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William Faulkner, La ville

Roman moins facile que le précédent de la trilogie des Snopes, Le hameau, La ville met en scène trois narrateurs immobiles contre le mouvement alentour (le tome suivant et dernier sera La demeure). Il s’agit d’un autre point de vue sur la même histoire, celle des arrivistes petits-blancs contre l’emprise des ex-aristocrates ruinés par la guerre de Sécession.

Jefferson le hameau s’est transformé, après la Première guerre mondiale, en « ville » de 2000 habitants. Le comté imaginaire de Yoknapatawpha symbolise, aux yeux de l’auteur, le point central où le Nord rencontre le Sud, où la modernité rutilante et pétaradante (l’auto de sport rouge à échappement libre) perturbe les ancestrales habitudes de calme (au salon à l’heure du thé). En ce lieu s’affronte les Snopes, aussi nombreux et accrocheurs qu’une tribu de rats, et les propriétaires initiaux qui se voient arracher peu à peu les fermes, les commerces, la banque et même les femmes.

Le « snopisme » est une obsession de l’auteur, hanté par l’ascension sociale des êtres sans scrupules ni morale, qu’il voit comme une infection quasi biologique d’égalité « démocratique » (donc vulgaire et sans gêne) contre les valeurs de hiérarchie, d’ordre social et de maintien moral des représentants du monde ancien vaincu : les Sartoris. « Cette idée que les Snopes se répandaient dans Jefferson comme une invasion de vipères ou de je ne sais quels vauriens sortis des bois et que lui [Gowan] et oncle Gavin étaient les seuls conscients de ce danger, de cette menace et qu’à présent il lui fallait supporter toute cette responsabilité à lui seul jusqu’à ce qu’ils en finissent avec la guerre et qu’oncle Gavin rentre chez nous et nous aide » chap. VII (Charles) Pléiade p.107.

La description balzacienne de cette avidité sociale est faite par trois personnages immobiles : Charles, qui n’est même pas né lorsqu’il commence à conter ses souvenirs et qui termine le roman à 12 ans seulement ; Ratliff le colporteur issu d’une des familles pionnières, observateur et intermédiaire plus qu’acteur ; enfin Gavin, l’oncle du gamin Charles, procureur du comté chargé de l’ordre social mais idéaliste et juridique, branlant toujours à conclure. Le point central est cet oncle Gavin, dans lequel Faulkner met beaucoup de ses hésitations envers les femmes : il préfère de loin « former leur esprit » à la poésie éthérée, plutôt que de leur limer physiquement le vagin pour les faire jouir. Ainsi tombe-t-il amoureux (platonique) de la (fausse) fille de Flem Snopes, Linda, qui n’a que 16 ans. Mais il fera tout pour l’envoyer à l’université – donc l’éloigner de Jefferson et de lui-même – pour l’offrir à toute une bande d’étudiants bourrés d’hormones qui n’auront que cela à faire de l’entreprendre et de la violer.

Linda est la fille bâtarde de Flem, l’enfant biologique du maire De Spain qui a courtisé Eula (« la génisse » avide de garçons dès 8 ans dans Le Hameau). Mais Flem consent, puisque cela lui donne barre sur De Spain ; il peut devenir vice-président puis président de la banque, après avoir été nommé à la tête de la centrale électrique de la ville. Tous ces postes, obtenus par le sexe de sa moitié (en bénéfices), lui permettent de trafiquer : le cuivre récupéré de la centrale, l’argent de la banque, les terres via les prêts.

L’éternel mouvement des Snopes (nomadisme, affairisme, commerce) contrarie l’éternelle nonchalance du sud aristocrate, où les propriétaires assis sur leurs rentes se contentent de parader et de se montrer en société. Mais ce mouvement a parfois des conséquences cocasses, lorsque par exemple les mulets d’I.O. Snopes déboulent dans la cour de la vieille Madame Hait qui a un seau de braises à la main. Tout finira par un incendie mais le mouvement doit payer pour l’immobilité détruite.

