divergents dans un seul intérêt général. Il ne peut être qu’un compromis, sous la contrainte des valeurs reconnues par la Constitution. A moins de changer de régime – ce dont rêvent la peine et le mélange-tout.

L’Etat libère les individus des appartenances « naturelles » : organiques, communautaires, religieuses. La gauche prend l’air de ne pas le savoir mais elle prolonge les libéraux qui ont suscité 1789, puis la République en 1877, en s’appuyant sur l’Etat pour défaire les aliénations. La droite bonapartiste ne fait pas autre chose que de promouvoir la société rationnelle fondée sur le contrat (où existent droits et devoirs). Pour les révolutionnaires, l’Etat aide les citoyens comme des fils mais, en contrepartie, les distingue des « allogènes ». Les premières cartes d’identité pour citoyens et les passeports pour étrangers ont été instaurés à Paris en 1792. Vous avez bien lu : pas sous Vichy occupé par les nazis mais sous la glorieuse Révolution française. La loi du 19 octobre 1797 régule les expulsions d’étrangers, réalisées par le ministère de la Police créé en 1796. La IIIe République vote une loi sur la nationalité en 1889 et instaure la carte d’identité des étrangers en 1917. D’après le contrat social, pour devenir français il ne suffit pas de naître, il faut aussi adhérer aux valeurs de la république et vouloir devenir citoyen. Ni les illégaux, ni les intégristes qui dénient que la loi républicaine soit au-dessus de la loi de leur dieu, qui nient la dignité de la femme et refusent de montrer leur visage, ni ceux qui font appel au meurtre ethnique n’ont vocation à bénéficier du contrat social. Ils ne sont donc « français » que de papier.

La conception anglo-saxonne du contrat social se fonde moins sur le despotisme éclairé d’un Etat central que sur la négociation permanente des intermédiaires sous l’égide du droit coutumier. Cette façon libérale de « faire société » tolère la juxtaposition des communautés religieuses ou tribales, à condition d’obéir à la loi.

L’identité française est fondée plutôt sur la volonté d’appartenir – qui ne va pas sans tentation d’imposer un modèle unique. La « fraternité » de la devise républicaine n’est pas volonté d’unir les différences mais de fusionner dans une obsession égalitaire de réduire au même. Des trois termes de la devise, la liberté est bien oubliée. Ce forçage provoque des cristallisations identitaires qui s’opposent à un monde « souchien » perçu comme hostile – alors que le modèle de la culture dominante « vue à la télé » (donc américaine – voir TF1 !) propose un contre-modèle. Bien qu’il n’empêche ni la haine, ni le terrorisme, le modèle de salad bowl américain (où les ingrédients coexistent sans se mélanger) s’oppose à la fusion intégrationniste française. La revendication à la mode du « toujours plus » d’égalité exigerait que la France délaisse son modèle au profit du Yankee.

L’opinion actuelle française exprime ses craintes d’être confrontée à des comportements non citoyens qui ne correspondent ni à sa culture ni à ses mœurs, sans que le droit paraisse au-dessus des comportements – tant il est embrouillé par les juges, les avocats, les « associations » et les médias. Les politiciens de gauche mettent de l’huile sur le feu en disant tout et son contraire : qu’il faut accueillir tous les sans-papiers, instaurer des quotas d’emplois pour la banlieue, faire voter les étrangers, ne pas voter de loi contre la burqa au « risque » de discrimination tout en se déclarant contre, au « risque » de briser le vivre ensemble… Mais oui, vivre, décider, comporte des risques !

Alors, que choisir ? Tolérer jusqu’à la guerre civile en réponse au terrorisme ? Le débat devrait porter sur du positif, par exemple proposer un droit des migrants sans assimilation obligatoire mais obligation de trouver un emploi et avec accès restreint aux prestations sociales durant un certain délai. Les citoyens ne voient plus le clivage entre Français ou étranger : ce sont eux qui payent les impôts et ceux venus de l’extérieur qui en profitent. Ils ne voient plus ce qui distingue la gauche de la droite sur l’identité nationale. Ce pourquoi les plus résolus se réfugient aux extrêmes.

La gauche traditionnelle reste entre deux chaises. Elle est tiraillée entre son aile bobo (bourgeois bohèmes) qui se sent coupable d’être nantie et en rajoute dans la générosité d’Etat payée par les impôts de tous (tout en se gardant dans de beaux quartiers avec vacances à Miami et fortune en Suisse), et son aile populaire concon (consommateurs consensuels). Quant à la droite traditionnelle, elle ne sait pas où elle en est : soit elle suit En Marche car elle est au fond d’accord à quelques détails près, soit elle se tourne vers le Rassemblement national au risque d’y perdre son âme.

Ceux qui sont la majorité, ni vraiment de droite sur tout, ni vraiment de gauche sur le reste, voudraient simplement que le contrat citoyen soit respecté. Le président actuel louvoie dans la tempête et c’est cela la politique : tenir le bateau.

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Georges Simenon, Pedigree

Simenon n’est pas seulement auteur de romans policiers avec le commissaire Maigret en héros. Simenon est auteur tout court. Après deux volumes repris dans la collection, qui recueillent 21 romans (dont quelques Maigret), la Pléiade édite sous le titre Pedigree les romans et essais autobiographiques de l’auteur : ceux qui constituent son « identité ».

L’auteur est en effet belge né d’un père Liégeois et d’une mère aux origines hollandaises et allemandes. Lui a vécu surtout en France, aux Etats-Unis et en Suisse. D’où sa volonté pour ses enfants, et surtout pour son premier fils Marc, de leur donner un pedigree. Un jour de 1940, un médecin apprend à Georges Simenon qu’il est malade du cœur comme son père avant lui et qu’il n’a peut-être plus que deux ans à vivre. Le diagnostic sera infirmé plus tard mais Simenon se préoccupe de donner à son fils une lignée, de lui raconter pour plus tard ce père qu’il n’aura peut-être qu’à peine connu. Uniquement les années de jeunesse, jusqu’à l’adolescence et l’émancipation par le travail. Comme un exemple pour le guider. Il commence par Je me souviens, un récit édité en 1945 qui connaîtra plusieurs procès en diffamation de la part de gens qui se sentent moins bafoués dans leur honneur (qui se souviendrait d’eux sans le livre ?) qu’avides des gros sous d’un auteur riche et célèbre. Ce pourquoi il transforme ce récit en véritable roman, dont la trame est autobiographique mais les noms des personnages changés et les dates réajustées à sa fantaisie. Il l’intitule Pedigree. Si tout y est vrai, rien n’y est exact.

Un pedigree est une carte d’identité pour animaux ; elle dit de qui l’on descend et privilégie l’hérédité. Simenon utilise ce concept animal avec ironie : « Quant à certains hommes qui ont aussi un pedigree et qui s’en vantent, comme leurs aïeux n’ont jamais vécu à l’attache ou dans une cage, il est difficile de donner entière créance à leur parchemin. » (Je me souviens… p.957). Ecrit fin 1940, ce passage est une claire allusion aux nazis qui se vantent de leurs origines « pures », comme s’il n’y avait jamais eu invasions, viols ou intermariages pour cause de grande épidémie. Simenon n’aime pas trop les Allemands, ayant été adolescent entre 1914 et 1918 sous l’occupation de la Belgique par les cruelles troupes du Kronprinz. La ville de Visé fut brûlée par l’armée allemande le 15 août 1914, détruisant plus de 600 maisons ; armée qui n’a pas hésité, plus tard, à fusiller 300 habitants pour résistance à leur avance. Les germes du nazisme étaient déjà présents dans le tempérament prussien de 1914.

S’il écrit pour son gamin, c’est donc moins pour se vanter de ses origines biologiques que pour définir ses origines sociales. Il croit au milieu et à la culture plus qu’à l’hérédité, à l’exemple des parents plus qu’au sang. Il décrit donc ce milieu des petites gens parmi lesquels il a évolué. Cet entourage est fourni et très divers, il se distingue des riches (que l’on n’aime pas) et du populeux (dont on veut se démarquer par les manières et la culture). L’enfant, déjà sensuel, sera fasciné par « les petits crapuleux » qui courent en bandes hurlantes dans les ruelles, les garçons à demi-nus l’été et en haillons superposés l’hiver, les fillettes sans culotte sous leur robe courte et qui s’asseyent en écartant les jambes. L’adolescent sera méprisé par ses condisciples aristocrates et grands bourgeois qui ne l’invitent jamais, même s’il paye sa part, et ira volontiers se frotter aux filles des rues qui cherchent des garçons dans la pénombre du couvre-feu ou dans les loges des cinémas. Ni riche, ni peuple, Simenon est de cet entre-deux des petites gens qu’il ne cessera de décrire dans ses romans et qui se compose d’une infinie gradation de strates.

Quoi de commun en effet entre la famille de son père, artisans de père en fils qui n’ont jamais bougé du seul quartier central de Liège, et la famille de sa mère, entreprenante et commerçante, que la soûlographie du père a conduite à la ruine ? Le papa de Simenon est un employé d’assurances heureux qui se contente de sa famille et du strict nécessaire ; la maman est névrosée, hantée par le déclassement et la pauvreté, ce qui la rend perpétuellement anxieuse et avare. Elle a toujours peur de gêner, rien ne va jamais : « Mon Dieu, Désiré ! ». C’est entre ces bancals que grandit l’enfant dont il escamote dans le roman le petit frère.

Mais chaque individu est unique et, si le milieu l’imprègne, il ne le conditionne pas. Le garçon observe, écoute, réfléchit. Il vit ses propres expériences dont sa mère surtout n’a rien à savoir. Elle qui fait une neuvaine à la Vierge chaque année pour que son garçon arrive « pur » au mariage, sait-elle qu’il s’est laissé violer avec jubilation, à douze ans et demi, par une fille de quinze ans ? Ces quelques pages de Pedigree (p.803-806) sont d’un grand écrivain. Elles disent avec intelligence toute l’émotion et la sensualité de cette expérience unique à cet âge. Loin de le « traumatiser », cela donnera au jeune Georges le goût sensuel des femmes.

Il raconte aussi sa quête d’identité adolescente, un jour en sabots et prêt à se faire raser la tête, un autre jour vêtu en dandy pour impressionner ses camarades. Ou comment il a lâché le collège lors de la maladie de son père pour travailler dans une librairie. Sa jeunesse, sa bonne volonté et son humeur gaie ont hérissé le patron qui n’y connaissait pas grande chose pour croire que Le Capitaine Pamphile était de Gautier et non de Dumas. Il en a profité pour se débarrasser du commis trop vif pour lui. Comment le Liégeois moyen de ces années 1920 pouvait-il se méfier autant des êtres jeunes ? Par dépit de ne plus en être ? Parce que cela troublait sa petite-bourgeoise torpeur ? Il y a là comme une indication de ce qui sera, quelques années plus tard, le fascisme : la révolte des jeunes contre les vieux des années 30. Le message au fond de Pedigree

Au-delà des oripeaux sociaux et du génétique, c’est bien la recherche de l’homme nu, de l’individu tel qu’en lui-même, que Simenon a en quête. En commençant par lui-même.

Georges Simenon, Pedigree et neuf autres romans et documents autobiographiques, Pléiade Gallimard, 2009, 1699 pages, €64.00

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Apocalypto de Mel Gibson

Pas facile d’être un « Indien » quand on habite le continent américain et que l’on vit paisiblement en chasseur-cueilleur écolo dans la forêt. Tout menace l’existence traditionnelle : la civilisation hiérarchique de la cité-Etat qui exige des « sacrifices humains » aux dieux, le sang devant nourrir le soleil ; la civilisation avancée d’outre-océan qui débarque avec Cortez en se croyant aux Indes.

Patte de jaguar (Rudy Youngblood) chasse tranquillement le tapir dans la forêt du Yucatan avec son père, le chef Ciel de silex (Morris Birdyellowhead) et sa bande de compagnons. Ils sont quasi nus, sainement musclés et heureux en tribu. Ils s’excitent à la traque, se réjouissent de la victoire et rient les uns des autres. Le piège au filet a échoué mais celui aux dents de bois a fonctionné. Le tapir fournira de la viande au village. Soudain, un silence : ils ne sont plus seuls dans la forêt. « Que voulez-vous ? » lance le fils du chef au rideau d’arbres. « Juste traverser », répond le chef de la colonne de réfugiés qui se dévoile et fait offrande de poissons. « Traversez », répond Ciel de silex, et le groupe de chasseurs voit défiler lentement, ensanglantés et suintant la peur, la tribu chassée de chez elle.

La peur, c’est le pire. Le père l’apprend à son fils, il ne faut pas avoir peur sous peine de démissionner de la vie et de laisser aller son peuple à la décadence. Quoiqu’il arrive, envisager la sortie, pas la fin. Le vieux sage devant le feu, les villageois réunis autour de lui au soir, conte l’histoire de l’insatiabilité de l’homme, de ses désirs sans fin et les limites nécessaires.

Patte de jaguar médite et fait un cauchemar : le seul message du chef de la tribu apeurée qu’il retient dans son sommeil est « cours ! ». Quelque chose le réveille et il aperçoit des torches qui brillent dans l’aube et des guerriers s’introduire silencieusement dans son village de la forêt. Il éveille sa femme enceinte et son fils Course de tortue (Carlos Emilio Baez) pour fuir les cacher dans un puits naturel. Puis il retourne au village défendre les autres.

Mais Zéro loup (Raoul Trujillo), le chef des guerriers mayas, impressionnant avec ses galons d’épaule en mandibules humaines et son poignard d’obsidienne affilé, le capture alors qu’il allait faire son affaire à un guerrier de sa troupe. Attaché, Patte ne peut s’empêcher de murmurer « pardon, père », à celui qui s’est fait capturer aussi. Le guerrier qu’il a failli occire, blessé dans sa fierté et empêché par Zéro loup de se venger sur le jeune homme, va égorger le père sous les yeux du fils. On ne s’excuse jamais, au risque de mettre en danger son être et les autres. L’excuse est une démission, comme la peur. Il faut au contraire aller de l’avant, toujours.

Les Mayas emmènent leurs prisonniers, attachés en brochette à des bambous, jusqu’à la ville de pierres auprès de laquelle des esclaves peinent aux mines de chaux, crachant du sang. La vie ne compte pas dans la civilisation maya. Seul compte le sang dont se repaît le Soleil, et l’élite choisie de la haute société en constante compétition. Il faut sans cesse prouver que l’on est le plus fort, que l’on se concilie les dieux. Surtout lorsque les cycles du calendrier computé par les astronomes mayas situent la fin imminente du Cinquième et dernier au cours de la génération présente – d’où le titre Apocalypse.

Les prisonniers, les esclaves et surtout les enfants étaient de la chair à sacrifice, destinée à faire circuler l’énergie du sang entre la terre et le ciel. Mel Gibson ne prend pas les enfants, par sensiblerie de son siècle. Les femelles sont vendues au marché comme esclaves tandis que les mâles, surtout les plus forts ou les plus beaux qui plaisent aux dieux parce qu’ils sont le meilleur de l’homme, sont conduits au sommet de la pyramide. Là officie le grand prêtre (le chilam), tout enivré de sang et de pouvoir. Il arrache vivant le cœur des condamnés au poignard d’obsidienne et les laisse agoniser. Puis il leur tranche la tête, qui va rouler au bas des marches avant d’être plantée au bout d’une pique, le corps jeté en tas avec les autres avant d’aller pourrir dans un ravin – comme dans le Cambodge du pote Pol.

Et c’est alors que… tout se dérègle. La civilisation maya est rongée de l’intérieur et le soleil se cache derrière la lune pour marquer son mécontentement ; les conquistadores sont prêts à débarquer et à s’allier aux tribus forestières qui en ont assez de se faire taxer et razzier par les élites urbaines. Rien de neuf sous le soleil : les gilets jaunes après les bonnets rouges et les jacqueries médiévales reprennent l’ancestral schéma des producteurs contre les prédateurs, des ruraux contre les urbains, des petits contre les gros.

Patte de jaguar vaincra la peur, il réussira à fuir, à retourner dans « sa » forêt et à éliminer avec ruse et intelligence ses poursuivants trop sûr d’eux et de leur force. Il retrouvera sa femme et son fils, plus un bébé qui est né dans le puits – grotte maternelle, source de vie, point de jonction avec les dieux de la terre. Il se mettra en marche avec sa famille pour un nouveau départ – tel un pionnier du Nouveau monde.

