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Harlan Coben, Sous haute tension

Myron Bolitar, l’agent des stars, accessoirement avocat, est contacté par Lex, un rocker qui a eu du succès. Sa femme Suzzie, enceinte de leur enfant, a reçu un mystérieux message posté sur Facebook disant « pas le sien » à propos du bébé. L’image associée est celle d’un tatouage. Myron va enquêter, aller en boite, se confronter aux gros bras à cerveaux étroits métrosexuels de ce genre de lieux, découvrir la provenance du tatouage, remonter le temps jusqu’à la rock star associée de Lex, un très beau jeune homme qui n’aimait que les filles à peine nubiles, se transporter dans l’avion privé de son ami Win dans l’île privatisée où la villa de la star se trouve, ruser pour y entrer et découvrir le pot aux roses. Ou ce qu’il en reste. D’autant que sa belle-sœur, Kitty, est dans le coup. Elle l’a fâché avec son frère Brad seize ans auparavant et a depuis erré en Amérique du sud auprès de divers ONG avec son fils Mickey, un neveu de désormais 15 ans que Myron n’a jamais vu.

Tout s’enchaîne dans une bonne histoire admirablement ficelée avec la touche personnelle qui attache le lecteur.

Mais c’est le personnage même de Myron T. Bolitar qui ne réussit pas à m’accrocher personnellement. L’agent des sportifs et des chanteurs au top de la mode superficielle américaine est « trop » comme disent les ados. Coben réinvente Superman, ce héros gonflé du ressentiment juif envers la société. Tous ses compagnons sont surévalués, sa fiancée Teresa fondante, son associée Esperanza catcheuse comme la fille de l’accueil Big Cindy, son ami Win classe et richissime, au carnet de relations sans équivalent tout en étant expert en arts martiaux, son père un vieux sage juif formé au Talmud, sa mère compréhensive, son neveu de 15 ans « magnifique »… C’est un univers composé pour éblouir le gogo yankee auquel j’ai beaucoup de mal à adhérer.

Je lis les enquêtes de Bolitar mais je ne les relis pas, je n’en ressens aucune envie contrairement à d’autres, je n’ai aucun attachement pour ces personnages de carton. C’est pour moi de la littérature-kleenex « pour jeunes adultes » comme l’écrit l’auteur : ceux qui ont horreur de se prendre la tête, qui ne lisent que ce qu’ils rêvent de vivre par compensation, réduits à leur univers de paillettes et de compète où le sport, la baise, l’alcool et la fumette sont l’alpha et l’oméga du bon gars américain bien de chez lui à New York.

Un bon roman de gare, mais je passe vite à autre chose.

Harlan Coben, Sous haute tension (Live Wire), 2011, Pocket 2013, 413 pages, €7.95 e-book Kindle €13.99

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Henri Troyat, Le jugement de Dieu

Ces trois nouvelles médiévales ont pour point commun d’avoir été écrites au début de la Seconde guerre mondiale. La France, vaincue par ses faiblesses et notamment son pacifisme après la guerre imbécile de 14, est en déroute. Le juif errant, le combat du créateur, le voyage du jeune homme, sont autant de contes qui font s’évader du présent pour trouver compensation dans le merveilleux et la foi. Car ces trois nouvelles parlent toutes de Dieu.

Le jugement de Dieu met en scène un miracle : accusé par une matrone d’avoir tué un bourgeois, Alexandre Mirette se voit condamner à l’ordalie d’être plongé dans l’huile bouillante. S’il en ressort indemne, c’est qu’il est innocent ; s’il y reste, il est coupable. Dans ce jeu cruel du si tu perds je gagne et si tu gagnes je gagne, le miracle a lieu. Le jeune criminel est plongé dans le bain mais n’a rien ; à l’inverse, la matrone qui l’accusait le verbe haut est frite. Dieu a donc sauvé son innocence ? Pas vraiment. Car Dieu l’ignore, il ne veut rien avoir à faire à lui. Alexandre vivra sous le poids de ses fautes sans qu’elles soient jamais punies ; il restera l’éternel solitaire. Le mot juif n’est pas écrit sous l’Occupation, mais le conte est bien la transposition du Juif errant qui ne connaitra jamais de paix, celui qui a bafoué le Christ, préférant la superstition maniaque des rites au prophète humain. Les Juifs sont persécutés car Dieu s’est détourné d’eux qui l’ont renié par la croix.

