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Préparez vos mouchoirs de Bertrand Blier

Un homme amoureux, Raoul (Gérard Depardieu à 30 ans), désespère de voir sa jeune femme Solange (Carole Laure) déprimer et dépérir. Il la sort, elle se laisse guider ; il lui parle, elle ne répond rien ; il la distrait, elle ne rit pas. Que faire ? Il est prêt à tout pour qu’elle sourie enfin, pour qu’elle reprenne goût à la vie. Lui faire l’amour ne lui fait rien ; ils ont essayé d’avoir un enfant, elle ne peut pas : « c’est psychologique » dit le psy. Elle a des malaises mais elle n’a rien : « c’est dans la tête » dit le médecin.

Moniteur d’auto-école costaud mais pas futé, Raoul décide un grand truc surréaliste et parisien : il va « donner » sa femme à n’importe qui, tiens, comme cet autre qui la regarde dans la brasserie de la place Clichy, un dimanche où il attend ses moules en feignant de lire une revue musicale. C’est Stéphane, barbu et à lunettes (Patrick Dewaere à 31 ans), prof de gym dans le civil et interloqué par la proposition inouïe. Mais Raoul insiste : qu’il sorte avec elle, couche avec elle, lui fasse un enfant – lui ne peut pas, ne peut plus. La seule chose qu’il peut est de lui lâcher la grappe pour qu’elle retrouve la liberté de respirer et peut-être de vivre.

Stéphane s’insurge, Raoul insiste, une passante est prise à témoin (Sylvie Joly), on demande son avis à Solange – qui s’en fout. Mais après tout, les deux gars deviennent potes et cela leur va ainsi. Chacun besogne Solange à son tour, Stéphane lui présente sa collection complète des Livres de poche (plus de 5000 volumes, le nec plus ultra de la culture petite-bourgeoise des années soixante et soixante-dix), et sa collection de 33 tours de Mozart (le seul musicien qu’il connaisse, aspirant culturel comme aurait diagnostiqué Bourdieu). Mais ni le musclé ni l’intello ne parviennent à défrigidifier Solange, même si elle a chaud aux fesses, tricote seins nus dans l’appartement et qu’elle est obsédée du ménage.

Le petit commerçant fruits et légumes du dessus (Michel Serrault), qui ne peut pas dormir à cause du raffut que fait Mozart à trois heures du matin, est mis dans le coup après quelques pastis. Le trio emmène Madame à l’Opéra, mais elle s’ennuie et « fait un malaise » pour qu’on s’occupe d’elle. Qui est-elle ? Une potiche ? Une Bovary perpétuellement insatisfaite ? Une frigide barjot post-68 qui ne sait pas choisir entre jeter définitivement sa gourme avec n’importe qui ou popoter avec l’époux qui ramène les sous ? De l’impasse de la vie bourgeoise dans le machisme installé.

Elle pleure – pour rien ; se trouve mal – sans rien avoir. Diagnostic des loustics : il faut changer d’air, partir en vacances. Stéphane entraîne Raoul comme moniteur de colonie de vacances et Solange suit. Les gosses en puberté – que des garçons entre eux selon les coutumes du temps – chahutent et bizutent le plus bêcheur. Il s’agit de Christian, un fils d’industriel intello au « quotient intellectuel de 158 » et au cocasse accent belge. Ce qui donne une scène hilarante de fin de cantine où les petits suisses du dessert volent dans la gueule du Beloeil (c’est son nom) et coulent jusque sous son tee-shirt. Solange s’insurge, son instinct maternel (de convention) prend le dessus et elle décide de protéger et materner le garçon qui se réfugie dans une cabane (fœtale) dans les arbres au lieu de jouer avec les autres.

Elle a enfin « son enfant » et peut agir selon le rôle social de mère que l’on attend d’elle. Sauf qu’elle ne sait pas faire et cueille un « bébé » de 13 ans déjà, qui commence à avoir des désirs d’homme. Les garçons du dortoir, qui couchent en slip ou torse nu, veulent faire « la bite au cirage » au Beloeil, boutonné dans son pyjama de soie bleue, comme c’était la coutume en ces temps aujourd’hui regrettés. Solange exfiltre Christian et lui permet de dormir dans sa chambre – où il n’y a qu’un lit, le sien. Christian explore en scientifique le corps endormi de sa protectrice, écarte les bretelles pour voir le sein, soulève la chemise de nuit pour dégager la chatte, remonte une jambe pour écarter les cuisses… Pas sûr que les vierges effarouchées des ligues de vertu qui sévissent comme des harpies sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui ne permettent de faire encore un tel film, pourtant pudique et amusé. Rien de vicieux mais le désir de connaître, une négociation raisonnable entre quotients intellectuels à maturité, et le reste est suggéré.

Séduite par le désir naturel du jeune garçon, par son bagout d’adulte autant que par sa peau veloutée qu’elle caresse sur sa joue, Solange s’ouvre enfin. Bras, cœur et cuisses, elle accueille l’autre comme elle n’a jamais réussi à le faire jusqu’à présent. Elle rencontre un mâle qui demande et non qui prend, qui hésite et non qui viole. Christian est physiquement l’anti-Raoul et intellectuellement l’anti-Stéphane. Entre ses bras Solange n’est pas une chose mais une partenaire ; il a besoin d’elle comme elle a besoin de son affection. Critique acerbe du machisme inconscient d’époque mais aussi, par contraste, du jeunisme porté par la vague post-68 au point de cueillir « la jeunesse » dès la première puberté ; critique de la vie bourgeoise conventionnelle qui enferme en prison. Le développement de l’histoire donne à voir autrement l’époque que nous avons vécue sans le savoir.

