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Sénancour, Oberman

Le vide et l’effusion sentimentale : c’est tout le torrent de mots de ce livre, écrit durant les bouleversements politiques, économiques et mentaux de la Révolution française. L’auteur, né en 1770, s’est imbibé de Rousseau pour pondre ce livre préromantique qui n’est pas un roman, ni un essai, mais des songeries inspirées de la nature alors que le monde est chamboulé en son intime.

Sainte-Beuve en fera l’éloge, ce qui rendra le livre célèbre. Frantz Liszt a consacré l’une de ses années de pèlerinage (en Suisse) à Oberman. Mais les états d’âme de l’auteur sont bien mièvres, même si écrits d’une belle langue. Il est vide et submergé d’émotions ; il n’évoque que les regrets de ce qu’il n’a point accompli, et des confessions de jeune homme qui ne sait pas ce qu’il est. Une sorte d’adolescent avant que le type n’existe, un gémissant qui désire tout court, sans savoir quoi ni qui. Il n’est pas à sa place dans le monde, la société et sa famille et sanglote. Les lamentations de Sénancour sur son tas de fumier, alors qu’il se voyait promis à de hautes pensées, sont la résultante des railleries de sa copains de collège. Lui l’inadapté, a tenté de faire de sa blessure une plaie universelle – et ce n’est pas trop mal réussi.

« Indicible sensibilité ! charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable ! passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon : tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoins et d’ennui profond ; j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. (…) Qui suis-je donc, me disais-je ? Quel triste mélange d’affection universelle, et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! Une imagination romanesque me porte-t-elle a chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuses, et d’une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore. » Lettre 4.

Il a ce qu’on appellera, mais plus tard, le spleen, ce sentiment de décalage entre l’être et le monde. Il se sent vide, et peut-être l’est-il au fond. Toute la substance de l’œuvre est dans ce ressenti face à la nature, dans ces épanchements émotionnels abstraits envers les semblables – qu’il fuit. Il voudrait autre chose, du mieux, mais quoi ?

« Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l’amour qu’il a tant désiré ; mais il y a l’infini entre ce que je suis, et ce que j’ai besoin d’être. L’amour est immense, il n’est pas infini. Je ne veux pas jouir ; je veux espérer, je voudrais savoir ! Il me faut des illusions sans bornes, qui s’éloignent pour me tromper toujours. (…) Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. » Lettre 18.

L’auteur a connu une vie errante entre la France et la Suisse, valorisant les bergers solitaires dans les montagnes nues (ou peut-être inconsciemment l’inverse, lui que son père destinait au séminaire où l’on apprend de drôle de mœurs). Il abandonne son âme aux songes. La réalité lui fait mal, la société lui est douloureuse car elle l’éloigne de ce divin ressenti tout seul dans les hauts.

Mais Sénancour n’est pas Nietzsche et son jeune homme point Zarathoustra. Il est le velléitaire empoissé de faiblesse, celui qui préfère l’illusion au vrai, ce lâche qui refuse de se battre pour la vie et finira obscur, végétant dans de petits boulots littéraires après un mariage raté. Une curiosité de lecture qui fait partie de la littérature française.

Étienne Pivert de Sénancour, Oberman, 1804, Garnier-Flammarion 2003, 570 pages, €14,00 e-book Kindle gratuit

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Mirage d’Edward Dmytryk

Dans un immeuble de Manhattan, toutes les lumières s’éteignent. Deux petites secrétaires en profitent pour convier un beau gosse qu’elles aperçoivent à la lueur d’une bougie (Gregory Peck), à les suivre dans un amphi vide pour « s’amuser ». Mais celui-ci, nommé David, décline, trop solitaire et sérieux pour une « orgie », comme il le dit à son patron qui doit aller voir le directeur.

Il quitte l’immeuble par l’escalier et descend les vingt-sept étages à l’aide d’une lampe de poche (il faut toujours avoir une lampe dans les gratte-ciel…). Là, il rencontre une belle femme (Diane Baker) qui reconnait sa voix et évoque des souvenirs récents, mais David Stillwell ne sait rien de tout cela. La fille qui avouera plus tard s’appeler Sheila s’enfuit par les sous-sols et David, qui la suit pour en savoir plus, croit descendre quatre étages alors qu’il n’en existe qu’un…

C’est le début d’une suite de décalages entre la réalité et ce qu’il croit être : son barman favori ne l’a pas vu depuis un certain temps, sa serviette est vide alors qu’on lui réclame un papier, chez lui un homme à pistolet lui ordonne de s’envoler pour les Antilles où « le commandant » (Leif Erikson) l’attend, son frigo ne contient rien comme s’il n’avait pas vécu ici ces dernières années. Il est suivi, menacé, poursuivi. De mystérieux comparses tiennent absolument à récupérer quelque chose qu’il est censé posséder, ou le conduire au mystérieux « commandant ». Et ils n’hésitent pas à tuer, même les leurs !

David va voir un psychiatre célèbre (Robert H. Harris), dont le livre en vitrine (trait d’humour : il est soldé au quart du prix) annonce la célébrité. Celui-ci ne le croit pas ; une amnésie peut être temporaire, quelques heures ou deux jours, pas durer depuis deux ans. David avise donc une agence composée d’un seul détective privé (Walter Matthau) dont c’est la première affaire (autre trait d’humour du film) pour enquêter sur sa propre personne. Il se croit comptable dans une société à New York qui n’existe pas, ne sait pas même en quoi consiste le métier de comptable.

Il s’avère qu’il a subi un choc psychologique grave et que la mémoire ne lui reviendra que par bribes ; sa conscience a refoulé un événement impensable. Pourquoi cela a-t-il eu lieu dans cet immeuble de Manhattan, au moment même où le célèbre Charles Calvin (Walter Abel) un politicien partisan de la paix mondiale vient de tomber par sa fenêtre et s’écraser sur le trottoir ? Qui cherche à manipuler un petit comptable dont le bureau n’existe même pas ? A le désorienter pour le faire passer pour fou ? A lui faire endosser la responsabilité d’un crime sur un portier qui le connaissait ? David a dans l’esprit l’image d’une conversation de deux hommes sous un arbre, dans un parc californien ; l’un d’eux, il finit par le reconnaître, est lui-même – mais qui donc est l’autre et pourquoi refuse-t-il de s’en souvenir ?