Le Puy Saint-Clair se passe à Tulle où un artisan sculpteur a réalisé le gisant de sa jeune épouse morte. C’est son chef d’œuvre, là où il a mis tout son amour. Mais la guerre de religion entre papistes et huguenots fait rage. La ville est attaquée, envahie, tout comme la France catholique de 1940 par les luthériens et huguenots renégats de l’Allemagne hitlérienne. François Lamarsaude défend la ville avec la milice, puis il est submergé par la vague des soldats réformés. Il rampe vers le cimetière pour y trouver la paix et y revoir une dernière fois son œuvre de pierre. Il en défend l’accès comme un lion, tuant et sabrant, méritant bien de la ville. Mais celle-ci est bombardée au canon et un huguenot ignare rase d’un boulet le gisant adoré. Lamarsaude est désespéré ; il ne lui reste plus qu’à mourir. Mais la Vierge apparait, sous les instances de sa femme qui l’aimait. Lui s’aperçoit que la gloire mortelle ne vaut rien en regard de la gloire immortelle d’avoir été aimé et de l’être à jamais.

Le merveilleux voyage de Jacques Mazerat fait voguer un humble artisan sur un navire dont il a restauré la figure de proue. Il est tombé amoureux de la belle de bois tandis que sa bonne amie de chair l’ennuie un brin. Il s’embarque à Dieppe et vogue vers la mer Rouge. En chemin, le bateau attaque un navire portugais et s’en empare. Une belle mauresque captive ensorcelle le Jacques, chargé de lui apporter à manger. La brume se lève et le navire d’escorte a disparu ; quant à l’équipage de prise, il est en proie à la maladie et tout le monde meurt sauf Jacques. La sorcière arabe lui a fait jeter à la mer sa médaille d’or de saint Jean, cadeau de son amie de Dieppe et qu’il portait sur sa poitrine nue. Jacques se retrouve sans foi ni loi, perdu sur l’océan. L’arabe s’évanouit en fumée. Sauvé par une galère, Mazerat doit s’y engager comme galérien volontaire, subissant le fouet quand il ne tient pas la cadence. Au bout de dix jours, en attaquant un navire, la galère est abordée et coulée ; Jacques s‘évade avec un compagnon. Mais celui-ci ne tarde pas à mourir pour avoir bu d’une eau trop pure pour être honnête. Le jeune homme est seul jusqu’à ce qu’une bande de « nègres » emplumés ne vienne s’ébattre sur la plage, venus en pirogues et dansant autour du feu. Jacques sympathise, offre au chef des verroteries échouées de la galère. Il veut surtout récupérer sa médaille de saint Jean et soudoie les nègres pour qu’ils l’y conduisent en pirogue et qu’ils plongent. Ce qui est fait, mais la médaille reste introuvable. C’est un miracle (encore un) si Jacques, abandonné par les sauvages, se prend les doigts dans la chaine d’or brassée par le sable alors qu’il regagne la plage. Un homme grand et fort l’y attend, qui se propose de le reconduire à Dieppe. Il rame, infatigable, aborde puis se perd dans la ville, l’église. Jacques qui l’y suit, voit qu’il a repris sa pose de saint, statufié dans la nef. Sa bonne amie est en prières devant lui.