Solange tricote – activité réservée aux femmes inactives de la bourgeoisie rangée ; elle trame des pulls à col roulé – vraies prisons de grosse laine pour les mâles qu’elle rend ainsi physiquement captifs et sur lesquels elle pose sa marque d’appartenance. Trait d’humour : Raoul, Stéphane, Christian, le père de Christian (Jean Rougerie) et le futur bébé auront chacun un pull à col roulé avec côtes tissés de deux laines – tel une armure.

Le retour de la colo est, comme toujours, difficile. Quitter ses copains et la liberté des vacances pour retrouver les parents et la vie scolaire sont une épreuve. Christian veut, moins que les autres, retrouver ses vieux en DS, « des cons » dit-il, et il s’enfuit dans Béthune à l’arrêt du car. Après une course poursuite dans les rues désertes et sur les terrils alentour, Christian se résigne et admet qu’il doit retourner chez les Beloeil. Outrés, et portés à punir selon la coutume du temps, ceux-ci le flanquent en pension. Mais Christian a cette fois quelque chose à apporter à ses condisciples : il narre comment il a séduit une femme et les garçons le soir en redemandent. Ils veulent savoir comment ça se passe, comment on entreprend, comment on est « dans » une femme. Le croient-ils ? Pas vraiment… mais ils rêvent.

Jusqu’à ce que Solange débarque à la pension en pleine nuit, déboule dans le dortoir où tous les gosses de riches sont en pyjama, et embrasse à pleine bouche le garçon devant ses copains médusés. C’est que le fruits et légumes s’est fait passer pour un sondeur de l’IFOP et a pu obtenir de sa bourgeoise envolée de mère (Éléonore Hirt) le nom et le lieu de la pension où le fils a été placé. Que Raoul et Stéphane, cagoulés, ont surpris et neutralisé le gardien qui faisait sa ronde. Christian est enlevé, consentant, jusqu’au lundi matin. Mais les gendarmes ne l’entendent pas de cette oreille. Comme une épouse, un fils est une « propriété » et seul le « chef » de famille peut en disposer. Les deux trentenaires sont condamnés à la prison – exit le duo Depardieu-Dewaere, ces crétins magnifiques – tandis que le petit-commerçant enlève bobonne qui a versé dans un virage et ne se souvient plus de rien.

Les mois passent, Christian est revenu au château avec son père après la disparition de sa mère ; Solange s’est fait engager comme bonne. Le père a assez de travail à gérer son entreprise et le fils fait l’amour à la bonne tous les soirs, comme dans les romans conventionnels bourgeois (y compris le premier de Philippe Sollers). Inévitablement, elle tombe enceinte, sa frigidité s’est évaporée avec le machisme. Les emprisonneurs sont emprisonnés et elle est libérée. Christian s’installe dans les fonctions du père, lui versant régulièrement le whisky qu’il aime mais qui est mauvais pour sa santé, jouant au billard comme un futur chef d’entreprise. La France giscardienne a grincé à la sortie du film, dont la fin est moins réussie que le début, mais qui excelle dans la provocation des cons.

DVD Préparez vos mouchoirs, Bertrand Blier, 1978, avec Gérard Depardieu, Carole Laure, Patrick Dewaere, Michel Serrault, Riton Liebman, Eléonore Hirt, Jean Rougerie, Sylvie Joly, StudioCanal 2008, 1h45, €50.02

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Christian Wasselin, La chouette effraie

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Jouant sur le double sens du mot « effraie », ce « roman assez noir » reste constamment dans l’ambiguïté. Ni policier (faute d’enquête), ni pleinement roman (faute de psychologie crédible), cette fiction se lit assez bien, même si elle ne mène nulle part.

Tout commence par le vol d’un film inachevé, dont la copie unique doit être projetée pour les fans d’une chanteuse d’opéra prénommée Marie-Bal dont la voix envoûte les foules. Elle finira massacrée.

Cela se poursuit par un concert halle aux vins dans un cimetière où des goules à la mode s’orgisent dans la nuit – jusqu’à ce qu’un homme de main au surnom japonisant en agresse une. Il finira massacré.

Nous avons un producteur de télé malfrat qui, pour faire l’audience, monte ses propres faits divers ; un maire notaire de Lille qui veut se faire réélire ; un opposant fringuant qui complote et se perd ; un rentier de brasserie mécène qui dispose d’un manoir isolé un brin en ruines ; un couple improbable d’une échappée d’asile au prénom de rose et d’un faux artiste « dans la restauration » au nom de bière – et ainsi de suite.

Le lien entre tout cela ? Sans raison, juste le hasard des circonstances. Les uns enlèvent les autres, entravent les uns, favorisent les autres – et tous se massacrent allègrement à la fin (même avec l’aide d’un chat…).

L’histoire n’a pas de fil, surréaliste et absurde, dans un monde fin de siècle à la Huysmans, celui d’Émile Loubet et de la Belle Époque qui meurt. Réalisme et fantastique s’emmêlent alors que des affairistes et des politiciens laissent faire des « milices » et empêchent la police pour mieux manipuler et régner. Mais nous sommes en France, un peu à Paris et surtout dans le nord cher à l’auteur, né à Marcq-en-Barœul. A l’ère contemporaine bien que circulent des Simca Beaulieu (au V8 de 84 ch), des Buick et autres voitures des années 50 – mais la carte de téléphone existe déjà et le « TPR, train particulièrement rapide » aussi.

Un monde froid et humide où la brume engendre des catastrophes et de vieux manoirs ayant échappé aux deux guerres recèlent des souterrains. Nous errons entre les marais de Clairmarais et les sous-sols de la Vieille-Bourse à Lille. Ce sont des antres, des oubliettes modernes, pour des actes gothiques où Sade est moins requis que Walter Scott.

Le lecteur ne peut se raccrocher à l’histoire ; il ne peut suivre aucun personnage sympathique ; il ne peut qu’aller comme vont les chapitres, dans un feuilleton sans queue ni tête, absurde comme l’existence peut-être, comme le No future qui hante l’époque, sûrement.

