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Nietzsche évoque Trump dans Zarathoustra…

Curieux choc des époques… comme quoi la nature humaine reste la même au travers des siècles. Dans le chapitre L’Enchanteur,« Zarathoustra vit, non loin de là, au-dessus de lui, sur le même chemin, un homme qui agitait ses membres comme un fou furieux… » Peut-être est-il l’homme supérieur qu’il cherche ?

Las ! C’est un vieillard qui joue la comédie. Il se lamente que personne ne l’aime, que tout complote contre lui, « soumis à toutes les tortures éternelles ». Un hâbleur que Zarathoustra n’hésite pas à bastonner avec force de sa canne. « Comédien ! Faux-monnayeur ! fieffé menteur ! je te reconnais bien ! » Nous, nous avons reconnu sans conteste Trump le trompeur , 79 ans lorsqu’il sera à nouveau président.

« Que parles-tu de vérité ? Toi, le paon des paons, mer de vanité, qu’as-tu joué devant moi, vilain sorcier ? » L’homme supérieur serait un être charismatique chargé de prendre en main le destin des masses et de redonner sens à leur histoire par son œuvre exemplaire, un homme qui s’est efforcé de réaliser en soi une synthèse supérieure de l’humain. En bref un enfant rieur qui danse, pas un chameau qui se plaint du fardeau de vivre. Le vieillard, pas plus que Trump, n’est pas un homme supérieur mais son illusion pour les masses, sa baudruche comme un doudou compensateur.

« C’est l’expiateur de l’esprit que je représentais, répondit le vieillard (…) l’enchanteur qui finit par tourner son esprit contre lui-même, celui qui est transformé et que glace sa mauvaise science et sa mauvaise conscience ». Trump, gosse de riche avec des pulsions égotistes de gamin de 2 ans (la première adolescence), hostile à toute frustration, a tourné son esprit et ses capacités à arnaquer ses semblables. Dans l’immobilier où il fut promoteur, comme citoyen en échappant à l’impôt, comme candidat en affirmant n’importe quoi pourvu que ça mousse, comme président en croyant que le « deal » – son seul mantra – permet de tout négocier à son profit (cela n’a pas marché avec le tyranneau nucléaire de Corée du nord, ni avec la Chine), avec la démocratie en contestant les résultats des élections. Trump est le Trompeur, adepte des fausses vérités, qu’il appelle « alternatives » pour faire croire qu’elles sont vraies. Un Trump qui croit même à ses inepties : il s’est bourré d’hydroxychloroquine pour éviter le Covid… et il l’a attrapé, restant malade comme un chien une longue semaine.

« Que je t’ai trompé à ce point, c’est ce qui faisait intérieurement jubiler ma méchanceté », déclare le vieillard (et Trump très probablement). Zarathoustra avoue sa faiblesse, qui est celle de tous ceux épris de vérité et d’empathie pour ses semblables : « Je ne suis pas sur mes gardes devant les trompeurs, il faut que je néglige les précautions. » Mais il a percé à jour ce vieux comédien : « Mais toi – il faut que tu trompes : je te connais assez pour le savoir  ! il faut toujours que tes mots aient un double, un triple, un quadruple sens. » Ainsi sont les fausses vérités,elles recèlent toujours quelque-chose que l’on peut croire en partie, cachées derrière le reste, pour embrumer les esprits.

Zarathoustra le transperce de son trait apollinien de clarté. La vérité, c’est que le vieux enchante tout le monde, mais plus lui-même. « Pour toi-même tu es désenchanté  ! Tu as moissonné le dégoût comme ta seule vérité. Aucune parole n’est plus vraie chez toi, mais ta bouche est encore vraie : c’est-à-dire le dégoût qui colle à ta bouche. » A ces mots qui le révèlent en pleine lumière, le vieillard a une réaction d’orgueil offensé, bien dans sa nature congénitalement fausse : « Qui a le droit de me parler ainsi, à moi qui suis le plus grand des vivants aujourd’hui ? (…) J’ai voulu représenter un grand homme et il y en a beaucoup que j’ai convaincus : mais ce mensonge a surpassé ma force. C’est contre lui que je me brise. » Il manque encore à Trump de se rendre compte, comme le vieillard de Nietzsche, qu’il est menteur par construction. Qu’encourager ses partisans à marcher sur le Capitole pour contester le résultat des élections n’est pas digne d’un président des États-Unis. Contestera-t-il les résultats, s’il est élu ?

Trump, comme le vieillard face à Zarathoustra, est la grenouille de la fable. « J’en ai déjà tant trouvé qui s’étiraient et qui se gonflaient, tandis que le peuple criait : voyez donc, voici un grand homme ! Mais à quoi servent tous ces soufflets de forge ! le vent finit toujours par en sortir. La grenouille finit toujours par éclater, la grenouille qui s’est trop gonflée  : alors le vent s’en échappe. Enfoncer une pointe dans le ventre d’un enflé, c’est ce que j’appelle un bon divertissement. »

Hélas ! « Notre présent appartient à la populace : qui sait encore ce qui est grand ou petit ? Qui chercherait encore la grandeur avec succès ! » En effet, on se demande… Les peuples élisent des bouffons, de Boris Johnson et son Brexit à Poutine et son rêve hitlérien d’empire pour mille ans, de Netanyahou qui ne cherche qu’à contrôler la Knesset pour faire voter la loi qui va amnistier ses malversations à Trump qui va favoriser les super-riches et les aider à échapper encore un peu plus à l’impôt.

Heureusement, les bouffons sont toujours rattrapés par leur démesure et les enflures finissent par crever. Il suffit d’y enfoncer une pointe, dit Nietzsche…

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Les vrais rois devraient être les premiers, dit Nietzsche

En descendant à la recherche de l’homme supérieur dont il a entendu le cri au chapitre précédent, Zarathoustra rencontre deux rois et un âne. Pourquoi un seul âne ? Dit-il. A ces mots, les rois se mettent à soliloquer. Les « bonnes mœurs » se perdent, celui qui parle n’est pas de la « bonne société ».

Mais « plutôt, en vérité, vivre parmi les ermites et les gardeurs de chèvres qu’avec notre populace dorée, fausse et fardée – bien qu’elle se nomme la « bonne société » – bien qu’elle se nomme « noblesse ». Mais là tout est faux et pourri, avant tout le sang, grâce à de vieilles et de mauvaises maladies et à de plus mauvais guérisseurs ». Beaucoup de choses sont dites en une seule phrase. La noblesse n’a plus rien de noble mais a dégénéré en apparence, ses vertus se sont réduites en fausseté. Elle se croit « bonne » et exemplaire, elle n’est plus qu’une caricature infatuée d’elle-même, une caste malade qui défend ses privilèges sans plus les mériter. Que défend-t-elle aujourd’hui par les armes ? Quel exemple donne-t-elle de la vertu ? Nietzsche incrimine comme en son époque « le sang », autrement dit la santé du corps et l’hérédité des gènes, sachant que pour notre philosophe, le corps est la base de l’humain et l’enveloppe de l’énergie vitale. Pas de vertu morale sans grande santé, pas de caractère trempé sans volonté de puissance, pas de vitalité génésique sans désir de créer et d’élever.

