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Huysmans, En route

Quatre ans de rédaction pour ce livre « blanc » après le livre « noir » de Là-bas ; Huysmans conte en effet non plus le satanisme mais le catholicisme mystique. En route après En rade aussi ; non plus la ruine sexuelle à la campagne mais le ressourcement spirituel au monastère. Il est attiré par la religion de son enfance au travers de l’art, croyance délaissée depuis sa communion.

Retour au Moyen Âge : « Ah ! la vraie preuve du Catholicisme, c’était cet art qu’il avait fondé, cet art que nul n’a surpassé encore ! c’était, en peinture et en sculpture les Primitifs ; les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique c’était le plain-chant ; en architecture, c’était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait, flambait en une seule gerbe, sur le même autel ». Le plain-chant surtout est pour lui la musique véritable, sans instrument, sans polyphonie, sans modulation, sans rythme. Le pur chant humain de la prière pour « révérer, adorer, servir le Dispensateur, en lui montrant, réverbéré dans l’âme de sa créature, ainsi qu’en un fidèle miroir, le prête encore immaculé de ses dons » p.1171 Pléiade.

C’est dire que sa « conversion » n’en est pas une, il s’agit plutôt d’un retour à « l’avant c’était mieux », d’une réaction au siècle bourgeois hanté par la question sociale. Les ouvriers comme les patrons sont égoïstes et habités par le goût du lucre, écrit-il dans le dernier chapitre, p.1459. La vie monastique de la Trappe, qu’il goûte une dizaine de jours, représente pour lui le socialisme idéal : égalité absolue, pauvreté universelle, travaux à chacun selon ses capacités et nourriture et vêtements à chacun selon ses besoins. Il montre ainsi que le socialisme de Marx et des partis politiques vient tout droit du christianisme, de ce rêve du pécheur qui ne veut pas que son voisin ait ou ne soit plus que lui, tous unis dans la dévotion d’un Père. Au monastère, « le salaire n’existant plus, toutes les sources des conflits sont supprimées » dit le supérieur de la Trappe d’Igny (de l’Âtre dans le roman). Sauf que le sexe est banni et qu’il n’existe ni femme ni famille au monastère – et que toute amitié est interdite par la règle.

Ce phalanstère est aussi une utopie écolo, une Notre-Dame des landes dans la Marne, les moines cultivant leur potager, élevant leurs cochons, fabriquant leurs fromages et tissant eux-mêmes leurs vêtements. Seuls « les impôts » du siècle obligent à monter une « fabrique de chocolat » pour les payer. Il montre ainsi que l’écologie des idéologues romantiques et des partis politiques vient tout droit du christianisme, de ce rêve du pécheur qui ne veut pas que son voisin ait ou ne soit plus que lui, tous unis dans la dévotion à la terre Mère.

Durtal, personnage principal de Là-bas, a perdu ses amis des Hermies et Carhaix de maladies, le premier d’une fièvre typhoïde, le second d’un flux de poitrine. Il se retrouve donc seul et célibataire à plus de quarante ans dans Paris. Écœuré par ses expériences sexuelles, surtout depuis que la goule Chantelouve de la messe noire lui a fait souiller involontairement une hostie consacrée qu’elle avait mise dans son vagin (détail croustillant !), il songe à se retirer du monde. Il fréquente les églises de Saint-Sulpice, Saint-Séverin, Notre-Dame des Victoires, le petit couvent de la rue Monsieur ; il lit sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, Catherine Emmerich, saint Denys l’Aréopagite, saint Bonaventure, Angèle de Foligno ; il s’intéresse à la bienheureuse Lidwine, Hollandaise grabataire « expiant par ses douleurs les péchés des autres » p.1205. Car le grand argument de la Mystique est qu’il s’agit de compenser par la prière et par la « substitution » les douleurs des autres : souffrir les affres de la Passion pour prendre sur son dos les péchés du monde… Un masochisme catholique suicidaire quand on y pense, bien dans la ligne de cet ici-bas méprisable et de la chair honnie. Huysmans reprend même la théorie que la Révolution française n’est advenue que parce que les couvents et monastères ont sombré dans la Commende et qu’ils se sont effondrés de l’intérieur, n’encourageant pas les vocations, donc tarissant le flux continuel des prières. « La Terreur n’a été qu’une conséquence de leur impiété. Dieu, que rien ne retenait plus, a laissé faire » p.1463.

Durtal, personnage tourmenté d’incertitudes et ravagé de débauche – comme l’auteur – dialogue tout au long des chapitres avec lui-même, constituant l’histoire du roman. « Il avait eu jusqu’à cette heure, dans le ciel interne, la pluie des scrupules, la tempête des doutes, le coup de foudre de la luxure, maintenant, c’était le silence et la mort. Les ténèbres complètes se faisaient en lui » p.1408. Sa part d’ombre, il l’expulse sur ce bouc émissaire commode qu’est le « diable », invention des sectes apocalyptiques juives reprise avec enthousiasme par le christianisme pour imposer son pouvoir idéologique sur les âmes et la puissance temporelle de ses clercs. Le diable s’immisce au fond jusqu’au fond de lui et ergote, suscitant des arguments physiques, passionnels et rationnels pour le faire douter. La nuit, il rêve de sexe torride et « sent » au réveil une forme glisser de son lit… Il est en bref un grand nerveux dévasté, un angoissé aux fantômes imaginaires, un petit enfant qui a besoin de son Père – à 40 ans ! Il est « une âme effarée par la Grâce », écrit-il à Jules Huret en 1895.

Deux parties, la parisienne errant d’église en église sans jamais y trouver le repos ; la seconde à la Trappe dans une cellule nue en ne mangeant que des légumes à l’eau mais avec une discipline et une liturgie qui libèrent. Peu d’action mais un cheminement intérieur nourri d’érudition sur les saints et saintes mystiques (hommage aux femmes, pour une fois) – toute une suite d’inventaires que l’auteur affectionne comme un bambin compte ses jouets. Il découvre avec délices les trois étapes spirituelles monastiques : vie purgative, illuminative et unitive ; il en reste ici à la première.

L’art catholique comme vecteur de la Grâce divine, tel est le projet. « Les cagots et les dévotes » qui peuplent le catholicisme moderne le débectent car, « décidément cette religion est aussi terre à terre que la Mystique est haute ! » p.1395. « Des cafards et des pleutres ! Presque tous avaient l’aspect louche, la voix huileuse, les yeux rampants, les lunettes inamovibles, les vêtements en bois noir des sacristains ; presque tous égrenaient d’ostensibles chapelets et, plus stratégiques, plus fourbes encore que les impies, ils rançonnaient leur prochain en quittant Dieu. Et les dévotes étaient encore moins rassurantes » p.1200. Le lecteur notera malicieusement que l’auteur reprend la caricature que l’on fait du Juif pour parler du Catholique, au moment même où l’affaire Dreyfus débute dans un déchaînement de haine émissaire (1894).