L’auteur écrit habituellement sur la musique, Berlioz, Schumann, Beethoven, Mahler. Son style est fluide mais prend parfois des allures baroques, comme cette trop longue phrase qui ondule, se perd et ne débouche sur rien de la page 150 : « On croyait se souvenir… »

Bizarre, mais pas comme l’ange ; surréaliste, en fantasmes automatiques ; ni chair ni poisson, cynique et parodique. Il commence bien et finit mal, dans un bain de sang général, sans que le lecteur puisse saisir le quoi du comment. Inclassable, il laisse dubitatif – doté d’un charme étrange et pénétrant.

Christian Wasselin, La chouette effraie, 2016 Les soleils bleus édition, 401 pages, €20.00 

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Michel Leiris, Biffures – La règle du jeu 1

Michel Leiris Biffures La règle du jeu 1
Né un an après le siècle, Michel au prénom d’archange (ce qui ne laisse pas de l’impressionner enfant), tente de découvrir durant les années d’Occupation le code de son savoir-vivre. Tentation structuraliste du système unique ? Jeux de mot comme une règle d’associations d’idées surréaliste ? Inconscient lacanien comme un langage ? Leiris voit dans la littérature un usage de la parole comme moyen d’affûter la conscience non par narcissisme, ni pour gagner de l’argent, ni pour obtenir un statut social – mais pour être plus. Mieux encore : bien vivant.

Ce premier tome autobiographique n’a rien de mémoires de la quarantaine. Il est une recollection de souvenirs comme ils viennent, tirés par les mots qui deviennent images ou métaphores. Le titre Biffures est tiré de l’expérience militaire de l’auteur, durant son service un temps dans les chemins de fer. Les panneaux « bifur » résumaient « bifurcation », ce qui signifiait aiguillage et échangeur. La ligne se poursuivait, mais pas toujours sur la même voie. Michel Leiris écrit de même, comme un chemin de fer : il va, badaboum ! badaboum ! badaboum, rythmé par les rails sous lui, un brin obsessionnel de dire et toujours dire, dans l’ordre, sans précipiter le mouvement. Puis brusquement bifurque sur une affiliation d’idées, un jeu de mot, une image qui surgit, « boussole affolée, dont l’aiguille est successivement attirée par le nord changeant de toutes espèces de mots, qui me guident (ou m’égarent) dans ce voyage à l’intérieur de moi-même où les jalons sont des souvenirs d’enfance » p.96 édition Pléiade. Écriture étrange, parfois lassante, d’autres fois surprenante, de ramifications en ramifications.

lot prisonnier torse nu

Inspiré surtout par Marcel Proust, dont il a lu Le temps retrouvé durant la drôle de guerre passée au bord du désert saharien, et par Raymond Roussel, ami de son père, il dévide des souvenirs plus qu’une autobiographie, une introspection inquiète de savoir dans quel tissu il est taillé, comment le langage, les parents, les frères et la sœur, les amis, les études – et les livres ! – ont façonné sa personne, sa façon de penser, de voir le monde autour de lui. Il écrit d’après fiches, jouant avec le jeu du je. « Je prétends formuler des souvenirs pour augmenter la science que je puis avoir de moi » p.256, « grouper en un même tableau toutes sortes de données hétéroclites relatives à ma personne pour obtenir un livre qui soit finalement, par rapport à moi-même, un abrégé d’encyclopédie comparable à ce qu’étaient autrefois, quant à l’inventaire du monde ou nous vivons, certains almanachs… » p.269. Vaste programme qui plaît aux commentateurs dont les gloses peuvent se multiplier à l’infini.

Bien souvent la recherche prend le pas sur l’objet même de la recherche, la méthode sur le fond. D’où cette impression du lecteur de subir un ressassement, des tâtonnements avant une fulgurance par réminiscence. L’auteur évoque lui-même dans le chapitre Perséphone le « difficile commerce que je m’efforce de nouer avec le réel, paralysé que je suis par les mouvements les plus contradictoires et m’attardant en maints détours, justifiés seulement par la répugnance irraisonnée que j’éprouve à aller droit au fait… » p.75.

Son écriture est plus raisonnante que résonante, bien que l’effet des vibrations de certains mots ou de certaines scènes pousse les échos parfois loin : gramophone-métaux-voix… Mais il s’agit de langage, pas du lecteur. « C’est en me répétant certains mots, certaines locutions, les combinant, les faisant jouer ensemble, que je parviens à ressusciter les scènes ou tableaux auxquels ces écriteaux, charbonnés grossièrement plutôt que calligraphiés, se trouvent associés » p.110. L’auteur tend à s’enfermer dans les mots, considérés comme la vie même, la seule conscience humaine. Par là Leiris est bien de son époque, marqué par le Surréalisme, l’Existentialisme et le Structuralisme : les rêves sont la réalité, les mots sont les choses, les déterminants ne se manifestent que par le langage car tout est signe…

sacrifice ligote torse nuCette démarche est intéressante, éminemment littéraire, un peu datée. Le lecteur d’aujourd’hui aura quelque mal à pénétrer ce vocabulaire parfois cérébral, ce dévidement souvent obsessionnel de la plume, entre les scènes fraîches qui restent à la mémoire. Mais il appréciera la forte impression que lui fit à Lannion en 1933 un couple de baladins sur échasses habillés de haillons bariolés, flanqués de leurs deux mômes de même, sorte de famille idéale pour Michel, petit dernier. Ou l’humour involontaire à propos de Dieu, sur la réminiscence qu’un curé lui disait à 12 ans qu’il ferait un bon prêtre: « Si Dieu représentait encore pour moi à cette époque quelque chose de vivant, digne d’être désigné par un nom que sa majuscule initiale classait parmi les noms de personne alors que je ne vois plus guère en lui maintenant que le pivot d’un certain nombre de jurons… » p.207.