A l’inverse, « ce qui vaut le mieux aujourd’hui, c’est le paysan valide ; il est grossier, rusé, tenace et endurant : c’est aujourd’hui l’espèce la plus noble. Le paysan est le meilleur aujourd’hui ; et l’espèce paysanne devrait régner. Mais c’est le règne de la populace – je ne me laisse plus tromper. Or, populace signifie : tohu-bohu. Pêle-mêle populacier : tout se mêle à tout, le saint et le gredin, le hobereau et le juif, et toute la ménagerie de l’arche de Noé ». Nietzsche apparaît donc non pas comme populiste (il hait la populace !) mais comme un conservateur traditionnel, préférant la vraie noblesse de la terre à celle, factice, des villes. Nietzsche est un aristocrate de l’énergie, et il trouve son aristocratie non dans les titres formels hérités du passé mais dans les classes sociales qui sont élevées sainement : de son temps, les paysans. Mais les national-populistes actuels se trompent en faisant des paysans d’aujourd’hui une classe plus saine ; nous ne sommes plus aux XIXe siècle où plus de huit personnes sur dix vivaient à la terre. Les gens vivent à plus de 80 % en ville désormais. Là où tout peut se mêler – mais nous savons qu’il n’en est rien, les distinctions de classes existent toujours, en témoigne la polémique à la française (et à la con) sur le collège privé Stanislas ; en témoignent aussi les votes avec leurs pieds des habitants des banlieues trop composées d’immigrés. On veut bien cohabiter en bonne intelligence, on ne se mélange pas, ou peu.

Nietzsche n’aime pas le mélange, le melting-pot à la Trump, le tout vaut tout des bobos, le métissage branché, les genres qui se déclinent en mille nuances de sexes (LGBTQAI+…). Quant au « juif », cité, il s’agit d’une classe sociale de son temps déconsidérée, pas d’une « race » – pour laquelle Nietzsche aura des mots adulateurs dans d’autres œuvres. « Rusé, tenace et endurant » sont d’ailleurs des qualités que l’on porte au crédit des diasporas juives dispersées dans le monde. Ainsi dans la Généalogie de la morale (III.22) où il admire l’Ancien testament et ses « grands hommes », « bien plus, j’y trouve un peuple » ; ou dans Aurore : « ils ont tous la liberté de l’esprit et aussi celle de l’âme que donne le changement fréquent de lieu, de climat, de mœurs, de voisins et d’oppresseurs » ; dans Le gai savoir : « L’Europe doit être reconnaissante aux Juifs quant à la logique et aux habitudes de propreté intellectuelle » ; dans L’Antéchrist : « les Juifs sont le peuple le plus extraordinaire de l’histoire », « qui possède la plus tenace vitalité ».

« Les bonnes mœurs ! Chez nous tout est faux et pourri. Personne ne sait plus vénérer ; c’est à cela précisément que nous voulons échapper. Ce sont des chiens friands et importuns, ils dorent les feuilles des palmiers. » Quand l’apparence compte plus que la vertu, la carapace que le cœur, l’arbre est bel et bien pourri – et les humains aussi. Ce pourquoi le retour des « bonnes » mœurs nous fait rire aujourd’hui : il n’est que le masque de l’indigence native de ceux qui le prônent – les cathos tradi, les islamistes rigoristes, les national-étatistes, les nationalistes blancs – en bref les Poutine, les Erdogan, les Zemmour, les Le Pen. Ceux qui ont peur du changement pourtant inéluctable et incessant, ceux qui ont peur de ne pas être à la hauteur, ceux dont l’énergie vitale et culturelle décline.

Nous, rois, « nous ne sommes pas les premiers et il faut que nous signifions les premiers. » En effet, le roi est originellement à la tête de ses troupes, élu par ses pairs comme le meilleur d’entre eux ; il est responsable de l’abondance ou de la ruine. Plus aujourd’hui… et depuis longtemps déjà. Ce pourquoi les Anglais d’abord, puis les Français ensuite, on coupé la tête de leurs rois. Les premiers en ont importé un de Germanie, un plus fort et plus vertueux, mais ont drastiquement limité ses pouvoirs ; les seconds en élisent un tous les cinq ans, vite jaloux de son pouvoir tout en le rendant toujours comme avant bouc émissaire commode de tout ce qui ne va pas.

Mais surtout pas un tribun issu de la populace, dit Nietzsche, ni un duce, ni un führer, ni un caudillo. « C’est de la populace que nous nous sommes détournés, de tous ces braillards et de toutes ces mouches collantes et écrivassières, pour échapper à la puanteur des boutiquiers, à l’agitation des ambitieux, aux haleines fétides ». Non, Nietzsche n’aurait certainement pas été nazi ! De là à préférer un roi…

Les rois cherchent eux aussi « l’homme supérieur » – supérieur aux rois qu’ils sont. Ils lui amènent un âne, comme au Christ avant d’entrer à Jérusalem, toujours cette référence biblique dont Nietzsche est imprégné comme fils de pasteur. « Il n’y a pas de plus dure calamité, dans toutes les destinées humaines, que lorsque les puissants de la terre ne sont pas en même temps les premiers hommes. Alors tout devient faux, oblique et monstrueux. » Voyez Hitler, Mussolini, Trump – des ratés parvenus, des faux. Nos présidents en France sont quand même souvent parmi les meilleurs, nous devrions nous en réjouir.

Car, lorsqu’ils sont aussi bas que la populace, c’est pire ! « Et quand ils sont les derniers mêmes, plus bêtes qu’hommes : alors la populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire : ‘Voici, c’est moi seule qui suis la vertu’ ! » Les délires mystiques de l’Allemand, les désirs de grandeur de l’Italien, la foutraquerie du deal de l’Américain, deviennent des « vérités alternatives », de fausses vérités, le mensonge assumé en vertu, la bassesse en politique…

Devant Zarathoustra, « il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole. Il prononça distinctement et avec malice : I.A. » Car désormais, notre « intelligence » devient artificielle.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Tout vaut la peine, dit Nietzsche

Zarathoustra est assis en haut de sa montagne devant sa grotte. Il retrouve un devin qu’il a connu, « nourri et désaltéré à sa table, le prophète de la grande lassitude qui enseignait : ‘tout est égal, rien ne vaut la peine, le monde n’a pas de sens, le savoir étrangle’. » Au contraire, pour Zarathoustra/Nietzsche, rien n’est égal, tout vaut la peine, le monde a le sens que lui donne la volonté, le savoir libère.

Le « devin de la grande lassitude » est la part d’ombre de Zarathoustra, celle qui est en chaque humain et lui fait dire de temps à autre : à quoi bon ? Pourquoi se casser ? Tout n’est-il pas éphémère et vain ? Les humains ne restent-ils pas des bêtes stupides qui ne font aucun effort intellectuel, des moutons bêlant qui suivent la passion du troupeau pour un maître qui les domine et les manipule, des assoiffés de sexe animal sans préjudice du mal qu’ils font ?

Le « dernier péché » du meneur d’hommes, de l’élévateur des âmes Zarathoustra est la pitié. Le devin de lassitude le provoque en lui faisant écouter « le cri de détresse » qui vient des profondeurs de la plaine. C’est le cri de « l’homme supérieur » – qui n’est pas encore Surhomme – et qui souffre de ses efforts et ne sait encore que maladroitement rire et danser. Car il n’y a pas de bonheur, dit le devin de lassitude, « vaines sont toutes les recherches ».

