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Ne lisez pas, dansez ! dit Nietzsche

L’élan vital n’a que faire des mots, il est le « sang » – la vie qui bat sourdement en l’être humain. C’est pourquoi Nietzsche n’a que faire des livres, pour penser : « De tous les écrits, je n’aime que ceux que l’on trace avec son propre sang ». Or « il n’est pas facile de comprendre un sang étranger : je hais tous les oisifs qui lisent ». Car ils se font perfuser la vie des autres plutôt que de vivre la leur ; ils prennent au lieu de donner ; ils sont dépendants, addicts, drogués. Les « oisifs » sont ceux qui ne font rien, n’agissent pas. Or la vie est action. Le droit d’apprendre à lire gâte la pensée, dit Nietzsche un peu rapidement – car on ne pense plus par soi-même, selon son propre élan de vie, mais selon l’opinion des autres, lues dans les livres.

Encore que… L’être fort se nourrit des pensées des autres, des livres des autres, comme des actions des autres. Pourquoi Nietzsche écrit-il, justement, si ce n’est pour perfuser dans les esprits son « sang » (son élan vital, sa volonté de vie) ? Sauf que les esprits ne sont plus guère esprits libres d’eux-mêmes mais opinion, doxa, préjugés. « Jadis l’esprit était Dieu, puis il devint homme, maintenant il s’est fait populace. » Dieu créait le monde par son esprit ; l’homme créait sa propre volonté par son esprit, comme Alexandre ou César ; la populace ne crée plus rien, elle subit, ballotte au gré des courants, de ce qui se fait, elle lit (ou regarde des écrans) pour ne plus penser mais se divertir, oublier. « Celui qui trace des maximes avec du sang ne veut pas être lu, mais veut être appris par cœur ». Seule la passion, l’élan vital instinctif, est vraie, force authentique. On l’imite, on ne la lit pas pour l’analyser et la soupeser, on la suit. Comme en art martial on imite le maître, qui parle peu et ne dissèque pas les mouvements ; pour saisir, il faut être « pris » par le style.

« L’air léger et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté, voilà ce qui s’accorde », dit Nietzsche dans un raccourci (qui demande explication dans l’ignorance commune croissante). Le méchant est le mes-choir de l’ancien français, celui qui tombe mal, hors piste, en dehors des normes admises – celui qui critique et qui a du mordant, qui pense par lui-même et agit selon ses convictions et non selon l’image qu’il devrait donner selon le moralisme. Nietzsche aime la grandeur, il veut élever l’homme ; pour lui la montagne – les sommets d’Engadine où il écrit en marchant Zarathoustra – est la métaphore de ce point de vue élevé. L’air raréfié, le danger des abîmes et du climat changeant, la force personnelle du montagnard soumis aux épreuves, voilà ce qui avive l’esprit libre. Pas la cordée, ni le boulet des incultes à traîner malgré eux. « Dans la montagne, le plus court chemin va d’un sommet à un autre ; mais pour suivre ce chemin, il te faut de longues jambes. Les maximes doivent être des sommets, et ceux à qui l’on parle des hommes grands et bien venus ». Autrement dit des hommes complets, esprits sains dans des corps sains, obstinés à suivre le chemin d’un sommet à l’autre – pas des touristes « oisifs ».

D’où la métaphore des lutins. Ce sont des êtres légers et malicieux, « méchants » selon la morale religieuse et bourgeoise, espiègles et changeants comme la mer : savez-vous que lutin vient de Neptune ? « Je veux avoir autour de moi des lutins, car je suis courageux. Le courage qui chasse les fantômes se crée ses propres lutins – le courage veut rire ». Le fantôme fait peur, frissonner ; le lutin fait rire, sa joie entraîne. Or le rire est le propre de l’homme, le rire est la manifestation physique, instinctive, de la passion qui veut et de l’esprit qui pétille. « Insoucieux, moqueur, violent – tels nous veut la sagesse : elle est femme et ne peut aimer qu’un guerrier ». Qui se soucie sans cesse ne fait rien, vivant dans le « et si » d’un futur hypothétique au lieu de vivre au présent et de prendre les « problèmes » comme ils viennent ; qui ne sait pas rire se soumet à la morale commune, aux choses « sérieuses » qui ne le sont pas, à la « crise » permanente ; qui n’a pas la violence intime d’oser ne progresse jamais. A noter que, depuis Nietzsche, nous avons réappris que les femmes aussi pouvaient être des guerrières et savoir rire.

« La vie est dure à porter » : et alors ? « Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée pèse sur lui ? » ironise Nietzsche. La vie est tragique, l’existence souvent un chemin de Sisyphe mais « nous aimons la vie, non que nous soyons accoutumés à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour ». Or, qu’est-ce que l’amour sinon la passion vitale, la volonté de se reproduire et de protéger ? Et rappelons qu’il faut être deux pour aimer.

« Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. » La raison (la cause, la logique, l’impulsion première) de l’élan vital, de la volonté de vivre, du vouloir aimer. Ce n’est pas rationnel mais instinctif, « fou » car hors de raison rationnelle. Éphémère mais vital. « Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semblent le mieux connaître le bonheur ». Celui de danser de vie, de briller éphémère comme Achille ou Napoléon, de laisser une trace lumineuse. « C’est lorsqu’il voit voltiger ces petites âmes légères et folâtres, gracieuses et mobiles – que Zarathoustra a envie de pleurer et de chanter. » Comme devant les enfants, qui jouent, en toute innocence des droits et des devoirs, par instinct, par passion, par raison première.

Le démon est « l’esprit de lourdeur » qu’il faut « tuer », dit Nietzsche. Il pense à son père pasteur pour qui tout était sérieux et grave (ce qui ne résout rien), à sa sœur extrêmement conformiste (au point d’épouser un futur hitlérien), à Wagner le magicien de la musique (qui s’est alourdi de badaboums, de cuivres et autres démonstrations trop allemandes), à son peuple (qui ne sait pas rire et dont l’ironie ne parvient pas à se hausser à la fantaisie française, à la légèreté italienne ou à l’humour anglais).

« Ce n’est pas par la colère, c’est par le rire que l’on tue. »

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim

Un mythe que ce film au mitant des années cinquante. Mythe de la Femelle revendiquant le droit au désir et la liberté de jouir ; mythe de Saint-Tropez comme village hédoniste au bord de la grande bleue ; mythe du nouveau cinéma qui sort des histoires de papa. Dieu a créé la femme on ne sait pourquoi ; l’homme asexué était bien, tout seul, dans la Bible, avec les Lilith pour s’amuser de son corps. Mais il a fallu que Dieu fasse le malin. Il a créé Eve pour que l’homme pèche et que le vrai Malin le tente, ce trop bel ange déchu de se croire l’égal du Créateur et qui se déguise en vil serpent pour faire croquer la pomme du savoir. Dès lors, l’homme vit qu’il était nu et Dieu ordonna qu’il travaille en le chassant du paradis.