Dans les années soixante, Hollywood savait faire d’autres films que du sexe torride, des fusillades monstres, des super-héros et des explosions spectaculaires. Nous sommes ici dans un film psychologique à l’américaine, c’est-à-dire moins théoricien du sexe à tout prix qu’observateur du comportement pratique. Tout repose sur le jeu des acteurs et Gregory Peck en beau ténébreux amnésique est parfait. La séduisante Diane parvient à jouer la passion avec quelque succès et « les méchants » sont tout à fait déplaisants.

Mais il y a plus grave : « la paix mondiale » est-elle possible par la seule volonté humaine ? Ne faut-il pas que la technique (cette fée américaine qui exhausse tous les vœux) lui vienne en aide ? Si l’on découvrait un moyen de rendre inoffensive la radioactivité des bombes, cela serait-il la meilleure ou la pire des choses ? Car l’homme est un loup pour l’homme – et pas seulement les mâles comme le croient les ignaresses (féminisation d’ignare qui fait genre) – mais dans le sens générique et neutre de l’espèce, comme « la » langue française (appelée aussi « le » français) connote ce terme.

Un noir et blanc des années soixante au suspense élaboré et récemment réédité qui se laisse regarder sans temps mort.

DVD Mirage, Edward Dmytryk, 1965, avec Gregory Peck, Diane Baker, Kevon McCarthy, Jack Weston, Leif Erikson, Walter Abel, George Kennedy, Walter Matthau, Robert H. Harris, 1h48, Movinside 2018, anglais-français, standard €16.99 blu-ray €19.99

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Y a-t-il un flic pour sauver la reine ? de David Zucker

Les gaffes et tendresses de l’équipe Police Academy, long métrage issu d’une série télévisée à succès outre-Atlantique – à l’époque. L’Amérique s’y montre telle qu’en elle-même, mais dans une période où tout va bien. D’où sa facilité à rire de tout, sa bienveillance envers les travers des hommes.

Tout commence par une réunion à Beyrouth des grands méchants de la planète, Khomeini l’ayatollah, Arafat le terroriste, Kadhafi le dictateur, Gorbachev le maître du Kremlin, Castro le leader maximo et Idi Amin Dada le cannibale. Le lieutenant Frank Drebin (Leslie Nielsen), déguisé en fatma voilée qui sert le thé à la menthe en tremblant, est policier dans la brigade spéciale de la police de Los Angeles. On ne voit pas vraiment ce qu’il vient faire ici. Premier décalage ironique. D’autant qu’il boxe, judokise et assomme tout ce beau monde pas gentil. De retour au pays, une tripotée de fans avec fleurs et flonflons attend son avion… mais ce n’est pas lui la vedette.

Après avoir embouti en marche arrière un train de chariots à bagages avec sa voiture de fonction, il ramène l’ensemble l’air de rien jusqu’à la brigade. Ce n’est que le premier gag à la voiture du comique de répétition. Son partenaire, l’afro-américain Nordberg (O. J. Simpson) est gravement blessé de douze balles dans la peau par un gang de trafiquants de drogue sur un bateau qu’il avait investi tout seul. Mais il n’est pas mort (!) et Vincent Ludwig (Ricardo Montalban), riche homme d’affaires qui possède une compagnie maritime craint pour ses fesses. « I love you », susurre Nordberg à l’oreille de Drebin – mais ce n’est pas une déclaration d’amour ; c’est le nom du bateau.

Le lieutenant qui n’a peur de rien demande rendez-vous à Ludwig qui lui montre ses poissons samouraïs japonais, son stylo-sabre, sa collection de vases précieux Ming et son véritable Gainsborough. Pour l’endormir un peu plus, il le confie à son assistante blonde et bien roulée Jane (Priscilla Presley), pour qu’elle lui donne tout ce qu’il veut (si ! si !). La fille monte un escabeau sous les yeux du lieutenant, qui déclare, admiratif : « belle fourrure ! » – mais il ne s’agit pas de son absence de culotte ; c’est un castor empaillé remisé sur l’armoire et qu’elle tend à Drebin pour saisir la liste demandée de tous les bateaux.

Tout est comme ça et les gags s’enchaînent, un peu lourds mais sans pitié. Drebin va tomber amoureux (on le serait à moins), va se voir confier la sécurité de la venue de la reine d’Angleterre et autres pays à Los Angeles, où elle doit notamment assister à un match de baseball. Mais le lieutenant gaffeur veut des preuves contre Ludwig et s’introduit dans son appartement (seule la carte American Express parvient à débloquer la serrure, parmi toutes les cartes plastiques de même format…). Là, il évolue avec précaution, replaçant tous les objets à leur exacte place pour ne pas signaler sa présence. Il va même tirer habilement une feuille de papier prise exprès sous un château de cartes. Jusque-là tout va bien mais, c’est à la lecture du griffonnage qui annonce l’assassinat programmé d’Elisabeth II lors du match que tout va basculer. Il éclaire la feuille de son briquet pour la lire, ce qui l’enflamme, il la jette à la poubelle, se prend le pied dedans, ce qui met le feu aux rideaux et qui entraîne la chute des porcelaines Ming en voulant les éteindre, puis le déchirement du Gainsborough en voulant le sauver… En bref tout un festival de gags qui s’enchaînent sans temps mort. Ludwig revenant, Drebin fuit par la fenêtre sur la corniche, où il s’accroche aux seins plantureux d’une cariatide (ce serait aujourd’hui  censuré par fesses-book), puis à la bite proéminente d’un atlante (là, fesses-book ne dirait rien), avant de faire invasion dans un appartement la bite arrachée à la main, faisant crier une femme en soutien-gorge qui croit qu’il veut la violer (fesse-book laisserait faire).

Après de multiples péripéties, dont un plongé sur la reine parce que Ludwig la vise avec un mousquet de l’Indépendance qu’il est censé lui offrir, Drebin finit par être exclu par la mairesse de Los Angeles au look thatchérien du match (Nancy Marchand). Ce qui va l’amener à se déguiser pour passer inaperçu. Mais il ne trouve rien de moins que prendre le rôle d’un illustre ténor qui doit chanter l’hymne national devant tout le monde – ce qu’il assure d’une voix de fausset. Puis d’un arbitre de baseball – où il multipliera les gaffes.

Ludwig a fait hypnotiser l’un des joueurs pour tuer la reine et déclenche la séquence avec sa montre-émetteur, dans une parodie d’Un espion de trop. Mais Drebin va neutraliser le robotisé puis l’homme d’affaires par un gadget à la James Bond, ses boutons de manchette qui projettent une fléchette paralysante. Ludwig n’est pas mort, seulement endormi trois minutes… affirme le lieutenant à une spectatrice affolée – le temps pour lui de s’affaler sur la rembarde du stade puis de plonger trois étages plus bas avant de s’écraser sur l’asphalte où passent sur lui un camion, un rouleau compresseur puis tout un défilé !