Zarathoustra se secoue et part à la recherche de l’homme supérieur qui crie pour le protéger des animaux sauvages. Mais le devin de lassitude lui dit qu’il sera toujours là, en embuscade, « patient et lourd comme une bûche ». Le poids de la fatigue et de l’écœurement.

« Qu’il en soit ainsi ! » s‘écrie Zarathoustra comme le Christ. Lui aussi est venu pour sauver les hommes et a connu la lassitude : Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Mais il dit « ainsi soit-il ». La leçon est qu’il ne faut jamais renoncer et que la lassitude est une faiblesse passagère, un instinct vital qui vacille et s’use. L’asthénie est un péché contre la vie et contre l’avenir. En morale, la force d’âme repose sur l’énergie que l’individu met au service de son action.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

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Robert-Louis Stevenson, Le creux de la vague

Trois épaves échouées à Tahiti font « une telle bande de porcs » selon leur père lui-même, l’écrivain Robert-Louis. Mais ils sont le début d’une histoire. John Davis est un capitaine déchu pour avoir fracassé son bateau parce qu’il était bourré ; Huish est le hideux Hyde dont le nom se prononce suiffeux, toujours prêt à trahir père et mère pour contenter son égoïsme mesquin ; Robert Herrick, fils de bonne famille inapte à tout travail constant, est l’éternel perdant des situations par sa faute. Par contraste William Attwater est, comme lui, issu de bonne famille mais est devenu riche seigneur d’une île à perles où il fait travailler l’indigène ; père et juge à la fois, un brin homosexuel comme il était de bon ton à Eton, il est l’anti-Herrick.

Les trois premiers ont échoué sur la plage de Papeete ; ils vivent de mendicité et s’abritent dans une prison désaffectée. Ils n’ont plus un rond et sont près d’être expulsés. La « chance » leur est offerte sous l’apparence d’une goélette frappée de quarantaine qui vient de s’ancrer au large du port. L’équipage ne comprend plus que des Canaques car le capitaine et le second sont morts de variole. Le capitaine du port propose donc à Davis de prendre en main le bateau, après que tous les autres capitaines se soient récusés, et de le conduire à sa destination, l’Australie. Il convoie un chargement de champagne californien.

Le trio de perdants accepte cette main tendue par la Providence. Mais les démons de chacun reprennent le dessus très vite. John Davis, poussé par le vil Huish, se saoule au champagne toute la journée ; Herrick le second n’y connait rien en navigation et se repose sur l’équipage pour les manœuvres et tient le point à l’estime. Il est le seul sobre et un peu sérieux des trois, sauf qu’il se méprise et n’attend qu’une occasion pour se supprimer. La rédemption commune aurait été possible si le mal incarné n’était dans le trio : Huish est ce qu’il y a de plus vil dans l’humanité, un véritable échet nuisible. Et Davis se laisse entraîner selon sa pente alors qu’il aurait pu se sauver avec Herrick qui, dès lors, suit la sienne qui est l’apathie. Chacun, ayant le bien et le mal en lui, a le choix de sa destinée selon la doctrine presbytérienne de Stevenson.

La saoulerie a ceci de bon qu’elle permet bientôt de s’apercevoir que la cargaison est truquée : après une rangée accessible de vrai champagne, le reste des bouteilles ne contient que de l’eau. La goélette, usée, était certainement destinée à disparaître corps et biens afin que ses armateurs touchent l’assurance. Davis est atterré : lui pensait détourner la cargaison à leur profit en la vendant au Pérou ! Puis c’est au tour de Herrick d’être atterré : le capitaine Davis n’a fait embarquer de vivres que juste ce qu’il fallait, par souci d’économie ! Le bateau est trop loin pour l’Australie, trop loin pour le Pérou, et interdit à Tahiti. Restent les îles pour refaire des vivres et de l’eau.

Justement, les instructions nautiques signalent une île inexplorée dans le coin. C’est l’île aux perles de William Attwater. Davis et son âme damnée Huish ne pensent alors qu’à dérober les perles pour se refaire encore une fois, puis gagner les côtes américaines. Cela signifie tuer Attwater et tous ses indigènes, les quelques qui lui restent après l’épidémie. Herrick, s’il est lâche et peu fiable, n’est pas un meurtrier ; Davis non plus lorsqu’il est à jeun et qu’il pense à ses petits : « Y a que les gosses qui comptent. Les moutards ont quelque chose… Je ne peux pas en parler » partie 1 chapitre 3. Seul Huish est conformé pour le mal, difforme de corps, chétif d’âme et le cœur de pierre. Il va tenter d’aveugler Attwater avec une fiole de vitriol avant de le tuer, par pur sadisme de faible.

Mais Attwater, en homme supérieur, manipule les uns et les autres et domine la situation : « Un homme doit se tenir debout sous le regard de Dieu et s’élever par son travail jusqu’à donner toute sa mesure » partie 2 chapitre 8. Huish est éliminé, anti-David contre un vrai champion Goliath ; Davis s’évanouit et se repends, à moitié fou de religion ; Herrick reste honnête mais ne connait pas la grâce.

Cette histoire en forme de parabole tend à prouver que les âmes sont attirées vers le bas par la loi de gravité du mal ou comme la marée redescend, laissant à nu ceux qui nagent. Il faut se surmonter pour accéder à la civilisation et (pour les croyants) au divin. C’est un roman tourmenté mais intéressant, un peu binaire pour notre psychologie mais fouillé sur les affres des âmes.

Robert-Louis Stevenson (avec Lloyd Osbourne), Le creux de la vague (The Ebb-Tide), 1894, Flammarion GF 2011, €7.00

Stevenson, Œuvres III – Veillées des îles, derniers romans (Catriona, Le creux de la vague, Saint-Yves, Hermiston, Fables), Gallimard Pléiade 2018, 1243 pages, €68.00

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Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu

Edelman est juriste et philosophe. Son livre porte sur l’antithèse même de ses intérêts : Nietzsche – qui est l’anti–Kant et l’anti–juriste par excellence. D’où son intérêt décalé, non hagiographique par principe.

Après avoir mesuré cinq difficultés pour l’aborder, l’auteur construit son approche comme Nietzsche le veut, sans l’avoir formalisée : l’homme et le chaos, l’histoire de l’humanité, enfin notre temps. Pour lui, la démarche de Nietzsche peut se résumer au constat suivant : la morale est sociale, donc niveleuse et hypocrite. Les hommes grégaires préfèrent la confortable chaleur du troupeau, donc ses justifications médiocres. Religion, philosophie et morale sont alors, par définition, contre les « héros », rabaissant par envie les hommes exceptionnels. Il nous faut sortir de cet état de fait et penser l’homme futur.