adolescent fouette pompei

Le lecteur d’un certain âge reconnaîtra sans peine les attitudes des milieux d’hier qui l’ont fait tel qu’il est, les mots et les façons de dire, les lectures cruciales pour former sa personnalité lorsqu’il n’y avait ni télévision, ni Internet. J’y ai retrouvé pour ma part quelques traits, le désir de collectionner des articles sur ce qui m’impressionnait ou me faisait penser, le peu d’intérêt pour la compétition, le goût des autres et de l’ethnologie, le processus lent mais irréversible de décroyance, le chant des mots et des images (Londres/ombres), la sexualité diffuse de prime enfance au travers de la Bible illustrée et de l’évocation par les textes des scènes antiques, l’encyclopédisme du dictionnaire Larousse grand format – sans parler du 53bis Quai des Grands Augustins, fort proche d’un de mes lieux de vie, où Michel Leiris a habité au quatrième étage, façonné dès 1942 par le quartier…

Michel Leiris, Biffures – La règle du jeu 1, 1948, Gallimard L’Imaginaire 1991, 322 pages, €9.50
Michel Leiris, La règle du jeu, 1948-1976, Gallimard Pléiade, édition Denis Hollier 2003, 1755 pages, €80.50

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Le Clézio, Le rêve mexicain

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L’écrivain rassemble ici sept essais en un tout cohérent, pour dire son amour du Mexique comme rêve et son dégoût de « la » civilisation (occidentale, industrielle, blanche) trop rationnelle et prédatrice. Enfant des années 1940, Le Clézio a connu la guerre barbare en Europe même, qu’il n’a eu comme préoccupation que fuir ; adolescent des années 1960, il veut réenchanter le monde avec le peyolt, le new age et l’écologie de la Terre-mère ; poète des années 1980, il rêve d’un « autre monde » possible.

Il y a de l’anglo-saxon chez Le Clézio, une influence culturelle prégnante du puritanisme biblique, un messianisme de pragmatique déstabilisé par la guerre du Vietnam. Dans les années 1980, rien d’étonnant à ce que l’écrivain épouse les idées-forces des cultural studies et autres valeurs liberals des campus américains. Il juge la colonisation espagnole catholique avec le regard dégoûté du puritain du Mayflower venu au Nouveau-Monde pour fuir la vieille Europe corrompue et bâtir dans les Amériques la Cité de Dieu.

D’où ses naïvetés sur la magie perdue, les rêves ancrés par la matérialité d’existence et l’hypocrite culpabilité coloniale à l’américaine : les pionniers du Far-West ont massacré Indiens et bisons au XIXe comme les conquistadores espagnols ont massacré los Indios au XVIe – mais les États-Unis sont un pays démocratique où tout Indien est citoyen comme un autre. Tandis qu’il a fallu attendre trois siècles pour que les Indiens sud-américains le deviennent.

Le Clézio, tout à l’horreur du matériel trop rationnel et desséchant de « la science », se place sur une pente dangereuse. A valoriser autant le monde magique, il rouvre la porte à cet irrationnel qui a fait tant de mal à l’Europe de son siècle. Imaginez : soyez en accord avec les dieux et sujet d’un État puissant comme l’aztèque – et vous aurez une assez fidèle image du nazisme ! Pour les Espagnols, missionnaires de la chrétienté, il s’agissait d’un « rêve absolu, comme s’il s’agissait peut-être de tout autre chose que de posséder la richesse et la puissance, mais plutôt de se régénérer dans la violence et le sang, pour atteindre le mythe de l’Eldorado, où tout doit être éternellement nouveau » p.11. Pour les Indiens, « c’est la totalité qui caractérise les religions préhispaniques. (…) [Elles] montrent toutes, au moment de la Conquête, cette cohésion de l’humain et du divin » p.239. Cette « transfiguration » des participants aux fêtes rituelles dans « une communion surnaturelle » s’apparente à la Cène primitive où venaient s’abreuver les Germains à Bayreuth sous Wagner (« l’envoûtement de ce théâtre sacré » écrit Le Clézio p.241 à propos des rites aztèques). Cela fait songer aussi aux fastes scéniques des réunions de masse à Nuremberg, sur la Place rouge, sur Tien an men ou devant l‘ambassade américaine de Téhéran. Tout « jeune homme (…) devient le représentant du dieu sur la terre. » Voué au sacrifice de sa vie pour la Cause, pour la Communauté du sang et de la terre…

Aztèques, Toltèques, Mayas, Chichimèques… le naming à l’anglo-saxonne est pour Le Clézio un procédé littéraire. Il se repaît de ces noms évocateurs, dont la simple prononciation est magique. Il décrit, avec forces citations des textes espagnols ou indiens conservés, ce qu’a pu être ce monde perdu. Il en montre la forte cohérence culturelle, il en rêve comme d’une nouvelle harmonie possible, il regrette la « pensée interrompue » par la conquête, le massacre et la mise en esclavage.

Il oublie probablement qu’il vante une conception du monde qui date d’avant le néolithique – cette catastrophe des écologistes américains les plus radicaux. « Cette harmonie entre l’homme et le monde, cet équilibre entre le corps et l’esprit, cette union de l’individuel et du collectif qui étaient la base de la plupart des sociétés amérindiennes » p.270. Malgré les États indiens agricoles, il le dit, leur conception du monde était encore celle des chasseurs-cueilleurs. Ce n’est que lorsque l’homme a cultivé le sol et soumis les bestiaux, croient les radicaux des campus américains, qu’il est devenu propriétaire et avare et qu’il a fait la guerre pour défendre son bien en exploitant sans vergogne ses semblables, bêtes, plantes et ressources naturelles. Le Clézio oppose opportunément sauvages et civilisés, « une société primitive qui valorise la force physique, le courage et la ferveur religieuse, et une société matérialiste pour laquelle seuls compte l’argent et la réussite » p.211.