C’est gros, bourré de coups de feu, d’allusions sexuelles énormes, de bagarres, de chutes spectaculaires et d’explosions. C’est typiquement américain, beauf à la Trump, mais cela fait encore rire. Le divertissement dans toute sa splendeur : intrigue sans intérêt, situations impossibles, personnages de caricature. Nous sommes dans l’exagération de la farce, mais sans aucune agressivité : les choses se déroulent d’elles-mêmes jusqu’à l’absurde, comme cette tape sur l’épaule de Nordberg, sorti de l’hôpital en fauteuil roulant provisoire, qui va le faire dévaler les escaliers et basculer par-dessus une rambarde.

Ce n’est pas mauvais mais ce n’est pas un grand film. Le titre yankee The Naked Gun joue sur le mot gun, qui signifie flingue mais aussi chasser ou encore le tir rapide au baseball ; son of the gun veut aussi dire vieille fripouille. Ces coquins-là nous font rire.

DVD Y a-t-il un flic pour sauver la reine ? (The Naked Gun) et Y a-t-il un flic pour sauver le président ? de David Zucker, 1988, avec Leslie Nielsen, Priscilla Presley, Ricardo Montalban, George Kennedy, O. J. Simpson, Nancy Marchand, Paramount standard €10.02, blu-ray €27.98  

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Haruki Murakami, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage

haruki murakami l incolore tsukuru tazaki
Un titre tarabiscoté (celui de l’auteur) et une couverture poche flashy (celle de l’éditeur), ne rendent pas justice à ce dernier roman en poche du japonais Murakami. Tsukuru (prononcez Tsoukoulou) a été adolescent dans les années 1980, soudé dans un club des cinq dès le collège et durant toutes ses années lycée. Les trois garçons et les deux filles étaient amis comme on est en harmonie, avec toute la ferveur et les angoisses de l’adolescence. Seul le sexe était tabou car cela aurait été crever l’œuf des quintuplés et devenir adulte…

Sauf que… Murakami a ce génie très peu japonais de décaler ses personnages. Lycéens modèles, étudiants moyens, travailleurs formatés, quatre sur les cinq s’insèrent sans problème dans la société de fourmis, tous plus ou moins hors de leur moi profond mais sachant parfaitement jouer le jeu. Il n’y aurait pas d’histoire si, justement, des décalages ne survenaient.

Le premier est l’exclusion, brutale et tacite, de Tsukuru du groupe, deux ans après qu’il fut parti étudier à Tokyo à la suite du lycée. Tous les autres sont restés à Nagoya – a-t-il été perçu comme un traître au groupe ? Il se trouve qu’il est le seul dont le prénom ne soit pas une couleur mais signifie « construire » – ce côté performatif a-t-il lassé les autres ? Il était le seul également à ne pas avoir de caractéristiques bien précises, sauf qu’il affectionnait les gares – est-ce la raison de sa mise à l’écart ?

Seize ans plus tard, il souffre encore de ce traumatisme. Imaginez, dans une société aussi policée et groupale que la société japonaise, être exclu sans raison ? C’est comme si vous étiez jeté à l’eau sans aucun vêtement la nuit du pont d’un Transatlantique sans que personne ne se préoccupe de votre sort. Après s’être rapproché durant quelques mois de la mort, dépressif, Tsukuru s’est ressaisi en voyant son corps nu, émacié, dans le miroir. Il s’en est sorti, non sans mettre le couvercle sur la blessure… qui ne peut que ressaigner des années plus tard, faute de soins !

Car après avoir eu pendant près d’une année un ami étudiant, de deux ans plus jeune, avec qui il allait régulièrement (en tout bien tout honneur) nager, déguster de la cuisine et écouter de la musique, il a désormais une copine à laquelle il tient. Haida, l’ami de 18 ans, l’a quitté lui aussi sans explication et n’a pas repris ses études. Y aurait-il quelque chose qui cloche chez Tsukuru, incapable de nouer des relations durables ? Sara l’aime bien, il aime Sara, mais parfois ils ne peuvent faire l’amour : Tsukuru débande, comme honteux, alors qu’il a de puissants rêves érotiques par ailleurs.

Sara lui demande, avant d’aller plus loin dans leur relation à deux, de porter le fer dans la plaie et de retrouver ses quatre amis d’adolescence pour savoir pourquoi ils l’ont exclu. Ce qu’entreprend de faire Tsukuru, non sans hésitation. Durant ce « pèlerinage », il va découvrir peu à peu la vérité – bien loin de tout ce qu’il pouvait imaginer. Il va découvrir aussi que son aspect « incolore » n’était en rien négatif pour les autres et qu’il est peut-être le seul à s’être épanoui adulte dans son travail, sinon dans sa vie personnelle. Sauf qu’il écoute trop souvent les Années de pèlerinage de Lizst, notamment Le mal du pays, qui le ramène à ce paradis perdu qu’est le cocon de fin d’enfance.

Sortir de soi, surmonter ses souvenirs, bâtir quelque chose avec Sara comme il bâtit des gares, voilà ce que Tsukuru va entreprendre. Avec ses faiblesses et sa beauté intérieure, que parfois les autres voient, et que lui ne parvient plus à percevoir, figé par son traumatisme. Justement, « ce n’est pas l’harmonie qui relie le cœur des hommes. Ce qui les relie bien plus profondément, c’est ce qui se transmet d’une blessure à une autre. D’une souffrance à une autre. D’une fragilité à une autre. C’est ainsi que les hommes se rejoignent » p.299. « Homme » est pris ici au sens français neutre « d’être humain », car Tsukuru s’adresse à une femme.

L’auteur décrit avec une acidité mêlée d’une certaine tendresse le vendeur de voiture Lexus (à croire qu’il a été payé pour cette pub), le coach de stagiaires désirant à toute force s’intégrer dans les entreprises, les gens pressés des gares bondées, le travail méticuleux et minuté des employés du chemin de fer tenus par l’horaire, ou encore la céramiste nippone exilée en Finlande. Il voit les travers du Japon tout en restant indéfectiblement japonais, ce qui rend son roman et ses personnages universels.

