Le mot français « amitié » est très large d’acception et comprend les simples contacts (les « amis » sur Facebook) comme les relations (obligées au travail, en commerce) ou les camarades (solidaire des mêmes études ou activités). Mais il vient du mot « amour », qui est une passion, et se décline en les différents étages de l’humain : amour sensuel ou sexuel, amour de cœur ou affectif, amour bienveillant et charitable de l’esprit. L’amitié peut être une sorte d’amour. Montaigne l’a connue à son incandescence lorsqu’il avait 25 ans, pour Etienne de La Boétie qui en avait 28. Il en fait tout le chapitre XXVIII de son 1er livre des Essais.
Pourquoi ? Pour rien : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi », dit-il tout simplement. Par je « ne sais quelle force inexplicable et fatale ». Comme une prédestination : « nous nous cherchions avant que de nous être vus ». Un coup de foudre affectif et mental : « Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre ».
Amitié rare en son temps, rare d’ailleurs de tout temps : « il ne s’en lit guère de pareille et, entre nos contemporains, il ne s’en voit aucune trace en usage. » Cette amitié n’est aucune de « ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne », dit Montaigne qui tente de l’analyser. Rien à voir avec l’amour filial « des enfants aux pères » (parents) ou des parents aux enfants – car cet amour-là est trop inégal. Rien à voir avec l’amour fraternel – car la compétition pour bâtir sa propre vie fait des frères (ou des sœurs) « qu’ils se heurtent et choquent souvent » et les caractères peuvent être éloignés. Rien à voir avec l’amitié de rencontre, qui ne dure que le temps d’un séjour. Rien à voir avec l’amour pour les femmes – car c’est « un feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu’à un coin » ; l’amour sexuel est avant tout désir et de plus en plus rares sont les couples qui résistent à l’usure des années lorsque le désir s’atténue et s’éteint. « La jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L’amitié, au rebours, est jouie à mesure qu’elle est désirée, ne s’élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu’en la jouissance, comme étant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage. »
Le mariage est un marché, dit Montaigne, « qui n’a que l’entrée libre » (le divorce étant interdit par l’Église, donc par le roi). Sa durée ne dépend pas de notre volonté, or l’affection exige la liberté. « Joint qu’à dire vrai, la suffisance ordinaire des femmes n’est pas pour répondre à cette conférence et communication », expose notre philosophe en son XVIe siècle où la femme, côte d’Adam et pécheresse originelle selon la Bible, est inférieure en tout point au mâle et lui reste soumise. Comment une amitié peut-elle naître de cette inégalité ? Montaigne est intelligent et ne craint pas de penser contre son temps et son Eglise. Aussi poursuit-il sa phrase : « Et certes, sans cela, s’il se pouvait dresser une telle accointance, libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière jouissance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fut engagé tout entier, il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus comble. » Donc rien d’impossible par essence entre homme et femme, mais cela n’est pas encore arrivé, pas même dans l’Antiquité où notre Périgourdin puise ses sources.
D’où cette interrogation sur la « licence grecque » qui était que des hommes aiment des garçons, plus égaux et plus libres que les femmes. L’amitié véritable, telle que Montaigne l’a connue durant quatre ans seulement avec La Boétie (qui est mort jeune), serait-elle comblée par le même sexe ? Non pas, dit Montaigne, « pour avoir, selon leur usage, une si nécessaire disparité d’âges et différences d’offices entre les amants, ne répondait non plus assez à la parfaite union et convenance qu’ici nous demandons. » L’amitié érotique pour un jeune garçon, même socialement acceptée, valorisante pour l’aimé et à but civique de formation du guerrier citoyen accompli chez les antiques Grecs, n’a rien de l’amitié pleine et entière analogue à celle de Michel pour Etienne. A cause « de cette première fureur inspirée par le fils de Vénus au cœur de l’amant sur l’objet de la fleur d’une tendre jeunesse ». Comme cela est bien tourné… pour dire le désir érotique. Il est incompatible avec la liberté d’accord entre les êtres. L’amour sexuel est emprise car le désir est souverain ; l’amour amitié est volontaire car l’esprit comme le cœur sont libres.