Nus dès l’enfance, fiers, endurants et en accord avec leur société par les rites et reliés au cosmos par la religion chamanique, les Indiens sont-ils de « bons sauvages » ? C’est la conception de la Réforme en plein humanisme, pour critiquer la vieille Europe féodale tenue par le pape de Rome ; ce fut la distinction Sparte austère et virile à l’opposé d’Athènes discutailleuse et efféminée durant la Révolution ;  c’est devenu le mythe romantique à la Chateaubriand, Lamartine ou Wagner. Mais, pour Le Clézio, il faut aller voir côté surréaliste. Il cite longuement Antonin Arthaud, envoûté par le Mexique en 1936, « la fascination instinctive qu’exercent les peuples magiciens et leurs rituels cruels, mêlée de l’admiration que suscite leur développement artistique et culturel » p.215.

Tout cela est bel et bon, écho d’un poète. Il apprendra beaucoup sur l’âme indienne à qui veut pénétrer le Mexique d’aujourd’hui d’un peu plus fort que le touriste moyen. Mais à ne pas prendre au pied de la lettre : rien de pire que l’union de la technique avancée et de l’irrationnel magique pour les sociétés ! « Un paradis perdu où la science des astres et la magie des dieux étaient confondues » p.218, dit Le Clézio. L’Iran de Khomeiny ne rêve pas autre chose que l’Allemagne de Hitler ou l’URSS de Staline. « Les Mexicains étaient à la veille de développer un système philosophique qui aurait pu résoudre les contradictions de l’ancien monde », n’hésite pas à affirmer Le Clézio ! On se demande vraiment si l’empire aztèque, qui ne vivait que par l’extension constante de ses conquêtes pour abreuver toujours plus le dieu soleil du sang des prisonniers – était le modèle qu’il faudrait suivre… « Par la transe, par la révélation, c’était l’harmonie entre le réel et le surnaturel qui était apportée » p.273. Curieux que Hitler, Staline, Mao et Khomeiny aient cru et fait croire la même chose : le sang de la Race, le mouvement scientifique de l’Histoire, la révolution permanente pour faire accoucher de l’Homme nouveau, la parole même d’Allah dans le Coran littéral – sont bien des « révélations », une promesse d’harmonie entre le réel et le surnaturel !

Même matérialiste et sans âme, je crois bien préférer le vieil individualisme né avec le monothéisme et émancipé à la Renaissance puis lors des révolutions – à ces embrigadements cosmiques.

Certains veulent faire renaître ces mythes politiques pour sortir du malaise dans la civilisation – mais c’est ouvrir une boite de Pandore aux conséquences qui pourraient être épouvantables. Si « l’origine de la civilisation est dans la barbarie » p.152, inutile de créer une nouvelle barbarie pour régénérer notre soi-disant appauvrissement spirituel et pousser à naître une nouvelle civilisation.

Il y a du dangereux chez ce pacifiste de la gauche libérale américaine… Prix Nobel multiculturel pour bobos humanitaires un brin naïfs.

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le rêve mexicain ou la pensée interrompue, 1988, Folio 1992, 278 pages, €7.98

Les livres de JMG Le Clézio chroniqués sur ce blog

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Pierre Drieu La Rochelle, Gilles

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Gilles est le « grand » roman de Drieu, roman fleuve qui emmêle trois romans différents en un seul, voulant tout embrasser d’un coup, de la Grande guerre à la Seconde guerre. Mais la première était nationaliste, ligne bleue des Vosges et Alsace-Lorraine ; la seconde est européenne, fusion du communisme et d’Action française en fascisme pour régénérer la race.

Fascisme, pas nazisme : Drieu n’aime pas ce que les Juifs représentent, « la misère du ‘monde moderne’, son immonde hypocrisie de capitalisme, de franc-maçonnerie, (…) de démocratie socialisante, (…) toute son impuissance » p.1005. Avec l’absence de racines, la servilité envers le plus fort, l’amour de l’argent, la psychanalyse et le rationalisme. Ce qui ne l’empêche pas de coucher avec les juives, mais il n’a aucunement l’idée de les éradiquer de la surface du globe : « L’antisémitisme, c’est donc une de ces ratatouilles primaires, comme tous les ismes » p.927. Gilles va cependant des gueules cassées au casse-gueule, car l’histoire a tranché et lui s’est retranché, repris une dernière fois par le mépris de soi et la « bouderie d’enfan» du suicide.

La mode d’époque était au roman fleuve : Roger Martin du Gard, Jules Romains, Louis Aragon… Mais tous créaient plusieurs volumes, chacun présentant un moment. Drieu, lui, met tout en un, ce qui fait fatras, avec des longueurs. Son style se relâche ou se resserre selon ce qu’il conte. Rien n’est plus fastidieux que ses coucheries à répétition (« la quête des filles » p.1014) pour se prouver qu’il est un mâle alors qu’il en doute en son intime. Il aurait voulu jouer les Fabrice Del Dongo, né à 17 ans à la bataille de Waterloo, mais n’est pas Stendhal qui veut. Drieu reste entre Céline et Montherlant. L’intrigue policière autour de l’Élysée est assez sombre et psychologiquement réussie, proche d’Aragon. L’aventure espagnole, qui clôt le livre en Épilogue a la sécheresse d’Espagne d’un roman de Malraux.

annees folles fille seins nusL’ensemble fait disparate, déconcertant. Il écrit bien, désormais fluide, mais avec des fautes de français étonnantes (ex. expatriement pour expatriation). La psychologie est décortiquée mais pas à pas, au gré de son âme inquiète, ce qui n’améliore pas son image. Il apparaît dandy fasciné par l’argent, cynique et moraliste, décadent et fasciste. Quel est donc cet être caméléon qui crache sur la démocratie mais admire l’énergie américaine, qui refuse le capitalisme mais épouse Myriam Falkenberg, qui vante la fraternité fasciste mais garde le souci de soi égotiste (p.894), qui louange la race mais persiste dans le libertinage stérile ?… Il se décrit lui-même : « Rêveur et praticien, solitaire et pèlerin, initié et homme du rang » p.1306. Sincérité de l’asthénie, sous les mêmes signes des précédents livres : luxure, faiblesse, suicide.

