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Ernst Jünger, Voyage atlantique

L’auteur publie ses carnets de voyages effectués dans les années 30 : la Sicile en 1929, la côte dalmate en 1932, la Norvège en 1935, la traversée de l’Atlantique et les côtes du Brésil en 1936, les îles de Méditerranée en 1938. L’ordre de présentation diffère de la chronologie, partant du sud méditerranéen pour gagner l’Atlantique, ce qui donne son titre au livre, et termine par la Norvège. Faut-il y voir un signe de la civilisation d’époque ? Aller à la rencontre du soleil au sud, le suivre vers l’ouest et l’océan avec son continent nouveau, puis revenir aux rochers et prairies germaniques ? C’est un mouvement de montre, 6 h, 9 h, midi – ou encore la civilisation, les pionniers, l’enracinement.

Ernst Jünger porte au monde une attention qui le rend authentique et, par-là, captivant. Il enchâsse dans l’écrit un fragment de réel comme l’ambre enserre les insectes et les plantes. Sa description est celle de l’entomologiste qu’il est aussi à ses heures perdues : précision du vocabulaire, dissection pas à pas de la totalité. Il s’intéresse surtout au naturel dans ses voyages : les rochers, les arbres, les fleurs, les insectes, les poissons. Il ne parle des humains que lorsqu’ils participent de la culture et du paysage, qu’ils sont englobés dans un lieu : les enfants, les paysans, les nègres. S’il donne quelques impressions personnelles, émet de rares idées générales, il évoque en majorité des faits. Le ton est volontairement neutre dans une époque d’idéologies exacerbées, mais correspond au tempérament austère et rigoureux de l’auteur. Il s’efforce de s’effacer devant le réel ; il le laisse parler en s’ouvrant au monde, il se fait le miroir où le moi disparaît au profit des « forces » de la nature – ce qui est aussi une idéologie (voir Heidegger), mais l’ambiguïté demeure de son tempérament ou de son époque.

Sa disponibilité de regard et son amour empathique du monde me séduisent cependant fort. J’ai relevé quelques gemmes dans la gangue :

Le 22 avril 1938, à propos des enfants plongeurs de Kalymnos, il décrit « les corps bronzés (qui) prenaient un merveilleux brillant dans le bleu profond de l’eau » ; on pourrait croire à des statues de bronze de jeunes athlètes grecs sortant tout animées de l’eau.

Le 6 mai 1938, sur les dalles d’un cimetière : « Ressenti quelque fatigue, à cause surtout des caractères hébraïques dont l’effet m’accablait déjà quand j’étais enfant. Ils se distinguent de tous les autres par le caractère extrêmement compact de leur substance ». Comme une histoire multimillénaire ramassée dans un alphabet, d’autant plus mystérieuse et inquiétante que l’on n’en connait pas le sens faute de savoir la lire.

Le 23 avril 1929 sur les mollusques et crustacés : « Toutes les formes géométriques tendent à l’inertie, aussi trouvera-t-on fréquemment qu’une propension à s’encuirasser y correspond. Les formes asymétriques au contraire sont pleines de possibilités d’affranchissements, sont les pivots de l’évolution, des métamorphoses et des déviations ». Contre l’ordre rigide et la rationalité trop sèche, l’écart à la géométrie pure permet le neuf. Contre Platon et ses Idées absolues, Jünger se situe plutôt du côté d’Aristote, de ses observations de la nature et de ce qui l’anime.

En 1932, sur la grâce des formes vivantes, de « l’Antinoüs de 15 ans » qui, à Palerme, lui ouvrait les oursins aux dauphins évoluant autour du bateau, « c’est toujours une source de gaieté que d’apercevoir une créature qui parvient, pour ainsi dire en se jouant, à la pleine maîtrise des moyens dont elle est douée. Avec de telles apparitions se révèle la profondeur de l’élégance. »

Le 19 novembre 1936 au Brésil, cette extraordinaire note sur des enfants flattés et émus de se voir regarder par un Blanc avec une bienveillante attention : « Je me trouvais assis dans le tramway entre deux enfants, un garçon et une fille, qui revenaient de l’église comme l’indiquait leurs livres de messe. Dans ces peaux sombres, ces lèvres retroussées, dans le blanc éblouissant de ces grands yeux, semblait respirer par lueurs un certain air bien élevé auquel je n’étais pas préparé. Comme je les observais, leurs visages s’animèrent d’un flux de sang et s’épanouirent en tonalités de pourpre et de velours. La chose, s’amplifiant, suscita une sorte de transparence, de lumineuse et diaphane pureté des tissus intérieurs qui me saisit vivement. A cette impression physiognomonique s’en ajoute une autre, plus forte – à savoir le pressentiment que ces créatures, sous le couvert d’une si placide indolence, étaient en réalité fiévreusement absorbées, et absorbées par un contentement intérieur d’une intensité peu commune ou par un naïf éblouissement qui semblait croître dans la mesure même où je m’en apercevais. Ce qui m’alarma, c’était précisément le crescendo de ce mouvement – à peu près comme si toute échelle allait disparaître séance tenante, et s’accomplir des choses magiques. Je sentis la proximité d’invisibles centrales de force dont la puissance secrète dépasse celle de toutes les turbines qu’on peut installer dans ce pays. » La puissance de l’émotion qui submerge la raison, issue des forces obscures et irrésistibles de l’instinct, était un trait d’époque en Allemagne ; mais appliquée à des métis, c’était un décalage osé et profondément humain.

Le 31 juillet 1935, sur les activités des Norvégiens, qui le définissent aussi : « Le véritable attrait qu’on trouve à chasser, pêcher et collectionner, n’est pas dans la proie qui nous tombe sous la main. Il réside plutôt dans le rêve de choses inouïes qui cache en soi toute la richesse du monde. » Le prédateur prise moins la proie que la chasse, cet acte de curiosité qui fait vivre plus intensément au présent, attentif à tout ce qui peut donner un indice à la traque. Sur les pêcheurs : « Il y a bien des aspects dans ce métier qui correspondent à mes goûts et à mon tempérament – comme de suivre en silence le cours des choses cachées. L’économie en est également bonne ; on mène une vie modeste et souvent périlleuse sans pour cela perdre jamais l’expectative de la richesse. » (Je sais que la langue allemande est parfois filandreuse mais, à mon avis, « perdre de vue l’espoir de la richesse » aurait été plus clair en français, Monsieur le traducteur !)

L’écrivain n’est-il pas analogue au pêcheur ou au chasseur dans ces descriptions de Jünger ? Un bien beau livre composé de notes en passant, au travers du monde.

Ernst Jünger, Voyage atlantique, 1947, traduit par Yves de Chateaubriant, Table ronde La petite vermillon 1993, 256 pages, €8.70

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Faits, opinions et intérêts…

Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Est-ce que ça dépend ? Et pourquoi ?

En théorie, les faits disent le vrai, ce qui s’est réellement produit. Mais chacun sait que l’observation des uns n’est pas celle des autres et que le « témoignage » varie largement ! C’est donc l’observation « neutre » des faits qui permettent d’établir le vrai. Mais chacun sait que le neutre n’est qu’une convention de procédures et d’analyses, qu’il standardise l’observation pour éviter la subjectivité et qu’il ne prend pas en compte la totalité du réel. Le fait est donc un regard normalisé mais pas complet. La méthode scientifique a justement pour but d’affiner ce regard par de nouvelles techniques plus précises d’observation et des procédures plus complètes d’examen. Mais il s’agit d’un idéal, d’une tendance dont on ne verra jamais la fin. Le fait restera donc approximatif.

La vérité est alors affaire d’opinion. Comme l’a dit Nietzsche, il s’agit d’une métaphore, donc d’un résumé qui fait illusion. Prendre l’illusion pour la réalité est une faute. En revanche, avoir la « volonté de vérité » est un mouvement pour approcher sous plusieurs angles et en creusant plus profond le fait.

  1. Il y a l’opinion paresseuse, qui s’appuie sur les préjugés (ce qu’on croit avant même de savoir), et plus encore sur le grand nombre (si beaucoup sont d’accord, alors ce doit être vrai). Le fait, alors, est établi comme une croyance partagée, pas comme une réalité objective. Et cela donne la croyance aveugle en religion, le plébiscite en politique, le lynchage en justice et l’insurrection braillarde en démocratie.
  2. Il y a l’opinion éclairée, qui s’appuie sur le raisonnement (cet instrument de jugement qui s’élève au-delà des apparences pour se hausser au contexte et à la synthèse). Le fait, alors, n’est établi qu’avec de multiples précautions, techniques diverses d’observation, mesures à différents moments, regards croisés, recoupements. C’est plus long, plus incertain, mais plus efficace à la fin. Et cela donne l’agnosticisme en religion (le peut-être de Jean d’Ormesson, le pari de Pascal), le régime représentatif en politique, les différents étages de juridiction en justice avec avocat, droits de la défense et procédures d’appel, le débat avec vote libre et non faussé en démocratie.

La seconde option est plus longue et plus ardue, elle demande plus d’effort à l’être humain (mâle, femelle ou neutre) ; elle répugne donc au grand nombre, plus porté à se soumettre à un dieu dont on croit qu’il dit tout et sait tout, à accuser d’abord et à réfléchir ensuite, à se créer des boucs émissaires faciles et à actionner le yaka expéditif plutôt que de se demander concrètement comment changer les choses. En gros, la traduction politique en est Trump, Erdogan, Poutine ou Mélenchon (voire Le Pen si elle n’était pas quasiment éliminée par sa médiocrité).

Les modernes sont relativistes, car ils savent que « la vérité » n’est jamais qu’approchée, qu’elle ne règne pas immuable dans le ciel des Idées ni est écrite dans un Ciel mais qu’elle se construit pas à pas. Les antimodernes, qui se font appeler « conservateurs » ici ou là sont absolutistes, car ils croient que « la vérité » est donnée une fois pour toute, qu’elle règne par la voix d’un Dieu machiste et tonnant qui a seul raison, et qui a élu un seul peuple (le Blanc pour les Trumpistes, Israël pour les Juifs, la communauté des croyants pour l’Islam) pour faire advenir son Règne unique.

Les faits, pour les conservateurs, « ne se discutent pas » : ils sont vrais parce que c’est dit comme ça. Cette « post-vérité » peut être contraire à la vérité, qu’importe ? C’est la vérité du moment et de la communauté qui y croit. Cette façon de voir les faits est « politique » car le mensonge y est permis s’il s’agit de servir une cause plus haute, celle de « Dieu », du Parti ou d’un Chef ; il ne s’agit pas d’un péché contre l’Esprit mais d’une tactique de guerre utile.

Or le modernisme s’est imposé contre le conservatisme depuis les révolutions du XVIIIe siècle, tout comme l’Occident sur les autres peuples du monde par la colonisation, puis par la technologie et le dollar.

  1. Certains en réaction à cette domination mâle, blanche et fondée sur l’expertise scientifique prônent donc son radical inverse : valorisation du féminisme, des peuples de couleur et de l’antisystème. Leur « politiquement correct » combat la morale sexuelle traditionnelle pour l’hédonisme libertaire, la prétention occidentale à être seule interprète de « l’universalisme » et exercent une « déconstruction » critique de la « domination » (qu’ils voient partout à l’œuvre).
  2. D’autres, tout aussi en réaction mais réactionnaires au sens politique, réaffirment cette supériorité supposée du mâle, blanc, fondé sur la science (mais soumise dans ses recherches aux dogmes du Livre). Ils combattent le politiquement correct des libertaires sur le sexe avec n’importe qui, la repentance occidentale pour tout et la critique dissolvante, afin de rétablir les traditions et les dominations « légitimes » selon Dieu ou l’histoire.

Comme on le voit, rien n’est simple et tout se complique ! Il n’y a pas le « progrès » d’un côté et « l’obscurantisme » de l’autre, la raison contre l’émotion, la démocratie contre la tyrannie, la liberté contre le dogmatisme, ni même la gauche contre la droite ou la laïcité contre les religions…

  1. Il y a les passions croissantes qui submergent la raison et exige des politiciens du symbole plus que des mesures, l’affirmation de la souveraineté du pays plus que des accords internationaux, la protection des retardataires plus que la promotion des leaders.
  2. Il y a l’individualisme croissant induit par le mouvement de la société et par les technologies ; il produit du débat mais aussi des invectives et tend de plus en plus à coaguler des communautés virtuelles qui se ferment pour rester entre-soi en excluant tous les autres qui dérangent.
  3. Il y a la complexité croissante des savoirs qui ne permet plus au grand nombre de comprendre ce qui se passe, comment on peut aller dans la lune ou si c’est du cinéma, pourquoi les datas sont collectées aussi massivement et l’obscurité de leur tri pour leur « faire dire » quelque chose. La paresse est de voir des complots là où on ne comprend pas.

Dans ce magma, les faits deviennent vite opinions, lesquelles ne sont le plus souvent que le paravent d’intérêts communautaires ou particuliers.

Croyez-vous que Trump gouverne pour l’Amérique ou pour son clan ? Qu’Erdogan soit le président des Turcs ou seulement des musulmans conservateurs turcomans qui adulent son parti ? De même, croyez-vous que ceux qui votent extrémiste en Europe soient de purs fascistes ou gauchistes tentés par le césarisme – ou des déboussolés qui voudraient bien calmer le jeu de la finance, de l’immigration et de la dérégulation ? Les Somewhere combattent les Anywhere : ceux qui sont de quelque part ceux qui sont de nulle part.

Sans être un militant engagé ni souscrire à tout ce qu’il fait, il est possible de penser qu’un Emmanuel Macron tente le soi-disant impossible (selon Chirac, Sarkozy et Hollande) de concilier ces contraires : promouvoir les leaders en même temps qu’il protège les retardataires. C’est du moins ce qu’il dit, probablement ce qu’il veut, peut-être ce qu’il va réussir.

 

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Conseils de Flaubert à un écrivain

A un romancier amateur dont la postérité n’a pas retenu les œuvres, Gustave Flaubert écrit de Paris, le 15 janvier 1870 : « Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : ‘Dois-je continuer à faire des romans ?’ Or, voici mon opinion : il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était ‘Candide’. Il n’y a jamais eu de grands hommes, vivants. C’est la postérité qui les fait. – Donc travaillons si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne » (lettre à Léon de Saint-Valéry, p.154).