L’être humain est partie intégrante de la nature et obligé, par sa condition, d’y trouver sa place. « Une nature déshumanisée devrait être pour nous l’expérience du bonheur, c’est-à-dire de ce sentiment pur du hasard, de l’aléatoire, de l’incongru, de l’imprévisible. Si on emprisonne la vie dans la pensée, elle devient un fardeau insupportable » p.19. Il faut abandonner la vanité d’un univers créé pour l’homme, ou que l’homme est son but ou sa pointe la plus avancée. L’univers apparaît comme un cas improbable où l’homme est né par hasard, espèce vivante développée par essais et erreurs. Cette pensée du chaos est difficile car « inhumaine ». Dans le chaos ne se produisent que des « événements » reliés par aucune causalité ni logique nécessaire. L’univers n’est pas un organisme vivant mais sans cesse combinaison et recombinaison. Nietzsche appelle cela « l’éternel retour ». Mais le chaos produit un ordre transitoire. L’énergie possède une sorte de « volonté » qui met en forme le hasard – aveugle, sans conscience, mais qui « est ». Cette énergie qui cherche à s’affirmer en vouloir est ce que Nietzsche appelle la « volonté de puissance ». Elle se heurte aux autres énergies-volontés analogues. La « valeur » pour Nietzsche est la forme sociale sous laquelle agit cette volonté de puissance. Marx ou Freud ne disaient pas autre chose, chacun dans leur domaine et tous au même siècle.

Pour rendre l’homme plus vrai, il faut « déshumaniser » la vie, cesser de plaquer des concepts anthropomorphiques sur « ce qui advient », en revenir à la physique biologique. « Qu’est-ce que la vie a à faire avec la logique, la raison, la grammaire, le sujet ou l’objet, elle qui ne connaît que la volonté de puissance ? » p.55. Il est nécessaire de faire surgir une autre forme de pensée, le soi entendu comme lieu de la volonté de puissance originelle, issue du corps lui-même et de son énergie vitale. « Le travail du généalogiste consistera donc à briser « les belles formes » de la métaphysique, « la belle conscience », les « beaux sentiments », pour retrouver la monstruosité, le grouillement, la luxuriance » p.66. Le contraire même de l’Être abstrait créé par la logique, simplificatrice et sublimée. « Dans l’Être règne la paix et la sérénité de l’Un et l’horreur du multiple, entendons du bouillonnement de la vie » p.68. Nietzsche, dans l’aphorisme 78 de La volonté de puissance tome II, note : « Plus grand est le besoin de variété, de différence, de divisions internes, plus il y a de force ».

À lire cela, la démocratie qui protège l’expression de toutes les opinions apparaît comme le meilleur des régimes, et l’autoritarisme le pire. Mais, comme toutes choses, la démocratie est ambivalente : attention au grégarisme, au politiquement correct, au désir fusionnel communautaire, ethnique ou national, aux maladies de l’imaginaire – ces constructions sociales et médiatiques qui sévissent particulièrement aujourd’hui. Attention au masque et à l’illusion. La « conscience » équilibre et simplifie les instincts pour les organiser et les faire servir. Elle constitue aussi un code collectif qui s’impose à tous les individus. Mais son « objectivité » est limitée par l’instrument : « Partout où le moi prétend être le critère de la vérité du monde, l’homme se dénie, se mutile, se diminue » p.89. Rester enfermé en soi ou dans sa caste, mutile.

La philosophie est le masque de la raison sur la vie ; la religion le masque du pouvoir des prêtres ; la morale le masque qui postule l’unité du moi et des consciences qui se reconnaissent contre « l’animal » ; la psychologie est le masque du conformisme qui fustige les écarts à la norme au profit d’un moi construit socialement, abstrait et mythiquement immobile. Tous ces masques sont narcissismes humains et vanité collective. La connaissance est au contraire un regard passionné, toujours neuf, une « volonté » de convaincre, de connaître. Elle ne vise pas à « la vérité », construction illusoire d’un absolu éternel, car toute réalité est changeante et toute hypothèse « falsifiable » au sens de Karl Popper. La pulsion de connaître doit être préservée mais ses résultats sont à jamais transitoires. La connaissance est nécessairement héroïque, aventureuse, exploratoire.

L’histoire humaine est une logique reconstituée à posteriori et non le déroulement d’un plan. Ses « lois » masquent le foisonnement et le hasard en créant des croyances, tel le « progrès ». Il n’y a pas de plan mais des bifurcations continues, des arborescences aléatoires d’un devenir biologique sur lequel la culture n’oriente qu’en partie l’évolution humaine. « Si telle cité de la Grèce antique, ou Venise, ou l’Italie de la Renaissance, ont « réussi », cela tient à ce qu’elles ont posé et respecté les valeurs de la vie (endurance, héroïsme, combativité), qu’elles ont produit, en résistant aux formes réactives, un « type » fort, sélectionné » p.124. Les Grecs apparaissaient comme des êtres en pleine santé. « Pour ceux qui s’appelaient eux-mêmes les « Véridiques », il n’y avait ni bien ni mal, ni raison ni déraison, ni humanité ni inhumanité : tout se produisait dans la plus grande simplicité, dans la plus grande nudité (…). Être ingénu, « cru », aussi évident que la vie même, ressentir une sorte de « divination du corps », tout approuver de soi-même, aller jusqu’au « grand abîme, le grand silence grec » p.126.

Pour Héraclite, le jeu retranscrit le chaos à l’échelle du vivant. Dionysos écoute son propre corps et il est le dieu du cosmos vivant, des forces souterraines et de la démesure. Apollon est la conciliation par la beauté du monstrueux dionysiaque. La mentalité « chrétienne » a commencé moralement avec Socrate pour qui connaissance et moralité coïncident. La vie, l’être humain, la conscience, deviennent avec lui un problème. L’innocence disparaît : on confie à une autre instance qu’à la vie le soin de se prononcer sur sa valeur. La dialectique comme instrument de parole isolé dans son mécanisme abstrait, demande des comptes aux instincts et à la force. L’esclave a un ennemi : le maître. Il se constitue en opposition, traits pour traits. Sa lutte pour conquérir le pouvoir se déroule dans la conscience. Toutes les valeurs sont inversées, les agneaux se glorifient d’être bons par ressentiment pour la force du loup qu’ils ne sauraient avoir. L’hyperbole de Dieu exige obéissance des pécheurs en contrepartie d’avantages consolateurs dans l’au-delà du monde réel.

Notre temps voit l’homme malade. Les médiocres l’emportent par le nombre, la prudence, la ruse. Les qualités les plus moyennes de l’espèce, voire les plus viles (la cupidité, l’addiction, la vanité), sont les mieux consacrées. Le moteur de l’histoire humaine est la lutte entre le modèle amélioré et le modèle standard. L’amour chrétien, flamboyant de foi lors des persécutions, est devenu avec le pouvoir un doux moralisme, voire une lâcheté lorsqu’il a été repris par la démocratie représentative puis par le socialisme bêlant. L’aboutissement logique de ces valeurs est le nihilisme. Le troupeau en ressentiment s’est constitué en totalité supérieure pour donner mauvaise conscience aux « maîtres », ceux qui ouvrent la voie plutôt que de se gaver (les élites actuelles ne sont plus guère des « maîtres »…).

Seul antidote : « batifoler, papillonner », faire semblant et en même temps se préserver, jouer tel Casanova. « Le troupeau est structurellement, « viscéralement », anti-individualiste ; est structurellement moyen, médiocre, conservateur au sens propre » p.216. L’État n’est qu’un outil politique : lorsqu’il est investi par les forts, il est débordant de vitalité (Rome républicaine, Venise, empire napoléonien ou anglais, impérialisme américain ou soviétique, empire du milieu chinois. « En revanche, lorsqu’il est aux mains des faibles, il est agi par une volonté de puissance réactive ; il s’impose alors comme le garant des valeurs grégaires : il est « utilitaire et calculateur », gestionnaire, mercantile, anti–individualiste » p.229 (l’Union européenne, l’Allemagne de Merkel, la Suède émolliente).