Un enfant mal aimé ne conquiert jamais l’estime de soi. Il cherche un père dans la force du chef, une mère dans la race nordique, une régénération dans ce qui l’a créé adulte : la guerre. Est-ce un « roman » cet exercice spirituel qui mêle récit autobiographique, analyse psychanalytique, profession de foi et engagement politique ? Nous sommes quelque part en confession catholique, entre Jean-Jacques Rousseau et Julien Sorel. On peut aimer ce baroque, on peut rester indifférent comme c’est mon cas. Je crois que nulle décadence ne peut être rachetée par l’action à tout prix, nulle faiblesse intime par une rigidité d’esprit, nul désespoir par la baise tout azimut.

Drieu raconte sa vie, bien qu’il la romance et que les personnages prennent leur vie propre. Il ne parvient pas, une fois encore, à se détacher de lui-même. La romancée Myriam est la vraie Colette Jéramec (juive qu’il sauvera de Drancy avec ses deux moufflets), Alice est Marcelle Jeanniot, Dora est Constance Wash (qui reproduit l’existence de sa mère, « femmes mariées, il savait quelles chiennes enchaînées c’était » p.1238), Pauline est Emma Besnard, Berthe est Christiane Renault (femme du constructeur de voitures). De même, Caël est André Breton (« un Robespierre sans la moindre guillotine, sans le moindre canif » p.1034, « Grand Inquisiteur de café » p.1158), Galant est Louis Aragon, Preuss est Emmanuel Berl, Clérences est Gaston Bergery, Chanteau est Herriot le gros radical-socialiste et Paul Morel un peu Philippe, fils de Léon Daudet.

Ce pauvre Paul, 18 ans, fils du Président de la République, a été circonvenu par le groupe Révolte (surréaliste) et entraîné par Galant (Aragon) aux Bains où il s’est promené nu, attouché par les vieux messieurs avant d’être fini par son mentor dans un recoin (p.1069). Une fois tenu, on exige de lui le vol de certains papiers… L’inversion est pour Drieu, avec la drogue, le cynisme velléitaire des intellos et l’esprit petit-bourgeois, le symbole de la décadence parisienne, ce qui donne quelques pages acides sur l’époque. « Les bourgeois : s’en fourrer jusque là et puis rien d’autre » p.833. Il a la nostalgie, chez les hommes comme chez les femmes, de l’« être fort, libre, sincère, un de ces rares êtres qui sont entiers » p.962. Ils sont si rares dans le Paris 1917-1937… A notre époque si conformiste dans l’anticonformisme, c’est assez rafraîchissant.

annees folles parisienne

Gilles, entre je et il, personnage de sain Français peint par Watteau, est donc un témoignage qui dépasse le petit moi solitaire de l’auteur. Il décrit comment un garçon intelligent peut devenir fasciste, après avoir tâté du communisme, du radicalisme et de l’anarchisme. Mais son fascisme est plus proche de Franco que d’Hitler. Il appelle la Tradition plus que la révolution, « il faut rouvrir les sources » (p.1029), « le catholicisme mâle du Moyen âge » (p.1290), « le chemin de Jeanne d’Arc, catholique et guerrière » (p.1304), « le Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril. Un roi, fils de roi » (p.1311).

Il analyse finement le glissement bien-pensant : « Le fascisme n’avait-il pas été fait dans une pareille inconscience par des gens de gauche qui réinventaient ingénument les valeurs d’autorité, de discipline et de force ? » p.1234. Rien que de très actuel, n’est-ce pas ? Avis aux mélenchonistes et autres antilibéraux… Ce qui fait qu’on peut relire Drieu aujourd’hui sans vergogne malgré ses longueurs.

Pierre Drieu La Rochelle, Gilles, 1939, Folio 1973, 683 pages, €8.64

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Les numéros de pages des citations font référence à l’édition de la Pléiade.

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Nietzsche succède aux romantiques

Frédéric Nietzsche est un philosophe qui remet les choses à leur place : l’esprit commande à la conscience, mais l’être entier est soumis aux instincts et aux passions. Sa force vitale vient d’eux. Que serait la tête sans le cœur et le ventre ? Nietzsche rééquilibre l’humain, que la Réforme et les Lumières avaient fait dériver vers le seul rationnel. En ce sens, Nietzsche est un successeur des romantiques allemands.

Ceux-ci ont insisté sur l’irrationnel en réaction à la raison absolue des Lumières et au raisonnable de la religion réformée. Ils s’opposent au scepticisme et à l’épicurisme des classes dominantes de leur temps. La vie, le destin, la mort, sont trop « sérieux » pour être laissés à la pensée de cour… On retrouve cela de nos jours chez les socialistes et les écologistes. Autant les grands bourgeois sont volontiers tolérants, épicuriens et sceptiques, autant l’écolo est hanté par les catastrophes climatiques et la mort de la terre, autant le socialiste est obsédé par l’égalité pure et parfaite, ceux qui ont moins que d’autres lui donnant comme des hémorroïdes.

