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Hervé Bazin, Au nom du fils

Parce qu’il est décédé en 1996 et qu’il décrit les années 50 et 60, Hervé Bazin est bien oublié aujourd’hui. Il aborde pourtant les questions cruciales de la famille et des relations humaines, ici la paternité. Il a eu sept enfants, garçons et filles, dont cinq avant la parution du roman, écrit à 48 ans. Il sait donc ce que c’est d’être père.

Daniel Astin est docteur ès lettres mais n’a pas passé l’agrégation ; il obtient cependant un poste de professeur de français au collège de Villemomble. Marié avec Gisèle, l’amour de sa vie, il ont eu deux enfants, des jumeaux, Michel et Louise. Puis est venue la mobilisation de 1939, la guerre éclair et la défaite ; Daniel est prisonnier en Allemagne jusqu’en 1945. Lorsqu’il revient, sa femme est morte dans un bombardement et sa belle-mère Mamette rescapée, handicapée des jambes ; les enfants, comme leur tante Laure, sont indemnes. Mais la famille compte un garçon de plus, Bruno, né en 1940, probablement pas de lui.

C’est donc un père veuf qui doit faire avec le destin et élever les trois enfants de 8 et 5 ans jusqu’à leur majorité. Il est aidé par Laure, leur tante qui s’est attachée à eux et qui habite juste en face avec Mamette, eux côté pair, elle côté mair comme disent les gamins. A 20 ans, elle n’a pas de vie personnelle ; elle fait la navette entre les deux maisons pour cuisiner, laver, doucher et raccommoder la nichée et le mari qui travaille. Pour les enfants, elle est leur mère d’adoption ; pour Daniel, une tante dévouée et une bonne. Car Daniel Astin n’éprouve pas pour elle d’amour, juste de l’attachement ; il aime une Marie, condisciple de faculté et prof de lettres comme lui, qu’il retrouve après-guerre dans son collège (on disait lycée à l’époque). Ils se voient souvent, finissent par coucher ensemble, elle vierge encore à 40 ans. Mais les enfants ne l’apprécient pas, pas question de se marier – quand on est père, on se doit aux enfants d’abord. Et quand il se seront envolés du nid, ce qui arrive assez vite, il sera trop tard. Daniel se mariera avec Laure – naturellement.

Le problème de Daniel Astin est le petit dernier, Bruno. Il pressent qu’il n’est pas de lui et en aura confirmation aux 17 ans du garçon, au vu de sa carte de donneur de sang – les groupes sont héréditairement incompatibles. Gisèle avait en effet travaillé comme secrétaire d’un homme politique juste avant-guerre et elle découchait souvent. A 11 ans, Bruno est insupportable, rebelle, il a de mauvaises notes en sixième. Un zéro en français fait déborder le vase : comment peut-on avoir zéro en français ? Daniel est en colère et le gamin, qui faisait sa gymnastique du matin, prend peur. « Le petit fuit devant moi, pieds nus et torse nu » – telle est la première phrase du livre. Cette vulnérabilité et cette vitalité mêlée émeuvent plus le père que les regards curieux et juges des voisins et voisines qui clabaudent. Les fuites de Bruno devant son père sont de plus en plus fréquentes. « Veux-tu donc faire croire à tout le monde que je te brutalise, que je n’aime pas mes enfants ? (…) – Tu m’aimes, bien sûr, mais tu m’aimes moins » p.17

C’est la révélation de l’inconscient pour le père. Bruno n’est pas de lui et il le délaisse, sans vraiment le vouloir ; il fait son devoir, mais sans plus. Les jumeaux aînés sont plus brillants, à 13 ans Michel est bon élève, sportif et bûcheur, sûr de lui et sans problèmes – il réussira Polytechnique ; Louise vit sa puberté comme une chatte, affective et dénudée – elle ratera trois fois son bac et deviendra mannequin à succès. Bruno se sent comme le vilain petit canard. Dès lors, cette scène primitive va changer Daniel. Cet enfant qu’il n’a pas fait, pas voulu, il va devoir l’adopter, l’apprivoiser. Cela prendra plusieurs années mais un véritable attachement naîtra entre eux, plus qu’avec les autres. Bruno sera « le » fils, celui qui a le plus besoin et dont on prend un meilleur soin. Mamette et Laure approuvent, elle trouvent que Daniel Astin est un « homme bien ». Il sait faire avec ce que le destin lui donne.