Âmes sensibles et politiquement trop corrects, abstenez-vous ! La nudité est de rigueur, les femmes montrent leurs seins et les enfants sont torse nu comme sur la plage. Le sang n’arrête pas de couler et les blessures des armes sont détaillées avec réalisme. La torture, le sadisme, les cris sont impitoyables. Le cœur fumant arraché de la poitrine palpite encore. Les Mayas sont vus comme des Nazis et les Amérindiens écolos des forêts comme des victimes barbares du pouvoir religieux des cités : nous sommes dans la caricature, parfois dans un méli-mélo archéologique qui télescope les époques mayas, mais cela fonctionne. Le spectateur est pris par l’action et la violence – très humaine. Pourquoi le nier ? Le film décrit une réalité reconstituée mieux qu’un documentaire scientifique sur la réalité avérée. La familiarité et l’ironie des premières scènes sont tout aussi humaines que la cruauté et l’objectif implacable des guerriers tout acquis aux croyances et aux sacrifices.

Rudy Youngblood, 26 ans au tournage, a la beauté souple de la jeunesse comanche, cree et yaqui, qui sont ses origines authentiques. Raoul Trujillo est le guerrier mâle sûr de sa force mais aussi le chef qui sait se faire respecter. Ils sont l’avenir et le présent, celui qui crée la vie et celui qui la prend ; le respectueux des rythmes de la nature et de l’équilibre global, contre celui qui pille, viole et impose. Ce film américain sur les Amérindiens est contre l’Amérique et les Etatsuniens. Toute civilisation périra – et souvent par sa faute. Tel est le message apocalyptique de Mel Gibson urbi et orbi, à sa ville et au monde.

DVD Apocalypto, Mel Gibson, 2006, avec Rudy Youngblood, Raoul Trujillo, Dalia Hernández, Jonathan Brewer, Morris Birdyellowhead, Carlos Emilio Baez, Ramirez Amilcar, Israel Contreras, Israel Rios, StudioCanal 2015, 2h12, standard €7.99, blu-ray €11.47

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Edmond Lévy, Sparte

Sparte, cité grecque égale d’Athènes en réputation, est devenue un mythe. Son système égalitaire, sa vertu revendiquée, ses filles sportives, l’émulation des adolescents, son excellence à la guerre, ses deux rois et leurs contrepouvoirs, ont fait rêver depuis l’Antiquité. Dans l’époque récente, Sparte a inspiré Jean-Jacques Rousseau et Gracchus Babeuf mais aussi Joseph de Maistre et Maurice Barrès, avant les communistes et les nazis. Chacun prenait ce qui lui convenait – nul doute que les deux rois et les contrepouvoirs n’eurent pas l’heur de plaire à Staline ou Hitler. Aujourd’hui même, la répugnance au « capitalisme », l’austérité écolo et les incantations aux vertus civiques, voire la réinstauration d’un service militaire obligatoire pour tous les jeunes, filles comprises, ou la « saine » compétition sportive à tous niveaux, reviennent en force comme idéal de vie commune. Si l’Italie vient de conjuguer les extrêmes dans le rejet de la corruption et de la mentalité de négociation, peut-être verra-t-on un jour prochain nos Staline et Hitler nationaux – pardon, les Mélenchon et Le Pen – se rejoindre sur une spartisation de la société française ?

D’où l’utilité du retour aux sources, sous la houlette d’un historien spécialiste du sujet, professeur honoraire d’histoire grecque à l’université de Strasbourg après avoir été membre de l’Ecole française d’Athènes. Son propos, dans ce petit livre de synthèse, est de faire la part des sources et de critiquer les textes des différentes époques anciennes sur Sparte et les Spartiates. Il y réussit fort bien, même pour les non-spécialistes.

La cité austère, fondée sur l’agriculture des riches plaines de Laconie, n’était démocratique que pour les Homoioi, les semblables (qui ne sont pas des Isoioi, des identiques, erreur des révolutionnaires français). N’est pas semblable qui veut ; pour l’être, il faut avoir reçu une éducation collective (agôgé), participer financièrement et physiquement aux repas collectifs (syssities) et posséder un domaine (kléros) qui permet de payer. Il faut être aussi issu de deux Spartiates, les bâtards ayant un statut inférieur. Il s’agit donc d’une aristocratie du sang et de la culture, qui domine le reste de la société : les citoyens déchus pour lâcheté au combat ou corruption, les Périèques (ceux qui vivent autour) et les Hilotes (les serviteurs pas tout à fait esclaves).

L’éducation spartiate a fait beaucoup jaser. Elle est obligatoire et collective pour être citoyen ; elle est organisée par la cité et commence dès 7 ans par lire, écrire et chanter, et se poursuit par le sport orienté vers la discipline, la vie à la dure et l’émulation pour les adolescents jusqu’à 20 ans, âge où ils deviennent soldats. S’ils peuvent dès lors se marier et avoir des enfants (ce qui est socialement requis !), ils sont contraints cependant de vivre avec leurs camarades jusqu’à 30 ans, ne caressant et honorant leur femme que dans les intervalles de la vie collective. Ils sont aussi tenus de prendre sous leur protection vigilante un plus jeune (pédérastie) et de lui servir d’exemple de vertu ; les relations affectives n’excluent pas les relations sexuelles mais celles-ci sont secondaires et nullement obligées : ce qui compte est d’élever un éphèbe au rang de citoyen-soldat (p.62). Si les paidès (12-20 ans) « marchent pieds nus et ont un seul manteau pour toute l’année » (cet « uniforme » égalitaire que certains aimeraient voir revenir), cela « n’implique pas nécessairement l’absence de chiton » p.57, tempère l’auteur – contre Plutarque. On ne se met nu que pour la lutte et la course, et pour nager, se laver et dormir, pas toute la journée. Contrairement aux autres cités grecques, Sparte se souciait de l’éducation des filles ; on les entraînait physiquement et leur enseignait le chant choral, les poètes professionnels leur apprenaient les vertus civiques.

Mais l’égalité théorique était en contradiction avec l’encouragement à la constante émulation, tout comme l’inégalité des biens subsistait malgré les apparences. L’obéissance aux lois et la discipline militaire, l’intériorisation dès l’enfance des valeurs civiques et du sens de l’honneur qui incite à l’héroïsme, les chants patriotiques et la fusion émotive des votes par les cris, unifient les citoyens et les rendent semblables plus que les biens matériels. Mais la cité apparaît plutôt comme une société de contrainte où tous surveillent tous sur les écarts à la norme et où le conformisme est encouragé (comme sous le socialisme réalisé). La quête du prestige (timé), fait de Sparte plus une timocratie qu’une démocratie (comme sous le nazisme) !

L’accroissement des inégalités avec le temps, l’exclusion du rang de citoyen de ceux qui ont failli, les guerres coûteuses en hommes de valeur et la démographie en berne ont eu raison de la fière cité spartiate. Les éphores (surveillants) sont devenus tyrans, la gérousie (conseil des anciens) a été achetée et des deux rois un seul a subsisté, tournant au démagogue. La concorde n’a plus existé et la base civique s’est rétrécie. Rome est venue qui a mis tout le monde d’accord – sous sa botte (comme les Etats-Unis trumpistes).

Le régime spartiate n’est donc pas meilleur qu’un autre, mais il constitue un mythe auquel les démagogues contemporains reviennent systématiquement faute d’idées sur le présent : Yaka renforcer l’éducation égale pour tous ! Yaka rétablir l’uniforme à l’école ! Yaka encourager les valeurs du sport ! Yaka rétablir le service militaire qualifié de « civique » ! Yaka multiplier les lois sur les « bonnes » mœurs ! Ne restent que la pédérastie (honnie des religions du Livre), les « cuisses nues » des filles sportives, et les cantines obligatoires qui ne soient pas reprises – on se demande pourquoi. La lecture de ce livre érudit mais accessible, bourré de références et muni de trois index, sera très utile à ceux qui veulent démêler le fantasme de la réalité et ne pas lire le présent avec les fausses lunettes du passé.

Edmond Lévy, Sparte – Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, 2003, Points histoire Seuil, 370 pages, €10.00 e-book Kindle €10.99

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Carrie de Brian de Palma

Un film bien daté, du temps que l’Amérique secouait ses vieilleries. Aujourd’hui, hélas, elle y revient.

Carrie (Sissy Spacek) est cette dent gâtée dans la mâchoire de la communauté. Elevée par une mère tarée de religion qui va au porte à porte prêcher la repentance en vendant des Bibles, crinière rousse et grande cape noire, Carrie à 17 ans ne connait rien du monde. Ses condisciples femelles se moquent d’elle parce qu’elle peu sociable et nunuche au volley. Dans les vestiaires, les douches donnent à plein et une nuée de filles à poil, tous seins et chatte à l’air, font hypocritement interdire ce film aux « moins de 12 ans »… C’est là que Carrie se caresse, la savonnette glisse sur sa peau nue pour compenser sa frustration sociale. Et patatras !… Le sang coule, elle a ses règles, elle qui n’a pas été prévenue et n’a jamais vu ça. Panique !

Le bon sens en incrimine la bêtise intégriste qui refuse de parler de la chair, la névrose intime de la « mère » (Piper Laurie) qui n’a jamais voulu avoir commerce de sexe mais que son mari a forcée – et qui a aimé ça ! Depuis, elle l’a chassé ou bien il est parti, écœuré de cette frigidité sans raison (pas même biblique), et la mère a élevé la fille dans la prière, la repentance pour toute la litanie des « mauvaises pensées » qui ne peuvent manquer de surgir mille fois par jour, et dans l’ânonnement littéral des textes sacrés.

Carrie rentre chez elle après avoir fait éclater les ampoules du vestiaire, dans sa panique ; un gamin (Cameron de Palma, 12 ans au tournage) la provoque en passant en vélo trop près d’elle et il tombe ; quand sa mère l’agrippe, elle fait claquer les portes. Aurait-elle « le pouvoir » télékinésique de sa grand-mère ou de sa tante ? La mère, horrifiée, l’accuse de se donner au diable (il est le bouc émissaire rêvé de tous les manques maternels !). Carrie la rouée, enfin mûrie, déclare à sa mère que c’en est fini de son autoritarisme qui ne la protège pas du monde et qui la rend asociale : elle ira au bal de promo de fin d’année au lycée.

Les filles, punies par leur prof de sport un brin facho et peut-être vaguement lesbienne (Betty Buckley) à faire 55 mn de sport supplémentaire par jour d’ici le bal, ou d’en être interdites, décident de se venger. Chris la meneuse (Nancy Allen) est exclue du bal, mais elle entrera pour gâcher la fête. Elle décide son grand con de flirt (John Travolta) à aller faire le mur d’une porcherie pour massacrer un cochon et en recueillir le sang. Dans un seau suspendu au-dessus de la scène, ce sang retombera sur Carrie lorsqu’elle sera au faîte de sa gloire. Car elle sera désignée par les votes truqués comme meilleure danseuse (elle qui n’a jamais dansé) au bras de son cavalier Tommy (William Katt) le meilleur capitaine de foot américain du lycée. Tout est manigancé par les femelles en furie (le diable, chacun sait, séduit surtout les femmes). Les garçons, plutôt au-dessus de tout ça, se laissent faire du moment qu’ils peuvent peloter et embrasser les filles. Sa copine pompe d’ailleurs Travolta dans sa Mustang, ce qui le décide à faire ce qu’elle veut. Comme quoi le sexe conduit au Mal, CQFD.

La fille chargée de ramasser les votes pour l’élection du meilleur couple de la promo échange les papiers pour être sûre que Carrie et le beau blond bouclé Tommy, qui est son copain et qu’elle a obligeamment cédé non sans arrières-pensées, monteront sur la scène. Ce qui est prévu ne manque pas d’arriver. Sous les applaudissements pour sa robe et sa beauté transfigurée par la reconnaissance du public, Carrie reçoit sur la tête dix litres de sang de porc (dont le spectateur qui réfléchit un peu se demande comment il ne s’est pas déjà transformé en boudin depuis le saignement du cochon). Stupeur dans la salle !

Mais la perfidie sociale reprend vite le dessus et les rires éclatent. Tommy a reçu le seau sur la tête et tombe assommé ; il n’est pas pour grand-chose dans la mascarade et s’est presque attaché à Carrie qui a aimé sa rédaction en classe, bien que ce ne soit pas lui qui l’ai écrite. Mais sa semi-innocence ne le sauve pas. Carrie déchaîne en elle les forces mauvaises qui ne tardent pas à asperger par les lances à incendie, qui se dressent toutes seules, les moqueurs excités ; à électrocuter les profs qui tentent de se saisir du micro comme d’un pénis dominateur alors qu’ils ne dominent rien. Tout ce qui rappelle le sexe est puni, selon l’oracle de la mère de Carrie. Et tout se termine par le feu, les portes étant verrouillées par la diabolique adolescente hors d’elle-même par humiliation publique. Elle seule s’en sort, avec la fille qui a poussé Tommy à l’inviter – mais celle-ci devient folle. La malfaisante pétasse à tête de linotte Chris, qui n’aime rien tant que mâcher du chewing-gum en persifflant ses camarades, tente de l’écraser en voiture ; pour une fois, ce n’est pas Travolta mais elle qui conduit. Lorsque Carrie la regarde, elle fait une série de tonneaux et la voiture explose. Il n’y aura pas de survivants dans cette génération au lycée.

La fin va plus loin dans le grand guignol. La mère attend sa fille à la maison, sûre d’elle-même et prête à punir. Après le bain, prière ensemble ; Carrie se repend mais il est trop tard : un couteau surgit dans la main de la mère qui, comme Abraham le fit d’Isaac, croit ordre de Dieu de sacrifier sa fille. Elle la poignarde dans le dos (par lâcheté), mais lorsqu’elle tente de l’achever, l’adolescente la fait transpercer de tous les couteaux qui garnissent la cuisine, la transformant en sainte Sébastienne – sans le courage, ni la beauté, ni la rémission finale. On ne sait si c’est le diable ou si les « pouvoirs » de Carie lui échappent, mais toute la maison s’écroule dans un Armageddon. Une façon de mesurer combien ces imposantes bâtisses américaines ne sont faites que de carton et de plâtras sur une charpente de bois. Carrie disparaît avec sa mère et son handicap religieux.

Sexe, Bible, incendie, explosion finale : voilà les ingrédients classiques du film américain. Ils sont ici tirés d’un roman de Stephen King, mais dans leur caricature. On rit aujourd’hui de ce ridicule affecté, bien que les ados de la fin des années soixante-dix aient beaucoup apprécié. Mais l’on sait toujours combien l’emprise de la superstition religieuse peut rendre idiote la population, hantée par l’au-delà, combien le puritanisme peut aller jusqu’à l’horreur de la chair, de la relation sexuelle comme de toute relation humaine perçue comme une souillure. La pureté « exigée » de Dieu est un fantasme de névrosé, et pas seulement dans le protestantisme !

DVD Carrie de Brian de Palma, 1976, avec Sissy Spacek, Piper Laurie, Amy Irving, William Katt, John Travolta, MGM/ United Artists 2003, 1h38, €11.86

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Macbeth de Roman Polanski

Quand l’ambition aveugle, poussée par une femme avide. La tragédie de Macbeth est celle du pouvoir qui rend fou, de l’hubris qui donnera le no limit post-68, l’orgueil renfermant soi-même dans sa paranoïa. Chacun peut citer Staline ou Hitler, mais aussi Manson le sectaire – qui fit assassiner un an avant le film Sharon Tate, l’épouse de Polanski.

D’où la violence, le sang qui gicle, la terreur qui prend. Mais aussi les prophéties, la croyance aux révélations, l’auto persuasion de son grand destin. Ce n’est pas par hasard, mais dans les conditions d’époque, qu’un tel film a pu être réalisé. Le « retour » au naturel est clairement anti-bourgeois après 1968 ; foin des délicatesses et des mignardises, la réalité doit être montrée crue. La guerre est sans merci, les armées pataugent dans la boue, les épées tranchent les têtes et fouaillent les entrailles, les poignards saignent les rois comme les enfants, les salles de bâfreries et beuveries ont le sol couvert de foin, les gens dorment nus sur la paille, ensembles sous leurs manteaux, le fils avec le père, les compagnons entre eux, les sorcières se réunissent à poil dans la fumée, dans les ruines d’un village détruit…

Ce choc va mal avec le texte en vers de Shakespeare, trop littéraire et trop bavard pour un film, d’où quelques longueurs. Nous ne sommes pas au théâtre mais sur la grève, parmi la lande ou à l’intérieur des lourds châteaux de pierre. Les humains sont ce qu’ils sont, en proie à leurs émotions incontrôlées, régis par leur inconscient bien plus que par la raison. La religion du Livre est omniprésente dans les esprits du XVIe siècle, année où William Shakespeare écrit sa tragédie. Macbeth est Caïn, il a tué son protecteur Duncan qui le traite comme un parent. Pour plaire à Dieu ? Non pas, mais à la prophétie des trois sorcières qui touillent leur bouillon sur la lande brumeuse enveloppée de pluie. Prophétie païenne tirée de la lecture des choses matérielles dans la fumée de l’hallucination, pratique anti-chrétienne et opposée à la raison classique. Des profondeurs du non-dit surgissent des monstres diaboliques et, quand l’inconscient règne, montre le dramaturge, les pulsions se déchaînent sans entraves.