Dieu a donc créé le mal, qui vient principalement du sexe avec le désir qui rend fou, la jalousie, le viol, le crime passionnel, l’adultère et tout ce qui s’ensuit. Brigitte Bardot incarne parfaitement cette grâce animale qui allume les regards mâles tandis que son petit visage chafouin, tapis derrière une chevelure de Madeleine, incite au péché, tout en masquant une tête de linotte conduite par le clitoris. Pas encore majeure à 18 ans, à peine sortie du couvent orphelinat, Juliette s’étale nue derrière les draps qui sèchent et roucoule devant l’homme d’affaires Carradine (Curd Jürgens) qui possède la seule boite de nuit du coin. Elle adore y danser au son du juke-box qui éructe les soupes sentimentales de Bécaud et la danse tam-tam mango de la nouvelle dictature cubaine chère au Tartre et à son Castor d’époque. Juliette est « le » sexe qui ne cherche pas son Roméo mais jouit de jouir d’elle-même. Certes orpheline et élevée par des bonnes sœurs frigides, certes sans amour et le désirant plus que tout autre chose, elle reste immature et se joue des toy-boys. Pourrait-elle vraiment obtenir ce « certificat de vraie jeune fille » qu’une enquêtrice de l’évêché aujourd’hui ridicule lui propose de demander ?

Juliette court pieds nus et reste nue sous sa robe qu’elle renfile avec réticence après le passage de Carradine sous les draps (qui sèchent). Une métaphore des draps de lit qu’elle laissera secs pour lui, trop vieux, trop père, trop moral pour elle. Carradine en effet la désire, mais il ne la touchera pas. C’est Antoine (Christian Marquand) qui la convoite et voudra se la faire, comme on se fait une fille ou un pastis, passade au palmarès, comme elle l’apprend dans les toilettes où elle entend les hommes. Juliette, qui était prête à le suivre à Toulon, s’aperçoit qu’elle n’est pour le mâle qu’un objet qu’on jette après usage. Elle veut donc se donner au premier venu, si ce n’est déjà fait. Le sexe la travaille, l’obsède, la domine.

Les trois frères Tardieu ont repris la cale de carénage des bateaux dans le petit port encore assoupi et voué à la pêche de Saint-Tropez. Bardot, qui y achètera une maison dans la vraie vie, achèvera de le détruire, comme elle a détruit dans le film et dans la vie les hommes qui la désirent. Michel (Jean-Louis Trintignant) le second frère, 21 ans et donc majeur, se dévoue. Il est amoureux d’elle, comme Antoine et comme tous, mais le troisième, Christian (Georges Poujouly, 15 ans au tournage) est trop jeune. Il reste d’ailleurs coiffé gamin, à l’inverse des autres, coiffés en hommes qui ont fait le service. Ce mariage est la seule façon légale, avec l’adoption, que Juliette ne soit pas renvoyée à l’orphelinat jusqu’à ses 21 ans. Carradine, qui veut la garder auprès d’elle comme objet de collection et comme objet de désir, n’a trouvé que ce moyen. Cette alliance permettra d’acheter enfin les terrains de la cale, qu’il convoite pour bâtir un hôtel à côté de son casino. Tous disent à Michel qu’il fait une erreur, que Juliette n’est pas une épouse mais une femelle soumise à ses caprices et qu’il sera cocu dès le lendemain, mais rien n’y fait. Il est amoureux et s’en convainc.

Juliette est touchée que quelqu’un l’aime enfin pour elle-même et pas seulement pour son corps ; elle commence à bien l’aimer aussi, mais d’abord pour son corps, lorsqu’elle lui ouvre la chemise : « sais-tu que tu es beau ! » Elle ne voit rien du sacrifice, du dévouement, de la tendresse de Michel. Ou pas grand-chose, encore prise dans les rets de sa passion avortée pour Antoine et fouaillée par les élans de son sexe. D’autant que ce n’est pas l’argent qui intéresse les Tardieu, mais la notoriété. « En possédant quelque-chose, ils ont l’impression de ne pas être pauvre », analyse la femelle maligne. Pour les convaincre, Carradine va donc leur proposer 30 % des actions et la direction du carénage, ce qui ramènera Antoine à Saint-Tropez, lui qui avait dû prendre un second travail à Toulon pour s’en sortir. D’un bien sort donc un mal, la tentation permanente de Juliette et d’Antoine.

Qui se concrétise très vite lorsque Juliette, tête de linotte invétérée, prend un bateau dont le moteur chauffe et brûle en mer. Antoine part en jeep la repérer le long de la côte, saute à l’eau et nage jusqu’au bateau en plein incendie d’où il la ramène. Rien de tel qu’une poigne ferme et une poitrine mâle pour faire se pâmer la belle, éperdue qu’on s’occupe d’elle. A moitié nue, la robe à demi ouverte collée par l’eau qui la moule, elle est irrésistible. Ils baisent à même le sable.

Tout se sait dans la famille et même l’adolescent, surpris au chevet de Juliette à lui tenir les mains et lui caresser les cheveux parce qu’elle se sent seule, sera soupçonné de l’avoir prise lui aussi. La mère la chasse ; Michel la cherche ; elle-même ne sait plus où elle en est. Elle a trahi l’homme qui l’a épousée pour la protéger et parce qu’il l’aime ; elle n’est aux yeux de tous qu’une pute de port qui aime aguicher et danser à s’étourdir, après avoir picolé pour oublier, et qui se livre à qui la désire. Elle erre pieds nus dans les rues avant d’échouer au « bar à putes », dixit Antoine, où un quarteron de musiciens négro-cubains répètent le mambo en sous-sol. Elle s’y précipite après avoir englouti deux double fines et se trémousse, jambes nues, toute soumise aux soubresauts sexuels du rythme. Une bête de sexe sans cœur ni raison.

Carradine, puis Michel, enfin Antoine et même Christian, contemplent sidérés le spectacle de la Femelle en rut, libérée de tout et même de la pudeur. Elle s’éclate. C’en est trop pour Michel qui a pris un pistolet dans le tiroir du frère et tire. Carradine fait dévier la balle au dernier moment et elle l’effleure, suffisamment pour le blesser, mais sans trop de gravité. Tandis qu’Antoine le conduit à Nice se faire réparer, Michel gifle Juliette, réagissant enfin en homme viril, ce qu’elle recherche depuis le début dans les bras des plus forts pour se sentir protégée, dit-elle. Il la ramène à la maison, domptée peut-être (interprétation morale du temps), mûrie probablement (interprétation d’aujourd’hui). Elle a compris que les autres comptent aussi, et pas seulement elle-même, et qu’il faut mettre du sien pour exister sans se laisser aller à tous ses désirs infantiles.

Le lecteur me pardonnera de ne pas apprécier Brigitte Bardot, dont je trouve le visage trop carré et la bouche trop grande. Le corps est superbe, je l’admets bien volontiers, mais les mœurs ciné de l’époque n’en laissent rien voir, seulement deviner. Les curés ont milité pour son interdiction au pays des puritains ricains, ce qui n’étonnera personne, et même la France catho bourgeoise l’a censuré puis « interdit aux moins de 16 ans » (on aurait pu mettre 18 ou 21 mais Poujouly avait déjà 15 ans et Bardot, malgré ses 21 ans, joue une Juliette de 18 ans). Le film reste aujourd’hui un mythe sexuel, et une vue d’un Saint-Tropez encore authentique. L’histoire contée est niaise et les acteurs peu intéressants, même Trintignant fait gnangnan, pas encore affiné par la maturité. Quant à la libération de la femme… mieux vaudrait se libérer d’abord de Dieu.