Le meilleur sont les vacances, passées en bord de Loire à l’Emeronce, propriété qu’Hervé Bazin occupe lors de l’écriture du roman. Les enfants y sont au naturel, sans les contraintes de l’école, des transports, des copains et des vêtements. « Nymphe un peu dégoûtée et surtout soucieuse d’extorquer de l’ambre au soleil, Louise fredonne et pigeonne, sans cesse rajustant son pointu soutien-gorge. Michel, ce bel éphèbe dont le caleçon de bain n’altère pas l’éternel sérieux, accorde toute son attention aux bouées du grand chenal. (…) Bruno, quasi nu, scrute le secteur avec une attention d’Indien maigre, comme si en dépendait sa subsistance » p.87. Ils ont 16 et 13 ans. La barque chavire car tous se penchent d’un coup du même côté pour voir les barbillons. Le père laisse Michel nager, il sait très bien, Louise se dépatouiller, elle est assez grande, et attrape Bruno, le petit dernier. Pourtant, il sait un peu nager. « Il a pris le plus près », excuse Laure ; il a sauvé le coucou, pense la grand-mère. Bruno sait dès lors que son père l’aime autant et plus « moins » que les autres, comme il le disait. Il est devenu vraiment son fils. Mamette résumera un peu plus tard : « On déteste les épinards, on se force, on s’habitue, on y prend goût, on ne veut plus que ça… » p.178 Astin le narrateur dira : « En Bruno, j’ai accepté, puis découvert puis exalté un fils » p.190.

L’émotion affleure dans cette page où Daniel parle de la paternité contre M. Astin le pédagogue : « C’est mieux qu’il ne me soit rien, qu’il soit le champi, le gratuit, et en même temps ce qu’il m’est. (…) Il m’était réservé de l’être comme je le suis de toi, petit, il m’était réservé d’être cet homme qui, des années durant, s’est trouvé enceint de ta tendresse, qui, des années durant, forçant la nature, dû accoucher de toi. Non, tu n’es pas de mon sang. (…) Tu n’as pas mon sang, tu as eu plus : la filiation de la dilection. Aucun être sur terre ne m’a tant fait souffrir ni tant donné de joie. Aucun n’est plus proche de moi. Aucun, surtout, ne m’a mieux reconnu. (…) Nul n’est vraiment père que son fils n’a reconnu pour tel » p.288. Pourtant, il faudra qu’il accepte de voir ce fils se détacher de lui en passant un concours, se mariant, faisant un bébé. C’est la loi de nature. Maladroit, passionné, scrupuleux, Daniel Astin est touchant et grave.

Aujourd’hui la bâtardise n’est plus aussi socialement méprisée, les familles « recomposées » font des paternités multiples ; mais le lien demeure, plus ou moins fort selon qu’il y a besoin – ou envie. Être père n’est pas de nature, mais de culture. C’est un choix réciproque, un apprivoisement qui se transmute en affection, puis en lien filial.

Hervé Bazin, Au nom du fils, 1960, Livre de poche 1978, 381 pages, occasion €0,01

Hervé Bazin, Portraits de famille – Vipère au poing, La tête contre les murs, Qui j’ose aimer, Au nom du fils, La matrimoine, Omnibus 2011, 1184 pages, €28,00

Les romans d’Hervé Bazin déjà chroniqués sur ce blog

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Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien

boris cyrulnik sous le signe du lien
Neurologue et psychiatre, Boris Cyrulnik sait écrire simplement. Même lorsqu’il use du jargon de sa profession, il s’empresse de traduire pour faire comprendre. C’est un vrai pédagogue comme on en trouve chez ceux qui s’intéressent aux êtres – et comme on n’en trouve plus chez ceux qui en font profession – si l’on en croit la cuistrerie étalée dans « les programmes ».