Rares sont ceux qui vivent de leurs œuvres (éditeur et marketing prennent la plus grosse part) – et ceux qui en vivent passent rarement leur siècle. Le génie n’est reconnu que sur la durée et la hauteur de vue n’est que rarement appréciée de ses contemporains. Flaubert fait une réponse de Normand à cet homme qui lui est recommandé. Il est gentil, positif, encourageant. Dans la suite de la lettre, il montre qu’il a lu le projet de roman, il en critique l’appareil et suggère des améliorations. Mais cela est de l’ordre de la fabrique, de ce qu’il appelle « la réussite esthétique ». Lui-même passera des jours entiers à faire et refaire ses plans, à tester sa prose oralement dans le « gueuloir ».

Cet aspect matériel, utilitaire, de l’écrivain, est celui de l’artisan. Mais ce qui prime est l’inspiration, la « vocation » d’écrire, l’envie qu’on en a.

Flaubert Ecrire 15ans

Flaubert, en ce sens, est de son époque. L’instinct, si cher aux romantiques, garde sa place avant que la raison n’y mette sa maîtrise. Sans désir, point d’appel à l’écriture ; sans passions, point d’intrigues ni de style ; sans discernement, point de construction qui tienne le lecteur en haleine. L’être humain est un tout qui part des racines pour émerger aux Lumières. Nietzsche ne dira pas autre chose, non plus que Marx ou Freud sous des aspects différents.

flaubert correspondance 4 pleiade

Pour la matière, Flaubert guide Saint-Valéry de la manière suivante :

  1. d’abord les caractères, les personnages, il s’agit qu’ils sonnent vrais – donc de les aimer, même les pires – pour que l’auteur voie juste ;
  2. ensuite les situations, il s’agit d’enchâsser ces caractères dans une histoire qui bouge, de faire agir les personnages ;
  3. encore le rythme, l’alternance des dialogues au présent et des discours à l’indirect, qui donne du relief ;
  4. surtout éviter à l’auteur de s’impliquer personnellement, ni ‘je’ de créateur, ni moralisme qui coupe le récit et vieillit vite, ni clin d’œil comme ‘notre héros, lecteur, etc.’ « Une réflexion morale ne vaut pas une analyse », rappelle le technicien Flaubert – donc rester neutre, observateur, décrivant ;
  5. enfin le sens de ce qui est important, « plus de développement aux endroits principaux », la mise dans l’ombre de personnages secondaires sans intérêt pour l’intrigue, le contraste des moments.

Gustave Flaubert est en train de terminer L’Éducation sentimentale, gros œuvre qu’il « pioche », élague et perfectionne depuis des mois. Il a derrière lui le principal de son œuvre et possède à merveille son savoir-faire, même si l’accouchement est toujours aussi dur. C’est pourquoi ces conseils simples à cet auteur en herbe, resté inconnu, sont précieux à tous les aspirants romanciers, qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui.

Gustave Flaubert, Correspondance IV (1869-1875), édition Jean Bruneau, collection La Pléiade, Gallimard 1998, 1484 pages, €73.50
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Culture, inculture, multiculture

Le débat existe dans l’élite française entre les bobos postmodernes, nomades sans attaches, qui se croient de gauche alors qu’ils adoptent sans réfléchir l’idéologie américaine de l’homme sans qualités – et les autres, attachés aux Lumières mais ancrés dans une culture ouverte : celle de l’Europe.

• Les cultures existent, elles sont diverses – c’est un fait anthropologique.
• Elles ne sont ni isolées, ni figées, mais en interactions entre elles et en devenir – c’est un fait historique.
• Elles fondent les appartenances et font société par la transmission des façons de voir et de sentir, de parler et de se comporter, de cuisiner et de croire – c’est un fait sociologique.

Mais les bobos de gauche ne croient pas aux faits ; ils préfèrent leurs illusions confortables de Bisounours roses pour lesquelles tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, et si le monde entier se donnait la main… La niaiserie du christianisme de vieilles filles laïcisé sous forme « d’idéal » humanitaire.

Je crois pour ma part que les croyances ne doivent pas tenir contre l’analyse des faits. Ce pourquoi je ne peux « être » de gauche, puisque les bobos de gauche, qui refusent tout naturalisme et toute essence, font de cette croyance en l’utopie que tout le monde il est beau une « essence » qui prouverait la gauche. Je ne peux que « suivre » la gauche en quelques actions, mais pas en croyance.

Contrairement aux communautaires, pour qui la culture enferme dans le clan et assigne aux traditions et à la religion, les sociétaires croient en l’Homme abstrait platonicien, d’essence universelle. Or si j’ai croisé nombre d’humains, je n’ai jamais rencontré l’Homme en soi : il faut faire avec. Je ne crois donc ni l’une ni l’autre des positions tranchées entre communauté ou société. Chaque être humain est dans une dépendance, mais relative, à son milieu ; il dispose d’une autonomie – qui croit avec son niveau d’éducation, son intelligence et ses moyens d’existence. Encore faut-il vouloir acquérir tout cela, au lieu de récriminer être discriminé. La multiculture serait-elle une façon de nier la culture par inculture ?

torse plastique

Il suffit de quitter la France pour se sentir français, l’Europe pour se constater européen et – nous ont dit les astronautes d’Apollo 13 – de quitter la planète pour se sentir vraiment terriens. Il y a donc bien un universel humain, mais dans lequel les appartenances emboitées ont chacune leur place sans qu’aucune n’exclue l’autre. Dans les faits, nous parlons des langues différentes, vivons sous des climats différents, avec des cultures (agricoles) et des habitudes culinaires différentes, un rapport à l’État et à la société différent. Il faut tout le narcissisme des bobos égoïstes dans leurs « créations » artistes (et jalousement gardiens des « droits » d’auteur sur leurs œuvres), pour ne pas vouloir même le savoir. Il faut toute la bêtise de masse de la classe aisée politiquement correcte, qui s’auto-congratule entre soi dans les médias connivents, pour ignorer qu’on peut être de tel village et disons Normand et Français, Français et Européen, et se sentir appartenir à la planète pour prendre soin d’elle. Ignorer : est-ce faire preuve de culture ?

La culture est naturelle, mais elle n’est pas de nature. Les multiculturalistes confondent allègrement, avec cette courte vue qui est de leur génération, la multiplicité des cultures (qui est une bonne chose en termes d’environnement) et la multiculture (qui est un magma sans queue ni tête). Mais le bobo cultureux adore faire ce qu’il veut, quand il veut, sans se soucier des autres et encore moins de la cité. « J’ai l’droit » est son slogan, sans cesse réaffirmé sur la route en voiture, en contresens en vélo à Paris, en skate sur les trottoirs (à 30 ans passés). Il adore papillonner, le bobo sans passé, goûter un peu de ci, et puis un peu de ça, guidé par les « j’aime » ou « j’aime pas » dont il assaisonne ses « commentaires » emplis de vide sur les réseaux sociaux. Sans voir que ce papillonnage participe de l’abrutissement commercial du système économique (que pour autant il pourfend… en paroles seulement). Le marketing fait son miel des micro-tribus qui cherchent à se « distinguer » pour se hausser du col, montrer combien ils sont « plus » beaux et gentils que les autres, voire combien ils sont « trop ».

Ils sont contre les cultures car « la » culture demande un passé, qu’ils récusent (bien qu’ils se repentent sans cesse et commémorent à longueur d’année), et que « la » culture demande un effort dont ils sont incapables, bien trop accros aux derniers gadgets de la technique (dont ils vilipendent l’intrusion et l’esclavage à longueur d’éditoriaux indignés). Nier toute différence permet leur liberté négative, celle de faire ce qu’ils veulent quand ils veulent et comme ils veulent, degré dernier de l’individualisme narcissique qui est la licence – cette perversion démocratique analysée par Tocqueville.

Rien de plus intolérants que ceux qui ont répudié la Raison au nom de la Tolérance. Car ce qu’ils affichent n’est jamais pratiqué, mais imposé comme mantra et slogan. Le « respect » pour tout et tous n’est qu’ignorance de tout et tous. Une vaste flemme qui répugne à aller vers l’Autre, l’Étrange ou l’Ailleurs parce qu’on préfère cocooner dans son nid douillet, entre soi. De cette paresse on fait vertu, « stigmatisant » ceux qui évoquent les particularités des gens autres que les nôtres, grimpant immédiatement aux rideaux du « racisme » et de la « Shoah » – mot magique, tu-dois impérieux qui arrête toute discussion. Là où il n’y a rien à débattre, il n’y a pas d’attention à l’autre (qui pense différemment de vous), ni de démocratie possible. Il y a seulement l’égoïsme borné de qui croit détenir la Vérité tout entière, troupeau qui voudrait imposer par la force du politiquement correct le silence à tous ceux qui osent être (eux aussi, quel scandale !) des individus pensants.

Nier les autres, leurs particularités, leur culture propre, c’est faire du monde un endroit « neutre » et des gens un genre : l’« homo » standard réduit aux actes, sans attache – ni humanité. Acte de consommer : homo oeconomicus ; acte de produire : homo faber ; acte de gloser : homo delirans. Il est bien beau, le bobo, dans son inculture de bande, de mépriser l’homo oeconomicus (évidemment « libéral », alors qu’il ne sait même pas ce que le mot « libéral » veut dire). Il est qui, lui, l’homme sans qualités ?

poubelles de l histoire

La gauche postmoderne avec sa multiculture négociée, métissée, fluctuante, est un toxique dangereux.

  • L’État islamique ne se fait pas faute de lui enfoncer dans la gorge à coup de coutelas ou de balles de 9 mm que « sa » culture n’est pas la leur.
  • Le Juif orthodoxe qui brûle des bébés et poignarde allègrement les pédés en Gay pride piétine les héros de la grande cause victimaire bobo.
  • Le Catho intégriste qui brûle des cinémas, pisse sur les œuvres narcissiques ou profane des tombes de victimes, nie les « œuvres » pour lui de non-culture.

Tous disent leur haine de la multiculture, du mélange à la carte et du métissage. Faudrait-il, au nom du tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil – au nom du multiculturel – accepter ces manifestations tellement « originales » ?

Au contraire, il faut « stigmatiser » les haineux, les meurtriers, les intolérants. Et, pour cela, assigner les multicultureux à leur inanité. « Les » cultures existent ; elles ne se font pas la guerre – sauf si on les nie. Ce sont les bobos réfutant les différences qui suscitent la haine et la guerre, pas la loi républicaine qui reste neutre et laïque pour tous. On ne peut faire société en climat de guerre civile, or les bobos clament qu’il « faut » faire société. Ils étalent en cela leur inculture pétrie de contradictions dont ils ne veulent même pas débattre : ils sont bien trop contents d’eux.

Seul le déni de ce qui existe alimente le fantasme et fait monter la peur – jamais la réalité toute crue.

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Pas d’égalité sans frontières

La visée démocratique est d’assurer à chaque citoyen l’égalité en dignité et en droits, l’égalité des chances et les filets de solidarité en cas d’accidents de la vie. L’exercice de ces droits exige la cohésion sociale nécessaire pour que chacun contribue en fonction de ses moyens, en étant d’accord sur le vivre ensemble.

Tout cela ne peut se réaliser que dans le cadre de frontières définies, territoriales et de civilisation.

gamins aventure

Il ne s’agit pas d’ériger des barbelés (comme aujourd’hui en Hongrie et en Israël, hier en Europe avec le rideau de fer), ni même de revenir au souverainisme gaullien (traditionnellement nationaliste) de la génération passée. Les valeurs de démocratie parlementaire, majoritaires en Europe, ne doivent pas être bradées au non de « l’urgence » ou des « circonstances ». Devant les drames syriens ou libyens, l’Europe doit rester terre d’accueil – et offrir une hospitalité digne (même si elle est définie comme temporaire) aux demandeurs du droit d’asile. Mais confondre immigration de peuplement et immigration sous peine de mort est une imposture des politiciens. Ils doivent avoir le courage de dire à leurs peuples qu’accueillir les vies menacées n’est pas la même chose qu’accueillir « sans frontières » la misère du monde. A ce titre, l’allemande stricte Angela Merkel apparaît plus dans le ton des Lumières que le falot hésitant François Hollande, dont on se demande s’il incarne les « valeurs de la république » ou si ce ne sont, pour lui, que des mots. Il est vrai que le gauchisme des tribuns populistes ou des féministes arrivistes, et jusqu’aux frondeurs de son propre parti, lui font manifestement peur. La multiplication des « il faut que nous puissions… il faut que nous puissions… » dans son discours d’hier montre combien il pose de préalables, conscients et inconscients, à toute action.

Cette « gêne » des politiciens, particulièrement français, tient à ce qu’ils récusent « l’identité » nationale au profit d’un universalisme aussi vague que creux. Et lorsque les politiciens ne savent plus ce que signifie « être français » (sinon résider en France, d’après certains bobos de gauche…), le peuple de France ne veut pas voir « diluer » sa manière de vivre et ses mœurs dans un melting pot sans but ni queue, ni tête. Les Français sont accueillants à la misère du monde (voyez toutes les associations d’aide aux migrants) ; ils refusent cependant qu’on leur impose (par lâcheté) d’accepter que les miséreux viennent imposer leur foi et leurs façons. cela se comprend. La France, comme l’Europe, ne peut être accueillante aux menacés pour leur vie QUE si elle est sûre d’elle-même, de ses valeurs et de sa civilisation. Pour cela, il lui faut un espace, délimité par des frontières, et une charte du « vivre ensemble » commune à laquelle tous les postulants à s’installer soient soumis. C’est le rôle du politique que de définir le territoire, les règles, et de les faire respecter : où sont donc ces pleutres au moment où les enfants se noient à leurs portes ? Ne rien faire est pire que décider car, au moins, le peuple sent qu’il a des décideurs et pas des couards à sa tête.