Vous aimerez « l’incolore » Tsukuru (l’absence de couleur n’est pas un défaut), vous aurez de la tendresse pour ses faiblesses comme pour son obstination, pour sa faculté à se mouvoir comme un rouage de montre bien ajusté – comme de son pouvoir d’aller ailleurs, vers le passé et vers l’autre pour faire fleurir cette petite originalité que chacun porte en lui. Car, comme le dit un personnage, « Moi, je ne crois à rien. Je ne crois pas à la logique, ni à l’absence de logique. Je ne crois pas en Dieu, pas plus qu’aux démons. Je ne développe pas d’hypothèses, je n’accomplis pas de saut. Je me contente d’accepter les choses sans un mot, telles qu’elles sont » p.91. Ce n’est qu’ainsi, en regardant la vérité en face, que l’on peut devenir soi.

Haruki Murakami, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, 2013, 10-18 septembre 2015, 155 pages, €8.10
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Haruki Murakami, 1Q84 livre 3

Dernier livre de ce 1984 nippon qui nous ramène du monde bizarre à deux lunes où règne la secte des Little People au monde réel. « Les choses et l’apparence, c’est différent », disait un passeur (chauffeur de taxi) dans le premier livre. Murakami joue en virtuose de ces distorsions de réalité. Pour lui, le sexe fait lien.

haruki murakami 1q84 3

Aomamé, fille de Témoins rigides et sectaires, a serré très fort la main de Tengo, fils orphelin d’un collecteur maniaque de la NHK, la télévision japonaise. Elle avait 10 ans et était exclue du groupe des écoliers pour ne pas être conforme ; lui avait le même âge mais était leader, réussissant en maths, littérature et sport. Protecteur et responsable, il n’excluait pas la fillette ce qui a tissé ce lien, « l’unique lieu parfait en ce monde » p.567. Où le collectif groupal propre aux Japonais s’émancipe chez Murakami en individualisme du bonheur personnel. Vingt ans plus tard, dans ce livre 3 et dernier, Aomamé rejoint Tengo, et lui serre très fort le pénis, car le lien de jadis a créé un enfant. La main à 10 ans devient pénis à 30 ans : humour nippon. Murakami est très japonais dans ses romans.

Il reprend d’ailleurs les fils de la mythologie japonaise pour créer ses mondes. Selon le Shinto, Izanagi Celle qui invite est l’un des kamis qui a créé le monde. D’elle, mâle et femelle, naît Amaterasu déesse du Soleil, Tsukuyomi dieu (masculin) de la Lune et Susanoo dieu de l’Orage. A la lune appartient le temps. Ce sont ces trois déités qui, dans le livre 2, ont présidé à l’action d’Aomamé sur le leader de la secte : durant un violent orage, dans un ciel où régnaient deux lunes, le gourou est passé de vie à trépas – et sa tueuse est devenue enceinte par le vecteur de la fille Fukada. La lune Aomamé s’est unie au soleil Tengo sous les auspices de l’orage, représenté par la mort souffrante du chef de secte.

« Nous créons un récit, lequel, en même temps, nous met en mouvement », écrit l’auteur p.496. Écrire, c’est vivre dans un univers d’apparence, mais réel dans l’imagination de l’auteur et du lecteur. Nous ne sommes pas dans un au-delà ni un ailleurs, mais dans un par-delà ce qui existe. L’Asie n’aime pas l’abstraction ni le binaire platonicien ; elle préfère le décalage dans ce monde-ci plutôt qu’une évasion dans l’autre monde.

D’où cette description féroce et détachée que fait Murakami de la société japonaise. L’ordre social est hiérarchique, le mouvement social est conformiste, le citoyen modèle est sectaire. Tout est fait depuis l’enfance pour créer un homme et une femme conformes, rouages bien huilés qui ne font pas de vagues. Écoles, administrations, entreprises, sont des machines à formater où reproduire « une élite aisée et autosatisfaite » p.259. « Leur personnalité était désespérément superficielle. Ils avaient des vues bornées, une pensée plate et ils étaient dépourvus de toute imagination. Leur unique souci était la façon dont ils étaient considérés par les autres. Et surtout, ils ne disposaient pas de l’esprit critique indispensable au développement d’une réflexion féconde » p.261. Les inerties devant la catastrophe de Fukushima, ni prévue, ni contrée, ni résolue à ce jour, montre combien ce conformisme niais peut être dangereux quand on est à la tête d’un pays.

Ce livre trois mène l’histoire à sa fin, non sans rebondissements imprévus. Le destin réduit aux trois personnages d’Aomamé, de Tengo et d’Ushikawa s’entrecroisent : la tueuse, le réécrivain et l’enquêteur. Tous solitaires, tous maniaques, tous décalés. Chacun individualiste, expert en son domaine. Seul le hasard va aiguiller la femme vers l’homme en évitant le méchant ; seule l’intelligence et la volonté vont faire retrouver la porte du monde 1984 pour quitter le monde 1Q84. Laisser Orwell pour le réel, la japonité sectaire du destin pour l’épanouissement individuel du hasard.

Mais nous sommes encore hier, une génération avant, il y a trente ans. Pas de téléphone mobile ni d’Internet, pas de « traitement de texte » portable ni de clé USB. Comme si Haruki Murakami entrait avec réticence dans l’hypermodernité connectée des quinze dernières années. Son imagination a besoin de travailler avant de créer un univers ; il a longtemps enquêté sur la secte Aum, objet de son livre suivant… fondée justement en 1984. Il y a là probablement un signe : que le tréfonds japonais tente désespérément de se fermer au changement – comme il l’a toujours tenté, mais toujours sans succès.

Haruki Murakami, 1Q84 – livre 3 octobre-décembre, 2010, Pocket février 2013, 622 pages, €9.12

Haruki Murakami, 1Q84 – livre 1 avril-juin, 2010, Pocket 2012, €9.12  – Chroniqué sur ce blog.

Haruki Murakami, 1Q84 – livre 2 juillet-septembre, 2010, Pocket 2012, €9.12 – Chroniqué sur ce blog.

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Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie

Murakami est avant tout un auteur de nouvelles. Il l’avoue lui-même dans la nouvelle ‘La pierre en forme de rein’ : « Il ne parvenait pas à garder la concentration suffisante pour bâtir son histoire sur une longue période de temps. Quand il commençait à écrire, il avait le sentiment que ce qu’il faisait était bon. Son style lui semblait vivant et il avait l’impression que la suite viendrait sans problème. L’histoire coulait tout naturellement. Toutefois, plus il avançait, plus la vigueur et l’éclat pâlissaient » p.439. Il s’est essayé au format de la nouvelle avant de trouver l’ampleur du roman.

