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Daniel Easterman, Incarnation

daniel easterman incarnation
La réincarnation est une croyance bouddhiste : quoi de plus rusé que de faire croire qu’un espion anglais, disparu dans les geôles chinoises, s’est réincarné en jeune garçon ? Tout le monde s’y laissera prendre et le gamin pourra quitter la Chine, être accueilli en Inde, pris en charge par le MI6 britannique, et espérer faire sa vie à l’abri avec ses parents dans un pays occidental.

Sauf que le gamin Tursun, 12 ans, s’incarne vraiment dans l’espion qu’il dit être ; il donne des confidences sur la famille de Matthew Hyde et certaines opérations secrètes des services qui échouent toujours mystérieusement. Notamment la dernière, Hong Cha, qui a repéré une gigantesque usine d’armement nucléaire en Chine, au cœur du désert du Takla-Makan, camouflée sur plusieurs étages en sous-sol. La Chine, pour obtenir dans l’avenir du pétrole vital pour son industrie en plein essor, doit vendre des armes de destruction massives à Saddam Hussein, le maître de l’Irak.

Nous savons aujourd’hui que Saddam bluffait, mais la menace était plausible en 1998. En fait, ce n’est que le prétexte à tisser une intrigue parfaite pour un thriller très réussi. Menaces sur le monde, dictateurs impitoyables, espionnage anglais, traîtres à tous les étages, sexe, petits meurtres entre amis et bisbilles familiales, action virile, initiative féminine… Vous avez un vrai roman d’aventure pour adultes, avec sa dose de tueries au goût amer (des femmes, des enfants…), de sexe hétéro torride et d’épreuves paramilitaires comme à travers un désert immense qui ne pardonne pas, aidé d’un GPS et d’une simple carte datant de mille ans auparavant.

Daniel Laing, espion de Sa Majesté, fait cocu par son supérieur hiérarchique qui grenouille surtout dans les affaires, va réussir sa mission impossible : détruire la base chinoise et son ennemi de toujours le colonel des services spéciaux communistes, empêcher la livraison des armes nucléaires, démasquer le traître au MI6, sauver un médecin femme ouïgoure dont il est amoureux et récupérer sa fille droguée… Au détriment du fils, Sam, 9 ans, le torse transpercé d’une arbalète à cause d’un chat – tandis que sa baby-sitter gît, nue, attachée sur un canapé, le corps recouvert de caractères chinois qui composent un poème.

Peu importe que Saddam Hussein ait disparu, tout est plausible dans ce roman d’anticipation et d’action : les espions anglais de haute classe sont des traîtres en puissance, par sexe et égoïsme ; la Chine joue son propre jeu en laissant proliférer les armes plus dommageables pour les pays occidentaux, plus densément peuplés qu’elle, pays immense à la démographie qui pèse ; les dictateurs arabes veulent toujours frimer, avides de pouvoir. L’auteur, spécialiste de l’histoire islamique, nous livre ici des informations documentées sur les marges chinoises des populations musulmanes, leur répression par les Han et leur volonté de se libérer du pouvoir trop centralisateur de Pékin.

Tout bon thriller a pour ressort le complot, ce pourquoi les âmes faibles prennent tout au premier degré, captivés par la vraisemblance, tandis que les critiques qui se croient malins raillent le mensonge Bush sur Saddam. Mais ce n’est absolument pas ce qui importe : le scénario est bien rodé, les coups de théâtre permanents, l’adrénaline sollicitée. Voici un très bon thriller d’un maître du genre de l’ère 1990, avant que le concept ne se raréfie avec la montée d’Internet et la vogue des séries en streaming.