Le romantisme allemand se voulait dans la tradition populaire : mystique de maître Eckhardt, révolte anticatholique, baroque, Sturm und Drang. Goethe opposait au rationalisme le démoniaque : ce que notre raison se refuse à résoudre. Faust est une tentative de chevaucher le tigre pour acquérir la liberté. Rêves, contes de fées, mythologie, chansons populaires, contiennent « l’âme du peuple », son instinct de vie dans les siècles. Les romantiques voulaient un retour à la pureté des origines, de l’enfance, la poésie comme résolution des secrets de la nature par l’image. Pour eux, la séparation entre le sensible et le spirituel est le péché capital. Retour au jardin d’enfance où présent, passé et avenir sont une seule et même réalité. Corps, âme et esprit sont en unité indissoluble, l’être humain doit tendre à une harmonie avec le grand tout.

Les Lumières sont le résultat de la Réforme et ont engendré la Révolution : la lutte contre catholicisme est devenue la lutte contre toute foi en même temps que haine contre la Bible et la pensée judaïque. Repousser la religion (ce qui relie) fait s’attaquer à tout ce qui enthousiasme : le sentiment, l’imagination, la poésie, la morale, l’amour et l’art. La rationalité mécanise le destin, rend raisonnable, prudent, modéré – vieux avant l’âge. Le romantisme est une réaction de jeunesse contre la génération rassise des pères et des vieux. C’est l’inspiration d’Hugo, les correspondances de Baudelaire, le rêve comme seconde vie de Nerval, la poésie de tous les sens de Rimbaud, le rêve de Breton, le futurisme, l’écriture automatique surréaliste, l’interprétation des rêves et le subconscient de Freud, l’an 01 de mai 68…

Dans le même temps, poètes, révolutionnaires et romantiques ont en commun de vouloir réaliser ici-bas le christianisme, l’amour par fusion de tous avec tous, frères au sein de la mère Nature. Ils ont le goût de l’amour et d’être aimés car ils sont faibles devant la vie. Ce pourquoi ils déifient Rousseau, pour eux le premier romantique. Sa Nature est une Mère qui fonde une nouvelle religion des origines. Il revient d’ailleurs aux origines de l’inégalité pour fonder son contrat social.

De tout cela, Nietzsche se méfie. Il est contre les dogmes et les tu-dois romantiques ou révolutionnaires ne sont pas meilleurs que les tu-dois de la morale raisonnable. Ce qui mène les êtres vivants, dit Nietzsche, c’est leur force vitale. Instinct de vie qui est accepté par la conscience humaine et donc « voulu », non plus simple élan vital des plantes ou instinct de reproduction des bêtes mais volonté de puissance. Non par passion de dominer les autres, mais pour épanouir pleinement ses capacités d’être. Ce pourquoi il préfère au pleurard Rousseau le roi Frédéric II de Prusse, éclairé, cynique et railleur, ami de Voltaire. Le souverain considérait la langue allemande « comme juste bonne pour les chevaux » et Nietzsche est bien près de le croire, lui qui se dit non-allemand.

Il prend des lubies romantiques ce qui lui convient, pas plus.

  • Union avec la nature et l’entourage ? Certes, comme des forces qui se reconnaissent et jouissent de s’étendre – pas pour s’y oublier.
  • Communion, mysticisme, interdépendance avec Gaia ? Certainement pas ! La nature n’est pas une volonté mais une indifférence; il n’existe aucune morale « naturelle » autre que celle de tout simplement… vivre. Avec la reconnaissance qu’esprit, passions et instincts sont naturellement liés.
  • Magie, surnaturel, au-delà de la raison humaine ? Au-delà oui, mais sans nier la raison. La magie uniquement comme masque pour l’art ou la politique. Ne pas être dupe : les meilleurs sociétés sont celles qui disciplinent la masse et encouragent les forts ; pour Nietzsche, l’élitisme est un devoir. Que les meilleurs gagnent, ils en feront profiter la société et l’espèce humaine tout entière. Ce pourquoi, comme les romantiques, il aime bien le moyen âge, mais sans avoir comme eux la nostalgie du catholicisme.

Il croit, comme les romantiques, qu’esprit et nature, âme et corps, sont inséparables. Pour lui, comme pour les romantiques, poètes et amants sont sur-humains ; ils transcendent par leur force la petite vie de vache à l’étable qui est le lot de la plupart. Nietzsche, comme les romantiques allemands, veut rendre leur sens originel aux mots, enchanter la parole (il est philologue d’origine). Mais la métaphore plus que le rêve, ou la musique plus que le raisonnement, sont pour lui un moyen de communication entre univers visible et invisible – ou plutôt entre l’univers conscient et les forces souterraines.

Nietzsche est en accord avec la plupart des romantiques allemands sur nombre de sujets :

  • Novalis : Tout le mal vient de la pensée consciente qui réduit, trop sûre de son propre pouvoir et fermant ainsi l’accès à toutes les forces inexploitées dont le rêve nous indique l’existence. Freud piochera ainsi chez Nietzsche cette grande idée de l’inconscient qui nous gouverne.
  • Kleist, Görres : la séparation absolue du monde des sens et du monde de l’esprit est le péché suprême. Ce pourquoi la Morale actuelle est suicidaire pour l’espèce (et les écolos viennent à cette idée lentement).
  • Jean Paul : le printemps, avec ses forces jaillissantes et agissantes, fait naître l’univers. C’est l’instinct de vie qui pousse l’être à émerger à la lumière et à irradier sa puissance créatrice.
  • Novalis : il faut l’ingénuité de l’enfant pour étudier la nature. « L’enfant est innocence et oubli, premier mouvement », dira Zarathoustra, l’ultime métamorphose après le chameau et le lion.
  • ETA Hoffman : la musique est l’expression la plus parfaite des aspirations humaines ; l’art est moyen de connaissance. C’est dans la musique que Nietzsche voit la naissance de la tragédie.
  • Hölderlin : amour brûlant pour la vérité, protestation exacerbée contre l’injustice. Sauf que, pour Nietzsche, la vérité est construite et jamais absolue, et que l’injustice majeure est celle de la morale des esclaves qui s’impose à celle des forts, au détriment du droit à exister, à s’épanouir et à faire avancer l’espèce humaine.