Ce pourquoi le lecteur familier de l’œuvre retrouve sans peine quelques unes de ces histoires devenues livres. Mais cette redondance, loin d’ennuyer, donne des clés pour comprendre le processus d’écriture de l’auteur. Il part souvent d’un mot, d’une expression ou d’une situation qui, décalés, stimulent son imaginaire. Il lâche alors les chiens sur la folle du logis pour écrire de façon fluide, comme inspiré. Jusqu’à ces carrefours où la plume hésite, ne sait pas continuer, attend le déclic pour trouver la chute. Les romans sont les nouvelles qui ont abouti ; les nouvelles pures restent souvent sur un équilibre précaire qui les fait paraître inachevées à nos yeux trop formatés au tout ou rien, Bien et Mal, happy end.

Les 23 nouvelles traduites ici ont été publiées dans divers périodiques japonais et américains. La traduction n’est pas celle de Corinne Atlan, ce qui peut changer l’habitude de ton qu’un lecteur français a pu prendre de Haruki Murakami. Comme la plupart des langues asiatiques, la traduction ne peut être littérale, elle est plutôt transposition. Chaque traducteur (ici traductrice) recrée l’univers de l’auteur différemment. Je trouve la traduction Morita plus « sèche » que celle d’Atlan, plus proche d’un équivalent anglais, peut-être.

Mais nous reconnaissons bien l’univers si particulier de Haruki Murakami : un mélange de réalisme précis, allant jusqu’à citer les marques de chaque vêtement et le modèle de la voiture ou du morceau de jazz – et un décalage vers l’étrange, comme en passant un pli d’espace-temps. Nous sommes dans la modernité occidentale vue au travers d’une âme asiatique : où le sexe est naturel mais les fantômes évidents, où agir n’est pas une nécessité pour vivre mais imaginer l’est, où la réalité la plus crue coexiste sans schizophrénie avec le rêve le plus ancien. Tel est Murakami, tel est le décalage japonais, tel est l’attrait asiatique.

Le titre du recueil est celui de la première nouvelle, onirique sur une fille du passé mais commencée dans le réel le plus net au présent avec un jeune cousin de 14 ans accompagné pour un examen d’hôpital. « L’espace de quelques secondes, je me tins en un lieu étrange, légèrement obscur. Un lieu où les choses que je voyais n’avaient pas d’existence, où les choses invisibles existaient. Mais très vite le bus 28, très réel, stoppa à côté de nous. Sa porte très réelle s’ouvrit. Je montais dans le véhicule qui m’emmènerait ‘ailleurs’ » p.29. Nous sommes en plein dans l’univers Murakami.

C’est ainsi qu’une mère venue à Hawaï voir la baie dans laquelle son fils unique s’est fait happer la jambe par un requin et en est mort, rencontre deux autres jeunes Japonais bien vivants sur leur planche. Ils lui demandent qui est ce surfeur unijambiste qui les observe, debout derrière elle… Ou cette fille qui, le jour de ses 20 ans, se voit offrir un vœu par son patron, vieillard cantonné dans sa chambre ; on ne saura pas de quel vœu il s’agit, mais… c’est un vœu de 20 ans. Une autre histoire joue sur l’expression ‘tante pauvre’. Un étudiant se souvient de son effroi une nuit en voyant son reflet dans un miroir imaginaire. Un homme mûr se remémore son petit compagnon d’enfance disparu dans une vague surgie de nulle part lors d’un typhon. Un amant perd son amante comme ça, une nuit dans une île grecque. L’auteur revit une énigmatique ‘année des spaghetti’. Un personnage voit ‘la seconde femme de sa vie’ au métier mystérieux disparaître avant qu’il la retrouve dans une émission de radio entendue des années plus tard dans un taxi…

Contrairement aux romans de Murakami, ces nouvelles ne sont pas à lire en continu mais de temps à autre – avec modération – comme on prend un verre d’alcool fort. Elles sont à chaque fois à méditer, ou plutôt chacune fait rêver à sa manière. Si le lecteur les enchaîne, leur sens se bouscule, laissant une impression d’inachevé et de déconcertant. A réserver aux connaisseurs de Murakami ; pour ceux qui abordent cet auteur si particulier, je conseillerais plutôt de commencer par ‘Les amants du spoutnik’ ou ‘Kafka sur le rivage’.

Haruki Murakami, Saules aveugles, femme endormie – 23 nouvelles, traduction du japonais d’Hélène Morita, 2006, 10-18 2010, 504 pages, €8.36

Existe aussi en audio-livre, 8 nouvelles dites par Sylvain Machac, Audiolib 2009, €16.43

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Perplexité électorale

Nous sommes à trois mois des élections présidentielles, les plus importantes de toute la série d’élections dans le système français. Le Président conduit en effet le paquebot France vers l’avenir, même si le mandat a été réduit à cinq ans sous les Jospin-Chirac. Mais l’électeur lambda reste aujourd’hui indécis, entre no future et résignation. Ces élections sont celles du désenchantement.

L’utopie a été purgée par la primaire socialiste où le peuple-de-gauche a joui de l’illusion du choix présidentiel comme une gamine devant une devanture de pâtisseries. La crise persistante de l’euro et la dégradation toute fraîche de la note française par Standard & Poors ont averti les Français que la réalité les concerne aussi, les fermetures persistantes d’usines prouvent que le monde existe et que la compétitivité française n’est pas ce qu’on croit. D’où ce décalage qui étonne entre les discours des candidats et le monde réel. Nous avons des candidats de routine, chacun reste dans son jeu d’histrion, rameutant sa bande pour casser le voisin, sans se préoccuper du ciel qui se couvre.