Mais pour suivre l’auteur, il faut y croire. Pour Huysmans, la foi « c’est l’irrésistible entrée d’une velléité étrangère en soi » p.1296. Comme le diable, Dieu agit dans sa créature – censée n’avoir donc aucune volonté, aucun libre-arbitre. Il suffit de se laisser faire… Nombre de lecteurs et lectrices se sont convertis à son époque après lecture du roman ; Péguy, Claudel, François Mauriac ont reconnu son influence sur leur génération. Certains aujourd’hui y reviennent pour « retrouver » le catholicisme essentiel.

Mais cette secte latine du christianisme continue par dogme à haïr ce monde-ci au profit d’un autre monde possible ; de vilipender la chair et le sexe sans reconnaître (comme un Platon) son statut d’intermédiaire vers le Bien, le Beau, le généreux ; de mépriser intelligence et savoir au nom de l’Obéissance et de la Soumission obscurantistes, vantant « l’idiot (…) sublime (…), la preuve que l’âme s’identifie avec l’Eternelle Sagesse, plus par le non-savoir que par la science » p.1394.

Le sexe, cette hantise, ce « péché originel » qui reproduit la faute par l’hérédité ! « Au collège où chacun s’attentait et cariait les autres ; puis c’était toute une jeunesse avide, traînée dans les estaminets, roulée dans les auges, vautrée sur les éviers des filles [leur vagin…] et c’était un âge mûr ignoble » p.1342. Description dantesque de l’esclavage des sens vécu dans la honte et le remords alors qu’il pourrait être vécu dans la santé et la lumière sans tous les oripeaux et falbalas de la transgression des Commandements attribués à un dieu supérieur. Ce qui fait le « mal » est le regard des autres, la honte sociale, plus que l’acte naturel lui-même ! Lui fournir un « sens » tordu est le dé-naturer, violer son innocence et rendre faussement « coupable » l’acteur. A noter le constant rabaissement méprisant de la femme perçue comme tentatrice, vase du diable, égout du péché : « De quelque côté que l’on se tourne avec la femme, on souffre, car elle est le plus puissant engin de douleur que Dieu ait donné à l’homme ! » p.1230.

En bref un roman pour les convertis ou pour ceux qui veulent comprendre et le siècle et la religion.

Joris-Karl Huysmans, En route, 1895, Folio 1996, 672 pages, €10.30

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, En rade

Dans la suite de ses titres courts, comme des interjections, l’auteur s’attaque cette fois aux paysans. Jacques et Louise fuient la ruine et les créanciers de Paris et se réfugient, le temps que soient réglées leurs affaires, chez l’oncle de l’épouse, dans la Brie. Il occupe avec sa femme un pavillon dans le parc du château de Lourps, en ruines, que le propriétaire, parisien, n’entretient pas. Mais il y a de la place et, si les pièces sont moisies et ruinées, elles offrent un toit au couple.

C’est l’occasion de belles pages sur le paysage de la campagne, écrites d’un style florissant et fluide. C’est l’occasion aussi de faire vivre les gens du coin au naturel, dans la veine naturaliste, en reproduisant leur langage. Le facteur ivrogne et glouton, la tante aux bras de camionneur, le curé qui expédie les messes, l’épicière obèse et enceinte (immonde vision !) qui exige quarante sous pour que sa péronnelle de fillette passe prendre la liste des commissions commandées. Mais Huysmans est un rêveur spéculatif qui préfigure le surréalisme. Il entremêle ses chapitres de réel avec trois chapitres de rêves, faisant (mal) alterner le jour et la nuit, le conscient et l’inconscient. C’est bancal mais intéressant. Dans le chapitre sur l’exploration lunaire, le lecteur se croit chez Jules Verne !

Il reste que la vie paysanne n’est guère réjouissante. Ce ne sont que récriminations sur le labeur physique harassant des champs, les problèmes sexuels des vaches et des jeunes, l’avarice pour l’argent et la bouffe, la cruauté envers les chats et les chat-huant. Ce n’est que crasse, superstition et ruse madrée – sans parler des aoûtats aux chaleurs et de la boue partout à la saison des pluies. L’église est lépreuse et les oiseaux de nuit fientent sur le Christ nu qui branle, laissant puer leurs proies mortes derrière l’autel. Les jeunes au bourg vont à tour de rôle, entre deux verres de vin, dans la même chambre de l’auberge pour les baisers et pelotages, puis par couple dans les bosquets de la campagne pour la baise ; une fois le polichinelle apparent, le curé se charge de régulariser. Ce n’est que machisme primaire envers des femelles déjà laides à 10 ans. Que galopades d’enfance, braillements vantards de jeunesse et parler fort d’adulte. Il faut être né dedans, et resté inculte, pour y trouver le bonheur.

Huysmans le pessimiste remet à sa place Rousseau et ses idéalismes, dont George Sand était l’héritière contemporaine : les mœurs et la morale de la campagne sont pires qu’à Paris. L’insensibilité, le cynisme et la rapacité bourgeoise trouvent leur origine directement dans le tempérament paysan. Après tout, le bourg(eois) est le cultivateur monté au bourg et enrichi dans le maquignonnage et le trafic, pas plus.

Ce qui a fait scandale et a été censuré par la revue qui a publié le roman en chapitres sont, outre les allusions au sexe direct entre jeunes, les scènes de vêlage et de saillie du taureau. C’est cru, brut, nature. Et les bourgeois ont horreur de la nature, des éléments bruts et de tout ce qui n’est pas apprêté ou cuit (jusqu’aux babas devenus bobos puis écolo-végano-puritains d’aujourd’hui).

Ce qui a été reconnu comme précurseur est le recours à ce qui deviendra plus tard la psychanalyse, via les symptômes de la « névrose » (qui s’avère le stade ultime de la syphilis) et surtout les rêves. Ils sont interprétés selon Wundt, Sully et Radestock, nés respectivement en 1832, 1842 et 1857. L’exploration imaginaire de la lune évoque, selon Gaston Bachelard, un dégoût mortifère de la matière organique et une préférence pour le minéral, figeant la vie dans l’immobilisme et la mort. L’adoption de la robe de moine de l’auteur sur la fin de sa vie ne sera qu’un enterrement dans le siècle avant la mort définitive. Jusqu’au château lui-même comme figure de l’inconscient humain, de belle apparence mais délabré de l’intérieur, aux volets déglingués mais aux souterrains massifs et labyrinthiques qui conduisent on ne sait où. Huysmans évoque « un fil souterrain fonctionnant dans l’obscurité de l’âme » p.810 Pléiade.

