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Ces garçons qui venaient du Brésil de Franklin Schaeffner

Le film, sorti en 1978, surfait sur la mode qui remettait les nazis au goût du jour. Il est adapté du roman d’Ira Levin sorti en 1976 et qui a connu un grand succès. Décédé en 2007, l’auteur était un juif new-yorkais connu surtout pour Rosemary’s Baby (une femme violée en rêve par le diable) dont Polanski a fait un film. Cette mode en croisait une autre mode surgie dans les années 70 : la génétique.

Depuis la Seconde guerre mondiale, en effet, la génétique a opéré des pas de géant. Dès 1944 il est démontré que l’ADN est le support biochimique des caractères héréditairement transmis ; en 1953 Watson et Crick prouvent la structure de l’ADN en double hélice ; en 1958 Jérôme Lejeune décrit la trisomie 21 ; dans les années 60 François Jacob, Jacques Monod et François Gros distinguent l’ADN mémoire de l’ARN messager. Au début des années 70, les méthodes et outils permettent le génie génétique et la manipulation des gènes en les recombinant. Et c’est en 1977, à la veille de la sortie du film, que débute le clonage des gènes humains.

Hitler et les nazis faisant de la « race » le socle de leur société et de leur projet politique, la rencontre des survivants du IIIe Reich et du clonage ne pouvait que s’opérer dans un thriller à succès. De quoi bien faire peur sur l’avenir avec les démons du passé.

Les garçons qui viennent du Brésil sont des bébés soumis à l’adoption dans des familles choisies à travers le monde. Il s’agit d’un complot mondial financé par d’anciens nazis, regroupés dans l’association des Kameraden (camarades), et dont la partie scientifique est opérée par le célèbre et démoniaque docteur Mengele (Gregory Peck, époustouflant dans le rôle). Celui-là même qui fit des expérimentations à vif sur les détenus des camps, juifs et non-juifs, femmes et enfants compris. Il s’est intéressé notamment aux jumeaux et à la génétique, comment l’environnement pouvait actualiser différemment les gènes. Après guerre, réfugié en Amérique du sud comme tant d’autres nazis, il est censé avoir poursuivi ses expériences sur les populations amérindiennes, considérées comme des sous-hommes même par les gouvernements latinos locaux.

Le vieil Ezra Lieberman (Laurence Olivier, remarquable avec son accent yiddish et sa bonhommie d’Europe centrale) est un célèbre chasseur de nazis sur le modèle de Simon Wiesenthal. Il vit à Vienne en Autriche avec sa sœur Esther (Lili Palmer) dans un appartement qui a des fuites et dont il peine à payer le loyer. Il reçoit un appel du Paraguay de la part d’un jeune juif activiste, Barry Kohler (Steve Guttenberg). Le jeune homme croit avoir un scoop : il a retrouvé des officiers nazis et même le docteur Mengele. Ce n’est pas neuf pour Lieberman, il le sait, comme tout le monde et conseille à Kohler de quitter le pays immédiatement s’il veut conserver la vie. Les nazis ne rigolent pas avec ceux qui les observent.

Évidemment l’aventurier excité par sa découverte n’en fait rien et va même jusqu’à soudoyer un gamin qui sert de portier à l’imposante demeure de Mengele. Il le convainc de poser un dispositif d’écoute dans le salon en échange d’une radio toute neuve. Ce qui lui permet d’entendre et d’enregistrer une conversation entre tout un groupe de nazis chargés d’assassiner 94 fonctionnaires de 65 ans dans différents pays, à des dates précises. Naturellement, le jeune juif inconscient est repéré et poignardé à mort, sa cassette confisquée. Il a eu juste le temps de téléphoner à Lieberman pour lui passer les premiers moments de l’enregistrement avant que l’autre entende sa mort en direct.

Le vieux chasseur de nazis se dit qu’il y a peut-être quelque-chose à creuser et surtout des meurtres à empêcher. Il joint un journaliste de Reuters à Vienne qui lui doit un service pour qu’il lui communique toutes les coupures de presse sur les morts d’hommes de 65 ans dans les prochaines semaines. Il cherche le point commun. Tous sont pères de famille, du même âge et avec une épouse de 23 ans plus jeune ; tous ont un garçon de 14 ans. Et pourquoi 94 ? Parce le chiffre est proche de 100, ce qui permet une bonne probabilité de réussite. Il va voir une famille à Londres dont le père vient de décéder d’un accident et la porte est ouverte par un garçon pas très aimable au teint pâle, aux cheveux très noirs avec une mèche sur le front, et des yeux très bleus (Jeremy Black, né en 1962 d’un père juif ashkénaze, presque 15 ans au tournage). Lors d’une seconde visite aux États-Unis, il a la surprise de rencontrer le même garçon, comme s’ils étaient jumeaux. Un activiste juif de la bande à Kohler, qui veut l’aider, va visiter une troisième famille et décrit un garçon semblable.

Lieberman sollicite alors un entretien avec Frieda Maloney (Uta Hagen), rattrapée par son passé de gardienne du camp d’Auschwitz et emprisonnée. Elle l’informe qu’elle a travaillé pour les Kameraden en livrant des bébés adoptables depuis le Brésil à des familles qui ne pouvaient avoir d’enfants. Elle n’en sait pas plus mais Lieberman se rend auprès du Dr Bruckner, biologiste qui lui explique les principes du clonage, tout juste découverts. En inscrivant au tableau noir les caractéristiques des enfants, Lieberman et Bruckner comprennent qu’il s’agit de cloner Adolf Hitler et de reconstituer son environnement familial le plus précisément possible : son beau-père Aloïs autoritaire et abusif décédé lorsque Adolf avait 14 ans ans, sa mère Klara de 23 ans plus jeune effacée et fusionnelle avec son fils – afin d’en faire des activistes politiques aptes, une fois adultes et dans chacun de leur pays, à soulever la race pour un IVe Reich.

Cette curiosité inquisitrice et surtout la célébrité médiatique d’Ezra Lieberman effraient les commanditaires nazis, qui veulent garder profil bas. Mengele dérape de plus dans la mégalomanie, se prenant pour le donneur d’ordre suprême de la SS et allant jusqu’à frapper un capitaine pour n’avoir pas obéi très exactement à ses ordres précis. De quoi attirer l’attention sur eux. Ils stoppent donc le projet contre l’avis du docteur et brûlent sa maison pour effacer les traces. Mais il est parti pour le lieu de la prochaine visite probable de Lieberman à une famille dont le chef doit mourir à ses 65 ans. Dans une ferme isolée, il tue le père adoptif après l’avoir isolé de ses dobermans de garde et attend Lieberman qu’il veut zigouiller aussi afin de poursuivre tout seul sa mission. Mais il tire comme un pied, ratant le Juif assis à deux mètres de lui – il est du genre à rater un éléphant dans un couloir, ce nazi haineux, ce qui est plutôt grotesque et une faiblesse du montage !

Lieberman parvient à ouvrir la porte aux dobermans qui sautent sur Mengele et le tiennent en respect parce que c’est lui qui tient l’arme ; ils sont dressés. Le gamin revient de l’école, ce clone-ci se prénomme Bobby, il ressemble évidemment aux autres et a du sens artistique en prenant des photos comme son ancêtre biologique qui peignait des aquarelles. Lieberman lui fait chercher son père adoptif et, lorsqu’il le trouve mort, il revient au salon et ordonne aux chiens d’attaquer ; ils égorgent Mengele. Bobby se délecte à prendre des photos bien gore. Lieberman ne dira rien à la police et il est emporté en ambulance pour être soigné de ses blessures superficielles par balle.

Dans sa chambre, l’activiste juif reconnaissable à sa coiffure quasi afro de cheveux bouclés serrés – signe racial comme Kohler ? – exige de Lieberman qu’il lui remette la liste des 94 clones afin de les éradiquer. Lieberman refuse : ce n’est pas parce qu’on est juif et que l’on a souffert de la barbarie nazie qu’il faut agir en nazi. Ces enfants n’ont rien demandés, ils sont innocents des crimes de leur père génétique et de leur médecin manipulateur ; ils ont le droit de vivre leur vie. Et il brûle la liste sous les yeux du jeune.

La caméra opère une transition où l’on retrouve Bobby dans une salle à lumière inactinique, où il développe ses photos. Il semble regarder les plaies de Mengele et les morsures des dobermans avec un certain plaisir, tout en manipulant le bracelet de dents de jaguars de Mengele. Cette scène a été coupée à la télévision allemande et n’a été rétablie que dans la version DVD. Ils préféraient le Juif qui pardonne à celui qui se pose des questions sur le Bien et le Mal, sur l’inné et l’acquis, sur les gènes et l’éducation. Ce sont pourtant les bonnes questions – toujours les nôtres.

Elles posent en effet le dilemme de faire société sur la biologie ou sur la culture.

Dans le premier cas, on est juif en société juive que parce que l’on est né d’un mère juive – c’est le cas d’Israël ; en conséquence symétriquement, pour l’activiste juif face à Lieberman, être né d’un père nazi (comme les 94 clones) fait de vous automatiquement un nazi.

Dans le second cas, être éduqué selon certaines valeurs d’une certaine culture font de vous un citoyen de tel pays ; il s’agit d’une forme de choix social, familial, personnel, culturel – pas d’une assignation génétique.

C’est toute la différence entre les sociétés anti-modernes d’Ancien régime, fondées sur le « sang » et le « sol », et les sociétés issues des Lumières fondées sur l’éducation et le contrat social, la « volonté » affirmée d’être par exemple français. A ce titre, toute personne humaine peut devenir « française » – à condition d’accepter les valeurs, la culture, le mode de vie français, et de s’y sentir bien : c’est ce que l’on appel l’universalisme.

Mais ces positions extrêmes sont chacune idéologiques. La position la plus juste est probablement de considérer que la biologie comme le territoire sont naturellement les bases de l’individu et de la société, mais que la culture et l’éducation – qui évoluent – les forment et les déforment tout au long de la vie.

C’est alors à chacun de choisir ce qu’il prend ou ce qu’il change, en fonction de sa propre histoire incluse dans la grande histoire. Chaque société choisit les individus qui veulent en faire partie, qu’ils soient dissidents de l’intérieur ou demandeur d’asile venus de l’extérieur. Les exemples de la Chine « communiste » de Mao devenue nationaliste, tout comme la Russie « révolutionnaire » anticapitaliste de Lénine, devenue réactionnaire et xénophobe, montrent combien ethnie et culture se combinent in fine.

Un film fait pour faire réfléchir.

DVD Ces garçons qui venaient du Brésil (The Boys from Brazil), Franklin Schaeffner, 1978, avec Gregory Peck, Laurence Olivier, James Mason, Lilli Palmer, Uta Hagen, Jeremy Black, Elephant films 2019, 2h02, nouveau master restauré HD €16,90

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Krause et Trappe, Le voyage de nos gènes

Un voyage passionnant dans l’archéogénétique, science récente due à l’accélération des possibilités de calcul numérique ces vingt dernières années. Le séquençage de l’ADN humain, décodé à grand peine en 2003 (il a fallu dix ans), est aujourd’hui beaucoup plus facile, rapide et moins cher : « La capacité de traitement de nos machines a été multiplié par 100 millions au cours des 12 dernières années, si bien qu’un seul séquenceur est capable de décoder le nombre vertigineux de 300 génomes humains par jour » p.19. D’où la multiplication des squelettes anciens décodés.

Ce qui amène l’institut d’Iéna sous la direction de Svante Pääbo à l’étude des migrations, depuis le dernier ancêtre commun aux Sapiens, Néandertaliens et Denisoviens. Les premiers hommes modernes ont quitté l’Afrique environ 600 000 ans avant aujourd’hui. Certains sont partis vers l’est à travers le Caucase, les Denisoviens ; les autres sont partis vers l’ouest au travers des Balkans, ce sont les Néandertaliens. Vers 50 000 ans avant aujourd’hui, une seconde diffusion des hommes modernes depuis l’Afrique a lieu, les Sapiens dont nous portons encore la trace génétique. Certains bifurquent vers l’Europe centrale, d’autres vers l’Europe de l’Ouest en contournant les Alpes couvertes de glaciers. Vers 38 000 ans avant le présent, les Néandertaliens sont repoussés par les Sapiens et disparaissent, parfois en se fondant par copulation avec eux (2 à 5 % de gènes néandertaliens subsistent dans les populations actuelles). On soupçonne le climat qui s’est refroidi de 4°C à cause d’une explosion du volcan napolitain des champs Phlégréens il y a environ 39 000 ans, permettant une meilleure adaptation du Sapiens grâce à ses qualités d’action collective.

C’est le règne des chasseurs-cueilleurs artistes de l’Aurignacien, du Gravettien et du Magdalénien, dont les grottes ornées enchantent les préhistoriens, les artistes et les touristes à Lascaux, Chauvet, Cosquer, Altamira, etc. A la fin de cette période glaciaire, il y a environ 18 000 ans, les Européens ont rencontré les humains des Balkans venus d’Anatolie et se sont mélangés ; ils avaient les yeux bleus et la peau sombre. Le recul des glaciers a favorisé les échanges techniques, commerciaux et génétiques.

Avec l’arrivée de l’holocène il y a 11 700 ans, le climat se réchauffe et les migrations reprennent, encouragées par l’émergence du pastoralisme et de l’agriculture. Ce deux modes de vie sont nés dans le Croissant fertile du Proche-Orient, où le climat est le plus favorable. Vers 14000 avant aujourd’hui, ce sont les Natoufiens au nord de l’Egypte ; vers 11 000 les populations vont migrer depuis le Croissant fertile du Liban-Syrie-Irak vers le Taurus, atteint 9000 ans avant puis vers le Caucase. Ils atteindront l’Europe centrale 8500 avant et l’Europe de l’Ouest environ 7500 avant, jusqu’à la Scandinavie 6200 ans avant. En deux cultures, celle de la céramique cardiale au sud en longeant la Méditerranée, et celle de la céramique rubanée au nord. Au mésolithique, on avait beaucoup d’enfants, allaités jusque vers l’âge de 6 ans faute de lait animal et de céréales ; ce néolithique importé va tout changer et submerger par la démographie les anciennes populations qui s’y sont mélangées.

Survient alors « l’heure des jeunes hommes célibataires », selon le titre du chapitre. La culture Yamna au nord du Caucase essaime vers 5200 avant aujourd’hui vers l’ouest, créant la culture de la céramique cordée, puis la culture campaniforme, selon les formes des poteries découvertes par les archéologues (décors en corde appliquée ou tournure des pots en cloche). Vers 4200 avant, c’est le début de l’âge du bronze en Europe de l’ouest, amené par ces cavaliers de la culture Yamna armés de haches de guerre qui ont occupé des lieux quasi déserts (peut-être décimés par la première épidémie de peste à l’âge de pierre). Ce pourquoi les nouveaux immigrés mâles des steppes s’imposent génétiquement : « 80 à 90 % des chromosomes Y que l’on recense à l’âge du bronze étaient jusqu’alors absents en Europe, en revanche il en allait autrement dans la steppe » p.122.