Quel miracle sauverait la France blessée en cette fin de 1940 ? Il est étonnant de voir, quatre-vingt ans après, combien le déni de réalité permet de s’évader dans l’impossible, combien s’illusionner sur les superpouvoirs saints ou divins permet de compenser sa propre impéritie ou lâcheté. Le Russe d’Arménie né en 1911 mais arrivé à 9 ans en France où a fait toutes ses études, prix Goncourt 1938, a légalisé son nom de plume Troyat en lieu de Torossian lorsqu’il est devenu français, puis a été démobilisé en 1940, à 30 ans.

Henri Troyat, Le jugement de Dieu, 1941, Livre de poche 1973, 286 pages, occasion 

Henri Troyat, Romans d’hier : Faux jour, Le vivier, Grandeur nature, La clef de voûte, L’araigne, Le jugement de Dieu, Le mort saisit le vif, Le signe du taureau, La tête sur les épaules, Presses de la Cité Omnibus 1992, 1129 pages, €12.00

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Ivan Morris, La noblesse de l’échec

Au Japon, le héros qui échoue est vénéré. Pour les fils de l’empire du soleil levant, l’homme à qui sa pureté de cœur interdit les ruses et les compromis, si souvent nécessaires à toute réussite en société, est par essence voué aux causes désespérées et il connaîtra, inéluctablement, l’échec. L’auteur raconte la vie tragique de neuf personnages réels. Ils se sont dressés sans espoir contre des forces supérieures et ont par succomber malgré tout leur esprit, toute leur volonté et tout leur courage.

Cela peut paraître excessif à nos yeux d’Occidentaux pour qui la ruse et « l’esprit » sont nécessaires aux héros, depuis Ulysse jusqu’aux modernes SAS et autres chevaliers du ciel. Mais il faut considérer la société japonaise : elle est si conformiste qu’elle exige de chacun de s’incliner sans discussion devant l’autorité et la tradition. Dès lors les hommes téméraires, provocants, faisant fi des conventions et du bon sens, fascinent – à la condition qu’ils soient foncièrement honnêtes. La majorité pusillanime trouve compensation à célébrer ces individus qui osent, menant un combat solitaire et sans espoir. Cet échec inscrit au bout du chemin leur donne un caractère pathétique ; ils symbolisent la vanité de l’activité humaine, spécialement celle du Japonais asocial.

Fort heureusement, les héros dans ce pays sont aussi des poètes. Le héros tragique japonais a une vie d’un niveau émotionnel supérieur à la plupart des hommes. Il révèle ses sentiments les plus profonds en vers, avant que la mort elle-même ne vienne condenser le sens de son existence aux yeux de tous. La qualité essentielle du héros est le MAKOTO : la pureté d’intentions, le refus d’objectifs égoïstes et matériels, une délicatesse morale des plus exigeantes. Il a la force spirituelle de n’accorder aucune valeur à ce monde qu’il juge corrompu. Pourquoi transiger, s’adapter à ce monde, négocier avec les brigands ? Le héros réagit spontanément, instinctivement, contre tout ce qui froisse sa morale naïve mais d’une pureté absolue. Il connaîtra donc l’échec, comme tous ceux qui ne peuvent franchir les nombreux obstacles semés par une société sans indulgence. Quoi qu’il en soit, comme tout humain, il sera aussi vaincu par la vieillesse, la maladie et la mort.

Le tempérament japonais est pessimiste. Est-ce dû à la fréquence des tremblements de terre, des tsunamis, des cyclones dans ce pays ? Le bouddhisme qui proclame la vanité des choses a trouvé là une terre d’élection. Pour le Japonais, la vie humaine est aussi fugace que les saisons. L’impuissance et les échecs sont donc inscrits dans tout ce qu’entreprennent les hommes. La beauté est alors ce qui est éphémère : les fleurs, la jeunesse, les reflets à la surface d’un lac, les actes des héros vaincus. Bien que la mort doive saisir un jour chaque être vivant, le malheur humain paraît plus déchirant lorsque la victime est jeune, pure et de bonne foi.

La quintessence du symbole japonais est ainsi la chute des fleurs fragiles du cerisier au printemps. Et le livre se termine par ce haïku :

Aujourd’hui épanouie,

Ses pétales demain dispersés par le vent,

Telle est la fleur de notre vie :

Comment son parfum serait-il éternel ?