Cette immersion maternelle dans la terre qui ne ment pas, cette régression à l’enfance à la campagne, cette expérience du château ruiné mais solide font pendant aux rêves de luxure avec Esther violée par Assuérus, l’arpentage de la lune avec sa femme, la rencontre de la Grande Vérole hideuse. Ils rendent le retour à Paris à la fois nécessaire et médical. L’air est plus sain mais l’on étouffe en province : d’ennui, de mesquinerie, de décombres. Surtout ne pas rester en rade dans le bled, isolé et ignoré de tous, sans aucune perspective que de voir la pluie tomber ou le soleil griller. Vivement les livres, le théâtre et la « contre-nature » de l’existence urbaine !

Joris-Karl Huysmans, En rade, 1887, Gallimard Folio 1984, 256 pages, €8.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Rick Bass, Le journal des cinq saisons

rick bass le journal des cinq saisons
Dans la vallée de Yaak, au Montana, l’auteur né en 1958 au Texas vit depuis 1987. C’est « une frontière entre deux mondes : à la lisière de la nature sauvage, du Montana, de l’Idaho ; aux confins des États-Unis et du Canada. La bordure des Rocheuses et du Nord-Ouest Pacifique » p.186. Il occupe un chalet avec sa femme et ses deux petites filles de 8 et 4 ans, plus une cabane de rondins où il écrit, dont la fenêtre donne sur le marais. Écologiste engagé dans la préservation de la nature et des parcs naturels, il a travaillé des années dans l’exploration des gisements de pétrole et de gaz, après des études de géologie et de biologie. Lassé du mercantilisme à courte vue des avides que sont ses concitoyens, il s’est retiré dans la nature, comme Henri David Thoreau, afin de méditer sur les fins de l’homme et écrire des livres emplis de vie.

Ce journal conte moins son ego que son milieu naturel. Il se veut « dans » la nature et pas au-dessus, il s’y fond et s’y confond, ne prélevant en bois, airelles, champignons et gibier que ce qu’il lui faut à sa consommation familiale. Pour le reste il contemple la beauté de la forêt, des montagnes, des ciels violets ou bleuté, des plantes qui vivent et s’accrochent malgré tout, de la faune, ces bêtes moins bêtes qu’on le croit, et des gens robustes et obstinés qui l’entourent.

Il faut lire ce récit dès janvier pour comprendre, dans le froid relatif de nos contrées, ce que peut être le vrai grand froid de la nature sauvage. Le Journal commence par une réunion d’amis à la maison, devant une table bien garnie et un bar copieux ; il se terminera, un an plus tard, par une autre réunion d’amis à la maison, devant la même abondance. De quoi nous faire comprendre que l’écologie n’est pas cette macération austère des prédicateurs de fin du monde, que trop de militants adoptent volontiers. Que la nature est indifférente aux humains mais qu’elle offre à profusion tout ce qu’il nous faut pour être heureux, à la seule condition de respecter ses équilibres. « Je me sens seulement envahi par une quiétude presque mystique. (…) Vivre avec sous les yeux la beauté des uns et des autres, la beauté du matin et de la saison. Aucune autre raison ne me paraît nécessaire » p.190.

« Qu’est-ce qu’une communauté ? » s’interroge l’auteur face à la nature sauvage. « Je propose de définir le mot non comme un rassemblement de gens qui partagent des buts et des projets, ou même des valeurs mais – et c’est infiniment plus rare – un lieu et un moment où contre les forces éparses du reste du monde, ils peuvent s’unir malgré leurs différences, parfois même les différences les plus saisissantes, et ressentir néanmoins une affection les uns pour les autres et la force de leur engagement commun » p.67.

Il y a toute une philosophie dans ces pages. L’humilité devant la grandeur du monde, le courage face à la force des éléments, la ruse pour se fondre dans le paysage et chasser utilement, la responsabilité pour préserver sa famille des dangers et l’initiative pour préparer activement l’hiver dans la langueur de l’été qui pousse au farniente. Il y a surtout le sentiment que tout est lié, en harmonie, en symphonie, comme ces pins vrillés qui s’abattent lors d’une tempête, formant ainsi une barrière naturelle pour que poussent les trembles loin de la dent affamée des cerfs, durant les quatre ou cinq années nécessaires à ce que les arbres deviennent adultes, permettant une réserve de nourriture pour les futurs cerfs (p.172). Il y a la prescience de l’éternel retour des saisons (p.151), des naissances et des morts, de la révolution des planètes. « Regarder le mouvement du printemps encore en bourgeons et (…) sentir le vaste esprit du monde – la joie, le réveil – qui court comme les eaux rapides de la fonte des neiges sous la surface, au retour des brises du sud, et de se laisser emporter par cet élan » p.131 (j’ai replacé la virgule où elle devait être, le traducteur semblant être fâché avec la ponctuation en français).

C’est que le pays est immense et que tout ce qui arrive est énorme. Le froid de l’hiver est glacial avec ses tempêtes de neige, le printemps explose, l’été accablant voit naître de gigantesques incendies si durs à contenir que l’on fait intervenir B52 et C130 pour jeter par tonnes des retardateurs de feu, l’automne flamboie de couleurs et de grizzlis gourmands de plus de deux mètres et demi de haut… Les vents sont puissants, les orages monstrueux, les pluies diluviennes, la neige interminable et la glace épaisse, le soleil impitoyable. Nous sommes dans la démesure, la nature au Montana accentuant encore la démesure du continent nord-américain par rapport à l’Europe.

Il y a même une saison de plus que dans le reste du monde, tant la nature est ici dans le surcroît. La cinquième saison est, pour l’auteur, le mois d’avril. « Pas question de passer directement de l’hiver au printemps : un enfant, ou même un adolescent, devient-il adulte comme ça, d’un jour à l’autre ? » p.163. Si juillet commence page 289, presque à la moitié, les mois ne sont pas racontés de façon égale, tout comme la réflexion même qui ralentit ou s’accélère selon que la saison pousse à agir ou à méditer.

vallee du yaak montana

Ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur que de nous charmer avec ces excès mêmes. Certes, il y a parfois trop de mots, la solitude relative rend l’auteur volontiers bavard sur ce qui le passionne. Mais il sait capter l’attention par une anecdote de trappeur, nous enchanter par une description à la Chateaubriand, nous séduire par des phrases longues et balancées. Certains s’y ennuient, moi pas. La traduction de Marc Amfreville n’est pas toujours à la hauteur, mais la richesse de la langue sous-jacente se sent malgré tout. Que veut dire entre autres, en français, « les cheveux débridés » d’une femme (p.264) ? Serait-elle vue comme une bête de somme ? Et pourquoi ne jamais traduire « cobbler » (qui n’a aucun sens d’usage en français) par le mot évident de tourte ?