DVD Et Dieu… créa la femme, Roger Vadim, 1956, avec Brigitte Bardot, Curd Jürgens, Jean-Louis Trintignant, Christian Marquand et Georges Poujouly, TF1 Studios 2017, 1h31, €23,82 blu-ray €31,00

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Le port de Paul

Le minibus de ce matin vient nous reprendre pour descendre vers Paul, un port sur l’océan au bas de la vallée. Nous nous entassons dans cette boite à sardines où il fait vite très chaud malgré les fenêtres ouvertes ; le véhicule n’avance pas, toujours bloqué par un camion qui négocie lentement les virages, des travaux en milieu de chaussée ou une vieille dame chargée de ballots, qui occupe la moitié de la route.

Nous visitons en passant une distillerie de cannes à sucre. Tout est archaïque et bricolé : le four de pierres alimenté de restes de cannes, les grands bidons récupérés où macère le jus, agrémenté de divers débris et d’écorces d’orange pour donner du goût. On laisse faire cinq jours et le sucre fermente. Il suffit de mettre le nez au-dessus des gros bidons pour sentir un lourd parfum de vinasse et entendre le glouglou discret de centaines de bulles de fermentation qui viennent éclater en surface. L’alambic est de même facture : la tête en cuivre et de longs tuyaux raccordés à des rigoles alimentées en eau pour la condensation. Piétinent dans les déchets de distillation une brochette d’enfants, les nichées des ouvriers. Trois garçons et une fille, de neuf à un an, jouent à l’inévitable foot, avec un vrai ballon. L’aîné s’appelle Freio. Il a un visage large, tout de suite illuminé d’un sourire joyeux. Il porte une chemise vert pomme décorée de motifs en peau de serpent. La couleur va bien à son teint bronzé. Le plus petit est son frère, qu’il prend par la main pour enjamber les débris de cannes trop hauts pour lui.

Ribeira Grande est une ville, un grand centre avec un lycée. On voit déambuler lycéens et lycéennes en pantalons ou jupes vert olive et chemise ou blouse vert clair. Chaque école a son uniforme. Les cadets sont en bleu clair, les plus petits en vichy rose. Les églises sont désertes et fermées – il y en a au moins deux. Les boutiques sont les seuls endroits vivants, avec les cafés et les placettes où se réunissent les adolescents après les cours. Les commerçants peignent soigneusement leur façade aux couleurs des îles : tout pastel. Tandis que je prends une bière avec Yves dans un café local, un lycéen arrive en coup de vent, commande un sandwich et un coca, engouffre le tout, paye et s’en va. Il s’agit de son goûter avant de refaire la route pour rentrer chez lui, peut-être assez loin dans la montagne…

La Toyota nous mène ensuite par une piste cahotante au village de José, notre aide-cuisinier, enfoncé dans la Ribeira da Torre. Nous campons dans la cour d’école. Les cours ne sont pas encore finis, du moins ceux de l’après-midi. La pénurie d’instituteurs les oblige à faire deux classes dans la même journée. Il faut attendre cinq heures et demie pour voir sortir les élèves, sagement disciplinés, deux classes de 6 et 8 ans, garçons et filles mélangés. Quelques délurés nous font des signes, presque tous des sourires. Ils sont curieux mais sages ; on leur a fait la leçon.

La douche est à la fontaine du village, un enclos muni de cabines, de bac à laver et d’une fontaine. L’eau est tiède, conservée en citerne. Les peaux caramel, minces et souples, nous regardent arriver de leurs grands yeux d’enfants. Les petits garçons qui ne sont pas allés à l’école cet après-midi ne portent qu’un short pour être à l’aise et ne salir ni abîmer leurs vêtements. Deux d’entre eux nous regardons justement écrire ou lire, du haut du muret qui entoure l’école où nous sommes installés.

Le punch du soir, après la douche, nous rend joyeux. Pour le dîner, Angelo nous a préparé une cachupa mémorable – hénaurme ! – garnie de maïs, bananes plantain, patates douces, chorizo, lard de porc, le tout longuement mijoté au piment. Un délice des goûts divers et assortis ou contrastés qui fait qu’à chaque bouchée on a l’impression de manger un morceau différent. Pour le reste, « la fête » se prépare au village. En guise de fête, c’est une terrasse aménagée comme les autres, vaste plan bétonné avec deux gros baffles à un bout. Celle-ci est au troisième étage d’une maison à laquelle nous accédons après moult détours dans les ruelles une fois la nuit venue. La sono, manipulée par des adolescents, fait déjà pulser le disco à pleins tubes. L’endroit est sombre, vibrant, et peuplé uniquement de garçons autour de douze ans. Ils se sont changés depuis l’après-midi. L’un des fils cadets de José a ôté son infâme casquette jaune et sa chemise qui ne fermait que par un seul bouton et opté pour un maillot de foot rayé noir et vert. Les touristes sont attendus, surtout les filles. On sent déjà, palpable, l’émotion sensuelle des garçons, ici précoces. Je suis venu pour voir. La danse ne me dit rien, la sono m’use très vite les oreilles.

Impossible de dormir : la lune brillante, la moiteur de l’air, la pulsation disco, la consistante cachupa. Mais je reste allongé, l’œil aux étoiles, songeur. Les filles ont dansé longtemps. Avec qui ? Mystère. Les gamins de douze ans n’avaient ni la taille, ni la sensualité requise pour exciter les corps sevrés après dix jours de nature – même pour des femmes couguars. Mais les filles sont revenues fébriles, sans pouvoir s’endormir de suite. Marie-Claire m’explique tout cela sous la lune, avant d’aller avec les autres « finir la cachupa » en l’assaisonnant d’oignons grillés et d’œuf battus en omelette ! Elles ont cuisiné tout cela pour un souper clandestin de minuit. Comme quoi le sexe a un rapport subtil avec la nourriture ; faute de l’un on se contente avec l’autre.

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George Sand, La petite Fadette

Fadette est un surnom qu’on ne peut plus donner à cause du sens que le mot a pris avec la police scientifique : facture détallée du téléphone. Mais Fadette est ici un surnom, raccourci de farfadet ; elle est aussi un diminutif de Françoise, alias Fanchon. George Sand poursuit ses romans édifiants paysans avec ce troisième tome, après La mare au diable et François le Champi ; elle en fait une trilogie qu’elle intitule Les veillées du chanvreur.

Ce dernier roman m’apparaît comme le plus abouti. Déjà, l’avant-propos est réduit et plane moins dans les hauteurs snobs de la philosophie de salon qui nous hérisse aujourd’hui. Ensuite, les personnages se complexifient ; Fadette est le réactif des amours tourmentés de deux bessons, des jumeaux blonds et bien bâtis que le fermier Barbeau a eu de son épouse à la suite de trois enfants. Enfin, le milieu paysan est croqué de façon moins idéale, laissant entrevoir ses revers : les cancans et les boucs émissaires, les jalousies de biens et de mépris, les amourettes qui révèlent la vanité ou le caractère, les préjugés qui tendent à garder un monde fermé sur lui-même. Une sorte de gémellité sociale peut-être.

