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Le hasard et la nécessité

C’est l’un des mérites éminents de Jacques Monod, dans ce vieux livre paru il y a cinquante ans et que j’ai lu à sa sortie,  Le hasard et la nécessité, d’avoir défini avec clarté et précision pour les années 1970 la nature de l’évolution du monde vivant. S’appuyant sur les connaissances scientifiques établies, le professeur a pu affirmer que la naissance et l’évolution de la biosphère sont dues au hasard et obéissent aux lois mathématiques des probabilités. La biosphère est création, mais une création absolue à chaque instant, suivant les lois du hasard et de la nécessité, pas celle d’un Projet.

Il y a nécessité dans le dogme de l’invariance génétique. Le patrimoine génétique conditionne l’individu physiologiquement. L’intelligence, qui ne peut exister sans support biologique, se trouve elle aussi conditionnée par le code génétique. Mais pas absolument, comme se déroule un programme d’ordinateur : le code détermine un faisceau de potentialités qui seront plus ou moins révélés, puis développées par le milieu de vie. Nécessité aussi dans la sélection naturelle des plus aptes à répondre avec efficacité et souplesse aux exigences d’un milieu changeant : génétiquement (ceux qui résistent à la grippe par exemple) et culturellement (elle permet une meilleure hygiène de vie et des conditions sociales plus favorables). Ainsi des « pestes » médiévales, qui faisaient mourir la moitié de la population, tandis que l’autre moitié parvenait à s’en sortir.

Il y a hasard dans les actions téléonomiques qui ont pour but la survie et la reproduction. Hasard dans la fécondation : un spermatozoïde sur plusieurs millions parviendra seul à féconder l’ovule. Hasard dans les mutations génétiques dues à des perturbations du mécanisme d’invariance, perturbations dues elles-mêmes au hasard des combinaisons.

Contingence fondamentale et développement programmé alternent. Une structure vivante apparaît par hasard, qui se développe suivant des règles nécessaires, jusqu’à une nouvelle étape où le hasard intervient. Imaginons un train lancé à grande allure et orienté par des aiguillages, dans l’entrecroisement des voies innombrables. L’aiguilleur est une roue de loterie, le train est l’être vivant et la locomotive la nécessité.

De ce fait découle une constatation : la biosphère évolue vers une complexification et vers une individualisation de plus en plus grande. L’être vivant mute et sélectionne ses avatars vers plus de puissance et de souplesse, de moins en moins spécialisé, de plus en plus ouvert, néoténique, capable d’apprendre. L’homme, être le plus complexe de la planète, possède des potentialités originales, notamment la conscience du néocortex. Sans elle, il ne serait qu’un corps faible et nu, guère capable de survie face aux prédateurs. Mais parce qu’il est doté d’intelligence et d’un sens de la collectivité, il survit fort bien et domine le monde animal. Il est capable de mémoriser et de transmettre ses expériences, ajoutant à ses gènes une banque de données extérieures, accessibles par l’apprentissage.

Une conséquence : l’homme est désormais apte à agir sur le cours de l’évolution.

Il peut le faire de façon positive. Par la manipulation du code génétique afin d’éviter les tares et déficiences héréditaires, voire par un eugénisme contrôlé et éthique à grande échelle, pour éviter que se reproduisent les gènes conduisant au mongolisme par exemple. Mais surtout par la mise en réseau du savoir, l’éducation à la recherche, la formation du caractère pour explorer et découvrir. Les gènes ne sont pas tout, la révélation de leurs potentialités aussi, qui passe par un milieu favorable, nourriture, apaisement, stimuli, apprentissages, émulation sociale, culture.

Il peut se faire de façon négative. Par le métissage généralisé qui appauvrira le patrimoine global de l’humanité. Par l’interdiction de tout métissage qui augmentera le taux de consanguins et éliminera peu à peu les gènes inutiles à un milieu étroit. Toute modification du milieu ferait alors mourir une grande part des inadaptés. Par l’institutionnalisation des comportements, car ils sont des ‘pressions de sélection’. Les caractères acquis ne se transmettent pas par l’hérédité, les comportements se transmettent par l’éducation. Ils favorisent l’évolution des mentalités vers ce qui est considéré comme meilleur ou mieux adapté au milieu, à l’époque, à la société. Ainsi l’éducation au climat, au respect homme-femme, à la protection des enfants.