Le scénario de l’histoire est connu – de ceux qui ont quelque culture, que certes l’éducation nationale n’assure plus, surtout en œuvres anglaises : trois sorcières (Maisie MacFarquhar, Elsie Taylor, Noelle Rimmington) marmonnent que Macbeth doit venir – en enfouissant un nœud coulant, un bras coupé et un poignard. Macbeth (Jon Finch, 29 ans) a assuré avec son ami Banquo (Martin Shaw) la victoire au roi Duncan (Nicholas Selby) contre les armées de Norvège et d’Irlande. En s’abritant sous des ruines, les deux capitaines rencontrent les trois sorcières qui, dans un rire grinçant, leurs annoncent que Macbeth aura le titre de Cawdor et deviendra roi, tandis que Banquo ne sera pas roi lui-même mais que sa descendance sera à la racine des rois futurs. Le thane de Cawdor est coupable de trahison et dépouillé de son armure pour être pendu torse nu avec de lourdes chaînes, et le roi donne son titre à Macbeth. La réalisation de cette première prophétie sème le germe de l’ambition chez le nouveau thane : pour qu’il soit roi, ainsi qu’il est prédit, il faut qu’il élimine Malcolm (Stephen Chase), fils de Duncan, et Duncan lui-même malgré ses bontés pour lui.

Bien qu’en proie aux affres du doute sur le bien-fondé de son acte, et se sentant coupable par avance de ce qu’il va faire, Macbeth finit par céder aux instances de sa femme, la vénéneuse Lady Macbeth (Francesca Annis, 26 ans) qui a versé un puissant soporifique dans les coupes des gardes royaux. La féminité est, pour les chrétiens depuis saint Paul, de l’ordre du diable ; la Bible elle-même accuse Eve d’avoir croqué le fruit défendu et d’avoir convaincu Adam de céder au serpent. Nous sommes bien dans ce mélange de chrétienté et de paganisme, le politiquement correct de l’époque faisant du second l’instrument du démon pour contrer le premier.

Une hallucination montre à Macbeth un poignard dans l’air qui lui indique la chambre du roi. Il le suit, passe les gardes endormis, se saisit de leurs dagues et finit par tuer Duncan dans une débauche de sang, visant n’importe comment dans la panique de l’acte. C’est Lady Macbeth qui va retourner dans la chambre, remettre les armes sanglantes dans les mains des gardes et les barbouiller du sang royal. Ils seront accusés au matin et massacrés par Macbeth avant qu’ils aient pu ouvrir la bouche pour démentir. Les deux fils de Duncan s’éclipsent et s’exilent, pensant être vite accusés puisque le crime leur profite.

Ne reste que Macbeth pour être élu roi, ce qui est fait par acclamations.

Mais la prophétie n’est pas finie et le destin se tisse quand on le laisse faire en croyant que tout est écrit. Banquo sera à l’origine d’une lignée de roi, il doit donc disparaître pour ne pas faire d’ombre à Macbeth. Mais les assassins, s’ils tuent Banquo au retour de la chasse, manquent son fils Fleance (Keith Chegwin, 14 ans au tournage) qui, plein de décision, parvient à fuir à cheval malgré son jeune âge ; son père se sacrifie pour lui en envoyant sa seule flèche au poursuivant, tandis que les autres lui brisent la colonne vertébrale d’un coup de hache. Macbeth, déstabilisé par ce demi-échec, croit voir le fantôme sanguinolent de Banquo lors du banquet qu’il organise avec ses hommes. C’est le milieu de la tragédie et le début de la fin : sa « folie » indispose ses compagnons, ils ne croient plus en lui, ils l’observent s’enfoncer dans la paranoïa et la terreur, ils le quittent un à un avant d’être soupçonnés à leur tour.

Macbeth, en proie au doute et sans volonté, s’en retourne voir les trois sorcières qui, cette fois, sont en nombre, entièrement nues à la lueur du feu de bois sur lequel bout un chaudron. Le breuvage qu’elles lui donnent lui font rêver d’une tête casquée lui disant de se méfier de MacDuff, d’un gosse sanglant qui lui dit que « nul homme né d’une femme » ne pourra le blesser, enfin d’un enfant couronné, un arbre dans une main, qui lui prédit encore que nul mal ne peut lui arriver tant que « la forêt de Birnam ne s’est pas mise en marche vers la colline de Dunsinane ».

MacDuff (Terence Bayler) s’est enfui en Angleterre rejoindre Malcolm et Macbeth ordonne qu’on saisisse son château par surprise et qu’on massacre ses gens, sa femme (Diane Fletcher) et ses enfants compris. Ce qui est fait dans une débauche de viols et de plaisir mauvais à éventrer et fouiller les corps au poignard, surtout celui du jeune fils du « traître » sortant du bain (Mark Dightam). Lady Macbeth, déstabilisée parce que les femmes sont meurtries par cette démesure, somnambulise à poil sous les yeux de sa suivante et du médecin appelé (Richard Pearson), parlant dans son sommeil et dévoilant tout. Elle ne cesse de se laver les mains d’une tache imaginaire, en Ponce Pilate qui a fait tuer le Christ.

Quand le pouvoir est aux mains de tels insanes, la tyrannie devient insupportable et le peuple gronde après les nobles. L’armée anglaise marche sur l’Écosse et les soldats se munissent de jeunes sapins qu’ils ont coupés dans la forêt de Birnam, vieille tactique de camouflage pour masquer leur nombre aux guetteurs du château. Mais, une fois encore, la prophétie se réalise et Macbeth se sait condamné. Ses gens aussi, à qui « sa langue » a maintes fois raconté ce qui est prédit, forçant le destin à accomplir ce que lui-même énonce. Tous le quittent, le château est ouvert, Lady Macbeth se jette du haut d’une tour, Macbeth est seul. Il a gardé la couronne sur son chef, mais n’a que son épée pour résister à l’armée. Il se croit invincible, puisque tous les humains sont nés d’une femme. Tous ? sauf un : MacDuff. Bien qu’ivre de rage Macbeth réussit à mettre à terre mais l’épargne, grand seigneur sur le tard ; ce sera sa perte car MacDuff est né par césarienne et non par les voies naturelles… MacDuff tue Macbeth tue en le perçant de part en part des reins à l’épaule, sous l’armure.

C’est alors le fils du roi Duncan, Malcolm, qui annonce le retour de l’ordre et se fait couronner roi d’Écosse sur la pierre de Scone.

Acteurs jeunes, paysages réalistes du Northumberland et château de Lindinsfarne, donnent à ce film sa rudesse réaliste. Il n’y a aucune complaisance pour montrer le sexe, sauf un viol entrevu par une porte lors du sac du château de MacDuff. Le thème est la violence, la croyance fanatique aux prophéties, l’anomie de la volonté. « Croire » que l’on a un destin vous enchaîne à son auto-réalisation. Vous n’êtes plus vous-mêmes, maître de soi, mais ballotté par les forces mauvaises de l’inconscient – proches du démon. Pour cela un grand film, à réserver aux adultes, seuls à même de prendre de la hauteur pour se sortir du réalisme des images et réfléchir sur les fins.

DVD Macbeth (The Tragedy of Macbeth) Roman Polanski,1971, avec Jon Finch, Francesca Annis, Martin Shaw, Terence Bayler, Nicholas Selby, Stephan Chase, Keith Chegwin, Sony Pictures 2002, 134 mn, €19.99 blu-ray €17.90

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Matthieu Legault, Les Médicis – Le complot Pazzi

Auteur canadien d’une série jeunesse obtenant le Prix littéraire des enseignants (Leonardo), Matthieu Legault se lance dans l’aventure pour (presque) adultes. Son thriller Renaissance est en effet plein de rebondissements, de poison et d’assassinats, dans une atmosphère très politique.

Nous sommes à Florence en 1478 et les Médicis – Laurent « le Magnifique » et son frère Julien – règnent sur la république. Ils ont acheté les grandes familles et taxé lourdement les autres (manière très mélenchonienne de faire payer ses ennemis politiques).

Un complot se prépare, commandité – excusez du peu – par le pape Sixte IV, lui qui adore s’entourer de cardinaux de 15 ans. Eglise, argent et stupre faisaient bon ménage en ces temps de décadence spirituelle. Luther n’allait pas tarder à surgir après Savonarole qui, lui, est déjà dans Florence et tonne contre la corruption tant des princes civils que des princes de l’Eglise.

Les Pazzi et les Gondi veulent reprendre le pouvoir que leur a ravi Cosme de Médicis une génération avant, et les condottiere du pape sont prêts à les aider à investir Florence s’ils tuent les deux frères Médicis. L’archevêque de Pise, très chrétien en apparence, n’hésite pas à conseiller d’agir en pleine messe de Pâques, dans la cathédrale, au moment de l’Elévation lorsque le vin devient sang et l’hostie chair du Christ ! Un signe de plus que les « croyants » se foutent de la religion et plus encore de Dieu, n’ayant en tête que le pouvoir. Si Dieu existe et qu’il a commandé une morale, nul doute que tous ces assassins iront droit en enfer – mais je doute.

Un espion des Médicis est égorgé au bord du fleuve Arno et Laurent demande à ses Aigles d’enquêter. Il s’agit d’un groupe de forces spéciales chargé de protection et de renseignement, allant jusqu’à l’assassinat sur ordre. Les deux enquêteurs de prestige sont Feliciano et Fedora, tous deux jeunes et bien faits, le corps aux normes de la sculpture païenne. L’auteur ne nous épargne aucun détail de leur anatomie, selon cet idéalisme narcissique dont la jeunesse actuelle est avide.

Elle est aussi avide d’action et de sang, et là non plus rien ne nous est épargné, du trait d’arbalète dans l’œil à l’éviscération en public jusqu’aux bagarres de commando au poignard. Il faut que le corps souffre pour se réaliser, il faut qu’il baise frénétiquement aussi. Fedora tombe donc enceinte de Feliciano, ce qui ne va pas sans poser problème à leur mission. D’autant que Laurent est largement en faveur de l’avortement. Mais ils feront tout pour la réaliser.

D’abord protéger les enfants Médicis, deux petits garçons et une fille, contre les Gondi dont le fils Claudio, 18 ans, a été éventré sur le pont vieux en pleine matinée. Est-ce Laurent qui l’a voulu, lui qui a sermonné juste avant les apprentis peintres dont le jeune homme à l’atelier Verrocchio ? Bien sûr que non, mais la vérité importe moins que la croyance, selon l’éternelle manipulation politique qui fait rage de nos jours plus que jamais.

C’est Constantino, « à peine plus de 15 ans », qui dirige les Aigles pour la protection des enfants. Nous trouvons cet âge un peu gros, même si un garçon de 15 ans peut avoir l’intelligence aigüe et la souplesse en combat. Mais que peut son squelette encore fluet contre un homme fait ?

Le lecteur mûr se demande donc si ce livre est vraiment destiné aux adultes ou plutôt aux adolescents, dans la lignée des séries américaines. D’autant que l’auteur comme l’éditeur (pourtant « réuni » à plusieurs), sont fâchés avec la grammaire du français. Passons sur les expressions canadiennes disant systématiquement « le boisé » pour « le bois » et autres particularismes ; c’est plutôt amusant. Ce qui l’est moins en revanche sont les fautes qui sautent aux yeux : p.27 conseillé pour conseiller, p.61 fourni pour fournit, p.126 témoigné pour témoigner, p.199 lasse pour las (celui qui parle est un mâle), p.247 ballet pour balais ! p.305 pose pour pause, p.329 papale pour papal – et j’en oublie sûrement. La faute aux logiciels américains type Word qui sont ignares en français ? Cela fait en tout cas très désordre, amateur, et c’est dommage pour le roman historique car l’époque est brillante, l’action bien menée et l’auteur imaginatif.

Si vous passez sur ces défauts agaçants, vous passerez un agréable moment de tension en compagnie des princes de la Renaissance florentine et de leurs nervis aigus et avisés.

Matthieu Legault, Les Médicis – Le complot Pazzi, 2013, Les éditeurs réunis (Canada) 2016, 427 pages, €19.95 format Kindle €6.06

Ce titre est suivi d’un second volume : Les Médicis-Les maîtres de Florence (que je n’ai pas lu)

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Peter Tremayne, La ruse du serpent

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Sœur Fidelma de Kildare poursuit ses aventures médiévales dans le sud-ouest de l’Irlande au 7ème siècle. L’Eglise de Rome assure peu à peu son emprise sur les églises locales fondées par des prêcheurs, dont le célèbre saint Patrick. Le droit s’unifie, non sans heurt avec les coutumes séculaires ; les mœurs se méditerranéisent, notamment la condition des femmes. Si le mariage entre religieux reste admis, les propos du tonnant et misogyne Paul de Tarse sur la diabolique Eve qui détourne l’homme de ses devoirs spirituels se répandent.

Et justement : dans le monastère du bord de mer érigé sur un promontoire presque en face des îles Skellig, une abbesse impérieuse fait régner la discipline sur une communauté de sœurs – curieusement très jeunes. Ne voilà-t-il pas que l’on retrouve un corps décapité de 18 ans, une jeune fille, pendue nue par le pied à la corde du puits ? La forteresse d’en face abrite le propre frère de l’abbesse et tous deux se haïssent. L’aumônier du seigneur est son ancien mari, ce qui complique l’histoire. Mais prouve en tout cas qu’il n’était point besoin de Paul pour que misogynie et misanthropie ne régnassent déjà sur les cœurs.

Comme toujours, chez les pragmatiques historiens anglais, Dieu compte pour peu dans l’histoire. Ce qui survient est humain, trop humain. Les règles fluctuantes du temps, entre culture païenne et nouvelle idéologie romaine, permettent tous les écarts en fonction des passions. Celle du pouvoir n’est pas la moindre et chacun règne sur ce qu’il peut. Sœur Fidelma est mandée par le supérieur des communautés monastiques du royaume pour aller enquêter, sur la demande de l’abbesse, au monastère du Saumon des Trois Sources. Ce qu’elle découvrira est surtout un écheveau de haines, mêlé comme un nid de serpents. Aucun chapitre ne laisse sans nouveauté et, si l’action équilibre la réflexion, le dénouement est aussi surprenant que chez Dame Agatha.

Cérébrale, émotionnelle, cultivée et disciplinée, Fidelma est attachante. Elle se pâme lorsqu’elle découvre au premier chapitre, dans un bateau désert parsemé de taches de sang, le sac du moine saxon qu’elle aime sans trop se l’avouer encore. Elle a offert à Rome à Eadulf de Seaxmund’s Ham un missel illustré. Comprenant les liens de sang, Fidelma pénètre les ambitions trop visibles, elle enquête sur un mystérieux trésor. Cette quatrième aventure d’une femme du temps, avocate des cours de justice du 7ème siècle irlandais, mérite qu’on la suive. Justement parce qu’elle est une femme – et qu’elle civilise pour nous la civilisation peu connue des temps médiévaux à l’extrême ouest de l’Europe.

Peter Tremayne, La ruse du serpent (The subtle serpent), 1996, 352 pages, €4.02

e-book format Kindle, €10.99

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Vendredi 13

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Premier film d’une série comme – hélas ! – les Yankees y cèdent quand le film original a bien marché. La suite, me dit-on, est assez mauvaise ; ce premier opus a le mérite de la fraîcheur, même s’il est assez lent pour nos critères d’aujourd’hui. Mais il était osé en 1981, mêlant comme toujours amour et mort, scènes de sexe et scènes de meurtre. Avec, ici, le couteau de chasse comme substitut de pénis… je ne vous en dis pas plus.

L’histoire se passe au fin fond d’un état rural américain, autrement dit chez les sauvages. Un camp de vacances pour ados au bord d’un lac est réputé maléfique depuis qu’il a connu en 1957 la noyade d’un gamin, Jason, puis en 1958 le meurtre d’un couple de moniteurs surpris en train de baiser. Le garçon a été éviscéré, la fille égorgée.