Rick Bass reste américain de culture et d’habitudes, mais la nature l’aide à lutter contre. Il se décrit plusieurs fois comme « un vrai glouton, Gulo gulo » p.240, « si impulsif et impétueux, si imprudent et si mal organisé » p.239. C’est ainsi qu’il s’amuse à brûler des herbes en plein été près de sa maison, manquant déclencher un vaste incendie ; qu’il entreprend de monter une côte enneigée avec son pick-up sans avoir les pneus cloutés, ce qui fait glisser le camion qui patine lentement jusque dans le ravin (il saute in extremis). Il est toujours poussé à l’action, vertu de ce peuple de pionniers optimistes : « Ne pas faire cette tentative exigerait une acceptation fataliste des agissements de l’univers dont aucun de nous (…) n’est capable » p.422. Malgré le paganisme qui est la religion innée de la nature (religion veut dire « relier »), il garde un reste de culpabilité chrétienne, péché originel et autre soumission aux Commandements du paternel suprême. « Il y a tant de joie dans cette communion que je dois avouer m’être demandé, au début, si je n’étais pas en train d’être tenté par le diable lui-même – tant quelque chose d’aussi bon ne pouvait être que coupable, et même approcher de la luxure » p.155. Quel appauvrissement qu’une religion qui interdit ainsi tout ce qui fait du bien ! Au nom d’« autre » monde, seulement « possible »…

Le verbe de Rick Bass reste irrigué par une vitalité qui vient de l’accord avec cette nature exubérante. Il s’émerveille que les enfants y soient solides, ses petites filles n’hésitant pas à marcher en sandales malgré les fourrés – comme si le paysage vous choisissait, et non l’inverse. Le récit d’une traque de cerf avec Travis, le fils de 15 ans d’un ami décédé, est un hymne à l’endurance comme au courage, les bottes texanes n’étant guère adaptée à la neige. « Et tandis que nous avancions péniblement, je me suis soudain rappelé ce que cela veut dire d’avoir quinze ans, quel extraordinaire mélange de vigueur et d’inexpérience c’était, un moment de la vie où l’on est capable physiquement et intellectuellement de presque tout faire au monde, et où tout est, sinon complètement, du moins presque neuf » p.499.

« Je voudrais que ce journal de bord ne soit qu’une célébration, une galerie de portraits du bonheur » p.131. C’est réussi. Lisez ce livre de joie pour la vitalité de la nature et de bonheur sur ses beautés vivantes.

Rick Bass, Le journal des cinq saisons, 2009, Folio 2014, 617 pages, €9.20

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Paul Doherty, Le porteur de mort

Paul Doherty Le porteur de mort
Nous sommes en 1304 dans l’Essex. Saint-Jean d’Acre – dernier bastion chrétien en Terre sainte – est tombée aux mains des musulmans quelques années plus tôt. Le donjon des Templiers a résisté le dernier avant que les survivants soient tous massacrés, sauf les jeunes filles et les enfants de moins de 15 ans, voués aux plaisirs et en vente avec profit sur le marché aux esclaves. A Mistelham dans l’Essex, en ce mois de janvier glacial, le seigneur du lieu s’appelle Scrope ; il est l’un des rares à avoir échappé à la prise d’Acre. Il s’est servi dans le trésor templier avant de s’évader en barque avec ses compagnons dont Claypole, son fils bâtard et un novice du Temple.

Mais justement, il a volé le Sanguinis Christi, une croix en or massif ornée de rubis enfermant le sang de la Passion enchâssée dans du bois de la vraie Croix, dit-on. Les Templiers veulent récupérer ce bien tandis que Scrope l’a promis au roi Edouard 1er d’Angleterre qui l’a fait baron et bien marié. Or voici que des menaces voilées sont proférées par rollet contre Scrope tandis qu’une bande d’errants messianiques établis sur ses terres pratiquent l’hérésie et la luxure. Le roi, dont le trésor de Westminster a été pillé par une bande de malfrats particulièrement habiles (fait historique !), ne veut pas que le Sanguinis Christi lui échappe.

Il mande donc sir Hugh Corbett, chancelier à la cour, pour enquêter et juger sur place au nom du roi. Il sera accompagné de Chanson, palefrenier, et de Ranulf, formé au combat des rues par sa jeunesse en guenilles et que Corbett a sauvé jadis de la potence. Le trio débarque donc au manoir de Scrope, muni des pleins pouvoirs de la justice royale. Lord Scrope est sans pitié, il aime le sang ; sa femme Lady Hawisa, frustrée, qu’il méprise ; sa sœur Marguerite, abbesse du couvent voisin ; son chapelain maître Benedict ; Henry Claypole, orfèvre et bailli de la ville, qui est son bâtard dévoué ; le père Thomas, curé de la paroisse et ancien guerrier ; frère Gratian, dominicain attaché au manoir.

Qui sont ces Frères du Libre Esprit, que Scrope a fait passer par les armes un matin, pour complot et hérésie, dans les bois de son domaine ? Une bande d’errants hippies rêvant de religion libérée de toute structure et hiérarchie, adeptes de l’amour libre et de la propriété communiste ? Artistes habiles à la fresque et à chanter ? Pourquoi donc aiguisaient-ils des armes sur la pierre tombale d’un cimetière abandonné ? Pourquoi s’entraînaient-ils au long arc gallois dont les flèches sont mortelles à plus de 200 m ? Depuis quelques mois, un mystérieux Sagittaire tue d’une flèche galloise un peu au hasard dans le pays, après avoir sonné trois fois la trompe. Qui donc est-il ? De quelle vilenie veut-il se venger ?

Ce seizième opus de la série Corbett est très achevé. L’intrigue est complexe à souhait, comprenant comme il se doit un meurtre opéré dans une pièce entièrement close sur une île entourée d’un lac profond sans autre accès que par une barque bien gardée. Il y a du sang, beaucoup de sang ; un passé qui ne passe pas, des péchés commis qui poursuivent les vivants ; des instincts qui commandent aux âmes, aiguillonnés par Satan. Nous sommes entre James Bond et Hercule Poirot, entre l’action et l’intrigue, la dague et le poison. Nightshade, c’est l’ombre de la nuit, la noirceur des âmes mais aussi le petit nom de la belladone, cette plante mortelle ingérée à bonne dose.