Daniel Easterman, Incarnation, 1998, Pocket 2001, 666 pages, €1.04

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Hugo Pratt, Fanfulla

Un beau cadeau de Noël pour les gamins qui aiment la bande dessinée ; pour les adultes aussi, qui ont aimé Hugo Pratt à la suite de François Mitterrand, fasciné par la franc-maçonnerie. Mort en 1995 à 68 ans, Pratt le franc-maçon est surtout le père de Corto Maltese, aventurier poète au cœur du XXe siècle. L’auteur est aussi complexe que ses personnages, irréductiblement mêlé. Issu de Juifs marranes de Tolède convertis au catholicisme, exilés du temps de la papauté en Avignon comme banquiers de l’Église côté maternel ; mélange de Byzantins, de Turcs, de Vénitiens souffleurs de verre et jacobites anglais partisans des Stuart qui ont fui en Méditerranée côté paternel. De quoi inspirer l’imagination sans jamais se laisser agripper par un quelconque nationalisme !

hugo pratt fanfulla

Fanfulla est moins connu que la Ballade de la mer salée – un chef d’œuvre paru fin 1973 dans France Soir – mais l’on y reconnait le graphisme nerveux de l’auteur, ces silhouettes et visages dessinés à grands traits noirs. Il donne de l’austérité à ses personnages de condottiere et d’aventuriers, une rugosité virile qui plaît.

Les petits Italiens des années 1967 et 68 ont pu lire les aventures de Fanfulla dans le Corriere dei Piccoli, le courrier des petits. Hugo Pratt faisait revivre le sac de Rome et la révolte républicaine de Florence par le mercenaire Fanfulla da Lodi. Nous sommes en 1529 et la trahison menace. Fanfulla n’est pas particulièrement républicain, allant où le vent et la fortune le poussent (en fait le vin et l’amour) – mais il ne supporte pas la traîtrise.

Peu importe le système politique, dit le message, ce qui importe est la vertu. L’homme véritable est guerrier, qu’il agisse dans l’intimité des femmes, sous la bure du moine ou dans la politique de la cité.

Un bel album, de format à l’italienne (lisible dans sa longueur et pas dans sa hauteur). Ses planches ont été colorisées pour lui donner plus de vie. Dans un monde adulte contemporain où la politique est réduite aux petites magouilles entre intérêts bien compris, Hugo Pratt souffle sa vigueur de plume et sa rigueur morale. Un beau cadeau de Noël !

Hugo Pratt (dessin) et Mino Milani (scénario), Fanfulla, 1968, éditions Rue de Sèvres, 2013, 119 pages, €19.00

La wikivie d’Hugo Pratt racontée aux fans

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Albert Cohen, Belle du seigneur

albert cohen belle du seigneur folio

Un gros livre sur l’amour, torrentueux, exubérant, plus de mille pages en petits caractères ; des phrases qui vont, se répètent, s’étirent, se reprennent ; des monologues ininterrompus de quinze pages pleines, sans une virgule ni un point, comme une pensée qui file et saute. Voici un maître ouvrage : monstrueux, truculent et riche.

Ce fleuve de mots raconte une histoire éternelle, celle d’un homme et d’une femme. Ils sont beaux, riches, intelligents, passionnés, ils s’aiment absolument, indiscutablement. Jusqu’à ce que les années, la société, l’usure, les mène à se haïr. La fin est inévitable et comme un soulagement, unique porte au fond de l’impasse.

Albert Cohen écrit tout un roman d’amour pour démontrer que l’amour n’existe pas. Du moins l’amour idéalisé des romantiques, l’Hâmour de Flaubert et celui des midinettes, l’amour qui court encore les chansons et les téléfilms, l’amour ado qui confond le sexuel avec le fusionnel dans une éternité de pâmoison… Albert Cohen dénonce le faux amour, celui qu’on croit le seul.

Dans la société européenne d’entre-deux guerres, dans le milieu bourgeois riche de Genève, parmi les diplomates policés de la Société des Nations, un être ne peut aimer un autre être. Mariages et adultères ne sont pas conséquences de « l’amour » mais des conventions sociales. Une femme n’est amoureuse d’un homme que pour la force physique qu’il incarne, pour sa position dans la société, pour sa fortune. Un homme n’aime une femme que par le prestige qu’il en tire dans les salons, pour son admiration devant sa position, l’aide apportée à son ambition… Et Cohen décrit avec délectation la vie étriquée et mesquine du petit fonctionnaire diplomate, éperdu de prestige et de reconnaissance, n’existant que par sa position dans la hiérarchie et par son opiniâtreté à s’y élever peu à peu. Ce type de mâle existe encore un peu partout, et pas seulement dans les bureaux ou les salles de trading, il n’est que de voir les belles fringues, les belles bagnoles, les belles montres pour en trouver à la pelle aujourd’hui, de ce type d’arrivistes.