Il est irrésistible de comparer les noms des protagonistes avec ceux imaginés par Tolkien dans le Hobbit et le Seigneur des anneaux : les Berrichons ont-ils inspiré les Hobbits ? Fanchon Fadet côtoie Landry Barbeau, ami de Cadet Caillaud, tout comme Bilbon Saquet est père de Frodon Saquet.

Or voici les bessons Sylvinet et Landry qui s’aiment d’amour tendre, toujours ensembles et épris l’un de l’autre dans cette petite Vallée-Noire proche du Nohant de l’auteur. Jusqu’à leurs 15 ans où le fermier doit les séparer pour que l’un se loue comme ouvrier. C’est un drame ! Heureusement que Landry, le second de naissance mais le plus fort et viril des deux, se dévoue pour aller… chez le voisin – soigner les bêtes. Son jumeau peut le voir tous les soirs et tous les dimanches. Mais il est tendre et se fait un cinéma de jalousie : Landry ne prend-t-il pas trop cœur à son ouvrage ? Ne lie-t-il pas amitié avec les fils et filles de l’autre fermier ? Ne s’éloigne-til pas du nid gémellaire ? Sylvinet, plus féminin, se ronge et dépérit ; il n’est rien que sa mère et son père, et bien-sûr son besson, ne soient prêts à faire pour soulager sa peine. Mais est-ce lui rendre service que de compatir à son auto apitoiement ?

C’est un beau portrait en miroir que peint George Sand de ces garçons attachés et attachants. L’un songe à mourir, l’autre se dit qu’il n’y survivrait pas. La petite Fadette, d’un an plus jeune qu’eux, va opérer la métamorphose de la gémellité enfantine en fratrie adulte. La mère Sagette, accoucheuse, avait bien prédit aux parents qu’à les habiller pareils, à les gronder ensembles, à les faire travailler de concert, ils seraient comme deux bœufs sous le joug, jamais l’un sans l’autre et liés pour la vie. Mais les parents qui aiment s’aveuglent volontiers aux conséquences des désirs de leurs gamins. C’est donc un adjuvant extérieur qui va opérer la séparation de raison.

Fadette est une fille de vivandière partie faire la vie avec un soldat en laissant ses enfants à la grand-mère un peu sorcière, Fanchon le grelet et son jeune frère bancal Jeannet le sauteriot (le grillon et la sauterelle en patois). Pauvre mais débrouillarde, la gamine vit en garçon, hirsute et mal lavée, curieuse des herbes mais la langue bien pendue. Méprisée, elle se hérisse. Les bessons suivent l’avis de leurs parents que ce n’est pas une fréquentation honorable, sans pour autant l’accuser de diableries.

Mais voilà qu’en revenant de sa ferme un dimanche, Landry ne trouve pas son besson Sylvinet. Il est parti en solitaire ronger sa peine de jalousie. Landry a peur que son double ne se noie par suicide et son inquiétude grandit alors qu’il arpente bois et berges sans le découvrir. Il avise alors la Fadette dont la grand-mère est dite devineresse et pourrait être de bon conseil. La vieille le jette mais la gamine le rejoint au-dehors ; elle commence par le railler un peu parce qu’il la prend de haut mais perçoit son inquiétude d’amour pour son frère et finit par lui livrer l’information : elle l’a vu près d’une berge dans les joncs. Landry lui promet ce qu’elle veut et court rejoindre son frère pareil. Il le voit au-delà de la rivière et, pour ne pas l’effrayer d’un trop grand bonheur au point qu’il ne tombe de la berge friable, siffle comme si de rien n’était et feint de le rencontrer naturellement. Sylvinet, dans sa paranoïa de jalousie, croit que son frère l’aime moins tant il apparaît tranquille à sa vue au lieu d’être transporté.

La situation ne s’améliore pas avec les mois qui passent. A 17 ans, Landry sort avec la belle Madelon et apprend la bourrée. Un soir qu’il rentre à la ferme de ses parents, un (feu) follet l’égare et lui fait manquer le gué ; il a de l’eau jusqu’aux épaules et risque de se noyer. Revenu sur ses pas, il se demande comment passer lorsque Fadette survient ; elle le guide par la main et le voilà sauvé. Mais elle pose sa condition : il la fera danser sept fois devant tout le monde à la prochaine fête de la Saint-Andoche, le patron du village. Landry, fidèle à sa promesse, se compromet avec elle aux yeux de tous et vexe la Madelon. Mais sa vigueur et sa réputation font qu’il évite la bagarre que les moqueries faisaient monter. Il trouve un peu plus tard la Fadette pleurant sur le sol et s’arrête par bon cœur pour savoir ce qu’elle a. La conversation le captive et il passe sur sa laideur apparente malgré ses yeux noirs profonds, lui faisant les reproches que chacun peut lui faire sur sa maigreur, son air de mâlot (de garçon) son attifement et son attitude envers les autres – un décalque de l’adolescence même de l’auteur.

C’est le début d’une idylle, la petite Fadette apprend au besson Landry qu’elle est tombée amoureuse de lui dès ses 13 ans, le suivant et l’asticotant pour qu’il la considère. Landry voit que Fadette est autre qu’elle ne paraît, serviable aux malheureux et pourvoyeuse de recettes d’herbes guérisseuses sans paiement à ceux qui en ont besoin, fidèle à sa grand-mère qui décline et à son frérot malbâti. Il se prend lentement d’amour pour elle, d’autant qu’elle embellit à son contact, prenant soin de sa personne, se frottant le visage, s’habillant mieux et se voulant plus aimable avec les gens. Mais tout cela doit rester caché tant la Fadette est diabolisée par l’opinion.

A la mort de la grand-mère, et pour faire taire les rumeurs propagées par la Madelon qui veut se venger de Landry, elle décide d’aller se placer en ville chez une vieille religieuse noble pour acquérir une réputation. Non, le garçon ne l’a pas mise enceinte, ils se sont contentés de parler et de s’embrasser chastement (une marotte rousseauiste de Sand que cette continence « morale »). Un an plus tard, Landry peut épouser Fadette avec la bénédiction du père qui a pris ses renseignements ; son ami Cadet, fils du fermier chez qui il travaille, épouse sa petite sœur Nanette ; quant à son besson Sylvinet, guéri de sa fièvre par les mains de « charmeuse » imposées au front, puis de sa paranoïa par les paroles de cure de la Fadette, il s’engage dans l’armée. Tout comme l’enfant gâté qu’était le père de George Sand qui y a trouvé sa rédemption.

C’est qu’un jumeau ne peut connaître qu’un amour absolu « fol et désordonné », sur l’exemple de celui qu’il a vécu avec son frère et que, si Landry épouse Fadette, Sylvinet en tombe amoureux aussi sans pouvoir regarder une autre femme. Telle est du moins la théorie de l’auteur ; mais l’armée, ce monde d’hommes, peut aussi avoir un autre sens pour ce besson sensible d’amour exclusif pour son double.