S’intéresser aux êtres est s’intéresser aux liens entre les êtres car, pour l’humain plus que pour les animaux, la sociabilité est primordiale : comment un petit d’homme né nu et vulnérable, qui ne sait ni se nourrir, ni se vêtir, ni se protéger, n’est enfin à peu près adulte que vers 15 ou 16 ans (mais pas encore fini), pourrait-il être dans le monde en restant tout seul ? Boris Cyrulnik, enfant abandonné et immigré exilé, s’est reconstruit peu à peu. Ce pourquoi il est probablement plus sensible que les nantis affectifs sur l’importance du lien.

Il prend les petits d’homme quand ils ne sont pas encore sortis du ventre de leur mère. Il montre par expériences (reconductibles par tout scientifique) que le fœtus entend très bien les sons, qu’il réagit aux changements, qu’il épouse étroitement les humeurs de sa mère. Ce n’est que vers 6 mois après être né que l’empreinte du père peut se construire, lorsque le bébé reconnaît les visages. Non que le père soit absent auparavant mais la mère prime, soit qu’elle se sente bien avec l’homme auprès d’elle (père biologique ou non !), soit que le mâle qui s’occupe du bébé en l’absence de femme fasse fonction de « mère » pour le nourrisson.

maman et bébé

Les mêmes expériences montrent que la différence des sexes non seulement intervient très tôt, mais qu’elle est indispensable pour que l’être humain se construise une identité sociale. Ce n’est donc pas en « élevant une fille comme un garçon » qu’on la transforme en garçon… Ce serait plutôt la mutiler, puisque les observations fines effectuées par caméra et analysées par ordinateur montrent que (maman ou papa) les adultes traitent différemment les bébés-filles des bébés-garçon. « Les garçons s’engagent dans le monde d’une manière plus visuelle, plus spatiale, plus anxieuse, plus collective et plus compétitive. Les filles s’engagent dans la vie d’une manière plus sonore, plus verbale, plus paisible, plus intime et plus affiliative » p.164. Les filles sont plus touchées, caressées ; les garçons sont traités plus rudement, on leur montre plus qu’on leur parle. La vocalise contre le postural, disent les spécialistes.

Ce n’est que lorsqu’ils ont été sécurisés par les bras maternants, stimulés par les jeux paternels, que les enfants (des deux sexes) peuvent se fondre harmonieusement dans leur groupe de pairs. Ils y apprennent la relation sociale, fondée sur l’identité et la reconnaissance de l’autre. Mais il ne peut y avoir d’ouverture aux autres sans être assuré un minimum de soi. Les comportements des petits abandonnés très tôt sont révélateurs : ils se replient sur eux-mêmes, s’auto-caressent, ne parlent pas. Il leur faut des « objets d’attachement » stables (des adultes mieux que des peluches) pour que la « résilience » s’opère. Les manifestations de joie sont plus intenses que celles des enfants aimés lorsqu’un petit abandonné retrouve la personne qui s’occupe de lui après une courte séparation.

De même, les « enfants-poubelles », abandonnés par contrainte ou par volonté, se sentent sans histoire, donc sans liens ; ils ne vivent qu’au présent, sans morale ni sociabilité. A moins que l’histoire qu’on leur conte soit socialement valorisée : alors, même sans parents réels, ils se sentent réinscrits dans la société, améliorés, ce qui les pousse à réussir leur vie. En 1945, les communistes avaient accueilli des enfants sans famille à Arcueil. Malgré les éducateurs très jeunes et inexpérimentés, malgré les conditions de pauvreté et une hygiène douteuse, 42% des enfants ont réussi le concours d’une grande école ou suivi des études supérieures. Pourquoi ? Parce que les adultes ne cessaient de leur dire : « Tes parents sont morts pour la France, pour une idée… quelle noblesse ! Tu as souffert, tu as perdu ta famille, mais c’est grâce à eux aujourd’hui que nous sommes libres… quelle dignité ! » p.274. Si vous avez des enfants, dites-leurs de temps à autre qu’ils ont été désirés, que vous tenez à eux, que vous les aimez ; dites-leurs que vous avez apprécié ce qu’ils ont fait, que vous les félicitez pour la performance réussie. Rien que cela… est tout !