Madame Adrien Deume se moque de l’ambition sociale de son mari. Aristocrate non conformiste, elle n’est pas de ce milieu si petit. Solal, sous-secrétaire général à la SDN, n’est pas le fonctionnaire modèle, zélé et méticuleux. Le lecteur pourrait croire que ces deux exceptions peuvent former un couple élu pour vivre un amour débarrassé des contraintes bouffonnes du social ? Il n’en est rien.

amoureux macho

Solal, déguisé en vieux juif et déclamant poétiquement son amour, est repoussé avec horreur. Solal, fringant et vigoureux jeune homme, présenté comme sous-secrétaire général, bien qu’ironique et méprisant, est adoré. Ce qu’aime la femme, ce n’est pas l’homme, démontre Albert Cohen – mais c’est sa force brute, sa gorillerie. « Car cette beauté qu’elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs et dents mordeuses, cette beauté qu’est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c’est-à-dire de force physique, c’est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l’ultime racine est le pouvoir de tuer, l’antique pouvoir de l’âge de pierre, et c’est ce pouvoir que cherche l’inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes » p.303. La femme aime en l’homme le tueur. Et la culture, la noblesse, la distinction, les sentiments délicats, ne sont que signes d’appartenance à la classe des puissants, à la caste des tueurs les plus forts. Le féminisme a poussé les garçons depuis une quinzaine d’années à réagir en accentuant leur côté viril, brutal, musclé. L’Hâmour est méprisé, la baise encensée. Tant pis pour le romantisme et la galanterie : un excès engendre son contraire et ces Chiennes de garde qui aboient à toute différence n’ont que le grain qu’elles ont semé, Albert Cohen l’avait montré. Ce pourquoi certaines préfèrent rester entre filles, et les garçons entre eux.

Cet amour hypocrite pour la puissance, à travers les sentiments idéalistes, répugne à Solal. Mais il a besoin (comme beaucoup) de la tendresse des femmes, « cette tendresse qu’elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour » p.316. Pour avoir cette tendresse, il doit jouer le jeu de gorillerie. Il se montre énergique, arrogant, dominateur – le mâle parfait désiré de ces dames.

Ce qui est intéressant dans cette charge est le matérialisme des sentiments. L’amour est animal, pas éthéré ; avant tout charnel, pas spirituel. La femme recherche la force chez l’homme comme la femelle se soumet au mâle dominant, par instinct de protection pour ses maternités ; l’homme cherche la tendresse d’une compagne, substitut à la mère, qui sera mère des enfants en commun. Moral ou non, politiquement correct ou pas, cela est. Les femmes qui se mettent en couple apprennent à apprécier d’autres qualités moins machistes des hommes, moins immédiatement visibles que la virilité brute des muscles, du système pileux et de la grossièreté cynique. La position d’Albert Cohen sur le sujet apparaît comme une position biblique de haine de la chair, en tant que signe d’appartenance à l’animalité. Elle est réductrice et n’englobe pas tout l’amour entre sexes opposés.

Plus fine est sa critique de l’hypocrisie bourgeoise, de l’ambition du paraître qui empoisonne les êtres jusqu’au narcissisme et à l’arrivisme, de ce prétexte qu’est l’idéalisme étroit à la Bovary. Pas de mariage qui ne soit calcul de fortune ou de représentation, dit-il ; pas de charité si nul n’est au courant ; pas de religion si l’on ne peut s’en faire gloire entre amies du même monde ; pas d’invitations gratuites… Tous les sentiments sont pesés, rabaissés au monnayable, réduits au profit attendu. Là est la véritable satire de l’amour par Cohen, à mon sens, la critique de l’amour bourgeois réduit au cheptel à engendrer et à l’héritage à faire fructifier et transmettre, et non pas sa position sur la force animale.