Reprenant Platon sans le citer, notre philosophe avance que l’amitié grecque était fondée sur la beauté du corps plutôt que sur celle de l’âme (nous dirions aujourd’hui la personnalité) – car l’esprit est encore en germe dans la jeune tête. Avec la maturité venait parfois l’amitié véritable de l’amant pour l’aimé, le désir sexuel éteint par la virilité atteinte du protégé et « le désir d’une conception spirituelle par l’entremise d’une spirituelle beauté ». L’égalité rétablie entre désormais deux hommes, et non plus un homme et un adolescent, la liberté était rendue aux liens affectifs. « Enfin, tout ce qu’on peut donner à la faveur de l’Académie, c’est dire que c’était un amour se terminant en amitié », conclut Montaigne en raison.
L’amitié de Montaigne pour La Boétie « n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi », dit-il. « Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien. »
Car là est l’absolu. Aucun « devoir » entre vrais amis, ni « ces mots de division et de différence : bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout étant effectivement commun entre eux, volontés, pensements, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne se peuvent prêter ni donner rien. » Les amis véritable sont pour Montaigne des jumeaux qui partagent tout, un idéal fusionnel, une société communiste entre eux, vécu par lui également avec La Boétie.
Nul ne peut donc avoir une « multitude d’amis », déclare Montaigne, ou ce ne sont pas de vrais amis. « Car cette parfaite amitié, de quoi je parle, est indivisible ; chacun se donne si entier à son ami, qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs ». On peut aimer en quelqu’un sa beauté, en un autre « la facilité de ses mœurs », en un autre encore la paternité, la fraternité ou la libéralité ; « mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double. »
La mort de l’ami est comme une part de soi qui nous est arrachée. Et de citer en plusieurs pages les poètes latins pour dire avec pudeur son chagrin, et d’éditer les sonnets de son ami en ses propres œuvres pour le faire connaître au chapitre XXIX qui suit celui-ci. Mais les 29 sonnets écrit par La Boétie et publiés dans les premières éditions ont été effacés des suivantes. Nous ne les connaissons pas ; peut-être étaient-ils trop éloignés de ce que Montaigne voulait laisser de son ami à la postérité ?
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50
Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00
Montaigne sur ce blog
Mélenchon, méchant bon
J’ai eu l’heur de publier sur ce blog en 2011 une note sur Jean-Luc Mélenchon, politicien entre Péguy et Doriot. Un lecteur l’a retrouvée et la commente cinq ans et demi plus tard comme digne d’actualité. Je l’en remercie et, comme les commentaires sont fermés sur les notes après un à deux mois – pour ne pas susciter des « polémiques à la françaises » aussi vaines que stupides, une fois l’actualité passée – il a publié son avis dans la rubrique « à propos ». Comme ce n’est ni le lieu pour le lire, ni pour débattre d’un sujet en particulier, je me permets de replacer dans le fil des notes ce commentaire de grand intérêt, que j’accompagne de quelques réflexions. Le débat est ainsi ouvert, quelques mois avant les prochaines présidentielles en France, et quelques semaines avec les primaires des sept nains du PS.
« Bonjour, votre article de 2011 sur Mélenchon, Péguy et Doriot m’a paru intéressant, y compris en 2016-2017.
Le temps rectifie cependant quelques unes de vos idées, comme l’opposition de Mélenchon à l' »aigle » russe…
Le rapprochement avec Doriot me paraît, quoiqu’il en soit, pertinent, sinon comme stricte analogie du moins comme hypothèse-guide.
Au passage, d’autres idées de votre article me paraissent approximatives. Ainsi, le bien-être des ouvriers de l’automobile est une légende (qu’il s’agisse de Toyota, de Ford, de Renault, de Fiat, en 1970 ou 2016, que l’organisation soit fordiste ou par groupes de qualité).