Whodunit ? Qui l’a fait ? C’est à cette éternelle question des romans policiers que Corbett doit répondre, aussi habile à démêler les passions humaines qu’à agiter ses petites cellules grises.

Paul Doherty, Le porteur de mort (Nightshade), 2008, poche 10/18 janvier 2011, 345 pages, €8.80

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Anatole France, Thaïs

anatole france thais

Thaïs est une courtisane. Trop belle et mal aimée durant son enfance à Alexandrie, « elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port » – elle avait 11 ans. Mais Alexandrie est ce bouillon de cultures romain où fermente l’Occident naissant dans un Orient qui meurt. Juifs et Grecs côtoient Levantins et Égyptiens dans une atmosphère futile et inquiète, propice aux croyances les plus folles. La vie vivace résiste encore et toujours aux doctrines de la souffrance. Il y a là message, en cette fin de siècle (1890) trop rationaliste mais travaillé de hantises. Thaïs résume en elle toutes les séductions du temps : femme, comédienne, putain, orientale. Elle est celle par qui tout est permis, la luxure comme la foi.

Anatole France était marié et amant de Madame de Caillavet, bien plus cultivée et sensuelle que sa femme. La maîtresse encouragea l’œuvre et Thaïs est un hommage qui reprend un vieux conte copte. Oh, certes, les cathos intégristes du temps, déjà fâchés de la république, ont manifesté dans les revues littéraires contre ce blasphème qui mêlait sexe et religion. Car Thaïs fut sauvée par la foi, tandis que son sauveur, le moine anachorète du désert Paphnuce, s’est abîmé dans les œuvres du diable.

Thaïs fut sauvée car, bien qu’ayant depuis l’enfance brûlé sa chandelle par les deux bouts, elle a reconnu ce qui meut toute sur la terre : le désir. Sans désir, nulle action, nulle connaissance, nul art, nulle science. Le désir est sexuel, mais pas seulement ; il est curiosité pour l’autre, goût pour l’ailleurs, conquête de l’impossible – tout ce qui compose le bonheur. Même l’épicurien Nicias, ami d’études de Paphnuce, n’est pas heureux car il ne réalise pas la vie même en ne connaissant rien aux vrais désirs. Pour lui tout reste tempéré, modéré, illusoire. Les humains n’étant pas des dieux, abolir les passions et les instincts ne se peut. C’est nier l’humain, choisir l’abandon, la mort, le néant. Ce n’est pas suivre la voie de Dieu, montrée aux hommes par son Fils unique Jésus.

Ce pourquoi les anachorètes qui se macèrent au désert, croyant vivre déjà hors de cette vallée de larmes, ne sont pas des hommes mais des rebuts. Ils sont des hommes déchus, en proie aux tentations des anges déchus que sont les démons. Le refoulement du désir aigrit et ferme l’esprit au réel. La maîtrise des désirs passe par leur reconnaissance et leur bon usage, pas par leur refus névrotique. C’est ce que dit Palémon, gai vieillard qui cultive son jardin en philosophe, à Paphnuce dévoré d’austérités.

N’est-ce pas par orgueil que ce moine quitte le désert pour la ville, afin d’aller arracher la courtisane la plus belle aux griffes du sexe ? Il va réussir, certes, et l’on saura pourquoi en écoutant son enfance. Mais il se prend pour Dieu et cet excès le perdra. « Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha au visage ». Une telle haine de l’autre ne peut cacher qu’une haine de soi. Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre, exhortait pourtant Jésus. Lorsqu’on est « plein de Dieu » on n’est plus en soi, et le soi finit par vous rattraper lorsque Dieu s’éloigne. Car nul ne peut être rempli de Dieu constamment durant cette vie – l’être humain n’a pas été créé pour s’abolir, mais pour s’accomplir.

C’est ce que ne comprend pas Paphnuce, battu dans la foi par un fol, Paul le Simple, une innocence qui « voit » par le cœur bien mieux que par la raison tordue de désirs refoulés. Paphnuce devient néphélococcynien (une ville des nuées qui intercepte les offrandes aux dieux chez Aristophane). Pour se punir, Paphnuce se juche en haut d’une colonne et prend à lui tous les péchés du monde. Ne se prend-t-il pas pour le Christ ? Les mendiants, les malades et les illuminés affluent, une ville se crée. Le bouc émissaire s’enfle de sa souffrance pour se glorifier. Jusqu’à Satan, qui lui montre l’étendue à ses pieds, comme il a tenté Jésus au désert. Orgueil, tourments de luxures et doutes, est-ce cela vie bonne ? cela la vie grande ?

Thaïs, qui a vécu, connait l’espérance et la crainte plus que l’orgueil ; l’amour total plutôt que la luxure avec chacun ; la foi unique plutôt que le doute perpétuel. Mais pour trouver la voie, il faut d’abord vivre et ne rien refuser. Albine, la mère abbesse, est bien plus sage que le moine Paphnuce : « j’ai pour règle de ne point contrarier leur nature ». Tout excès est orgueil car qui sait les desseins de Dieu ? Thaïs : « Mais pourquoi l’offenserions-nous ? Puisqu’il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu’il nous a faits et agissant selon la nature qu’il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu’il n’a jamais eues. (…) Qui es-tu pour me parler en son nom ? » Tous les intégrismes sont contenus dans cette phrase : leur haine née d’un incommensurable orgueil, leur vanité de se prendre pour le glaive de Dieu – comme s’il en avait besoin, le Tout-Puissant… Les femmes sont plus sages que les hommes en ces matières, montre Anatole France : « Aussi les femmes qui, d’ordinaire, sont moins réfléchies, mais plus sensibles que les hommes, s’élèvent-elles plus facilement à la connaissance des choses divines. »

Thaïs est un conte comme la vie est un songe. Il montre que la folie et l’imagination supplantent trop souvent la raison ; que l’ignorance emplit de foi plus que la science ; mais que chaque fois le second doit dompter le premier pour le faire servir la vie. « Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent l’infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grandes pensées. Mais, par cela seul qu’ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux et beaux et, seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à l’artiste souverain des choses ; car l’homme est un bel hymne de Dieu ».