Ce qui est gênant est que les deux s’entremêlent. Ainsi de l’exemple du chien. « Un chien, pour le séduire, je n’ai pas à me raser de près, ni à être beau, ni à faire le fort, je n’ai qu’à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu’il est un bon chien et moi aussi. Alors, il remuera sa queue, et il m’aimera d’amour avec ses bons yeux, m’aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d’identité et sans cravate de commandeur, m’aimera même si je suis démuni des 32 petits bouts d’os de gueule, m’aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d’amour » p.322. L’homme Cohen revendique la sensibilité animale ; il ne veut pas être enfermé dans le machisme, cette image sociale préfabriquée du mâle. Il rejoint la revendication justifiée des féministes de pouvoir être soi, femme énergique ou mâle sensible au rebours des conventions. Ce qu’Albert Cohen voudrait connaître, ce sont les rapports personnels, affectifs, pareils à ceux d’un homme et d’un chien, et non pas les rapports habituels de statut social. Il veut être aimé pour lui, pas pour sa parure ni pour sa position. Mais à mélanger les deux, est-il crédible ?

Je ne souscris pas à son assimilation de la faiblesse à la bonté, ni à l’opposition tranchée qu’il fait de la bonté et de la force. Être « faible d’amour » n’est pas être faible tout court. Avoir besoin de tendresse n’implique nullement que l’on soit esclave – ni de celles qui dispensent la tendresse (mère, épouse, amante, amie, enfant) – ni de ce besoin même, qui n’occulte en rien les autres facultés humaines. La tendresse n’empêche pas la force, ni la puissance la bonté. Au contraire même, l’homme fort déborde de générosité, qui appelle la tendresse en retour. Il faut voir le gros mâle fondre devant son tout petit enfant. Et celui qui a beaucoup vécu, fort de son expérience, est plus disposé à l’indulgence et au relativisme du jugement.

couple torse nu

Non, Monsieur Cohen, notre origine animale ne nous rend pas « méchant », et ce n’est pas le regard de Dieu qui nous culpabilise d’être faible de chair, ni les tables de la Loi qui nous dressent moralement. Notre « bonté » ne provient pas plus de la morale que notre « méchanceté » ne vient de la nature. La force, comme la faiblesse, peut être bonne ou mauvaise. Cet amour de la force, que vous avez cru découvrir chez la femme, n’est pas l’amour satanique du destructeur, de la bête de proie, mais l’amour de la plénitude des possibilités humaines.

L’homme « fort » révéré par l’amour des femmes n’est pas la brute tueuse que présente Albert Cohen mais l’homme complet, développé au physique comme au moral, l’homme qui peut tuer, certes, mais qui a de bonnes raisons de le faire et pas une simple envie ou un besoin sadique. Adrien Deume, dans Belle du seigneur, est une machine à ambition. Il n’est au fond pas un « puissant » mais le fantasme de puissance d’un faible qui veut arriver et doit se faire plus macho qu’il ne l’est pour intéresser les femmes. Fort heureusement, ou elles ont bien changé, ou elles ne sont pas toutes comme ça !

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Gallimard Pléiade 1986, 1034 pages, €50.35

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Coffret Folio 1998, 1109 pages, €11.88

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Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953

Soixantième anniversaire du film culte des années 50. Crin-blanc est un bel étalon sauvage que les hommes veulent capturer et dresser. Falco est un pêcheur de 10 ans qui vit en Peau-rouge en Camargue, région isolée et désertique en cet après-guerre. Ces deux indomptés vont se rencontrer et l’amitié naître. L’histoire est minimaliste (et ne dure que 40 mn), le noir et blanc donne du contraste et les deux héros, le cheval et le garçon, sont vigoureux et entiers. De quoi faire une belle histoire qui, 60 ans plus tard, n’a rien perdu de sa force.

alain emery 11 ans sur crin blanc

Lors du tournage en 1951, nous sommes six ans après la fin de la guerre mondiale et Staline va disparaître deux ans plus tard. C’est dire combien les autoritarismes d’État (fascisme, nazisme, communisme, et même capitalisme industriel américain) font l’objet d’un rejet violent dans l’imaginaire de l’époque. La liberté, la vie hors civilisation, les grands espaces et la rude nature donnent un nouvel élan à la génération du baby-boom, née dès 1945. Crin-blanc arrive à ce moment privilégié.