Ivan Morris, La noblesse de l’échec – héros tragiques de l’histoire du Japon, Gallimard 1975, 408 pages, €15.00

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Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre

Vaste programme que ce livre qui se veut un roman ! Comment parler de Dieu sans paraphraser la Bible ou tomber dans l’essai indigeste ? L’auteur, toujours brillant, s’en tire par une pirouette : des chapitres philosophiques soigneusement dictés sur le ton de la conversation, afin qu’il ne subsiste aucune obscurité de « langue écrite », alternent avec des fragments d’histoires, véridiques ou romancées. A 92 ans, Jean d’Ormesson vient de passer de l’autre côté de la vie et saura peut-être enfin ce qu’il en est.

« On fait avec ce qu’on a », ose dire Jean d’Ormesson en langage familier. Un peu de l’œuvre de Dieu s’attrape dans l’histoire. Nous voici donc plongés dans l’époque favorite de l’auteur, celle de l’Empire et des amours de Chateaubriand. L’écrivain est pris comme type d’homme exemplaire autour duquel gravitent diverses destinées. Sa vie est un fil qui permet de tirer d’un coup l’écheveau emmêlé des histoires particulières censées donner, elles, l’idée de l’histoire majeure, contemplée par Dieu dans ses hauteurs – à supposer qu’il existe.

C’est ainsi que le capitaine du bateau négrier qui transporte un jeune Noir n’est autre que le père de Chateaubriand, que ce nègre parmi les autres est le fils mêlé d’une Sénégalaise et du comte de Vaudreuil qui sera amant de Gabrielle, et peut-être d’Hortense Allart qui… mais arrêtons-là ces correspondances infinies qui sont l’un des charmes du livre. Elles sont contées par courts fragments par un concepteur qui sait captiver son auditoire en quelques lignes.

J’écris bien « auditoire », car Jean d’Ormesson semble écrire comme il converse, c’est-à-dire avec toute l’élégance classique des salons d’hier. La familiarité s’allie avec une belle fluidité dans les tournures aimables de la langue française. Le lecteur y sent l’influence de Chateaubriand bien-sûr, mais aussi de Stendhal qui n’hésitait pas à aller droit au but, de Saint-Simon qui ne manquait jamais une satire, et même de Flaubert, le côté laborieux du « gueuloir » en moins. Dieu, qu’il est agréable de lire Jean d’O !

Ce compliment global n’empêche nullement de dénoncer quelques longueurs dans la partie « essai » qui assaisonne dans le roman. Redites incantatoires, répétitions en termes différents, monologues de théâtre qui durent – comme si Péguy en avait été l’inspirateur. De grâce, usez de le la gomme et des ciseaux, Monsieur l’écrivain, vous n’en serez que mieux compris ! Si vous avez voulu montrer que tout discours sur « Dieu » n’est qu’alignement de mots et rebutante scolastique, vous avez presque réussi. Heureusement que vous enrobez le lavement d’anecdotes historiques séduisantes, ce que vous appelez « un mot d’esprit infini ».

Quelques remarques surnagent qui méritent d’être retenues.

A l’origine (s’il y en eût une) le rien et le tout étaient confondus. Dieu flottait, infini, immobile (incréé par sa créature ?). Un grand mystère est cette idée de l’Autre qui a traversé Dieu, être parfait qui se suffit à lui-même. Plutôt que rester Narcisse à se complaire dans son reflet, il a l’idée d’une manifestation à être et à aimer. Dieu crée l’Autre, c’est-à-dire Lucifer et sa liberté, donc le mal qui est opposition à l’immobilité repue de Dieu. Sans cette liberté, toute création resterait confondue en Dieu. L’orgueil du Diable est plein de Dieu, mais enivré de lui-même comme ce que Dieu ne veut pas être. Ainsi naît le mal dans le bien. Le mal était nécessaire, faute de quoi le monde n’aurait pu exister. Contenu en Dieu, il ne devait d’être distinct que par la liberté qui y règne. L’imperfection permet le malheur et les crimes, mais aussi les grandes choses, plus précieuses encore, que sont l’amour, la générosité, la conquête du bien. Un jour l’expérience cessera avec « la fin » du monde et la réconciliation en Dieu sera générale. Tout retournera dans tout, au sein de Dieu l’Unique et incréé. Et le tout et le rien seront à nouveau confondus…