papa et bebe francesco scavullo 1968

L’éthologie – la science des comportements – s’applique à l’homme comme aux bêtes. Pour les humains, elle permet de comprendre les tabous comme l’évitement de l’inceste, ou les rituels sociaux comme la parade amoureuse. Certes, les hommes ne sont pas des animaux, ils ont un cerveau plus malléable et le langage en plus. Mais il est étonnant de constater combien les schémas bêtes imprègnent les conduites humaines malgré nous. Les gestes des adultes envers le bébé sont sexués dès la naissance, l’histoire d’amour est universelle mais se différencie bien vite entre émoi hormonal et attachement – qui reproduit celui du bébé à sa mère –, montrant combien l’empreinte tout petit organise le lien et détermine même les orientations sexuelles. L’excès d’attachement à sa mère, dû à l’enfance troublée de sa génitrice, empêche de jouer, de se socialiser, d’apprendre les rituels de son groupe et à connaître l’autre sexe. On ne naît pas homo ou hétéro, on le devient… sans le vouloir. Mais quand le lien se renforce, le désir s’éteint – et c’est bien ainsi, montre Cyrulnik.

Le beau aurait une fonction biologique, si l’on en croit la truite saumonée. La nature n’a pas en général besoin du mâle, mais c’est en apportant la différence génétique que les espèces peuvent survivre à des environnements qui changent. Ce pourquoi la différence sexuelle est « économiquement » efficace, ce pourquoi donc les parents, dès la naissance et poussés par la culture sociale (qui est une sorte de génétique augmentée), traitent différemment petits garçons et petites filles. Chacun, avant d’accéder à la conscience, a été façonné par les gènes, par les parents, la famille, le milieu, la société, la culture. On ne nait pas de rien ; le nier aveugle et empêche d’évoluer. Mais rien n’empêche, une fois adulte, autonome et responsable, de corriger ses propres comportements ; le fait de se donner un idéal ou une méthode emporte l’imitation.

amis gosses

Voici un bien grand livre qui nous ouvre l’esprit, sans asséner de vérités définitives. C’est tout l’objet de la conclusion de pointer ces « butées » à franchir, qui montrent que la recherche n’a jamais de fin et qu’il faut sans cesse décentrer son regard pour remettre en cause ses certitudes. Nous sommes bien loin des slogans idéologiques des uns et des autres ! Nous sommes dans l’intelligence et l’humilité, tout le contraire des dogmes et de l’arrogance dont le « débat » sur le genre fait trop souvent montre.

Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, 1989, Livre de poche Pluriel 2012, 319 pages, €8.10

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Claude Dupouy, Sur les ailes du temps

claude dupouy sur les ailes du temps

Nous sommes dans le roman, un vieux monsieur raconte sa guerre au petit-fils. La photo de couverture dit tout des relations entre ces deux là, gamin entrant en sixième et octogénaire qui a vécu intensément. L’auteur était-il pilote ? Il a opté en tout cas pour l’Éducation nationale ; il garde de la formation pré-68 le vocabulaire suranné et les phrases littéraires. Peu vraisemblable cependant est le garçon de 11 ans parlant ainsi : « Vous ne viviez pas, grand-père, une histoire d’amour de toute tranquillité » p.76… Sans aller jusqu’à le « Eh baba, tu kiffais ta meuf, hein ? », disons qu’un peu plus de spontanéité ajouterait de la crédibilité au personnage.

Ce sont les mouettes de la baie de Saint-Brieuc, dont les virevoltes lui font penser aux avions, qui incitent le grand-père maternel à conter à son petit-fils unique son expérience des avions de chasse, du Spitfire Mark I au Mark XVI. Cracheur de feu et soupe au lait, cet avion était plus lent que les Messerschmitt 109 et les Focke-Wulf 190 mais plus manœuvrant en combat aérien. Né avec l’aviation, le vieux transmet au plus jeune son amour du vol (et de la vie) et la liberté (jamais sans discipline) qui va avec. Le pilotage, le combat contre les nazis, l’amour, sont des leçons d’existence que ce pédagogue 1922 inculque à la génération 2012.