Ces immigrants du nord Caucase apportent avec eux une langue, qui donnera toutes les langues européennes. Cet « indo-européen », reconstitué avec les mêmes procédés que la génétique, serait parti de la région d’Irak vers 8000 avant pour créer vers l’est les langues de l’Iran et du nord de l’Inde, vers l’ouest les langues anatolienne et hittite, le grec ancien Linéaire B et l’Albanais, et vers le nord depuis la culture Yamna les langues balto-slaves, germaniques, celtiques et romanes. Seuls ont résisté quelques îlots non indo-européens comme le Linéaire A minoen (disparu avec l’explosion du volcan à Santorin), le proto-sarde et l’étrusque, le basque, le hongrois, l’estonien et le finnois. A noter que le turc comme les langues sémites ne sont pas d’origine indo-européenne. Mais l’interconnexion génétique s’est faite comme partout ailleurs et les langues ne permettent pas d’ancrer une « population » spécifique sur le territoire qu’elles occupent.

Deux chapitres finaux évoquent les pandémies qui ont accompagné les humains depuis leur sédentarisation néolithique et leur promiscuité sans hygiène avec les animaux. Ce sont la peste véhiculée par le rat noir, la lèpre par l’écureuil roux, la tuberculose par les bovins et par les phoques, la syphilis par le singe, les parathyphoïdes, puis les maladies épidémiques plus récentes comme la grippe, la variole, le sida et les Sars Cov. Le premier bacille de la peste simple est attesté dans la culture Yamna au nord Caucase vers 4900 avant aujourd’hui, le premier bacille de la peste bubonique (beaucoup plus contagieuse car se diffusant par lla respiration) vers 3800 avant. La peste de Justinien (540 à 750) a probablement aidé à chuter l’empire romain ; la peste noire (1346 à 1351) a éradiqué environ une personne sur deux dans toute l’Europe, concourant à la chute de l’empire byzantin et de la dynastie Yuan en Chine.

L’histoire de l’Europe est donc faite de migrations successives venues du Proche-Orient il y a 40 000 ans, 8000 ans et 5000 ans, de fluctuations sévères du climat dues aux glaciations et aux volcans, aux épidémies sporadiques dues aux bactéries et aux virus, aux nouvelles techniques de l’agriculture, de la domestication du cheval et de la fonte d’armes et d’outils en bronze, de constants et nombreux échanges commerciaux et des femmes entre les groupes humains encore peu nombreux.

Ces études sont littéralement passionnantes car nouvelles et fondées scientifiquement plus que les spéculations portant jusqu’ici sur les seuls restes techniques retrouvés dans les fouilles.

En revanche, le parti-pris idéologique mondialiste et dans le courant à la mode de l’un des auteurs agace. Si Johannes Krause est chercheur et directeur du département d’archéogénétique de l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig, Thomas Krappe est simple journaliste spécialisé dans les questions sanitaires. Son discours veut à tout pris se démarquer des théories racistes du nazisme, encore sensibles en Allemagne. Mais à trop vouloir prouver, on se ridiculise. Pas besoin d’user d’un vocabulaire démagogique comme « l’avenir, c’est les immigrés », « la chute de la forteresse Europe », « la langue comme instrument de domination », « l’invention du patriarcat » et ainsi de suite pour raconter l’histoire des gènes ! Ce défaut du livre est regrettable car la science doit rester neutre et ne pas être prise pour prétexte à des idées toutes faites.

Pour sa partie scientifique, en pleine essor, je ne peux cependant que vous recommander de lire ce livre qui renouvelle nos connaissances sur le peuplement du monde – et de l’Europe en particulier.

Johannes Krause et Thomas Trappe, Le voyage de nos gènes – Comment les migrations ont fait de nous ce que nous sommes, 2021, Odile Jacob 2022, 283 pages, €23,90

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Le hasard et la nécessité

C’est l’un des mérites éminents de Jacques Monod, dans ce vieux livre paru il y a cinquante ans et que j’ai lu à sa sortie,  Le hasard et la nécessité, d’avoir défini avec clarté et précision pour les années 1970 la nature de l’évolution du monde vivant. S’appuyant sur les connaissances scientifiques établies, le professeur a pu affirmer que la naissance et l’évolution de la biosphère sont dues au hasard et obéissent aux lois mathématiques des probabilités. La biosphère est création, mais une création absolue à chaque instant, suivant les lois du hasard et de la nécessité, pas celle d’un Projet.

Il y a nécessité dans le dogme de l’invariance génétique. Le patrimoine génétique conditionne l’individu physiologiquement. L’intelligence, qui ne peut exister sans support biologique, se trouve elle aussi conditionnée par le code génétique. Mais pas absolument, comme se déroule un programme d’ordinateur : le code détermine un faisceau de potentialités qui seront plus ou moins révélés, puis développées par le milieu de vie. Nécessité aussi dans la sélection naturelle des plus aptes à répondre avec efficacité et souplesse aux exigences d’un milieu changeant : génétiquement (ceux qui résistent à la grippe par exemple) et culturellement (elle permet une meilleure hygiène de vie et des conditions sociales plus favorables). Ainsi des « pestes » médiévales, qui faisaient mourir la moitié de la population, tandis que l’autre moitié parvenait à s’en sortir.

Il y a hasard dans les actions téléonomiques qui ont pour but la survie et la reproduction. Hasard dans la fécondation : un spermatozoïde sur plusieurs millions parviendra seul à féconder l’ovule. Hasard dans les mutations génétiques dues à des perturbations du mécanisme d’invariance, perturbations dues elles-mêmes au hasard des combinaisons.

Contingence fondamentale et développement programmé alternent. Une structure vivante apparaît par hasard, qui se développe suivant des règles nécessaires, jusqu’à une nouvelle étape où le hasard intervient. Imaginons un train lancé à grande allure et orienté par des aiguillages, dans l’entrecroisement des voies innombrables. L’aiguilleur est une roue de loterie, le train est l’être vivant et la locomotive la nécessité.

De ce fait découle une constatation : la biosphère évolue vers une complexification et vers une individualisation de plus en plus grande. L’être vivant mute et sélectionne ses avatars vers plus de puissance et de souplesse, de moins en moins spécialisé, de plus en plus ouvert, néoténique, capable d’apprendre. L’homme, être le plus complexe de la planète, possède des potentialités originales, notamment la conscience du néocortex. Sans elle, il ne serait qu’un corps faible et nu, guère capable de survie face aux prédateurs. Mais parce qu’il est doté d’intelligence et d’un sens de la collectivité, il survit fort bien et domine le monde animal. Il est capable de mémoriser et de transmettre ses expériences, ajoutant à ses gènes une banque de données extérieures, accessibles par l’apprentissage.

Une conséquence : l’homme est désormais apte à agir sur le cours de l’évolution.

Il peut le faire de façon positive. Par la manipulation du code génétique afin d’éviter les tares et déficiences héréditaires, voire par un eugénisme contrôlé et éthique à grande échelle, pour éviter que se reproduisent les gènes conduisant au mongolisme par exemple. Mais surtout par la mise en réseau du savoir, l’éducation à la recherche, la formation du caractère pour explorer et découvrir. Les gènes ne sont pas tout, la révélation de leurs potentialités aussi, qui passe par un milieu favorable, nourriture, apaisement, stimuli, apprentissages, émulation sociale, culture.

Il peut se faire de façon négative. Par le métissage généralisé qui appauvrira le patrimoine global de l’humanité. Par l’interdiction de tout métissage qui augmentera le taux de consanguins et éliminera peu à peu les gènes inutiles à un milieu étroit. Toute modification du milieu ferait alors mourir une grande part des inadaptés. Par l’institutionnalisation des comportements, car ils sont des ‘pressions de sélection’. Les caractères acquis ne se transmettent pas par l’hérédité, les comportements se transmettent par l’éducation. Ils favorisent l’évolution des mentalités vers ce qui est considéré comme meilleur ou mieux adapté au milieu, à l’époque, à la société. Ainsi l’éducation au climat, au respect homme-femme, à la protection des enfants.

Chaque individu est unique en son genre, résultat effectif et éphémère des milliards de milliards de combinaisons génétiques humainement possibles. A lui seul, l’individu représente un faisceau unique de potentialités possibles : il est l’une des chances de survie de son espèce et l’une des chances de la vie en général. C’est pour cette raison que chaque individu est, au fond irremplaçable, et en quelque sorte « sacré ». Il est une expérience qui ne sera jamais plus, une combinaison dont la probabilité de réapparition est pratiquement nulle.

C’est parmi cette diversité que s’élaborent les êtres futurs, produits de l’évolution (biologique et culturelle) : parmi une multitude de combinaisons perpétuellement renouvelées et en mutations constantes. Combien d’expériences avortées sur celles qui ont réussi ? La nature est prodigue, sa richesse est infinie, mais elle a besoin de cette richesse pour que l’évolution poursuive son dynamisme. Une restriction dans la diversité et c’est une part du capital qui disparaît irrémédiablement. Cela vaut pour les hommes comme pour les bêtes et pour les plantes, ce pourquoi l’écologie est nécessaire à la survie humaine. Il n’y a pas de bon ou de mauvais gène, il n’y a que de bonnes et de mauvaises combinaisons, disent les généticiens. Danger de l’eugénisme et du génocide…

L’homme peut manipuler le code génétique, il peut à son gré décider de restreindre la diversité des gènes ou encourager les mutations au hasard. Mais l’homme peut jouer à l’apprenti sorcier : créer des monstres ou des êtres trop spécialisés. Son sort se trouve aujourd’hui entre ses mains. Accroître sa puissance, c’est chercher à réaliser au mieux le potentiel génétique de chacun, augmenter ou préserver la richesse génétique des générations suivantes. L’avenir dira, au vu des conséquences, s’il a bien ou mal usé de sa liberté.

Plus que jamais la démocratie est nécessaire. Puisque chaque individu n’existe qu’à un seul exemplaire, chance unique de l’évolution, autant qu’il ait son mot à dire sur le présent et l’avenir de l’espèce. Il doit pouvoir défendre et transmettre le patrimoine génétique comme le patrimoine culturel original dont il est le résultat en même temps que le dépositaire transitoire. Il doit décider librement des pressions de sélection au pouvoir de sa conscience et de sa volonté.

Jacques Monod, Croix de guerre et Médaille de la Résistance en 1945, a obtenu le prix Nobel de médecine 1965 pour ses travaux sur la biologie moléculaire. Il a notamment mis au jour le rôle fondamental de l’ADN, code génétique transcrit par l’ARN messager pour produire les protéines. Mais jamais le messager n’altère le code : la transcriptase inverse de certains rétrovirus n’est pas la traduction inverse de l’ARN en ADN mais une enzyme qui permet de faire comme si. Ce livre, bien que datant d’il y a un demi-siècle, devrait faire réfléchir les ignorants qui préfèrent « croire » au Complot des « vaccins » qu’à la réalité qui permet sans toucher l’ADN d’augmenter les défenses immunitaires NATURELLES de l’organisme. Jacques Monod est décédé en 1976.

Jacques Monod, Le hasard et la nécessité : : essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, 1970, Points Seuil 1973, 244 pages, €6.10 e-book Kindle €8.49

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Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol

Fantasme d’une cité parfaite, les trans (qui se disent « humanistes ») sont à la fête. Dans Gattaca, le centre spatial qui ouvre sur l’avenir et l’exploration des étoiles, ne sont sélectionnés que les meilleurs.

En bonne mentalité américaine, ce qui est meilleur est forcément génétique, essentiel, voulu par le Créateur. Au début et à la fin, le générique surligne en premier les lettres G, A, T et C qui représentent les bases de l’ADN. Tout ce qui est moins bon comprend une part du diable et « la chair » reste le péché suprême. Ce pourquoi tous les membres de l’élite spatiale, nec plus ultra de la science en marche, se doivent de porter costume-cravate de couleur noire et chemise blanche, tels les clergymen et les prêtres d’Etat que sont les fonctionnaires du FBI. Seuls les flics de base sont en imper et chapeau. Cet anachronisme quaker pour évoquer un « futur proche » de notre civilisation a quelque chose d’inquiétant : le conservatisme vire au fascisme aisément. Se croire « élu » par Dieu parce que génétiquement irréprochable est une idéologie où le mal et la souillure sont les autres, réduits à des tâches subalternes.

Un couple a voulu baiser comme avant pour faire un enfant ; Vincent est un bébé sain mais une goutte de sang prélevée immédiatement et analysée par ordinateur prédit déjà les risques qu’il court : il sera agité avec une propension à la violence, aura des problèmes cardiaques et devrait statistiquement mourir avant 30 ans, tout cela avec des probabilités allant de 69 à 89 %. Est-ce la main divine qui permet ainsi aux hommes de se perfectionner via la science ? La « grâce » venue de saint Augustin avant d’être reprise comme utile par Martin Luther et radicalisée par Jean Calvin ne s’adresse qu’aux élus chez les protestants (dogme condamné par l’église catholique dès le concile d’Orange en 529).

Devant cette imperfection de leur premier rejeton, le couple décide de lui donner un petit frère mais, cette fois, avec toutes les « garanties » de la Science, divinisée comme une Bible. Les protestants puritains américains préfèrent trop volontiers l’Ancien au Nouveau testament. Anton est un bébé parfait génétiquement, cette fois digne du nom du père, qui ne porte pas de lunettes de myope, qui peut entrer dans toutes les écoles où on peut l’assurer et qui croît plus vite que son frère aîné, le battant régulièrement à la natation durant leur enfance (la mer rappelle la mère et le liquide amniotique). Jusqu’à ce qu’un jour, à leur adolescence, ce soit Vincent qui le sauve de la noyade en le ramenant sur la rive dans une nature chaotique et menaçante, bien loin de la société programmée et aseptisée créée par le nouveau monde. Car Vincent (Ethan Hawke) va jusqu’au bout de ce qu’il entreprend tandis qu’Anton (Loren Dean) se repose sur ses lauriers.

Le jeune homme sait alors qu’il peut rêver des étoiles, explorateur né, pionnier issu de pionniers, résurgence « naturelle » et non « fabriquée » de l’esprit américain des premiers temps. Sa volonté impose à ses tares de servir son projet, quels qu’en soient les obstacles. Et c’est parce qu’il est imparfait – « non-valide » en américain de Gattaca – qu’il possède en lui les ressources multiples qu’une programmation nazie ne sauraient lui assurer. La propension eugéniste des nazis était en effet la pureté de la race mais surtout l’homogénéité du peuple qui permet aux individus de se sentir communauté, donc parfaitement disciplinés. Les trans (humanistes) pensent-ils autrement dans leur élitisme primaire de Blancs menacés par la montée des gènes nègres et latinos aux Etats-Unis même ?