Les enfants devraient être heureux de vivre (voir ci-dessus), pas mourir pour rien (voir ci-dessous).

enfant syrien noye

Plus généralement, dans un monde qui se globalise et qui devient plus dangereux, les petites nations fermées sur elles-mêmes sont amenées à disparaître. Je crois en l’Union européenne qui harmonise le droit et fait discuter entre eux les pays voisins, comme en la Banque centrale européenne qui assure la liquidité au grand ensemble monétaire, tout en surveillant les risques financiers du système international. Même si l’affaire grecque a été mal gérée, revenir au « franc » et aux petites querelles d’ego entre politiciens avides de dépenser sans compter pour leurs clientèles me paraît dépassé. Ce serait une régression, un renferment sur soi, avec barrières protectionnistes et montée de haine pour tous les hors frontières (pour ceux qui étaient là, rappelez-vous les années 50…)

Mais en contrepartie, la tentation des fonctionnaires européens de niveler les cultures au profit d’un politiquement correct neutre, où la diversité des projets politiques et la diversité des approches paralyse la décision, me paraît tout aussi une impasse. Les palinodies du Conseil européen sur l’accueil des migrants en est un exemple, le faux « débat » sur la Grèce également : si les Grecs veulent rester dans l’euro, ils doivent obéir aux règles définies en commun et acceptées précédemment par leurs gouvernements ; s’ils veulent sortir, ils le votent et l’on aménage leur repli. Un peu de clarté serait nécessaire aux citoyens.

La convergence du droit est utile à l’Europe, la convergence des cultures non. C’est la diversité qui fait la concurrence économique (selon les règles pour le bien-être des citoyens), et la diversité encore qui fait l’originalité culturelle du continent. Les exemples de la Chine et de la Russie, unifiées sous un empire centralisateur, montrent que le progrès humain avance mieux dans les ensembles de liberté que dans les ensembles autoritaires en termes de curiosité scientifique, de création culturelle, d’innovations techniques, d’entreprises. La Cour européenne des droits de l’homme et sa définition neutre, par exemple, de « la religion » montre combien ses jugements peuvent être biaisés, incompréhensibles et inefficaces. Car le neutre nie le particulier. Qu’y a-t-il de commun entre le christianisme, dont le modèle est le Christ pacifique tendant l’autre joue et rendant à César son dû, et l’islam, dont le modèle est le croyant guerrier qui veut convertir la terre entière à la loi unique (charia) et se bat même contre ses propres démons (djihad) ? Regarder chaque religion en face, c’est reconnaître en l’autre sa différence, donc le respecter – tout en pointant bien les règles communes que tous les citoyens en Europe doivent eux aussi respecter, comme partout ailleurs.

La France est paralysée parce qu’elle a abandonné beaucoup à l’Europe, mais l’Europe est paralysée parce que nul politicien national ne veut se mettre dans la peau d’un citoyen européen. Parce qu’il n’existe qu’en creux : vous ne comprenez ce qu’est « être européen » qu’uniquement lorsque vous allez vivre ailleurs qu’en Europe…

L’Union européenne doit avoir des frontières sûres et reconnues : à l’est, au sud (le nord étant pour les ours et l’ouest pour les requins). Le flou entretenu sur les frontières au nom de l’intégration sans limites est dommageable pour l’identité de civilisation européenne (identité qui n’est en rien une « essence » figée, mais qui évolue à son rythme et par la volonté de ses membres – pas sous la contrainte extérieure). D’où les partis nationalistes qui ressurgissent ça et là, un peu partout, et qui montent en France même.

Car la France socialiste a peine à incarner une identité nationale dans cet ensemble flou européen. L’universalisme, la mission civilisatrice, la culture littéraire existent ; mais c’est une identité du passé. Que dire d’universaliste aujourd’hui, sinon des banalités de bonnes intentions jamais suivies d’effets concrets, ou avouer une soumission plus ou moins forte aux empires alentours (l’argent américain ou qatari, la brutalité russe, la croyance islamiste) ? L’Éducation « nationale » veut délaisser l’histoire « nationale » pour en souligner dès le collège ses péchés (esclavage, colonialisme, collaboration, capitalisme) – sans présenter de modèles positifs auxquels s’identifier, à cet âge de quête. L’histoire est-elle notre avenir ? Si François Hollande l’affirme du bout des lèvres, dans un discours convenu en juin au Panthéon écrit probablement par un technocrate, ce n’est qu’un mot creux comme le socialisme sorti de l’ENA en produit à la chaîne. Dans le concret, ce « mouvement » qu’il appelle semble sans but. Consiste-t-il à s’adapter au plus fort dans le monde – comme le montre la loi sur le Renseignement ? Où au vent de la mode chère aux bobos qui forment le fond électoral du PS, prônant une vague multiculture furieusement teintée américaine ?

France Vidal de la Blache

L’écart est moins désormais entre la gauche et la droite qu’entre les nomades globalisés hors sol et les sédentaires solidaires nationaux. Reste, au milieu, l’Europe – mais elle ne fait pas rêver, trop tiraillée, trop honteuse, sans objectif clair.

Les grandes idées en soi sont des moulins à vent. Il ne s’agit pas de céder la morale au cynisme des intérêts, mais d’élaborer une morale pratique. Entre deux légitimités, la politique doit adapter les moyens possibles. Il faut désormais sauvegarder la sociabilité au détriment de l’hospitalité car, comme le disait Michel Rocard, nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde – même si nous devons en prendre notre part. Les conditions d’un bon accueil est de préserver la cohérence de la société. Ce qui exige le rejet de ceux qui refusent de suivre les règles, qu’elles soient de mœurs, économiques ou religieuses. Pour qu’il y ait vie commune, il faut le désirer ; qui n’en a pas envie n’a pas sa place – ce qui est valable aussi bien pour la Grèce que pour l’islam salafiste.

A l’époque où la modernité agite non seulement la France et l’Europe, mais plus encore les grandes masses aux frontières que sont la Russie et les pays musulmans, la « république moderne » chère à Hollande (reprise à Brossolette et Mendès-France) reste à construire. Lui n’a pas même commencé. Au lieu de mots creux et des yakas de tribune, établir des frontières distinctes pour dire qui est citoyen et quels sont des droits, quels sont ceux qui sont accueillis au titre du droit d’asile, faire respecter la loi sans faiblesse contre les autres, les hors-la-loi (salafistes, UberPop) ou les non-citoyens illégaux (imams interdits de territoires et qui sont revenus prêcher dans les mosquées – comme l’avoue Nathalie Goulard, député). Les repères d’identité française dont parle Patrick Weill dans son récent livre – égalité, langue, mémoire, laïcité par le droit – doivent être appris, compris et acceptés par tous ceux qui aspirent à vivre en France. L’assimilation, dit Patrick Weill, est le fait d’être traité de façon similaire. L’égalité en droits n’est possible que s’il existe un consensus minimum sur cette culture du droit.

L’éternelle « synthèse » du personnage actuellement à la tête de l’État comme s’il était à la tête d’un parti est non seulement fadasse, mais inefficace : elle entretient l’insécurité sociale, culturelle et militaire.

Il n’y a pas d’égalité sans frontières définies : qui est citoyen ou accueilli, avec quels droits, sur quel territoire.

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Allons-nous penser Internet ?

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) se développent rapidement ; en moins de 20 ans, elles ont bouleversé les mœurs apparentes : ordinateur portable, téléphone mobile, liaisons Internet, réseaux sociaux, smartphone, montre connectée, objets intelligents… Mais vivons-nous une « révolution » ? Ne s’agit-il pas plutôt d’outils nouveaux utilisés par les populations traditionnelles, dont les façons de vivre et de penser ont une lente inertie ?

Certes, des changements dans les comportements ont lieu : les natifs digitaux lisent moins à cause des écrans multiples qui sollicitent en permanence l’attention et empêchent de se concentrer, écrivent plus mal en raison des textos et des twit qui exigent une extrême concision, réagissent plus aux images animées émotionnelles qu’aux mots trop rationnels, ont des réflexes mieux aiguisés grâce aux jeux vidéo, ont un réseau de relations plus étendu par Facebook, Twitter, Tumblr et autres Skype. On a parlé de « génération Y » (à cause des fils d’écouteurs toujours sur la gorge – photo ci-dessous) et de « pensée PowerPoint » – mais ne s’agit-il pas de mode plus que d’une nouvelle façon de voir le monde ?

ado generation y

Croire que les innovations techniques ne peuvent qu’améliorer l’existence de chacun et la vie collective parce qu’elles émiettent les comportements en segments captables et calculables n’est-il pas un mythe ? Additionner les données sur chacun dans de gigantesques bases dont on croit pouvoir tirer des conduites prévisibles (en termes de santé, de commerce ou de risques) est-ce rationnel ? Est-ce un progrès social ? Les situations sociales complexes se réduiraient-elles vraiment à de simples problèmes dont on peut calculer les solutions, ou à des processus dont on peut optimiser la formule ? Je l’aime, elle me quitte, je crois que je vais tout foutre en l’air – est-ce soluble par algorithme ?

Pour cette croyance – typiquement américaine – efficacité, communication et transparence sont les maîtres mots. Pensée d’ingénieur orientée vers la solution pratique, raisonnable, politiquement correcte, sans aucun souci des sentiments, des traditions ou de la politique. Dans cette mentalité scientiste, l’Internet serait une révolution sociale, un modèle missionnaire pour repenser l’ensemble de la vie collective selon la morale « évidente », naturelle (en fait socialement consensuelle). Vérité, décentralisation, ouverture, innovation constante, seraient des vertus applicables partout, à la science comme à la culture, aux comportements individuels comme à la morale sociale, à l’église comme à la politique.

engrenage technique

Est-ce que l’imprimerie ou le télégraphe ont engendré des révolutions ? Platon se lamentait déjà sur la perte de l’éloquence, plus efficace que l’écrit froid, croyait-il, pour faire passer la pensée. Or la pensée s’est multipliée pour chacun avec le document imprimé, puis avec le télégraphe et la radio. Ces révolutions techniques n’ont été au fond que des outils pour penser plus vite, avec plus d’espace, et pour communiquer mieux. Internet et le mobile ne font que prolonger la même tendance. Ce n’est pas la technologie qui façonne la société mais tout un ensemble de civilisation, dont la technique permet des outils parmi d’autres. Aucune technologie n’est fixe, anhistorique, elle ne cesse d’évoluer avec les gens et les mentalités. Chacun sait bien que c’est l’ouvrier qui fait l’efficacité du marteau et pas le marteau qui façonne la façon de penser de l’ouvrier.

Les vertus prêtées à la technique de l’Internet sont-elles propres à l’outil ou à la société dominante, américaine ?

La transparence est utile mais elle n’a (hélas ! comme toute vertu sur cette terre) pas que des bons côtés : elle favorise le cynisme, la caricature, le zapping, la mise sur le même plan de toutes les opinions, la dépolitisation. En démocratie, la transparence publique est nécessaire, mais la transparence privée prépare plutôt une société totalitaire.

Les collectifs horizontaux sont utiles, mais à leur place : ce ne sont pas eux qui peuvent trancher pour tous lorsqu’il s’agit de choisir, de prendre une décision pour la cité. L’intelligence collective ne s’applique pas en politique : oui pour préparer, non pour décider. Car l’ordre politique est différent de l’ordre scientifique, la collecte du calculable diffère de l’intuition pour accomplir. Savoir et agir ne mettent pas en question les mêmes vertus, la volonté ne peut être remplacée par le processus…

Les solutions technologiques ou technocratiques (soi-disant neutres) permettent surtout de noyer le poisson et d’éviter les débats proprement politiques. Remplacer la parole par un process à la manière des techniciens est un vieux mythe scientiste qui n’a jamais eu la moindre efficacité en science sociale. Les gens ont besoin d’exprimer leurs émotions, de se battre pour leurs passions, d’échanger des arguments rationnels – de changer d’avis. La raison seule ne suffit pas à la société, le mythe est nécessaire à toute politique : il s’agit de faire rêver. Les divergences d’opinions ne sont pas uniquement « des asymétries d’accès à l’information ».

Certains croient qu’accumuler les données sur tous permettra de mieux « gérer » chacun, de sa naissance à son décès, en passant par sa santé et son éducation, et ses éventuelles dérives nuisibles pour la société. Et pourquoi pas ses idées ? Si tout le monde sait tout sur tout le monde, le monde en est-il meilleur ? Savoir qui a couché avec qui, qui a trompé qui avec qui, est-ce une façon d’améliorer les relations humaines ? Les expériences des communautés hippies, entre autres, montrent qu’il n’en est rien… Lorsque la morale et le devoir civique sont remplacés par une contrainte technologique, où est le « progrès » humain pour l’individu, où est la volonté de vivre ensemble ? Lorsque tout est calculé à tout moment, que deviennent l’imagination et la créativité ?

C’est réduire la pensée à la seule logique, la raison au raisonnement et le possible au calculable. Est-ce bien raisonnable ? Ne retrouve-t-on pas dans la pensée Internet cet homo oeconomicus des économistes desséchés, que l’on voue par ailleurs (dans les mêmes milieux geeks libertaires), aux gémonies ?

cerveau generation Y

La pensée Internet est bien une pensée américaine, sans histoire ni pâte humaine, obsédée d’efficacité programmable et de consensus social « cool », tout entière au présent. Ni collectif, ni psychologie, ni histoire… La page blanche d’un continent neuf, où réaliser l’éternelle Cité de Dieu, comme le voulaient les pèlerins du Mayflower, puritains hantés par le fantasme de pureté ici-bas et tourmentés d’obéissance religieuse. La technique apparaît neutre car le calcul est le même pour tous ; obéir à la machine revient à obéir aux lois immuables, donc à Dieu, suivre la conformité du Dessein intelligent qui nous dépasse tous. Ce n’est pas par hasard que cette théorie archaïque du Dessein intelligent revient aussi fort aux États-Unis… Comme hier les marxistes croyaient aux lois de l’Histoire et en son progrès mécanique. Comme aujourd’hui l’Éducation nationale ne croit qu’aux notes chiffrées et sélectionne par les maths, moins socialement « connotées », croit-elle.

Ne pas confondre efficacité du système avec capacité de réflexion, ni mesurable avec « vérité ».