Ou encore lorsque quatre petits enfants Snopes, entre 5 et 10 ans, débarquent du train venu du Texas, étiquetés sur leurs salopettes comme des bagages. Ce sont les rejetons d’un Snopes concubin d’une indienne, qui les envoie à Flem pour les former. Mais cet essaimage de Snopes – un de plus – ne prend pas plus que les précédents : la ville s’était débarrassé de la femme de Flem (qui s’est tuée) et voilà que quatre « vipères » allaient à nouveau envahir la ville ? Les gamins, silencieux et souples comme des sauvages, pénètrent par effraction dans l’usine de coca, attirent, tuent et cuisent le chien précieux d’une bourgeoise, et menacent d’un couteau à cran d’arrêt « long de 18 cm » tous ceux qui voudraient les empoigner. Flem les réexpédie par le train, étiquetés comme ils étaient venus. Cette fable montre combien « les Snopes » sont interchangeables, objets démocratiques aptes à l’arrivisme, robots-citoyens voués à l’amoral.

Le roman est long, parfois fastidieux, mais d’une curieuse humeur goguenarde qui se manifeste par la façon de parler, notamment de Charles l’enfant. Des pages entières captivent et font rire, d’autres ennuient, comme si le ludion Snopes était voué à réveiller l’endormi Gavin et ses pareils.

Ce sommeil a quelque chose à voir avec la femme, source de désirs contre lesquels ‘la religion’ exige de lutter – lorsque l’on est du moins d’un certain milieu social « respectable ». C’est le fait de n’être pas « respectable » qui fait des Snopes des arrivistes sympathiques, sans scrupules certes, mais pleins d’initiatives.

« Il se peut que les femmes soient capables de gratitude, et de rien d’autre. Mais le passé n’existant pas plus à leurs yeux que la moralité, il n’est rien en elles qui aurait pu leur inculquer le bon sens nécessaire pour se mieux comporter à l’avenir et la gratitude envers ce ou celui qui les a sauvées de dangers passés ; chez elles, la gratitude est une qualité semblable à l’électricité ; il faut qu’elle soit produite, transmise et consommée tout en même temps pour exister » chap. XVII (Gavin) p.257. L’électricité est le mouvement et la modernité, l’éternel présent infantile et féminin. Le monde des mâles du sud était tout l’inverse et il se sent menacé par la perte d’autorité due à la guerre de Sécession perdue, aux fantasmes des Noirs mieux membrés qui revendiquent leur place, et à l’affairisme cynique de ceux qui veulent arriver par tous les moyens à jouir de la société de consommation en plein essor.

La femme, n’est pas « une nymphomanie de l’utérus : ce prurit, cette brûlure intolérable autrement inaccessible de la jument, de la chèvre, de la truie ou de la chienne en chaleur, mais (…) la nymphomanie d’une glande qui ne pouvait s’apaiser qu’en provoquant une situation où la femme a besoin d’un partenaire disposé à recevoir sa gratitude, et puis à l’en combler » p.258. Donc « la » femme succombe à l’égalitarisme démocratique à la Snope, pas le mâle blanc et dominateur. Ce qu’il fallait démontrer.

William Faulkner, La ville (The Town), 1957, Folio 2012, 576 pages, €8.80

Œuvres romanesques V : La ville-La demeure-Les larrons, Gallimard Pléiade 2016 édition François Pitavy et Jacques Pothier, 1197 pages, €62.00

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Yasuhi Inoué, Le faussaire

yasushi inoue le faussaire

Le faussaire est la première et la plus longue des trois nouvelles du recueil. L’auteur doit écrire la biographie d’un peintre célèbre, mais il peine à s’y mettre. Comme il s’agit d’une commande de la famille, il se résigne et fait une découverte : un ami d’enfance du peintre célèbre l’a suivi comme son ombre – mais il est devenu faussaire, son double inversé. Plus doué que lui à l’adolescence, il s’est retrouvé moins habile et moins connu. Jaloux, son heure étant passée, il a tenté de s’accrocher en peignant des imitations, chaque fois se faisant prendre au bout de quelque temps. Il est mort oublié, dans la misère, après avoir tenté de se reconvertir en artificier. Mais, là encore, il a cherché vainement à recréer dans ses pétards le violet-bleu de la campanule… Ce qu’il peignait pour lui était pourtant de qualité, même si les paysans à qui ses dessins furent donnés ne savaient pas l’apprécier. Croiser le destin d’un génie étouffe votre génie, le hasard règne en maître. A moins que chaque bon génie ait toujours son jumeau maléfique, son miroir humain. Allez savoir, avec Inoué !.