Le jeune homme se fait embaucher dans Gattaca mais selon son statut de classe inférieure et non selon ses besoins ; le réalisateur retrouve ici le marxisme, pourtant honni des croyants puritains du maccarthysme. Comme il en veut, il va ruser. Il simule un décès à l’étranger et se met en relation avec un trafiquant (Tony Shalhoub – un nom déjà « louche »…). On ne sait comment il le rencontre mais « là où il y a une volonté il y a un chemin », disait volontiers Nietzsche. Ledit trafiquant fait commerce de fausses identités moyennant 20% des revenus tirés de la nouvelle situation. Pour être génétiquement parfait, pas de problème : il suffit de présenter aux tests des échantillons de sang, d’urine, de cheveux, de peau, génétiquement parfaits, d’être de la même taille, corriger sa vue par des lentilles de contact et ressembler suffisamment à son clone. Vincent est donc mis en relation avec Jérôme (Jude Law), un parfait génétique mais qui a échoué à acquérir la première place au championnat de natation. Il a voulu se supprimer pour cela en se jetant sous une voiture (électrique) et en est resté paraplégique. Il ne peut garder son train de vie de l’élite que s’il « loue » les éléments de son corps à un autre qui en a besoin et le finance. Il pisse dans des poches, se tire du sang, s’arrache des cheveux, se racle l’épiderme et collectionne tout cela pour Vincent, désormais prénommé à sa place Jérôme. Lui prend son second prénom, Eugène qui rime avec gène, en grec de noble race…

Et le nouveau Jérôme réussit sans problème son « entretien d’embauche » comme spationaute à Gattaca : il se réduit à l’analyse d’un échantillon d’urine. Si l’on est génétiquement sans reproche, on est réputé être professionnellement au top. La morale de la prédestination comme celle de la science et celle du capitalisme se rencontrent dans l’idéologie qui court sourdement sous la mentalité américaine.

Vincent/Jérôme réussit fort bien parmi ses faux pairs parce que sa volonté le fait travailler plus que les autres et que son intelligence rusée lui permet d’éviter tous les obstacles. Il est sélectionné pour le prochain voyage sur Titan, un satellite de Saturne, dont le créneau spatial ne survient que tous les 70 ans. Sa perfection apparente le fait désirer par Irène (Uma Thurman), une presque parfaite mais qui garde quelques tares génétiques, comme par le fils du docteur Lamar (Xander Berkeley) qui fait passer les tests de validation. Vincent/Jérôme sort avec Irène qui a fait discrètement un test génétique sur un cheveu qu’elle a trouvé sur son peigne dans le tiroir de son poste de travail (mais Vincent y a mis exprès un cheveu du vrai Jérôme, ne laissant rien au hasard). Irène lui avoue qu’elle n’est pas parfaite et que les statistiques lui prédisent des problèmes cardiaques, ce pourquoi elle se vêt, se maquille et se comporte comme plus royaliste que le roi pour faire croire – mais le garçon s’en moque, pour lui ce n’est pas cela qui compte. Tout serait irréprochable : le prête-identité qui est devenu un ami, le poste désiré, son départ prochain, une petite amie approchée – si le destin ne s’en mêlait.

Son directeur est assassiné ; il doutait du bien-fondé d’aller sur Titan et aurait bien retardé le programme pour deux générations. Sa mort permet de poursuivre selon le délai prévu mais la police enquête. Or, dans ce nouveau monde génétique, la police est surtout scientifique : elle prélève absolument tout ce qui peut se prélever et effectue des analyses ADN pour déterminer qui est le mouton noir du troupeau. Parce qu’il n’a pas été programmé pour éviter l’alopécie, Vincent/Jérôme laisse « un cil » sur un rebord de parapet – et ce cil montre qu’il est « in-valid », non validé. S’engage alors une course-poursuite où le flic à l’ancienne dirigé par Anton, le propre frère de Vincent, va tenter de coincer le renégat. Or ce n’est pas Vincent qui a tué le directeur ; en attendant de trouver le vrai meurtrier, il s’agit de durer jusqu’au lancement qui ne peut être retardé, ce qui donne quelques scènes d’action fort bienvenues dans ce film à thème.

Il n’y a que la prétention du vrai Jérôme à goûter le vin rouge tout en fumant une clope et râlant parce que le flacon n’a pas été ouvert au moins cinq minutes avant dégustation, qui fait tache. Un connaisseur sait qu’il est parfaitement inutile d’ouvrir la bouteille trop à l’avance, il suffit d’aérer le vin rouge en carafe ou de le faire tourner lentement dans le verre pour faire monter son bouquet. Quant à la clope, c’est un tue-l’amour sans appel ! Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi, une fois de plus, dans la société parfaite que le réalisateur présente du futur, il conserve tous les carcans victoriens inutiles (chapeau, imper, cravate) comme tous les vices de l’ancien monde (le snobisme, la clope).

Sans dévoiler la fin comme les profs contents d’eux qui gèrent Wikipédia le font sans vergogne, disons que tout ira bien pour Vincent/Jérôme : sa volonté triomphe de tout, seul message peut-être du film dans la lignée du « aide-toi, le Ciel t’aidera » plutôt que dans celle de la Prédestination de se croire « élu ». Ce qui le fait admirer et aimer, presque au sens sexuel, à la fois par Irène, par Jérôme, par son directeur spatial et par le docteur via son fils imparfait. Il faut dire qu’Ethan Hawke, à 27 ans, incarne un jeune homme musclé et empli de vitalité qui irradie son aura tout autour de lui.

Seule une part de hasard permet la liberté via la volonté, contre la prétention de la religion de tout prédestiner et contre l’orgueil scientiste de croire tout peut être calculable donc contrôlé.

DVD Bienvenue à Gattaca (Gattaca), Andrew Niccol, 1997, avec Ethan Hawke, Uma Thurman, Jude Law, Loren Dean, Alan Arkin, Gore Vidal, Ernest Borgnine, Xander Berkeley, Tony Shalhoub, Sony Pictures 2008, 1h42, standard €8.96 blu-ray €9.97

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Seven Sisters de Tommy Wirkola

Dans ce salmigondis américano-belgo-britannico-français cru, violent et édifiant et au titre faussement anglophone (le vrai n’est pas celui-là), est présentée une tendance carrément fasciste de l’idéologie écolo. Il s’agit de la domination d’une élite croyante en « la planète » qui sait mieux que vous ce que la Déesse veut car elle lui a susurré à l’oreille.

Nous sommes en 2043, dans une génération d’ici. La terre supporte trop d’habitants pour ses ressources et son climat, il faut donc les réduire. Evidemment par la force puisque « les gens » ne sont pas raisonnables mais adorent baiser et que « le peuple » ne sait jamais ce qu’il fait (tous les dictateurs le croient). Stérilisation, pilule, exhortations des religieux ayant viré leur cuti nataliste, avortement – rien de ce qui pourrait neutraliser la bombe P (pour Population) n’est pris en compte dans ce thriller de science-fiction primaire mais efficace.

Est donc instaurée d’une main de fer d’Etat la politique de l’enfant unique assurée par le Bureau d’Allocation des Naissances, politique plus radicale encore qu’en Chine au XXe siècle. Même les plus maolâtres n’avaient pas osé : tout enfant supplémentaire est impitoyablement enlevé à ses parents quel que soit son âge et « cryogénisé » pour le futur, lorsque la planète aura retrouvé un équilibre. Un mensonge, évidemment : les petits sont purement et simplement incinérés, éradiqués, éliminés en four crématoire ! Une politicienne qui se pare du titre de « docteur » assure la promotion de cette façon de faire hygiénique et efficace. Nicolette Cayman dont le nom signifie à la fois mâle et caillou, non sans un certain relent de lobby élitiste (Glen Close), ne sourit jamais des yeux, elle grimace de la bouche, en politicienne aguerrie au mensonge (houps ! à la « vérité alternative », celle qu’on a besoin de croire selon Tromp). Les enfants surnuméraires vivront mieux plus tard ? Feignons de l’accepter, après tout c’est pour leur bien.

Il se trouve qu’en cette année 2043, avec les saloperies chimiques qu’on avale dans la bouffe et les saloperies non moins chimiques qu’on respire dans l’atmosphère, la génétique est passablement déréglée et les fausses couches, les malformations ou les naissances multiples ne sont pas rares. Terrence Settman (Willem Dafoe) voit sa fille accoucher de… sept petites filles ! Comme le nombre de jours que Dieu usa pour créer le monde, mais aussi les sept péchés capitaux. La bible n’est jamais loin pour séduire les spectateurs anglo-saxons. Mais cela tue la génitrice et le grand-père se trouve face à son destin. Il commence méthodiquement à nommer chacune, selon l’ordre de sa sortie de l’utérus, du nom d’un jour de la semaine. Il les élève en secret, n’en faisant paraître qu’une à la fois chaque jour de la semaine, au seul nom officiel de l’enfant unique déclaré de la famille, celui de leur mère Karen (Clara Read en multipliée). Et chaque soir, une réunion est organisée avec toutes les petites filles pour que celle qui est sortie puisse dire aux autres tout ce qui lui est arrivé, permettant à la suivante de poursuivre son rôle sans à-coup.

Lorsque l’une d’elle transgresse les règles, sortant en catimini pour faire du skate alors que l’une de ses sœurs est elle-même de sortie, elle tombe et se blesse à la main. Il faut l’amputer d’une phalange – donc amputer chacune des autres ! C’est ça où la mort (houps ! la « cryogénisation » pour le futur, restons politiquement correct !). La leçon – très américaine – est apprise : contre l’Etat et ses aberrations, vivons cachés, en clan familial comme au temps des pionniers, avec nos propres règles.

Cela dure trente ans, jusqu’en 2073. « Karen Settman » (Noomi Rapace en surmultipliée) est devenue cadre dans une banque intitulée EuroBank, signe que le film est multiculturel (sous domination américaine). Son collègue et rival Jerry (Pål Sverre Hagen) la drague mais « elle » ne veut pas ; si chacune des filles a sa personnalité, certaines ne sont pas attirées par le sexe mais surtout la vie en commun avec un homme leur est impossible, ce serait reléguer les autres sœurs dans l’appartement à jamais. Dans la semaine, la fille dont le prénom est celui du jour endosse la robe de banquière, la perruque noir corbeau, se maquille en rouge vif et se perche sur ses hauts talons pour aller au bureau. Jusqu’au jour où l’une d’elle, la plus hardie, décide de rompre le pacte commun…

C’est le début de la fin, que le grand-père ne verra pas parce qu’il est décédé avec le temps. Un soir, Lundi ne rentre pas et les filles s’interrogent : que faire ? Mardi décide d’aller au travail comme si de rien n’était. Au travail, tout se passe bien mais, lorsqu’elle sort, le véhicule noir aux vitres obscures (mélange de 4×4 du FBI, de berline nazie et de corbillard) la cueille. Elle est arrêtée et emmenée au Bureau d’Allocation des Naissances. Cayman l’attend, elle sait tout et lui apprend que sa sœur est en cellule. Elle ordonne à ses sbires d’aller tuer toutes les autres. Le spectateur comprendra pourquoi elle en garde deux et pas sept.

A l’aide d’un œil arraché à la prisonnière (beurk !), les flics zombies « obéissant aux ordres » comme des fonctionnaires zélés du IIIe Reich, avec à leur tête un technocrate en costume cravate à l’américaine, impitoyable autant que sadique, neutralisent les sécurités de l’immeuble, tuent d’une balle dans la tête le gardien (comme par hasard noir) et montent à l’appartement où ils se préparent à faire un massacre avec leurs armes à reconnaissance digitale (seul celui dont les empreintes sont reconnues peut actionner l’arme). Cela ne se passe pas comme ils l’avaient prévu et les filles, qui se sont entraînées durant des décennies contre une attaque, parviennent à les tuer tous, non sans en laisser une sur le parquet : Dimanche, crevée au ventre par un couteau de cuisine (un genre d’avortement primaire pour les agents entraînés).

Les sœurs supputent que la trahison vient de Jerry, frustré de ne pas parvenir à baiser et qui vient de se voir souffler une promotion sous le nez au profit de Karen Settman. Mercredi, car c’est son jour, va chez lui pour en apprendre un peu plus. Jerry ne soupçonne rien des jumelles mais a soutiré du système informatique un contrat préparé par ladite « Karen Settman », sa collègue. Il initie un versement illégal d’une grosse somme au profit de la campagne politique de Nicolette Cayman. Comme Jerry est surveillé par les agents du Bureau sur ordre de la politicienne, il est tué par un sniper depuis l’appartement en face et Mercredi doit fuir. Elle se fait aider de ses sœurs à l’appartement, qui la guident pour trouver des portes de sortie. Mais, comme elle hésite trop à sauter d’un toit à l’autre, le chef des agents la tue d’une balle et la précipite dans le vide. Sur les sept, il n’en reste que trois à la maison – un vieil immeuble roumain au tournage.

C’est alors que l’on sonne à la porte… C’est un agent du Bureau, mais tout seul. En fait, Adrian, grand mec musclé (Marwan Kenzari), est tombé amoureux de Lundi, seul jour de son service au contrôle. Samedi se fait passer pour elle sous le prénom générique de Karen mais elle n’a pas la perruque et Adrian découvre une blonde aux cheveux mi-long à la place d’une brune en catogan. Qu’à cela ne tienne, il l’emmène chez lui et ils font l’amour longuement. Samedi, avant de se faire déflorer, profite du broutage de chatte préliminaire pour connecter son bracelet d’identification au sien et ouvrir l’accès au central du Bureau pour les deux sœurs actives. Elles apprennent ainsi où est détenue Lundi.

Mais le Bureau a des espions partout, notamment des caméras de surveillance et des détecteurs numériques. Il investit l’appartement d’Adrian, parti au travail, et abattent en live Samedi d’une balle dans la tête. Les deux sœurs ont tout vu grâce à la caméra bracelet de leur jumelle. Le film n’est pas avare de violence crue et brutale, les tueries ont lieu en direct et sans prévenir, les états d’âme sont réduits à néant et l’obéissance aveugle aux ordres un principe. L’Administration ne réfléchit pas, elle exécute ; tuer une femme ou un gosse est un travail comme un autre à condition qu’il y ait des « ordres ». Toute conscience a disparu, les nazis n’avaient pas inventé mieux.

Comme le Bureau attaque à nouveau l’appartement, Jeudi fuit et Vendredi reste ; elle a toujours été la plus intello, la plus timide, la plus renfermée sur le cocon. Elle fait exploser l’appartement en usant du micro-ondes et du robinet à gaz, neutralisant l’équipe d’agents, sauf l’inoxydable chef sans pitié évidemment resté en retrait et muni d’un gilet pare-balles. Jeudi avoue tout à Adrian et ils décident d’infiltrer le Bureau pour délivrer Mardi.

La politicienne se voit déconsidérée en direct, la caméra de bracelet de Jeudi ayant enregistré le processus de « cryogénisation » des enfants au Bureau d’Allocation des Naissances : on y voit nettement une fillette cramer. Cayman encourt la peine de mort mais elle persiste et signe, en vraie croyante du Savoir : There is No Alternative, le seul salut possible de l’Humanité est de zigouiller les gamins en trop.

Surtout les filles dirait-on (comme en Chine) : on ne voit aucun petit garçon dans le film. Et les sbires exécutants sont très souvent nègres ou basanés, aux ordres de porteurs de noms à consonance juive… qui usent du four crématoire envers les superflus. Tout cela est un peu douteux mais subliminal ; le spectateur lambda n’ira pas aussi loin et s’arrêtera à l’action, très efficace même si elle est parfois assez invraisemblable (la chute de trois étages sur le dos dans une benne d’acier vide, par exemple). Et Noomi « Rapace » mérite bien son surnom, très sexy pour allumer les mâles, même à coup de rangers quand ce sont des « méchants ». Avec une très bonne musique du générique de fin sur la chanson Fire !