Le déterminisme technologique est un moyen d’évacuer tout débat citoyen et de sortir de l’histoire. Or l’histoire existe même si l’on ne veut pas d’elle, le 11-septembre le prouve à l’envi aux Américains qui se croyaient immunisés, le 7-Janvier le prouve à l’envi à la gauche française tout entière dans le déni que l’islam puisse aussi générer du mauvais… Les fantasmes technocratiques d’apporter « scientifiquement » la démocratie en Irak et en Afghanistan, les fantasmes philosophiques des « belles âmes » de forcer la Libye à la démocratie, ont échoué.

La pensée Internet apparaît comme un nouveau mythe, un réductionnisme de la pensée, pour mieux faire passer le contrôle social et commercial, voire militaire… américain. Un nouvel impérialisme intellectuel ?

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Michel Houellebecq, Soumission

michel houellebecq soumission
S’il était besoin de le prouver une fois encore, il ne faut jamais croire les critiques de la mafia littéraire qui sévit dans les magazines de l’entre-soi engagé. Ce nouveau cru Houellebecq est un roman (c’est écrit dessus), il est houellebecquien en diable et très agréable à lire. Contrairement à la doxa des envieux aigris qui sévissent dans « les médias », Soumission est une belle fable qui appelle la réflexion. Car « seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain » p.13.

Le narrateur s’appelle François comme le pape, comme le président actuel (qui fera deux mandats) et comme le futur Premier ministre que l’auteur imagine être Bayrou. Tous ces François sont insignifiants, délavés par le cours de l’histoire, sans plus rien à dire au monde ni à eux-mêmes. Nous sommes, comme d’habitude chez Houellebecq, dans le grand vide intérieur. Le catholicisme s’est perdu au tournant du XXe siècle (comme en témoignent Joris Karl Huysmans et Léon Bloy), Hollande s’est perdu entre centre-gauche et centre-droit (autrement dit nulle part), quand à l’antihéros qui raconte, il a fait de vagues études littéraires qui lui ont permis une sinécure de fonctionnaire à l’université où il forme de futurs chômeurs à des auteurs oubliés (et sans grand intérêt) ; il est solitaire, vieillissant, adonné à l’alcool et au tabac, de moins en moins séduisant pour baiser.

Contre ce tropisme qui mène à une impasse, la fable imaginée par l’auteur est habile et pourquoi pas possible (bien qu’à mon avis improbable). Mais le propre des fables n’est pas de se réaliser ; il est de faire cogiter. Celle de Bernard Mandeville offre à penser les bases du libéralisme économique, celle de George Orwell expose la tentation totalitaire des États, celle de Michel Houellebecq montre combien l’esprit de soumission est au cœur de nos sociétés repues et mal à l’aise, sans foi par laïcité intransigeante, donc sans vitalité. On peut contester cette vision, elle a le mérite de la cohérence.

Mais Soumission est bien autre chose que le pétainisme larvé de la collaboration avec le plus fort, accompagnée de la dénonciation jalouse (et anonyme) de ses voisins. Il faut attendre la page 260 pour comprendre (page que rares sont les critiques à avoir atteinte, semble-t-il, pressés de livrer leur fiel). Encore une fois, Houellebecq plonge dans l’érotisme pour penser la société : « L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue. (…) Il y a pour moi un rapport entre l’absolue soumission de la femme à l’homme, telle que la décrit Histoire d’O, et la soumission de l’homme à Dieu, telle que l’envisage l’islam. Voyez-vous (…) l’islam accepte le monde, et il l’accepte dans son intégralité, il accepte le monde tel quel (…) la création divine est parfaite, c’est un chef-d’œuvre absolu. Qu’est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? De louange au Créateur, et de soumission à ses lois ». Les intellectuels de gauche qui reniflent dans ce roman des relents d’islamophobie ont le pif faussé par leur rhume idéologique, figés dans l’entre-soi confortable où tous ceux qui ne pensent pas comme eux sont « fascistes ».

D’ailleurs, qu’y a-t-il de plus ringard aujourd’hui qu’un « intellectuel de gauche », ce fossile laissé sur la grève par le flot de l’histoire ? « Il semblait bien, à voir les faits, que les journalistes de centre-gauche ne fassent que répéter l’aveuglement des Troyens. (…) Il est probablement impossible, pour des gens ayant vécu et prospéré dans un système social donné, d’imaginer le point de vue de ceux qui, n’ayant jamais rien eu à attendre de ce système, envisagent sa destruction sans frayeur particulière » p.56.

L’auteur, par la voix de son narrateur, reste neutre, observateur ; il ne s’engage pas, il constate. Et tant pis si cela remue les professionnels du choqué, tant mieux même, puisque Houellebecq a gardé de ses années anarchistes le sens de la provocation. Sa fable a peut-être le tort d’être trop proche de nous pour être vraiment crédible. Il la situe en 2022, après les deux mandats de François Hollande réélu en 2017 contre Marine Le Pen, après le délitement de la droite UMP encombrée de politiciens médiocres selon Houellebecq : Copé, Sarkozy. La France en a marre du marasme, du no future, de la dilution dans le reste du monde par technocratie interposée et de la guerre civile larvée entre djihadistes et identitaires à coups de pistolets automatiques et de voitures brûlées. Les extrêmes montent, d’un côté les identitaires (que Houellebecq a le bon sens contre la gauche de distinguer des fascistes), de l’autre les traditionnalistes (catholiques, humanistes moraux, écologistes de terrain… et musulmans plus ou moins pratiquants). Les présidentielles de 2022 voient donc la conjonction imprévue de l’UMPS et de la Fraternité musulmane, nouveau parti qui a pris son essor aussi vite que celui de Grillo en Italie il y a peu – contre le Front national. FM contre FN, il fallait y penser. Et quoi de plus consensuel que de laisser gouverner Bayrou, catholique laïc, gauchiste du centre, expert en retournement de veste et prêt à tous les compromis pour arriver au pouvoir (p.152) ?

Mohammed ben Abbes est arabe polytechnicien énarque, il en existe déjà, issus de la méritocratie républicaine, tels Nacer Meddah ou Aïssa Dermouche. Ben Abbes est élu président par consensus des centres et des traditionnalistes, il a pour modèle l’empereur Auguste et pour ambition de reconstituer l’empire romain autour de la Méditerranée afin de compter enfin dans le monde. Il est aidé des capitaux saoudiens et qataris, ce qui lui permet d’imposer l’islamisation « modérée » de la société. Le cercle vertueux s’enchaîne : baisse immédiate de la délinquance et disparition visuelle des racailles ; effondrement du chômage par hausse des allocations familiales pour les mères qui renoncent à travailler ; décence dans les rues et les médias ; baisse drastique des dépenses d’éducation nationale, l’enseignement n’étant gratuit que pour le primaire, privé confessionnel pour le secondaire et le supérieur, l’enseignement technique encouragé ; baisse des dépenses sociales, le principe de subsidiarité voulant que ce soient les familles (cellule sociale de base) qui soutiennent leurs membres, chacun étant vivement encouragé à créer son autoentreprise ou à devenir artisan ; les exportations de luxe s’envolent avec les capitaux du Golfe et l’immobilier de prestige se porte bien, tous les Arabes riches voulant un pied à terre à Paris ou dans les villes du terroir français. Et lorsque l’économie va, tout va, les Français sont contents – les grands principes, l’universalisme et la morale laïque, ils s’en foutent au fond (d’après l’auteur).

Quelques affirmations gratuites, comme le fait de piller des thèses universitaires pour composer la sienne : or, depuis des années, existent des logiciels de vérification plutôt efficaces. Pourquoi écrire plusieurs fois « hallal » avec deux l alors qu’un seul suffit ? Par ignorance ou pour qu’il ressemble à Allah ? Pourquoi écrire p.153 « entreprenariaux » et pas entrepreneuriaux, mot correct ? Robert Rediger est-il un avatar de Robert Redeker connu pour sa dénonciation des aspects totalitaires de l’islam mais aussi pour la soumission du sport à la marchandise ?

D’autres choses me gênent ou me paraissent invraisemblables :

  • l’abdication des femmes qui retournent aux 3K des nazis : Kinder, Küche, Kirche ;
  • l’insignifiance de Manuels Valls pourtant porté en 2015 par le national-sécuritaire, et de Nicolas Sarkozy, évacué d’un mot par l’auteur alors qu’on l’a connu roquet pugnace ;
  • l’affirmation (fausse et gratuite par ignorance) que Jean-Marie Le Pen est « un abruti, à peu près complètement inculte » – alors qu’il est diplômé d’études supérieures de sciences politiques avec une thèse sur les courants anarchistes ;
  • la passivité des Français face à l’islamisation (« une acceptation tacite et languide » p.204), alors que l’islam reste associé sans recul au cléricalisme et au terrorisme par le peuple votant (que les élites trahissent, cela s’est déjà vu, avec la meilleure rhétorique du monde, mais elles ne forment qu’un quart des votants) ;
  • l’absence de réactions américaines et européennes (les Juifs français font leur Alya en masse sans protester, les Belges passent à l’islam parce qu’incapables de s’unir entre Flamands et Wallons – seule la religion transcende les particularités ethniques, mais les Allemands se laisseraient faire comme si de rien n’était ?).

L’hypothèse de l’auteur est l’implosion mentale d’une population française vieillissante, ayant épuisé l’élan de mai 68 et face à l’impasse de l’individualisme matérialiste. Sur l’exemple de René Guénon, les catholiques peuvent intégrer l’islam. La nouvelle génération née avec le siècle (atteignant l’âge de voter dès 2018) serait plus pragmatique, plus réaliste, mieux encline à accepter « la mondialisation » et la multiculture – donc l’islam s’il apporte des compensations. Or c’est le cas : mariages arrangés sans avoir à faire l’effort de séduire, jusqu’à quatre épouses selon le statut social (ce qui veut dire une de plus tous les dix ans pour les fonctionnaires aisés), la copulation dès 14 ans (une quatrième épouse jeunette lorsqu’on est barbon, cela mérite-t-il de brailler encore pour la laïcité ?), l’absence de solitude grâce à la famille, des emplois pour tous les mâles et des enfants pour toutes les femmes – chacun sa place bien définie -, l’apaisement des désirs par une vêture décente en public (mais affriolante en privé). Finie la provocation sexuelle, obsession de Houellebecq, « la détection des cuisses de femmes, la projection mentale reconstruisant la chatte à leur intersection, processus dont le pouvoir d’excitation est directement proportionnel à la longueur des jambes dénudées » p.177.

Mais bien contestable est le constat démographique : « L’humaniste athée, sur lequel repose le ‘vivre ensemble’ laïc, est donc condamné à brève échéance, le pourcentage de la population monothéiste est appelé à augmenter rapidement, et c’est en particulier le cas de la population musulmane – sans même tenir compte de l’immigration, qui accentuera encore le phénomène » p.70. C’est faire de la religion une quasi-essence, or on constate que si les musulmans de la seconde génération gardent peut-être un peu de la culture de leurs parents, ils sont attachés aux libertés laïques ; seuls les rejetés du système « retournent » à la religion à titre de compensation pour leur ressentiment. « La sous-population qui dispose du meilleur taux de reproduction, et qui parvient à transmettre ses valeurs, triomphe » (p.82) : c’est ainsi que s’opèrerait l’adhésion indolore au parti de la Fraternité musulmane selon Houellebecq. Mais les secondes et troisièmes générations ne font pas autant d’enfants que la première et tendent à suivre le modèle dominant, les démographes le constatent.

Malgré ces critiques, le roman est fluide, bien écrit, musical en quatre mouvements. Il allonge des phrases longues à la Proust, balancées de virgules, il place ces italiques qui soulignent avec bonheur les expressions toutes faites et les idées reçues contemporaines. Bien que subsistent quelques préciosités comme « terminaison » pour dire fin, ce roman se lit d’un trait égal. Vous ne vous ennuierez pas, même si vous n’aimez par le personnage ni l’auteur, plutôt ravagés de sexe et d’alcool. Soumission vous fera réfléchir sur la France aujourd’hui, sur les élites prêtes à trahir par égoïsme et esprit de caste, sur l’islam – meilleure et pire des choses selon le point de vue -, sur la politique – peut-être moins choisie qu’on le dit… Laissez vos préjugés au vestiaire et pensez par vous-même, telle est la grave leçon de cette fable. Surtout après les attentats contre Charlie et contre des Juifs, et après la marche des bobos accompagnés pour une fois par une grande part du peuple de France.

Michel Houellebecq, Soumission, 2015, Flammarion, 303 pages, €21.00 ou format Kindle €14.99

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Noter ou évaluer ?

La notation va de 0 à 20 et se décline, chez les plus maniaques, jusqu’aux quarts de point. L’évaluation est une appréciation globale qui va de très insuffisant à très satisfaisant, avec des intermédiaires ; elle est parfois traduite de A à E, selon le système américain – mais comme il n’y a pas plus conservateur réactionnaire qu’un prof (surtout « de gauche » – je l’ai vécu…), le E devient vite de 0 à 5… jusqu’au A qui va de 16 à 20 !

La notation donne bonne conscience à la profitude, en faisant croire qu’il s’agit d’une évaluation quantifiable, donc « neutre » en termes de classes sociales, voire « scientifique ». Elle est utile quand le chiffrage est possible sans trop de subjectivité, par exemple dans les exercices de math ou dans les réponses à un QCM (sauf que les profs, surtout « de gauche », détestent les QCM car cela vient des États-Unis). Mais tout n’est pas chiffrable : les rédactions et autres dissertations comme les conversations en langues sont évaluées « au pif », selon la classe et selon les autres notes (il serait très mal vu qu’aucune note ne dépasse 10/20 alors que, parfois, cela le mériterait). Les notes au Bac sont chaque années « réévaluées » sur ordre du Ministère, pour obéir au mantra démago-politique de « 80% d’une classe d’âge au Bac ». D’ailleurs, dès l’Hypokhâgne ou la Sup,fini de rire ! Les Terminales math ou philo qui avaient couramment des 16 et des 18 voient leurs premières notes rarement dépasser 8 : c’est qu’il s’agit, cette fois, de compétition pour les concours des écoles d’ingénieur, de Normale Sup ou HEC deux ans plus tard !