C’est bien illustré, aventureux et progressif, la morale n’étant jamais pesante et toujours tirée de l’expérience même. Résistant embarqué pour Londres dès 18 ans (après avoir passé son bac d’abord), le grand-père devient pilote de la RAF en août 1941 après 79 heures de vol solo. Il rejoint le squadron 340 « Île-de-France » sur Spitfire, avant de connaître sa première attaque en avril 1942. Lui, un héros ? « On prend souvent des morts pour des héros parce qu’on croit qu’ils ont donné leur vie pour que d’autres vivent. Ce n’est pas aussi simple que ça. Personne ne se sacrifie. C’est une croyance infondée. Dans un conflit, chacun se comporte comme il peut. Certains ont plus de détermination que d’autres et prennent de plus grands risques. C’est leur façon d’aborder le problème, de vivre les difficultés du moment. (…) Alors les héros… je n’y crois pas. Ce sont les vivants qui ont besoin de héros pour s’identifier à eux afin de se donner plus d’importance pour leur estime de soi » p.28.

spitfire

Le jeune homme sera blessé, puis abattu au-dessus de Dieppe lors d’une mission. Il rencontrera Hélène, infirmière bretonne comme lui, dont il ira voir les parents après s’être ramassé en parachute dans la campagne. Comme nous sommes dans le roman, rien de grave ne lui arrivera jusqu’à la fin de la guerre, l’amour est merveilleux, pour la vie, et il récupère de célèbres anecdotes comme être recueilli en mer par la vedette de Philippe de Gaulle ou inventer de déstabiliser les V1 allemands avec l’aile de son avion. Ce sont de belles histoires qui pimentent le roman, que le lecteur pardonne volontiers, d’autant qu’il imagine les yeux ébahis du gamin. L’auteur raconte bien, qui a l’âge d’être grand-père : « les mots sont des notes de musique qui peuvent rendre heureux » p.55.

Un anachronisme choquant cependant, pour un livre si bien écrit : proposer ses services à « Air France-KLM » en 1946 ! L’alliance ne s’est formée qu’en 2004 selon les wikipédagogues. « Air France » aurait suffit, mais digérons une autre leçon de grand-père : « Pense que toi aussi tu peux projeter de l’agressivité quand une parole, un geste ou une attitude chez quelqu’un d’autre te déplaît. (…) Cherche dans les autres leurs qualités et oublie leurs défauts » p.89.

Dommage que dans l’Éducation nationale à la française on ne pense plus comme cela : ce ne sont que notes, évaluations, classements, sélection, avertissements, humiliations. Sur 12 millions d’élèves, 160 000 sortent chaque année du système sans AUCUN diplôme et, déjà, un sur cinq ont des difficultés avec l’écrit en 6ème…  Mais ce n’est pas « par manque de moyens » (air connu des enfeignants) : il y a plus de profs et moins d’élèves qu’en 1990 – mais c’est une autre histoire à écrire.

Reste un livre court et pédagogique qui se lit bien et peut être offert aux enfants, surtout s’ils se posent des questions sur la guerre, la résistance, l’engagement, l’aventure.

Claude Dupouy, Sur les ailes du temps, 2013, éditions Baudelaire, 100 pages, €12.35

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Michel Onfray, La sagesse tragique

Article repris par Medium4You.

Voici un petit livre sur Friedrich Nietzsche, écrit dans l’enthousiasme de la jeunesse à 28 ans et préfacé vingt ans plus tard par un philosophe devenu passeur des œuvres. C’est une excellente introduction à Nietzsche, courte et percutante, se mettant dans le courant de la branchitude pour mieux recadrer les préjugés. Il faut lire Nietzsche, dit le médiatique libertaire ! Car il vous libère personnellement de tous les esclavages, à commencer par celui de l’opinion, de la mode, de la morale, de la politique, des déterminants économiques, des religions.