George Sand, La petite Fadette, 1848, Gallimard Folio 2004, 288 pages, €6.30 e-book Kindle €0.99

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Sur les routes intérieures de Cuba

Ce matin au petit déjeuner les filles révisent leurs carnets de bal, évoquant leur « beau joueur de mombo » d’hier soir ou leur « danseur de salsa ». Elles ne peuvent écouter de la musique locale sans se faire inviter à danser par les locaux. Et c’est cela qu’elles aiment, plus que la musique même, ces attentions les émoustillent. Anne et Françoise sont en pointe dans ce jeu de séduction. À l’inverse, la Havraise s’ennuie, elle « tempère cet enthousiasme » et « trouve la musique d’hier monotone, le rhum infect et, pour la danse, il faut saisir » – j’ai pris note – « seuls les gens sont gentils, c’est vrai ». Le buffet offre du jus de corossol, une espèce d’anone de l’Amérique tropicale qui a le goût de fraise en un peu plus acidulé et moins parfumé, proche peut-être du goût de l’orgeat.

cuba instruments musique

Nous quittons Santiago. Le bus dépasse une bétaillère – un vieux GMC – qui sert de bus local. En sortent quelques adultes mais surtout une quarantaine d’adolescents en débardeurs trop grands et en shorts trop courts. Ce sont des écoliers mais ils ne sont pas en uniforme aujourd’hui. Sergio nous explique que, comme tous les écoliers de Cuba, ils « doivent » trois demi-journées par semaine de travail dans les plantations. Ordre du Grand Inspirateur, Roi Philosophe et Despote ; il imite les découvertes du Grand Timonier jaune. Zoé Valdès a écrit un curieux roman sur ce sujet, grandiose et sensuel, Rabelais à Cuba : « Cher premier amour » (1999, traduit chez Actes Sud).

escuela al campo cuba

Les macheteros des années soixante, après la révolution, avaient introduit le tracteur. Ils les achetaient aux pays socialistes. Mais, depuis la chute lamentable du soviétisme au début des années 90, que Sergio appelle pudiquement selon le politiquement correct local « la crise économique », les Cubains « en reviennent à la traction animale », principalement les chars à bœuf. Vive la révolution, vecteur du Progrès humain !

Le même plan de canne donne huit récoltes, à condition de laisser à chaque coupe un morceau de la tige pour qu’elle repousse. Dans les zones vallonnées, la coupe est humaine, à l’aide de la machette ; en plaine on utilise « des machines combinées ». Mais comme plus aucune pièce de rechange ne vient d’URSS (et que les Cubains n’ont même pas eu l’idée de fabriquer ces machines vitales pour l’industrie sous licence), une certaine Association des Innovateurs est chargée de pallier la bêtise bureaucratique du régime en imaginant l’usinage des pièces ou des solutions de remplacement.

tracteur de cuba

En 1986, à la mort du vieux Brejnev, 86% des échanges de Cuba se faisaient avec les pays de l’Est. Aucune prévision n’avait été faite en cas de chute du régime soviétique qui donnait pourtant des signes d’usure évidents, ne serait-ce que biologique ! Et pourtant, aujourd’hui encore, 43% des exportations sont le sucre et les dérivés de canne – mais aussi du pétrole « réexporté » du Venezuela en « aide économique » ! La Russie ne représente quasiment plus rien pour les exportations, le Canada arrivant en tête avec 16%, la Chine est montée à 15%, le Venezuela (« pays frère » en socialisme bureaucratique et despotique…) à 14% et l’Espagne reste à 8%. Les importations (le double des exportations) concernent surtout le pétrole, l’alimentaire (eh oui ! le socialisme reste incapable de nourrir correctement sa population), les machines et la chimie. Rien d’étonnant à ce qu’elles proviennent surtout du Venezuela pour 38%, de la Chine pour 12%, de l’Espagne pour 9%, du Brésil pour 5% et un peu du Canada  à 4%. La dette extérieure représente 25 milliards de dollars à fin 2014… Et la balance commerciale reste obstinément déficitaire de 1 milliard de dollars par an.

Nous croisons des HLM à la campagne, laides barres collectivistes en pleins champs. Ce sont des habitations qui regroupent les paysans des coopératives. D’autres sont logés dans des cabanes en béton, deux pièces en rez-de-chaussée perdues au milieu de nulle part, pour être près des plantations. Le travail prime sur tout, encore plus lorsque la bureaucratie n’a rien à faire de la productivité. Aux travailleurs, alors de trimer encore plus pour compenser l’incurie. C’est cela le progrès socialiste, toujours, la fausse « réconciliation de l’homme avec sa nature » dans la pauvreté. Les enfants qui ne sont pas à l’école jouent presque nus autour de ces baraques, n’ayant pour tous copains que leurs pairs alentour. Ils ont le corps vif et souple comme les cannes, la peau dorée comme le rhum vu dans le soleil. Je souhaite à ces petits une vie meilleure que celle que la castration castriste leur a pour l’instant préparée. Des magasins « de stimulation » permettent aux travailleurs « méritants » d’acheter en pesos des produits vendus habituellement dans les magasins en dollars. La caste partisane distribue ainsi des bons points comme chez nous les maîtres d’école du passé.

gamin foot cuba

Sur le bord de la route, des paysannes tentent d’arrêter notre bus pour qu’il les transporte un bout de chemin. Elles font cela avec le bras tendu. Mais « la responsabilité du transporteur officiel serait engagée », selon Sergio, et « ce n’est pas possible ». Le chauffeur fait alors un geste de refus de la main, paume vers le haut et doigts serrés, comme on signifie chez nous que l’on a « les boules ».

Nous passons Santa Rita et son marbre qui s’exporte partout en Europe et au Canada. Nous entrons dans la province de Granma, du nom du yacht à moteur de Fidel Castro, lorsqu’il a envahi son île depuis le Mexique. Passe un bus orange au gros museau marqué « écoliers » en français. C’est un don du Québec aux transports cubains. La révolution, quarante ans plus tard, vit encore de la charité du monde.

santa rita

Un troupeau de vaches traverse la route. Encore une information instructive de Sergio : à Cuba, on a voulu avoir le beurre et la viande en même temps (je traduis : faire du productivisme révolutionnaire – que la volonté soit et la nature suivra !). On a donc importé à grands frais des croisements de vaches Holstein. Las ! Ces bêtes merveilleuses nécessitent une nourriture adaptée que Cuba ne saurait posséder. Il faut donc importer des tourteaux spéciaux pour bétail d’Europe de l’Est. Quand « l’événement » est intervenu (restons dans l’hypocrisie « correcte) les Holstein n’avaient plus rien à ruminer ! Il a fallu abattre une partie du cheptel pour en revenir aux bonnes vieilles vaches adaptées au pays – donc rationner la viande pour le peuple : une demi-livre par personne et par mois, payable en pesos. Les privilégiés ont accès au bœuf en dollar, mais aux prix mondiaux, 6$ le kilo, un demi-mois de salaire moyen en équivalent pesos convertible. Les peines pour abattage clandestin ont augmenté dès 1996, toujours aux dires de Sergio, de 15 à 25 ans de prison aujourd’hui. Toujours la stupidité idéologique qui fait fi de la nature au profit de la « volonté », la conviction marxiste que « la technique permet de dominer la nature » (lettre de Che Guevara à ses enfants). Et toujours la volonté de contrôle politique sur toute économie, qui aboutit à l’inévitable incurie bureaucratique qui fabrique des usines à gaz clientélistes pour la production.