Chaque individu est unique en son genre, résultat effectif et éphémère des milliards de milliards de combinaisons génétiques humainement possibles. A lui seul, l’individu représente un faisceau unique de potentialités possibles : il est l’une des chances de survie de son espèce et l’une des chances de la vie en général. C’est pour cette raison que chaque individu est, au fond irremplaçable, et en quelque sorte « sacré ». Il est une expérience qui ne sera jamais plus, une combinaison dont la probabilité de réapparition est pratiquement nulle.

C’est parmi cette diversité que s’élaborent les êtres futurs, produits de l’évolution (biologique et culturelle) : parmi une multitude de combinaisons perpétuellement renouvelées et en mutations constantes. Combien d’expériences avortées sur celles qui ont réussi ? La nature est prodigue, sa richesse est infinie, mais elle a besoin de cette richesse pour que l’évolution poursuive son dynamisme. Une restriction dans la diversité et c’est une part du capital qui disparaît irrémédiablement. Cela vaut pour les hommes comme pour les bêtes et pour les plantes, ce pourquoi l’écologie est nécessaire à la survie humaine. Il n’y a pas de bon ou de mauvais gène, il n’y a que de bonnes et de mauvaises combinaisons, disent les généticiens. Danger de l’eugénisme et du génocide…

L’homme peut manipuler le code génétique, il peut à son gré décider de restreindre la diversité des gènes ou encourager les mutations au hasard. Mais l’homme peut jouer à l’apprenti sorcier : créer des monstres ou des êtres trop spécialisés. Son sort se trouve aujourd’hui entre ses mains. Accroître sa puissance, c’est chercher à réaliser au mieux le potentiel génétique de chacun, augmenter ou préserver la richesse génétique des générations suivantes. L’avenir dira, au vu des conséquences, s’il a bien ou mal usé de sa liberté.

Plus que jamais la démocratie est nécessaire. Puisque chaque individu n’existe qu’à un seul exemplaire, chance unique de l’évolution, autant qu’il ait son mot à dire sur le présent et l’avenir de l’espèce. Il doit pouvoir défendre et transmettre le patrimoine génétique comme le patrimoine culturel original dont il est le résultat en même temps que le dépositaire transitoire. Il doit décider librement des pressions de sélection au pouvoir de sa conscience et de sa volonté.

Jacques Monod, Croix de guerre et Médaille de la Résistance en 1945, a obtenu le prix Nobel de médecine 1965 pour ses travaux sur la biologie moléculaire. Il a notamment mis au jour le rôle fondamental de l’ADN, code génétique transcrit par l’ARN messager pour produire les protéines. Mais jamais le messager n’altère le code : la transcriptase inverse de certains rétrovirus n’est pas la traduction inverse de l’ARN en ADN mais une enzyme qui permet de faire comme si. Ce livre, bien que datant d’il y a un demi-siècle, devrait faire réfléchir les ignorants qui préfèrent « croire » au Complot des « vaccins » qu’à la réalité qui permet sans toucher l’ADN d’augmenter les défenses immunitaires NATURELLES de l’organisme. Jacques Monod est décédé en 1976.

Jacques Monod, Le hasard et la nécessité : : essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, 1970, Points Seuil 1973, 244 pages, €6.10 e-book Kindle €8.49

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Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre

Vaste programme que ce livre qui se veut un roman ! Comment parler de Dieu sans paraphraser la Bible ou tomber dans l’essai indigeste ? L’auteur, toujours brillant, s’en tire par une pirouette : des chapitres philosophiques soigneusement dictés sur le ton de la conversation, afin qu’il ne subsiste aucune obscurité de « langue écrite », alternent avec des fragments d’histoires, véridiques ou romancées. A 92 ans, Jean d’Ormesson vient de passer de l’autre côté de la vie et saura peut-être enfin ce qu’il en est.

« On fait avec ce qu’on a », ose dire Jean d’Ormesson en langage familier. Un peu de l’œuvre de Dieu s’attrape dans l’histoire. Nous voici donc plongés dans l’époque favorite de l’auteur, celle de l’Empire et des amours de Chateaubriand. L’écrivain est pris comme type d’homme exemplaire autour duquel gravitent diverses destinées. Sa vie est un fil qui permet de tirer d’un coup l’écheveau emmêlé des histoires particulières censées donner, elles, l’idée de l’histoire majeure, contemplée par Dieu dans ses hauteurs – à supposer qu’il existe.