Obasuté est le nom d’une montagne où, jadis, on abandonnait les vieux devenus un fardeau. Mais était-ce vraiment pour raisons économiques ? Par des discussions avec sa propre mère, le narrateur se prend à en douter. Les vieux veulent se défaire des liens sociaux aliénants qu’ils ont subis durant des décennies au service de la société, de la famille et des enfants ; avant de mourir, ils veulent être libres. Peut-être est-ce la vraie raison de cet « abandon » : non pas une raison négative mais une raison positive, se retirer dans la solitude d’un ermitage pour y finir paisiblement ses jours… Rien n’est clair dans les raisons des hommes. Ainsi dit Inoué.

Pleine lune conte la succession quasi automatique des dirigeants de grandes entreprises, dans le Japon à l’école américaine d’après-guerre. Chacun d’eux est maître absolu durant son règne, faisant monter ses disciples et combinant son clan. Jusqu’à ce qu’un plus fort s’impose, ralliant à lui les arrivistes et les plus jeunes. Chacun est en partie responsable de son propre échec. C’est la pleine lune, par son éclairage impersonnel, qui révèle l’usure. La fête de la pleine lune en entreprise est l’occasion de mesurer qui va devenir patron ; lorsque la silhouette apparaît comme un spectre, le remplacement n’est pas loin. Chez Inoué, la nature – indifférente – révèle les travers humains : celui de se croire important, celui de se croire aimé, celui de se croire éternel.

Rien de pathétique, mais un constat froid : les choses sont telles qu’elles sont (et non comme elles devraient être) ; chacun est tel qu’il est, avec sa grandeur et ses faiblesses (et non un héros idéal). Qu’est-ce que le destin, au fond, sinon la rencontre des qualités humaines plus ou moins développées avec l’environnement et l’histoire ? Quitter la vie, quand on est ambitieux, peut se faire en s’accrochant à tout prix ou en laissant la place. Quelle est la voie la plus sage ?

Chacun est seul et le ratage peut être un succès parce que l’on colle à son double ; parce que l’on est conscient de l’ambivalence des choses. Contempler la pleine lune, une fois abandonné, n’est-il pas la parfaite vision du vide ? Contes noirs, contes réalistes, contes très humains. Inoué n’arrête pas de nous surprendre.

Yasuhi Inoué, Le faussaire, 1951-1958, Stock la Cosmopolite, 2004, 150 pages, €7.65

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Blaise Cendrars, L’homme foudroyé

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Blaise Cendrars, pseudonyme plumitif de Freddy Sauser, Suisse devenu français par la Légion étrangère durant la « grande » guerre patriotique imbécile 14-18 où il a perdu le bras droit, enfui de chez lui à 15 ans pour courir le monde, ne pouvait plus écrire depuis 1940. L’effondrement français l’avait déprimé au-delà de toute attente. L’apocalypse était pour demain, entre l’hystérie d’Hitler, la sénilité de Pétain, les bombardements anglo-américains et le nivellement totalitaire soviétique. Réfugié à Aix durant l’Occupation, il s’est aussi réfugié dans l’écriture, contant ses aventures – réelles et embellies – comme il savait le faire depuis tout petit. Cendrars est un conteur d’histoire.

Cendrars n’est pas Drieu : la fin du monde n’est pas la fin du sien. Il jouit des corps, des amitiés, de la bonne chère et du vin ; il jouit du paysage, des senteurs provençales et de la complicité du chien. Il se fait animal pour mieux être humain – puisque les humains sont devenus bêtes sous la Bête immonde. Animal, on est bien, l’inverse de la bluette sentimentale du temps de paix. Ce pourquoi ces « souvenirs » font fi de la chronologie et de l’espace. Ils montent comme des bulles de bonheur enclos dans un monde extérieur volontairement ignoré. La N10 se prolonge jusqu’au Brésil. Rien n’est plus beau que de prendre la route, rouler devant soi, à 160 à l’heure. Pas de limites, ni de vitesse, ni d’imaginaire ; le monde vous appartient.