Mais ce qui peut se justifier à 18 ans n’est pas admissible jusqu’à 15 ans (âge de l’identité fragile). Une « évaluation » sur des critères moins fixistes et plus « humains » reste préférable. Ce sont pourtant les mêmes qui refusent la détection des enfants difficiles dès les petites classes – et qui militent pour le maintien de la notation arithmétique au collège ! Les contradictions profs ne sont pas à un virage idéologique près.

ado spleen

On connait les arguments des conservateurs, tels l’ancien ministre de l’Éducation nationale Luc Ferry dans Le Figaro : « c’est la vieille rengaine soixante-huitarde chère à la deuxième gauche selon laquelle les notes seraient le reflet de la société de compétition capitaliste ». C’était vrai dès 1969, je l’ai vécu. A cette époque post-68, les élèves refusaient la notation « flic » de zéro à vingt au profit des flous A à E, moins humiliants. A l’époque, des « tribunaux du peuple » naissaient spontanément dans les cours de lycée pour juger les profs coincés, autoritaires et hiérarchiques. A l’époque, le chahut au bahut était de règle dès qu’un adulte se mêlait de dicter ce qu’il fallait faire ou – pire ! – penser. Mais la doxa socialiste des syndicalistes FSU a eu beau jeu de faire rentrer dans le rang tous ces petit-bourgeois… dès que la gauche fut au pouvoir en 1981.

L’idéologie, tant de droite que de gauche, n’a que faire de la réalité : la France décroche dans les évaluations égales des élèves dans tous les pays européens aux mêmes niveaux et au même moment – mais la profitude ne se préoccupe que de ses petites habitudes, pas de l’élève. Bien éduquer, ce n’est ni multiplier les notes, ni les supprimer ; c’est les remplacer là où elles ne se justifient pas et découragent par leur arbitraire – et les laisser là où elles sont utiles et où les connaissances peuvent être chiffrées sur une échelle.

Toute la polémique idéologique des « gauchistes » contre « autoritaires » se réduit au fond à la différence qu’il y a entre « connaissances » et « compétences ».

  • Les connaissances doivent être apprises et retenues – elles sont évaluables par QCM où la note chiffrée se justifie : on sait, ou on ne sait pas.
  • Les compétences sont des mises en œuvre de connaissances organisées qui font appel à autre chose qu’au seul savoir tout court ; elles mobilisent le savoir-faire, les capacités et le comportement ; elles sont l’intelligence vive appliquée au savoir mort – elles ne peuvent être évaluées que par niveaux d’acquisition : compétence maîtrisée, partiellement maîtrisée, à revoir, avec les conseils nécessaires pour « élever » plutôt que sanctionner.

La notation chiffrée aux 80 grades, quart de point par quart de point entre 0 et 20, est non seulement ridicule, mais largement subjective. Elle sert de parapluie pseudo-scientifique aux inaptes à transmettre la connaissance vivante. Telle cette prof de philo en Terminale scientifique (je l’ai vécu il y a quelques années) qui, incapable de faire passer cette compétence en herbe qu’est la curiosité pour toutes choses et le regard philosophique, assommait ses élèves déjà chargés d’exercices de math et de physique pour les coefficients élevés du Bac, de dizaines de pages de commentaires sur ce savoir livresque qu’ils devaient absolument réviser en philo.

Avant les événements de mai, le colloque d’Amiens tenu en mars 1968 et présidé par Alain Peyrefitte, ministre du général De Gaulle, dénonçait déjà « les excès de l’individualisme qui doivent être supprimés en renonçant au principe du classement des élèves, en développant les travaux de groupe, en essayant de substituer à la note traditionnelle une appréciation qualitative et une indication de niveau ( lettres A,B,C,D,E ) ». Évidemment, venant d’un gouvernement « de droite » – voire « fasciste » pour la gauche jacobine mitterrandienne de l’époque – ce rapport est resté lettre morte.

Or l’ancienne compétition pour « être le premier de la classe » en société hiérarchique n’a plus lieu d’être dans une société en réseau appelée au travail en équipe.

C’est la misère de l’ENAtionale (qui se prend pour l’élite de la crème fonctionnaire) de forcer l’élitisme dans la masse infantile. En laissant pour compte 80% d’une classe d’âge, sans aucun diplôme (1 jeune sur 5 selon l’INSEE) ou avec un Bac dévalué.

Misère éducative que l’on constate à l’envi lorsque l’on devient formateur pour adultes : tant d’immaturité, tant de compétences laissées en friches, tant de mauvaise habitude d’apprendre par rabâchage scolaire. Tant de savoir théorique et tant d’incapacité à l’utiliser en pratique, tant de connaissances livresques et tant d’incompétence en relations humaines…

Les élèves sortant de six années secondaires :

  • ne savent pas s’exprimer devant les autres,
  • ne savent pas faire un plan,
  • ne savent pas chercher l’information fiable,
  • ne savent pas parler anglais (ou autre première langue)
  • ne savent pas compter leurs dépenses par rapport à leurs revenus
  • ne savent pas mettre des priorités,
  • ne savent pas organiser leur travail,
  • ne savent pas travailler avec les autres ni expliquer clairement,
  • ne savent pas écrire sans dix fautes par phrase,
  • ne savent pas se comporter en situation civique, sociale ou professionnelle.

Imaginez un banquier qui vous reçoit en débardeur, short et tong ? Un « BTS banque » (qui n’a jamais quitté le giron irresponsable de l’Éducation nationale) ne voit pas a priori où est le problème, il juge que c’est au client de s’adapter, pas à lui. On ne lui a jamais fait prendre conscience qu’une fonction oblige et que le respect des autres exige qu’on soit net dans son vêtement, clair dans son expression et adéquat à sa fonction sociale.

Un système éducatif efficace, ce n’est ni le gavage des oies ni l’allègement des programmes, mais des enseignants capables et des enseignements par objectifs et compétences : non des flics mais des tuteurs, non des sanctions mais des encouragements. Est-ce vraiment la notation de 0 à 20 qui font les « bons » et les « mauvais » élèves ? Je ne le crois pas : ce sont plutôt les notants qu’il faut noter… Bien plus que l’inspection en moyenne tous les 5 à 10 ans au collège !

Notes a l ecole

L’usage aujourd’hui des textos échangés en cours, la notation des profs par net interposé, ne sont que manifestations bénignes de l’éternelle rébellion adolescente. Pourquoi les notants ne seraient-ils pas notés ? Cela se pratique couramment en Grandes écoles. Pourquoi les lycées échapperaient-ils à cette pratique de bon sens, puisque les élèves y sont déjà mûrs, voire majeurs ? L’enseignement serait-il considéré comme une bastille imprenable de l’emploi protégé ? Comme un fonctionnariat intouchable devant échapper à toute évaluation ? Dans le même temps que les tests européens PISA pointent la dégradation des inégalités éducatives dans le système français ?

On dira : évaluation oui, mais pas comme ça. Alors comment ? Cela ne fait-il pas 30 ans que les syndicats en refusent toute forme ? Si l’administration démissionne de sa fonction d’évaluer l’enseignement, pourquoi les « usagers » (comme on dit dans les services publics) ne prendraient-ils pas eux-mêmes la question en main ? Ils font entendre leur voix de façon brouillonne et provocatrice – mais c’est ce qui arrive quand nulle règle démocratique n’est admise. Or tout citoyen a le droit de contrôler ses mandants et les fonctionnaires de l’État : c’est inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, en Préambule de la Constitution de 1958 : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration. »

A bloquer dialogue et évaluation, on encourage anarchie et révolution – du pur Louis XVI. Ne serait-ce pas plutôt moderne (voire « de gauche » si cette appréciation n’avait pas été si dévaluée par la génération bobo), cette façon d’échanger les expériences ? Tu m’apprends, je t’apprends ; tu me notes, je te note ; si t’es bon, on est bon. L’évaluation encouragement n’est-elle pas préférable à la note sanction ? N’est-ce pas le meilleur apprentissage à la démocratie « participative » (cette autre tarte à la crème « de gauche » toujours vantée en discours et jamais mise en actes) ? Au fond, meilleur tu es, meilleurs nous serons tous. Voilà qui est sain, non ? Tu m’élèves, je t’élève.

Les profs arc boutés sur leurs privilèges de noter sans être notés se croiraient-ils d’une essence supérieure ?

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François Jullien, Éloge de la fadeur

francois jullien eloge de la fadeur
Fadeur ? C’est ce qui manque de piquant, d’animation, de vie. Le mot français vient du latin qui a donné aussi ‘fat’ – sot et vaniteux. Il est bien mal connoté en français, ce mot de fadeur… Tel n’est pas le cas en Chine, où le ‘dan’ évoque la saveur du neutre, cette absence de détermination au départ de tous les possibles. « Le mérite de la fadeur est de nous faire accéder à ce fond indifférencié des choses ; sa neutralité exprime la capacité inhérente au centre. A ce stade, le réel n’est plus ‘bloqué’ dans des manifestations partiales et trop voyantes ; le concret devient discret, il s’ouvre à la transformation » p.19.

La fadeur n’est pas l’absence de goût mais la suspension de notre avidité des sens. Fade est ici synonyme de réserve, de maîtrise, de délicatesse. Il s’agit de laisser infuser la perception, de laisser ouvert ce qui constamment se déploie sans jamais se laisser réduire à un seul aspect. La saveur nous attache car elle nous accapare et nous asservit ; elle sature notre sens du goût. La fadeur nous détache, nous affranchit de la pression du dehors, de l’excitation trop vive des sensations, de toute intensité – qui est de toute façon factice et de peu de durée. Elle nous libère des engouements éphémères et fait taire tout ce tapage qui nous épuise. La conscience ne se laisse plus happer par la diversité mais aperçoit l’indifférencié essentiel.

Et le monde redevient disponible à son initiative, par l’abolition du désir et de l’encombrement des choses. Pour le Tao, le détachement est la voie du libre épanouissement, de ce qui spontanément advient. Pour Confucius, le neutre est une valeur centrale : ce qui ne penche ni dans un sens ni dans un autre et garde, complète en soi, sa capacité d’essor.

Ce qui est voyant est illusoire, pur spectacle sans lendemain – comme tous les spectacles. L’efficacité est toujours discrète car en profondeur et dans la durée. Ce qui vaut est la retenue, la simplicité ; il s’agit d’être spontané, naturel, uniment. De ne pas chercher à faire impression, à s’enfler outre mesure, de ne pas faire semblant de s’intéresser aux autres quand on ne peut accompagner l’expression par des actes. La fadeur crée la distance, réduit l’affect, épure les impressions. Elle rend plus authentique. Elle permet de percevoir l’animation des choses par-delà ses incarnations particulières ; elle nous ouvre à la solidarité des existences, à l’interdépendance des réalités, au fait que nous sommes – ô combien ! – parties prenantes du grand procès des choses.

Ce calme intérieur, cette intuition du vide, ne nous rendent pas inaccessibles à l’émotion. Mais parce que l’émotion ne nous trouble plus, on l’appréhende d’autant mieux et l’on peut en jouir. Il s’agit de la contrôler, pas de l’annihiler. « La richesse de la fadeur réside dans la possibilité qu’elle nous offre de convertir le regard en conscience et d’approfondir sans fin » p.133. Dans la poésie chinoise, le sens n’appuie jamais, laisse apparaître les phénomènes et les situations sans les laisser s’imposer. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme. La conscience, alors, ne s’attache ni ne quitte.

Sagesse chinoise contre médiocrité française, François Jullien réhabilite le sens du mot fadeur et nous fait voir l’autre aspect des choses : celui qui n’est pas occidental.

Il voyage à travers la philosophie, la calligraphie, la poésie et la peinture chinoise, voies différentes vers la même simplicité nature, hors cette complexité née de la technique et de la civilisation. La sagesse chinoise veut rendre disponible au monde. Du goût des aliments au détachement de la personne, jusqu’à la réserve philosophique qui est une attitude envers les autres et le monde, l’exemple chinois nous rend plus riche, plus fort, plus adapté à ce qui est. Car « la fadeur est cette expérience de la ‘transcendance’ réconciliée avec la nature – dispensée de la foi » p.143. Et de ses illusions qui sont autant de voiles sur le réel…

Ce n’est pas le mince mérite de François Jullien, dans ce petit livre illustré et très accessible, que nous le faire sentir.

François Jullien, Éloge de la fadeur, 1991, Livre de poche Biblio essais 1993, 161 pages, €5.60

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Inégalité et quelques mots pour mieux comprendre

Inégalité = est un sentiment social qui fonctionne au sens vertical entre inférieur, égal ou supérieur. Seule la position neutre (indifférente) est acceptable en démocratie, entre envie et vanité. Ce pourquoi les titres de noblesse ne sont pas reconnus par la République et que tout citoyen est égal en droits.

Différence = dérive immédiatement vers hiérarchie donc discriminations (désirs, pulsions), alors que la différence fait la richesse du complément. Mais la société infantile (qui a peur de la liberté faute de vouloir prendre une quelconque responsabilité), préfère le fusionnel au complémentaire. Ce serait devoir s’assumer, composer, reconnaître l’autre pour ce qu’il est. Alors qu’il est tellement plus confortable de rester passif, toujours d’accord, dans le vent, comme tout le monde, sans faire de vagues. Il y a des différences de nature, de degré et de choix. Homme ou femme, telle est le donné biologique (sur lequel il y a construction sociale) ; bébé, enfant, adolescent, adulte, mûr, vieux, tel sont les degrés inévitables d’une existence (malgré le jeunisme marketing qui exploite le fantasme d’éternité) ; hétéro, homo, asexuel (puis des sous-catégories telles que lesbienne, trans, spornosexuel, etc) sont des différences choisies (parfois sans le vouloir, mais la revendication est toujours du ressort de la volonté).

frere et soeurs sally mann

Injustice = pourquoi lui et pas moi ? Cri de l’égoïsme envieux qui voit surtout ce qui lui manque, pas le bien de l’autre. Est-il injuste d’être une femme ? D’avoir des désirs homos ? D’être blond aux yeux bleus ? Ou né bossu et handicapé ? L’injustice est un sentiment ; les situations réelles existent bien sûr, mais elles sont relatives aux jugements de valeur, elles ne vont pas de soi : le smicard français est un « riche » au Bangladesh.

torse nuInéquité = l’équité n’est pas l’égalité, ce que les Français malformés aux maths ne peuvent saisir… L’égalité c’est tous pareils, la même dose à chacun ; l’équité c’est à chacun selon ses besoins. Il y a donc pondération et pas division pure et simple.