  • Alors que la mondialisation montre son inévitable, QUI donne les voies pour s’y adapter au mieux ? Ce ne sont au contraire qu’incantations au protectionnisme, au souverainisme, aux barrières, au repli frileux sur son petit modèle, dans un rêve d’âge d’or qui n’a jamais existé.
  • Alors que l’Europe est le cadre réaliste pour insérer la France dans le monde sans se rapetisser au niveau d’un petit pays sans voix, QUI parle de l’Europe politique ? Ce ne sont au contraire que récriminations sur le Machin (comme disait De Gaulle de l’ONU), sur l’impérialisme budgétaire allemand, sur la cacophonie des 17 ou 27 pays (on ne sait plus trop), sur les sommets « de la dernière chance » qui offrent toujours une autre vie comme dans les jeux vidéo. C’est une Europe-contrainte, une tentation du repli national sur son petit modèle, dans un rêve d’âge d’or qui n’a jamais existé.
  • Alors que la dépense publique française est très forte, à 57% du PIB et que les prélèvements obligatoires à près de 44% du revenu global sont parmi les plus élevés des pays de l’OCDE, QUI parle de réformer l’État obèse, inefficace et mal organisé sur l’exemple de la Suède ? L’économiste Patrick Artus a chiffré en gros à 20% les progrès de productivité du système administratif français par rapport à un panel de pays voisins (L’Express du 19 octobre 2011). QUI parle de la nécessaire et urgente réforme des niveaux administratifs, de la productivité des fonctionnaires, de la simplification des lois et règlements mal rédigés et contradictoires ? Ce ne sont au contraire que danses rituelles pour appeler toujours plus de « moyens », sans qu’il y ait jamais assez de profs, de flics, de juges, de contrôleurs… dont on mesure pourtant l’inefficacité relative avec les 150 000 jeunes qui sortent sans aucun diplôme du système scolaire sur 800 000 chaque année, sur la délinquance jamais réduite, sur la justice entre laxisme et Outreau, sur les scandales sanitaires à répétition malgré la flopée de fonctionnaires fonctionnant en commissions et réunionnant à qui mieux mieux. La droite ne veut rien bouger, la gauche veut reconstituer le fameux « modèle français », dans un rêve d’âge d’or qui n’a jamais existé.
  • Alors que l’économie française, par rapport aux pays qui réussissent comme l’Allemagne, la Suède, la Finlande, la Hollande, est asphyxiée par un corset trop rigide de règlementations qui empêche d’embaucher, un empilement de taxes qui rendent peu claire la gestion efficace et génère une paperasserie dantesque, une fiscalité exclusivement vouée à punir l’entreprise et le travail pour favoriser la consommation et l’hédonisme, QUI parle de la réforme fiscale ? Un seul candidat, mais pas bien fort et pas bien clair. Qui parle des mesures structurelles nécessaires à relancer la croissance tout en permettant un plan de rigueur ? Personne et surtout pas les challengers du président actuel.

Alors, qui choisir ?

Il ne faut pas tomber dans le travers des « propositions », une candidature n’est pas un catalogue de vente où chacun choisit sa tenue de saison en fonction du seyant et des couleurs. La présidentielle française reflète le système monarchique du régime, issu de l’état d’esprit autoritaire de la société. La France est terre de commandement, comme le disait Michel Crozier, et les électeurs veulent un commandant.

L’élection se fait donc sur la personnalité avant tout, ensuite sur l’équipe, et seulement au bout sur les idées directrices d’un programme d’avenir. Faites votre choix…

Nicolas Sarkozy a la légitimité du sortant mais l’usure de l’agité incohérent qu’il s’est montré. Il est énergique, surtout dans les sommets internationaux, mais peu habile en politique intérieure. Il a surtout désacralisé la fonction présidentielle avec ses bonnes femmes, ses propos vulgaires, son népotisme et sa manie de s’occuper de tout. Peut-il être le Sauveur qu’il joue alors que le volontarisme politique a peu de prise sur les trente ans de laxisme et d’inertie économique ? Peut-il unir alors qu’il adore diviser ? Peut-il mettre en œuvre cette politique de l’offre qu’il avait promise et dont il n’a rien commencé, dont la France a plus que les autres besoin et que l’Allemagne a mis dix ans à réussir après la réunification ?

François Hollande a la légitimité du challenger mais la mollesse apparente de qui ne sait pas gérer son équipe, décider sans cafouillages et régner sans cacophonie parlementaire incompatible avec la Vème République ? Que d’erreurs de campagne ! La négociation d’épicier avec les Verts intégristes pour acheter des places ; le chiffre de 60 000 profs à vie lancé comme ça alors que la dette est devenue insupportable ; la confusion sur le quotient familial qu’on peut certes réformer mais avec une précaution de porcelaine puisqu’il touche à l’un des seuls avantages qui reste à la France : sa démographie. L’équipe fait revenir les archéos, adeptes de l’État stratège et du meccano industriel, et les yakas qui pensent malgré eux que « les riches » sont la vache à lait qu’il suffit de traire pour régler tous les problèmes. Hélas ! Les riches ne sont pas assez nombreux pour que la dette s’annule et que la dépense publique puisse reprendre à guichets ouverts, comme l’a dit et redit, chiffres à l’appui, Thomas Picketty, pourtant spécialiste fiscal du PS et adepte de la redistribution fiscale… Avec un nouveau bouc émissaire commode : la finance. Tout ce qui évite de poser les problèmes qui fâchent de l’organisation d’État et des féodalités auxquelles on ne veut surtout pas toucher : énarques inspecteurs des finances (Haberer, Messier, Bouton), syndicalistes ripoux sûrs de l’immunité (Seafrance après bien d ‘autres), lobby pharmaceutique, cumulards de la fonction publique, etc.

Marine Le Pen a quitté le national-socialisme pour un ethno-socialisme Canada-dry sans les détails de l’histoire. Elle présente une cohérence hors des partis traditionnels qui fait illusion parce que tout se tient : sortie de l’euro et des traités, fermeture des frontières, obligation de travailler et de consommer français, mobilisation citoyenne contre tout ce qui est « étranger ». Ce bunker idéologique peut séduire les primaires déboussolés que les partis traditionnels ont abandonnés (ouvriers, paysans, tradis), cela s’est vu dans les années 30. Mais pour quel avenir ? Celui de la Corée du nord ? Celui de la Grèce ? Celui de la Hongrie ? de la Russie ?

François Bayrou est le bête qui monte, qui monte, celui qui joue les candides avec son « je-vous-l’avais-bien-dit » sur la dette, la dérive marketing du pouvoir, le bling-bling. Il offre une personnalité apaisée, terrienne et morale, un pansement à l’ego bien malmené des Français. Mais il est seul, volontairement sans parti. Son État sobre, sa promesse de gouvernement exemplaire et d’union des bonnes volontés peut rallier les déçus du sarkozysme comme les déçus du gauchissement socialiste. L’idéal pour lui serait que Nicolas Sarkozy s’effondre dans les sondages et qu’il ne se représente pas, ou bien que le premier tour mette Marine Le Pen et lui-même en lice.

Les autres candidats sont marginaux, même Mélenchon dont le discours jacobin tout-politique n’attire pas, trop décalé avec ce que les Français sentent qu’il faudrait faire. La clé des élections sera moins « le peuple » que les classes moyennes, désormais touchées par les excès du libre-échange et qui vont se voir fiscaliser un peu plus pour rembourser cette dette que tous ont laissé monter depuis 1974. Leur problème est moins d’éradiquer les riches que de les faire contribuer ; moins d’assister les pauvres que de donner un travail qui supprime la pauvreté.