Vingt ans après, comme dans les Trois mousquetaires, le centre de vacances de Crystal Lake a l’intention de rouvrir et Steve le directeur (Peter Brouwer) embauche six moniteurs – trois gars et trois filles pour respecter le déjà politiquement correct (mais les minorités visibles n’en faisaient pas partie).

Annie, une monitrice qui aime les enfants est embauchée comme cuisinière ; elle arrive avec son gros sac à dos, roulant les épaules et claquant les portes avec des gestes brusques, en vrai faux-mec que les filles 1980 se croyaient obligé de jouer par féminisme naissant. Le camionneur obèse de malbouffe (Rex Everhart), tout comme la grosse tenancière de bar du coin – vrais portraits de l’Amérique – tentent de la dissuader, tandis qu’un demeuré sexuellement perturbé (Walt Gorney) enfourche son vélo écolo en prophétisant un massacre. On se demande s’il est net, piste possible…

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Avec les activités génésiques qui commencent presque aussitôt dans la voiture qui amène un trio, puis dans le camp où le directeur aide une fille à réparer une gouttière branlante, enfin par les jeux entre ados attardés de tous ces jeunes dans la vingtaine dont les muscles mâles ou les seins femelles apparaissent gonflés d’hormones, le spectateur se dit que le sexe et le mal vont – une fois de plus – déformer les choses réelles.

Ce qui ne manque pas d’arriver – nous sommes en Amérique. A part le destin rapide de la future cuisinière, embrochée à la forestière dans un fourré, celui des autres se distille avec lenteur. La caméra à l’épaule se met souvent à la place du tueur et l’image est efficace. La musique grinçante de Harry Manfredini reproduit une atmosphère à la Psychose, bien que le rythme et les contrastes soient moins frappants. Il y a toutes les atmosphères dramatiques requises : la nuit, le lac immobile, l’orage, la pluie battante, la voiture qui tombe en panne, le générateur saboté, les lieux isolés qui grincent.

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Le directeur, parti avec sa Jeep chercher du matériel, ne reviendra jamais de la ville, malgré l’obligeance d’un shérif qui le reconduit jusqu’aux abords du camp ; il y rencontre son destin muni d’une lampe torche et d’un couteau. L’un des garçons, Ned (Mark Nelson), qui a simulé une noyade dans le lac (sans le savoir comme le gamin jadis), est égorgé dans un lieu isolé pour avoir crié au secours comme le noyé, sans que personne ne l’entende. Ce qui est haletant est qu’on ne sait pas pourquoi, ni qui opère.

Restent trois personnes, un couple qui se forme, un autre garçon et une fille solitaire relevant d’une rupture. Le couple qui s’est trouvé, Jack (Kevin Bacon) et Marcie (Jeannine Taylor), s’isole dans un baraquement sous l’orage pour baiser, comme ceux de 1958 – et il leur arrive la même chose. Ils sont tous deux beaux et bien faits, vigoureux et dessinés. Leur baise dure ce qu’il faut pour apprécier, en débardeur puis torse nu, puis entièrement nus, selon la gradation savante qui (à l’époque) mettait en appétit. Mais la fille – nunuche, comme souvent dans les films américains – a « envie de pisser » après l’amour (!). Elle sort donc pour rencontrer une hache dans les toilettes – évidemment isolées – où elle va bêtement chercher les zones obscures en croyant qu’« on » lui fait une blague. Le garçon resté allongé jouit de son corps repu, remet son débardeur parce qu’il fait un peu froid après l’intense activité génitale qu’il vient d’avoir, et allume « un joint » – comme c’était furieusement la mode à cette époque post-hippie.

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Tous ces détails de l’hédonisme ambiant sont cruciaux, parce qu’ils vont connaître la punition divine (selon les critères bibliques) : une main lui saisit le front par derrière (le siège présumé de l’intelligence), tandis qu’un couteau de chasse perce la couche et vient trancher lentement la gorge (comme on le fait d’une bête pour qu’elle soit casher). La jeunesse dans sa puissance a été sacrifiée au Dieu vengeur, comme Isaac par Abraham. Mais pas d’ange ici pour retenir la main : le moniteur baiseur n’a que ce qu’il mérite, même si aucun gamin à surveiller ne peuple encore le camp.

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Alice (Adrienne King) est la seule à ne pas baiser dans le film et c’est – selon la morale biblique américaine – ce qui va la « sauver ». Elle sera l’unique survivante du massacre, bien que le noyé – Jason, qui deviendra célèbre dans les films qui suivront – tente de l’emporter in extremis avec elle sous les flots. Pour se venger. Car le spectateur perçoit très vite qu’il y a un lien entre la mort du jeune garçon et le massacre des moniteurs. Le couple qui a baisé en 1958, a déjà baisé en 1957 – en laissant le gamin qui ne savait pas nager sans surveillance. Quelqu’un donc en veut à tous ces jeunes qui se croient responsables mais qui préfèrent leur plaisir hédoniste à leur fonction. Le centre ne rouvrira pas, foi de tueur !

Reste Alice, la fille solitaire. Avec Bill, le dernier garçon (Harry Crosby). Il est beau, gentil, tendre, prévenant, mais n’est pas travaillé par la bite comme les deux autres. Ils ne savent pas encore que tout le monde a été massacré ; ils n’ont pas vu les corps ; ils pensent qu’ils se donnent tous du bon temps entre eux et les laissent à leurs activités supposées. Un strip-monopoly les a bien un peu excités, mais l’orage et la pluie ont refroidi leurs ardeurs. Ce pourquoi le tueur, qui les veut, les fait sortir en coupant le générateur. Le garçon va voir – il disparaît. La fille va voir – elle découvre son cadavre embroché de flèches derrière la porte ; le garçon avait fait la démonstration de son habileté à l’arc. Symboliquement, il est mort de trois flèches : une dans l’œil – pour ne pas avoir surveillé ; l’autre dans la gorge – parce que le noyé a hurlé et que personne ne l’a entendu ; la troisième dans le poumon – siège du souffle perdu par Jason. Mais personne ne comprend, vingt ans après – et c’est bien là le tragique.

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La fille va hurler (selon l’hystérie américaine de convention), se barricader à multiples tours, se jeter d’un côté et de l’autre de la pièce comme une poule affolée, puis tout débarricader pour se précipiter vers une Jeep qui arrive, croyant voir revenir le directeur. Ce n’est qu’une femme (Betsy Palmer), une amie de la famille de Steve qui possède le camp.

La suite n’est pas racontable sans dévoiler le suspense – contentons-nous de dire qu’Alice s’en sortira, mais de justesse. Entre temps schizophrénie, voix de Psychose (tues-la !), coups, gifles, duel au couteau, bagarre dans le sable mouillé, décapitation… Les voies du saigneur sont impénétrables. On voit peu le sang dans les films de l’époque ; tout comme les seins nus, c’était encore tabou. Mais la décapitation est filmée au ralenti, ce qui permet de bien imprégner le spectateur.

Nunuche elle aussi, la dernière survivante se croit à l’abri au milieu du lac, dans un canoë. Elle y restera jusqu’au matin lorsque les flics du coin – arrivés trop tard, comme la cavalerie yankee – la verront de loin. Mais lorsqu’elle leur fait signe, elle est saisie brutalement par le zombie Jason… pourri mais qui hante toujours les fonds.

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A moins qu’elle n’ait rêvé ? Dans le lit d’hôpital où elle se réveille, elle apprend que les flics l’ont tirée de l’eau et qu’ils n’ont vu personne, aucun « enfant ». La suite au prochain numéro est alors donnée par la réflexion de la fille : « alors il est encore là ».

Ce n’est pas gore, un brin maladroit, trop lent pour nos habitudes prises depuis les années 80 – mais se laisse regarder avec intérêt. Le contraste entre cette jeunesse éclatante de sève et l’horreur de la vengeance à l’arme blanche reste prenant.

DVD Vendredi 13 (The Friday 13th) de Sead Cunningham, 1981, avec Betsy Palmer, Adrienne King, Harry Crosby, Laurie Bartram, Kevin Bacon, blu-ray Warner Bros 2003, €8.59

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Jeunesse napolitaine

Nous passons piazza Carita, dans un quartier plutôt populaire. Piazza Gesu Nuova, des ragazzi jouent au foot tout contre l’église. L’un d’eux s’est mis torse nu malgré les 19° qui frigorifient en général tout Napolitain. Mince et musclé, brun comme un arabe mais les cheveux châtains tirant vers le clair, il peut avoir 14 ans et est fier de son corps. Sa chaîne d’or tressaute à son cou et pare de rayons furtifs sa chair translucide, comme enfarinée.

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La lumière joue sur ses muscles en mouvement, tout en rondeur, aussi pleins qu’un marbre. Cet adolescent est superbe à regarder. Il le devine confusément et il en joue, multipliant les passes, s’exaltant dans le mouvement, criant plus fort que ses copains parce qu’il montre sa vigueur et que la société le regarde.

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Nous visitons l’église Santa Chiara de style gothique provençal, bâtie en 1328 par les Angevins. La nef est immense et rectangulaire, « rationnelle » pourrait-on dire, éclairée par des fenêtres à ogives. Le tombeau de Robert d’Anjou – ce qu’il en reste – s’est réfugié derrière le maître-autel.

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Sur le flanc de l’église, nous allons voir le cloître des Clarisses aux carreaux de majolique bleus et jaunes du 18ème siècle.

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Deux chats s’y poursuivent, souples et hardis comme de jeunes garçons. Il y fait calme, par contraste avec la place aux ragazzi que nous venons de quitter.

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L’église de Gesu Nuova, en face, contre laquelle jouent toujours les adolescents, a une façade taillée en pointes de diamant, dite « à bossages ». C’était celle du palais Sanseverino datant de 1470, du temps des Aragon. Trois nefs lumineuses éclairent les fresques des voûtes.

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Jean-Paul Sartre n’aimait pas Naples, du moins pas la ville fasciste qu’il a visité en 1932. Il en a fait une mauvaise nouvelle que son héros date de « septembre 1936 » – un anti-Front Populaire ? Intitulée Dépaysement, elle n’a pas été reprise dans ses nouvelles du Mur mais figure dans les Œuvres romanesques de la Pléiade, en annexe, dans son édition de 1981. Sartre qualifie Naples de « ville vérolée », il évoque « le purin des ruelles », « ça se colle à vous, c’est de la poix », « les chambres moites », l’air comme « de l’eau de vaisselle ». Une ruelle « c’est une colonie animale », les gens « jouissaient avec indolence de leur vie organique ».

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Le Nauséeux par philosophie avait un dégoût curieusement bourgeois de ce peuple vivant. Il décrit avec un sadisme érotique les ébats des petits : « des enfants rampaient (…) étalant leurs derrières tout nus près des viandes, des entrailles de poissons (…) raclant contre la pierre leurs petites verges tremblantes. » Faut-il ne pas aimer les enfants pour les décrire complaisamment dans l’ordure ? Toute l’humanité, d’ailleurs, est tirée par lui vers la bassesse de « l’organique » ; son héros est « pris par le bas-ventre. Ce n’était pas la Vierge qui régnait sur ces ruelles, c’était une molle Vénus, proche parente du sommeil, de la gale et du doux désir de chier. » Il n’a que mépris pour ce « quartier indigène » où même le vin a « un goût boueux ». Tout cela est matériel ; tout cela est le fascisme. L’idéologie l’aveugle, le Tartre (comme disait Céline), ce ne sera pas la première fois. Et moi qui aimais l’Existentialiste responsable de ses actes, je découvre un philosophe vil, usant de son esprit pour mépriser l’humanité, le regard obnubilé par l’ordure.

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Un tour dans le quartier populaire nous montre son animation, plus forte ces jours-ci en raison de la proximité de la Coupe nationale de foot. Les embouteillages y sont monstres. Des manifestations de rues défilent en faveur de Naples et de son équipe. Les ragazzi testent leur virtuosité en fonçant dans la foule avec leurs mobylettes ; les voitures, coincées, klaxonnent, sono à fond. Trompes, sifflet, c’est toute une cacophonie bon enfant, un théâtre qui exprime un trop-plein d’exubérance. Beaucoup d’Italiens de passage à Naples, photographient les décors populaires, les affiches sauvages, les banderoles spontanées.

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Un faire-part mortuaire, entouré d’un bandeau noir caractéristique où figurent en blanc des roses et deux croix de cercueil, profère : « après 34 jours d’interminable souffrance, elle est passée, pour la gloire de Naples et de ses tifosi, l’AC Milan, et son président Berlusconi (…) Les obsèques auront lieu au stade San Paolo à 17h45 le dimanche. Pax » Affichée un peu partout avant le match, cette propagande d’outre-tombe était une bouffée de Naples.

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Deux guaglione (gamins de Naples) d’à peine dix ans échangent des passes au ballon sur le pavé de la rue peint d’un grand écu aux couleurs du drapeau italien vert-blanc-rouge, frappé d’un « N » dans le blanc – comme Napoléon – « N » pour Naples… Une toute petite fille danse debout sur un étal de gadgets, sur l’air de la Lambada. Elle est vêtue de bleu et de blanc, aux couleurs de l’équipe napolitaine de football. Elle peut avoir trois ou quatre ans et elle danse avec lenteur, application, indifférente aux gens qui rient de la voir comme à ceux qui la photographient. Sa mère m’encourage à le faire. La fillette est déjà une actrice professionnelle, elle a conscience du spectacle qu’elle donne et du sérieux que l’on attend de sa prestation !

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De nombreuses églises sont fermées à nos regards touristiques. Nous réussissons quand même à voir San Lorenzo et le Duomo. San Lorenzo Maggiore a la pureté des églises cisterciennes de France. Elle a été bâtie par les Angevins au 13ème siècle. Boccace y aurait rencontré Fiametta en 1334 et en serait tombé éperdument amoureux.

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Le Duomo a une façade imitée du gothique, d’une laideur à pleurer, mais la nef centrale est ornée d’un plafond en bois orné de peintures. La chapelle de Saint-Janvier – dont le sang se liquéfie rituellement deux fois par an – a été érigée après la peste de 1526 et elle n’est qu’excès de richesses dédiées à la dévotion superstitieuse. Du marbre, de l’argent, du bronze, de la peinture, s’entremêlent comme dans une orgie. J’ai toujours la même réticence devant cet excès de décor, cette surcharge qui dégouline, et ces anges partout qui volettent. Cette chapelle San Genaro en est le clou avec son autel tarabiscoté en argent massif ! Nous sommes déjà en Orient où la profusion remplace le goût, où la richesse remplace la foi, où la démonstration remplace la morale.

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De retour à la piazza Dante, nous nous posons pour boire une bière, lire les guides, écrire les cartes dans l’intention de les poster dans la première boite venue. Notre promenade est courte dans la nuit tombante. Les familles sortent les gamins et déambulent, en apéritif, pour se montrer aux autres comme dans toutes les villes du sud. Nous décidons de dîner au Dante & Béatrice, sur la place Dante. Des pâtes composent l’entrée, comme dans tous les menus traditionnels italiens. Nous les faisons suivre d’un kid rôti, comme indiqué en anglais sur la carte – non pas un gosse, mais un chevreau. Nous terminons par un tiramisu glacé fort bon. Le vin rouge de l’année – et « de la maison » – pétille et n’est pas terrible, sauf pour nos estomacs. Nous regagnons notre hôtel à pied. L’effervescence de la foule s’est calmée avec la nuit.

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Fidel meurt mais le castrisme survit

Fidel Castro est enfin mort. La biologie aide l’histoire et c’est heureux. Car, avec la politique enchantée du communisme et du fascisme, le XXe siècle a connu les pires horreurs humaines – au nom d’un avenir radieux. Reste aujourd’hui le salafisme et ses avatars totalitaires, et c’est bien la même forme de société fusionnelle où il n’est qu’un seul dieu, une seule voie, un seul parti.

Certes, Fidel Castro a renversé le régime corrompu de Batista qui avait fait de l’île de Cuba le bordel de l’Amérique, où les casinos et le jeu rivalisaient avec la prostitution et la drogue pour assouvir les riches yankees. Certes, il a établi la souveraineté de Cuba face à son puissant voisin, en dépit d’un embargo. Mais à quel prix ! Obligé de s’allier au diable soviétique pour obtenir du pétrole et vendre son sucre, menant le monde au bord de la guerre nucléaire par affirmation têtue qu’il lui faut des missiles balistiques, réduisant sa population à la misère socialiste durant des décennies… jusqu’aux magasins en dollars réservés à une élite fidèle et la prostitution des enfants endémique auprès des touristes pour acquérir ces fameux dollars de faveur. Que valent trois ou quatre bonnes années initiales contre plus d’un demi-siècle de pénurie et de répression ?