« D’où me vient ce grand amour des simples, des humbles, des innocents, des fadas et des déclassés ? » Peut-être de la grande guerre patriotique imbécile, célébrée par notre temps ignorant. « Ça oui. La guerre, c’est la misère du peuple. Depuis, j’en suis… » (Pléiade p.464-465). La guerre qui foudroie, la guerre qui fait trouver foudre tout ce qui survient ensuite : l’amour coup de foudre, l’incendie déchaîné, la nuit d’écriture magique à Méréville, la loi gitane du talion… Tout est brutal, immense, immédiat. Le sommet de la guerre est la bombe atomique, foudre sans retour ; alors que la débâcle foudroyante de juin 40 peut entraîner la résilience. Blaise Cendrars doit désormais vivre entre deux coups de foudre.

L’auteur évoque Fernand Léger, Gustave Le Rouge, Édouard Peisson, André Gaillard. Il a connu les surréalistes à Paris, qu’il n’aime pas : « ces jeunes gens que je traitais d’affreux fils de famille à l’esprit bourgeois, donc arrivistes jusque dans leurs plus folles manifestations » p.277. Pas grand-chose n’a changé malgré le siècle qui a passé… Les petits intellos narcissiques continuent de se voir grands.

Cendrars revit dans la maison de l’Escarayol, au-dessus de la calanque de La Redonne près de Marseille. Il ne travaille pas, il assimile ; la nature travaille pour lui à accumuler les sensations avant d’en faire des mots. Et le lecteur d’aujourd’hui lira avec bonheur cette image bien ternie aujourd’hui des calanques désertes, réservées aux pêcheurs et aux rares initiés, ses auberges à poissons et au jeu de boules. Suivent quatre rhapsodies gitanes où l’exotisme aux portes de Paris se double de l’exotisme d’un peuple gitan hors du temps, éternel errant, dominé en tribu par une Mère, où les fils sont rois et où les filles baisent naturellement vers 12 ans. Une sorte de mythe du « bon » sauvage aux mœurs claniques et brutales, mais immuables. L’humain éternel, l’humain réel, l’auteur divague entre les deux, mêlant fortifs et pampa, France et Brésil, gitans de la zone et métis du Sertao.

« Écrire, c’est se consumer », écrit-il au début de l’œuvre (Pléiade p.171). Comme le Phénix : être foudroyé pour renaître neuf, tout entier. Ce « roman » tissé d’aventures personnelles, écrit durant l’occupation nazie d’une France débilitée, est un message de vie. La déprime ne dure jamais si vous laissez l’énergie vitale vous envahir, toute simple ; si vous laisser émerger ces joies sans cesse renouvelées des sensualités, des sentiments et du sublime en chaque jour.

Il est bon de relire Blaise Cendrars en ces temps de gris, parmi ces auteurs qui tournent en boucle dans leur abstraction, trop souvent secs de psychologie mal digérée, d’hégélianisme et autre pose intellectuelle rassise. Blaise Cendrars est vivant.

Blaise Cendrars, L’homme foudroyé, 1945, Folio 1973, 448 pages, €7.79

Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes tome 1, sous la direction de Claude Leroy, Gallimard Pléiade 2013, 974 pages, €57.00 

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Albert Cohen, Belle du seigneur

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Un gros livre sur l’amour, torrentueux, exubérant, plus de mille pages en petits caractères ; des phrases qui vont, se répètent, s’étirent, se reprennent ; des monologues ininterrompus de quinze pages pleines, sans une virgule ni un point, comme une pensée qui file et saute. Voici un maître ouvrage : monstrueux, truculent et riche.

Ce fleuve de mots raconte une histoire éternelle, celle d’un homme et d’une femme. Ils sont beaux, riches, intelligents, passionnés, ils s’aiment absolument, indiscutablement. Jusqu’à ce que les années, la société, l’usure, les mène à se haïr. La fin est inévitable et comme un soulagement, unique porte au fond de l’impasse.

Albert Cohen écrit tout un roman d’amour pour démontrer que l’amour n’existe pas. Du moins l’amour idéalisé des romantiques, l’Hâmour de Flaubert et celui des midinettes, l’amour qui court encore les chansons et les téléfilms, l’amour ado qui confond le sexuel avec le fusionnel dans une éternité de pâmoison… Albert Cohen dénonce le faux amour, celui qu’on croit le seul.