Car comment vanter un « modèle social » avec 57% de dépense publique (la plus élevée d’Europe) mais qui laisse subsister 13% de gens sous le seuil de pauvreté ?

Les électeurs voteront probablement pour le moins pire, pas pour le meilleur. Surtout pas pour celui qui leur fera des promesses impossibles, selon les bonnes habitudes.

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Haruki Murakami, Danse, danse, danse

Danse3 est la suite de La course au mouton sauvage’,  avec le même personnage principal et son mystérieux homme-mouton. C’est qu’une existence conforme n’est banale que parce qu’on le veut bien. Le Japon de la fin des années 1980 est en plein boom économique et les sacrifices de la génération d’après-guerre payent enfin : belles voitures, appartements confortables, standing, musique et bars branchés. Nombre de gens sont pris par le système, bons élèves, bons professionnels, bon époux. Ainsi Gotanda, élève dans la même classe au lycée, devenu acteur célèbre : « jeune, beau et compréhensif. Il était grand, mince et doué en sport, et toutes les filles de mon lycée étaient amoureuses de lui au point de s’évanouir en entendant son nom » p.104.

C’était sa « tendance ». « Même si tu recommençais ta vie à zéro, tu referais sans doute exactement la même chose. C’est ça, les tendances. Et une fois passé un certain point, elles deviennent irréversibles. » Alors que faire ? « Danser (…) Continuer à danser tant que tu entendras la musique. (…) Il ne faut pas penser à la signification des choses. Il n’y en a aucune au départ. Si on commence à y réfléchir, les jambes s’arrêtent. (…) Même si tout te paraît stupide, insensé, ne t’en soucie pas. Tu dois continuer à danser en marquant les pas. (…) Et danser du mieux qu’on peut. » p.133 Nous sommes en plein existentialisme : le refus nietzschéen de toutes les croyances consolatrices, le Sisyphe de Camus qui roule éternellement son rocher en métaphore de l’existence, la définition de soi par sa seule action selon Sartre. Danser, c’est suivre le mouvement de la vie en soi-même, être ici et maintenant selon le zen. Haruki Murakami adhère pleinement à cette conception du monde. Même lorsqu’il fait la cuisine, « je la fais avec amour et soigneusement. (…) Si on s’efforce d’aimer ce qu’on fait, on finit par y arriver dans une certaine mesure » p.371.

Le narrateur a 34 ans et est en marge. Il a toujours été à côté du système, depuis l’école caserne jusqu’à la société commerçante. Il est considéré comme « bizarre » parce qu’il ne pense pas comme tout le monde au Japon, parce qu’il n’a pas les réactions attendues de cette société très codifiée. Son ami l’acteur l’envie : « Tu avais l’air de toujours faire ce que tu voulais, tout seul, sans te soucier de ce que les autres pouvaient penser, de leur jugement, tu avais l’air de toujours faire avec facilité uniquement ce que toi-même avais envie de faire » p.210. Il va jusqu’à échanger un temps sa Maserati sans âme pour la banale Subaru des années 80 du narrateur, sans chic mais fonctionnelle et intime. S’il connaît une activité sexuelle régulière, aucune fille n’a envie de faire sa vie avec un être aussi différent. S’il travaille comme un pro, très organisé et ponctuel, il met mal à l’aise son associé ou ses clients. Il est ici et ailleurs, socialisé mais pas impliqué. Ses références sont Kafka et Nabokov, l’absurde du Procès et le décalage de Lolita. Car, s’il est en marge, le narrateur n’est pas marginal. Il y a bien pire que lui !

Notamment cette femme très belle qui « oublie » sa fille de 13 ans dans un hôtel de Sapporo et file à Katmandou pour faire des photos d’art. La fille s’appelle Yuki – Neige en japonais – et le narrateur l’a remarquée au bar de l’hôtel. Comme il retourne à Tokyo, une hôtesse lui confie l’adolescente pour le voyage en avion. Il n’y a rien de sexuel dans cette attirance, ni une paternité en germe. Ces deux êtres, séparés de vingt ans, ont en commun leur sensibilité, heurtée par la société affairiste et matérialiste du Japon des années 80.

Personne ne s’occupe de Yuki, ni sa mère déjantée, ni son père divorcé, ex-écrivain célèbre (et double parodique de Murakami puisqu’il l’appelle de son anagramme : Hiraku Makimura). Elle ne va plus à l’école parce que brimée d’être trop belle, trop riche, trop sensible – inadaptée. Elle n’a aucun ami. Ce pourquoi le narrateur lui fait du bien, rêveur comme elle, prenant la vie comme elle vient. Sa philosophie est résumée ainsi à la mère de la gamine : « Si vous restez attentive, si vous lui montrez que vous êtes liée à elle dans sa vie (…) si vous manifestez votre estime pour elle, (…) elle saura faire son chemin toute seule » p.408. Ainsi faut-il être avec les êtres, notamment avec les enfants. Cela les aide à grandir, sans leur imposer un modèle. Il faut simplement « être juste, et sincère si on peut » p.459.

Mais il y a l’homme-mouton, le passeur de l’entremonde, qui fait le lien entre le narrateur et la réalité parallèle. Qui n’a jamais rêvé d’un tel décalage, où tout pourrait être subtilement différent ? Murakami offre carrément des passerelles : il suffit de passer certains murs, à certaines périodes et en certains lieux, pour disparaître du monde réel. Ainsi de Kiki, ex-copine du précédent roman, retrouvée en pute dans un film avec Gotanda, rencontrée un soir par une organisation de call girls… et disparue depuis sans nom ni adresse. Ainsi de May, retrouvée assassinée nue dans un hôtel, on ne sait pas par qui. Ainsi de June, commandée par téléphone (attention du père de Yuki au narrateur pour qu’il assouvisse ses éventuelles pulsions en-dehors de sa fille…), venue de nulle part et retournée au néant. Il n’y aura pas de July…

Murakami critique impitoyablement la société moderne, occidentalisée et purement affairiste. Celle qui confère aux élites certains privilèges exorbitants… Ceux-ci ne se résument pas à la richesse, bien qu’elle en fasse partie. Être privilégié, c’est appartenir au club restreint de ceux qui sont en connivence au plus haut niveau du pouvoir : politiciens, hommes d’affaires, acteurs, grands artistes. Ceux-là commandent à la police, persuadent des hôteliers antiques de céder leur terrain, vont dans des restaurants chics et conduisent des Maserati parce que cela entre dans « les frais », louent des putes à Hawaï par téléphone depuis Tokyo, sautent dans un avion pour faire quelques photos.