Nietzsche romantique ? Non pas, mais il a puisé à cette source vivifiante sa puissance et nombre de ses convictions, par-delà les idées mêmes.

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Haruki Murakami, La fin des temps

Nous sommes dans les années 1980 et ce qui préoccupe la société est le Big Brother informatique. L’ordinateur va-t-il un jour prendre le contrôle du cerveau ? Les données personnelles sont-elles pillables à merci par tout hacker un peu doué ? Va-t-on un jour manipuler les hommes à leur insu ? Un ingénieur informaticien n’est-il qu’un liseur de rêves enfuis ?

Dans l’univers Murakami, deux sociétés se partagent le pouvoir : System et les Pirateurs. Il expose la dialectique éternelle de la balle et de la cuirasse : quand l’une fait un progrès, l’autre suit. Cette course sans fin a quelque chose d’absurde, surtout si c’est la liberté humaine qui est en jeu.

C’est en effet d’absurde qu’il s’agit dans ce ‘1984’ orwellien écrit par un Japonais trentenaire. Conte surréaliste, un jeune homme banal de 35 ans, que sa femme a quitté depuis des années, remplit une mission de codage de données sensibles pour un vieux chercheur farfelu dont le laboratoire se cache dans les souterrains d’un immeuble de la ville. De quoi suggérer fortement l’image du Complot, tant la foule indifférente qui va travailler tous les jours ne soupçonne aucun des mystères de Tokyo : la lutte sourde des ténébrides contre tout ce qui vit à la lumière, le combat sans merci des informaticiens pour et contre le système, l’enjeu du contrôle humain…

Du jeune homme, on ne saura pas le nom. Il est la banalité même, interchangeable, homme machine. On lui a implanté une méthode de codage mental qui le rend à son insu manipulable en subconscient. Tous les autres cobayes sont morts d’un conflit psychique, pas lui. Il écoute de la musique, lit des romans, baise à l’occasion en saine gymnastique. Mais le Japonais moyen a plus d’un tour dans son sac : sa résilience, dirait-on aujourd’hui, lui fait concevoir un autre univers où ses contradictions trouvent leur logique. L’esprit même de Murakami, écartelé entre le Japon tel qu’il est et son décalage personnel qu’il résout par l’écriture.

D’où ces chapitres en parallèle où court une autre histoire. Autre versant de l’informaticien, l’arrivant dans une cité close de hauts murs. Entrent et sortent des licornes, animaux improbables dont un certain nombre meurt chaque hiver tandis que naissent des petits. Leurs crânes, conservés, enferment des rêves qu’un seul personnage dans toute la ville est capable de lire : le liseur de rêves – lui. Tout se déroule sans heurts ni passions dans une ville fermée pour l’éternité. Le « paradis » vu par Murakami n’est pas ce frais jardin peuplé de houris et d’éphèbes des peuples de la Bible…

On s’y ennuie. Votre ombre commence par vous quitter et, avec elle, la mémoire. Vous n’avez plus de cœur, ce qui évite tout incident, puisque les heurts entre humains ne sont que passionnels. Qui ne peut s’adapter est rejeté au fond de la forêt, en paria. Nous sommes chez Orwell, chez Huxley, dans l’URSS brejnévienne de ces années 1980 : un monde parfait est un monde sans passion où tout est rationalisé. « Cette ville parfaite n’a pu se former que parce que les gens ont perdu leur cœur. Ils tournent à l’intérieur d’un temps qui étend à l’infini leur existence parce qu’ils ont perdu leur cœur » p.442.

‘La fin des temps’ n’a rien à voir avec la fin du monde, seulement avec celle du narrateur. Son monde d’informaticien des années 1980 rejoint le monde imaginaire des licornes, la faute au vieux chercheur qui l’a formaté ainsi. Il est, ici et là-bas, fin du temps, rêve d’éternité peut-être. « Chacun a au fond de sa conscience un noyau dont il ignore le contenu. Dans mon cas à moi, il s’agit d’une ville. Dans cette ville coule une rivière et elle est entourée par d’épaisses murailles de briques. Les habitants de cette ville ne peuvent pas en sortir. Les seules qui peuvent sortir, ce sont les licornes. Elles aspirent en elles l’ego et la personnalité des habitants et vont les rejeter à l’extérieur des murs. C’est pourquoi personne n’a d’ego – de personnalité dans cette ville » p.479.

Outre l’idée de célébrer le roman de George Orwel ‘1984’ (écrit en 1948), le lecteur d’aujourd’hui notera la culture littéraire et musicale des années 1980 qui a disparu corps et biens : «  Combien y-a-t-il de types au monde capable de réciter les noms de tous les frères Karamazov, hein, je vous le demande ? » p.521. L’auteur n’hésite pas à évoquer Balzac, Stendhal, Proust, Joseph Conrad, les musiciens de jazz ou Bob Dylan, Bob Marley, Police… Il a d’ailleurs une vision de Bob Dylan assez juste : « on dirait la voix d’un petit enfant debout devant la fenêtre, qui regarde tomber la pluie » p.461.

Évoquons pour finir les errements de la traductrice qui confond volontiers droite et gauche et ne connaît rien aux voitures. Comment porter sa valise de la main gauche tout en pressant la main que sa copine a glissée dans sa poche gauche avec sa main droite ?… Comment confondre le poisson nommé turbot avec le compresseur des moteurs turbo ?… Mais que ces facéties involontaires ne vous gâchent pas le plaisir. Murakami vaut d’être découvert.

Haruki Murakami, La fin des temps, 1985, traduction française Corinne Atlan 1992, Points Seuil 2001, 528 pages, €8.07

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