Le climat est lourd à Venise en 2010, très lourd. Non seulement nous sommes en août et la chaleur est écrasante dans la ville dénuée de toute brise, mais plusieurs dizaines de milliers de touristes viennent ajouter à l’étouffement des ruelles et des canaux. Il y a pire : l’administration routine dans le délitement d’État. Magouilles, corruption et arrangements entre amis remplacent tout droit et toute morale. Même l’église voit ses cloches arrêtées et aucun artisan pour les réparer pendant « les vacances » sacro-saintes. Quant à la traduction de l’anglais par William Olivier Desmond, elle laisse à désirer, certaines phrases ne voulant carrément rien dire ! (ex. le plus criant p.312 : « plus » vulnérables mis pour moins vulnérables…)
Ce roman n’est « policier » que parce que le personnage principal est commissaire ; il est bien plus sociologique sur la ville de Venise, la politique italienne et les particularismes de la péninsule. L’intrigue est molle, au ras de l’eau, les arnaques ordinaires. Certes il y a trois meurtres, mais leur cause première est tordue – ni passionnelle ni impulsive – il n’y a que « l’argent, l’argent, l’argent » à l’origine de tout.
Certains lecteurs aiment ces livres d’ambiance à la Simenon (j’en suis) ; d’autres s’ennuient à chercher en vain l’action (certains commentateurs sur les réseaux). Au fil de ses romans vénitiens, Donna Leon est de moins en moins policière et de plus en plus moraliste. Avec ce ton américain un brin condescendant du Grand frère ayant eu la Révélation envers le petit dernier englué dans ses pratiques ancestrales. Vous avez dit barbare ? Ce tropisme yankee de Donna Leon n’est pas le seul, Elisabeth George a le même pour la vieille Angleterre. Comme si l’Europe était une terre perdue qu’on observe des États-Unis comme les Bororos nus de Lévi-Strauss hier en Amazonie.
Un diseur de bonne aventure séduit une laborantine pour falsifier le taux de cholestérol des patients à qui il vend une potion placebo hors de prix ; un greffier bien convenable qui vit avec maman se fait assassiner un soir en bas de chez lui ; un banquier marié a des pratiques privées peu honorables. Avec tout ce quotidien, comment tisser l’action ? Ce ne sont qu’interrogatoires, questionnements et déductions. Pour le plaisir du lecteur d’un certain âge, qui aime bien prendre son temps et jouir de la vie (les proseccos au comptoir, un Spritz avec les tramezzini, des oignons frits). Mais je comprends que cela puisse frustrer les zappeurs compulsifs comme ceux que je vois ne lisant que trois pages dans le tram ou le métro entre deux coups d’œil au doudou Smartphone – et entre deux rendez-vous toujours « ultra-importants ».
Ce que montre Donna Leon est l’effet de l’absence d’État dans un pays saisi par la crise. Chacun en est réduit à se débrouiller par bagout, relations, copinages. Le droit n’existe quasiment pas ; quand il existe il n’est pas appliqué ; quand il est appliqué les affaires traînent des années. Habiter 150 m² d’appartement en palazzo pour 450€ dans Venise est possible… si vous couchez avec le banquier et « égarez » à propos des documents pour faire reporter les jugements du propriétaire. Gagner sa vie sans faire d’études est possible… si vous dites aux gens d’un air inspiré et avec les mimiques appropriées ce qu’ils ont envie d’entendre sur leur santé, leur carrière et leur avenir. Être un « bon policier » en Italie est possible… si vous évitez de questionner les gens « importants » et euphémisez les menues pressions, agressions ou meurtres pour éviter de vous mettre à dos les puissants et de faire fuir les touristes.
- C’est cela la santé : « Et vous voulez contribuer à creuser ce déficit à cause de je ne sais quelle théorie selon laquelle un guérisseur aurait corrompu cette femme en l’obligeant à falsifier des rapports médicaux ? » p.293.
- C’est cela, la justice : « Ce n’était de toute façon pas la vérité que cherchait à découvrir la justice : il s’agissait avant tout pour elle d’imposer le pouvoir de l’État sur les citoyens » p.222.
- C’est cela, la politique : « – Et monsieur le maire ? Quelle a été sa tactique ? – Voulez-vous dire : comment s’y est-il pris pour calmer les travailleurs tout en montrant clairement que ses sympathies allaient entièrement à leur employeur ? » p.191.
Trop de politique tue le sens civique, car l’art de l’esbroufe pour se remplir les poches et jouir du pouvoir n’est pas une bonne gestion de la chose publique. Comme l’écrit Jacques Attali après la Bérézina du socialisme en France aux municipales : « Débouillez-vous ! ». Les Italiens sont passés maître en cet art que les Français naïfs ne savent pas trop encore comment pratiquer (mais ça vient, le rendement décroissant de l’impôt sous Hollande le prouve !). Ce pourquoi les beaux-parents de Brunetti, les informateurs de Vianello, les services réciproques de la signora Elettra, compensent dans le roman les carences de la police et des autorités.
Ce pourquoi aussi les enquêtes n’aboutissent plus depuis quelques années : Donna Leon les résout intellectuellement pour le plaisir du lecteur, pas judiciairement pour la morale. Trop de politique…
Donna Leon, Brunetti et le mauvais augure (A Question of Belief), 2010, Points policier 2014, 331 pages, €7.22
Commentaires récents