Vous suivez ? Pour notre savoir scientifique bien parcellaire, l’univers serait né d’une boule de matière dense qui aurait explosé. Le temps, donc l’espace, sont la conséquence de ce Big Bang originel. Dans le futur, cette expansion est vouée à se ralentir ; l’univers dilué se ramassera à nouveau, jusqu’à la concentration propice à une nouvelle explosion. Peut-être – nous n’en saurons jamais rien. Y avait-il un « avant », y aura-t-il un « après » ? Il est beau de laisser la pensée dériver parfois dans les rêves cosmiques. Cela apaise et grandit.

Justement, « Dieu », qui est-il ? Comment des êtres humains limités et éphémères peuvent-il concevoir leur inverse complet, infini et éternel ? Jean d’Ormesson a cette jolie formule « On ne parle pas de Dieu, on parle seulement à Dieu (…) Je ne parle que de mes rêves, qui sont les rêves d’un homme. Mais, qu’on le veuille ou non, Dieu fait partie de ces rêves. Tout homme, un jour, s’est interrogé sur Dieu » 1.XXV p.111. Le politiquement correct féministe exigerait qu’on parlât « d’être humain » plutôt que de « l‘homme », mais le neutre latin passé en français s’est simplifié au masculin.

L’être humain donc, est partie de quelque chose qu’il imagine, qui n’est peut-être qu’un rêve, qu’un désir de Père, qu’une projection compensatoire aux humiliations et souffrances de la vie – mais un rêve qui le dépasse, l’inclut et le comprend. « C’est cet ensemble que j’appelle Dieu ». Ainsi évoque-t-on brillamment un mystère. « Je n’ai pas dit : voici Dieu. Je dis : les rêves sont les idées. Et les idées sont réelles » – tout simplement.

Mais cette simplicité masque la question des origines : « Puisque j’ai dû venir, puisque je serai venu – et peut-être par hasard, ou peut-être par nécessité – je n’oserai pas soutenir que je suis venu tout seul et par mes propres forces. Je le crois, je le sens, je le sais, j’en suis sûr : j’ai été porté par quelque chose. Par quoi ? Qui me le dira ? Par le temps, par l’histoire, par l’ensemble des hommes, par les lois de la nature. C’est tout cela que j’appelle Dieu. Le vocabulaire est libre et j’ai l’âme généreuse : j’ai été créé par Dieu » p.114. De la croyance à la certitude, la démarche se tient, même si elle peut n’être ni la mienne, ni la vôtre.

Mieux encore : « Nous autres – je veux dire les hommes – nous manquons de sérieux à un point stupéfiant. Nous nous occupons de tout, sauf du tout – je veux dire de Dieu. Je ne croirai à rien. Ôtez tout : je crois à ce qui demeure. Par un prodigieux paradoxe, qui est la clé de ce livre, lorsque vous ôtez tout, ce qui reste, c’est tout. Le premier tout, c’est des détails, des anecdotes, la futilité du savoir, la frivolité du pouvoir. Le second tout, c’est tout. C’est Dieu ». Et paf ! Pour ceux qui l’ont reconnu, Descartes n’a qu’à bien se tenir.

