Articles tagués : méthode

Colette, L’étoile Vesper

Mémoires ? Pas vraiment, Colette clouée dans son appartement du Palais-Royal par une arthrite de la hanche, compense son inactivité physique par l’écriture et ses observations du vif par les souvenirs. Tout fait ventre, le moindre incident est propice à l’évocation de ce qui fut. La nostalgie reste toujours ce qu’elle était et la moindre photographie fait remonter des paysages, des maisons, des gens, des atmosphères.

Notamment la Bretagne, la demeure Rozven du Blé en herbe avec Bertrand en adolescent magnifique de 16 ans, « Une folle chevelure blonde et salée, l’œil aux nues, charmant, irresponsable et affecté » p.856 Pléiade. L’aîné d’une triade de Jouvenel issus de mères différentes, dont la dernière est la fille de Colette, 7 ans. Tous « demi-nus, écorchés par le roc poreux et le sel », des enfants devenus adultes.

Hélène Picard, la poétesse ariégeoise devenue secrétaire et amie de Colette, en était de cette bande de colons bretons aux vacances. Elle rêvait de l’amour avec le mauvais garçon poète Francis Carco, qui habitait à deux pas de Colette, sans jamais le consommer. Inversion des rôles, ce n’est plus l’homme qui chante sa muse mais la femme qui chante son homme, plus jeune et désirable, comme féminisé en muse. « Comme tu sens la fille et la nuit et la haie, / Et peut-être, parfois, le bel enfant de chœur », écrit-elle sans hésiter pour déviriliser le jeune homme (cité par Colette p.826). Elle serait sans notre grantécrivain du Palais-Royal bien oubliée aujourd’hui, comme l’est la poésie écrite, d’ailleurs.

Onze chapitres sautant du coq à l’âne, par association d’idées ou par caprice d’une retrouvaille, font le miel de ce livre de fin de vie. Une médium « voit » la chatte Dernière, une chartreuse morte depuis longtemps passer encore entre les jambes. Un jeune journaliste de 22 ou 23 ans voudrait connaître « la méthode » de l’écrivain, mais écrire exige-t-il une méthode ? On se met devant la page blanche et la plume court d’elle-même. Ensuite on relit, on déchire ou on corrige, on réécrit puis on valide. Chéri a-t-il vraiment existé ? demande le béjaune un peu jaloux peut-être. Oui et non, peut-être, cela ressort de l’intime, de l’émoi, du sentiment musical. L’œuvre répond et comprenne qui pourra. Mais Colette songe alors que ce roman est peut-être le meilleur de son œuvre. « Quoi de plus normal que de trembler devant ce qui est jeune ? » s’interroge Colette à ce moment (p.838).

Vesper est le nom de Vénus, l’étoile du soir qui est aussi celle du matin, commence et termine les jours. C’est la planète de l’amour sexué, la déesse de la séduction à laquelle Colette a beaucoup sacrifié, mère d’Hermaphrodite et de Cupidon, que Colette a beaucoup mis en scène dans ses romans-récits. Toujours sensuelle Colette. « Cette nuit, je rêvais que je montais à cheval avec des étrivières un peu trop longues. L’amoureux va-et-vient, la félicité du galop sur une selle bien usagée … » (p.849), Colette décrit le plaisir physique de chevaucher, de se frotter en rythme le sexe à la selle. Depardieu en Corée n’a rien inventé, mais Colette y fait allusion sans grossièreté.

Vesper désigne aussi les vêpres, la prière chrétienne du soir, et Colette déroule la sienne. Elle est née, elle a vécu et aimé, elle est handicapée par l’âge et s’éteint. Le livre est une sorte d’inventaire. Le Palais-Royal est un jardin fermé de monuments, « une petite province » où le vent entre librement et où les gens résistent encore et toujours aux envahisseurs – pour Colette un fond la campagne à Paris, le cœur de la France anti-boche.

Certains textes ont paru avant la publication en volume dans des revues ou des journaux, de 1923 à 1945, mais l’œuvre est retravaillée, reconstruite, entrechoquée pour donner cette mosaïque qui est l’esprit même de Colette, le chemin de l’œil et des sens à la plume et au livre. Une belle lecture à savourer encore.

Colette, L’étoile Vesper, 1946, Livre de poche 2004, 180 pages, 7,90, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

Catégories : Colette, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Vian et Tousart, Effectual impact – Partir de soi pour changer le monde

Malgré le globish énervant du vocabulaire (effectual, repris directement d’un anglais abâtardi, en français veut dire tout simplement effectif), le livre expose une méthode élaborée il y a vingt ans par Saras D Sarasvathy, économiste américaine de l’esprit d’entreprise, pour s’adapter au monde alors que l’on constate que l’on ne peut plus le contrôler comme on le croyait. Ce qui est plutôt intelligent. Les philosophes antiques prônaient déjà de se changer soi plutôt que de vouloir changer le monde. Et ce fut (c’est encore !) la maladie bien française de l’abstraction intello, du yaka idéaliste, que de vouloir que les choses répondent à une épure, plutôt que de les apprivoiser.

En situation d’incertitude, que faire ? Prévoir l’avenir est une vaste blague alors que tout peut changer en un instant : on l’a vu avec le Covid, la guerre en Ukraine, le pogrom du Hamas, la roquette imprévue tombée sur l’hôpital de Gaza… Notre logique habituelle cherche les causes puis les moyens de s’en prévenir pour atteindre un but. La nouvelle logique « effectuale » renverse la situation : tout sur les moyens – les effets atteignables arriveront naturellement.