Dans la société européenne d’entre-deux guerres, dans le milieu bourgeois riche de Genève, parmi les diplomates policés de la Société des Nations, un être ne peut aimer un autre être. Mariages et adultères ne sont pas conséquences de « l’amour » mais des conventions sociales. Une femme n’est amoureuse d’un homme que pour la force physique qu’il incarne, pour sa position dans la société, pour sa fortune. Un homme n’aime une femme que par le prestige qu’il en tire dans les salons, pour son admiration devant sa position, l’aide apportée à son ambition… Et Cohen décrit avec délectation la vie étriquée et mesquine du petit fonctionnaire diplomate, éperdu de prestige et de reconnaissance, n’existant que par sa position dans la hiérarchie et par son opiniâtreté à s’y élever peu à peu. Ce type de mâle existe encore un peu partout, et pas seulement dans les bureaux ou les salles de trading, il n’est que de voir les belles fringues, les belles bagnoles, les belles montres pour en trouver à la pelle aujourd’hui, de ce type d’arrivistes.

Madame Adrien Deume se moque de l’ambition sociale de son mari. Aristocrate non conformiste, elle n’est pas de ce milieu si petit. Solal, sous-secrétaire général à la SDN, n’est pas le fonctionnaire modèle, zélé et méticuleux. Le lecteur pourrait croire que ces deux exceptions peuvent former un couple élu pour vivre un amour débarrassé des contraintes bouffonnes du social ? Il n’en est rien.

amoureux macho

Solal, déguisé en vieux juif et déclamant poétiquement son amour, est repoussé avec horreur. Solal, fringant et vigoureux jeune homme, présenté comme sous-secrétaire général, bien qu’ironique et méprisant, est adoré. Ce qu’aime la femme, ce n’est pas l’homme, démontre Albert Cohen – mais c’est sa force brute, sa gorillerie. « Car cette beauté qu’elles veulent toutes, paupières battantes, cette beauté virile qui est haute taille, muscles durs et dents mordeuses, cette beauté qu’est-elle sinon témoignage de jeunesse et de santé, c’est-à-dire de force physique, c’est-à-dire de ce pouvoir de combattre et de nuire qui en est la preuve, et dont le comble, la sanction et l’ultime racine est le pouvoir de tuer, l’antique pouvoir de l’âge de pierre, et c’est ce pouvoir que cherche l’inconscient des délicieuses, croyantes et spiritualistes » p.303. La femme aime en l’homme le tueur. Et la culture, la noblesse, la distinction, les sentiments délicats, ne sont que signes d’appartenance à la classe des puissants, à la caste des tueurs les plus forts. Le féminisme a poussé les garçons depuis une quinzaine d’années à réagir en accentuant leur côté viril, brutal, musclé. L’Hâmour est méprisé, la baise encensée. Tant pis pour le romantisme et la galanterie : un excès engendre son contraire et ces Chiennes de garde qui aboient à toute différence n’ont que le grain qu’elles ont semé, Albert Cohen l’avait montré. Ce pourquoi certaines préfèrent rester entre filles, et les garçons entre eux.

Cet amour hypocrite pour la puissance, à travers les sentiments idéalistes, répugne à Solal. Mais il a besoin (comme beaucoup) de la tendresse des femmes, « cette tendresse qu’elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour » p.316. Pour avoir cette tendresse, il doit jouer le jeu de gorillerie. Il se montre énergique, arrogant, dominateur – le mâle parfait désiré de ces dames.

Ce qui est intéressant dans cette charge est le matérialisme des sentiments. L’amour est animal, pas éthéré ; avant tout charnel, pas spirituel. La femme recherche la force chez l’homme comme la femelle se soumet au mâle dominant, par instinct de protection pour ses maternités ; l’homme cherche la tendresse d’une compagne, substitut à la mère, qui sera mère des enfants en commun. Moral ou non, politiquement correct ou pas, cela est. Les femmes qui se mettent en couple apprennent à apprécier d’autres qualités moins machistes des hommes, moins immédiatement visibles que la virilité brute des muscles, du système pileux et de la grossièreté cynique. La position d’Albert Cohen sur le sujet apparaît comme une position biblique de haine de la chair, en tant que signe d’appartenance à l’animalité. Elle est réductrice et n’englobe pas tout l’amour entre sexes opposés.