Mais ce n’est pas fini. Je ne connais pas de croyant pour se coucher et laisser Dieu faire, dit encore l’auteur (même en islam qui signifie « soumission »). Plus on croit, plus on est persuadé que le devoir consiste à agir au nom de Dieu – à sa place. Croire est adhésion, et toute adhésion est action. Dès lors, que Dieu existe ou non, peu importe – du moment qu’il est réel dans l’esprit des hommes et qu’il est un moteur qui les pousse à agir. A l’inverse, je ne connais pas d’incroyant, poursuit Jean d’Ormesson, qui ne cherche un jour ou l’autre à penser l’univers comme une totalité et à lui donner un sens. Et ce sens peut être le mal, ou le hasard, ou l’histoire, ou la nécessité, ou l’absurde, ou le néant – c’est pourtant encore un sens. Vous avez entendu, lecteurs lettrés, l’écho de Dostoïevski, de Marx, du biologiste Jacques Monod, de Camus, de Sartre. Même les fous ont leur logique. Le monde n’a peut-être pas de sens, les hommes lui en prêtent encore un.

« Cette totalité, et ce sens du croyant, c’est ce que j’appelle Dieu » : puissant, non ? Rien que pour cette virtuosité de l’intellect qui fait bouillir les idées en jonglant avec les concepts, et pour le charme infini des anecdotes qui s’enfilent l’une à l’autre comme dans un coït amoureux, je vous conseille de lire ce gros livre. On en ressort différent : pas converti, mais plus intelligent.

Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre, 1980, Folio 1986, 526 pages, €9.30

Les œuvres de Jean d’Ormesson chroniquées sur ce blog

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Français terroristes : que faire ?

Les massacreurs du Bataclan et des cafés bobos, les terroristes qui se sont fait sauter au stade de France et à Saint-Denis (plus celui qui est encore en vie pour n’avoir pas osé) étaient Français. D’origine immigrée arabe, mais nés et élevés en France, « sous la mère » si l’on ose accoler cette mention de qualité bio.

Ils ont connu ségrégation sociale, difficultés scolaires, petite délinquance, radicalisation religieuse de quartier et dans les prisons, emprise du financement saoudien et qatari donc de la version littérale salafiste de l’islam, rigidification laïque sur le voile, le halal, la piscine, les prières dans la rue, les minarets des mosquées, la question palestinienne et les conflits en Afghanistan, en Irak, en Syrie, la chienlit des printemps arabes « démocratiques ». Cela n’excuse rien ; cela permet d’analyser leur cheminement.

Comme le dit depuis des décennies Marcel Gauchet, toute religion se fond peu à peu dans la modernité, les réactions intégristes étant justement le symptôme qu’elles se diluent. Cependant, comme le monde est désormais global, Internet livrant opinions, slogans et vidéos de tout, en temps réel, ce qui demeurait friction culturelle ou adaptation malaisée devient aujourd’hui conflit identitaire, voire choc moral des civilisations. Ce pourquoi cette troisième ou quatrième génération issue d’immigrés s’intègre moins bien que les précédentes. Tout est plus dur pour la jeunesse, mais encore plus pour la leur, car leur visage et leur patronyme sont connotés.

musulmans exclus

Mais leur violence ne peut plus être vue seulement comme conséquence des discriminations sociales ainsi que le logiciel de gauche tend à le mouliner en boucle :

  • il y a violence du monde et de ses conflits au Moyen-Orient
  • il y a la violence de l’islam des premiers temps, réavivée par la lecture littérale du Coran
  • il y a la violence mimétique de l’adolescence et des fratries qui se monte volontiers la tête et se pose par la posture virile vengeresse pour exister dans une société qui valorise plutôt le savoir et l’intelligence.