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Fidel est le bâtard d’un riche propriétaire terrien cubain dont le père, venu de Galice, était analphabète. Mais le garçon ne sera reconnu par son père qu’à l’âge de 17 ans. Cette honte des origines et l’éducation en collège catholique, mariste puis jésuite, ne prédisposaient pas le jeune Fidel à être heureux dans la société telle qu’elle était. D’abord nationaliste, puis révolté, il devient communiste par adhésion au « leader maximo » Staline, lui-même maillon du délire rationaliste de refaire le monde à partir d’une table rase.

Car les deux idéologies postchrétiennes nées au XVIIIe siècle en Europe ont accouché chacune de leurs monstres. L’idéologie des Lumières a glorifié la Raison, l’idéologie romantique a réagi en glorifiant le sang et le sol. Pour les Lumières, ce qui était au départ légitime envie de libération des liens obscurs de la naissance, du milieu et de la religion, ensuite légitime envie d’épanouissement via l’éducation et la participation à la vie politique, a dégénéré en diverses utopies totalitaires : Rousseau et sa Volonté générale, Robespierre et son Salut public, Lénine et son avant-garde éclairée, Staline et son régime policier, Mao et ses gardes rouges, Pol Pot et son sociocide de toutes les classes éclairées. Fidel Castro s’inscrit dans cette filiation avec ses 631 condamnations à mort dès les premiers mois de son pouvoir, l’exportation de « la révolution » en Amérique du sud et en Angola, et ses 8500 opposants encore emprisonnés en 2016.

Pour les idéologies des Lumières et du romantisme, les solutions sont les mêmes. La société aliène ? – détruisons de fond en comble les liens sociaux au profit du seul lien partisan et de l’allégeance à un chef. Les humains sont inégaux ? – faisons de la culture table rase et instruisons les gamins à la dure, d’une seule façon. La réalité résiste ? – nions la réalité et réprimons tous ceux qui pensent autrement que le pouvoir réputé infaillible. En ce sens, socialisme et fascisme, communisme et nazisme, ont beaucoup de points communs. Ce pourquoi nombre d’intellectuels, tentés par la grande lueur à l’est dans les années 30 après l’absurdité industrielle de la guerre de 14, ont erré du socialisme au fascisme et réciproquement – à commencer par Mussolini. Mais aussi Doriot, Drieu La Rochelle et même Mitterrand, décoré de la francisque par Pétain lui-même avant de s’accoquiner (on ne sait jamais) aux mouvements de résistance.

Ce que ce siècle nous a appris, est qu’il est fondamental de désenchanter la politique, de lui retirer son pouvoir de créer des mythes. Plus que jamais la raison critique doit être mise en œuvre – non pour dissoudre systématiquement tout dans l’ironie grinçante, mais pour relativiser, soupeser, mesurer. Castro est adulé comme l’était Staline et comme l’est encore Sarkozy. Malgré les erreurs, malgré les crimes, malgré le malheur. En ce sens, Mouammar Kadhafi, Saddam Hussein et Bachar el Assad devraient être aussi des héros anti-impérialistes, eux qui ont résisté au grand Satan américain… N’oublions pas que Castro accusait les États-Unis d’avoir eux-mêmes organisé les attentats du 11 septembre 2001.

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Nous allons assister, ces prochains jours, aux hommages des partisans de la répression sociale de tous les déviants, des adulateurs de l’économie autoritaire, des admirateurs de la dictature politique d’un seul. Les Maduro au Venezuela, Poutine en ex-URSS, Xi Jinping en Chine pop, Mélenchon en France insoumise, Lang en France rétro-socialiste, vont regretter « une perte pour l’humanité », une disparition de ce « modèle » qui a su durer depuis 1958 en asservissant les individus à son pouvoir personnel.

Car il faut être habile pour faire surgir le tempérament d’esclave qui existe en chacun par flemme, renoncement ou indifférence. S’aliéner au collectif est une démission de l’être, surtout lorsque le collectif est récupéré sans vergogne par des ego sans scrupules. Les maîtres, à l’inverse, sont indifférents à toute croyance, ils sourient à toute foi et à son inénarrable sérieux qui a l’illusion que le ver humain pourrait se faire dieu tout-puissant, comme s’il suffisait de dire pour tout refaire, comme s’il suffisait d’espérer pour entreprendre…

Ceux qui ne se veulent pas esclaves doivent méditer ce mot de Nietzsche dans Par-delà le Bien et le Mal : la religion ? « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. » Que ce soit Jéhovah, Dieu, Allah, la race « biologique » ou le communisme « scientifique », toute religion est un opium du peuple et tout clerc de la secte un manipulateur. Fidel en était un – parmi les premiers. Son (mauvais) exemple n’empêchera pas son modèle de se reproduire, tant l’humanité est avide de croire et de suivre, plutôt que de constater par elle-même et d’agir. Castro est mort mais le castrisme a encore de beaux jours devant lui.

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George L. Mosse, Les origines intellectuelles du Troisième Reich

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J’ai déjà parlé de cet ouvrage de l’historien juif américain, né en Allemagne, qui a pu fuir le nazisme à 15 ans à quelques heures de l’obligation de visa. Je voudrais y revenir aujourd’hui non pour analyser ce qui y est dit, mais pour sélectionner ce qui fut hier et se reproduit aujourd’hui. Car, si l’histoire ne se répète jamais, les êtres humains et les sociétés ont des réactions identiques aux événements qui les mettent en cause.

S’indigner contre le nazisme est stérile, comprendre les ressorts du nazisme est utile.

Ceux qui braillent dans la rue « contre le fascisme » (ou contre Trump) sont aussi vains que ceux qui pissent dans un violon en croyant jouer la musique. Le fascisme est un état réactif de toute société menacée. Il vaut mieux comprendre ce qui menace et les moyens d’y faire face – que de gueuler pour rien dans le désert. Et c’est bien la faute de la gauche minable des Indignés, Frondeurs, Atterrés, pseudo-ministres et autres impuissants, qui n’a plus aucune idée ni projet, si l’extrémisme monte en notre pays plus qu’ailleurs en Europe et dans le reste du monde.

« Chaque pays développe son propre fascisme, approprié à son propre nationalisme », écrit George Mosse p.33. Le nazisme allemand comme le fascisme italien sont nés des unités nationales, fragiles, qu’il fallait conforter par une langue et une culture commune. Le fascisme français n’a pour l’instant jamais pris, nous n’en avons eu qu’un ersatz sous Pétain, vieillard conservateur et surtout cacochyme, qui a laissé faire sous la botte les petits agitateurs intellos séduits par la communauté masculine nazie.

Ce que montre George Mosse, étayé par une vaste documentation, est que le nazisme n’est pas une aberration : il a été appelé par des électeurs normaux, adulés par des gens normaux et suivis par la majorité de la population – comme Trump. Pourquoi ? Non par une quelconque essence satanique, comme voudrait le faire croire la morale de la bonne conscience après Auschwitz ; non par un quelconque développement des forces productives ayant secrété leur antidote par réaction, comme a longtemps voulu le faire croire la propagande marxiste stalinienne au mépris des documents historiques. Mais selon Mosse par une véritable « religion civique ». La propagande n’a aucun effet si elle ne répond pas aux attentes de la société – tout comme la publicité ne vous fera jamais acheter si vous ne désiriez pas déjà le faire.

Robert Paxton, historien américain spécialiste de la France de Vichy récemment : « je crois que le fascisme c’est avant tout le pouvoir, la prise du pouvoir, l’exercice du pouvoir. Je pense que le fascisme est aussi animé par de forts préjugés et des sentiments profonds, des sentiments d’aliénation, un désir de revanche nationale, la colère contre ceux dont vous pensez qu’ils ont poignardé le pays dans le dos«  (sur Slate.fr).

Toute société nécessite une cohésion : le besoin d’une communauté organique, une continuité historique, une normalité bien établie.

Cette normalité évolue avec le temps, mais lentement. L’imprégnation des mœurs et de l’idéologie subsiste au-delà des générations. Ce pourquoi George Mosse ne condamne en rien les « traditions », au prétexte que les nazis les auraient utilisées à leur profit. La morale n’a jamais rien à faire avec la vérité, mais bien plutôt avec le confort de ceux qui la brandissent.

La cohésion sociale se manifeste dans les rituels collectifs, que préparent la famille, qu’encouragent l’école, que la communauté locale puis nationale font exister. Le sentiment de participer à la vie politique sous le nazisme était plus fort que sous la démocratie de Weimar, constate l’historien. La faute en est non pas au nazisme – qui a su séduire – mais à Weimar, dont l’indigence de gauche fut patente. Si nous pouvions en tirer une quelconque leçon sous le président Normal…

La dimension religieuse du politique est ignorée des positivistes et des marxistes, qui croient la « science » politique presqu’aussi exacte que la science économique ou physique. Or l’adhésion à la collectivité passe par l’esthétique, par l’émotion, par les rassemblements qui permettent d’agir ensemble. Encore une fois, l’élection de Trump nous le montre après le Brexit, la débâcle socialiste aux Européennes et ainsi de suite…

C’est ici que l’Allemagne et la France divergent.

La première croit à la culture, nous croyons à la civilisation. La culture est un enracinement dans le sang et le sol des valeurs ; la civilisation une adhésion volontaire et de raison à la vie en commun. Bien sûr, ces deux concepts ressortent de l’idéal-type, des caricatures de ce qui se passe en réalité. Aucun Français n’adhère seulement par raison, mais aussi par habitude, par ses ancêtres ou par volonté de s’approprier la culture francophone, de se joindre à cette lignée historique qui va « du sacre de Reims à la révolution française », selon les mots de Marc Bloch. Aucun Allemand ne croyait complètement au pur Aryen blond et athlétique, issu des forêts de Germanie depuis les temps les plus reculés ; l’Allemagne est resté un carrefour de peuples, venus de l’est et du sud, poussés par les encore plus à l’est, et accaparant les exilés de l’ouest ou du nord (les Huguenots, les commerçant hanséatiques, les Russes germanophiles…).

Il y avait en Allemagne, bien avant le nazisme, un courant Völkish issu du romantisme qui désignait non seulement le peuple, mais son « âme ». Celle-ci était réputé issue de la terre même, des atmosphères et paysages. D’où la célébration du sang et du sol, composantes indispensables au peuple sain ; d’où la méfiance envers les villes, qui déracinent, et envers l’industrie, qui désocialise. Ce courant, un brin ésotérique, a été chanté par les Wandervögel, ces jeunes gens itinérants, randonneurs du pré-scoutisme, qui vivaient quasi nus dans la nature et célébraient le soleil et l’eau. Il a été repris par les organisations nazies, qui ont vanté le stéréotype mâle au corps classique de la beauté grecque, sculpté par l’effort individuel et la volonté collective. L’attirance sexuelle de la camaraderie masculine devait être refoulée par sublimation pour créer le type du chevalier qui se contraint, héros et chef.

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C’est bien cette religion Völkish, en conjonction avec le nationalisme, puis avec les rancœurs de la défaite de 1918 et de la crise économique majeure des années 30, qui a fait émerger le nazisme. L’auteur précise, en historien : « Le nazisme n’était pas une aberration : pas plus qu’il n’était dénué de fondement historique. Il fut plutôt le produit de l’interaction de forces économiques, sociales et politiques, d’une part, et de perceptions, d’espérances et d’aspirations humaines à une vie meilleure, d’autre part » p.32.

Avons-nous aujourd’hui une telle conjonction ?

La religion écologique célébrant Gaïa la Terre-Mère que ses fils industrieux ne cessent de blesser malgré la grand-messe rituelle des COP numérotés, la défaite face au terrorisme islamique qui engendre une rancœur contre les « basanés » sans reconnaissance pour la France qui les accueille, la crise économique de la mondialisation mais surtout de l’essor technologique très rapide – cela peut-il faire conjonction comme dans les années 30 ?

La culture était alors réputée authentique, assurant l’accord de l’être humain avec les autres et avec la nature ; la civilisation était vue comme superficielle, adonnée à la simple satisfaction béate des besoins matériels, sans solidarité ni spiritualité. Ne voyez-vous rien de cet hier qui ne surgit aujourd’hui ?

Qu’en est-il de la haine envers « le capitalisme » des multinationales, contre l’avidité matérielle de « la finance » ou l’impérialisme économique, culturel et militaire des Yankees ? Le Juif a été remplacé par le Capitaliste (encore qu’on confonde volontiers les deux dans l’islamo-gauchisme à la mode). Mais le « retour à la terre », l’accord avec la nature, les aliments « bio », la vie saine détressée à la campagne, l’aspiration à la chaumière de la retraite paisible… tout cela a fait le lit des états d’âme Völkish, du nationalisme protectionniste – et du nazisme.

Si les écolos d’aujourd’hui sont aussi inaudibles (7000 militants et 17 000 sympathisant si l’on en croit leurs primaires… 0.03% du corps électoral de 47 millions !), c’est qu’ils mêlent l’eau et le feu en célébrant la nature ici et maintenant tout en prônant l’universalisme éternel et l’internationalisme hors sol.

Si les socialistes d’aujourd’hui sont devenus quasi inaudibles, c’est qu’ils restent attachés à cette chimère du « matérialisme scientifique » qui court après l’évolution du climat et l’accord écologique homme-nature sans les relier au présent des gens et des revendications de classe.

La petite-bourgeoisie allemande – qui a permis le nazisme – voyait en Hitler une « révolution de l’âme » qui ne menaçait en réalité aucun des intérêts économiques de sa classe moyenne. Le nazisme édifiait l’idéal, et désignait l’Ennemi de principe – le Juif apatride, cosmopolite et capitaliste. L’écologie d’aujourd’hui et son fade avatar déconsidéré, « le socialisme », proposent une même révolution de l’âme et son ennemi de principe – le Capitalisme industriel et financier. Mais cela ne séduit manifestement pas « la France périphérique »,  pas intello comme les bobos urbains, prête à voter – en réaliste – pour la famille Le Pen. Même s’il est à craindre que, comme sous le nazisme, la déception soit d’autant plus grande et rapide que les attentes auront été plus fortes.

Nous n’avons pas l’humiliante défaite de 1918 mais le terrorisme, issu d’une frange étroite de l’islam. La rancœur deviendra-t-elle de même ampleur pour qu’elle produise les mêmes effets ? Il suffirait selon certains d’un attentat ou deux de plus pour que… Un tiers des policiers et gendarmes seraient prêts à voter extrême-droite, si l’on en croit les médias.

Le nationalisme est-il assez puissant dans les profondeurs françaises pour emporter l’adhésion à un parti Völkish qui mêle sang et sol dans une célébration de destin ? Pour ma part, j’en doute, mais il en est qui y croient.

Reste qu’il vaut mieux comprendre par soi-même que suivre les hordes moutonnières. Afin d’avoir le choix de participer ou de se retirer, pour résister.

George L. Mosse, Les origines intellectuelles du Troisième Reich – La crise de l’idéologie allemande, 1964, Points Seuil 2006, préface de Stéphane Audouin-Rouzeau, 512 pages, €11.80

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Massacre à la tronçonneuse

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La production courante du cinéma américain ne brille pas par son originalité, ni par son intérêt. Elle est faite pour consommer de suite, sans l’emballage du désir, ni la nostalgie du revoir. Ni rêve, ni imagination, mais l’excitation morbide – et unique – d’un instinct. Une fois vu, le produit est usé, bon à jeter tel une capote anglaise. Pourquoi donc interdire aux junkies de se shooter, puisque la pseudo-culture de masse américaine leur sert du film sur le modèle de la seringue jetable ?

L’attrait de ces productions prêtes à consommer est des plus primaires : l’horreur, l’excès, l’imprévu inexorable. La construction en reste au schéma de base : présentation des personnages au quotidien, anesthésie du bonheur tranquille et naïf en famille standard – voiture Ford, maison Levitt, jean Levis et tee-shirt Fruit-of-the-Loom – puis mise en situation par quelque excentricité qui tourne très vite à l’anormal inquiétant, paroxysme et hystérie de rigueur, et final rapide où le Bien se fait souvent avoir. Malgré l’espoir de happy-end ancré au cœur de l’Amérique. Pimentez tout cela d’un brin de sexe, de beaucoup de violence et d’une histoire plate aux images banales – et vous avez le navet-qui-se-vend. Car seule la mise en scène, qui vise au spectaculaire, est au niveau. Or la technique est tout ce qui importe aux incultes.