Et le peuple, en bout de chaîne, qui subit tout cela au nom des Principes !

paysan cuba

Il est vrai que, depuis 1959 au pouvoir, jamais une seule fois élu directement (mais par l’élite d’une assemblée à sa botte, à 100% communiste, où il toujours des suffrages à 100% !), Fidel Castro apparaît pire que Brejnev et Mao dans sa collection de pouvoirs : président de la République, président du Conseil d’État, président du Conseil des ministres, premier Secrétaire du Parti communiste et Commandant en chef des armées, il cumule tout. Il confond entre ses vastes pognes tous les pouvoirs législatifs, exécutifs, judiciaires et idéologiques ! Sans parler de son népotisme familial et de sa réputation de Macho en chef. Il se veut Père de la religion – laïque de gauche. Il est tourné vers l’Esprit Saint José Marti et a pour Fils Che Guevara, guérillero christique, assassiné par les Philistins. Tout cela transpirait du musée de la Moncada, où le conformisme pontifiant se doit d’édifier les foules. Depuis sa « maladie », il a laissé les rênes – mais à son frère Raul, à la fois Président, général et chef du gouvernement – lui aussi « élu » avec 100% des voix en 2013. Le fameux vote obligatoire cher à Bartolone montre à Cuba son vra visage socialiste : contrôler qui donne sa voix à qui.

fidel castro che guevara

Sur des panneaux le long de la voie est indiqué par endroit : « l’alcool tue » et le dessin figure une bouteille de rhum couchée, lâchant son bouchon comme une balle. La vitesse est officiellement limitée sur la route à 100 km/h et en ville à 50. Des guérites fixes de la police, le long de la route, contrôlent le trafic et le respect de la vitesse – sans doute à l’estime car les radars sont un luxe. Mais seules les voitures neuves, importées (donc réservées aux pontes du régime, privilégiés qui ne sauraient payer d’amendes) peuvent atteindre ces vitesses… L’interdiction est donc encore pour la seule façade « morale ».

Sergio nous raconte la vie quotidienne sous le socialisme. Depuis 1994, le marché a fait irruption à Cuba, tout comme un bigorneau perfore la coquille d’une huître pour la gober. Le bouleversement est déchirant. L’austérité révolutionnaire est remise en cause par les frottements permanents du tourisme, l’ouverture vers l’ailleurs, l’attrait du fric, l’apprentissage du service et du commerce. Il faut réinventer par exemple le taxi en tant que travailleur indépendant, faute de pièces pour entretenir à prix raisonnable la vieille flotte de bus hongrois. C’est pourquoi nous voyons tant de travailleurs faire du stop au bord de la route en agitant des billets pour appâter les chauffeurs.

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John Burdett, Bangkok Tattoo

Nous retrouvons l’inspecteur thaï Sonchaï, de la police de Bangkok, accessoirement partenaire d’un claque tenu par sa mère le soir. Ni le bien, ni le mal ne sont clairs en Asie où le binaire des religions du Livre n’a pas cours. Tout est nuances. Ainsi le sexe est-il joyeux, tout au rebours du puritanisme yankee. L’histoire commence rituellement par le meurtre d’un grand Américain – évidemment espion – dans une chambre d’hôtel avec une fille – évidemment prostituée.

Mais le schéma simpliste qu’on imagine ne saurait être selon nos habitudes. Il est bien sûr que le colonel de police, parrain de la prostituée, veut étouffer l’affaire. Il est clair que l’ennemi militaire de la police cherche à le faire tomber. Il est inévitable que la CIA soupçonne Al-Qaïda puisque la Thaïlande a des marges musulmanes. Mais tout est illusion, comme toujours, voile de Maya dit le bouddhisme dont la Thaïlande est imprégnée. Bangkok se déploie dans son chatoiement asiatique, tout en variations et porté par le karma, cette accumulation de bienfaits permettant d’accéder à la fin des réincarnations.

L’auteur joue avec ses personnages, il leur donne des caractères attachants bien dessinés. Chanya, paysanne futée, sait se faire aimer des hommes sans compromettre son esprit, tout en calculant combien financer un hôpital pour soigner des malheureux peut lui faire gagner de bienfaits pour contrer ses turpitudes sexuelles. Apparaît Lek, le doux adjoint de 18 ans tout frais sorti de l’école de police, qui se demande s’il est garçon ou fille et adore danser. Le colonel Vikorn joue tous les rôles, avec une subtilité politique inégalée. Un imam musulman et son fils, sont contrastés comme le noir et le blanc du Livre, mais transcendés par l’amour filial et la sagesse infinie d’Allah. Un otaku japonais, autiste informatique depuis tout petit, dessine divinement des tatouages sur la peau avec des aiguilles de bambou traditionnelles. Sonchaï, inspecteur né de GI et de pute, tombe amoureux et va peut-être enfin rencontrer son vrai père, avocat américain qui l’a conçu lors d’une permission du Vietnam. Et qui diable est Don Buri

L’intrigue et bien amenée, embrouillée à l’asiatique et contée d’un ton léger. L’humour entrelace la tragédie et offre de savoureux aperçus des contradictions thaïs comme des blocages yankee.

Les chapitres sont ainsi égrenés par des intermèdes édifiants où Pisit, la vedette de la radio Rod Tit FM, invite des personnalités à débattre des questions sociales de Thaïlande. Le journal de Chanya ouvre des abîmes de réflexion sur l’aspect chevalin des ‘executive women’ américaines qui – en oubliant d’être femmes – incitent les mâles à aller voir ailleurs ou à sombrer dans la psychose. Bouddha reste omniprésent, indulgent et sage, orientant la spiritualité de tous les actes, même ceux en apparence les plus sordides.

A savourer comme une soupe Tom Yam après une mise en appétit de sauterelles grillées !

John Burdett, Bangkok Tattoo, 2005, 10-18 juin 2009, 381 pages, 7.69€

Retrouvez tous les romans policiers thaïs de John Burdett et la Thaïlande sur ce blog

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Haruki Murakami, Danse, danse, danse

Danse3 est la suite de La course au mouton sauvage’,  avec le même personnage principal et son mystérieux homme-mouton. C’est qu’une existence conforme n’est banale que parce qu’on le veut bien. Le Japon de la fin des années 1980 est en plein boom économique et les sacrifices de la génération d’après-guerre payent enfin : belles voitures, appartements confortables, standing, musique et bars branchés. Nombre de gens sont pris par le système, bons élèves, bons professionnels, bon époux. Ainsi Gotanda, élève dans la même classe au lycée, devenu acteur célèbre : « jeune, beau et compréhensif. Il était grand, mince et doué en sport, et toutes les filles de mon lycée étaient amoureuses de lui au point de s’évanouir en entendant son nom » p.104.