Dans la sous-culture des banlieues françaises, les désaffiliés sont parfois victimes (ce n’est pas la majorité) – mais s’enferment dans la haine. Ces « exclus » ne sont pas de nouveaux Christs rédempteurs du genre humain, pas plus que des néo « prolétaires » dont la classe serait porteuse d’avenir radieux. Ils sont plutôt solitaires, dépressifs, recherchant la gloire et la fraternité comme compensation. Le pèlerinage en Syrie a fonction de voyage initiatique, dont ils reviennent soit hantés parce qu’ils étaient partis pour apporter de l’aide et qu’ils n’ont trouvé que les horreurs de la guerre – soit décérébrés, enveloppant de « sacré » leur violence ultime, tout esprit annihilé par le suicide programmé au nom d’Allah par d’habiles manipulateurs d’ex-services secrets de Saddam Hussein.

se faire sauter en slip

Être un héros n’est pas facile, et la religion semble offrir une voie rapide :

  • Elle permet d’assimiler un savoir déjà écrit et contenu tout entier dans le Coran – plutôt que des années scolaires prolongées aux perspectives sans cesse repoussées.
  • Elle permet de se voir assigner une place, garçon ou fille, avec des rites de discipline et une communauté d’entraide.
  • Elle permet d’inverser les rôles, d’insignifiants rasant les murs à juges impérieux de cette société qui les a oubliés, méprisés ou rejetés – société qualifiée facilement « d’impie » ou d’hérétique. Faites la guerre, pas l’amour : la kalachnikov est plus facile à manier pour tisser des relations de domination avec les autres que la bite pour se faire accepter des filles ; se faire sauter une seule fois pour toutes assouvit la frustration de ne pas être autorisée à se faire sauter maintes fois – c’est parfois aussi trivial que ça.

Le rêve de toute-puissance permet de se voir comme Exécuteur de Dieu, bras armé du divin. Ce pourquoi on se met en images, contrairement aux préceptes de l’islam mais selon le narcissisme de la jeunesse moderne.

se faire sauter ados

Dans l’ordre inverse de cet engrenage individuel, social et culturel, il serait donc nécessaire de :

  1. Désendoctriner les néo-convertis, plus royalistes que le roi dans leur ignorance des textes et de l’histoire
  2. Ventiler les prisons, pour que les radicaux ne subvertissent pas les tièdes
  3. Soigner la délinquance par d’autres mesures que la prison
  4. Offrir d’autres perspectives que le trafic, le racket ou le vol à la jeunesse des banlieues
  5. Former des imams français en France et contrôler étroitement les contreparties exigées des financements étrangers
  6. Réformer l’école (éducation au statut de citoyen libre) en n’y envoyant pas les profs débutants, mal formés et laissés pour compte par la sacro-sainte Administration (dont le seul but est de s’en laver les mains)
  7. Réhabiliter l’esprit français, universaliste mais ancré dans l’histoire (finie la repentance), les grands exemples des classiques (finie la démagogie des chansons de rap en cours de littérature), l’usage du grec ancien remettant tout le monde à égalité et décentrant la culture (alphabet à réapprendre pour tous, période hors des conflits actuels, matrice de la civilisation occidentale mais surtout de la laïcité et de la démocratie universelle)
  8. Faire montre de plus de tolérance (une fois l’identité de culture réaffirmée comme ci-dessus), croire en Allah ne faisant pas de vous ipso facto un terroriste en puissance, être religieux ne voulant pas dire rejeter la république ni la vie en commun. Liberté de croire, égalité de toutes les croyances pour l’espace public, fraternité de la vie commune par la tolérance mutuelle : la notion de « blasphème » est abandonnée depuis 1789. Pas de différentialisme à la Terra Nova ou à la Wievorka, pas de laïcité soupçonneuse et interventionniste à la jacobin-socialiste aimant tout régenter – mais une laïcité libérale : celle de ne pas intervenir dans la sphère privée.

Il y a un long travail à accomplir pour changer les mentalités…

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Christiane Rochefort, Printemps au parking

L’histoire est toute simple, écrite en 1969 dans la lignée de la libération de mai. Un adolescent, Christophe (16 ans ?) fugue parce qu’il n’a pas supporté une remarque insignifiante de son père. De la banlieue sud, il gagne Paris où il fait la connaissance de Thomas, étudiant. Après diverses péripéties naît entre eux l’amour.