Égalitarisme = perversion de l’égalité en revendication tous azimuts, « j’ai l’droit » étant le réflexe spontané devant tout droit des autres. L’égalitarisme parfait ne pouvant advenir de lui-même, en autorégulation (ce serait le droit du plus fort), l’appel à Dieu, à l’ONU, à l’État, à papa, reste indispensable. L’égalitarisme est une idéologie du désir sans limites ; il y a toujours quelque chose qu’un autre a et que je n’ai pas. Plutôt que l’État, mieux vaut le droit, il est plus neutre et vaut pour tous (y compris les maîtres de l’État) – ce que n’avaient manifestement pas compris les socialistes réels des pays communistes. Une tyrannie peut imposer l’égalité des conditions en nivelant au plus bas, quel que soit le mérite (hiérarchie en râteau) ; auquel cas, pourquoi se fouler ? Attendre les ordres d’en haut, obéir sans discuter, être parfaitement conforme – tel est le sujet de la société tyrannique (stalinienne, nazie, cubaine).

Identité = elle est soit donnée (et vise à l’homogénéité), soit elle se construit (et vise à l’uniformité). Elle est, au-delà de la génétique qui fonde certains nationalismes, le réflexe social qui fait appartenir (porter l’uniforme, véhiculer la pensée unique). Elle a pour limites le semblable, le même, et pour point moyen le conformisme. Elle permet le lien social, la reconnaissance par les autres – elle étouffe l’originalité et permet difficilement l’émergence d’idées nouvelles, d’entreprises nouvelles, d’innovations.

Égalité des chances = est la meilleure dialectique que la société démocratique ait trouvée pour reconnaître la réalité (les différences entre les gens) tout en permettant de construire une identité (un rôle social citoyen via l’éducation et la culture) ayant pour idéal l’égalité (la redistribution juste des fruits communs). Les chances est ce dont les politiques devaient discuter et définir, elles changent avec l’époque et la société mais le consensus sur elle est indispensable.

Équité = l’équivalence des possibilités offertes au départ (égalité des chances) est une forme d’équité, à condition que le départ ne se réduise pas au tous pareils. Comme l’impôt est progressif, l’éducation devrait l’être, adaptée à chacun en classes de niveau, des retardés aux surdoués, avec un socle minimal commun. Comme l’impôt est divers, l’éducation devrait être diverse, sans sélectionner uniquement sur les maths, ce qui formate des ingénieurs sans créativité et des technocrates sans âme.

Duras juge l amant en petite bourgeoise egoiste

Mérite = vertus et talents qui permettent aux individus de trouver leur épanouissement et leur rôle particulier dans une société issue de différences. Le mérite est ce qui permet de construire son identité (individuelle, parentale, sociale, citoyenne) par-delà les déterminismes (génétiques, familiaux, claniques et professionnels, nationaux). Favoriser le mérite devrait être l’objectif de toute société démocratique, si l’on admet que la démocratie a pour objectif l’épanouissement des capacités de chacun pour que chacun contribue au mieux à l’ensemble de la société.

Droits « de » (libertés) ne sont pas Droits « à » (créances). Les droits sociaux reposent sur l’équité puisque l’inégalité de leur distribution est la condition de la justice ; leur limite est la discrimination positive, qui pousse le curseur compensatoire assez loin pour susciter envie et revendications (car les critères ne sont jamais tranchés et toujours contestables). Débattre de l’équité (donc des chances) est bien le premier devoir des politiciens en démocratie.

Nous avons très peu de politiciens.

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Yukio Mishima, La musique

yukio mishima la musiqueMishima s’amuse, il mène le lecteur en bateau, il joue l’acteur d’un ton sérieux, mimant le psychanalyste. Ce roman étrange de sa dernière période, 1965, est en décalage avec tous ceux jusqu’ici traduits en français. Mais l’auteur était caméléon, capable d’écrire à toute vitesse des romans à l’eau de rose. Celui-ci est une satire, d’un ton badin, de cette invention juive européenne qui connaît dans les années 1960 un grand engouement aux États-Unis et aborde le Japon où elle est considérée avec intérêt par les intellectuels snobs : la psychanalyse.

Une jeune femme, Reiko, vient se faire analyser au cabinet du docteur Shiomi, elle est atteinte d’hystérie. En fait, elle est frigide et le lecteur, après des récits embrouillés où le mensonge, la manipulation et les impasses pullulent, comprend qu’un inceste a eu lieu avec son frère et que le désir du pénis comme le complexe de castration ont poussé la jeune fille à ne plus entendre « la musique ». Cette musique est la métaphore de la jouissance sexuelle.

Il y a, comme dans tous les romans de Mishima, le beau jeune homme vigoureux (Ryûichi amoureux de Reiko), l’adolescent transi qui poursuit des idées de suicide par impuissance sexuelle (Hanai), le frère vieux beau tombé entre les griffes des yakuzas – et des maitresses femmes : Reiko en premier, manipulatrice et fabulatrice, Akemi en second, assistante du docteur, qui le mène par son intuition.

Mais, à l’inverse des autres romans classiques de Mishima, la nature est fort peu présente et le style volontairement neutre, en apparence objectif, tourné vers la dérision. La « science » occidentale est surtout un discours ; le psychanalyste enfile les mots-clés d’une abstraction et croit avoir sondé les reins et les cœurs. Reiko la femelle, sinueuse comme une renarde, déjoue tous les pièges. Et, vers le milieu du livre, Mishima avoue : « la psychanalyse, c’est la destruction de la culture japonaise traditionnelle » p.172. Certes, cette charge est faite sous le couvert d’une carte anonyme écrite par le rageur Hanai sur le ton de l’extrême-droite nationaliste pour se venger du docteur de Reiko. Mais il y a un cri du cœur que l’auteur reprendra avec ampleur dans sa tétralogie de La mer de la fertilité.

Il tourne ses obsessions intimes en ressentiment contre la psychanalyse occidentale : « la névrose obsessionnelle observée chez les hommes [dont lui, Kimitake Hiraoka, dit Yukio Mishima] a pour principal symptôme les souffrances mentales. C’est donc – et l’on remarquera l’aspect éminemment ironique d’une telle situation – grâce à la névrose que les jeunes d’aujourd’hui, dans ce monde où personne ne lit plus, et eux moins que quiconque, sont amenés à connaître directement les tourments de ces souffrances » p.179. Le sexe, intellectualisé, donne ces tordus névrosés dont les romans de Mishima sont remplis – et dont les victimes se font romanciers.

Ce n’est pas le meilleur roman de l’auteur et l’on comprend qu’il ait fallu attendre l’an 2000 pour qu’il soit enfin traduit en France – et directement du japonais cette fois, sans passer par l’anglais. Mais le ton de raillerie, l’enquête quasi policière, les fabulations d’une hystérique attachante rappellent en moins fort et en très japonais la Lisbeth de Stig Larsson.

Yukio Mishima, La musique, 1965, traduit du japonais par Dominique Palmé, Folio 2012, 320 pages, €7.03

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Pékin 1993, quartier des antiquaires

Les éléments féminins de notre groupe repartent à l’assaut de la soie. Un ami âgé voudrait visiter le quartier des antiquaires Liulichang et je le suis. La rue est pittoresque. S’y ouvrent des boutiques à la façade de bois traditionnelle, décorée. Nous croisons partout des Chinois à vélo. Passent dans la rue des jeunes filles fraîches, peu apprêtées, qui rient à ce que leurs baratinent leurs jeunes brutes d’amants. Eternels moment de la séduction, observés ici en langue étrangère : capter l’attention, baratiner, puis pousser vers la couche sont les trois moments de toute drague, quel que soit le pays.

Liulichang antiquaires pekin 1993

L’ami est dans son élément : papiers découpés, dessins à l’encre de Chine, albums, estampes anciennes de type « image d’Épinal », il trouve toutes ces choses qu’il aime et il est heureux. Juste avant la fermeture obligatoire de 17h30, il achète plusieurs pochettes de papiers découpés aux couleurs vives et deux estampes populaires pour dix yuans chacune. Je remarque pour ma part un dessin sobre dont j’admire la beauté. Il reprend le thème très classique du garçon juché sur le dos d’un buffle traversant une rivière. Mais la composition est très équilibrée, le garçon sur la gauche, en tunique de paysan, les longues cornes du buffle horizontales sur l’eau, et les branches de saule pendantes sur la droite. Je demande le prix : « famous chinese artist, still alive : 36 000 yuans ». Mes goûts sont onéreux.

gamin sur buffle dessin

Nous revenons à pied par les ruelles. Le débouché de la place Tien An Men nous paraît d’autant plus incongru. Éclairée, immense, vide, la place symbole du maoïsme apparaît pour ce qu’elle est au sortir de la ville chinoise : une gigantesque table rase. Pour construire quoi ? Rien de probant à aujourd’hui, puisque l’on ne parle que de desserrement démocratique et d’ouverture au marché, autrement dit la restauration d’un ordre ancien, extérieur à la Chine, que Mao visait justement à éradiquer.

Liulichang vitrine pekin

Ce vide me rappelle l’essai de François Jullien, Éloge de la fadeur, paru en 1991. Pour les Chinois, la fadeur est la saveur du neutre, au départ de tous les possibles. « Le mérite de la fadeur est de nous faire accéder à ce fonds indifférencié des choses ; sa neutralité exprime la capacité inhérente au centre. A ce stade, le réel n’est plus « bloqué » dans des manifestations partiales et trop voyantes ; le concret devient discret, il s’ouvre à la transformation. » Peut-être faut-il considérer la place Tien An Men et la période maoïste comme une « fadeur » qui brise l’immobilisme ancien pour s’ouvrir à toute transformation propre à la Chine ?

Liulichang pekin hutong 1993

Le paradoxe est que Tien An Men signifie « porte de la paix céleste », symbole d’immobilité dans l’équilibre. Confucius valorisait déjà le juste milieu non comme une médiocrité à égale distance de tous les extrêmes, mais comme la valeur centrale du neutre, ce qui ne penche pas plus dans un sens que dans un autre mais garde complète en soi sa capacité d’essor. L’efficacité est toujours discrète, d’où sa louange de la réserve, de la vertu modeste. Tout le contraire de Mao, quand on y réfléchit : le stratège fait évoluer la situation antagoniste de proche en proche, d’une façon quasi insensible, de sorte que la victoire progressivement acquise ne s’impose jamais comme un haut fait. Tien An Men représente bien l’ambivalence de la Chine : le vide du neutre, mais aussi l’éradication hautement revendiquée. Où l’on retrouve l’orgueil chinois : le souci de protéger son identité, la peur du ridicule, le sens de la « face » ; mais aussi son contraire, le vieux complexe de supériorité historique, morale, impériale.

Pekin Tien an men 1993

Ce soir, nous dînons original. Nous montons au septième étage de l’hôtel pour déguster du canard laqué. Nous n’aurons pas accès au « banquet » de canard laqué car l’heure est trop tardive. Les Chinois mangent tôt parce qu’ils se lèvent tôt et que l’administration l’exige ainsi (pourquoi « servir le client » puisque l’on est fonctionnaire salarié et que « le client » n’existe pas, mais seulement des « usagers »). Nous avons accès au canard en lamelles, avec sa peau croustillante, que l’on déguste dans des crêpes avec une branche de civette, le tout trempé dans une sauce brune épaisse. Nous ajoutons des pois mangetout étuvés et des nouilles frites. Nous effectuons ainsi un délicieux repas traditionnel pour 72 yuans par personne, alors que l’insipide riz-légumes, tarte et capuccino nous était revenu à 63 yuans ce midi.

Nous terminons ce séjour à Pékin au bar chic de l’hôtel à écouter du piano en sirotant un cognac, pour écluser nos derniers yuans inchangeables. Je les termine sur deux petits bols de porcelaine fine moins chers qu’un repas, que j’offrirai à mon retour, marchandés pour soixante yuans les deux. Il est vrai que la boite en carton recouverte de tissu, qui les contient, est bien fanée.

chat endormi gravure chinoise

Le guide chinois nous souhaite un prompt retour de façon fleurie, avec beaucoup de « bon ! » et de « voilà », expressions qui émaillent sa conversation d’habitude. Nous quittons Pékin la reconstruite, la ville sans oiseaux, et sa poussière. Nous longeons l’autoroute en construction qui symbolise ce premier abord de la Chine : un chantier qui n’avance pas, où une armée de travailleurs fait la pause pendant que quelques-uns sont au labeur – à la socialiste (qu’importe de se presser puisque nous serons de toute façon payés pareils).

FIN

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Nietzsche et la science

Dans ‘Le Gai Savoir’, Nietzsche s’intéresse à la science en philosophe. La méthode scientifique est un outil de l’intelligence, elle ne trouve donc pas sa justification en elle-même mais comme une intention : un instinct, une volonté et une morale avant d’être une méthode – irriguant ainsi les trois cerveaux que sont le paléocortex pour les instincts (volonté), le cortex pour les émotions (morale) et le néocortex pour l’intelligence (méthode). La science est ainsi, selon Nietzsche, poussée par la morale et née de la volonté. Elle a émergé dans l’histoire afin de mieux comprendre les desseins de Dieu ou pour améliorer l’homme.

« Dans les derniers siècles on a fait avancer la science :

  • Soit parce que, avec elle et par elle, on espérait le mieux comprendre la bonté et la sagesse de Dieu – le principal motif dans l’âme des grands Anglais (comme Newton),
  • Soit parce que l’on croyait à l’utilité absolue de la connaissance, surtout au lien le plus intime entre la morale, la science et le bonheur – principal motif dans l’âme des grands Français (comme Voltaire),
  • Soit parce que l’on croyait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d’inoffensif, quelque chose qui se suffit à soi-même, de tout à fait innocent, à quoi les mauvais instincts de l’homme ne participent nullement – le motif principal dans l’âme de Spinoza, qui, en tant que connaissant, se sentait divin :

– Donc pour trois erreurs ! » 37.

science clipart

La science ‘scientiste’ (celle qui se mire en son miroir et trouve sa morale en elle-même) repose donc elle aussi sur une foi : la volonté de vérité. Cette volonté est un élan moral, une croyance que le vrai, c’est « bien ».