Lundi et Jeudi se sont battues et la première révèle avant de mourir qu’elle est enceinte : elle attend des jumeaux. Pour les protéger, elle a trahi ses sœurs. Après des manifestations monstres, la loi sur le contrôle des naissances est abrogée et les embryons de Lundi sont placés en incubateur artificiel. La dernière image montre d’innombrables bébés en couveuses, laissant filtrer l’idée qu’au fond, le contrôle des naissances est peut-être la bonne solution.

Mais probablement pas comme ça. Le fascisme écolo est une dictature autoritaire comme une autre ; il consiste, comme toutes les dictatures, à vouloir faire le bien du « peuple » malgré lui parce qu’il le trouve niais et inapte à comprendre.

DVD Seven Sisters (What happened to Monday ?), Tommy Wirkola, 2017, avec Noomi Rapace, Willem Dafoe, Glenn Close, Marwan Kenzari, Pål Sverre Hagen, Warner Home Video 2017 avec bonus sur les effets spéciaux et entrevue avec Noomi Rapace, 1h58, standard €9.99 blu-ray €14.04

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Lester Del Rey, Le onzième Commandement

Del Rey a une œuvre à rallonge, comme son nom complet qui est Ramon Felipe San Juan Mario Silvio Enrico Smith-Heathcourt-Brace Sierre y Alvarez del Rey y de Los Uerdes. Rien que pour cela, il vaut le détour. Je me souviens qu’il était apprécié dans mon adolescence pour traiter des thèmes à la mode (centrales nucléaires, extraterrestres, Dieu…). Le Onzième Commandement se focalise sur l’Eglise elle-même, catholique éclectique – évidemment américaine – après la Bombe qui a ravagé le monde avant l’an 2000.

Car cet auteur, né en 1915 tout bêtement dans le Minnesota malgré son patronyme, est fermement américain. Le pays sera le sauveur de l’humanité, rien que ça. Et avec son pape catholique. L’anti-pape, disent les Européens dont les cardinaux survivants en ont élu un vrai à Rome et sont appelés les Romanoches, avec ce mépris arrogant des Yankees pour ceux la vieille Europe. Il est vrai que, comme en 14 et en 40, ces bâtards d’Européens se sont foutus sur la gueule par bombes nucléaires interposées. C’était « un accident », dit-on. Toujours est-il que la planète s’en trouve contaminée et que chacun désormais reste sur son continent : les Européens dans leur misère, les Asiatiques dans leur païennerie, les Africains minés par la famine, les maladies et l’islam, ce qui font trois bonnes raisons de les ignorer. Ne restent que les Amériques, évidemment dominées par celle du nord autour de New City, l’ex New York.

Nous sommes en 2190 et les humains dès avant la Bombe ont réduit la planète surexploitée à une suite de déserts car « le droit de l’affamé technologique à sa juste part d’énergie et de matières premières » (p.194) n’a pas résisté aux milliards d’êtres de la démographie sans limites. Les plus doués sont partis sur Mars et ont coupé les ponts avec la Terre ; ils poursuivent la civilisation sans s’encombrer des miséreux et des ratés génétiques. Ne reste, comme structure sociale, que l’Eglise…

Avec pour foi le fameux Onzième Commandement qui est de copuler comme des bêtes pour « croître et multiplier », ce que Dieu a dit à Adam et répète plus ou moins à Moïse après l’avoir susurré à Noé. Des « fêtes » sont organisées pour faire se rencontrer les couples, sous le saint patronage des chastes curés et lors de processions de la Vierge ! Vous ne voyez pas la contradictoire hypocrisie ?

Boyd le voit, jeune homme qui vient de Mars, largué par un vaisseau automatique qui l’a exilé définitivement pour gènes déficients. Le grand et blond Boyd Jensen a suivi des études de biologie jusqu’au master 1 (comme on dit aujourd’hui) et connait très bien la manipulation des cellules. Ce n’est pas le cas sur la terre, où les curés se réservent tout ce qui touche à la vie – sauf la copulation. « Des flopées de prêtres célibataires, des nuées de moines et de nonnes célibataires, qui font vertu de leur célibat et viennent ensuite vous prêcher leur Onzième Commandement en criant au péché si l’on ne se conduit pas tout le temps comme un animal en rut ! Bandez et baisez si vous ne voulez pas perdre votre âme ! La voilà la véritable devise de cette fameuse Eglise éclectique catholique américaine ! » p.119. Boyd verra à la fin de son aventure que ce Commandement quasi soixantuitard n’est pas si contradictoire que cela avec le Dessein de Dieu, mais vous le découvrirez bien assez tôt.

En attendant, c’est en enfer que se retrouve le jeune Martien élevé dans la culture et le savoir. New City n’est qu’une suite de taudis hors églises et bâtiments officiels protégés. Des bandes de gosses pieds nus en haillons poursuivent des rats pour les bouffer, des malfrats attaquent les passants isolés et les seuls transports sont en pousse-pousse, le train à vapeur qui roule sur route (l’acier est trop précieux pour faire des rails) est réservé aux aliments extraits de la mer dans des fermes souterraines. La levure, manipulée, fabrique l’alcool qui sert à s’éclairer car nulle goutte de pétrole ne peut plus être retirée. C’est justement sur une levure instable que Boyd est affecté comme préparateur. Comme il est moins con que la moyenne des dix milliards de Terriens, il réussit aisément à la stabiliser et son monseigneur d’accueil en fait part au Saint-Père, lui-même biologiste. Boyd va être promu et lutter notamment contre un virus invasif qui fait passer les algues alimentaires du statut de végétal à celui d’animal et qui croquent les végétales résistantes. Là encore il va réussir. Mais, lorsqu’il voudra aider Hélène, la fille pas très belle qui a perdu un bébé monstre pris par les curés et que son mari a quitté, il va se trouver en butte à tout le pouvoir contraignant de l’Eglise. Il lui faudra l’absolution du pape américain pour s’en sortir et partir, nouveau pionnier, vers l’Australie où un prophète aveugle prêche la croisade contre les Jaunes. Mais pour cela, il devra vaincre la peste.

La théocratie reste-t-il le seul régime viable en cas de crise majeure ? L’Eglise catholique peut-elle retrouver la place qui fut la sienne de l’an mille à l’an 1950 ? Le progrès est sur Mars et l’obscurantisme sur la Terre – mais est-ce bien le cas ? L’Evolution – sans parler de Dieu – ne trouve-t-elle pas toutes les failles pour son Projet obstiné de prolifération par essais et erreurs ? Ce sont toutes ces interrogations qui surgissent de ce roman d’action qui se lit bien, captivant et provoquant de salutaires réflexions, à l’heure où l’écologisme apparaît comme la nouvelle religion de notre siècle, bien au-delà de sa validité scientifique ou de bon sens.

Lester Del Rey, Le onzième Commandement (The Eleventh Comandment), 1970, Livre de poche/Opta 1977, 315 pages, occasion €2.46

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Norman Spinrad, Rêve de fer

Rêve de fer est un livre à préface et postface. Entre les deux le vrai roman, écrit par un certain Adolf Hitler né en Autriche en 1889 et émigré à New York en 1919 où il fit une carrière de dessinateur de bandes dessinées et d’œuvres de science-fiction. La dernière qu’il écrit juste avant sa mort, en 1953 – après l’invasion du Royaume-Uni par l’Union soviétique en 1948 – s’intitule Le seigneur du svastika. C’est ce livre qu’on va lire.

Il décrit la geste d’un héros racial, animé d’une volonté de surhumanité assez forte pour galvaniser son peuple génétique et conquérir non seulement la Terre mais aussi les étoiles. Le Heldon est un pays enclavé qui a eu la volonté de rester pur après la grande guerre nucléaire. Ses habitants, les Helders (« héros » en allemand), sont menacés d’abâtardissement par les mutants du Borgrave (France) à sa frontière, et par la puissance du Zind à l’est (URSS), par-delà l’insignifiant Wolak (Pologne). Féric Jaggar, descendant de pur homme, a vécu son enfance exilé parmi la lie de l’humanité mutante et métissée ; il désire réintégrer le vrai pays de ses ancêtres.

A la frontière il doit montrer patte blanche, ou plutôt haute taille, physique athlétique, regard franc et bleu, cheveux blonds de rigueur – plus quelques autres indices génétiques attestant de sa pureté. Mais il constate du relâchement parmi les fonctionnaires chargés des tests : ils sont sous l’emprise psychique d’un Dom (dominateur) dont l’unique visée est de souiller le sang pur et d’avilir l’humain pour assurer sa domination sur un troupeau d’esclaves. Ainsi fait le Zind à grande échelle ; ainsi font les Doms disséminés dans les autres pays comme des rats.

Féric, « animé d’une juste colère raciale », ne tarde pas à entraîner avec lui des buveurs d’auberge et des commerçants indignés massacrer le Dom de la frontière et faire honte aux purhommes dominés. Il ne tarde pas non plus à faire connaissance d’un gang de loubards à motos qui écume la grande forêt d’émeraude du pays, à défier son chef, à le vaincre virilement, et à prouver à tous qu’il est bien le descendant des anciens purs : il lève d’une seule main la grande massue phallique appelée Commandeur d’acier que seul un pur peut soulever – tel Arthur le glaive du rocher.

Il fonde du même élan un parti, les Fils de la svastika (Sons of Svastika, en abrégé SS) et se fait élire au Conseil de l’Etat avant de prendre le pouvoir par un coup de force. L’armée se range de son côté et la sélection des meilleurs commence. Les camps d’étude raciale trient le bon grain de l’ivraie : les purs peuvent passer les tests d’entrée dans la garde d’élite SS, ceux qui ont échoué intégrer l’armée, et les impurs s’exiler ou être stérilisés. Le Borgrave est reconquis pour être purifié de ses mutants génétiques ignobles, hommes-crapauds, peaux-bleues et autres perroquets.

Mais très vite le Zind s’agite ; il se sent menacé par la volonté raciale du peuple des purs. Lorsqu’il envahit le Wolak, Féric décide d’attaquer – et de vaincre. Ce qu’il fait dans une suite de batailles grandioses où mitrailleuses, avions, chars, fantassins à moto – et massues – abattent à la chaîne les esclaves nus, velus et musclés dominés psychiquement dans chaque escouade par un Dom soigneusement protégé en char de fer. Une fois le Dom tué, les esclaves qu’il dominait se conduisent comme des robots fous : ils bavent, défèquent, se mordent les uns les autres, s’entretuent, se pissent dessus. C’en est répugnant.

La bataille finale permet d’annihiler Bora, la capitale du Zind (Moscou), mais un vieux Dom réfugié en bunker souterrain actionne l’arme des Anciens : le feu nucléaire qui va détruire le génome de tous les beaux spécimens aryens, leur faisant engendrer à leur tour des mutants. Qu’à cela ne tienne ! La volonté raciale incarnée par son Commandeur Féric trouvera la solution du clonage afin de perpétuer la race à la pointe de l’Evolution, appelée à la surhumanité et à conquérir les étoiles.

Ainsi s’achève le roman d’un psychopathe sadique à l’imagination enfiévrée de chevalerie médiévale et de romantisme kitsch. La postface parodie les critiques psychiatriques en usage aux Etats-Unis dans les années soixante et pointe non seulement la fascination de la violence, le fétichisme du cuir, des uniformes, du salut mécanique et de la parade armée, mais aussi l’absence totale de femmes, d’animaux et d’enfants, et l’homoérotisme viril dû au narcissisme de la perfection raciale.

Norman Spinrad, en Dom particulièrement puissant, sait captiver son lecteur. Ecrit en 1972, ce roman rejoue la scène hitlérienne sous la forme du conte de science-fiction avec Féric dans le rôle d’un Adolf racialement magnifié (le vrai Hitler était petit, brun, nullement sportif et végétarien), la Russie soviétique sous l’aspect du Zind et les Juifs en Dom. Le Heldon aux trois couleurs noir, blanc, rouge, aux maisons de pierres noires et aux avenues impeccables de béton, bordé de la forêt d’émeraude, est l’Allemagne mythique avec son architecture, son obsession de propreté, son goût de l’ordre et sa Forêt noire. Stopa est Röhm, Walling est Goering, Remler est Himmler, Ludolf Best est Rudolf Hess… et les partis universaliste, traditionaliste et libertarien calquent les partis socialiste, conservateur et libéral. Comme aujourd’hui, les Fils du svastika sont nationalistes, xénophobes, animés de volonté raciale tendant à la purification et d’aspiration à la surhumanité. Leur croyance est le gène et leur Coran le code génétique, le Commandeur des croyants les soulève en unanimisme fusionnel pour accomplir la volonté divine du plus fort en une nouvelle Cité de Dieu aryenne. La manipulation des masses passe par les défilés mâles, les couleurs vives, les uniformes ajustés et « quelques cadavres universalistes dans les caniveaux » p.132 pour la couverture télévisée. Nul n’a mieux réussi, surtout pas les gilets jaunes malgré leurs manifs, leurs gilets et leurs blessés par la police – pourtant sur le même schéma.

« Debout, symbolisant dans l’espace et le temps ce tournant de l’Histoire, son âme au centre d’une mer de feu patriotique, Féric sentit la puissance de sa destinée cosmique couler dans ses veines et le remplir de la volonté raciale du peuple de Heldon. Il était réellement sur le pinacle de la puissance évolutionniste ; ses paroles guideraient le cours de l’évolution humaine vers de nouveaux sommets de pureté raciale, et ce par la seule force de sa propre volonté » p.144. Qui n’a jamais compris le nazisme ou Daech doit lire ce livre : la race est Dieu ou l’inverse, mais le résultat est le même.

Le jeune et pur Ludolf Best massacrant les guerriers du Zind, « rivé aux commandes du tank et à sa mitrailleuse, montrait un visage crispé par une farouche détermination ; ses yeux bleus exprimaient une extase sauvage et totale » p.283. La même que celle des SS combattants, la même que celle des terroristes islamistes. Mais aussi, à un moindre degré, les amateurs de jeux vidéo et de space-opera – ingénument fascistes…

Car cette uchronie débusque la tentation fasciste en chacun, le plus souvent dans les fantasmes comme chez un Hitler qui aurait émigré, mais aussi dans le goût pour les grandes fresques galactiques d’empire où les aliens sont à éradiquer et les terriens à préserver.

Prix Apollo 1974

Les pages citées sont celles de l’édition Livre de poche 1977

Norman Spinrad, Rêve de fer (The Iron Dream), 1972, Folio 2006, 384 pages, €9.00

 

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Van Vogt, A la poursuite des Slans

Jommy a neuf ans lorsque son père se fait descendre et que sa mère, traquée, lâche sa main dans la foule et lui demande de se débrouiller. Elle meurt à son tour sous les balles de la police. Car Jommy, comme ses parents, est un Slan, un produit mutant de la race fondée par Samuel Lann, en abrégé S. Lann, d’où « slan ». Et ces mutants sont considérés comme hostiles aux humains « normaux », rendant monstres des bébés et ayant le pouvoir de lire les pensées.