Pour renaturaliser l’homme il faut accepter son animalité, s’en faire une joie délivrée du joug moral de la conscience, accueillir ses désirs (Freud), rejeter les conventions pour se trouver soi-même, revenir au plaisir et à la curiosité du XVIIIe siècle. Il faut accepter un moi multiple, égoïste et altruiste selon les moments. Les êtres humains supérieurs de Nietzsche ne sont ni guides (ils ne désirent pas être suivis), ni rédempteurs (ils ne promettent aucun salut), ni tyrans (ils ne cherchent aucun pouvoir). « Ils renvoient seulement l’image de ce qu’il y a de plus beau, de plus accompli dans l’espèce humaine » p.331. Par leur exemple, ils sont les maîtres qui révèlent à ceux qui cherchent les richesses qui dorment en chacun.

Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu, 1999, PUF « Perspectives critiques », 384 pages, €21.50

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Nietzsche et les mouvements de masse

Parce que certains nazis ont voulu récupérer le philosophe allemand à la suite de leur admiration pour Wagner, parce que la sœur de Nietzsche a déformé volontairement sa pensée en publiant un choix de textes inédits sous le titre de ‘La volonté de puissance’, on a longtemps ostracisé Nietzsche sous prétexte d’inacceptable.

Nietzsche photo

Or Frédéric Nietzsche n’a rien à voir avec l’antisémitisme, ni avec le nazisme, ni même avec « l’esprit allemand ». Il a suffisamment vilipendé la lourdeur allemande dans son œuvre – la boursouflure wagnérienne, l’étatisme totalitaire hégélien, l’idéalisme moral kantien – pour prouver qu’il n’a pas inspiré le nazisme. Pas plus que Victor Hugo n’a inspiré Lénine. Encore faut-il considérer toute l’œuvre dans l’ordre de son évolution, et seulement l’œuvre approuvée, organisée et publiée par l’auteur – donc sans La volonté de puissance. Que dit-il ?

« J’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes partout où je vais. (…) Ce n’est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas devenir le berger et le chien d’un troupeau ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 9).

Nietzsche est un philosophe pour ‘happy few’, pour une élite d’égaux qui pensent par eux-mêmes, pas pour les foules qui suivent moutonnièrement le berger. Fascisme, nazisme, communisme et populisme s’adressent aux foules, aux masses, au peuple tout entier. Le philosophe, lui, ne cherche à s’adresser qu’aux individus concrets, pas aux multitudes anonymes. Comme Socrate il a des disciples, pas des adeptes. Il n’est pas un gourou qui impose sa Vérité mais un maître qui accouche de chacun. « Je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » (De la guerre et des guerriers). Les soldats sont comme les fourmis : programmés pour tuer et obéir ; les guerriers sont les condottieres, les samouraïs et les chevaliers : les arts martiaux sont pour eux une voie vers la sagesse.

Les soldats sont nés avec la Révolution française (la levée en masse) et avec l’État-nation (la conscription obligatoire). Les aristocrates étaient des guerriers, restant eux-mêmes dans la bataille, pas des conscrits militants embrigadés sur le tas, dressés à l’obéissance sans réflexion et enivrés de propagande nationaliste. D’où cette citation célèbre de Nietzsche : « L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : ‘Moi, l’État, je suis le Peuple’ » (De la nouvelle idole). Un peuple est organique, né de la tradition et de l’histoire ; l’État est une construction artificielle – une superstructure bureaucratique manipulée par quelques-uns à leur profit (parti, caste ou classe). Quand le candidat ou le président déclare parler au nom du Peuple, il ment.

Nietzsche le dit implicitement, lui qui se méfiait de la démagogie des peu éduqués : la démocratie est le moins mauvais régime des États. Cela parce qu’elle fait participer au plus large, favorise le débat et remet en jeu les mandats régulièrement.

Mais le peuple a le sentiment d’être Un lorsqu’il défend ses frontières ; l’État a besoin de la propagande (ce mensonge) pour exalter les individus et les fondre en une masse manipulable. « L’État est un chien hypocrite comme toi-même ; comme toi il aime à parler en fumée et en hurlements, pour faire croire, comme toi, que sa parole sort des entrailles des choses. Car l’État veut absolument être la bête la plus importante sur terre ; et on le croit » (Des grands événements). Fumée et hurlements, on imagine sans peine les barricades ou la Bastille, la prise du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, les grandes foules de Nuremberg, ou les masses adulant Mao sur Tien An Men. On constate aussi sa forme plus subtile : les images dramatisées de CNN, les accusations gratuites fondées sur de vagues photos satellites pour attaquer l’Irak – et forcer l’opinion. Ou l’évocation mélenchonnienne de Robespierre; celle lepéniste de Jeanne d’Arc.

Pour Nietzsche, l’État ne peut donc être qu’un État-spectacle : comment entraîner l’adhésion des foules démocratiques autrement ? « Le grand succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité – il faut être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner – ils signifient une seule et même chose : que dans les civilisations de décadence, partout même où le pouvoir souverain tombe aux mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien seul éveille le grand enthousiasme » (Le cas Wagner, 11). Berlusconi, Chavez, Mélenchon, Montebourg, Beppe Grillo, Frigide Barjot…

Ce paragraphe pourrait paraître prophétique, un demi-siècle avant les mouvements de masse du communisme et du fascisme – mais il ne fait que reprendre la critique de Platon sur les rhéteurs. La rhétorique n’aboutit jamais à la vérité, dit Platon, parce qu’elle doit convaincre la foule moutonnière et pas l’individu concret qui réfléchit devant soi. La rhétorique est théâtre, spectacle, manipulation des idées. Elle n’est en rien authentique, elle recherche l’effet, pas la vérité. La rhétorique est une construction qui vise à entraîner derrière le chef – elle n’est pas la dialectique personnelle qui découvre le vrai derrière l’apparence des choses. Les sophistes sont populistes ; ils ne sont ni sages ni philosophes.

L’être authentique est lui-même, énergie qui va comme la course du chat ou le jeu de l’enfant, surplus qui déborde par générosité vitale. Sa force interne le fait créer, défier, gagner ; elle façonne son style, impose sa marque.

Le comédien, à l’inverse, ne déborde en rien d’énergie : il singe, il calcule au plus juste. Il n’use de la forme que pour produire l’effet ; c’est un illusionniste qui manipule les mythes et joue des sentiments pour influencer la foule passive, au spectacle.

‘L’homme supérieur’ (catégorie philosophique) est puissant par son énergie interne, sa ‘volonté’ ; le politicien dictateur n’a de puissance que par l’appareil du parti et de l’État, tout extérieur à lui-même. Si le premier est généreux (Napoléon 1er, de Gaulle, Kennedy, Obama…), le second est volontiers haineux et paranoïaque (Hitler, Staline, Mao, Nixon, Pol Pot, G.W. Bush, Poutine, Bachar El Hassad…).