Anatole France, Thaïs, 1890, Dodo Press 2008, 148 pages, €9.37 (ou format Kindle €2.35)

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Pierre Drieu La Rochelle, Gilles

pierre drieu la rochelle gilles

Gilles est le « grand » roman de Drieu, roman fleuve qui emmêle trois romans différents en un seul, voulant tout embrasser d’un coup, de la Grande guerre à la Seconde guerre. Mais la première était nationaliste, ligne bleue des Vosges et Alsace-Lorraine ; la seconde est européenne, fusion du communisme et d’Action française en fascisme pour régénérer la race.

Fascisme, pas nazisme : Drieu n’aime pas ce que les Juifs représentent, « la misère du ‘monde moderne’, son immonde hypocrisie de capitalisme, de franc-maçonnerie, (…) de démocratie socialisante, (…) toute son impuissance » p.1005. Avec l’absence de racines, la servilité envers le plus fort, l’amour de l’argent, la psychanalyse et le rationalisme. Ce qui ne l’empêche pas de coucher avec les juives, mais il n’a aucunement l’idée de les éradiquer de la surface du globe : « L’antisémitisme, c’est donc une de ces ratatouilles primaires, comme tous les ismes » p.927. Gilles va cependant des gueules cassées au casse-gueule, car l’histoire a tranché et lui s’est retranché, repris une dernière fois par le mépris de soi et la « bouderie d’enfan» du suicide.

La mode d’époque était au roman fleuve : Roger Martin du Gard, Jules Romains, Louis Aragon… Mais tous créaient plusieurs volumes, chacun présentant un moment. Drieu, lui, met tout en un, ce qui fait fatras, avec des longueurs. Son style se relâche ou se resserre selon ce qu’il conte. Rien n’est plus fastidieux que ses coucheries à répétition (« la quête des filles » p.1014) pour se prouver qu’il est un mâle alors qu’il en doute en son intime. Il aurait voulu jouer les Fabrice Del Dongo, né à 17 ans à la bataille de Waterloo, mais n’est pas Stendhal qui veut. Drieu reste entre Céline et Montherlant. L’intrigue policière autour de l’Élysée est assez sombre et psychologiquement réussie, proche d’Aragon. L’aventure espagnole, qui clôt le livre en Épilogue a la sécheresse d’Espagne d’un roman de Malraux.

annees folles fille seins nusL’ensemble fait disparate, déconcertant. Il écrit bien, désormais fluide, mais avec des fautes de français étonnantes (ex. expatriement pour expatriation). La psychologie est décortiquée mais pas à pas, au gré de son âme inquiète, ce qui n’améliore pas son image. Il apparaît dandy fasciné par l’argent, cynique et moraliste, décadent et fasciste. Quel est donc cet être caméléon qui crache sur la démocratie mais admire l’énergie américaine, qui refuse le capitalisme mais épouse Myriam Falkenberg, qui vante la fraternité fasciste mais garde le souci de soi égotiste (p.894), qui louange la race mais persiste dans le libertinage stérile ?… Il se décrit lui-même : « Rêveur et praticien, solitaire et pèlerin, initié et homme du rang » p.1306. Sincérité de l’asthénie, sous les mêmes signes des précédents livres : luxure, faiblesse, suicide.

Un enfant mal aimé ne conquiert jamais l’estime de soi. Il cherche un père dans la force du chef, une mère dans la race nordique, une régénération dans ce qui l’a créé adulte : la guerre. Est-ce un « roman » cet exercice spirituel qui mêle récit autobiographique, analyse psychanalytique, profession de foi et engagement politique ? Nous sommes quelque part en confession catholique, entre Jean-Jacques Rousseau et Julien Sorel. On peut aimer ce baroque, on peut rester indifférent comme c’est mon cas. Je crois que nulle décadence ne peut être rachetée par l’action à tout prix, nulle faiblesse intime par une rigidité d’esprit, nul désespoir par la baise tout azimut.

Drieu raconte sa vie, bien qu’il la romance et que les personnages prennent leur vie propre. Il ne parvient pas, une fois encore, à se détacher de lui-même. La romancée Myriam est la vraie Colette Jéramec (juive qu’il sauvera de Drancy avec ses deux moufflets), Alice est Marcelle Jeanniot, Dora est Constance Wash (qui reproduit l’existence de sa mère, « femmes mariées, il savait quelles chiennes enchaînées c’était » p.1238), Pauline est Emma Besnard, Berthe est Christiane Renault (femme du constructeur de voitures). De même, Caël est André Breton (« un Robespierre sans la moindre guillotine, sans le moindre canif » p.1034, « Grand Inquisiteur de café » p.1158), Galant est Louis Aragon, Preuss est Emmanuel Berl, Clérences est Gaston Bergery, Chanteau est Herriot le gros radical-socialiste et Paul Morel un peu Philippe, fils de Léon Daudet.

Ce pauvre Paul, 18 ans, fils du Président de la République, a été circonvenu par le groupe Révolte (surréaliste) et entraîné par Galant (Aragon) aux Bains où il s’est promené nu, attouché par les vieux messieurs avant d’être fini par son mentor dans un recoin (p.1069). Une fois tenu, on exige de lui le vol de certains papiers… L’inversion est pour Drieu, avec la drogue, le cynisme velléitaire des intellos et l’esprit petit-bourgeois, le symbole de la décadence parisienne, ce qui donne quelques pages acides sur l’époque. « Les bourgeois : s’en fourrer jusque là et puis rien d’autre » p.833. Il a la nostalgie, chez les hommes comme chez les femmes, de l’« être fort, libre, sincère, un de ces rares êtres qui sont entiers » p.962. Ils sont si rares dans le Paris 1917-1937… A notre époque si conformiste dans l’anticonformisme, c’est assez rafraîchissant.

annees folles parisienne

Gilles, entre je et il, personnage de sain Français peint par Watteau, est donc un témoignage qui dépasse le petit moi solitaire de l’auteur. Il décrit comment un garçon intelligent peut devenir fasciste, après avoir tâté du communisme, du radicalisme et de l’anarchisme. Mais son fascisme est plus proche de Franco que d’Hitler. Il appelle la Tradition plus que la révolution, « il faut rouvrir les sources » (p.1029), « le catholicisme mâle du Moyen âge » (p.1290), « le chemin de Jeanne d’Arc, catholique et guerrière » (p.1304), « le Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril. Un roi, fils de roi » (p.1311).

Il analyse finement le glissement bien-pensant : « Le fascisme n’avait-il pas été fait dans une pareille inconscience par des gens de gauche qui réinventaient ingénument les valeurs d’autorité, de discipline et de force ? » p.1234. Rien que de très actuel, n’est-ce pas ? Avis aux mélenchonistes et autres antilibéraux… Ce qui fait qu’on peut relire Drieu aujourd’hui sans vergogne malgré ses longueurs.