Ecrit en 1940 alors que la Seconde guerre mondiale débutait, Van Vogt, qui n’est pas juif, a probablement pensé aux Juifs traqués à qui l’on reprochait en Europe leur supériorité intellectuelle, de sacrifier des bébés chrétiens et leur complot de Sion. Comme les Juifs se reconnaissent à leur nez et aux lobes de leurs oreilles qui les font ressembler à Satan, dit-on, les Slans se reconnaissent aux deux petites cornes munies de vibrisses de chaque côté de leur tête. Mais Van Vogt a dit qu’il s’était plutôt inspiré de la biographie d’un ours.

Car le gamin échappe à ses poursuivants en s’agrippant d’abord au coffre à pneu d’une voiture de l’époque avant de se couler par un trou de mur puis d’être pris par « Mémé », une vieille actrice décatie et soularde qui a besoin d’un Slan pour l’entretenir : il vole pour elle de menus objets et de l’argent – puisqu’il peut lire la combinaison des coffres dans l’esprit des comptables du coin. C’est ainsi qu’il peut grandir et atteindre l’âge de 15 ans.

Il est alors assez mûr pour obéir à ce que son père, véritable Einstein, lui a implanté enfant par hypnotisme : découvrir les papiers sur ses recherches et son arme secrète, à n’utiliser qu’en dernier ressort. Il ne vitrifiera, parce qu’il est surpris la main dans le coffre à secrets paternels, que trois hommes dans toute sa jeunesse. Car le Slan n’est pas un monstre égoïste avide de domination comme le veut la propagande, mais un sur-humain foncièrement pacifique qui a une curiosité sans borne pour les secrets de la matière. Van Vogt nous révèle que la démocratie ultime est le partage des pensées sans aucun contrôle ; en toute transparence, chacun voit ce que l’autre croit ou craint et peut échanger instantanément avec lui pour rectifier ses erreurs ou les rassurer. Seule la peur conduit à la guerre.

C’est justement après une grande guerre sur la Terre que l’espèce humaine s’est mise à muter, une part devenant stérile, une autre engendrant des monstres. Comme la nature a horreur des échecs, elle a accéléré les mutations et a donné naissance – naturellement – aux Slans. Samuel Lann n’a fait que constater la naissance de ses propres triplés, deux filles et un garçon, qu’il a accouplé lors de leurs 17 ans pour engendrer la nouvelle race. C’était 1500 ans auparavant.

Les hommes ont traqué les Slans mais ceux-ci sont parvenus à se rendre invisibles ; une opération a dissimulé leurs cornes, au détriment du pouvoir de lire dans les pensées, mais a permis à leur intelligence supérieure et à leur musculature plus dense de s’imposer naturellement. Désormais, ils sont maîtres des astronefs et ont établi une base sur Mars. Ils projettent de détruire les humains pour en finir avec la guerre des races – mais aussi les vrais Slans qu’ils voient comme supérieurs, donc menaçants…

Outre Jommy, qui s’est élevé tout seul une fois passée sa prime enfance, Kathleen est gardée sous cage dans le palais présidentiel où règne Kier Gray, président du conseil humain. Il est en rivalité avec John Petty, son chef de la sécurité qui voudrait bien prendre sa place et pour qui un bon Slan est un Slan mort. Mais Gray garde la fillette pour qu’elle grandisse et « pour l’étudier », dit-il ; le lecteur saura pourquoi à la fin. Une fois adulte, elle parviendra à fuir le palais et à attirer Jommy qui cherche les rares autres vrais Slans (à cornes). Car les Slans sans cornes sont ses ennemis et l’appellent « le petit serpent » en raison de ses appendices à vibrisses qu’il apprendra à dissimuler non seulement sous de faux cheveux, mais aussi sous une coque imitant la peau fortement collée sur son crâne.

Las ! Kathleen et Jommy tombent dans un piège tendu par John Petty : une ancienne base Slan aux passages secrets découverts par les humains. Petty réussit à fermer son esprit pour qu’aucune pensée ne filtre, rendant son approche indétectable. Il a le plaisir de descendre enfin d’une balle la belle Kathleen qu’il a toujours haïe et Jommy ne doit qu’à ses appareils atomiques, construits sur les idées physiques de son père, de pouvoir fuir et se protéger à nouveau.

Il construira un vaisseau renforcé, ira sur Mars où les Slans savent réparer un cerveau endommagé, hypnotisera les gardes mais sera soupçonné car ses caractéristiques physiques ont été précisément évaluées et diffusées par un Slan sans corne caché parmi la suite de John Petty. Il sera reconnu par une femme Slan sans cornes qu’il avait émue à 15 ans lorsqu’il lui avait laissée la vie sauve en s’emparant de son premier astronef ; elle l’aidera à sauver la Terre de la guerre et les humains de l’extermination prévue par les Slans sans cornes. Et Jommy découvrira enfin les vrais Slans à cornes comme lui et pourra œuvrer pour la paix entre les races…

C’est de la belle ouvrage, un auteur canadien devenu célèbre d’un coup en 1940, permettant aux esprits de prendre de la hauteur sur l’Evolution humaine, les mutations génétiques et les peurs qu’elles engendrent. Le transformisme reprend cette idée aujourd’hui mais sans la génétique (taboue), le danger restant toujours de se croire supérieur.

Le lecteur suivra avec passion le destin de Jommy, croisé avec celui de Kathleen, mais s’étonnera que le garçon fabrique autant d’armes sophistiquées dont il ne se sert quasiment jamais – l’auteur a peut-être hésité sur son premier scénario ? Le garçon slan est naïf mais accroché à la vie, doté d’une volonté d’acier et d’un idéal de partage sans pareil. Un héros du temps d’avant qui est aussi celui du temps présent dans un roman de science-fiction très facile à lire et qui avait enchanté mon adolescence.

Alfred Elton van Vogt, A la poursuite des Slans (Slan), 1940, J’ai lu 2000, 217 pages, €6.00

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Pierre Thellier et Jacques Vallerand, Boussus 2 – Épaves

thellier-vallerand-boussus-2-epavesLes Boussus sont des bossus génétiques, considérés comme des parias ou des « bougnouls ». Nous sommes jetés dans une époque chimérique pas très loin de la nôtre, dans un pays inventé très proche du nôtre, ce département de Somme qui borde la Manche dans la province picarde de Pluie-Cordiale. La « première époque » campait le décor, imaginatif, et tricotait le thème, plutôt actuel : comment intégrer l’étrange ou l’étranger – surtout lorsqu’il sort de vous ? Car les Boussus sont des variations génétiques, pas des immigrés.

Cette « seconde époque » (autrement dit le tome 2) développe cet univers particulier, une véritable invention des auteurs. Cela dans un style varié, alliant descriptions sèches, scènes dialoguées, répliques en alexandrins de base, extrait de journal. Mais l’histoire continue à n’avancer qu’à allure d’escargot. Le lecteur, au bout du deuxième tome, en saura un peu plus qu’à la fin du premier, mais tout juste. Que deviennent Ariane et son bébé à naître ? On sait tout juste qu’ils ont dérivé sur une barque maniée par le vigoureux et bizarre docteur Téléman et que, transis de froidure, ils ont été recueillis par un bateau nommé Interlope qui les attendait. Pourquoi ? Pour quelle destination ? Mystère. Peut-être le tome 4 ou le 8 nous le dira-t-il ? A ce train-là…

En revanche, par les yeux et le mobile enregistreur de l’ex-ami de Téléman Adjinvar (un vrai immigré, celui-là), nous pénétrons un peu plus avant dans les arcanes de la nouvelle société d’Errance (pseudo pour la France) : une administration emberlificotée dans son jargon administratif qui masque, sous la pseudo-neutralité du vocabulaire technocratique, un profond « racisme » (le mot n’est pas trop fort) pour tous ceux qui dévient de la norme : qu’ils soient jeunes, marginaux, délinquants, boussus ou simplement aptes aux idées personnelles. Les flics sont aussi cons qu’en vrai, les directeurs et autres fonctionnaires aussi faux-culs qu’à l’ère soviétique (ou qu’à la Sécurité sociale), les « civistes » aussi beaufs nature-chasse-pêche-et-traditions que les nervis bas-du-front national. A lire ces pages de caricature hilarante, le lecteur se réjouit.

Bon, mais le tome 1 avait laissé entrevoir une particularité des boussus qui ne reparaît guère : la télépathie. Elle est mise ici entre parenthèses, ou presque, les transmissions qui ont lieu en italiques (à lecture malaisée) n’aboutissant à rien.

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Le thème sans conteste original de la série qui commence, servi souvent par un style enjoué qui accroche (malgré quelques complaisances alexandrines ou lyriques un peu importunes), manque de construction et surtout de mouvement. Après 222 + 347 pages, nous ne sommes guère plus avancés sur les protagonistes et leur psychologie… Certes, il y a beaucoup à dire de cet univers que chacun découvre avec les auteurs ; certes, c’est le fils d’Ariane devenu vieillard qui parle, bien longtemps après, en s’appuyant sur les documents qu’il a pu rassembler. Mais tout cela fait un peu feuilleton pour presse antique, pas thriller d’anticipation pour notre siècle de l’immédiat.

Le tome 3, déjà rédigé mais non encore publié semble-t-il, devrait nous en apprendre un peu plus sur une bestiole bizarre nommée réduve… qui existe en vrai ! Elle serait peut-être vecteur de l’épidémie de mutations génétiques. Une belle invention, si cela se confirme ! Est-ce un futur possible ? Malgré les imperfections, nous nous sommes pris à nous attacher aux personnages, à l’histoire, à l’avenir de cette série qui se déroule à son rythme, non sans circonlocutions ni multiplication d’acteurs. Mais aller un tantinet plus vite qu’au rythme du flâneur ne saurait nuire au lecteur, au contraire !

Pierre Thellier et Jacques Vallerand, Boussus 2 – Épaves, 2016, éditions Les soleils bleus, 347 pages, €21.00

Chronique de la Première époque (tome 1) sur ce blog

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Droite et gauche selon Michel Tournier

Dans son autobiographie littéraire, Michel Tournier médite sur les écarts politiques à propos des concepts d’hérédité et de milieu. Comme le terrorisme intellectuel marxiste depuis l’après-guerre a imposé l’idée idiote que la gauche serait le Bien incarné et la droite le Mal, « tout le monde se réclame de la gauche », ironise-t-il p.243. Mais c’étaient les années 1970…

Depuis, la montée de l’extrême, à droite, réhabilite la droite traditionnelle, d’autant qu’elle apparaît moins « conservatrice » que la gauche ! Qui, en effet, veut conserver les Zacquis – selon un mot de Mitterrand rendu célèbre par les Guignols ? Eh bien les syndicats dits « ouvriers » (en fait plus composés de fonctionnaires que de travailleurs), et « la gauche »… La droite, elle, veut réformer – donc changer, avancer, aller vers l’avenir.

Sauf que l’avenir n’est pas celui décrit par Marx, ni celui rêvé par les utopistes du socialisme – donc l’avenir pour la gauche est un leurre : changer voudrait dire régresser. « La gauche contre la droite, dit Tournier, c’était le mouvement vers la justice contre l’immobilisme d’un ordre établi oppresseur » p.244.

Mais voilà, la gauche a bel et bien opprimé, après les révolutions initiées par la Russie en 1917 ; ce n’est qu’en 1989 que les pays se sont libérés du joug socialiste et seul Cuba et la Corée du nord restent aujourd’hui « communistes », donc tyranniques. Eh oui, dès lors que la réalité ne se plie pas à la volonté, ladite volonté se fait dictatoriale pour forcer « l’homme nouveau » à émerger – ce qui, on le constate sur un siècle, est un échec patent.

Le « socialisme réel » a carrément échoué ; le meilleur hommage que la Chine communiste pouvait rendre au capitalisme était de l’adopter. Sa nouvelle bourgeoisie concurrence celle des apparatchiks, d’où les tensions qui augmentent et « les libertés » qui s’arrêtent au commerce. Mais, si l’on doit croire Marx, l’infrastructure commande la superstructure, donc les intérêts réels des groupes sociaux commandent les idéologies qu’ils suscitent pour justifier leur pouvoir : la Chine devrait donc évoluer bon gré, mal gré, dans la violence s’il le faut, en faveur des intérêts de ceux qui font émerger le pays.

Paris parti socialiste soldes

Michel Tournier explique qu’« aussi longtemps que ces deux pôles de la pensée biologique exerceront leur attraction contradictoire, il y aura une biologie de droite – mettant tout sur le compte de l’hérédité – et une biologie de gauche – pour qui seule le milieu est déterminant » p.244.

Pour la droite, l’auteur cite l’Ancien Régime où les privilèges étaient de naissance, puis l’ère bourgeoise où la société était divisée en manuels et en intellectuels, chacun à sa place, puis l’idéologie raciste du IIIe Reich où le mauvais sang partageait selon l’hérédité les bons et les mauvais.

A gauche, la science biologique et l’agriculture soviétique ont mené à la ruine les années Staline, l’avoine, le seigle et l’orge ne pouvant naître du seul blé dur selon l’idéologie marxiste simpliste qu’une éducation idoine peut produire n’importe quoi. De même changer les hommes.

« Où est la vérité ? A coup sûr pas dans les partis pris idéologiques », dit l’auteur. « L’hérédité possède avec la génétique une science dont les rapides progrès sont peu discutables. A l’inverse, le milieu ne constitue pas un terrain d’étude scientifique bien précis » p.248. Les humains ne sont pas des fourmis, entièrement programmés par leurs gènes ; mais leur liberté n’est que relative à leur milieu ambiant, à leurs parents, à leurs pairs, à leur société et à leurs croyances (dont « la science » fait partie). Nous, humains, sommes moins déterminés que les fourmis, mais quand même déterminés. Tout le débat sur l’écologie le montre, puisque nous réussissons même à changer notre milieu ambiant pour le pire !

skate

Littérairement, la droite est bien plus intéressante que la gauche. « On a dit de Balzac qu’il était « de droite » et de Victor Hugo qu’il était « de gauche ». C’est en effet ce que confirme notre critère appliqué aux deux grands bagnards évadés, le Vautrin de Balzac et le Jean Valjean de Victor Hugo » p.250.

Valjean était au départ un homme banal, une cire vierge, tombé dans le mal par les circonstances. Vautrin prétend au contraire rejeter la société pour la plier à sa propre volonté de puissance. « Il est hors de doute que Vautrin a plus de relief que Valjean, lequel paraît en comparaison bien fade et superficiel » p.251. C’est la même chose pour les héros de Racine comparés à ceux de Corneille. « Si le héros de droite anime un drame plus grand et plus valeureux que le héros de gauche, c’est qu’il entretient avec le drame une relation essentielle et non pas accidentelle comme le héros de gauche. Or en tout état de cause, il y aura toujours un primat de l’essence sur l’accident » p.252.