« La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas alors seulement que l’on ne se permet plus de convictions ?… Il en est probablement ainsi. Or, il s’agit encore de savoir si, pour que cette discipline puisse commencer, une conviction n’est pas indispensable, une conviction si impérieuse et si absolue qu’elle force toutes les autres convictions à se sacrifier pour elle. On voit que la science, elle aussi, repose sur une foi, et qu’il ne saurait exister de science « inconditionnée ». La question de savoir si la vérité est nécessaire doit, non seulement avoir reçu d’avance une réponse affirmative, mais l’affirmation doit en être faite de façon à ce que le principe, la foi, la conviction y soient exprimés, que « rien n’est plus nécessaire que la vérité et, par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de deuxième ordre. » – Cette absolue volonté de vérité : qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper soi-même ? (…) « Volonté de vérité » ne signifie point « je ne veux pas me laisser tromper » mais – et il n’y a pas de choix – « je ne veux pas tromper, ni moi-même, ni les autres » : – et nous voici sur le terrain de la morale. (…) On aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science. » 344

Nietzsche Gai savoir

Nietzsche, contrairement aux idées reçues, rend ainsi hommage au christianisme, dont la conscience de soi, rendue plus exigeante par la pratique de l’examen, a permis le savoir scientifique. « On voit ce qui a en somme triomphé du Dieu chrétien : c’est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante, c’est la conscience chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s’est transformée jusqu’à devenir la conscience scientifique, la propreté intellectuelle à tout prix. » 357

Mais décrire ne fait pas seul la science, tant la réalité est un voile qui cache le vrai sous les apparences et le « nom » qu’on leur donne. Le mot chien ne mord pas, avait coutume de dire William James ; ceci n’est pas une pipe, diront avec raison les Surréalistes d’un tableau. Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire, analyse Nietzsche, il nous faut inventer de nouvelles hypothèses pour pouvoir mettre au rancart les anciennes. Ainsi de la relativité qui cantonne la physique de Newton, et de la théorie des cordes qui relativisera peut-être la relativité.

« Il y a une chose qui m’a causé la plus grande difficulté et qui continue de m’en causer sans cesse : me rendre compte qu’il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont. La réputation, le nom, l’aspect, l’importance, la mesure habituelle et le poids d’une chose – à l’origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface – par la croyance que l’on avait en tout cela, par son développement de génération en génération, s’est peu à peu attachée à la chose, s’y est identifié, pour devenir son propre corps ; l’apparence primitive finit presque toujours par devenir l’essence, et fait l’effet d’être l’essence. Quel fou serait celui qui s’imaginerait qu’il suffit d’indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l’illusion pour détruire ce monde considéré comme essentiel, ce monde que l’on dénomme « réalité » ! Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire ! – Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles. » 58

D’où l’importance morale de l’esprit de contradiction. La science n’avance QUE contre la bonne conscience, l’opinion commune, l’évidence, le politiquement correct. Il faut transgresser pour découvrir – et cette découverte est une création, il s’agit d’une réalité nouvelle ; elle n’existait pas auparavant, elle est une autre façon de voir les mêmes choses, trop habituelles, trop convenue. La science relativiste ne dit-elle pas elle-même que la masse est l’énergie au repos ? C’est tout le sens de la formule d’Einstein, e=mc². La science est savoir en état d’énergie ; le savoir à l’état de masse, c’est le dogme : la Bible, le Coran, le Capital, le Petit livre (rouge ou vert).

einstein e=mc2

« Chacun sait maintenant que c’est un signe de haute civilisation que de savoir supporter la contradiction. Quelques-uns savent même que l’homme supérieur désire et provoque la contradiction pour avoir sur sa propre injustice des indications qui lui étaient demeurées inconnues jusqu’alors. Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l’hostilité contre ce qui est habituel, traditionnel et sacré – c’est là, plus que le reste, ce que notre civilisation possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c’est le progrès par excellence de l’esprit libéré : qui dont le sait ? » 297

Pour Nietzsche, la science n’est donc ni pure, ni neutre, ni objective (ce que « croit » le scientisme, ce positivisme du 19ème siècle encore tellement présent chez les profs). Elle est un instrument humain, trop humain. Incomparable, certes, pour aborder la vérité – mais une vérité provisoire, sans cesse remise en cause par des hypothèses nouvelles et des regards nouveaux. La science est une volonté, une morale et une méthode :

  • la volonté instinctive, vitale, d’explorer par curiosité, pour soi et pour les autres ;
  • la morale que le vrai est bon à découvrir, utile et bien à la fois, mieux que l’apparence, les convenances ou le mensonge, tous manipulables ;
  • la méthode d’aller avec esprit de contradiction contre les idées reçues, la bonne conscience, les habitudes et le sacré, tout ce qui englue et fige.

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, édition Bouquins t.2, €31.82

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, Folio 1989, 384 pages, €7.69

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Évaluer un étudiant

L’évaluation fait peur en France, société de Cour, où le « classement » est tout de suite ressenti comme « social », donc élitiste ou méprisant. Le prof intégré à l’Éducation nationale estime avoir acquis un « statut » qui le mettrait à l’abri de toute remise en cause, notamment via son évaluation. Ce pourquoi les incompétents pédagogiques sont si nombreux, mal choisis, pas aidés et confortés contre vents et marées par leurs syndicats maisons.

L’évaluation est cependant nécessaire pour trouver sa place dans un cursus d’études, une entreprise et même la société. Profondément conservatrice est la conception du statut à vie, qui ne remplace la « naissance » d’Ancien régime que par le concours passé une seule fois vers 20 ans. Évaluer, c’est évoluer. Non pas « stigmatiser » (mot d’autant plus à la mode que son étymologie est religieuse), non pas marquer d’infamie un état quasi biologique de crétinisme ou d’excellence avec morgue, mais faire le point sur la maturité, l’équilibre et le désir d’avenir.

Ce pourquoi tous les jurys sont un peu une cooptation, que le vocable de « concours » dans la fonction publique masque mal. L’Administration choisit les candidats formatés à l’Administration – jamais les autres, même s’ils ont de bonnes notes à l’écrit. Il y a donc beaucoup d’hypocrisie à dire que le concours est neutre, ou même « républicain ». Un tirage au sort après sélection de niveau (l’écrit) aurait tous les critères de neutralité requis. Gageons qu’il brasserait un peu mieux la sociologie du fonctionnariat, ENA compris !

Dans le privé, l’évaluation est plus large et beaucoup moins élitiste que dans l’Administration. Ce qui compte est d’être adapté à ce que l’école pour l’étudiant, l’entreprise pour le candidat, attendent. Adapté ne signifie pas formaté. C’est bien une réflexion de professionnel de la politique, en général issu de la fonction publique, que de croire qu’une entreprise exige du « formaté » ! Seule une administration exige que ses éléments « fonctionnent », obéissant aux « règlements » sans état d’âme. L’entreprise exige de l’initiative, de la communication, de la souplesse d’adaptation. Ce pourquoi les ex-fonctionnaires sont si mal à leur aise dans les ex-monopoles d’État plus ou moins privatisés : France télécoms, la Poste, la SNCF…

Il est donc très utile qu’au contraire de l’Université (qui ne forme que des sachants, pas des opérationnels), les écoles professionnelles mettent les étudiants dans le bain de l’évaluation très tôt. C’est le cas des écoles de commerce, bien moins élitistes que les « grandes » écoles visant la politique comme Science Po ou l’ENA. Car il y a quatre façons d’accéder aux écoles de commerce :

  1. À bac+2 avec le concours Passerelle 1 ou après une Prépa scientifique ou commerciale
  2. À bac+3 avec le concours Passerelle 2
  3. À bac +5 ou 6 directement en Mastère spécialisé
  4. Après plusieurs années en entreprise par la formation continue

Pour les évaluations Passerelle, les étudiants ont entre 19 et 25 ans. Ils ne sont pas « finis », encore adolescents et plutôt naïfs, surtout en France où le système scolaire maintient dans la sujétion infantile jusqu’à 18 ans : pas de responsabilités dans le lycée, pas de tutorat de plus jeunes, pas de travaux en équipe, pas de rôle social… Uniquement du bachotage matheux pour « classer » les « meilleurs » admis en S et les « nuls » relégués ailleurs. Mais se distinguent deux groupes : les Prépas et les bac+2.

Lors des entretiens de jury, les Prépas apparaissent mieux « formatés », ils ont appris à bachoter, mais ils n’ont rien vu de la vie. Si leur famille ne les a pas emmenés petits, ils n’ont pas voyagé, ils ont quitté le sport l’année du bac, n’ont jamais travaillé l’été ni œuvré en associations. Toute leur existence s’est polarisée dans le bachotage continu « pour les études », ce qui les laisse abstraits d’esprit, maladroits dans les relations humaines et sans initiatives. Ils désirent rester « encadrés », ne trouvant leur autonomie que fort tard dans la vie, au-delà de 30 ans.

Les bac+2 ont choisi la filière courte des IUT, DUT ou une expérience universitaire. Ils sont unanimes : surtout pas poursuivre à l’université ! Les enseignements restent théoriques, voués à former des chercheurs ou des profs plutôt qu’à préparer à la société réelle qui produit. Chacun est livré à lui-même, sans aucune aide pédagogique, sans aucun partenariat pour les stages, avec de rares associations. Cette réflexion, opérée tôt, donne des étudiants plus ouverts, qui ont vu et pratiqués plus de choses : les voyages, les petits boulots, les sports, les associations.

Le jury a pour but de sélectionner les étudiants les mieux aptes à suivre les enseignements de l’école, mais aussi à s’y trouver heureux. L’investissement financier – au contraire de l’université – exige de se tromper le moins possible, surtout pour l’étudiant. C’est donc lui rendre service de ne pas le sélectionner lorsqu’il n’est manifestement pas fait pour une école de commerce. Cela n’enlève rien à ses qualités intellectuelles (il a passé l’écrit avec de bonnes notes) ni à ses qualités humaines, mais lui évite de perdre du temps à se fourvoyer dans une voie qui n’est pas faite pour lui.

Que demande-t-on d’un candidat ? Qu’il soit autonome et responsable, qu’il soit ouvert au monde et aux autres, qu’il sache structurer sa réflexion et soit honnête avec lui-même, qu’il soit intéressé par le monde de l’entreprise et motivé par l’école où il postule. On le voit, ce n’est pas grand-chose – et en même temps, cela fait tout. L’entretien compte pour près des deux-tiers de la note finale qui permettra l’accès aux places. Le parcours-type (Bac S + IUT de gestion ou Prépa maths) n’est pas obligatoire – des « littéraires » ou des étudiants ayant travaillé tôt réussissent aussi bien ; le projet professionnel non plus. Ce qui compte est avant tout que la personnalité du candidat colle avec le cursus proposé à l’école, qu’il trouve sa place. La première année lui servira à tester les différentes matières s’il n’est pas décidé.

Avec l’expérience, il ne faut pas un quart d’heure pour évaluer un étudiant. Le jury passera néanmoins 30 mn avec chacun pour lui laisser le temps de répondre aux incertitudes de son CV, de poser ses propres questions et d’aborder tout sujet qui lui tiendrait à cœur. Il y a les immatures avec potentiel, pas encore adultes mais qui le deviendront dans l’ambiance ouverte et active de l’école ; il y a les imbus d’eux-mêmes qui croient en leur excellence malgré des lacunes évidentes. Il y a le grand nombre, peu formés au lycée, qui savent mal s’exprimer et n’utilisent pas les mots dans leur sens correct.

J’ai ainsi entendu un candidat argumenter sur la compétitivité de la France : « il faut baisser les salaires ! » – en creusant un peu, il voulait dire les charges sociales… Un autre déclarer qu’il fallait en entreprise « toute sa place à l’individu » – il voulait dire à l’humain… Une dernière affirmer qu’elle lisait ‘Le Monde’ tous les jours – en fait les gros titres sur son iPhone et le résumé quand ça l’intéressait…

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Se faire avoir chez les Grecs

Christine Lagarde aurait-elle dit officiellement tout haut ce que chacun pense in petto tout bas ? Scandale dans la gauche moraliste ! Les Joffrin, Mélenchon et autres manipulateurs d’opinion, qui n’hésitent jamais à couper la parole à leurs interlocuteurs même « chers collègues » pour asséner leur conviction « politique », entonnent la grosse caisse de la honte envers Christine Lagarde. Pourtant, qu’a-t-elle dit de si honteux ?

Selon ses propos au ‘Guardian’, rapportés par ‘La Tribune’ : « Je pense qu’ils devraient s’aider mutuellement (…) en payant tous leurs impôts », en évoquant « tous ces gens qui tentent en permanence d’échapper à l’impôt ».

Vraiment, quel scandale ! Quand un vulgum sinistrus déclare que « les riches » doivent faire preuve de solidarité en payant tous leurs impôts en France, en évoquant tous ces gens qui tentent en permanence de s’exiler fiscalement, la gauche morale applaudit des deux mains et des deux pieds. Quand c’est Christine Lagarde, voilà qu’elle aurait tout faux ?

Aussitôt, les spécieux experts en manipulation d’éléments de langage de « préciser » : certes, elle a raison de dire que ceux qui ne payent pas d’impôts devraient en payer, mais elle a « stigmatisé » tous les Grecs, or de nombreux Grecs payent leurs impôts, à commencer par les fonctionnaires. On dit même que certains payent la TVA… quand il y a une facture. Raisonnement à courte vue, comme d’habitude dans la dialectique gauchiste. Car les moralistes confondent volontiers la science sociale (qui se doit d’être neutre et objective) et l’argumentation politique (qui est un combat d’arguments citoyens).