Pierre Drieu La Rochelle, Gilles, 1939, Folio 1973, 683 pages, €8.64

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Les numéros de pages des citations font référence à l’édition de la Pléiade.

Tous les romans de Drieu La Rochelle chroniqués sur ce blog

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Pierre Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie

Après État civil, récit d’enfance, voici le roman familial, entrepris juste après la mort de son père. Drieu y romance la déchéance bourgeoise et catholique de ses parents et grands-parents. C’est une psychanalyse salutaire à propos de son père, qu’il aurait bien voulu aimer mais qui l’a rejeté avec indifférence et auquel il ressemble, et une vengeance envers sa mère, coincée entre l’appétit du sexe et les préjugés de son milieu. Ne vous moquez pas, rien n’est pire pour l’estime de soi qu’avoir été mal aimé enfant. Vous, aimez-vous assez vos petits pour leur éviter plus tard la drogue ou l’extrémisme dû à la mésestime ?

Pierre Drieu La Rochelle Reveuse bourgeoisie

Le ton du roman est proche de Balzac au début, de Zola à la fin. Mais le roman est trop long, la cinquième partie inutile, redondante. Elle fait redescendre le lecteur porté au paroxysme par la rupture de l’auteur et son double avec sa famille maudite ; elle se traîne en longueur, les dernières pages particulièrement bavardes. L’impression reste d’un souffle mal maîtrisé, d’un manque de cohérence d’ensemble. Drieu n’avait pas l’esprit architecte de son grand-père.

Comme Zola, Drieu voit dans l’hérédité la cause de ses malheurs. Un père faible, une mère sensuelle – aucune éducation ne pouvait forcer ces deux là à s’élever. Le père n’a jamais pu arriver en affaires, plein d’imagination mais calant sur toute réalisation concrète (l’inverse de son beau-père, architecte). Il vivait de luxure tout en renvoyant à demain les éternels problèmes d’argent. « Que vaut l’intelligence sans le caractère » ? p.691. La mère n’a jamais pu se défaire du sexe, qu’elle n’avait connu qu’avec son mari, prise jeune et « ravie » jusqu’à la fin. Elle n’a pas divorcé, n’a pas protégé ses enfants, n’a pas refait sa vie ailleurs, « lâche devant son désir, comme lui » p.762 et « victime de son éducation » p.693. Mais le milieu débilitant des villes n’arrange rien : « La mauvaise hygiène, cette longue retraite confinée au fond des appartements qui au siècle dernier a privé à un point incroyable presque toutes les classes de la lumière et de l’air les avaient rapidement réduits ; mais la lésine morale avait fait plus encore » p.686.

Comme Balzac, Drieu voit le Préjugé catholique et petit-bourgeois engoncer les gens dans la routine du malheur en ces années 1890-1914 dite « la Belle époque ». On ne dira jamais assez combien l’Église – comme toutes les croyances rigides – a tordu les âmes en les corsetant de tabous. Le curé maquignon plaçait les filles comme les chevaux, en mentant sur leurs dents. Le mariage était affaire d’argent, de dot et d’espérances, pas d’amour – il viendrait avec le sexe, peut-être, sinon tant pis, la vertu et la piété en tiendront lieu. D’où cet humour balzacien de l’auteur : avant les fiançailles, les deux familles se testent « pourtant, vers le milieu du repas, tout s’éclaircit d’un coup. Camille désira Agnès. Cela arriva entre le gigot aux flageolets et le foie gras avec salade » p.585. Chaque famille tente de renforcer sa position en s’alliant un peu plus haut. Divorcer, cela « ne se fait pas », et tout est dit. Mieux vaut la faillite que la séparation, il faut tenir son « rang social ». Ce pourquoi Drieu vomira toute sa vie cette inversion bourgeoise des choses : faire passer son intérêt avant ses besoins. « Les petites gens s’effraient de voir sortir les leurs de la régularité médiocre, temple de l’honnêteté dont ils se sentent dépositaires dans la société » p.639.

petits blonds

Drieu se réinvente en Yves, petit garçon mince et pâle, éperdu de sensiblerie et d’admiration pour Napoléon, mais au final lâche et faible comme son père, tenu par la luxure comme sa mère. Il souffre de n’être pas aimé : « Entendant son père l’interpeller, Yves avait attaché les yeux sur lui encore plus vivement qu’auparavant, avec soudain une gratitude éperdue. Alors qu’il croyait qu’enfin son père allait s’occuper de lui, il fut déçu comme à son entrée » p.595. On a de la peine pour le gamin. Autoportrait à vingt ans : « Il était long, mince, flexible au point de paraître fragile » p.735. Mais il enjolive par l’amour qu’il avait pour une fille de la haute son échec à Science Po, et se glorifie au final d’être tué à la guerre. Il se crée aussi une sœur, Geneviève, de deux ans plus jeune que lui, qui l’aime et l’admire, dédoublement narcissique du moi, et peut-être penchants homosexuels allant jusqu’à séduire par elle son meilleur ami. Mais il ne peut s’empêcher de se vautrer avec délices dans le mépris de soi. Suicidaire perpétuel, Drieu… qui cherchera le salut dans le fascisme, cette grande fraternité raciale qui voue un culte à la force – tout ce dont il a manqué dans sa famille.

Des rêveurs petit-bourgeois, pas des hommes d’action – que lui rêve d’être.

Pierre Drieu La Rochelle, Rêveuse bourgeoisie, 1937, Gallimard l’Imaginaire 1995, 364 pages, €8.60

Pierre Drieu La Rochelle, Romans-récits-nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette, Gallimard Pléiade 2012, 1834 pages, €68.87

Le numéros de pages des citations font référence à l’édition de la Pléiade.

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Zola, L’Argent

Émile Zola écrivit ‘L’Argent’ en 1891. Fidèle à sa méthode, il s’est documenté, a beaucoup interrogé, est allé voir les lieux mêmes de l’intrigue. Il compose son roman en trois actes, comme un drame classique : l’exposé des motifs, le nœud de l’intrigue, la conclusion édifiante. Ce n’est pas une tragédie, Zola est trop positiviste ; c’est bel et bien un ‘drame bourgeois’ avec le mari, la femme, l’amant :

  • Le mari c’est le banquier juif Gundermann, froid et rationnel.
  • La femme c’est la bourse, la passion laïque du jeu, incarnée d’ailleurs par la baronne qui se donne à qui en veut contre un tuyau.
  • L’amant c’est Saccard, le ‘héros’ dramatique catholique mené par son enthousiasme, féru d’activisme, mais qui ne sait pas se contrôler.