« Je sais que Nietzsche n’est pas de gauche, ni hédoniste, libertaire, ou féministe » p.12. On pourrait ajouter chrétien ou socialiste dans la liste de ce qu’il est de bon ton « d’être » en apparence dans les années 2000. Tout ce que le philosophe n’est pas suscite automatiquement la haine pavlovienne des fusionnels, des branchés, de tous ceux qui n’ont qu’une ambition : être comme les autres, d’accord avec le dernier qui parle, surtout pas « différent », oh là là ! Il y a donc mauvaise foi, méchanceté, manipulation des textes, jeu de pouvoir intello dans ce qui paraît sur Nietzsche depuis des décennies. Michel Onfray, c’est son grand mérite, rectifie au bulldozer ces tortillages de cul pour donner la cohérence de la vie et des idées du philosophe au marteau, prophète de Zarathoustra l’apollinien dionysiaque.

Nietzsche c’est l’énergie au cœur de toutes choses. Ce qu’il appelle la volonté de puissance n’a rien de la tyrannie SS ni de l’emprise stalinienne sur les masses mais constate l’énergie vitale en chaque être, de la cellule végétale à nos corps de primates intelligents. Cette énergie est un fait, elle sourd de la vie même puisque vivre est lutter contre l’inertie de la matière.

Aux hommes d’exception de faire servir cette énergie au mieux de leurs capacités humaines. Ils sont appelés « sur »-hommes parce qu’ils se détachent de la masse indistincte vouée à seulement survivre et se reproduire. L’indistinction est ce « dernier homme » qui rumine bovinement en regardant passer les trains de l’histoire, masse grégaire à la Ortega y Gasset qui se laisse modeler comme une vulgaire pâte à partis collectivistes, fascistes ou communistes, humains « esclaves » de la mode, de l’apparence, de l’opinion.

Qu’est-ce qui empêche les Alexandre et les Diogène aujourd’hui, les Léonard de Vinci et les Einstein ? La mauvaise conscience morale prescrite par les « esclaves » qui ne trouvent bien que ce qui rabaisse tout le monde à leur niveau, et imposée en système par les religions du renoncement : christianisme, bouddhisme, socialisme. Ce dernier – une hérésie laïque du christianisme – est marxiste bismarkien, le seul que Nietzsche connût. Le Surmoi rigide des religions et des idéologies au nom d’un au-delà, d’un ailleurs ou d’un éternel lendemain (qui chante et qui rase gratis…), secrète une moraline permanente qui refoule les instincts vitaux comme le montrera Freud. La répression sociale des désirs engendre névrose de civilisation et ressentiment politique, envie de tout casser et d’éradiquer le vieil homme au nom d’une utopie radicale d’égalité abstraite.

A chacun, dit Nietzsche, de se révolter contre ces contraintes et structures qui aliènent : travail, famille, patrie. La morale comme la domination économique, l’asservissement politique comme la crainte religieuse sont des carcans qui rendent esclaves. Chaque  individu doit être maître de ses propres valeurs, ce qui signifie avant tout maître de lui. Nietzsche n’est pas un nihiliste pour qui tout vaut tout, ni un anarchiste pour qui tout est permis, ni même un libertaire vautré dans l’accomplissement ici et maintenant de tous ses désirs. C’est un peu la limite de Michel Onfray que de le tirer vers ses propres fantasmes. Nietzsche aime le bouillonnement des passions et désirs (son côté Dionysos) mais il aime y mettre son ordre par une rigueur qui hiérarchise (son côté Apollon). Non, tout ne vaut pas tout ! Des valeurs sont préférables à d’autres – mais ce n’est pas à une instance extérieure à chacun de l’imposer comme un commandement. Chacun se commande lui-même : telle est sa liberté.