11 ans torse nu alain emery et crin blanc

Falco est pareil à l’Indien, vivant en osmose avec ce milieu mêlé de Camargue où se rencontrent la terre et l’eau, le fleuve et la mer. Le jeune garçon vit à moitié nu, sans chaussures et les vêtements déchirés, la peau cuivrée par le soleil, les cheveux blondis par le sel et le corps sculpté par la course. Il pêche dans la lagune, il rapporte une tortue à son petit frère, il chasse le lapin pour le faire griller aussitôt sur un feu de brindilles, il monte à cru l’étalon sauvage. Les gardians de la manade Cacharel sont à l’inverse fort vêtus de gilets sur leur chemise, enchapeautés et armés de lassos, ils montent lourdement en selle. Ils sont les cow-boys civilisés contre le gamin en Indien sauvage. Il refuse le dressage et l’autorité machiste, rétif comme le cheval farouche.

Notez qu’il n’y a que des mâles dans ce film noir et blanc, même le bébé bouclé blond aux cheveux de fille est un petit garçon, le propre fils Pascal du réalisateur ; les deux enfants vivent avec leur grand-père, chenu à longue barbe. L’apogée du récit est le combat entre étalons pour la possession des femelles, sous le regard des gardians. Nous sommes dans un monde dur, où l’âpreté du paysage de confins exige des hommes la lutte continuelle. L’amitié entre l’étalon et le gamin est virile, bien loin de la sentimentalité qui sera celle de Mehdi avec les chevaux dans les années 60, dans Sébastien parmi les hommes.

alain emery 11 ans galopant sur crin blanc

Peu de dialogues d’ailleurs, surtout du mouvement : de longues chevauchées, des fuites, des passages en barques, une chasse au lapin, un rodéo en corral. Le gamin n’est pas épargné, jeté à terre, traîné dans la boue de lagune, désarçonné plusieurs fois. Maladresse d’habilleuse, le spectateur peut le voir, durant le même galop, chemise fermée jusqu’à la gorge puis ouverte jusqu’au ventre, à nouveau refermée le plan suivant, ou encore, après avoir été traîné plusieurs minutes au bout de la longe par l’étalon en pleine force, se relever sans qu’aucun bouton n’ait sauté ni que le tissu en soit plus déchiré…

Malgré la référence à l’Ouest américain, nous sommes bien sur les bords de la Méditerranée où le happy end ne saurait exister. Ce monde est celui de la tragédie grecque, de la corrida espagnole, de l’omerta sicilienne. Le pater familias est le maître absolu, tout doit plier devant sa volonté, animal comme être humain. Ce pourquoi le grand Tout est le seul refuge contre la tyrannie, le seul lieu mythique à l’horizon où le ciel et l’eau se confondent, où cheval comme enfant puissent se rejoindre sans les contraintes impérieuses des mâles blancs occidentaux.

DVD Crin_blanc et le ballon_rouge

C’était un autre monde, celui encore de la France des années 1950, qui sera balayé d’un coup en mai 1968. Alain Emery, 11  ans, élevé dans les quartiers nord de Marseille, a été sélectionné sur près de 200 garçons de 10 à 12 ans par une annonce parue dans Le Provençal, sur l’incitation d’une amie de sa mère. Son visage aux traits droits, son air grave, son teint sombre, donnent à son personnage une incarnation fière et violente qui a contribué sans aucun doute à la durée du film.

Alain Emery n’est pas « acteur », il ne sait pas « jouer » – il ne sait qu’être vrai. Ce pourquoi le tyrannique Albert Lamorisse l’a qualifié « d’enfant qui ne sait pas sourire ». Mais vit-on une tragédie en rigolant ? Il n’y a pas que des pagnolades dans le cinéma du sud. Et c’est probablement toute la présence de ce gamin résolu et hardi qui donne encore son sens au film.

Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953, Grand prix Cannes 1953 et prix Jean Vigo 1953, suivi du film Le ballon rouge, Palme d’or Cannes 1956, réédition Shellac sud 2008, + 2 bonus, €14.95

Alain Emery a incarné aussi à 25 ans Mato dans le feuilleton français de Pierre Viallet en 1965, Les Indiens

Alain Emery dans Le Midi libre, janvier 2012

Les critiques à côté de la plaque des wikipédés

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Saint Valentin

Valentin le valeureux (ce que signifie son prénom latin) choisit sa Valentine pour danser et finir la nuit sur une couche neuve. Chaque jour du 13 au 15 février en effet, les Romains célébraient les Lupercales, la mort et la résurrection de l’année. Fin d’un cycle, début d’un neuf, l’année romaine commençait le 1er mars. Dans la grotte sur le mont Palatin à Rome (monde souterrain des morts), était sacrifié un bouc (symbole de vigueur virile) au dieu Faunus (protecteur des troupeaux). Il était surnommé Lupercus, « contre les loups ». Vaillant, valeureux, vigoureux : le Valentin était réputé être bouc pour refaire les kids de l’année. L’anglais a conservé ce double sens de chevreau et de gosse (plutôt garçon) avec le mot kid.

Ce rite de purification et d’érection païenne a lieu dans l’antre de la louve qui allaita Romulus et Rémus, les jumeaux mythiques fondateurs de Rome. On dit qu’il s’agissait de la Lupa, une prostituée du coin… Les prêtres ayant sacrifié le bouc enduisaient des adolescents nobles du sang de l’animal. De quoi leur attribuer symboliquement une vigueur bestiale. Vêtus uniquement d’un pagne en peau de cette bête, ils couraient alors dans les rues de la ville en exhibant leur anatomie excitée. Ils prenaient plaisir à fustiger les femmes et les jeunes filles avec des lanières découpées dans la peau sanglante du bouc tué. Elles s’y soumettaient volontiers, cela fouettait leur désir et satisfaisait leur espoir de devenir enceintes et de mener à terme l’enfant de l’année. La journée s’achevait par un banquet – et les adolescents jouaient au sort leur compagne à tirer durant la nuit.

couple valentin

Le pape Gélase 1er a vu ces rites sexuels d’un mauvais œil. Le célibat des prêtres n’était pas encore exigé, mais déjà en germe. Il a envoyé une lettre Contre les Lupercales au sénateur Andromaque en opposant la morale chrétienne à ces comportements païens immoraux. A la place, il a aussitôt instauré une fête goûtée et approuvée par l’Église le même jour, 14 février : la Saint Valentin, patron des amoureux. Rien de tel que de construire sur un lieu pour le détruire à jamais ; rien de tel que de remplacer une manie par une autre pour s’en débarrasser (ainsi des pastilles à la nicotine contre les cigarettes). Même fête, sens détourné. Au lieu de sexe pour la satisfaction matérielle, l’Hâmour comme aurait Flaubert, cette niaiserie éthérée du lien dans le ciel.

Le Valentin recruté par les clercs du Vatican est un prêtre romain du règne de Claude II dit le Gothique. Il voulait empêcher les jeunes soldats de perdre leurs forces en se mariant. Mais en 268, le prêtre Valentin qui continuait de bénir les unions est mis en prison. Il y rencontre la fille du geôlier, Augustine, qui ne voit pas. Il fit un miracle, on ne sait pas de quelle doigt, et la sortit de son aveuglement. Avant d’être exécuté, il lui fit parvenir un message signé « ton Valentin ». D’où, selon la légende dorée, la coutume des petites cartes roses avec petits cœurs.

saint valentin carte rose

Mais la fête de la fécondité a la vie dure. Les 14 février, les jeunes gens du Moyen-âge tiraient au sort le nom de leur fille de fête et l’accrochaient à leur manche pendant une semaine. On a nommé Valentin le cavalier choisi pour accompagner une jeune fille le premier dimanche de Carême. Cette procession allait dans la campagne chasser à coup de brandons enflammés (substituts de sexes) les mulots, taupes et autres mauvaises herbes des champs pour assurer une bonne récolte. Charles d’Orléans, longtemps prisonnier en Angleterre a rapporté l’usage des messages d’amour qui s’était perdu dans la France illettrée.

saint valentin gaminDepuis, le commerce s’en est mêlé et l’amour est devenu vénal, décliné en cartes qu’on se sent obligé d’envoyer ou de chocolats à acheter. Alors qu’il s’agissait de célébrer le renouveau de l’année par l’érection de l’énergie vitale.