C’est pourquoi la littérature « de gauche » manie souvent les bons sentiments et l’histoire rêvée de l’innocence pliée par l’injustice qui prend sa revanche à la fin. Alors que la littérature « de droite », moins béatement optimiste sur la nature humaine, nous fait découvrir les noirceurs de l’âme et les grandeurs des passions. L’une est dans le fantasme et l’autre dans le réel ; à gauche dans le moralisme édifiant, à droite dans la réalité crue. Voilà peut-être, malgré le « réalisme socialiste » qui n’était qu’un prosaïsme à ras de terre, ce qui différencie la mauvaise littérature de la bonne.

Michel Tournier, Le vent Paraclet, 1977, Folio 1979, 315 pages, €8.20

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Régis Descott, L’année du rat

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Roman policier d’anticipation, les trois mots sont d’importance : « roman » car tout est inventé, « policier » car il s’agit d’enquête sur sept meurtres avec magouilles et pouvoirs qui se croient au-dessus des lois, « anticipation » car l’histoire se passe dans le futur après une Troisième guerre mondiale.

Chim, abréviation d’un nom à consonance russe (mais pas seulement, je vous laisse la surprise…) est enquêteur de la BRT, la brigade de recherches et traque, descendante de la BRB, brigade de répression du banditisme. Le siège a quitté les rives de la Seine aux bâtiments à-demi détruits, pour une tour aux sous-sols blindés. Chim, ex-plongeur de combat, est traqueur et habite en face du Centre Pompidou, reconverti de centre d’art contemporain (devenu trop futile) en sanatorium pour soigner les ravages de la pollution. L’ère est à la survie pratique, dans un monde qui n’a cessé de se dégrader : santé, industrie, climat.

Le pouvoir n’est plus politique, il est à peine celui de l’argent, il est surtout celui de la génétique avec la recherche de la jeunesse perpétuelle. Vivre 150 ans comme si l’on avait toujours 30 ans est possible… si l’on a accès à certains médicaments vendus à prix d’or ou contre certains services. Ils sont produits par une MétaFirme ambitieuse et personnelle, GenteX.

Lieutenant de police, Chim brave le « fog » dû à la pollution pour répondre à l’appel de son patron, le musculeux ex-champion de boxe Colefax, qui l’envoie enquêter en Normandie sur le meurtre de sept personnes dans une ferme isolée qui élève des chevaux. Les meurtres sont rares tant la population est numériquement surveillée, les drones FlySpy à taille de mouche pouvant passer partout sans se faire repérer. C’est pourquoi ce carnage est inquiétant : perpétré par des évadés de prison ? des mercenaires en goguette ? des résidus d’asile psychiatrique ?

Chim emprunte le MétaTrain qui roule à 600 km/h pour joindre le fin fond de la province normande aussi vite qu’un RER d’aujourd’hui joint deux stations de banlieue. Ce qu’il voit, et filme avec sa caméra embarquée, dépasse les horreurs vécues jadis en ex-Yougoslavie : hommes égorgés, garçon massacré, vieille morte de crise cardiaque sous l’effet de la peur, femme violée et étranglée, fille torturée puis violée – plusieurs jours – puis achevée… Qui sont ces êtres humains qui se conduisent comme des bêtes ?

L’enquête va mener aux OGM, les prélèvements de sang et de sperme sur les lieux des crimes vont révéler des humains trafiqués : 80% d’ADN humain, 20% d’ADN animal. Qui a transgressé les accords entre scientifiques pour éviter de toucher aux gènes de l’homme ? La recherche pour le bien (vivre plus tard en meilleure santé) connaît-elle son revers pour le mal (des OGM humains) ? Les scientifiques sont-ils tentés d’essayer – juste parce que c’est possible ? Ou bien ces êtres hybrides sont-ils produits dans un but précis, sexuel, militaire ou industriel ?

En étudiant les rapports des écologistes anti-OGM qui surveillent les firmes surpuissantes qui manipulent le gène, Chim va découvrir ce qui se cache derrière ces meurtres non prévus. Il est aidé par les parents de deux petits basketteurs qui jouent devant son immeuble et qu’il a pris en affection, aiguillé par l’énigmatique Vera, neurologue qui l’a aidé à sortir du coma quelques années auparavant, et épaulé par quelques militants qui surveillent l’ancien centre de retraitement nucléaire de la Hague, remis en service et privatisé tant les déchets toxiques sont nombreux après la Troisième guerre.

Ce qu’il va découvrir est pire que ce qui hante les consciences en notre début du XXIe siècle. Bien pire.

rat de l opera dans la nature

Dans une nature dégradée, comment l’humanité peut-elle survivre, sinon en s’adaptant ? Mais tous ne sont pas égaux devant l’adaptation, certains peuvent améliorer l’espèce. D’un coup de MégaJet, Chim va interroger un spécialiste de génétique en Scandinavie, dans la même Zone Europe intégrée. Le savant manipule des rats dans un bureau entouré de cages de verre où grouille l’espèce la plus rusée et la plus prolifique de celles qui sont proches de l’homme. Bien loin des trop parfaits petits rats de l’Opéra de notre époque, qui étirent la condition humaine vers le physique et la grâce.

Du suspense, de l’action, un peu d’amour malgré tout – et une réflexion en abyme sur l’avenir de l’humanité, voilà les ingrédients d’un bon thriller (à noter que, contrairement à l’auteur – l’abîme sans fond s’écrit autrement que l’abyme de la réflexion… question d’ignorance du correcteur Word, sans doute). Écrivain parisien très documenté, Régis Descott a publié des romans policiers psychiatriques inspirés par la peinture, et un roman historique sur un soldat rescapé de la Grande armée.

Régis Descott, L’année du rat, 2011, Livre de poche 2012, 384 pages, €7.10

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Alain de Benoist, Mémoire vive

alain de benoist memoire vive

Mon attachée de presse favorite m’a prêté le livre d’un « sulfureux » intelligent. Connaissant la propension à l’anathème des idéologues aussi sectaires qu’envieux qui dominent trop souvent les médias en France, je me suis dit qu’il serait intéressant de savoir ce qu’un intellectuel qui n’est pas « de gauche » (espèce devenue rare) pouvait avoir à dire sur le monde d’aujourd’hui.

L’itinéraire qui va de nationaliste révolutionnaire à 16 ans au fédéralisme écologique à 70 ans mérite qu’on s’y arrête.

S’il a été dans le « mauvais » camp (comme disent ceux qui détiennent la Vérité), il a largement évolué. Autrement que ces Maos qui voulaient dynamiter le système bourgeois… et qui se retrouvent aujourd’hui bons bourgeois repus et nantis, occupant des positions de pouvoir un peu partout dans les médias, la politique et les universités, voire à l’Académie.

Ni droite ni gauche, ni révolutionnaire ni conservateur – mais conservateur révolutionnaire : tel se veut le militant de la Nouvelle droite et Alain de Benoist est son prophète. Près de 70 ans après être né, 40 ans après son mariage qui lui a donné deux garçons, un bilan paraissait nécessaire. Qu’en a-t-il été de cette vie consacrée aux idées ? vouée à la militance intellectuelle ? appelée à prêcher dans le désert ?

Il a manqué à Benoist la discipline de la thèse et l’exigence universitaire pour accoucher d’une œuvre.

Certes, il a beaucoup écrit, mais que reste-t-il au fond ? Des messages d’intellectuel engagé, pas une philosophie originale, ni même une politique. Sa cohérence sur la durée existe, mais où est-elle exposée ? Vu de droite – Anthologie critique des idées contemporaines en 1977, recueil d’articles (déjà) relus et augmentés, était une étape qui n’a pas connu de véritable suite. Alain de Benoist est comme Gabriel Matzneff (l’un de ses amis) incapable semble-t-il d’une œuvre construite, trop dispersé dans l’actualité, trop soucieux de tout avoir lu, de tout englober pour « prendre position ». Sa façon d’écrire, par paperolles découpées ajustées bout à bout, me rappelle la façon empirique dont j’ai composé mon premier livre à 17 ans (jamais publié) ; j’ai bien évolué pour les suivants (publiés).

Il est symptomatique que ces mémoires ne soient pas « un livre » mais une suite d’entretiens. Ils auraient pu être publiés en vidéo ou en CD. La table des matières découpe en cinq périodes l’existence : l’enfance, la jeunesse, la Nouvelle droite, un chemin de pensée, un battement d’aile. Le tout suivi d’un index des noms propres de 12 pages ! Il y a de l’encyclopédie, donc du fouillis, dans cette Voie dont le questionneur tente – un peu vainement – une cohérence. Elle est chronologique, ce qui correspond à une constante de Benoist : la généalogie, l’accès aux sources, le jugement à la racine.

alain de benoist

D’où l’importance de l’enfance et de la jeunesse pour comprendre le personnage qu’il s’est composé, puisque sa méthode même nous y incite.

Fils unique de fils unique, Alain est né à Tours en 1943 ; il en garde peu de souvenirs, monté à Paris à 6 ans, rue de Verneuil. Il a des origines nobles et populaires, un ancêtre paternel italien vers 880 devenu écuyer du comte de Flandres, dont les descendants naîtront et prospéreront en Flandre française. Par sa mère, il vient de paysans et artisans bretons et normands. « Aucun bourgeois », note-t-il, bien que sa propre existence parisienne dans les beaux quartiers ne soit en rien différente des petits de bourgeois qu’il fréquente, ni la profession de son père (commercial pour Guerlain) plus aristocratique que celle des autres. Lecteur invétéré depuis tout jeune, collectionneur effréné de tout, cinéphile passionné, exécrant tout sport mais adorant les animaux lors de ses vacances au château grand-maternel d’Aventon (près de Poitiers), il est solitaire « mais jamais seul », a « beaucoup de copains » mais aucun ami car il se dit timide et hypersensible. Il a été louveteau mais jamais scout, reculant au moment de la puberté.

Ses goûts (peut-être reconstruits) sont déjà orientés : il aime bien les livres de la collection Signe de piste mais avec les illustrations de Pierre Joubert, Alix en bande dessinée mais pas Batman, Hector Malot mais pas Bob Morane ; il préfère l’Iliade à l’Odyssée, les contes & légendes aux romans, il aime Sherlock Holmes et la science-fiction. Il peint dès 14 ans mais, là encore, ses goûts sont « idéologiques » : à l’impressionnisme il préfère l’expressionnisme, à l’abstrait le surréalisme… S’il aime le jazz, il déteste le rock ; s’il apprécie la chanson française, c’est uniquement du classique : Brassens, Brel, Ferré, puis Moustaki et Ferrat. Comme Céline, il déteste la saleté étant enfant. En psychologie, il préférera évidemment Jung à Freud.

Il fréquente le lycée Montaigne en section A-littéraire, puis Louis-le-Grand. L’époque était très politisée et, à 16 ans, il s’engage en politique auprès de la FEN (Fédération des étudiants nationalistes) moins par conviction qu’attiré par la bande de jeunes qu’il fréquente le week-end à Dreux, dans la résidence secondaire de ses parents. Par sa fille de 14 ans, il y fait la connaissance d’Henri Coston, antisémite notoire et ex-membre du PPF de Doriot chargé des services de renseignements ! Le jeune Alain est fasciné par ce personnage tonitruant, adepte de la fiche et qui vit de ses publications. Lui vient de découvrir la « philosophie comme grille d’interprétation du monde » p.53 et rêve de vivre de sa plume et de ses idées, comme Montherlant dont il admire le beau style et le masque aristocratique (le masque est peut-être une clé d’Alain de Benoist).

Coston le présentera à François d’Orcival, chef de la Fédération des étudiants nationalistes, et il suivra le mouvement contre la marxisation de l’université et pour l’Algérie française (lui-même n’avait aucune opinion sur l’Algérie, officiellement « département français » et pas « colonie »). La révolte des pied-noir pouvait être le détonateur d’une révolution métropolitaine attendue, tant la IVe République apparaissait comme « la chienlit ». Il devient secrétaire des Cahiers universitaires où il publie ses premiers écrits, puis rédacteur exclusif d’un bulletin interne. Il participe aux camps-école et se veut soldat-politique : « tu dois tout au mouvement, le mouvement ne te dois rien » p.65. Cheveux courts, idées courtes – auxquelles je n’ai jamais pu me faire, à droite comme à gauche.

S’il poursuit une licence en droit et une licence de philo en Sorbonne, s’il passe même un an à Science Po, il ne se présente pas aux examens car ce serait accepter « le système ». Où l’on voit que l’extrême-droite était aussi bornée que l’extrême-gauche en ces années « engagées ». Attaché par tempérament à Drieu La Rochelle, il prend comme pseudonyme évident Fabrice (le Del Dongo de Stendhal) Laroche (Drieu La Rochelle). Il rencontre ceux qui deviendront ses plus vieux amis, Dominique Venner et Jean Mabire dont le fils Halvard gagnera des courses à la voile. Le militantisme était une « école de discipline et de tenue, d’exaltation et d’enthousiasme, une école du don de soi » p.83.

nouvelle ecole oswald spenglerEn 1968, avant les événements de mai, il est embauché comme journaliste et, journaliste, il le restera.

D’abord à l’Écho de la presse et de la publicité, puis au Courrier de Paul Dehème, lettre confidentielle par abonnement. Avec quelques dissidents de la FEN qui ne veulent pas poursuivre l’activisme politique, il fonde en février 1968 la revue Nouvelle école, en référence au syndicaliste révolutionnaire français Georges Sorel, puis, les 4 et 5 mai, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) qui donnera ses fondements doctrinaux à ce que les journalistes appelleront « la Nouvelle droite ». Commence alors une « période de flottements » et de « scories droitières » (dit-il) jusqu’à la fin de l’expérience Figaro-Magazine sous Louis Pauwels, au début des années 80. Il publie sur les traditions d’Europe, visite avec quelques « amis » (on disait « camarades » à gauche au même moment) les hauts-lieux européens. Il préfère naturellement l’Allemagne, l’Italie et la Scandinavie au reste. Le journalisme à Valeurs actuelles et le Spectacle du monde le firent voyager dans le reste du monde, dont il ne connaissait, hors d’Europe, que les États-Unis.

Une campagne d’intellos cathos de gauche bobo au Monde et au Nouvel observateur a été déclenchée à l’été 1979 par crainte du succès populaire du Figaro-Magazine et pour raviver « le fascisme », bouc émissaire facile de tous les manques à gauche. Classique bataille pour « les places » dans le système, pour cette génération tout juste issue de 68 et qui avait les dents longues. La publicité faite autour de la polémique a évidemment l’effet inverse à celui recherché : Alain de Benoist devient célèbre et la Nouvelle droite est considérée tant par les radios et les télévisions que par les hommes politiques, les universitaires et même à l’étranger. Alain de Benoist reçoit le Grand prix de l’essai de l’Académie française pour Vu de droite, participe jusqu’en 1992 à l’émission Panorama sur France-Culture et planche même devant les Services, appelé par Alexandre de Marenches, patron du SDECE. A cette date, le libéralisme consumériste et financier américain devient pour lui « l’ennemi principal » p.140.

Commence le chapitre 4 sur les idées, malheureusement pas aussi clair qu’on l’aurait souhaité, indigeste, souvent filandreux, parfois jargonnant.