C’est ainsi que le capitaine du bateau négrier qui transporte un jeune Noir n’est autre que le père de Chateaubriand, que ce nègre parmi les autres est le fils mêlé d’une Sénégalaise et du comte de Vaudreuil qui sera amant de Gabrielle, et peut-être d’Hortense Allart qui… mais arrêtons-là ces correspondances infinies qui sont l’un des charmes du livre. Elles sont contées par courts fragments par un concepteur qui sait captiver son auditoire en quelques lignes.

J’écris bien « auditoire », car Jean d’Ormesson semble écrire comme il converse, c’est-à-dire avec toute l’élégance classique des salons d’hier. La familiarité s’allie avec une belle fluidité dans les tournures aimables de la langue française. Le lecteur y sent l’influence de Chateaubriand bien-sûr, mais aussi de Stendhal qui n’hésitait pas à aller droit au but, de Saint-Simon qui ne manquait jamais une satire, et même de Flaubert, le côté laborieux du « gueuloir » en moins. Dieu, qu’il est agréable de lire Jean d’O !

Ce compliment global n’empêche nullement de dénoncer quelques longueurs dans la partie « essai » qui assaisonne dans le roman. Redites incantatoires, répétitions en termes différents, monologues de théâtre qui durent – comme si Péguy en avait été l’inspirateur. De grâce, usez de le la gomme et des ciseaux, Monsieur l’écrivain, vous n’en serez que mieux compris ! Si vous avez voulu montrer que tout discours sur « Dieu » n’est qu’alignement de mots et rebutante scolastique, vous avez presque réussi. Heureusement que vous enrobez le lavement d’anecdotes historiques séduisantes, ce que vous appelez « un mot d’esprit infini ».

Quelques remarques surnagent qui méritent d’être retenues.

A l’origine (s’il y en eût une) le rien et le tout étaient confondus. Dieu flottait, infini, immobile (incréé par sa créature ?). Un grand mystère est cette idée de l’Autre qui a traversé Dieu, être parfait qui se suffit à lui-même. Plutôt que rester Narcisse à se complaire dans son reflet, il a l’idée d’une manifestation à être et à aimer. Dieu crée l’Autre, c’est-à-dire Lucifer et sa liberté, donc le mal qui est opposition à l’immobilité repue de Dieu. Sans cette liberté, toute création resterait confondue en Dieu. L’orgueil du Diable est plein de Dieu, mais enivré de lui-même comme ce que Dieu ne veut pas être. Ainsi naît le mal dans le bien. Le mal était nécessaire, faute de quoi le monde n’aurait pu exister. Contenu en Dieu, il ne devait d’être distinct que par la liberté qui y règne. L’imperfection permet le malheur et les crimes, mais aussi les grandes choses, plus précieuses encore, que sont l’amour, la générosité, la conquête du bien. Un jour l’expérience cessera avec « la fin » du monde et la réconciliation en Dieu sera générale. Tout retournera dans tout, au sein de Dieu l’Unique et incréé. Et le tout et le rien seront à nouveau confondus…

Vous suivez ? Pour notre savoir scientifique bien parcellaire, l’univers serait né d’une boule de matière dense qui aurait explosé. Le temps, donc l’espace, sont la conséquence de ce Big Bang originel. Dans le futur, cette expansion est vouée à se ralentir ; l’univers dilué se ramassera à nouveau, jusqu’à la concentration propice à une nouvelle explosion. Peut-être – nous n’en saurons jamais rien. Y avait-il un « avant », y aura-t-il un « après » ? Il est beau de laisser la pensée dériver parfois dans les rêves cosmiques. Cela apaise et grandit.

Justement, « Dieu », qui est-il ? Comment des êtres humains limités et éphémères peuvent-il concevoir leur inverse complet, infini et éternel ? Jean d’Ormesson a cette jolie formule « On ne parle pas de Dieu, on parle seulement à Dieu (…) Je ne parle que de mes rêves, qui sont les rêves d’un homme. Mais, qu’on le veuille ou non, Dieu fait partie de ces rêves. Tout homme, un jour, s’est interrogé sur Dieu » 1.XXV p.111. Le politiquement correct féministe exigerait qu’on parlât « d’être humain » plutôt que de « l‘homme », mais le neutre latin passé en français s’est simplifié au masculin.