Plus fine est sa critique de l’hypocrisie bourgeoise, de l’ambition du paraître qui empoisonne les êtres jusqu’au narcissisme et à l’arrivisme, de ce prétexte qu’est l’idéalisme étroit à la Bovary. Pas de mariage qui ne soit calcul de fortune ou de représentation, dit-il ; pas de charité si nul n’est au courant ; pas de religion si l’on ne peut s’en faire gloire entre amies du même monde ; pas d’invitations gratuites… Tous les sentiments sont pesés, rabaissés au monnayable, réduits au profit attendu. Là est la véritable satire de l’amour par Cohen, à mon sens, la critique de l’amour bourgeois réduit au cheptel à engendrer et à l’héritage à faire fructifier et transmettre, et non pas sa position sur la force animale.

Ce qui est gênant est que les deux s’entremêlent. Ainsi de l’exemple du chien. « Un chien, pour le séduire, je n’ai pas à me raser de près, ni à être beau, ni à faire le fort, je n’ai qu’à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu’il est un bon chien et moi aussi. Alors, il remuera sa queue, et il m’aimera d’amour avec ses bons yeux, m’aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d’identité et sans cravate de commandeur, m’aimera même si je suis démuni des 32 petits bouts d’os de gueule, m’aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d’amour » p.322. L’homme Cohen revendique la sensibilité animale ; il ne veut pas être enfermé dans le machisme, cette image sociale préfabriquée du mâle. Il rejoint la revendication justifiée des féministes de pouvoir être soi, femme énergique ou mâle sensible au rebours des conventions. Ce qu’Albert Cohen voudrait connaître, ce sont les rapports personnels, affectifs, pareils à ceux d’un homme et d’un chien, et non pas les rapports habituels de statut social. Il veut être aimé pour lui, pas pour sa parure ni pour sa position. Mais à mélanger les deux, est-il crédible ?

Je ne souscris pas à son assimilation de la faiblesse à la bonté, ni à l’opposition tranchée qu’il fait de la bonté et de la force. Être « faible d’amour » n’est pas être faible tout court. Avoir besoin de tendresse n’implique nullement que l’on soit esclave – ni de celles qui dispensent la tendresse (mère, épouse, amante, amie, enfant) – ni de ce besoin même, qui n’occulte en rien les autres facultés humaines. La tendresse n’empêche pas la force, ni la puissance la bonté. Au contraire même, l’homme fort déborde de générosité, qui appelle la tendresse en retour. Il faut voir le gros mâle fondre devant son tout petit enfant. Et celui qui a beaucoup vécu, fort de son expérience, est plus disposé à l’indulgence et au relativisme du jugement.

couple torse nu

Non, Monsieur Cohen, notre origine animale ne nous rend pas « méchant », et ce n’est pas le regard de Dieu qui nous culpabilise d’être faible de chair, ni les tables de la Loi qui nous dressent moralement. Notre « bonté » ne provient pas plus de la morale que notre « méchanceté » ne vient de la nature. La force, comme la faiblesse, peut être bonne ou mauvaise. Cet amour de la force, que vous avez cru découvrir chez la femme, n’est pas l’amour satanique du destructeur, de la bête de proie, mais l’amour de la plénitude des possibilités humaines.

L’homme « fort » révéré par l’amour des femmes n’est pas la brute tueuse que présente Albert Cohen mais l’homme complet, développé au physique comme au moral, l’homme qui peut tuer, certes, mais qui a de bonnes raisons de le faire et pas une simple envie ou un besoin sadique. Adrien Deume, dans Belle du seigneur, est une machine à ambition. Il n’est au fond pas un « puissant » mais le fantasme de puissance d’un faible qui veut arriver et doit se faire plus macho qu’il ne l’est pour intéresser les femmes. Fort heureusement, ou elles ont bien changé, ou elles ne sont pas toutes comme ça !

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Gallimard Pléiade 1986, 1034 pages, €50.35

Albert Cohen, Belle du seigneur, 1968, Coffret Folio 1998, 1109 pages, €11.88

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