Les questions introduisent une suite de fiches sur un Alain de Benoist « idéologiquement structuré ». Le naming, cette manie américaine, est l’une des plaies de l’auteur : il ne peut exposer une idée sans la barder de citations. Peut-être pour se rassurer, ou pour mouiller idéologiquement les auteurs, ou encore montrer combien il se rattache au mouvement des idées. Mais pourquoi a-t-il accentué cette écriture mosaïque par rapport à ses premiers écrits ?

Selon moi, deux axes donnent sens à tout le reste :

  1. il n’y a pas d’autre monde que ce monde-ci (donc pas de Vérité révélée ni de Commandement moral mais une histoire à construire et un ethnos à façonner) ;
  2. le Multiple est valorisé (donc pas d’universalisme, de centralisme jacobin, de capitalisme financier globalisé, d’égalitarisme dévoyé au Même uniforme, mais la tolérance et le refus du « ou » au profit du « et » – autre posture favorite de Montherlant, qui préservait ainsi sa liberté personnelle).

Ce qui veut dire que chacun est, sur son sol, dans sa « patrie charnelle », « en pleine conscience du mouvement historique dans lequel il vit », amené à développer sa bonne fortune – sans désirer l’imposer aux allogènes (diversité des cultures, pas de repentance) ni au monde entier (ni colonialisme d’hier, ni impérialisme étasunien d’aujourd’hui, ni universalisme occidental). L’auteur cite le russe Alexandre Douguine, pour qui l’espace est un destin, le lieu portant en lui-même l’essence de ce qui s’y développe. Tout changement d’habitus collectif altère l’ethnos et son destin – ce qui signifie en clair que l’immigration hors contrôle peut changer la civilisation même d’une aire.

krisisL’Europe est pour Benoist une réalité géopolitique et continentale opposée aux « puissances liquides » que sont les îles anglo-saxonnes, États-Unis en tête, dont le but est de nos jours « d’encercler, déstabiliser et balkaniser » l’Eurasie (Moyen-Orient compris) pour mieux contrôler les ressources. Les valeurs terriennes des trois fonctions hiérarchisées mises au jour par Georges Dumézil dans la civilisation indo-européenne (sagesse, politique, richesse) doivent primer sur les valeurs liquides (les flux, le commerce, les liquidités, le négociable) – toutes ancrées dans la troisième fonction. Même si les Indo-européens n’ont jamais existé en tant que tels (personne ne le prouve), le mythe de l’origine, critiqué récemment par l’un de mes anciens professeurs d’archéologie Jean-Paul Demoule, n’est pas plus à condamner que le mythe biblique du Peuple élu ou le mythe de la sagesse de Confucius. La vérité scientifique est une chose, la légende civilisatrice une autre. De toute façon, pour Alain de Benoist « la démocratie » est le régime préférable – lorsqu’elle fait « participer » le plus grand nombre. Mais il n’est pas de politique sans mystique et le mythe indo-européen en est une.

Alain de Benoist aime à concilier les contraires dans l’alternance, sur son modèle Henry de Montherlant. Ce pourquoi il se sent en affinité avec la Konservative Revolution allemande d’entre-deux guerres dont « les anticonformistes français des années 30 » sont pour lui proches, à la suite de Proudhon, Sorel et Péguy. Il s’agit de se fonder sur « ce qui a de la valeur » pour orienter l’avenir. Selon Heidegger, philosophe qu’il préfère désormais à Nietzsche, « l’Être devient » (ce qui me laisse sceptique), la technique désacralise le monde (là, je suis) et produit la Machinerie : une entreprise humaine nihiliste (je suis moins pessimiste).

C’est « l’ascension et l’épanouissement d’une classe bourgeoise qui a progressivement marginalisé aussi bien la décence populaire [la common decency de George Orwell ] que la distinction aristocratique » p.237. Ce pourquoi Alain de Benoist est idéologiquement écologiste, « du côté de la diversité (…) aussi du côté du localisme et de la démocratie de base » p.249. Il y a coappartenance de l’homme, des êtres vivants et de la nature. Selon « un vieil adage scandinave », « le divin dort dans la pierre, respire dans la plante, rêve chez l’animal et s’éveille dans l’homme » p.249. C’est un joli mot mais d’idée passablement chrétienne à la Teilhard de Chardin, voire évoquant un Dessein intelligent…

Arrive enfin la dernière partie du bilan, mais qui n’en finit pas de finir.

L’auteur n’a pas eu le temps de faire court… « J’ai voulu définir et proposer une conception du monde alternative à celle qui domine actuellement, et qui soit en même temps adaptée au mouvement historique que vous vivons » p.225. Ce serait mieux réussi si le message était plus clair. L’Action française, le mouvement auquel Alain de Benoist compare volontiers le sien, était plus lisible dans le paysage intellectuel. Mais lui se veut Janus, son emblème étant un labyrinthe. Le lecteur pourra lui rétorquer ce qu’il reproche à Raymond Aron : « vaut en effet surtout par la subtilité de ses commentaires et de ses analyses, moins par sa pensée personnelle » p.227. Pour Aron, c’est faire bon marché de Paix et guerre entre les nations, et des mémoires, d’une qualité dont on cherche vainement l’équivalent chez Alain de Benoist.

« Je suis un moderne antimoderne », dit l’auteur p.285. Il ne croit pas si bien dire. Son monde apparaît comme celui, avant 1789, de la société organique, de la nature encore création divine, du chacun sa place où l’éthique de l’honneur fait que bon chien chasse de race, où règnent une foi, une loi, un roi (un peuple homogène). Il est, sans surprise, contre les enseignements de genre et affirme que l’homosexualité est majoritairement génétique (p.252), sans considérer que l’éducation répressive des sociétés autoritaires (des sociétés militaires à l’église catholique et aux sociétés islamiques) fait probablement plus pour les mœurs que les gènes (il suffit de comparer les prêtres aux pasteurs). Il déplore aussi que l’écrit décline au profit de l’image, tout comme Platon déplorait en son temps le déclin de la parole au profit de l’écrit…

Le lecteur l’aura compris, la pensée d’Alain de Benoist est en constant devenir. Il n’a pas de dogme, seulement des « convictions ». Même si lui-même veut rester au-delà et ailleurs, comment sa pensée pourrait-elle se traduire concrètement aujourd’hui ? Est-ce sur l’exemple de Poutine en Russie ? Est-ce sur l’exemple de la Fédération des cantons suisses avec les votations qui ont fait renoncer au nucléaire et ouvrir des salles de shoot ? Est-ce comme les « Vrais Finlandais »qui se disent « conservateurs sur les questions morales, mais de centre gauche sur les questions sociales » ? Est-ce Aube dorée ou Vlaams Belang ? Je comprends que, par tactique politique, Alain de Benoist veuille avancer masqué, que l’on considère les idées plutôt que les positionnements, mais la multiplication des masques en politique dilue le message au point de le faire disparaître. La politique exige l’épée qui tranche entre ami et ennemi. Seule la littérature – comme le fit Montherlant – permet l’ambiguïté, le masque étant le procédé commode de dire sans être, de montrer sans le vivre. Alain de Benoist, que je sache, n’est pas Henry de Montherlant. Peut-être, comme lui, eût-il mieux fait de choisir la littérature ?

« Non pas chercher à revenir au passé, mais rechercher les conditions d’un nouveau commencement », dit Benoist p.312. Peut-être, mais nous aurions aimé moins de simple critique du présent et une vision plus claire sur les propositions concrètes d’avenir.

Alain de Benoist, Mémoire vive – entretiens avec François Bousquet, 2012, éditions de Fallois, 331 pages, €22.00

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Mythomanie sur l’enfant

Enfance : « Période de la vie humaine qui s’étend depuis la naissance jusque vers la septième année et, dans le langage général, un peu au-delà, jusqu’à treize ou quatorze ans » (Littré). On le voit, la langue française a suivi les mœurs, qui faisaient de « l’âge de raison » (7 ans) la fin de l’enfance jusqu’au XVIIIe siècle. Dès cet âge, les enfants pouvaient donc travailler : aux champs, puis au siècle suivant en usine ou dans les mines.

Le prolongement « un peu au-delà » est né vers la fin du XIXe siècle, lorsque les progrès de la médecine, le romantisme des sentiments puis les balbutiements de la psychanalyse (qui a commencé avant Freud), ont rendu précieux le petit d’homme. La baisse de la mortalité infantile a développé la pédiatrie, cette médecine spécifique aux enfants. La préoccupation des émotions a engendré la pédagogie, depuis l’Émile de Rousseau jusqu’aux collèges de Jésuites. Enfin la psychanalyse a démontré l’empreinte de l’enfance sur l’adulte. L’âge scolaire obligatoire a été repoussé jusqu’à 12, 14 puis 16 ans.

sexe et ennui gamin

Pour le système social, on est « enfant » jusque vers cet âge, en tirant bien le concept. C’est ainsi que les journalistes, toujours dans le vent, appellent « enfant » (mâle ou femelle) tout mineur qui a subi des abus sexuels, mais n’hésite pas à qualifier « d’adolescent » le gamin de 10 ans qui sauve sa petite sœur du feu… Même si l’après 68 a baissé l’âge de la majorité (pour raisons pénales et sexuelles), l’enfance dure longtemps au XXIe siècle.

gamins amoureux

Loin de considérer, comme Littré toujours, ce gardien de la langue, que l’enfance est aussi, au figuré, un « état de puérilité prolongé dans le reste de la vie », la société actuelle sacralise l’enfant jusqu’à en faire un mythe. « Ce qui tient de l’enfance dans le raisonnement ou l’action » (définition Littré de la puérilité) est valorisé au-delà de toute mesure. Non seulement le jeunisme sévit jusque dans l’âge chenu, mais l’esprit d’enfance représente une sorte de paradis perdu, d’accord avec soi au présent, d’idéal pour l’avenir. La foule sentimentale en devient bête.

paradis enfantin freres et soeur

Ni la maturité, ni la virilité, ni la responsabilité ne sont plus valorisées. Au contraire, la spontanéité, l’éternel présent, l’affection exigée, le plaisir tout de suite, la fausse innocence – sont des requis de la société puérile dans les pays développés. Peter Pan a fait des émules et le Petit Prince apparaît comme le plus grand des philosophes. Quant à ceux qui ne croient pas à l’innocence des enfants, ils sont chassés comme jadis les sorcières, comme vilains pédophiles.

innocence enfantine

Je suis le premier à m’attendrir sur les enfants, à aimer observer leurs jeux et à baigner dans leur joie. Mais je suis aussi attentif à ce qu’ils sont : des êtres immatures et pas finis dont les angoisses peuvent être profondes (angoisse d’abandon, angoisse de ne pas être aimé, angoisse de ne pas réussir, de ne pas avoir d’amis, de ne pas apparaître bogoss ou sexy, d’être persécuté ou racketté, de subir la honte…). Les parents gagas n’aident pas leurs enfants à grandir, s’ils les essentialisent en mythe éternel. L’enfance est un état qui est fait pour être surmonté. Pères trop protecteurs et mères castratrices sont, selon la psychanalyse, les principales causes des pathologies mentales adultes. La difficulté d’être de chaque enfant est réelle, malgré les apparences ; ce n’est que par un environnement stable, des rapports affectifs de confiance et des encouragements à toute entreprise qu’ils peuvent avancer dans la vie. Être béat devant eux et minimiser la moindre difficulté ne les aide pas. L’enfant est une personne, pas un objet : ni objet décoratif pour parents narcissiques, ni peluche de substitution pour carences affectives, ni objet sexuel pour adulte pervers immature. L’enfant est une personne, mais en devenir – pas un adulte en réduction.

besoin de papa

Pourquoi cette sacralisation récente de l’enfant ? Marcel Gauchet, philosophe qui s’est beaucoup penché sur l’éducation, a une théorie sur le sujet. Il l’expose dans la revue qu’il dirige, Le Débat n°183 de janvier 2015. Pour lui, l’enfant est aujourd’hui celui du désir, du privé, de l’égalité de l’idéal du moi, et même une utopie politique !

desir d enfant

  • Enfant du désir, il est vœu intime et projet parental, les géniteurs s’investissent (souvent à deux, parfois seuls) dans leurs petits ; ils les ont voulus, attendus, désirés. Au risque d’être déçus parce qu’ils sont eux-mêmes et pas le projet parental idéal.
  • Enfant du privé, car il fait famille aujourd’hui : la transformation des liens familiaux (concubinage, divorces, recomposition, compagnonnage de même sexe) fait que c’est l’enfant qui fait la famille et non plus la famille qui accueille l’enfant.

famille petits blonds

  • Enfant de l’égalité, car reconnu comme une personne, parfois au danger de l’écart de maturité ; certes, l’enfant est égal en dignité, mais il n’est pas mûr pour se débrouiller tout seul et a besoin des adultes et de la société pour devenir lui-même – il ne doit donc pas « faire la loi » ni être traité en enfant-roi. De cheptel voué à l’héritage sous l’autorité absolue du pater familias à la poupée égoïste post-68, il y a inversion des contraires. Un plus juste milieu serait de mise.
  • Enfant comme idéal du moi, dans la lignée du jeunisme et de la révérence envers tout ce qui est d’enfance (spontanéité, joie, faculté de s’émerveiller, curiosité sans limites, exigence de vérité…) ; chaque adulte se voudrait un enfant éternel, libre de soucis et de responsabilités, apte à être en accord immédiat avec le monde, sans état d’âme – au risque de se jeter dans les bras d’un Big Brother qui promet la société harmonieuse, ou du dirigeant (mâle ou femelle) qui se poserait en père du peuple ou en mère de la nation, les dispensant de penser et de prendre une quelconque part aux décisions de la cité.

couple ados 13 ans

  • Enfant comme utopie politique car l’enfance est l’avenir – sauf qu’il doit devenir adulte avant d’accoucher du futur ; la société des individus croit naïvement à l’autoconstruction, comme une fleur qui s’ouvre, alors que la vie est un combat qu’il faut mener : les petits d’hommes n’entrent pas tout armés comme des abeilles ou des fourmis, leur programme génétique les laisse plus libres, ils doivent apprendre et expérimenter pour faire surgir leur intelligence et autres qualités – seuls les adultes peuvent les y aider, cela ne se fait jamais tout seul.

L’enfance est un âge joli et émouvant ; l’infantilisme est cependant ce qui guette la société qui place l’enfant sur un piédestal. Les petits êtres doivent être aimés, protégés et éduqués pour qu’ils deviennent, à leur tour, adultes. Ce n’est pas en niant la différence entre enfance et maturité qu’ils pourront grandir.

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Inégalité et quelques mots pour mieux comprendre

Inégalité = est un sentiment social qui fonctionne au sens vertical entre inférieur, égal ou supérieur. Seule la position neutre (indifférente) est acceptable en démocratie, entre envie et vanité. Ce pourquoi les titres de noblesse ne sont pas reconnus par la République et que tout citoyen est égal en droits.