L’être humain donc, est partie de quelque chose qu’il imagine, qui n’est peut-être qu’un rêve, qu’un désir de Père, qu’une projection compensatoire aux humiliations et souffrances de la vie – mais un rêve qui le dépasse, l’inclut et le comprend. « C’est cet ensemble que j’appelle Dieu ». Ainsi évoque-t-on brillamment un mystère. « Je n’ai pas dit : voici Dieu. Je dis : les rêves sont les idées. Et les idées sont réelles » – tout simplement.

Mais cette simplicité masque la question des origines : « Puisque j’ai dû venir, puisque je serai venu – et peut-être par hasard, ou peut-être par nécessité – je n’oserai pas soutenir que je suis venu tout seul et par mes propres forces. Je le crois, je le sens, je le sais, j’en suis sûr : j’ai été porté par quelque chose. Par quoi ? Qui me le dira ? Par le temps, par l’histoire, par l’ensemble des hommes, par les lois de la nature. C’est tout cela que j’appelle Dieu. Le vocabulaire est libre et j’ai l’âme généreuse : j’ai été créé par Dieu » p.114. De la croyance à la certitude, la démarche se tient, même si elle peut n’être ni la mienne, ni la vôtre.

Mieux encore : « Nous autres – je veux dire les hommes – nous manquons de sérieux à un point stupéfiant. Nous nous occupons de tout, sauf du tout – je veux dire de Dieu. Je ne croirai à rien. Ôtez tout : je crois à ce qui demeure. Par un prodigieux paradoxe, qui est la clé de ce livre, lorsque vous ôtez tout, ce qui reste, c’est tout. Le premier tout, c’est des détails, des anecdotes, la futilité du savoir, la frivolité du pouvoir. Le second tout, c’est tout. C’est Dieu ». Et paf ! Pour ceux qui l’ont reconnu, Descartes n’a qu’à bien se tenir.

Mais ce n’est pas fini. Je ne connais pas de croyant pour se coucher et laisser Dieu faire, dit encore l’auteur (même en islam qui signifie « soumission »). Plus on croit, plus on est persuadé que le devoir consiste à agir au nom de Dieu – à sa place. Croire est adhésion, et toute adhésion est action. Dès lors, que Dieu existe ou non, peu importe – du moment qu’il est réel dans l’esprit des hommes et qu’il est un moteur qui les pousse à agir. A l’inverse, je ne connais pas d’incroyant, poursuit Jean d’Ormesson, qui ne cherche un jour ou l’autre à penser l’univers comme une totalité et à lui donner un sens. Et ce sens peut être le mal, ou le hasard, ou l’histoire, ou la nécessité, ou l’absurde, ou le néant – c’est pourtant encore un sens. Vous avez entendu, lecteurs lettrés, l’écho de Dostoïevski, de Marx, du biologiste Jacques Monod, de Camus, de Sartre. Même les fous ont leur logique. Le monde n’a peut-être pas de sens, les hommes lui en prêtent encore un.

« Cette totalité, et ce sens du croyant, c’est ce que j’appelle Dieu » : puissant, non ? Rien que pour cette virtuosité de l’intellect qui fait bouillir les idées en jonglant avec les concepts, et pour le charme infini des anecdotes qui s’enfilent l’une à l’autre comme dans un coït amoureux, je vous conseille de lire ce gros livre. On en ressort différent : pas converti, mais plus intelligent.

Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre, 1980, Folio 1986, 526 pages, €9.30

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Michel Déon, Mes arches de Noé

Plutôt qu’une autobiographie, Michel Déon livre ici ce qui l’a créé. Ses parents bien sûr, mais aussi ses lectures, ses rencontres, les lieux où il a vécu, ses enfants.

Tout commence par une île. Lorsqu’on est enfant unique et que l’on a dix ans en 1929, Robinson Crusoé est LE livre qui vous forme. Homme seul, livré à lui-même, qui doit recréer sa civilisation ex-nihilo, se débrouiller pour bien vivre, Robinson est l’archétype imaginaire de l’individu doué de raison des Lumières. Il habite une île, lieu clos qui enferme et oblige, mais permet aussi l’envol de l’imaginaire et l’appétit pour les rencontres inopinées. « On ne lit qu’un livre. Le mien s’est appelé Robinson Crusoé », déclare Michel Déon dès la première ligne.