Quant à la masse, elle suit la mode, manipulée par le marketing. Elle encense les chanteurs derniers cris alors que « si tu écoutes la radio une heure entière, tu en entends à peine un de bon » p.170. Elle va uniquement dans les restaurants dont parlent les magazines branchés. Déformée par l’école obligatoire, « un endroit affreux. Des types infects qui prennent de grands airs. Des profs ennuyeux à mourir qui font les arrogants. Pour te dire franchement, je pense que 80% des profs sont des sadiques ou des incapables. (…) Il y a trop de règles absurdes à respecter. C’est un système destiné à écraser l’individu, et ceux qui ont les meilleures notes ne sont que des idiots sans la moindre parcelle d’imagination » p.284.

Il parle du Japon, mais il parle aussi de nous, Murakami. De la difficulté de vivre, de l’imagination, du formatage social. De la nécessité de faire soi-même son existence pour être autre chose qu’un robot.

Haruki Murakami, Danse, danse, danse, 1988, traduit par Corinne Atlan, Points Seuil 2004, 575 pages, €7.60

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Haruki Murakami, La fin des temps

Nous sommes dans les années 1980 et ce qui préoccupe la société est le Big Brother informatique. L’ordinateur va-t-il un jour prendre le contrôle du cerveau ? Les données personnelles sont-elles pillables à merci par tout hacker un peu doué ? Va-t-on un jour manipuler les hommes à leur insu ? Un ingénieur informaticien n’est-il qu’un liseur de rêves enfuis ?

Dans l’univers Murakami, deux sociétés se partagent le pouvoir : System et les Pirateurs. Il expose la dialectique éternelle de la balle et de la cuirasse : quand l’une fait un progrès, l’autre suit. Cette course sans fin a quelque chose d’absurde, surtout si c’est la liberté humaine qui est en jeu.

C’est en effet d’absurde qu’il s’agit dans ce ‘1984’ orwellien écrit par un Japonais trentenaire. Conte surréaliste, un jeune homme banal de 35 ans, que sa femme a quitté depuis des années, remplit une mission de codage de données sensibles pour un vieux chercheur farfelu dont le laboratoire se cache dans les souterrains d’un immeuble de la ville. De quoi suggérer fortement l’image du Complot, tant la foule indifférente qui va travailler tous les jours ne soupçonne aucun des mystères de Tokyo : la lutte sourde des ténébrides contre tout ce qui vit à la lumière, le combat sans merci des informaticiens pour et contre le système, l’enjeu du contrôle humain…

Du jeune homme, on ne saura pas le nom. Il est la banalité même, interchangeable, homme machine. On lui a implanté une méthode de codage mental qui le rend à son insu manipulable en subconscient. Tous les autres cobayes sont morts d’un conflit psychique, pas lui. Il écoute de la musique, lit des romans, baise à l’occasion en saine gymnastique. Mais le Japonais moyen a plus d’un tour dans son sac : sa résilience, dirait-on aujourd’hui, lui fait concevoir un autre univers où ses contradictions trouvent leur logique. L’esprit même de Murakami, écartelé entre le Japon tel qu’il est et son décalage personnel qu’il résout par l’écriture.

D’où ces chapitres en parallèle où court une autre histoire. Autre versant de l’informaticien, l’arrivant dans une cité close de hauts murs. Entrent et sortent des licornes, animaux improbables dont un certain nombre meurt chaque hiver tandis que naissent des petits. Leurs crânes, conservés, enferment des rêves qu’un seul personnage dans toute la ville est capable de lire : le liseur de rêves – lui. Tout se déroule sans heurts ni passions dans une ville fermée pour l’éternité. Le « paradis » vu par Murakami n’est pas ce frais jardin peuplé de houris et d’éphèbes des peuples de la Bible…

On s’y ennuie. Votre ombre commence par vous quitter et, avec elle, la mémoire. Vous n’avez plus de cœur, ce qui évite tout incident, puisque les heurts entre humains ne sont que passionnels. Qui ne peut s’adapter est rejeté au fond de la forêt, en paria. Nous sommes chez Orwell, chez Huxley, dans l’URSS brejnévienne de ces années 1980 : un monde parfait est un monde sans passion où tout est rationalisé. « Cette ville parfaite n’a pu se former que parce que les gens ont perdu leur cœur. Ils tournent à l’intérieur d’un temps qui étend à l’infini leur existence parce qu’ils ont perdu leur cœur » p.442.

‘La fin des temps’ n’a rien à voir avec la fin du monde, seulement avec celle du narrateur. Son monde d’informaticien des années 1980 rejoint le monde imaginaire des licornes, la faute au vieux chercheur qui l’a formaté ainsi. Il est, ici et là-bas, fin du temps, rêve d’éternité peut-être. « Chacun a au fond de sa conscience un noyau dont il ignore le contenu. Dans mon cas à moi, il s’agit d’une ville. Dans cette ville coule une rivière et elle est entourée par d’épaisses murailles de briques. Les habitants de cette ville ne peuvent pas en sortir. Les seules qui peuvent sortir, ce sont les licornes. Elles aspirent en elles l’ego et la personnalité des habitants et vont les rejeter à l’extérieur des murs. C’est pourquoi personne n’a d’ego – de personnalité dans cette ville » p.479.

Outre l’idée de célébrer le roman de George Orwel ‘1984’ (écrit en 1948), le lecteur d’aujourd’hui notera la culture littéraire et musicale des années 1980 qui a disparu corps et biens : «  Combien y-a-t-il de types au monde capable de réciter les noms de tous les frères Karamazov, hein, je vous le demande ? » p.521. L’auteur n’hésite pas à évoquer Balzac, Stendhal, Proust, Joseph Conrad, les musiciens de jazz ou Bob Dylan, Bob Marley, Police… Il a d’ailleurs une vision de Bob Dylan assez juste : « on dirait la voix d’un petit enfant debout devant la fenêtre, qui regarde tomber la pluie » p.461.

Évoquons pour finir les errements de la traductrice qui confond volontiers droite et gauche et ne connaît rien aux voitures. Comment porter sa valise de la main gauche tout en pressant la main que sa copine a glissée dans sa poche gauche avec sa main droite ?… Comment confondre le poisson nommé turbot avec le compresseur des moteurs turbo ?… Mais que ces facéties involontaires ne vous gâchent pas le plaisir. Murakami vaut d’être découvert.

Haruki Murakami, La fin des temps, 1985, traduction française Corinne Atlan 1992, Points Seuil 2001, 528 pages, €8.07

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