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Tels sont ces films médiocres pour middle-class désœuvrée en fin de semaine. Fast-food, fast-film, tout est sur le même modèle industriel formaté du vite fait-mal fait. En 1974, le Texan de 28 ans Tobe Hopper fonde avec Massacre à la tronçonneuse le genre consommable du film d’horreur ; il va faire des émules. Le titre est accrocheur, attisant cette fascination malsaine pour la fureur et l’hémoglobine, jouant sur toute la palette du sadomasochisme enfouie en chacun. Une catharsis, bien sûr, mais qui la demande ? Ces pauvres solitaires voués à la masturbation en cabines individuelles pour 1$ alors qu’une fille se trémousse nue derrière la vitre ? Les films défouloirs sont dans le même rapport que la pipe l’est à l’amour partagé : l’effet physique est le même, mais les conséquences psychologiques et la profondeur durable de l’acte n’ont rien à voir !

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Le film est vide : vite vu, vite perdu ; on ne le revoit pas car on connait la fin, ce qui se passe pendant n’est que progression technique glauque sans littérature, malgré son prix de la critique au Festival du film fantastique d’Avoriaz en 1976. Cinq jeunes insouciants – typiquement des ‘innocents’ américains – s’enfoncent lors d’un bel été – la saison hédoniste – dans les tréfonds du Texas en minibus, à la recherche de la maison d’enfance de l’une des filles. Retour aux origines… ce qui va prendre un tour macabre. Kirk et Pam se baignent dans un étang, près d’une vieille ferme loin de tout – et le tueur futur s’amuse à les approcher sous l’eau. En quête d’essence – ce sang de l’Amérique – ils vont voir s’ils ne peuvent en acheter à la ferme ; Kirk est massacré à coup de marteau par un primate masqué, Pam est empalée sur un croc de boucher et mise au congélateur ; Jerry, qui les cherche, est assassiné au marteau. Seuls restent deux survivants dans la nuit qui tombe… Franklin est découpé à la tronçonneuse et Sally s’enfuit, seins nus. Slurp ! Sexe et cruauté font bon ménage.

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Inspiré de l’histoire véridique d’Ed Gein, « le boucher du Wisconsin » arrêté en 1957, profanateur de tombes et meurtrier de 33 êtres humains, qui portait un masque de chair et décorait sa maison des restes de ses victimes, le film ne laisse surnager au fond que les obsessions de la société américaine : la peur de la campagne isolée ‘où-l’on-ne-sait-jamais-ce-qui-peut-se-passer’ ; la hantise des pauvres, dégénérés par la solitude, l’endogamie, le puritanisme bigot, la sauvagerie et la mauvaise éducation ; la culpabilité biblique du massacre historique des Indiens natives ; l’hystérie automatique des femelles – sauf si elles font ‘mec’ par féminisme (alors : respect !) ; la normalité ‘innocente’ et désarmée de l’Américain moyen (surtout jeune au teint frais) face au Mal, cette violence gratuite qui viole tous les tabous sociaux, religieux et humains ; l’angoisse devant la machine, pourtant créée par l’homme et que l’homme pervertit, le banal outil utilitaire devenant arme brutale pour crime atroce.

massacre a la tronconneuse hysterie

Le début des années 1970 représentait le pourrissement de l’Amérique et le délitement de ses valeurs ancestrales : jeunesse massacrée au Vietnam, mensonges politiques du Watergate, récents assassinats politiques (John Kennedy, Martin Luther-King), génocide historique des Indiens, chômage dû à la crise du pétrole – tous les cadavres ressortent du placard pour engendrer des monstres et tuer les jeunes vies. Le film rend compte de cette psychologie d’époque.

massacre a la tronconneuse seins nus

Mais il est difficile pour nous Européens d’entrer aujourd’hui dans ce jeu pervers où les bas instincts se défoulent, où la foule se fascine pour le morbide, où le Mal absolu sort vainqueur du pauvre bien – que l’on croit naïvement ambiant. Ce révélateur social yankee ne révèle rien de nous ; ce pour quoi nous l’appelons médiocre. Mais il rapporte des dollars et encore plus de temps de cerveau disponible ! Aujourd’hui les ados, déculturés par toute la génération post-68 adorent. Si ça vous dit…

Massacre à la tronçonneuse, 1974, version restaurée StudioCanal 2004, €19.00

Massacre à la tronçonneuse (remake plus soigné que l’original), blu-ray Metropolitan 2013, €19.71

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Johann Chapoutot, La loi du sang

johann chapoutot la loi du sang

Hitler avait tout dit, Hitler n’a pas été lu, tant les « gens bien » humanistes, étouffés par leur bonne conscience et la haute opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes, restent à jamais aveugles sur ce qui dérange leur petit univers calfeutré. Hier comme aujourd’hui, il faut lire les ennemis. Et quand je dis « lire », cela signifie tenter de les comprendre. Non pas déjà pardonner, comme le croit si vite un ministre qui pense avec le menton plutôt qu’avec le reste de sa tête, mais pénétrer de l’intérieur les ressorts de la pensée, de la passion et des instincts de l’ennemi. Ce qui le fait vivre, réagir et agir.

Hitler avait tout dit, cité par Chapoutot : « Notre programme remplace la notion libérale d’individu et le concept marxiste d’humanité par le peuple, un peuple déterminé par son sang et enraciné dans son sol » (Mein Kampf cité p.519. Tout est résumé, lapidaire, et terriblement efficace. Mais il n’est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Il est facile, dès lors, d’évacuer ce qui gêne par les pirouettes intellectuelles habituelles : la folie, la barbarie, l’exception. Ce qui fut appliqué à Hitler avant de l’être à Staline, à Mao, puis aujourd’hui à l’État islamique dit Daech.

Hitler n’était pas fou, il était nazi ; les nazis n’étaient pas barbares, ils étaient allemands ; l’exception n’était pas fondée, le pays avait été vaincu et violemment rabaissé par le Traité de Versailles malgré les grands mots wilsoniens de « droit des peuples » et autres abstractions humanistes chrétiennes. Comprendre les nazis n’est pas adhérer à leur conception du monde : c’est avant tout éviter de proférer des inepties. Le métier d’historien n’est pas celui d’histrion, même si peu d’entre eux se mêlent de démêler un tel sujet politiquement incorrect : « à notre connaissance, personne n’a jamais tenté de cartographier ce que l’on pourrait appeler l’univers mental dans lequel les crimes du nazisme prennent place et sens » p.16.

Voilà qui est réparé : « Nous avons eu recours à des sources imprimées, à des textes, des images, des films (…) des œuvres de référence de l’idéologie nazie, mais aussi à la littérature pédagogique, de l’école comme du NSDAP, à la presse quotidienne, à la littérature scientifique (…) le droit (…) la philosophie, l’histoire, la raciologie… (…) 1200 titres d’ouvrages et d’articles, une cinquantaine de films (…) L’importance du corpus montre d’emblée que les auteurs avaient manifestement des choses à dire, et qu’ils ressentaient le besoin de les dire » p.25.

Hitlerjugend, Essensausgabe

Le principe normatif allemand de l’époque nazie est simple (et pas si exceptionnel que cela) : « on doit agir pour la race germanique-nordique seule (ou pour le peuple allemand) et non pour l’humanité – qui est une dangereuse et dissolvante chimère ; on doit agir pour la communauté, et non pour son seul intérêt personnel » p.23. Il s’agit d’une révolution culturelle appelée à générer un homme nouveau (cela ne vous rappelle-t-il rien ?). L’Humanité n’existe pas, il n’existe que des « races » en concurrence vitale entre elles (on dit aujourd’hui des « peuples »). Trois « impératifs catégoriques » (p.29) fondent le projet nazi : procréer en quantité des enfants nordiques sains, combattre ses paresses pour assurer la solidarité communautaire dans l’adversité, régner enfin en renversant l’ordre international imposé dès le traité de Westphalie par les trois guerres de Trente ans (1618, 1792, 1914) et étendre l’espace vital indispensable à la démographie nordique vers l’Est. Jusqu’à « la limite du hêtre » (p.475) fondée sur l’archéologie comme extension maximum des nordiques en Eurasie. Ces trois impératifs composent les trois parties du livre.

Contrairement aux lecteurs zappeurs inconséquents qui commentent sur Amazon, les nazis sont cohérents. « L’affirmation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mainte fois répétée pour justifier le rattachement au Reich des minorités » est à la fois une dérision des propos du président américain Wilson et une revendication d’un espace vital légitime au détriment d’autres peuples : les États-Unis de l’humaniste chrétien Wilson ont-ils hésité à massacrer les Indiens pour établir leur terre promise ? Leur « droit international » n’est-il pas l’entente des plus forts pour dicter leurs règles ? Le « peuple » allemand agit-il autrement lorsqu’il revendique des territoires à l’est au détriment des Slaves et une épuration ethnique ? « C’est précisément parce que nous considérons les races et les peuples comme des entités biologiques que nous approuvons le droit à la vie de chaque peuple conformément à la forme que prend sa vie », écrit Hans Frank en 1938 (cité p.121). Le lecteur commentateur a-t-il vraiment lu le livre qu’il « commente » ? Quant « à la contradiction entre industrialisation et culte de la terre » qu’un autre commentateur aussi léger profère, où est-elle ? La terre ne ment pas, elle assure le lien du sang avec le sol, elle nourrit la progéniture prolifique, elle assure la transition dans la modernité en préservant les valeurs « saines » – mais elle n’exclut en rien l’industrie ! Celle-ci est la puissance – et la puissance est valorisée par la « race nordique », inventive et industrieuse selon les critères nazis.

Le physique s’oppose au métaphysique comme le concret à l’abstrait : les nazis sont pragmatiques et pour eux le collectif (fondé sur le sang aryen) l’emporte sur les petits états d’âme de chacun. Le holisme s’oppose à l’individualisme et le fusionnel communautaire aux « ratiocinations » personnelles. La nature est valorisée puisque règle du monde ici-bas – le seul valable. La nature doit donc être protégée, valorisée et l’on doit reconnaître ses lois. La nudité est ainsi gage d’authenticité lorsqu’elle est force et santé (et non manifestation ostentatoire d’un désir destructeur égoïste), les marches dans la forêt et la montagne remettent les pieds sur terre, faire croître et prospérer du blé, des vaches, des gosses redonne le sens de la vie et des générations. « En harmonie avec les éléments, bronzé, épanoui et heureux, [le corps nu] offre au citadin corseté et asphalté l’image d’une communion retrouvée avec la grande matrice cosmique » p.45. Les écolos d’aujourd’hui après les hippies d’hier, n’ont pas dit autre chose. Attention donc aux dérives progressives de la nature vers le naturel et vers la loi de nature… En tout importent les limites. Mais il est vrai que « contrairement à ce que redoutent les Tartuffe et les professeurs de vertu, qui se méfient de la nature en eux parce qu’ils l’ont contrainte, violentée et qui, trop soucieux de faire l’ange, redoutent la bête qui les habite, le naturisme est ‘le début du chemin qui nous ramène chez nous » p.47.

1939 nudite allemande

« Il s’agit, selon Himmler, de ‘redécouvrir (…) et de réveiller la vision du monde de nos ancêtres préchrétiens et d’en faire un guide pour notre propre existence » p.53. Retour aux sources, aux origines : cela ne vous rappelle-t-il pas les intégristes du Livre, notamment la littéralité du Coran ? L’Oumma remplace la Race – mais tout est comparable… La procréation prolifique, le combat intérieur pour la domination et l’extension de son territoire (djihad). « L’homme de race pure [ou de pure religion] décide de son action sans artifice, sûrement, et de manière conforme à son instinct », écrit « Albrecht Hartl, spécialiste des questions religieuses au sein de la SS » p.70.

Un même ennemi : le Juif. Car « sang-mêlé », apatride, il a besoin d’une règle extérieure à lui, dit-on, il rêve à la République universelle parce qu’il n’a aucune terre à lui, aucune patrie. Bouc émissaire commode, l’abstraction juive affaiblit l’instinct nordique et prolifère comme un cancer dans la religion, le droit, l’administration. Ce pourquoi « éradiquer le Juif » est vue comme une opération de médecine naturelle : tout organisme se protège de qui l’attaque. Car, à l’inverse de l’abstraction humaniste chrétienne enjuivée, « religion, morale et droit nordique n’étaient qu’un, puisque la nature est une » p.76. La nature hier pour les nazis, Allah aujourd’hui pour les islamistes – pour les deux, « l’État est un moyen en vue d’une fin. Cette fin est la préservation et la promotion d’une communauté d’être vivants de même race et de même conformation physique et psychique » (Hitler, cité p.149). D’où l’État islamique et non plus la simple croyance.

Appell vor Direktor Apfeldt

Appell vor Direktor Apfeldt

On le voit, les parallèles sont puissants. Ce pourquoi il est utile et bon de lire Johann Chapoutot : à la fois pour éviter de répéter des inepties sur le passé nazi, et pour le présent éviter de répéter les aveuglements et erreurs de lecture. Tout comme hier les nazis, les islamistes aujourd’hui ne sont ni fous, ni barbares, ni exception. Ils ont un projet politique, une idéologie affirmée et une action radicale sans aucune pitié. Vont-ils susciter en réponse un néonazisme Blanc de protection vitale ? Il serait peut-être essentiel de penser cette hypothèse (assez probable en cas de troisième attentat islamique d’ampleur en France), plutôt que de gloser sur les écarts à la ligne ou les petites phrases de l’univers étroit politiquement correct…

Johann Chapoutot, La loi du sang – Penser et agir en nazi, 2014, Gallimard Bibliothèque des histoires, 569 pages, €25

e-book format Kindle €17.99

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Daniel Easterman, Le masque du jaguar

daniel easterman le masque du jaguar
De l’action, du mystère, de l’amour, tels sont les ingrédients d’un bon thriller. Avec un découpage cinématographique en chapitres courts et alternés qui montrent les facettes en simultané et donne envie d’en savoir plus. Easterman, Irlandais ex-prof d’université à Newcastle, n’en est pas à son premier roman – et cela fonctionne – même si le grand guignol à la Indiana Jones submerge cet opus à l’inverse des précédents.

Son héros, Declan Carberry, est déjà connu depuis La nuit de l’Apocalypse. Enquêteur Interpol, il est mandaté pour résoudre une énigme internationale : des corps nus et mutilés retrouvés à Paris sous la pyramide du Louvre et à Rome sous la pyramide de Caius. Dans le même temps l’autre héros, Léo Mallory, est archéologue maya. Il vient de découvrir la chambre secrète d’une pyramide au Mexique et est mystérieusement tabassé tandis que les trésors graphiques et mortuaires se volatilisent.

Declan tombe amoureux d’une adjointe de vingt ans plus jeune ; Léo d’une étudiante mexicaine. Les deux vont vivre les affres d’aimer alors que la violence se déchaîne et que leur intime est menacé. Un gourou indien mexicain règne en effet sur une secte fanatique dont le but est de redécouvrir rien moins que l’immortalité – dont les hiéroglyphes mayas font mention. Une petite et rare araignée amazonienne serait dotée d’un venin qui aurait ce pouvoir. Comme toujours, il suffit d’y croire… et les benêts sont pris.

Ce qui ne va pas sans meurtres, viols, crimes, tortures, délits et autres banales entorses à la civilité. Nous sommes dans un monde impitoyable et globalisé. Les puissants ne se sentent au-dessus des autres qu’en ignorant la loi commune. Même si celle-ci a ses héros qui s’efforcent de faire appliquer ladite loi commune démocratique – surtout parce qu’ils veulent aimer en paix une femme (donc pour des motifs libéraux).

  • Le lecteur effaré découvrira le sang, qui est à la base de la croyance maya. Les sacrifices humains passés sont d’une banalité qui attire aujourd’hui comme des mouches les peuples autoritaires sur les sites touristiques (dont énormément de Français !).
  • Le lecteur qui croit à la bonne nature découvrira la jungle, nature pleine de vie et de mort, indifférente aux êtres, étouffante et maternelle, chaude et fétide.
  • Le lecteur féministe moderne découvrira le machisme absolutiste du pater familias mexicain, pour qui une fille n’est que de la viande à vendre à un vieux riche pour augmenter ses terres.
  • Le lecteur qui croit au socialisme naïf découvrira la corruption régnant au plus haut sommet de l’État – dans la France de Jospin, maquillé sous les traits rajeunis et plus sportif de Dutheillet, mais dont l’’épouse est elle aussi philosophe.

Bien sûr la fiction dépasse la réalité, n’est-ce pas ?