Tout au long de sa vie, il en a connu, des îles : le Cap Ferrat, Madère, Spetsaï, l’Irlande, Oléron même. Et puis le couple, qui est une île à soi tout seul, avec les enfants pour faire nid. Alice est née en 1963 et Alexandre en 1965, l’auteur leur dédie ce livre. Il avait déjà 44 ans à la naissance de la première mais, les sens apaisés, une œuvre en cours, il a su les aimer. Les notations ne manquent pas, pudiques et fières, qui disent l’amour paternel. A Cythère, lorsqu’il avait 9 ans : « nous aperçûmes Alexandre qui gonflait le canot pneumatique de l’Esperos et, petit dieu nu et cuit par le soleil, pagayait vers la plage » p.133.

Il a connu aussi les gens, les amours, les célébrités de rencontre et les amis littéraires. Son père est mort de maladie lorsqu’il avait 13 ans, laissant un manque à cet âge où l’adolescent est en quête de modèle. Il était monarchiste, ce pourquoi Edouard Michel (qui se fait appeler Michel Déon) a suivi l’Action française. Il s’est lancé dans le journalisme avec cette presse, a rencontré Charles Maurras qu’il a fréquenté de près durant l’Occupation, à Lyon. Il ne partage en rien les idées antisémites aussi théoriques qu’absurdes de Maurras, inutiles dans sa politique et qui tenaient plus à l’air du temps et aux suites de l’affaire Dreyfus qu’à une conviction « raciale » ; Michel Déon durant des pages démonte cet amalgame. Il reste que Maurras avait des idées et que la France en avait besoin, bien qu’elle se soit vendue à un maréchal cacochyme venu de 14. En 1978, rappeler à ce pays girouette, vendu à nouveau à « la gauche » marxiste sans plus de réflexion, était un acte de courage intellectuel. « Je commençais à voir les Français tels qu’en eux-mêmes ces années d’épreuve les changeaient : ‘C’est plein la Kommandantur des personnes qui viennent dénoncer les autres’ » p.79. Une preuve que le « penser par soi-même » des Lumières – ce phare authentique de la pensée française – était le propre de Michel Déon.

A 17 ans, le jeune Edouard, qui réside au Cap Ferrat avec sa mère, pratique l’aviron, les haltères, le punching-ball et le tennis. Ce qui lui permet des rencontres, dont un Michel de… qui a une sœur de dix ans plus âgée que ses 17 ans. Ce fut donc B. qui l’initia à l’amour, physique, sentimental et irraisonné. Il en gardera à jamais la trace dans sa vie et dans ses personnages. « Elle m’a aussi enseigné qu’on peut aimer successivement (et, à la rigueur, quand le temps presse, ensemble) deux ou trois femmes sans rien voler à l’une ou à l’autre parce que ce n’est jamais le même sentiment qu’elles inspirent et que, réciproquement, on peut aimer un être qui appartient à un autre sans que vous dévore le besoin de posséder à soi seul l’objet aimé. Ce qu’on vous donne est déjà trop beau » p.242.

Pour le reste, François Périer, Kléber Haedens, Paul Morand, Coco Chanel, Jean Cocteau, Jacques Chardonne, Jacques Monod, sont quelques-unes de ses rencontres et de ses amitiés. Il les évoque avec couleur et affection, notamment Kleber Haedens, oublié injustement aujourd’hui au profit d’histrions qui ne lui arrivent pas à la cheville en littérature. Avec Kleber Haedens, « on découvrira (…) que c’est dans le sport amateur que se sont réfugiés aujourd’hui les grands auteurs de la tragédie : l’héroïsme, la fatalité, la passion et la pureté » p.163. Bien loin de ces profs qui méprisaient le corps, à la suite de la déformation chrétienne, et qui considéraient « les souffreteux de la classe (comme) a priori les têtes pensantes et les bien balancés, voués à des métiers manuels » p.63. Une attitude qui a duré jusque dans les années 1990 et qui explique peut-être le retard économique français et la coupure entre « élite » et peuple dont se gargarisent les socio-intellos d’aujourd’hui…

Il y a une véritable saveur humaine en ces pages bien écrites et qui coulent avec bonheur. Le panorama d’une existence qui allait encore durer quarante ans, entre la Grèce, l’Irlande et Paris.

Michel Déon, Mes arches de Noé, 1978, Folio 1980, 318 pages, €8.20

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