C’était sa « tendance ». « Même si tu recommençais ta vie à zéro, tu referais sans doute exactement la même chose. C’est ça, les tendances. Et une fois passé un certain point, elles deviennent irréversibles. » Alors que faire ? « Danser (…) Continuer à danser tant que tu entendras la musique. (…) Il ne faut pas penser à la signification des choses. Il n’y en a aucune au départ. Si on commence à y réfléchir, les jambes s’arrêtent. (…) Même si tout te paraît stupide, insensé, ne t’en soucie pas. Tu dois continuer à danser en marquant les pas. (…) Et danser du mieux qu’on peut. » p.133 Nous sommes en plein existentialisme : le refus nietzschéen de toutes les croyances consolatrices, le Sisyphe de Camus qui roule éternellement son rocher en métaphore de l’existence, la définition de soi par sa seule action selon Sartre. Danser, c’est suivre le mouvement de la vie en soi-même, être ici et maintenant selon le zen. Haruki Murakami adhère pleinement à cette conception du monde. Même lorsqu’il fait la cuisine, « je la fais avec amour et soigneusement. (…) Si on s’efforce d’aimer ce qu’on fait, on finit par y arriver dans une certaine mesure » p.371.

Le narrateur a 34 ans et est en marge. Il a toujours été à côté du système, depuis l’école caserne jusqu’à la société commerçante. Il est considéré comme « bizarre » parce qu’il ne pense pas comme tout le monde au Japon, parce qu’il n’a pas les réactions attendues de cette société très codifiée. Son ami l’acteur l’envie : « Tu avais l’air de toujours faire ce que tu voulais, tout seul, sans te soucier de ce que les autres pouvaient penser, de leur jugement, tu avais l’air de toujours faire avec facilité uniquement ce que toi-même avais envie de faire » p.210. Il va jusqu’à échanger un temps sa Maserati sans âme pour la banale Subaru des années 80 du narrateur, sans chic mais fonctionnelle et intime. S’il connaît une activité sexuelle régulière, aucune fille n’a envie de faire sa vie avec un être aussi différent. S’il travaille comme un pro, très organisé et ponctuel, il met mal à l’aise son associé ou ses clients. Il est ici et ailleurs, socialisé mais pas impliqué. Ses références sont Kafka et Nabokov, l’absurde du Procès et le décalage de Lolita. Car, s’il est en marge, le narrateur n’est pas marginal. Il y a bien pire que lui !

Notamment cette femme très belle qui « oublie » sa fille de 13 ans dans un hôtel de Sapporo et file à Katmandou pour faire des photos d’art. La fille s’appelle Yuki – Neige en japonais – et le narrateur l’a remarquée au bar de l’hôtel. Comme il retourne à Tokyo, une hôtesse lui confie l’adolescente pour le voyage en avion. Il n’y a rien de sexuel dans cette attirance, ni une paternité en germe. Ces deux êtres, séparés de vingt ans, ont en commun leur sensibilité, heurtée par la société affairiste et matérialiste du Japon des années 80.

Personne ne s’occupe de Yuki, ni sa mère déjantée, ni son père divorcé, ex-écrivain célèbre (et double parodique de Murakami puisqu’il l’appelle de son anagramme : Hiraku Makimura). Elle ne va plus à l’école parce que brimée d’être trop belle, trop riche, trop sensible – inadaptée. Elle n’a aucun ami. Ce pourquoi le narrateur lui fait du bien, rêveur comme elle, prenant la vie comme elle vient. Sa philosophie est résumée ainsi à la mère de la gamine : « Si vous restez attentive, si vous lui montrez que vous êtes liée à elle dans sa vie (…) si vous manifestez votre estime pour elle, (…) elle saura faire son chemin toute seule » p.408. Ainsi faut-il être avec les êtres, notamment avec les enfants. Cela les aide à grandir, sans leur imposer un modèle. Il faut simplement « être juste, et sincère si on peut » p.459.

Mais il y a l’homme-mouton, le passeur de l’entremonde, qui fait le lien entre le narrateur et la réalité parallèle. Qui n’a jamais rêvé d’un tel décalage, où tout pourrait être subtilement différent ? Murakami offre carrément des passerelles : il suffit de passer certains murs, à certaines périodes et en certains lieux, pour disparaître du monde réel. Ainsi de Kiki, ex-copine du précédent roman, retrouvée en pute dans un film avec Gotanda, rencontrée un soir par une organisation de call girls… et disparue depuis sans nom ni adresse. Ainsi de May, retrouvée assassinée nue dans un hôtel, on ne sait pas par qui. Ainsi de June, commandée par téléphone (attention du père de Yuki au narrateur pour qu’il assouvisse ses éventuelles pulsions en-dehors de sa fille…), venue de nulle part et retournée au néant. Il n’y aura pas de July…

Murakami critique impitoyablement la société moderne, occidentalisée et purement affairiste. Celle qui confère aux élites certains privilèges exorbitants… Ceux-ci ne se résument pas à la richesse, bien qu’elle en fasse partie. Être privilégié, c’est appartenir au club restreint de ceux qui sont en connivence au plus haut niveau du pouvoir : politiciens, hommes d’affaires, acteurs, grands artistes. Ceux-là commandent à la police, persuadent des hôteliers antiques de céder leur terrain, vont dans des restaurants chics et conduisent des Maserati parce que cela entre dans « les frais », louent des putes à Hawaï par téléphone depuis Tokyo, sautent dans un avion pour faire quelques photos.

Quant à la masse, elle suit la mode, manipulée par le marketing. Elle encense les chanteurs derniers cris alors que « si tu écoutes la radio une heure entière, tu en entends à peine un de bon » p.170. Elle va uniquement dans les restaurants dont parlent les magazines branchés. Déformée par l’école obligatoire, « un endroit affreux. Des types infects qui prennent de grands airs. Des profs ennuyeux à mourir qui font les arrogants. Pour te dire franchement, je pense que 80% des profs sont des sadiques ou des incapables. (…) Il y a trop de règles absurdes à respecter. C’est un système destiné à écraser l’individu, et ceux qui ont les meilleures notes ne sont que des idiots sans la moindre parcelle d’imagination » p.284.

Il parle du Japon, mais il parle aussi de nous, Murakami. De la difficulté de vivre, de l’imagination, du formatage social. De la nécessité de faire soi-même son existence pour être autre chose qu’un robot.

Haruki Murakami, Danse, danse, danse, 1988, traduit par Corinne Atlan, Points Seuil 2004, 575 pages, €7.60

Les autres romans de Murakami chroniqués sur ce blog.

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Michel Onfray, La sagesse tragique

Article repris par Medium4You.

Voici un petit livre sur Friedrich Nietzsche, écrit dans l’enthousiasme de la jeunesse à 28 ans et préfacé vingt ans plus tard par un philosophe devenu passeur des œuvres. C’est une excellente introduction à Nietzsche, courte et percutante, se mettant dans le courant de la branchitude pour mieux recadrer les préjugés. Il faut lire Nietzsche, dit le médiatique libertaire ! Car il vous libère personnellement de tous les esclavages, à commencer par celui de l’opinion, de la mode, de la morale, de la politique, des déterminants économiques, des religions.

« Je sais que Nietzsche n’est pas de gauche, ni hédoniste, libertaire, ou féministe » p.12. On pourrait ajouter chrétien ou socialiste dans la liste de ce qu’il est de bon ton « d’être » en apparence dans les années 2000. Tout ce que le philosophe n’est pas suscite automatiquement la haine pavlovienne des fusionnels, des branchés, de tous ceux qui n’ont qu’une ambition : être comme les autres, d’accord avec le dernier qui parle, surtout pas « différent », oh là là ! Il y a donc mauvaise foi, méchanceté, manipulation des textes, jeu de pouvoir intello dans ce qui paraît sur Nietzsche depuis des décennies. Michel Onfray, c’est son grand mérite, rectifie au bulldozer ces tortillages de cul pour donner la cohérence de la vie et des idées du philosophe au marteau, prophète de Zarathoustra l’apollinien dionysiaque.