J’aime moins cet opus que les précédents, l’univers maya étant plus loin des spécialités proche-orientales de Daniel Easterman, nom de plume de Denis MacEoin, né en Irlande du Nord et docteur en histoire de l’Islam. Mais c’est bien ficelé, entraînant et cela excite l’imagination. Bien plus que ce qui paraît de nos jours, où la fascination pour l’univers ado (vampires, sorciers, apocalypse écolo) emporte la mode.

Autant relire les classiques.

Daniel Easterman, Le masque du jaguar, 2000, Pocket 2002, 540 pages, €0.01 occasion
Les autres thrillers de Daniel Easterman chroniqués sur ce blog

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Paul Doherty, Le porteur de mort

Paul Doherty Le porteur de mort
Nous sommes en 1304 dans l’Essex. Saint-Jean d’Acre – dernier bastion chrétien en Terre sainte – est tombée aux mains des musulmans quelques années plus tôt. Le donjon des Templiers a résisté le dernier avant que les survivants soient tous massacrés, sauf les jeunes filles et les enfants de moins de 15 ans, voués aux plaisirs et en vente avec profit sur le marché aux esclaves. A Mistelham dans l’Essex, en ce mois de janvier glacial, le seigneur du lieu s’appelle Scrope ; il est l’un des rares à avoir échappé à la prise d’Acre. Il s’est servi dans le trésor templier avant de s’évader en barque avec ses compagnons dont Claypole, son fils bâtard et un novice du Temple.

Mais justement, il a volé le Sanguinis Christi, une croix en or massif ornée de rubis enfermant le sang de la Passion enchâssée dans du bois de la vraie Croix, dit-on. Les Templiers veulent récupérer ce bien tandis que Scrope l’a promis au roi Edouard 1er d’Angleterre qui l’a fait baron et bien marié. Or voici que des menaces voilées sont proférées par rollet contre Scrope tandis qu’une bande d’errants messianiques établis sur ses terres pratiquent l’hérésie et la luxure. Le roi, dont le trésor de Westminster a été pillé par une bande de malfrats particulièrement habiles (fait historique !), ne veut pas que le Sanguinis Christi lui échappe.

Il mande donc sir Hugh Corbett, chancelier à la cour, pour enquêter et juger sur place au nom du roi. Il sera accompagné de Chanson, palefrenier, et de Ranulf, formé au combat des rues par sa jeunesse en guenilles et que Corbett a sauvé jadis de la potence. Le trio débarque donc au manoir de Scrope, muni des pleins pouvoirs de la justice royale. Lord Scrope est sans pitié, il aime le sang ; sa femme Lady Hawisa, frustrée, qu’il méprise ; sa sœur Marguerite, abbesse du couvent voisin ; son chapelain maître Benedict ; Henry Claypole, orfèvre et bailli de la ville, qui est son bâtard dévoué ; le père Thomas, curé de la paroisse et ancien guerrier ; frère Gratian, dominicain attaché au manoir.

Qui sont ces Frères du Libre Esprit, que Scrope a fait passer par les armes un matin, pour complot et hérésie, dans les bois de son domaine ? Une bande d’errants hippies rêvant de religion libérée de toute structure et hiérarchie, adeptes de l’amour libre et de la propriété communiste ? Artistes habiles à la fresque et à chanter ? Pourquoi donc aiguisaient-ils des armes sur la pierre tombale d’un cimetière abandonné ? Pourquoi s’entraînaient-ils au long arc gallois dont les flèches sont mortelles à plus de 200 m ? Depuis quelques mois, un mystérieux Sagittaire tue d’une flèche galloise un peu au hasard dans le pays, après avoir sonné trois fois la trompe. Qui donc est-il ? De quelle vilenie veut-il se venger ?

Ce seizième opus de la série Corbett est très achevé. L’intrigue est complexe à souhait, comprenant comme il se doit un meurtre opéré dans une pièce entièrement close sur une île entourée d’un lac profond sans autre accès que par une barque bien gardée. Il y a du sang, beaucoup de sang ; un passé qui ne passe pas, des péchés commis qui poursuivent les vivants ; des instincts qui commandent aux âmes, aiguillonnés par Satan. Nous sommes entre James Bond et Hercule Poirot, entre l’action et l’intrigue, la dague et le poison. Nightshade, c’est l’ombre de la nuit, la noirceur des âmes mais aussi le petit nom de la belladone, cette plante mortelle ingérée à bonne dose.

Whodunit ? Qui l’a fait ? C’est à cette éternelle question des romans policiers que Corbett doit répondre, aussi habile à démêler les passions humaines qu’à agiter ses petites cellules grises.

Paul Doherty, Le porteur de mort (Nightshade), 2008, poche 10/18 janvier 2011, 345 pages, €8.80

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Kamarades BD

L’album surfe sur la mode d’une histoire en bande dessiné pour adolescents – et pour adultes ignares en révolution russe. Le trait est caricatural et ne remplace pas un « vrai » livre d’histoire. Il tord quelque peu la réalité pour faire de Staline un agent de la police secrète du tsar passé du côté des rouges par ambition. Mais la grande histoire sert de prétexte au jeu des passions et c’est ce qui compte dans ce premier épisode d’une série qui se passe il y a un siècle.

kamarades BD

1917, le tsar environné de ministres très conservateurs et de nobles imbus de leurs privilèges, est de plus en plus contesté par le peuple. Il a déclaré la guerre aux Allemands et est en train de la perdre avec deux millions et demi de morts, déjà. La Russie connait le déshonneur et la famine, Dieu n’est plus avec le père de toutes les Russies et seuls Lénine, Staline et Trostki (qui s’appellent encore Oulianov, Djougachvili et Bronstein), savent que « l’enfer n’existe que sur terre ». Ils s’emploieront, dans la décennie suivante, à le prouver au petit peuple.

Les révolutionnaires, hier anarchistes amateurs d’attentats spectaculaires, sont fédérés par Lénine, réfugié en Suisse puis en Finlande, qui a organisé un parti discipliné et idéologiquement structuré prêt à prendre le pouvoir. Lénine négocie en sous-main avec les Allemands pour renverser le tsar et faire cesser la guerre avec le Kaiser. Rentré à Petrograd (le nom de Saint-Pétersbourg, répudié en 1914, faisait trop germanique), il harangue la foule en promettant la paix, la terre aux paysans, le pouvoir aux soviets et la fin de la tyrannie. Le social-démocrate Kerenski, velléitaire et hésitant, ne fera pas le poids.

Volodia est cosaque et Ania incognito ; ils se rencontrent, ils s’aiment. Mais chacun est pris dans les rets de son milieu : Volodia, « humaniste petit-bourgeois » selon les révolutionnaires, penche quand même de leur côté, tant la barbarie et l’insensibilité des officiers du tsar qui n’hésitent pas à tirer sur des civils désarmés le révulsent. Ania a pour nom Romanova, elle est la fille du tsar, Anastasia, qui s’est mêlée au peuple pour mieux le connaître mais ne révèle pas son identité à son cosaque. Le destin va les réunir, jusqu’à l’Oural, au moment où l’ordre de fusiller la famille impériale est donnée… à Volodia dans la dernière case de l’album.

Entre l’idéal et le cœur, que va-t-il choisir dans le tome 2 ? Deviendra-t-il insensible comme Staline, qui s’avoue inconsolable de son premier grand amour disparu ? Tournera-t-il casaque – comme Staline toujours – pour vivre ses passions politiques ?

lenine trostki BD kamarade

Le lecteur croise Staline jeune (et déjà bourreau), Lénine calculateur (et déjà implacable), Trotski intellectuel (et déjà suspect). Les couleurs fades et le dessin doux nappent d’une certaine nostalgie cet ancien régime sur le point de mourir. Seul le sang est rouge, bien vif.

Le peuple reste en arrière-plan au profit des combines de ces petits Messieurs et les soviets sont escamotés, ce sont pourtant eux qui vont donner son nom au nouveau pouvoir « soviétique » ! Nous ne sommes pas dans la réalité mais dans la fiction à partir d’une part choisie de la réalité. Non sans rejuger les uns et les autres selon la morale d’aujourd’hui, manie bien contemporaine de croire que le monde commence avec soi.

Cette série a cependant le mérite de rendre l’histoire compréhensible en vingt minutes à quiconque, ce qui fera plaisir à la ministre qui veut adapter les connaissances aux petits pois de la nouvelle population de la diversité collégienne, aux profs qui ont de la peine à conserver l’attention des élèves, comme aux voyageurs du métro qui survolent des BD sur tablette entre leurs stations.

Abtey et Dusséaux scénario, Goust dessin, Kamarades tome 1 – La fin des Romanov, 2015, éditions Rue de Sèvres, 60 pages, €13.50, Format Kindle €5.99

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David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité

david le breton atnthropologie du corps et de la modernite
David Le Breton nous offre, dans cette étude de 1990, une étude de l’homme via son corps. Ce fil conducteur est un miroir de la société car toute existence est corporelle. Le corps est une construction symbolique bien avant d’être une réalité en soi.

Avant l’ère moderne, le corps n’était qu’une part du grand tout ; dans les sociétés traditionnelles, le corps ne se distingue pas de la personne. Chez les Canaques, le corps humain est une excroissance du végétal dont il est frère. Dans nos campagnes, les « sorts » ou les pratiques des « guérisseurs » sont du même ordre : le corps n’est qu’une partie d’une communauté humaine. Cette dernière agit sur lui et lui-même est influencé par les forces impersonnelles du cosmos.

Durant le Carnaval, les corps se mêlent en un tout sans tabou, portant la communauté charnelle à l’incandescence ; « tout est permis », impossible de se tenir à l’écart de la ferveur populaire dont on est. La mêlée confuse se moque de tout, des usages, des préceptes et de la religion. Le corps rabelaisien est de ce type « populaire », prémoderne : grotesque, débordant de vitalité, toujours prêt à se mêler à la foule, buvant, bouffant, rotant, pétant, riant (« le rire est le propre de l’homme »). Ce corps-là est indiscernable de ses semblables, ouvert, en contact avec la terre et avec les étoiles, transgressant toutes limites. Ce corps populaire vante tout ce qui ouvre vers l’univers, les orifices où il pénètre, les protubérances qui le frottent : bouche bée, vit raide, seins dressés, gros ventre, nez allumé… Le corps déborde, vit dans la plénitude accouplement, grossesse, bien-manger, besoins naturels. Tout cet inverse qui fait « honte » à la société bourgeoise dont la discipline est le maître-mot.

bacchus rabelaisien

Pour les Chrétiens, l’âme s’en détachait déjà, mais le corps devait renaître intact au Jugement Dernier. D’où le long tabou qui a jeté l’anathème sur toute dissection. L’ère moderne a commencé avec l’anatomie et l’historien du moyen-âge Jacques Le Goff souligne combien les professions « de sang », barbiers, bouchers, bourreaux, sont méprisés. La dissection transgressait le tabou religieux mais faisait avancer la médecine comme le savoir. Le médecin se gardait bien d’ailleurs de toucher au sang, laissant cette impure besogne au barbier. Il gardait la plus grande distance possible entre le corps malade et le savoir médecin (voir Molière).

jambes des filles

La philosophie individualiste, retrouvée des Grecs à la Renaissance et poussée par les marchands qui voyageaient hors des étroites communautés, a « inventé » le visage, miroir de l’âme, signature individuelle, délaissant la bouche, organe avide du contact avec les autres par la parole, le manger, le baiser. Les yeux (re)deviennent les organes du savoir, du détachement, de la distance. Dès le 15ème siècle le portrait, détaché de toute référence religieuse, prend son essor dans la peinture. Le visage est la partie du corps la plus individuelle, la signature de la personne, qui reste d’ailleurs sur notre moderne carte d’identité.

Le corps-curiosité est devenu peu à peu corps-machine, mis en pièce par la dissection de Vésale, mécanique selon Descartes, « animal-machine » que l’âme (distincte) investit pour un temps. Le corps sur le modèle mécanique est désiré par l’industrie naissante comme par les dictatures « démocratiques » qui ont renversé les rois. Usines, écoles, casernes, hôpitaux, prisons, analysés par Michel Foucault, jalonnent l’emprise d’État sur les corps – particulièrement forte en France – « terre de commandement » – et qui demeure dans les esprits (yaka obliger, yaka taxer, yaka sévir). Une anatomie politique est née, d’où nous sommes issus, la structure individualiste fait du corps un ‘sujet’, objet privilégié d’un façonnement et d’une volonté de maîtrise. Le corps moderne implique la coupure avec les autres, avec le cosmos et avec soi-même : on « a » un corps plus qu’on « est » son corps.

torse nu 13 ans

La médecine aujourd’hui tend à considérer le corps comme une tuyauterie susceptible de dysfonctionnements ; le médecin d’hôpital agit comme un garagiste, diagnostiquant la panne et réparant seulement l’organe endommagé. Il vise à soigner la maladie, pas le malade. L’absence d’humain dans cette conception des choses fait que nombre de « patients » se veulent considérés en leur tout et ont recours, pour ce faire, aux « médecines » parallèles, fort peu scientifiques mais nettement plus efficaces en termes psychologiques. C’est pourquoi peuvent cohabiter encore la science la plus avancée et les pratiques chamaniques les plus archaïques.

bonne soeur et seins nus

Le corps réenvahit la vie quotidienne dans les médias, les cours de récréation, les sports extrêmes, les bruits et les odeurs. Le bien-être, le bien-paraître, la passion de l’effort et du risque – mais aussi le narcissisme, le culte de la performance, l’obsession du paraître – sont des soucis modernes. Ce corps imaginé devient un faire-valoir. Il nous faut être en forme, bodybuildé et mangeant bio, soucieux de diététique, nourri aux soins cosmétiques et pratiquant la course ou la glisse, l’escalade ou l’aventure. Plus que jamais, l’individu « paraît » son corps (d’autant plus qu’il « est » moins à l’intérieur).

orgie mode pour jeans

Et pourtant, l’effacement ritualisé subsiste. Je l’ai noté souvent sur les continents étrangers, la répugnance occidentale au « contact » physique est particulière, extrême sur toute la planète. Le handicap physique est angoissant, donc repoussé du regard, ignoré. Exposé plus qu’avant aux regards, le corps « libéré » est aussi escamoté, car seul le corps idéal est offert en pâture ; le corps réel demeure caché, vêtu, honteux. Notamment le corps qui vieillit, qui ne répond plus parfaitement aux nouveaux canons de la mode « jeune » véhiculée par la publicité.

fille seins nus 70s

Il n’y aura véritable « libération » des corps que lorsque le fantasme du corps jeune, beau, lisse, puissant et physiquement sans défauts aura disparu. Nous ne sommes pas tous des Léonardo di Caprio mignons avec la sexualité de Rocco Siffredi, les muscles du gouverneur Schwarzenegger, l’intelligence subtile d’Hannibal Lecter et le cœur humaniste de Philippe Noiret… Mes lectrices remplaceront les noms selon leurs fantasmes ; il paraît d’ailleurs que Brad Pitt remporte la palme, peut-être parce qu’il a des muscles de camionneur et un sourire de gamin.

would you kiss me

Ce pourquoi une vague aspiration pousse la médecine à pallier le réel. Avortement thérapeutique, procréation assistée, clonage, choix des gènes – sont des manipulations du corps qui hantent les fantasmes de perfection et de reproduction narcissique de soi. La peur de la mort encourage les prothèses, les greffes, fait rêver de bionique. Le corps reste présent même en pièces détachées, lorsqu’il doit être « réparé » par des greffes ou mis au monde sans femme.

Écrit aisément, lisible sans être aucunement spécialiste, cultivé et au fait des questions contemporaines sur la médecine, l’hôpital, l’imagerie médicale et l’acharnement thérapeutique, la psychanalyse et les « alternatifs », voici un ouvrage court qui fait penser. Où l’on voit que ce livre d’étude de l’homme, loin d’être réservé aux spécialistes ou cantonné à son univers folklorique, parle de ce qui est le plus actuel : nous-mêmes.

David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité, 1990, PUF Quadrige 2013, 335 pages, €15.00

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William Faulkner, Descends, Moïse

william faulkner descends moise
Formé (symboliquement ?) de sept récits qui traversent les années 1860-1940, c’est à une radiographie du Sud que se livre Faulkner. Il reprend et ressasse toutes ses œuvres et toutes ses généalogies pour composer un millefeuille de Blancs et de Noirs, en ligne directe et métissés, dont les existences se croisent et se heurtent. Le titre du livre est celui de la dernière nouvelle, également celui d’un negro spiritual qui assimile l’asservissement des Noirs à celui des Juifs sous Pharaon. La famille McCaslin transmet la honte et la culpabilité de génération en génération.