Mais pour rester au centre de votre article : avec Mussolini ancien leader socialiste, Doriot évoluant du PCF à la collaboration pro-nazie, l’opportunisme narcissique (et l’insécurité mal compensée qui peut-être va avec) engendre bien des vicissitudes et les parcours sont souvent TORTUEUX et chez les apprentis caudillos. « Le futur Duce de l’Italie fasciste est élevé par un père forgeron et militant anarchiste et une mère institutrice et très religieuse (catholique). »
Je crois que les méthodes et de style de Mélenchon, les fantasmes qui s’échappent parfois de sa bouche par manque de maîtrise et par sincérité semi-volontaire…, tout cela permet de voir qu’il n’est pas tel qu’il apparaît à ses suiveurs et à ses électeurs.
Les indices d’une idéologie vermoulue et réactionnaire sont pourtant assez patentes. Il doit lui-même faire des rectifications fréquentes, sur un mode agressif et embarrassé, ou encore rectifier son programme pour tenter de les intégrer et sauver la face. Voir ici ses vœux. La stance à l' »universalisme » (blah blah…) inciterait à nuancer le rapprochement avec Péguy… et à mieux cerner le caractère opportuniste du bonhomme.
Politiquement incohérent, il n’en serait pas moins nocif, selon moi, s’il en avait les moyens… Mais son style et la confusion qu’il trimbale ne sont pas des caractères isolés dans les mouvances militantes et semi-intellectuelles de notre époque.
Merci pour votre article et pour certaines pages de votre blog.
Pierre Grimal »
Ce qui est intéressant est que l’étude sur le bonhomme Mélenchon a peu vieilli : le politicien est toujours « méchant » par haine personnelle contre la société, qu’il sublime en la projetant sur « le peuple ».
Il veut évidemment en faire « le bien » malgré lui, au peuple. Ce pourquoi il est un méchant bon.
Mais il ne peut aller dans le sens du peuple qu’en résolvant ses propres contradictions venues de l’extrême-gauche trotskiste-lambertiste : internationalisme ? le peuple veut du nationalisme ; anticapitalisme ? le peuple veut surtout du boulot ; écologisme ? le peuple ne veut pas régresser au moyen-âge ; démocratie directe ? le peuple veut bien participer, mais pas gouverner, ça l’ennuie – son individualisme exige épouse et pavillon, DVD possédés et quant à soi préservé. Pas sûr que la Grande transparence robespierriste de Mélenchon soit en phase avec ce que veut le peuple…
J’écrivais aussi sur ce blog en 2012, à propos de Mélenchon, le malentendu qu’il provoque (et continue de provoquer) :
Le rassemblement des mélenchonistes apparaît bien hétéroclite.
Mais veut-il vraiment gouverner ? Je me posais la question en 2014 sur ce blog. La posture du Commandeur, Victor Hugo tonnant du haut de son exil, est bien plus valorisante pour ce théâtral politicien, que la discipline de chaque jour des affaires à régler par compromis… Le fusionnel d’une Assemblée unique et d’un gouvernement direct, me paraît une compensation personnelle pour un gamin frustré de père à 11 ans qui semble ne jamais s’en être remis (ce qui me navre) – mais pas un remède au mal français qu’est l’immobilisme d’âme paysanne et la répugnance à changer (si bien servis par Chirac puis Hollande).
Yaka et encore yaka, résumais-je en 2016 dans un billet de blog, sur les outrances de l’extrême-gauche, Mélenchon inclus. Je n’ai pas changé d’avis depuis. Mélenchon aime gueuler, pas gouverner. Car gouverner, c’est prévoir, et ne pas suivre le vent du peuple selon qu’il girouette de l’est à l’ouest ou du nord au sud. Mélenchon se positionne comme national-populiste, qu’il le veuille ou non. Il ne veut pas de Poutine comme Grand frère, même s’il admire probablement sa façon, de faire. Donald Trump aussi… Mélenchon est adepte non de la démocratie mais de la démocrature – la dictature, mais du Salut public, de la Patrie en danger – tout ce que Castro a réalisé durant ses quasi 60 ans de règne autocratique sans partage.
Un grand méchant, Mélenchon, même s’il se veut un méchant bon.
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