Nietzsche est grec antique pour qui la minorité exemplaire des être humains d’exception doit entraîner les autres à incarner l’homme au mieux de son potentiel : un esprit sain dans un corps sain, avec de saines affections. Nietzsche a pour maître les moralistes français, de Montaigne à Chamfort, qui jugent du bon et du mauvais pour eux, et non pas du bien et du mal en soi. Ce que l’on accomplit ici et maintenant, il faut le vouloir comme s’il devait revenir éternellement. C’est ainsi que l’éternel retour du même peut être désiré comme matrice des actes. Telle est la seule façon d’agir selon sa conscience. Il ne s’agit pas de morale venue d’ailleurs, ni de contrainte sociale politiquement correcte, mais d’éthique personnelle : être fier de soi dans ce que l’on fait. Être responsable de ses actes et les assumer à la face du monde.

Il n’y a donc pas d’élitisme social chez Nietzsche, non plus que de contrainte de « brutes blondes », comme quelques citations sorties de leur contexte pourraient le laisser croire. Michel Onfray insiste bien sur ce point et le démontre. « Le Maître donne, non par pitié ou compassion, mais par excès de force, débordement de vie. Ses objectifs ? Maîtrise de soi, rigueur et vigueur, noblesse et grandeur. Non pas commander, mais se gouverner » p.140. Et d’ajouter, perfide pour la mode médiatique qui se pose afin d’anticiper les places à venir (si les socialistes compassionnels du ‘care’ gagnent l’élection présidentielle) : « Jaurès ne s’y était pas trompé, lui qui voyait dans le surhumain une potentialité à laquelle il suffirait de consentir » p.144. Nietzsche déclare que le socialisme est une supercherie qui conforte le système d’esclavage industriel et la tyrannie de la majorité médiocre en reportant toujours à demain la liberté personnelle au nom de la Morale.

Le travail aliène lorsqu’il est imposé et n’offre aucune satisfaction à l’être humain. A l’inverse, le loisir (l’otium des anciens), permet la création personnelle au quotidien. « Qui n’a pas les deux-tiers de sa journée pour lui-même est esclave », déclare Nietzsche dans ‘Humain trop humain’, §283. Humour de Nietzsche, qui n’est pas relevé par Onfray : 2/3 d’une journée de 24h font 16h… ce qui laisse 8h de travail pour la société et pour gagner sa croûte. On peut bien sûr ne considérer que les heures éveillées et calculer les 2/3 de 16h, ce qui laisse 10h de loisirs et donc… 35h de travail par semaine. Mais les individus sont-ils moins aliénés quand ils ont du temps libre ? La pression sociale des potes, des cousins, de la famille, du quartier, de la télé et des médias, de fesse-book et autres chaînes mobiles, des associations, du parti, de l’État, de la religion, permet-elle d’être enfin soi ? Bien sûr que non. Ni le temps de loisir ni la technique ne libèrent… si chacun ne se prend pas lui-même en main pour épanouir ses potentialités.

Pour cela, rire, danser et jouir de ses sens, prescrit Nietzsche. Il faut penser léger, se moquer de ceux qui font la tronche, des politiciens pour qui tout est « grave » et des religions prêchant l’enfer à qui n’obéit pas aux Commandements. Il faut une vie bonne à la Montaigne, parce qu’elle est la seule que nous ayons, sans illusions sur l’au-delà. Exubérance et maîtrise, élan mais art : croit-on que la danse n’est pas une discipline ? Marcher, randonner pour penser mieux, en mouvement, loin de ce « cul de plomb » qui caractérise « la pensée allemande » (et tant de philosophes-bureaucrates français). Écrire souvent mais ciseler ses aphorismes par le travail comme on forge une épée avant de la plonger dans l’eau froide.

« Soyons les poètes de notre vie », dit Nietzsche à ceux qui ne l’ont pas compris, « et tout d’abord dans le menu détail et le plus banal » (Gai savoir §289). Lisez Nietzsche ! Il est un maître de vie. Lisez-le avec le guide Onfray, qui est un bon pédagogue.

Michel Onfray, La sagesse tragique – du bon usage de Nietzsche, 1988, Livre de poche 2006, 188 pages, €5.70

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