L’État est un parti qui a réussi : il n’y a rien de plus urgent que de limiter son pouvoir par d’autres pouvoirs, faire que les institutions s’équilibrent à l’intérieur. Internet y aide, comme les médias incontrôlés, mais aussi la justice indépendante, les lobbies identifiés, les intellos quand ils font leur travail d’exposer le complexe loin des modes.

Friedrich Nietzsche, Œuvres tome 1, collection Bouquins, 1993, 1368 pages, €30.88 

Œuvres tome 2, collection Bouquins, 1993 1750 pages, €31.83 

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Maître et esclave chez Nietzsche

Les termes de « maître » et « d’esclave » ont pris de nos jours des déterminations absolues qu’il faut relativiser. En concept philosophique, le maître est sujet et l’esclave objet. Pour Nietzsche, le premier possède une énergie vitale qui déborde en création et en jeu, imposant sa façon de voir et posant des actes. Le second a une faiblesse intrinsèque qui le fait se réfugier dans le groupe, obéissant à un chef, à une communauté, un règlement, à une morale extérieure à lui-même, par confort de suivre et de reproduire plutôt que d’inventer. L’esclave jalouse le maître qui déplore l’épuisement de l’esclave.

Randonneur sur montagne Caspar David Friedrich

Chez Nietzsche, ces positions philosophiques (et non pas sociales) sont existentielles (et non pas essentielles). Est esclave, dit Nietzsche, celui qui ne dispose pas des deux-tiers de son temps. Le travail aliène, comme le devoir, les idées reçues, l’opinion, la famille, les rituels sociaux – les choses qui se font. L’épouse, les enfants, les parents, l’amitié sont un bonheur si l’on choisit le moment et la distance – pas s’ils sont un boulet à traîner. Travailler n’aliène pas si l’on est créatif, entreprenant, si l’on possède son métier au lieu d’être possédé par lui. Il faut avoir le respect de soi.

Entre maîtres et esclaves joue la dialectique. Elle pousse les premiers à s’affirmer par rapport aux seconds, à se réinventer sans cesse, à aller de l’avant avec une énergie inépuisable ; elle pousse les seconds à envier les premier, à tenter de les égaler, à unir leur faiblesse pour améliorer leur sort. Chacun peut être maître dans son domaine, esclave à la maison ou à la boutique et maître ailleurs, dans l’orchestre ou sur le dojo par exemple. Chacun peut être maître et esclave à l’intérieur de soi, cédant parfois à ses instincts, d’autres fois dominant et organisant ses passions.

L’idéal est cependant d’être maître de soi, Maître en soi, pleinement homme supérieur. Il faut alors se préoccuper de développer toutes ses qualités cachées, s’informer et penser par soi-même au lieu de suivre le troupeau de la foule, du parti ou des potes. Il faut donc être « fort » pour résister à la facilité de céder aux premiers entraînements venus.

maitre aikido

Ce pourquoi Nietzsche dit du maître qu’il est un aigle, solitaire dans l’éther, regard aigu, ailes larges et serres puissantes. L’esclave, par contraste, est mouton bêlant dans un troupeau, sous la houlette d’un berger et cerné par les chiennes de garde. Le maître est créateur : loin de suivre ou d’imiter, il invente, il se brûle dans chacun de ses actes comme Galilée sur le bûcher de l’Inquisition ou Jeanne d’Arc, hérétique selon l’évêque Cauchon.

Aucun maître ne peut jamais être intégriste : il ne lit rien pour l’appliquer littéralement. Il ne croit personne aveuglément, surtout pas les prêtres ou les intellos qui se posent en intermédiaires de la parole de Dieu, de l’Histoire ou de la Morale ! Le maître transpose et transforme ce qu’il entend et ce qu’il voit selon ce qu’il est, il l’adapte à ce qu’il veut. Ce qui compte avant tout est sa volonté propre et non pas l’impératif catégorique divin, moraliste ou de mode.

Est-ce à dire qu’il crée sa propre morale ?

Oui, dans le sens où ce qu’il fait, c’est LUI qui le fait et pas un Principe abstrait. L’être humain « maître » n’est pas agi par le destin ou les conventions : il agit. Il est responsable : ni fonctionnaire d’un Règlement divin, ni servant d’une morale ‘naturelle’ qui n’existe pas, ni soumis aux diktats « scientifiques » des savants qui se veulent gourous ou du politiquement correct de la mode intello.

Non, dans le sens où, tout maître qu’il soit, l’homme supérieur appartient à une société avec ses traditions et son milieu. Il n’est pas seul mais inséré dans de multiples liens : verticaux de générations et horizontaux de famille, d’amis et de collègues. Ce qui le distingue de l’esclave est qu’il n’obéit qu’en tant qu’il adhère, selon ce que Rousseau réclamait des démocrates. Le maître est maître de soi et de son existence, il est heureux ici bas. S’il désire une autre position, il s’emploie à l’obtenir.

esclave nu torture michel ange

L’esclave au contraire rêve d’être conforme, conservateur et non pas créateur. Il rêve d’absolu déjà écrit et non pas d’aujourd’hui à écrire, de Grands Principes intangibles et non pas d’actes individuellement responsables et historiquement contingents. Il lira la Bible ou le Coran en intégriste, littéralement, surtout sans l’interpréter – il a bien trop peur d’oser ! Il croira aveuglément les climatologues sur la catastrophe à venir et les éthologues sur la violence héréditaire. L’esclave – celui qui n’est pas maître de lui – cherche consolation à son impuissance, se glorifie de sa couardise dans la chaleur du bétail. Il cherche désespérément à « être d’accord » avec celui qui parle, jaloux d’égalité faute d’être par lui-même. Si l’autre ne pense pas comme lui, cela l’énerve, le désoriente et il devient grossier. Il injurie celui qui est différent plutôt que d’argumenter pour le comprendre : il a bien trop peur de se remettre en cause !

Si le maître veut devenir ce qu’il est (trouver la voie dirait le zen), l’esclave cherche surtout à devenir ce qu’il n’est pas, refusant ce qu’il sent en lui-même : son énergie, ses désirs, ses passions. Il a peur de la vie qu’il sent bouillonner en lui, il refoule ses instincts, il brime ses passions, ignore toute logique ; il se mortifie, fait pénitence, se confesse, s’autocritique. Il se veut conforme aux Principes, non pas être vivant mais robot désincarné, passe-partout socialement acceptable, politiquement correct et fonctionnant rouage. L’esclave est agi par les modes, la morale commune et les Grands Principes, il est malheureux ici bas et dans sa condition, il ne rêve que de compensations ultérieures (la société sans classes) ou au-delà (le paradis terrestre). Toujours demain ou ailleurs, c’est plus facile que d’exister aujourd’hui en s’affirmant…

Il est simple d’être esclave, dit Nietzsche ; beaucoup plus difficile d’être maître.