La thèse est d’époque. Le fils du peuple élevé en grand ensemble par un ménage petit-bourgeois routinier et moraliste, doté d’une culture d’école primaire axée sur le devoir et le travail, s’évade brusquement, libéré par une pulsion printanière. L’intellectuel, ancien gauchiste un peu amer, végète dans ses études avec ses camarades, dans ce quartier latin rituel. L’arrivée de Christophe et de sa jeunesse apporte la candeur et l’élan que l’après mai 68 avait laissé disparaître. Tel un bon sauvage, il bouleverse par sa seule présence et par ses actes spontanés le nouveau confort moral et idéologique que s’est constitué Thomas. La passion, comme une folie dionysiaque, balaye le « vieil homme » et libère l’être.

La portée du message est immense. Nul besoin de lire Wilhelm Reich pour saisir la logique du désir libérateur. Il se révèle ici avec efficacité et vraisemblance. L’Occident bourgeois parle pour masquer la frustration constante de ses désirs élémentaires. Le discours même le plus gauchiste reste idéologique, masqué d’illusion morale. Seule l’action libère car elle est vérité, et la vérité est toujours révolutionnaire. Le refoulement bourgeois est si profond que l’action n’apparaît pour la société que comme compensation ou sublimation des désirs – mais ceux-ci restent de toute façon refoulés. La puissance apparente devient le dérivatif de l’impuissance sexuelle. La frustration, selon l’auteur, se transmute en oppression physique, sadique, militaire et économique, justifiée par l’idéologie technocrate.

Cette domination de la nature dont nous sommes si fiers, maîtrise et possession selon Descartes, serait-elle la compensation sublimée de nos désirs sexuels insatisfaits ? Le schéma est un peu simple, Reich était aussi obsédé que Freud par le sexe. L’après 68 adorait provoquer mémère en étalant du sexe sur toutes les pages. Mais le dilemme jouissance ou puissance apparaît comme un faux dilemme. L’homme n’est pas naturellement bon, même ses désirs sexuels pleinement satisfaits (pour autant que cela soit possible). La marée pulsionnelle libératrice n’a pas fait de nous des Indiens préhistoriques heureux au sein de mère Nature.

Cela, ce n’est pas le livre qui le dit, même s’il le laisse entendre par la bouche de Thomas toute emplie d’idéologie. Les mots ne sont pas les choses et les classiques soixantuitards ne sont pas des bibles. Il biaise en citant Socrate, le modèle du philosophe selon Maurice Clavel, fort à la mode ces années là (et complètement oublié depuis… comme quoi le médiatique n’est pas le talent). Le sage agit avant de discourir et son enseignement est moins construction de mots (idéologie des sophistes) qu’accouchement de connaissances (donc chemin révolutionnaire).  De nos jours, en Occident, nous n’avons plus de Socrate. Les philosophes ne sont plus hommes d’action mais tenants de postes d’État, poseurs dans les médias. La lumière ne peut donc plus venir des discours mais des désirs, elle ne peut plus émaner des professeurs adultes en sagesse, mais des adolescents du peuple, restés sauvages et encore innocents.

Christiane Rochefort, qui se disait communiste (elle est décédée en 1998 à 81 ans), va loin dans la remise en cause du parti comme guide éclairé des masses prolétaires. Elle lance les culottes par-dessus les moulins pour déclarer tout uniment que la connaissance est amour. Non pas l’amour à la platonicienne repris par les chrétiens, épuré, essentialisé, déifié – mais l’amour humain fait de désirs, de tendresse et d’attention, tout de chaleur et de peau, de frottement d’épidermes et d’éclatements liquides – l’amour matérialiste.

‘Printemps au parking’ excite les mineurs à la débauche, ce qui signifie désapprendre la volupté impuissante des mots pour retrouver les mots vrais issus de la volupté charnelle. C’est dire aussi qu’une autre éducation est possible.

Christiane Rochefort, Printemps au parking, 1969, Grasset 1998, 323 pages, €9.02

Christiane Rochefort sur Wikipedia

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