Au fond, Zola se moque bien de l’économie ; contrairement à Balzac, il n’y connaît pas grand chose. S’il décortique les techniques boursières de son temps après s’être documenté en journaliste, c’est pour leur plaquer l’a priori général qu’il a de « l’histoire naturelle » de la société : tout est sexe et fumier. On ne fait de beaux enfants que dans le stupre ; de bonnes affaires que par magouilles ; de belle politique que par trahison. C’est pourquoi Émile n’est pas Honoré, aux perspectives plus vastes ; ni surtout Gustave, ce Flaubert qui pousse le réalisme jusqu’au surréel. Zola reste englué dans ses préjugés envieux de petit-bourgeois ébahi par ce qu’il comprend mal : l’empire, la banque, l’élan vital. Tout reste chez lui coincé au foutre : pas de politique sans coucheries intéressées ; pas d’affaires sans viol ni maîtresses achetées ; pas d’amour sans boue ni saleté. Freud ne fera que rationaliser cet état d’esprit catholique-bourgeois du 19ème siècle où la chair (diabolique) commande tout et le sexe (faible) parvient à tout détruire comme Ève au Paradis…

La bourse ? Elle est pour Zola « ce mystère des opérations financières où peu de cervelles françaises pénètrent » chap. 1. Dès lors, tout est dit : puisqu’il n’y comprend rien, il traduit avec ses lunettes roses :

1. L’argent comme fièvre du jeu : « A quoi bon donner trente ans de sa vie pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opération de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? » chap. 3 Alors qu’il y a très peu de vrais « spéculateurs » en bourse. Même Jérôme Kerviel le trader n’en était pas un, mû par l’ambition de prouver aux gransécolâtres de sa banque qu’il réussissait mieux qu’eux – pas par l’appât du gain.

2. L’argent comme passion sexuelle : « Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l’argent était le fumier dans lequel poussait cette humanité de demain. (…) Elle se rappelait l’idée que, sans la spéculation, il n’y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fécondes, pas plus qu’il n’y aurait d’enfants sans la luxure. Il faut cet excès de la passion, toute cette vie bassement dépensée et perdue, à la continuation même de la vie. (…) L’argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute végétation sociale, servait de terreau nécessaire aux grands travaux dont l’exécution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. » chap. 7 Mais pourquoi l’argent serait-il « sale » – sauf par préjugé biblique du travail obligatoire dès qu’on n’obéit plus à Dieu ? Il n’est qu’un instrument, la nécessaire liquidité pour investir et l’outil de mesure du crédit ?

3. L’argent comme capacité positiviste : « Mais, madame, personne ne vit plus de la terre. L’ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessé d’avoir sa raison d’être. Elle était la stagnation même de l’argent, dont nous avons décuplé la valeur en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C’est ainsi que le monde va être renouvelé, car rien n’est possible sans l’argent, l’argent liquide qui coule, qui pénètre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle… » chap. 4. Par là, Zola traduit le désarroi des « fortunes » traditionnelles, issues des mœurs aristocrates singées par les bourgeois accapareurs de Biens Nationaux à la Révolution : ils n’ont rien compris à l’industrie ni au commerce, ces Français archaïques ; ils ne désirent que des « rentes » pour poser sur le théâtre social. Alors que l’argent est liquide comme le foutre et que seule sa liquidité permet d’engendrer de beaux enfants, ils regardent avec jalousie ces financiers qui utilisent le levier du crédit pour créer de vastes empires industriels ou commerçants. C’est pourquoi son ‘héros’ devra chuter – car une réussite terrestre aussi insolente appelle une punition « divine » ou « de nature » (pour Zola, c’est pareil).

4. L’argent comme immoralité suprême : « Il n’aime pas l’argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s’il en veut faire jaillir de partout, s’il en puise à n’importe quelles sources, c’est pour la voir couler chez lui en torrent, c’est pour toutes les jouissances qu’il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance… (…) Il nous vendrait, vous, moi, n’importe qui, si nous entrions dans quelque marché. Et cela en homme inconscient et supérieur, car il est vraiment le poète du million, tellement l’argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le très grand ! (…) Ah ! l’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines. » chap. 7.

Voilà, tout est dit : le credo de la gauche française est fixé pour un siècle et demi. Zola était radical, la gauche de son temps. Mesdames et Messieurs Aubry, Moscovici, Royal, Dufflot, Mélenchon et Besancenot ne parlent pas autrement aujourd’hui. Les immobilistes donneurs de leçons comme Messieurs Chirac et Bayrou non plus. Le dogme est que l’argent le rend fou et canaille – point à la ligne. Où l’on ramène l’économie à la morale, comme si c’était du même ordre. Est-ce de réciter le Credo qui produit le pain ? Ne serait-ce pas plutôt le travail ? Il y a un temps pour prier et pour faire la morale, et un temps pour travailler et produire. C’est même écrit dans la Bible…

Confondre les deux en dit long sur la capacité de penser. La moraline remplace la morale et les inquisiteurs les politiques. L’argent est un outil et un outil n’a pas de morale : seul l’être qui l’utilise peut en avoir une. Le bon sens populaire sait bien, lui, qu’un mauvais ouvrier a toujours de mauvais outils.

Que faire contre l’argent ? Zola a lu Marx et c’est pour cela que la gauche l’encense, malgré l’antisémitisme affiché de ‘L’Argent’. L’un des personnages est Sigismond Busch, louche apatride – juif russe émigré – dont le frère récupère sans merci les dettes signées par les gigolos pour les faire cracher. Mais Sigismond incarne chez Zola l’Idéaliste, le jeune homme, fiévreux de théorie, évidemment phtisique. Il ne rêve que collectivisme socialiste – et il mourra évidemment selon la morale de Zola, pour que le roman respecte « l’histoire naturelle » de son temps.

Zola, en exposant les bases du marxisme, a quand même cette incertitude salvatrice à laquelle JAMAIS le socialisme n’a pu répondre : « Certainement, l’état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste que l’émulation, l’intérêt personnel, rendent d’une fécondité sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l’idée de gain sera détruite ? Là est pour moi le doute, l’angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s’y décide un jour… », chap. 1.

‘L’Argent’ ? Un roman porno autorisé fin 19ème : sans doute pas la meilleure explication de la bourse.

Émile Zola, L’Argent, Folio classique, €5.41

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