Est-ce pour cela qu’il faut céder à ses penchants pour la paresse et laisser tomber ? Surtout pas ! La voie est étroite mais elle offre une vie bien plus exaltante. Nous sommes tous en partie maîtres dans certains domaines et esclaves pour le reste. Mais il nous appartient de développer notre maîtrise : cultivons notre jardin, disait Voltaire !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, 410 pages, €4.37 

Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, Livre de poche, 311 pages, €4.84

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Folio, 288 pages, €7.12 

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Nietzsche et la science

Dans ‘Le Gai Savoir’, Nietzsche s’intéresse à la science en philosophe. La méthode scientifique est un outil de l’intelligence, elle ne trouve donc pas sa justification en elle-même mais comme une intention : un instinct, une volonté et une morale avant d’être une méthode – irriguant ainsi les trois cerveaux que sont le paléocortex pour les instincts (volonté), le cortex pour les émotions (morale) et le néocortex pour l’intelligence (méthode). La science est ainsi, selon Nietzsche, poussée par la morale et née de la volonté. Elle a émergé dans l’histoire afin de mieux comprendre les desseins de Dieu ou pour améliorer l’homme.

« Dans les derniers siècles on a fait avancer la science :

  • Soit parce que, avec elle et par elle, on espérait le mieux comprendre la bonté et la sagesse de Dieu – le principal motif dans l’âme des grands Anglais (comme Newton),
  • Soit parce que l’on croyait à l’utilité absolue de la connaissance, surtout au lien le plus intime entre la morale, la science et le bonheur – principal motif dans l’âme des grands Français (comme Voltaire),
  • Soit parce que l’on croyait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d’inoffensif, quelque chose qui se suffit à soi-même, de tout à fait innocent, à quoi les mauvais instincts de l’homme ne participent nullement – le motif principal dans l’âme de Spinoza, qui, en tant que connaissant, se sentait divin :

– Donc pour trois erreurs ! » 37.

science clipart

La science ‘scientiste’ (celle qui se mire en son miroir et trouve sa morale en elle-même) repose donc elle aussi sur une foi : la volonté de vérité. Cette volonté est un élan moral, une croyance que le vrai, c’est « bien ».

« La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas alors seulement que l’on ne se permet plus de convictions ?… Il en est probablement ainsi. Or, il s’agit encore de savoir si, pour que cette discipline puisse commencer, une conviction n’est pas indispensable, une conviction si impérieuse et si absolue qu’elle force toutes les autres convictions à se sacrifier pour elle. On voit que la science, elle aussi, repose sur une foi, et qu’il ne saurait exister de science « inconditionnée ». La question de savoir si la vérité est nécessaire doit, non seulement avoir reçu d’avance une réponse affirmative, mais l’affirmation doit en être faite de façon à ce que le principe, la foi, la conviction y soient exprimés, que « rien n’est plus nécessaire que la vérité et, par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de deuxième ordre. » – Cette absolue volonté de vérité : qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper soi-même ? (…) « Volonté de vérité » ne signifie point « je ne veux pas me laisser tromper » mais – et il n’y a pas de choix – « je ne veux pas tromper, ni moi-même, ni les autres » : – et nous voici sur le terrain de la morale. (…) On aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science. » 344

Nietzsche Gai savoir

Nietzsche, contrairement aux idées reçues, rend ainsi hommage au christianisme, dont la conscience de soi, rendue plus exigeante par la pratique de l’examen, a permis le savoir scientifique. « On voit ce qui a en somme triomphé du Dieu chrétien : c’est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante, c’est la conscience chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s’est transformée jusqu’à devenir la conscience scientifique, la propreté intellectuelle à tout prix. » 357

Mais décrire ne fait pas seul la science, tant la réalité est un voile qui cache le vrai sous les apparences et le « nom » qu’on leur donne. Le mot chien ne mord pas, avait coutume de dire William James ; ceci n’est pas une pipe, diront avec raison les Surréalistes d’un tableau. Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire, analyse Nietzsche, il nous faut inventer de nouvelles hypothèses pour pouvoir mettre au rancart les anciennes. Ainsi de la relativité qui cantonne la physique de Newton, et de la théorie des cordes qui relativisera peut-être la relativité.

« Il y a une chose qui m’a causé la plus grande difficulté et qui continue de m’en causer sans cesse : me rendre compte qu’il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont. La réputation, le nom, l’aspect, l’importance, la mesure habituelle et le poids d’une chose – à l’origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface – par la croyance que l’on avait en tout cela, par son développement de génération en génération, s’est peu à peu attachée à la chose, s’y est identifié, pour devenir son propre corps ; l’apparence primitive finit presque toujours par devenir l’essence, et fait l’effet d’être l’essence. Quel fou serait celui qui s’imaginerait qu’il suffit d’indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l’illusion pour détruire ce monde considéré comme essentiel, ce monde que l’on dénomme « réalité » ! Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire ! – Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles. » 58

D’où l’importance morale de l’esprit de contradiction. La science n’avance QUE contre la bonne conscience, l’opinion commune, l’évidence, le politiquement correct. Il faut transgresser pour découvrir – et cette découverte est une création, il s’agit d’une réalité nouvelle ; elle n’existait pas auparavant, elle est une autre façon de voir les mêmes choses, trop habituelles, trop convenue. La science relativiste ne dit-elle pas elle-même que la masse est l’énergie au repos ? C’est tout le sens de la formule d’Einstein, e=mc². La science est savoir en état d’énergie ; le savoir à l’état de masse, c’est le dogme : la Bible, le Coran, le Capital, le Petit livre (rouge ou vert).

einstein e=mc2

« Chacun sait maintenant que c’est un signe de haute civilisation que de savoir supporter la contradiction. Quelques-uns savent même que l’homme supérieur désire et provoque la contradiction pour avoir sur sa propre injustice des indications qui lui étaient demeurées inconnues jusqu’alors. Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l’hostilité contre ce qui est habituel, traditionnel et sacré – c’est là, plus que le reste, ce que notre civilisation possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c’est le progrès par excellence de l’esprit libéré : qui dont le sait ? » 297

Pour Nietzsche, la science n’est donc ni pure, ni neutre, ni objective (ce que « croit » le scientisme, ce positivisme du 19ème siècle encore tellement présent chez les profs). Elle est un instrument humain, trop humain. Incomparable, certes, pour aborder la vérité – mais une vérité provisoire, sans cesse remise en cause par des hypothèses nouvelles et des regards nouveaux. La science est une volonté, une morale et une méthode :

  • la volonté instinctive, vitale, d’explorer par curiosité, pour soi et pour les autres ;
  • la morale que le vrai est bon à découvrir, utile et bien à la fois, mieux que l’apparence, les convenances ou le mensonge, tous manipulables ;
  • la méthode d’aller avec esprit de contradiction contre les idées reçues, la bonne conscience, les habitudes et le sacré, tout ce qui englue et fige.

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, édition Bouquins t.2, €31.82

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, Folio 1989, 384 pages, €7.69

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Les hommes supérieurs de Nietzsche

L’homme supérieur n’est pas le Surhomme, mais un intermédiaire contemporain qui prépare le futur. Homme ou femme, le français n’a pas de genre neutre, mais homme a ici le sens d’« être humain ».

Nietzsche suit Stendhal, auteur dont il disait qu’il « est un des plus beaux hasards de ma vie » (Ecce Homo). Les ‘happy few’ selon l’auteur français allient la lucidité à l’intelligence, la sensibilité à l’imagination, la délicatesse à la générosité, la volonté à l’énergie. Ces vertus ne peuvent se trouver réunies que chez un petit nombre, les heureux élus : les ‘happy few’. Tel Napoléon 1er qui, selon Stendhal, était lucidité et énergie.