Nietzsche c’est l’énergie au cœur de toutes choses. Ce qu’il appelle la volonté de puissance n’a rien de la tyrannie SS ni de l’emprise stalinienne sur les masses mais constate l’énergie vitale en chaque être, de la cellule végétale à nos corps de primates intelligents. Cette énergie est un fait, elle sourd de la vie même puisque vivre est lutter contre l’inertie de la matière.

Aux hommes d’exception de faire servir cette énergie au mieux de leurs capacités humaines. Ils sont appelés « sur »-hommes parce qu’ils se détachent de la masse indistincte vouée à seulement survivre et se reproduire. L’indistinction est ce « dernier homme » qui rumine bovinement en regardant passer les trains de l’histoire, masse grégaire à la Ortega y Gasset qui se laisse modeler comme une vulgaire pâte à partis collectivistes, fascistes ou communistes, humains « esclaves » de la mode, de l’apparence, de l’opinion.

Qu’est-ce qui empêche les Alexandre et les Diogène aujourd’hui, les Léonard de Vinci et les Einstein ? La mauvaise conscience morale prescrite par les « esclaves » qui ne trouvent bien que ce qui rabaisse tout le monde à leur niveau, et imposée en système par les religions du renoncement : christianisme, bouddhisme, socialisme. Ce dernier – une hérésie laïque du christianisme – est marxiste bismarkien, le seul que Nietzsche connût. Le Surmoi rigide des religions et des idéologies au nom d’un au-delà, d’un ailleurs ou d’un éternel lendemain (qui chante et qui rase gratis…), secrète une moraline permanente qui refoule les instincts vitaux comme le montrera Freud. La répression sociale des désirs engendre névrose de civilisation et ressentiment politique, envie de tout casser et d’éradiquer le vieil homme au nom d’une utopie radicale d’égalité abstraite.

A chacun, dit Nietzsche, de se révolter contre ces contraintes et structures qui aliènent : travail, famille, patrie. La morale comme la domination économique, l’asservissement politique comme la crainte religieuse sont des carcans qui rendent esclaves. Chaque  individu doit être maître de ses propres valeurs, ce qui signifie avant tout maître de lui. Nietzsche n’est pas un nihiliste pour qui tout vaut tout, ni un anarchiste pour qui tout est permis, ni même un libertaire vautré dans l’accomplissement ici et maintenant de tous ses désirs. C’est un peu la limite de Michel Onfray que de le tirer vers ses propres fantasmes. Nietzsche aime le bouillonnement des passions et désirs (son côté Dionysos) mais il aime y mettre son ordre par une rigueur qui hiérarchise (son côté Apollon). Non, tout ne vaut pas tout ! Des valeurs sont préférables à d’autres – mais ce n’est pas à une instance extérieure à chacun de l’imposer comme un commandement. Chacun se commande lui-même : telle est sa liberté.

Nietzsche est grec antique pour qui la minorité exemplaire des être humains d’exception doit entraîner les autres à incarner l’homme au mieux de son potentiel : un esprit sain dans un corps sain, avec de saines affections. Nietzsche a pour maître les moralistes français, de Montaigne à Chamfort, qui jugent du bon et du mauvais pour eux, et non pas du bien et du mal en soi. Ce que l’on accomplit ici et maintenant, il faut le vouloir comme s’il devait revenir éternellement. C’est ainsi que l’éternel retour du même peut être désiré comme matrice des actes. Telle est la seule façon d’agir selon sa conscience. Il ne s’agit pas de morale venue d’ailleurs, ni de contrainte sociale politiquement correcte, mais d’éthique personnelle : être fier de soi dans ce que l’on fait. Être responsable de ses actes et les assumer à la face du monde.

Il n’y a donc pas d’élitisme social chez Nietzsche, non plus que de contrainte de « brutes blondes », comme quelques citations sorties de leur contexte pourraient le laisser croire. Michel Onfray insiste bien sur ce point et le démontre. « Le Maître donne, non par pitié ou compassion, mais par excès de force, débordement de vie. Ses objectifs ? Maîtrise de soi, rigueur et vigueur, noblesse et grandeur. Non pas commander, mais se gouverner » p.140. Et d’ajouter, perfide pour la mode médiatique qui se pose afin d’anticiper les places à venir (si les socialistes compassionnels du ‘care’ gagnent l’élection présidentielle) : « Jaurès ne s’y était pas trompé, lui qui voyait dans le surhumain une potentialité à laquelle il suffirait de consentir » p.144. Nietzsche déclare que le socialisme est une supercherie qui conforte le système d’esclavage industriel et la tyrannie de la majorité médiocre en reportant toujours à demain la liberté personnelle au nom de la Morale.

Le travail aliène lorsqu’il est imposé et n’offre aucune satisfaction à l’être humain. A l’inverse, le loisir (l’otium des anciens), permet la création personnelle au quotidien. « Qui n’a pas les deux-tiers de sa journée pour lui-même est esclave », déclare Nietzsche dans ‘Humain trop humain’, §283. Humour de Nietzsche, qui n’est pas relevé par Onfray : 2/3 d’une journée de 24h font 16h… ce qui laisse 8h de travail pour la société et pour gagner sa croûte. On peut bien sûr ne considérer que les heures éveillées et calculer les 2/3 de 16h, ce qui laisse 10h de loisirs et donc… 35h de travail par semaine. Mais les individus sont-ils moins aliénés quand ils ont du temps libre ? La pression sociale des potes, des cousins, de la famille, du quartier, de la télé et des médias, de fesse-book et autres chaînes mobiles, des associations, du parti, de l’État, de la religion, permet-elle d’être enfin soi ? Bien sûr que non. Ni le temps de loisir ni la technique ne libèrent… si chacun ne se prend pas lui-même en main pour épanouir ses potentialités.

Pour cela, rire, danser et jouir de ses sens, prescrit Nietzsche. Il faut penser léger, se moquer de ceux qui font la tronche, des politiciens pour qui tout est « grave » et des religions prêchant l’enfer à qui n’obéit pas aux Commandements. Il faut une vie bonne à la Montaigne, parce qu’elle est la seule que nous ayons, sans illusions sur l’au-delà. Exubérance et maîtrise, élan mais art : croit-on que la danse n’est pas une discipline ? Marcher, randonner pour penser mieux, en mouvement, loin de ce « cul de plomb » qui caractérise « la pensée allemande » (et tant de philosophes-bureaucrates français). Écrire souvent mais ciseler ses aphorismes par le travail comme on forge une épée avant de la plonger dans l’eau froide.

« Soyons les poètes de notre vie », dit Nietzsche à ceux qui ne l’ont pas compris, « et tout d’abord dans le menu détail et le plus banal » (Gai savoir §289). Lisez Nietzsche ! Il est un maître de vie. Lisez-le avec le guide Onfray, qui est un bon pédagogue.

Michel Onfray, La sagesse tragique – du bon usage de Nietzsche, 1988, Livre de poche 2006, 188 pages, €5.70

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