Honte d’avoir été aristocrate maître d’esclaves, culpabilité d’avoir ravi la terre aux Indiens et d’avoir détruit son équilibre pour planter le coton et élever des villes. Honte et culpabilité d’avoir fauté avec des négresses et d’avoir mêlé ce que Dieu avait séparé, jusqu’aux conséquences radicales du meurtre et de l’exécution. Blanc et Noir, civilisation et nature, s’entremêlent comme les eaux du delta.

Dans le premier récit, bien loin dans le temps, une chasse au renard se transforme en chasse à l’homme pour récupérer un esclave noir qui fugue régulièrement pour aller monter sa belle. Nous sommes dans le burlesque de la comédie, le bouffon seul à même de dire que le roi est nu. Le second récit met en scène Lucas, descendant mi-noir, mi-blanc, en rivalité avec son demi-frère blanc, et qui chasse le trésor imaginaire des confédérés avec une machine électrique venue de la ville. Le troisième récit quitte un instant la famille pour mettre en scène un Noir pur sang qui, ayant perdu sa femme, se révolte contre la condition humaine (et finit pendu) ; une vraie bête aux muscles puissants et aux instincts bruts, une sorte de rêve américain jusqu’à Rambo et XIII.

Mais c’est le quatrième récit qui est le plus beau, sauf sa section 4. Cette fois, c’est un vieil homme de 1940, Isaac dit Ike, qui raconte son enfance en forêt, durant les chasses annuelles des Blancs du comté. Il a dix ans, douze, ans, seize ans, et le vieux Sam, mélange d’Indien et de Noir, lui apprend à marcher sans bruit, à observer les traces, à s’orienter sous les arbres, à tirer ou à ne pas tirer selon les moments. A douze ans, le gamin tue son premier cerf et Sam le baptise du sang de la bête, cérémonie initiatique qui le met en communion avec la nature et avec la vie même. Ce sont les pages les plus belles de Faulkner, emplies d’émotion et de respect. « Sam Fathers ne l’avait-il pas déjà consacré, et délivré de la faiblesse et du remords ? – non pas de l’amour et de la pitié pour tout ce qui vivait et courait et, en une seconde, cessait de vivre en pleine splendeur et en pleine course, mais simplement de la faiblesse et du remords » Les Anciens, 2 p.789 Pléiade.

garcon chasseur

A seize ans, il rencontre un ours, le Vieux Ben rusé et inoxydable, que tous chassent depuis des années. Ce sera un autre qui le tuera, mais pas cette année-là. Il faudra dresser spécialement un chien, différent des autres, sans peur et sans reproche : Lion.

La section 4 de ce récit est en revanche une jérémiade illisible. Rupture de ton, phrases interminables, écriture expérimentale sans ponctuation – un vrai pensum qui dérive vers le prêche biblique. Faites comme moi, survolez ces pages chiantes, qui durent quand même un long moment. Tout ça pour se plaindre d’être Blanc, Américain, propriétaire, chasseur, mâle et ainsi de suite. Appel à la Bible, dissection des desseins de Dieu – en bref, réservé aux lecteurs purement américains avec de la patience ; je ne sais pas si beaucoup lisent encore ça aujourd’hui.

Le dernier récit est contemporain de l’écriture, 1940. La guerre menace en Europe ces bouffons de xénophobes tandis que les Américains racistes, ayant libéré les Noirs, ne peuvent envisager d’avoir des enfants avec eux. La vieille alliance (biblique ?) de l’homme et de la nature, durant la chasse, ne résiste pas à la ville et au regard social. Et cela se termine mal.

Un beau livre, sauf la centaine de pages de délire prêcheur. Il est peu connu mais fait pénétrer un peu plus l’Amérique, ses mythes et ses complexités sociales par un esprit européen du XXIe siècle.

William Faulkner, Descends, Moïse, 1940, Gallimard L’imaginaire 1991, 336 pages, €10.00
William Faulkner, Œuvres romanesques tome 3, Gallimard Pléiade, 2000, 1212 pages, €66.00

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Le Clézio, Le rêve mexicain

le clezio le reve mexicain

L’écrivain rassemble ici sept essais en un tout cohérent, pour dire son amour du Mexique comme rêve et son dégoût de « la » civilisation (occidentale, industrielle, blanche) trop rationnelle et prédatrice. Enfant des années 1940, Le Clézio a connu la guerre barbare en Europe même, qu’il n’a eu comme préoccupation que fuir ; adolescent des années 1960, il veut réenchanter le monde avec le peyolt, le new age et l’écologie de la Terre-mère ; poète des années 1980, il rêve d’un « autre monde » possible.

Il y a de l’anglo-saxon chez Le Clézio, une influence culturelle prégnante du puritanisme biblique, un messianisme de pragmatique déstabilisé par la guerre du Vietnam. Dans les années 1980, rien d’étonnant à ce que l’écrivain épouse les idées-forces des cultural studies et autres valeurs liberals des campus américains. Il juge la colonisation espagnole catholique avec le regard dégoûté du puritain du Mayflower venu au Nouveau-Monde pour fuir la vieille Europe corrompue et bâtir dans les Amériques la Cité de Dieu.

D’où ses naïvetés sur la magie perdue, les rêves ancrés par la matérialité d’existence et l’hypocrite culpabilité coloniale à l’américaine : les pionniers du Far-West ont massacré Indiens et bisons au XIXe comme les conquistadores espagnols ont massacré los Indios au XVIe – mais les États-Unis sont un pays démocratique où tout Indien est citoyen comme un autre. Tandis qu’il a fallu attendre trois siècles pour que les Indiens sud-américains le deviennent.

Le Clézio, tout à l’horreur du matériel trop rationnel et desséchant de « la science », se place sur une pente dangereuse. A valoriser autant le monde magique, il rouvre la porte à cet irrationnel qui a fait tant de mal à l’Europe de son siècle. Imaginez : soyez en accord avec les dieux et sujet d’un État puissant comme l’aztèque – et vous aurez une assez fidèle image du nazisme ! Pour les Espagnols, missionnaires de la chrétienté, il s’agissait d’un « rêve absolu, comme s’il s’agissait peut-être de tout autre chose que de posséder la richesse et la puissance, mais plutôt de se régénérer dans la violence et le sang, pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau » p.11. Pour les Indiens, « c’est la totalité qui caractérise les religions préhispaniques. (…) [Elles] montrent toutes, au moment de la Conquête, cette cohésion de l’humain et du divin » p.239. Cette « transfiguration » des participants aux fêtes rituelles dans « une communion surnaturelle » s’apparente à la Cène primitive où venaient s’abreuver les Germains à Bayreuth sous Wagner (« l’envoûtement de ce théâtre sacré » écrit Le Clézio p.241 à propos des rites aztèques). Cela fait songer aussi aux fastes scéniques des réunions de masse à Nuremberg, sur la Place rouge, sur Tien an men ou devant l‘ambassade américaine de Téhéran. Tout « jeune homme (…) devient le représentant du dieu sur la terre. » Voué au sacrifice de sa vie pour la Cause, pour la Communauté du sang et de la terre…

Aztèques, Toltèques, Mayas, Chichimèques… le naming à l’anglo-saxonne est pour Le Clézio un procédé littéraire. Il se repaît de ces noms évocateurs, dont la simple prononciation est magique. Il décrit, avec forces citations des textes espagnols ou indiens conservés, ce qu’a pu être ce monde perdu. Il en montre la forte cohérence culturelle, il en rêve comme d’une nouvelle harmonie possible, il regrette la « pensée interrompue » par la conquête, le massacre et la mise en esclavage.

Il oublie probablement qu’il vante une conception du monde qui date d’avant le néolithique – cette catastrophe des écologistes américains les plus radicaux. « Cette harmonie entre l’homme et le monde, cet équilibre entre le corps et l’esprit, cette union de l’individuel et du collectif qui étaient la base de la plupart des sociétés amérindiennes » p.270. Malgré les États indiens agricoles, il le dit, leur conception du monde était encore celle des chasseurs-cueilleurs. Ce n’est que lorsque l’homme a cultivé le sol et soumis les bestiaux, croient les radicaux des campus américains, qu’il est devenu propriétaire et avare et qu’il a fait la guerre pour défendre son bien en exploitant sans vergogne ses semblables, bêtes, plantes et ressources naturelles. Le Clézio oppose opportunément sauvages et civilisés, « une société primitive qui valorise la force physique, le courage et la ferveur religieuse, et une société matérialiste pour laquelle seuls compte l’argent et la réussite » p.211.

Nus dès l’enfance, fiers, endurants et en accord avec leur société par les rites et reliés au cosmos par la religion chamanique, les Indiens sont-ils de « bons sauvages » ? C’est la conception de la Réforme en plein humanisme, pour critiquer la vieille Europe féodale tenue par le pape de Rome ; ce fut la distinction Sparte austère et virile à l’opposé d’Athènes discutailleuse et efféminée durant la Révolution ;  c’est devenu le mythe romantique à la Chateaubriand, Lamartine ou Wagner. Mais, pour Le Clézio, il faut aller voir côté surréaliste. Il cite longuement Antonin Arthaud, envoûté par le Mexique en 1936, « la fascination instinctive qu’exercent les peuples magiciens et leurs rituels cruels, mêlée de l’admiration que suscite leur développement artistique et culturel » p.215.

Tout cela est bel et bon, écho d’un poète. Il apprendra beaucoup sur l’âme indienne à qui veut pénétrer le Mexique d’aujourd’hui d’un peu plus fort que le touriste moyen. Mais à ne pas prendre au pied de la lettre : rien de pire que l’union de la technique avancée et de l’irrationnel magique pour les sociétés ! « Un paradis perdu où la science des astres et la magie des dieux étaient confondues » p.218, dit Le Clézio. L’Iran de Khomeiny ne rêve pas autre chose que l’Allemagne de Hitler ou l’URSS de Staline. « Les Mexicains étaient à la veille de développer un système philosophique qui aurait pu résoudre les contradictions de l’ancien monde », n’hésite pas à affirmer Le Clézio ! On se demande vraiment si l’empire aztèque, qui ne vivait que par l’extension constante de ses conquêtes pour abreuver toujours plus le dieu soleil du sang des prisonniers – était le modèle qu’il faudrait suivre… « Par la transe, par la révélation, c’était l’harmonie entre le réel et le surnaturel qui était apportée » p.273. Curieux que Hitler, Staline, Mao et Khomeiny aient cru et fait croire la même chose : le sang de la Race, le mouvement scientifique de l’Histoire, la révolution permanente pour faire accoucher de l’Homme nouveau, la parole même d’Allah dans le Coran littéral – sont bien des « révélations », une promesse d’harmonie entre le réel et le surnaturel !

Même matérialiste et sans âme, je crois bien préférer le vieil individualisme né avec le monothéisme et émancipé à la Renaissance puis lors des révolutions – à ces embrigadements cosmiques.

Certains veulent faire renaître ces mythes politiques pour sortir du malaise dans la civilisation – mais c’est ouvrir une boite de Pandore aux conséquences qui pourraient être épouvantables. Si « l’origine de la civilisation est dans la barbarie » p.152, inutile de créer une nouvelle barbarie pour régénérer notre soi-disant appauvrissement spirituel et pousser à naître une nouvelle civilisation.

Il y a du dangereux chez ce pacifiste de la gauche libérale américaine… Prix Nobel multiculturel pour bobos humanitaires un brin naïfs.

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, 1988, Folio 1992, 278 pages, €7.98

Les livres de JMG Le Clézio chroniqués sur ce blog

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William Faulkner, Pylône

william faulkner pylone
Étrange roman tout de trépidation et d’éphémère, centré sur les acrobates aériens des débuts de l’aviation. Frustrés de n’avoir pu se battre durant la Première guerre sur les biplans poussifs, comme l’auteur, ils défient le destin sur des carlingues de contreplaqué emportées par des moteurs surpuissants. Ils inaugurent ici le nouvel aéroport du Juif Feinman à New Valois, sur les bords du lac Rambaud, dans cette contrée mythique de Franciana. Tous les lieux sont inventés, mais désignent la Nouvelle-Orléans et l’aéroport Sushan. On ne sait pas ce qu’avait Faulkner contre les Juifs, sinon qu’ils sont toujours décrits comme gras, citadins, affairistes et démagogues.

L’histoire met en scène deux aviateurs, un mécanicien, une parachutiste, un petit garçon et un reporter. Ces fétus de paille sont apportés par le vent pour le meeting aérien, puis emportés par le destin vers d’autres cieux. Sauf le reporter, dont on ne connaîtra – exprès – jamais le nom, qui reste attaché à sa presse comme le chien à sa niche. Il ne s’élèvera jamais vers les hauteurs du ciel littéraire tant son rédac chef exige qu’il reste à ras de terre : des faits, des infos, rien d’autre. Aucun grand mot en tous cas, non plus que ces phrases interminables où les métaphores fusent tandis que les mots se télescopent. Ce dont Faulkner en ce roman abuse, comme pour bien enfoncer dans le crâne du lecteur qu’il ne lit pas « une histoire » mais de « la littérature ».

Ce procédé est bien lourd, plus encore de nos jours, moins dévorateurs de papier imprimé qu’à la parution, et plus sensibles à l’économie en tout. Ce qui donne de ces longueurs qui donnent envie de laisser tomber avions et aviateurs vers le mitan du livre, surtout que ces volants se vautrent dans le terre à terre d’une interminable saoulerie à l’absinthe frelatée, sans manger ni baiser, tels des zombies.

Car les pilotes, en ce temps-là, étaient d’étranges personnes que l’humain avait à peu près désertées. Ils ne vivaient que pour la mécanique, se rêvant anges dans les cieux, trop bêtes à terre. Ce pourquoi le désir fou de Jiggs pour des bottes en vitrine, qui ouvre le roman, est une approximative métaphore de cet orgueil obstiné du désir. Comme la flamme attire irrésistiblement la phalène au point de s’y consumer, qui veut faire l’ange fait la bête et l’accident n’est jamais loin de la démesure ou des conséquences de l’ivresse. Faulkner, qui s’y connaissait en avions comme en alcools, assimile les deux dans une alchimie où la psychologie n’est pas ce qui brille le mieux. Les aviateurs sont des machines, poussant leur manche dans le ciel ou, lorsqu’ils redescendent, alternativement dans le vagin de leur femme commune, pute dès 14 ans et ne sachant duquel est l’enfant de 6 ans qu’ils traînent avec eux en combinaison maculée d’huile. L’un d’eux a même copulé en plein ciel avec la parachutiste, prise d’une nymphomanie subite avant de sauter. Seul le mécanicien Jiggs, associé avec eux par le hasard du meeting, n’a pas accompli sa mue complète en rouages ; il désire encore ces nourritures terrestres que les autres négligent.

us airplane stearman 1934

Le reporter, fasciné par les volants comme par la beauté fatale qui les accompagne, néglige lui son métier qui est de compiler l’info et de la retranscrire pour que quiconque comprenne. Il a d’ailleurs un regard critique – celui de l’auteur – pour le métier de journaliste, qu’il qualifie dans le dernier chapitre de « ramasseurs d’ordures » : « Et si jamais on supprimait la fornication et le sang, où diable serions-nous tous ? » p.552 Pléiade. Il s’occupe de l’enfant, il donne de l’argent à la femme, il propose sa chambre et son lit au trio. Il négocie même cette cruche d’alcool qui enfiévrera les esprits et conduira, peut-être, à la débâcle finale en inhibant toute raison au profit de la machine et de la gagne.

Mais si l’alcool précipite les choses, comme l’eau versée sur l’absinthe trouble le liquide, chacun suit son destin comme s’il était écrit, poussé par une force à laquelle il ne peut résister : le pilotage pour les deux aviateurs, s’envoyer en l’air sans culotte pour la femme, l’alcool pour Jiggs, la littérature pour le reporter. « Oh, d’accord, il aurait bien pris l’argent. Mais ce n’était pas pour ça qu’il pilotait ce zinc là-haut. Il se serait engagé même avec rien d’autre qu’une bicyclette, pourvu qu’elle décolle du sol. Mais ce n’est pas pour l’argent. C’est parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, de même que certaines femmes ne peuvent pas faire autrement que d’être des putains. Ils ne peuvent pas s’en empêcher » p.589.

Écrit en deux mois, selon l’auteur, ce livre est loin d’être son meilleur, mais le lecteur est gagné par la fièvre de l’écriture et emporté par la passion mécanique, bien qu’englué durant trop de pages dans la saoulerie centrale.

William Faulkner, Pylône (Pylon), 1935, Folio 1984, 339 pages, €8.90
William Faulkner, Œuvres romanesques tome 2, Gallimard Pléiade 1995, 1479 pages, €58.90

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