Nietzsche-jeune-homme

L’élite de l’intelligence ne donne que des hommes exceptionnels : les grandes écoles en sont pleines.

L’élite du caractère donne, en revanche, des hommes supérieurs : ceux-là sont plus rares, et généralement formés sur le tas, dans les armées ou dans les collèges anglais et les anciens collèges des Jésuites en France. Ou plus simplement par la vie.

Nietzsche dit que l’on reconnaît un homme supérieur à la distance qu’il met entre lui et les autres. Distance n’est pas mépris, mais l’art de séparer sans brouiller. « La première chose que je me demande lorsque je scrute un homme jusqu’au fond de son âme, c’est s’il possède le sentiment de la distance, s’il observe partout le rang, le degré, la hiérarchie d’homme à homme, s’il sait distinguer. Par là on est gentilhomme » (Ecce Homo, Pourquoi j’écris de si bons livres 4). Ce caractère heurte le sentiment d’égalité démocratique de la société médiatique, mais demeure.

L’égalité, en démocratie, est de dignité – pas de nature ni de mérite. Chacun naît comme il est et a droit à un égal pouvoir à l’assemblée ; mais chacun se construit aussi par son mérite propre et l’inégalité s’installe. Cela est « juste » puisque l’important est que chacun selon ses capacités mette ses talents au service de la société de tous. Ce sont les régimes totalitaires qui ne supportent pas les différences. Une égalité « réelle » – si tant est qu’elle puisse être instaurée – ramènerait l’humanité au rang du plus retardé et ne servirait en rien la société (‘veux voir qu’une tête ! en rang… fixe !, etc.).

La distance n’est en rien non-démocratique, elle reconnaît les faits et la valeur sociale de chacun. « Je reproche aux compatissants d’oublier trop facilement la pudeur, le respect, le tact et les distances » (Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage 4). La pitié, pour Nietzsche, est une faiblesse de l’âme qui cherche à se soulager de sa culpabilité face à ceux qui souffrent. Tout le contraire de la générosité où l’âme s’oublie elle-même par force intérieure et offre son énergie superflue à tous ceux qui en ont besoin. Zarathoustra, le prophète de Nietzsche, est indulgent aux malades. « Qu’ils guérissent et se surmontent, et créent un corps supérieur ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Des hallucinés de l’arrière-monde). Tel est d’ailleurs le sport, dont Montherlant disait volontiers qu’il est « un idéal de puissance en fonction d’un idéal de qualité ».

La distance n’est pas la morgue, pas plus que la conscience de sa valeur n’est mépris pour les autres. Nietzsche dit des hommes supérieurs qu’ils ne doivent pas « se forcer » ; il leur suffit d’être simplement – mais complètement – eux-mêmes. Il s’élève donc contre Carlyle qui exaltait les héros d’empire de son temps, ces boursouflés qui se croyaient l’histoire. « Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces » (Ainsi parlait Zarathoustra, De l’homme supérieur 8). Il faut agir avec le courage des solitaires, le « courage des aigles dont il n’est même pas de Dieu qui soit le spectateur » (id, 4).

On ne devient pas adulte épanoui pour la galerie, mais pour soi-même. Ne brimer ni sa nature ni son énergie, être soi-même simplement : « Que ne comprenez-vous ma parole : faites toujours ce que vous voudrez – mais soyez d’abord de ceux qui peuvent vouloir ! » (id, De la vertu qui rapetisse, 3). Nietzsche paraphrase ainsi Saint-Augustin, docteur d’église : « aimez, et faites ce que vous voulez ». Ce qui compte n’est pas l’intention, mais l’énergie mise au service de l’intention.

L’énergie est la force intérieure, vitale, qui vient du fond de l’être et qui fait vivre pleinement plutôt que de suivre un troupeau. Le faible cède à la facilité d’être « toujours d’accord » : c’est plus confortable que de penser par soi-même, de faire l’effort de peser le pour et le contre, de raisonner selon ses capacités. Suivre, c’est l’unique facilité de se choisir un chef, un parti, une communauté, une famille. Il suffit ensuite d’appartenir pour exister, sans aucun effort ; puis de cancaner avec les canards, de répéter les préjugés de sa bande. Ethnie, corporation, caste, tous enrégimentent et guident. L’homme supérieur se moque des régiments : il juge par lui-même et exerce son droit de retrait s’il le veut.

Les hommes supérieurs sont appelés de noms différents selon les époques, mais ils ne se confondent jamais avec les histrions qui occupent le devant de la scène. Pour les Grecs, ils sont les héros, les « véridiques » ; au moyen âge, ce sont les chevaliers et les preux ; dès la Renaissance les gentilshommes, caballeros ou gentlemen ; chez Corneille, ils laisseront l’honneur pour la générosité ; Stendhal les appellera ‘happy few’ ; Napoléon fera de la canaille méritante des généraux, comtes ou ducs, membre d’une Légion d’honneur aujourd’hui fort galvaudée ; Montherlant dira d’eux qu’ils sont les ‘solaires’ et Élie Faure qu’ils sont ‘les Constructeurs’. Le Japon dira qu’ils sont des samouraïs et l’Inde les héros du Mahabharata.

Un homme supérieur est un être humain complet, synthétique et harmonieux. Il a développé en lui toutes ses qualités intrinsèques, tous ses sens et toutes ses possibilités. C’est un idéal, mais qui demeure dans les héros de notre temps, d’Arsène Lupin à James Bond ou à Jason Bourne de ‘La mémoire dans la peau’. Évidemment, dans une société obnubilée par le fric et le strass, cela paraît mesquin. Un ‘grand’ joueur de foot est celui qui se fait beaucoup de thunes ; un ‘bon’ homme de télé est celui qui gagne deux siècles de SMIC annuel. Est-ce justifié ? Ces talents ont-ils créé des nouveautés, des œuvres, au moins des entreprises ou des emplois ? « Es-tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même ? Peux-tu forcer les étoiles à graviter autour de toi ? » (Ainsi parlait Zarathoustra, Des voies du créateur).

L’homme supérieur est lui-même ; en cela il est libre – mais pas libre DE faire mais libre POUR faire. « Le plus dangereux ennemi que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même » (id). « Tes mauvais instincts eux aussi ont soif de liberté. Tes chiens sauvages veulent leur délivrance, ils aboient de joie. (…) Celui-là même qui a délivré son esprit a besoin encore de se purifier » (id, De l’arbre sur la montagne). Nous donc bien loin des libertés du marquis de Sade ou du ‘tout est permis’ des chefs nazi : l’homme supérieur a une grande énergie, mais aussi des vertus à la même hauteur.

Générosité est énergie qui déborde, éclaire et rejaillit – pas qui oblige ni contraint ! Le modèle de Nietzsche n’est pas la lourde statue du Commandeur, mais la légèreté du danseur – le style, c’est l’homme ! « Zarathoustra est un danseur » (Ecce Homo, Un livre pour tous et pour personne, 6). Il dira de son livre ‘Par delà le bien et le mal’ : « mon livre est l’école du gentilhomme » (id, Pourquoi j’écris de si bons livres, 2).

Bien loin de notre époque de petitesse narcissique…

Friedrich Nietzsche, Oeuvres, Bouquins Laffont, 1993, 1368 pages, €30.88

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