Certes, en puriste, ce ne sont pas « tous les Grecs » ou « les Grecs en général » qui évitent volontairement l’impôt. Mais ce sont les plus aisés, les plus lourds dans le PIB, les plus influents en termes politiques : les armateurs, les professions libérales, les gros propriétaires, l’Église. Ces « dominants » (pour reprendre la distinction de gauche à la mode), maîtrisent l’opinion en jouant sur l’idéologie pour préserver leurs petits intérêts clientélistes. Ce sont donc quasi « tous » les Grecs citoyens qui acceptent le système tel qu’il est et ne veulent surtout ne rien y changer ! Tiens, nous sommes passés de la science sociale d’observation à la politique en action…

Les Grecs, notamment le socialiste M. Venizelos et le mélenchonien M. Tsipras, ont parlé « d’humiliation du peuple grec ». Or ne s’est-il pas humilié lui-même ? Qui a voté avec constance pour les partis clientélistes qui ont fait disparaître dans le tonneau des danaïdes les subventions européennes destinées à aider la Grèce à se mettre au niveau européen depuis des décennies ? ‘Le Monde diplomatique’ – repaire de capitalistes ultralibéraux, comme chacun sait – : « depuis son adhésion en 1981, le pays a perçu plus de 100 milliards d’euros de fonds communautaires ».

Nous sommes là dans la politique qui exige un débat citoyen, aujourd’hui européen et mondial puisque ce sont nos impôts qui renflouent sans cesse la Grèce inapte à régler elle-même ses problèmes. Christine Lagarde, qui tient les cordons de la bourse au FMI, est donc fondée à participer au débat. Nous ne sommes pas dans l’observation sociologique abstraite : la majorité des Grecs a toléré, perpétré et encouragé la fraude fiscale. N’importe quel touriste, même de gauche, a pu le constater depuis des décennies. Il le constate encore s’il est de bonne foi, puisque la plupart des commerçants exigent le paiement en liquide ! Et il suffit d’observer que l’exonération « dépludémuni » est le double de la française, 12 000 euros de revenus par an, pour relativiser l’accusation d’affamer les Grecs des Mélenchon et consorts.

Quand aux fonctionnaires… citons ‘Libération’ – quotidien très à droite et réactionnaire conservateur, comme chacun sait – « le gouvernement est incapable de chiffrer exactement les effectifs de la fonction publique – entre 500 000 et 800 000 si l’on y intègre aussi les employés territoriaux et ceux des entreprises publiques, c’est-à-dire un actif sur cinq. Leur situation financière est aussi floue : près de 50 primes diverses, allant des cadeaux de Pâques et de Noël aux missions de déplacement, en passant par la prime de frontières – pour la plupart des îles, villages et villes frontaliers du pays, ce qui fait beaucoup -, qui doublent et parfois triplent les salaires, sans compter les à-côtés légaux. » Oh, petite précision à l’attention des puristes : l’article date d’avant « la polémique », de février 2010…

Nous voyons là à l’œuvre la dialectique du déni : quand la gauche parle, elle dit forcément le Bien, la vérité, la marche « scientifique » de l’histoire (en 2010, la gauche trouvait les Grecs laxistes) ; quand la droite parle, elle a forcément des arrière-pensées pour le Mal, le mensonge politique, la perpétuation du pouvoir des dominants sur la société (en 2012, la gauche trouve des excuses puisque c’est la droite qui trouve les Grecs laxistes).

Sur les Grecs et les impôts, la gauche est prise en flagrant délire de mensonge politique avec effet pervers de… perpétuer le pouvoir des dominants grecs sur leur société ! Je cite encore ‘Le Monde diplomatique’ : « Côté recettes, la fraude fiscale, largement répandue, prive chaque année l’État de 20 milliards d’euros. Côté dépenses, le poste principal est le budget inflationniste d’un service public inefficace et gonflé à outrance. »

Malheureux, les Grecs ? Ils ont les salariés les mieux payés du pays… en relatif : « En 2008, les membres des professions libérales (médecins, avocats, architectes) déclaraient un revenu annuel de 10 493 euros, les hommes d’affaires et les traders de 13 236 euros en moyenne, tandis que celui des salariés et des retraités se montait à 16 123 euros. Pour le fisc, les plus riches sont les ouvriers, les employés et les retraités. » Eh oui, les traders sont plus pauvres que les salariés… pourquoi Mélenchon ne les montre-t-il pas en exemple ?

Évidemment, cet article d’un journaliste de gauche à Athènes a été publié bien avant « la polémique » : en mars 2010. Quand je dis que la politique rend con… Si Christine Lagarde avait été « de gauche », elle aurait dit une triste vérité ; mais comme elle a été nommée par l’illégitime Sarkozy, elle ne peut qu’être gaffeuse et haïssable.

Il faut bien sûr compatir avec les changements drastiques nécessaires en Grèce : toute habitude modifiée ne fait pas que des gagnants à court terme et il y a de vrais pauvres, tels certains retraités, les chômeurs, les jeunes à la recherche d’un petit boulot. Mais le système de mendicité et de redistribution clientéliste peut-il durer avec l’argent des autres ? « En Grèce, payer ses impôts, c’est être un con », confirme Pedros, patron d’une PME de cosmétiques, cité sur le blog Bruxelles de ‘Libération’. La gauche radicale crierait-elle au loup parce que la taxation et la redistribution clientéliste sont justement son idéal politique ? Serait-elle pour « un système féodal, une magouillocratie », comme le dénonce dans le même article le journaliste Athanase Papandropoulos ?

On peut donc soupçonner – déjà – un divorce à gauche, entre ceux qui sont en charge des affaires et ceux qui s’y refusent absolument.

La ministre porte-parole du gouvernement Najat Vallaud-Blekacem, invitée de ‘Dimanche+’, déclare « qu’aujourd’hui, il n’y a pas de leçon à donner » et « qu’il faut toujours avoir un esprit constructif ». Voilà qui est plus raisonnable que les grandes orgues des moralistes multiculturels assis le multicul toujours entre deux chaises et qui se déconsidèrent chaque jour davantage.

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Faiblesse des croyants

Les croyants ont besoin de leur croyance. Nietzsche voit dans cette béquille mentale et affective une faiblesse de l’énergie vitale. « Car l’homme est ainsi fait : dès lors qu’il a besoin d’un article de foi, dut-on le lui avoir réfuté de mille manières, il ne cessera pas de le tenir pour ‘vrai’, conformément à cette célèbre ‘épreuve de force’ dont parle la Bible. » Le désir de posséder quelque chose d’absolument stable, de prêt-à-penser, va de :

  • l’idée à la mode
  • au Livre divin qui résume tout du monde et de la vie,
  • en passant par ‘la’ science (divinisée alors qu’elle est chemin tortueux avec des impasses)
  • et par la doctrine, celle du Parti ou des politiciens qui disent ce qu’on a envie d’entendre.

On se préoccupe fort peu des arguments et démonstrations, ce qui compte est l’appui, le dogme.

Cet aveu de faiblesse est celui de la plante à la tige trop faible, qui exige un tuteur. Nombre de gens ont ainsi la tige trop faible. Ils ont peur de leur liberté car elle implique leur responsabilité. Qu’ils se prennent donc en main avant de se plaindre du sort et d’accuser les autres ! Par lâcheté, ils préfèrent déléguer aux parents, aux profs, aux médecins, aux technocrates, aux partis, de réaliser ce qui est bon pour eux.

Ils se gardent le droit de médire et critiquer, la râlerie étant le symptôme le plus français du ressentiment des faibles : ceux qui ne veulent pas faire par flemme et qui jugent; ceux qui accusent les autres, les marchés, le destin alors qu’eux-mêmes n’ont rien fait pour étudier, travailler, empêcher les démagogues dépensiers. « Inspecteur des travaux finis » était une scie de la génération avant celle de mon père, c’est dire si ce travers remonte à loin. Ce pourquoi :

  • le fusionnel collectiviste est une démission, un retour au ventre maternel.
  • le nationalisme est une régression, un repli sur soi figé en identité éternelle.
  • la xénophobie et le racisme sont des pathologies de la peur, celle de ne pas être à la hauteur et d’être englobé malgré soi dans autre chose que l’habitude.

Moins on peut, plus on aspire à un pouvoir fort qui contraigne et qui puisse à sa place. L’envie jalouse exige la contrainte tyrannique pour se venger de n’être rien. Le ressentiment social naît de la faiblesse de soi. Parce qu’on n’a rien foutu à l’école, parce que l’on n’a pas su se faire une place en société, parce que d’autres ont mieux réussi en amour, en métier, en affaires. La « justice » est le grand mot qui masque trop souvent l’envie. Les institutions ont à rester neutre sur les revendications particulières en fonction d’un droit commun, là est seulement la justice – elle n’est pas la rectification forcée de ceux qui réussissent pour les mettre au niveau des plus nuls.

Ce pourquoi le scepticisme est une force bien plus grande qu’une foi ou qu’un dogme. Car le sceptique, comme Montaigne ou Nietzsche, ne prend jamais pour argent comptant ce qu’on lui conte ou montre. Il cherche ce que le masque recouvre : que l’endettement d’État n’est pas la faute « des marchés » mais de la gabegie politique, que ce n’est pas la finance qui contraint le foot mais l’incroyable avidité des joueurs, des clubs et des médias à faire du fric, que ce n’est pas la faute aux autres ni au système si DSK a fauté. La foi n’écoute pas, le dogmatique braille en fanatique pour couvrir toute critique – seul le sceptique écoute, analyse et pense par lui-même. Tout ce qui est figé, soi-disant intangible, est illusion. Cherchez à qui le crime profite !

Qui est au pouvoir (même un tout petit pouvoir) veut le conserver et l’amplifier. Aux dépend des autres qui doivent résister et se faire reconnaître. La liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Dans un monde qui bouge, sans cesse en devenir, dans un univers en perpétuel mouvement, la lutte est sans repos. Contre l’entropie matérielle, contre la maladie et la mort, contre la tyrannie des autres. La démocratie est comme la santé ou la vie : une énergie sans cesse renouvelée pour aller contre les forces d’inertie, d’immobilisme, de conservatisme.

Nietzsche se voulait un danseur, sans cesse sur la corde raide.

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Annie Ernaux, Les années

Article repris par Medium4You.

Une biographie impersonnelle est un étrange objet. L’auteur ne parle de lui qu’en creux, un Ça qui va, ballotté par le destin. Annie Ernaux se laisse vivre, ou plutôt on apprend qu’elle n’existe pas. Elle est dans le vent comme la poussière, feuille déjà morte en cours de voltige. Annie Ernaux n’est pas une femme mais une matrice, pas une mère mais une nourricière, pas une adulte inscrite dans l’histoire mais un objet posé là dans la mode du temps. Elle n’a rien à transmettre car elle n’existe pas. Relativiste bobo, de gauche – forcément de gauche – parce que c’est ce qui se fait, évidemment prof puisque c’est la pente confortable en État-providence. Donc écrit vaine.

Curieuse mémoire que celle qui n’a rien à dire. Son époque la traverse sans émouvoir quoi que ce soit en elle. Elle est neutre, elle ne juge rien, ne crée pas. Femme, elle intériorise la passivité matricielle qu’on croyait pourtant évacuée depuis la pilule et l’émancipation de 1945 (droit de vote) à 1974 (droit à l’avortement). Marxiste selon la doxa de son milieu intello, elle est faite par les causes, elle n’est pas elle-même en cause. Ce sont les conditions économiques qui lui permettent de faire des études et d’obtenir une position confortable dans la société. De vagues étapes sur papier glacé, celui des photos du temps, fixent des moments où, selon la vêture, « on » apparaît dans un rôle : fillette, collégienne, étudiante, amante, maman, professeur, mémère.

C’est le « on » intégral qui parle, pas une personne. Annie Ernaux incarne si bien la transparence qu’elle rend des mémoires vides. Elle n’est que temps qui passe. Tout l’indiffère ou presque. La France est un terrain de jeu, pas un pays dans le monde, ni une société où la politique façonne l’avenir. Même son métier, l’éducation, l’indiffère. Elle se met « hors classes » assez vite avant de jeter ses notes et cours la dernière année. Elle a voté Mitterrand avant de se dire entubée, comme tout le monde. Elle a voté Laguiller sans voir Le Pen en embuscade, a donc voté Chirac comme 80% des cons qui ont fait joujou avec le premier tour. Le mot est d’elle : « on avait pensé, les cons » p.272. On le sait depuis toujours : « on » est con – sagesse des nations. Ça confirme. Elle n’a pas voté Sarkozy mais n’aime pas la Royal, « sa façon molle et bien éduquée d’aligner des phrases creuses » p.240. Dommage car elle remet ça, la candidate. Dans ce monde des « choses » à la Georges Perec, le naming tient lieu d’histoire et les êtres se chosifient. « On » était là quand les biens matériels s’étalaient dans la société. « On » a participé à cette identification aux choses. « On » était de ce temps-là qui rêvait de libération avant de vieillir rencogné dans son petit cocon.

Cette non-présence écrase jusqu’à la petite musique qui charme. Car il reste un ton, anonyme, répétitif, indifférent, mais un ton. Peut-être ne faut-il lire de cet auteur que ce livre ? En 250 pages défilent soixante années du siècle. Chacun peut s’y reconnaître et c’est peut-être cela, le « roman moderne » : un texte caméléon où chacun met sa couleur, un supermarché de scènes où le lecteur pousse son caddy et pique ici ou là ce qu’il veut acheter. Nous savons, elle en a fait des romans, que son père petit-bourgeois a failli tuer sa mère quand elle était petite. Elle en a eu « honte » (titre d’un de ses livres), honte de ses origines, honte de sa classe sociale. Est-ce pour cela qu’Annie Ernaux se neutralise ? Elle ne s’évalue à rien, sortie de rien, n’allant vers rien. Elle embrasse l’époque comme la repentance blanche européenne tellement à la mode : coupable de tout, coupable d’être, no future. C’est un lent suicide qui passe de sa vie – ratée – à ce roman – qu’on n’a nulle envie de relire. Livre kleenex qui ne parle que des choses qui identifient, du temps qui passe et n’est que mode. Ni le siècle, ni l’auteur ne sont intéressants. Le lecteur n’a nulle envie d’aller aux autres œuvres, ces non-pensées de cette non-femme dans l’éternel présent. On se dit qu’elle ne marquera pas le siècle.

Mais il fallait ce roman de la durée (dont nous préférons les macarons) pour ravir la collection Folio : elle en a fait son numéro 5000…

Annie Ernaux, Les années, 2008, Folio, 254 pages, 6,27€

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