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Herman Melville, Mardi

Ce titre n’a rien à voir avec le jour de la semaine. Ni même avec une quelconque réminiscence du compagnon d’un autre jour de Robinson. Figuraient en effet sur les cartes marines de cette région peu explorée du Pacifique, la mention « Mar di Sud » : la mer du sud en sabir d’époque, là où les îles surgissent des flots au gré du volcanisme. Et c’est ainsi que le troisième enfant littéraire d’Hermann Melville, qui se voulait la suite de Taïpi et d’Omou, quitte lentement les berges du réalisme pour aborder les bouillonnements du lyrisme et s’évader dans cette contrée inexplorée elle aussi de l’imaginaire. Les spécialistes de l’auteur datent de ce livre son entrée en littérature. Melville se libère du « vrai », peu romancé mais fondé (nombre de critiques ne le croyaient pas), pour laisser libre cours à la folle du logis : fantaisie, rêves, fantasmes.

Dès les premiers chapitres, Melville remet en question les repères géographiques, ne sachant plus trop en quels passages erre le bateau baleinier où se narrateur se morfond après trois ans à bord. Il est quelque part entre Pitcairn et les îles Enchantées (futures Galápagos). Il rêve de sortir de l’ennui, d’être « ailleurs », de défier ce présent immuable par quelques passions et exercices, de remettre en cause sa condition routinière de matelot et d’ouvrir l’univers trop limité de ses connaissances. La bibliothèque du bord se réduit à deux manuels techniques ! Il s’évade donc en baleinière de ce camp de travail flottant, quelque part sur l’océan Pacifique, à un millier de milles d’un chapelet de ces îles du troisième sexe qui ont séduit Melville en sa jeunesse.

Il y deviendra, dans le roman, le demi-dieu Taji. Il n’est pas tout seul, ce jeune homme dans sa vingtaine ; il est chapeauté par son « copain » à la mode marine, un Scandinave d’âge mûr qui lui est fidèle et le protège. « Il m’adorait et, dès le début, s’était attaché à moi. Il arrive parfois qu’un vieux marin comme lui conçoive une très vive affection pour quelque jeune matelot de l’équipage ; une affection si dévouée qu’elle en devient tout à fait inexplicable, à moins qu’elle n’ait son origine dans cette solitude de cœur qui s’emparent de la plupart des marins qui vieillissent. » (chap.III)

Bien mieux écrit que les précédents livres, Mardi comporte encore trop d’adjectifs et trop de clins d’œil savants en références bibliques et dignes auteurs. On peut citer Platon, Montaigne, Shakespeare, Samuel Johnson… L’archipel fabuleux de Melville emprunte encore à Rabelais et à Swift, la fin à Dante. L’auteur se laisse aller à son lyrisme naturel, ose des comparaisons parfois somptueuses : une beauté comme un lac, des « dents si parfaites que lorsque leurs lèvres s’écartent, ont eût cru voir s’entrouvrir des huîtres perlières » (XL), les nuages au sommet de chaque île comme une fumée de wigwam indien, les jeunes guerriers « au teint de sherry doré », des « goyaves dont le parfum rappelait celui de lèvres à peine écloses. » (LXIII)