Différence = dérive immédiatement vers hiérarchie donc discriminations (désirs, pulsions), alors que la différence fait la richesse du complément. Mais la société infantile (qui a peur de la liberté faute de vouloir prendre une quelconque responsabilité), préfère le fusionnel au complémentaire. Ce serait devoir s’assumer, composer, reconnaître l’autre pour ce qu’il est. Alors qu’il est tellement plus confortable de rester passif, toujours d’accord, dans le vent, comme tout le monde, sans faire de vagues. Il y a des différences de nature, de degré et de choix. Homme ou femme, telle est le donné biologique (sur lequel il y a construction sociale) ; bébé, enfant, adolescent, adulte, mûr, vieux, tel sont les degrés inévitables d’une existence (malgré le jeunisme marketing qui exploite le fantasme d’éternité) ; hétéro, homo, asexuel (puis des sous-catégories telles que lesbienne, trans, spornosexuel, etc) sont des différences choisies (parfois sans le vouloir, mais la revendication est toujours du ressort de la volonté).

frere et soeurs sally mann

Injustice = pourquoi lui et pas moi ? Cri de l’égoïsme envieux qui voit surtout ce qui lui manque, pas le bien de l’autre. Est-il injuste d’être une femme ? D’avoir des désirs homos ? D’être blond aux yeux bleus ? Ou né bossu et handicapé ? L’injustice est un sentiment ; les situations réelles existent bien sûr, mais elles sont relatives aux jugements de valeur, elles ne vont pas de soi : le smicard français est un « riche » au Bangladesh.

torse nuInéquité = l’équité n’est pas l’égalité, ce que les Français malformés aux maths ne peuvent saisir… L’égalité c’est tous pareils, la même dose à chacun ; l’équité c’est à chacun selon ses besoins. Il y a donc pondération et pas division pure et simple.

Égalitarisme = perversion de l’égalité en revendication tous azimuts, « j’ai l’droit » étant le réflexe spontané devant tout droit des autres. L’égalitarisme parfait ne pouvant advenir de lui-même, en autorégulation (ce serait le droit du plus fort), l’appel à Dieu, à l’ONU, à l’État, à papa, reste indispensable. L’égalitarisme est une idéologie du désir sans limites ; il y a toujours quelque chose qu’un autre a et que je n’ai pas. Plutôt que l’État, mieux vaut le droit, il est plus neutre et vaut pour tous (y compris les maîtres de l’État) – ce que n’avaient manifestement pas compris les socialistes réels des pays communistes. Une tyrannie peut imposer l’égalité des conditions en nivelant au plus bas, quel que soit le mérite (hiérarchie en râteau) ; auquel cas, pourquoi se fouler ? Attendre les ordres d’en haut, obéir sans discuter, être parfaitement conforme – tel est le sujet de la société tyrannique (stalinienne, nazie, cubaine).

Identité = elle est soit donnée (et vise à l’homogénéité), soit elle se construit (et vise à l’uniformité). Elle est, au-delà de la génétique qui fonde certains nationalismes, le réflexe social qui fait appartenir (porter l’uniforme, véhiculer la pensée unique). Elle a pour limites le semblable, le même, et pour point moyen le conformisme. Elle permet le lien social, la reconnaissance par les autres – elle étouffe l’originalité et permet difficilement l’émergence d’idées nouvelles, d’entreprises nouvelles, d’innovations.

Égalité des chances = est la meilleure dialectique que la société démocratique ait trouvée pour reconnaître la réalité (les différences entre les gens) tout en permettant de construire une identité (un rôle social citoyen via l’éducation et la culture) ayant pour idéal l’égalité (la redistribution juste des fruits communs). Les chances est ce dont les politiques devaient discuter et définir, elles changent avec l’époque et la société mais le consensus sur elle est indispensable.

Équité = l’équivalence des possibilités offertes au départ (égalité des chances) est une forme d’équité, à condition que le départ ne se réduise pas au tous pareils. Comme l’impôt est progressif, l’éducation devrait l’être, adaptée à chacun en classes de niveau, des retardés aux surdoués, avec un socle minimal commun. Comme l’impôt est divers, l’éducation devrait être diverse, sans sélectionner uniquement sur les maths, ce qui formate des ingénieurs sans créativité et des technocrates sans âme.

Duras juge l amant en petite bourgeoise egoiste

Mérite = vertus et talents qui permettent aux individus de trouver leur épanouissement et leur rôle particulier dans une société issue de différences. Le mérite est ce qui permet de construire son identité (individuelle, parentale, sociale, citoyenne) par-delà les déterminismes (génétiques, familiaux, claniques et professionnels, nationaux). Favoriser le mérite devrait être l’objectif de toute société démocratique, si l’on admet que la démocratie a pour objectif l’épanouissement des capacités de chacun pour que chacun contribue au mieux à l’ensemble de la société.

Droits « de » (libertés) ne sont pas Droits « à » (créances). Les droits sociaux reposent sur l’équité puisque l’inégalité de leur distribution est la condition de la justice ; leur limite est la discrimination positive, qui pousse le curseur compensatoire assez loin pour susciter envie et revendications (car les critères ne sont jamais tranchés et toujours contestables). Débattre de l’équité (donc des chances) est bien le premier devoir des politiciens en démocratie.

Nous avons très peu de politiciens.

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Richard Sartène, Une enfance entre guerre et paix

richard sartene une enfance entre guerre et paix
Né en France juif d’origine polonaise en 1938, l’auteur nous conte à 76 ans son enfance à la campagne et son adolescence à Paris. Dans la tragédie de la guerre, amplifiée par ses déportations ethniques, comme dans le Paris resté archaïque d’après-guerre, l’auteur reste souriant, sociable et bon élève. C’est avec une certaine nostalgie qu’il ravive ses souvenirs, Juif par hasard, marqué par destin, mais dont il n’a pas particulièrement eu à pâtir. C’est surtout son nom aux dix consonnes, qui lui a occasionné moqueries et gêne ! Comment prononcer en effet Szwarcsztejn lorsqu’on ne connaît pas le polonais ?

« La naturalisation de mon père fut acquise par décret le 19 juillet 1948, et il fut autorisé à porter dorénavant le nom de Sartène. Bien entendu, ses enfants aussi » p.103. Richard avait dix ans, et sa vie d’écolier avait été bien longue sous le nom imprononçable. Son frère aîné André avait trois ans de plus et son frère cadet Daniel quatre ans de moins.

Ses parents, plus avisés que d’autres Juifs, avaient pris leurs précautions et, par relations, confié les deux aînés en nourrice à Conquereuil en Bretagne sud, à 58 km de Nantes. La mère enceinte se cache en Touraine et le père part pour Sète, puis pour l’Espagne, avant de s’engager dans l’armée du général Leclerc. Tout le monde se retrouve après guerre, mais les parents divorcent, trop différents de caractère.

L’auteur passe une moitié du livre à évoquer des scènes de son enfance à la campagne, dans la joie sensuelle de la terre et des foins, l’attente de la Noël et les pompes catholiques (son frère et lui sont baptisés sur place par précaution), le premier jour d’école avec l’encrier de porcelaine contenant l’encre violette, la veillée des morts et la personnalité des villageois.

L’autre moitié est consacrée à Paris, le quartier de la Gaîté qu’il nomme « la rue de la joie » ou « le Broadway parisien ». Il habite au-dessus du théâtre de la Gaîté-Montparnasse, il a un ciné à sa porte, va au lycée à pied, et encense comme les autres gamins les idoles du foot (le Racing club), de la boxe (Marcel Cerdan) et du Tour de France.

Il habitait non loin de Monsieur Lustiger qui vendait des vêtements, père de Jean-Marie, archevêque de Paris, converti confirmé au catholicisme au grand dam de sa famille. Qu’est-ce donc qu’être Juif avant qu’existe un État d’Israël ? « Nos parents (…) n’étaient ni pratiquants, ni croyants mais respectueux de leurs racines et de leur passé dans le shtetl » p.109. Par tradition, la mère parle yiddish et cuisine la carpe farcie à la juive. Richard, baptisé, avait appris le catéchisme en quelques jours d’angine et même servi la messe catholique en aube blanche. « J’étais tenté par Dieu et le cérémonial s’y attachant » p.110. C’est une cousine Annette, violoniste primée de Varsovie et rescapée des camps, qui lui apprend que la judéité est une marque ineffaçable : « On t’aurait demandé de baisser ta culotte et de montrer ta quéquette, et là, on aurait bien vu que tu étais juif ! » p.111.

L’enfant prend cette preuve comme un trait génétique – alors qu’il s’agit d’une coutume que rien n’empêche de changer : un Juif non circoncis est-il juif ? Il y a une curieuse façon de faire du « respect des racines » une race à part, comme si l’ablation du prépuce était un trait transmis par les chromosomes juif. Ne s’agit-il pas plutôt d’un trait culturel, modifiable si on le veut ? La judéité est un choix, pas une obligation.

Écrire est-il une psychanalyse sans le charlatanisme des gourous ? Ni Proust ni Pagnol, cette enfance campagnarde et cette prime adolescence citadine font un texte heureux, agréable à lire, que l’auteur destine à ses petits-enfants pour qu’ils gardent la mémoire.

Richard Sartène, Une enfance entre guerre et paix, 2014, Les éditions du Net, 173 pages, €13.00

Attachée de presse Guilaine Depis http://www.guilaine-depis.com/richard-sartene/

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Dan Brown, Inferno

dan brown inferno 2013

Inferno, l’Enfer, première partie de la Divine comédie de Dante, est le fil du thriller. Dan Brown mélange complot, rébus, messages à décoder, jeux de piste, sens caché, écologie. Agitez bien en shaker atelier d’écriture et vous obtenez un produit fabriqué standard, prêt-à-lire comme on le dit du prêt-à-porter. Ce n’est pas mauvais, mais insignifiant.

On se laisse prendre, mais à condition d’en rester à l’épidermique-émotionnel-superficiel de la tranche d’âge 15-18 ans, dont l’auteur dit lui-même être « le cœur de cible d’Hollywood » (donc le sien). Pas de sexe, pas d’agitation des petites cellules grises (ça prend la tête comme les sédatifs dont tout le monde se bourre dans le roman), mais de l’action et de la « culture-pour-les-nuls » avec usage intensif de Wikipédia (pour les paidés, les enfants en grec ancien). Avec les erreurs-et-approximations de rigueur chez les pas-finis comme cette affirmation inepte p.372 : Venise « conquise peu après [la peste] par les Ottomans » ! C’est évidemment faux, malgré les 62 documentalistes et relecteurs « remerciés » en fin du livre.

Très ado aussi est cette remarque sexuelle sur le ton de la dérision des années lycée : « En comptant Hercule et Cacus – deux autres colosses nus – et les satyres accompagnant le dieu des Océans, ce n’était pas moins de douze pénis géants qui s’offrent au regard du badaud » p.183. Vous aurez reconnu, je n’en doute pas, la piazza della Signoria à Florence – et c’est bien sûr tout ce qu’elle offre en termes d’art aux visiteurs…

Dans un autre passage est décrite « la prise de Diomède », où le vaincu tient Hercule « par les couilles ». Très ado, je vous dis – émoustillé par les muscles mais interdit de sexe par le puritanisme américain des années 2000, ce pourquoi les femelles du roman ne sont pas femmes mais autoritaire stérile (la directrice de l’OMS), surdouée psychotique (Sienna), ou enceinte jusqu’aux yeux (Maria Alvarez). Aucune romance ne doit venir troubler la cryptologie qui permet de sauver le monde.

Nous retrouvons le Robert Langdon du Da Vinci Code en prof d’histoire de l’art spécialisé dans la symbolique médiévale. Il se réveille à l’hôpital amnésique, autre « truc » piqué au thriller américain La mémoire dans la peau. Sauf que ce n’est pas dans la peau mais dans le col de sa veste « Harris Tweed » que Langdon retrouve un cylindre à serrure biométrique contenant un rébus futuriste. Il est aidé en cela par une vigoureuse blonde « au QI de 208 » (dont l’auteur a du mal à donner sa pleine mesure, sans doute lui-même plus limité que sa créature).

  • Intelligent, le Langdon ? Non pas, mais pourvu d’une « mémoire eidétique » (à vos wiki !).
  • Forte, la Sienna au QI de 208 ? Non pas, mais caméléon sachant jouer tous les rôles.
  • Puissante, la directrice de l’OMS ? Non pas, bien qu’elle se déplace habituellement en C130, mais bornée et politiquement correcte jusqu’à ce qu’on lui mette le nez dedans…

Vous avez l’habituelle brochette d’érudits italiens qui s’empressent d’étaler leur savoir, les nervis obtus et musculeux qui ne pensent qu’à tirer dans le tas, les touristes évidemment idiots qui retardent l’avancée et qui béent devant tout insolite, sans parler des Maîtres du monde ou qui se croient tels, président de société, richissime biochimiste, VIP en visites privées dans les plus beaux lieux du monde. Le lecteur (de 15-18 ans) se sent flatté d’être invité aux musts dans le sillage de leur prof Langdon.

botticelli la carte de l enfer

Le thriller est bien construit, Dan Brown a de la technique ; chaque fin de chapitre est un moment de suspense qui vous fait aller de l’avant, les péripéties se cumulent et s’enchaînent, les coups de théâtre ne sont pas absents. Mais la psychologie des personnages reste très sommaire – adaptée probablement aux cerveaux bornés des 15-18 ans vus par Hollywood. Langdon a cette fâcheuse propension à bavarder et à se creuser la tête sans bouger juste lorsqu’il est urgent d’agir, et c’est sa blonde qui doit le traîner dans la bonne direction (voilà pour conforter les filles). Mais il découvre toujours un lapin dans son chapeau d’érudit pour faire rebondir le nombre de pages (voilà pour faire jouir les garçons). Et le lecteur de 15-18 ans ne sera pas surpris (plus âgé, si) s’il court comme un lièvre dès sa sortie d’hôpital où il se trouvait soi-disant « dans le coma ».

Nous avons les oppositions binaires à la portée des ados : drones contre passages secrets, génétique XXIème siècle contre Florence Renaissance, eugénisme (évidemment « nazi ») contre sentimentalité des médecins du monde (évidemment politiquement correcte). L’orgueil « transhumaniste » pousse à se prendre pour Dieu et à s’adorer en Narcisse, donc à être plutôt homo (pouah ! selon la morale de l’auteur) plutôt qu’hétéro (le Bien issu de la Bible)…

Avec cette interrogation tendance (aujourd’hui de droite aux États-Unis) : « Les endroits les plus sombres de l’enfer sont réservés aux indécis qui restent neutres en temps de crise morale ». Est-ce tiré de Dante ? C’est en tout cas la leçon aux ados que Dan Brown veut faire passer.

Vous l’avez compris, mélangez tout et vous avez un thriller prêt-à-lire pour 15-18 ans. Ça se lit puis ça s’oublie, mais vous passez un moment plutôt agréable, captivé juste ce qu’il faut sans laisser aucune trace. Car le virus Brown laisse stérile une partie de la population lisante – vous comprendrez cette énigme quand vous aurez fini le livre.

Dan Brown, Inferno, traduction française Dominique Defert et Carole Delporte, mai 2013, Jean-Claude Lattès, 567 pages, €21.76

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