Chaque événement du récit change le narrateur. Il devient autre, son propre avatar sorti tout armé de ses rêves pour accompagner ce nouvel univers. Marin discipliné, aventureux évadé, conquérant de sa belle, amoureux transi, demi-dieu matois, presque philosophe, quêteur résigné… Le réel est désormais suspendu, plus question de faire le récit de ce qui serait vraiment arrivé. La vraisemblance est mise entre parenthèses au profit de la fantaisie ; l’espace-temps devient fluide. « Mais le désir nous donnerait-il l’objet du désir ?(…) Rien ne demeure. La rivière d’hier n’est pas celle qui coule aujourd’hui (…) Tout est en perpétuelle révolution (…) Ah ! dieux ! dans ce mouvement universel, comment croire que je serais moi, l’unique chose stable ? » (LXXVIII) D’ailleurs, on ne connaîtra jamais le « vrai » nom du narrateur. Un jour de lubie, il devient tout simplement Taji, demi-dieu pour vous servir. Nous n’en saurons pas plus, ni d’où il vient, ni pourquoi il était là. Tel l’adolescent en sa pire période, il ne vit que l’instant, tout fou, perpétuellement instable.

Certains critiques ont vu trois parties en ce livre, d’autres cinq. Je penche pour ces derniers :

  1. C’est l’ennui, l’évasion, la dérive. Mais la solide réalité d’une affection virile.
  2. Rencontre avec les « sauvages » qui détiennent une jeune fille blanche, enlevée dès l’enfance et destinée par le prêtre au sacrifice. Bataille, meurtre du père, enlèvement de Yillah, malédiction.
  3. Arrivée dans les îles, bref bonheur puis disparition mystérieuse de la fille, absence prédite, peut-être désirée, mais inacceptable. Nous n’en saurons pas plus sur cet élément féminin qui sert de prétexte et de décor convenable à quémander un sens dans la vie du narrateur/auteur.
  4. Suit une quête géographique et philosophique entre les îles enchantées ayant pour prétexte de rechercher la fille (ou l’amour ? ou l’existence adulte ? ou la sagesse ?). Impossibilité de la vérité, donc du réel. Le chapitre LXXXII en est la fable, mettant en scène deux envoyés du roi local dans une autre île, dont ils rapportent deux descriptions différentes.
  5. Fin du périple, échec de la quête. La satire de Sérénia, île de la Paix, est féroce. On ne sort pas de l’histoire par simple décision, même calquée du Christianisme. Taji, balloté, sans volonté, est escorté vers la reine magicienne Hautia, qui a ponctué son errance entre les îles de messages floraux portés par trois jeunes filles belles dehors, sorcières dedans (la hantise perpétuelle du jeune Melville). Taji refuse les enchantements de « l’amour » sorcier ; il force ses compagnons à l’abandonner ; il s’éloigne tout seul au large, par un étroit goulet qui n’est pas sans rappeler la façon dont il est venu au monde. Il demeure à la poursuite de sa chimère, poursuivi par la vengeance – l’aporie de la condition humaine sous l’angle puritain : rechercher Dieu/l’Amour, poursuivi par le Péché Originel. Son « dernier crime », si toute existence n’en est qu’une suite, peut-être est-ce le suicide d’une quête absolue de l’Absolu ?

Réalité/chimère, affection/espérance, du solide/de l’évanescent. Ces oppositions nous situent en pleine adolescence mentale. Un écrivain opère sa métamorphose, c’en est émouvant.  Mais on quitte le roman avec le sentiment qu’il est raté. Même aujourd’hui, avec le recul du temps et la vision globale de l’œuvre.

Comme souvent, Melville ne sait pas maîtriser son ouvrage, il en fait « trop ». Il en rajoute, il renonce à élaguer, à décider. La partie quatre de la quête est particulièrement laborieuse, ennuyeuse, beaucoup trop longue par rapport au reste. Melville y déverse tout ce qu’il a appris des auteurs classiques en un périple à prétentions philosophiques qui tente d’embrasser toutes les expériences humaines. Le lecteur subit d’innombrables digressions documentaires, réelles ou imaginaires, d’une érudition inutile. Nous retrouvons une fois encore la coquetterie agaçante de l’autodidacte qui ne possède pas les instruments de la synthèse.

N’est pas Voltaire qui veut pour singer son Candide. Il ne parviendra à discipliner ce flot de notes et de références que dans Moby Dick – et encore, pas complètement.

Herman Melville, Mardi, poche Garnier-Flammarion 1999, 553 pages, €9.31

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