Autrement dit : qui suis-je ? Quels sont mes atouts par rapport aux autres ? Que puis-je faire concrètement et avec quelles ressources ? – A partir de là, quels sont les objectifs que je peux atteindre ?

L’entrepreneur – le créateur – est alors le pilote dans l’avion ou le capitaine dans la tempête. Il fait avec l’environnement et contrôle son appareil.

Les auteurs sont un professeur à Skema Business School (issue de la fusion de l’ESC Lille et du CERAM Business School de Sophia Antipolis) et un entrepreneur ayant réussi dans les start-ups. Leur manuel pratique permet de décider quand on ne sait pas comment faire. Deux parties : 1/ cas d’applications et 2/ description des méthodes « effectuales ».

Il faut partir de soi, traduire sa « surcapacité », ce qui vous fait différent des autres, unique, pour « changer le monde à son échelle (créer des opportunités) », et « concilier liberté financière et épanouissement ». Une fois parti, « comment discerner simplement des futurs proches bénéfiques à tous », « prendre des décisions plus conscientes » et « libérer l’action collective en simplifiant notre manière de raisonner (agir à partir du problème plutôt que de chercher à tout comprendre) ».

Les méthodes concrètes sont décrites : ISMA Talents TM (identifier les qualités perçues par les proches et rechercher l’effet communs des super-talents), Space setting (stratégie par les enjeux du problème en agissant sur les effets), Focal (penser l’action à partir du positif), Effectual goals (changer la manière de concevoir ses objectifs), ISMA360 TM (quel segment de marché désire votre invention).

Au total, un manuel pratique utile pour prendre une décision et se lancer dans un projet – alors que le futur est imprévisible.

Dominique Vian et Quentin Tousart, Effectual impact – Partir de soi pour changer le monde à son échelle, 2023, autoédition Amazon, 134 pages, €12,99 e-book Kindle €9,99 ou emprunt gratuit avec abonnement

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Economie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , ,

Hélène Carrère d’Encausse que j’ai connue

Hélène Zourabichvili, épouse Carrère, dit d’Encausse, était une grande dame. Une immigrée géorgienne dont les parents avaient fui la révolution bolchévique. Apatride jusqu’à 21 ans, elle a donné à la France trois enfants devenus célèbres, Emmanuel l’écrivain, Nathalie l’avocate et Marina médecin médiatique ainsi qu’une œuvre de soviétologue. Elle est entrée à la Sorbonne, à Science Po et à l’Académie.

Elle est décédée paisiblement à 94 ans le 5 août 2023.

J’ai eu l’honneur et le bonheur de l’avoir comme professeur à la Sorbonne deux ans après le livre qui l’a rendue célèbre, L’empire éclaté, et d’effectuer sous sa direction mon mémoire de DEA de Science politique (diplôme d’études approfondies, l’ancêtre du master 2) en relations internationales. Le thème : l’URSS bien-sûr.

Sa thèse d’État portait déjà en 1976 sur Bolchevisme et Nations. On sait que ce sont les secondes qui l’ont emporté sur le premier, malgré l’idéalisme abstrait des intellos occidentaux. Grâce à elle, à son réalisme, à sa raison, à son goût d’aller voir et de lire le russe, j’ai pu prendre conscience que le communisme était une religion qui enfumait les esprits en France et notamment les étudiants shooté à l’opium du peuple. Presque tout le monde se disait marxiste, c’était la mode, le conformisme, tout comme la clope et la baise.

Il faut s’en souvenir, Sartre tonnait contre tous ceux qui ne pensaient pas comme Staline, osant affirmer que « tout anticommuniste est un chien ». Pauvre Sartre, pauvre génération intolérante et sectaire. Hélène le professeur, Hélène la chercheuse, a ouvert les yeux et donné la méthode pour se sortir des illusions : il suffit d’observer et d’analyser avec esprit critique, en recoupant les sources et les témoignages, pour se faire sa propre opinion.

L’empire éclaté analysait les fractures de l’URSS, union factice de républiques qui n’en avaient que le nom, socialistes à la manière de Lénine (on discute mais c’est moi qui décide), faussement soviétiques puisque les soviets n’avaient aucun pouvoir. La thèse était démographique : la population d’origine musulmane faisait plus d’enfants que la population chrétienne ; elle était appelée à devenir majoritaire en Union soviétique alors que la classe dirigeante du Parti, de l’armée et de l’industrie était d’origine russe de culture européenne. La légitimité du pouvoir politique pouvait donc être remise en cause dans le futur.

Si ce n’est pas ce qui a fait chuter l’URSS, minée par ses contradictions et notamment son économie bureaucratique et gaspilleuse, il reste que c’est bien cette crainte du « grand remplacement » qui anime Poutine et ses sbires aujourd’hui (tout comme les petits Blancs de Trump et les zemmouriens en France). Les musulmans et autres minorités sont envoyés en première ligne par l’armée de Poutine pour décimer leur population, tandis que les « blancs » sont mis en réserve. L’idéologie nationaliste poutinienne est clairement xénophobe. Quant à l’État, il est aux mains de mafias que le Kremlin arbitre, le but ultime étant de défendre la chose nôtre (Cosa nostra).

Hélène Carrère d’Encausse fut un grand professeur, même si elle fut une mère peu attentive et à éclipses, alternant de grands moments de fusion avec des plages de délaissements dues à ses nombreuses activités. Personne ne peut être parfait, surtout pas un parent.

L’empire éclaté format e-book Kindle, €8,49

Catégories : Géopolitique, Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Écrire, selon Bouvard et Pécuchet

Nos deux « Cloportes » selon leur père auteur, synthétisent une méthode pour écrire une pièce. Comme tout avec eux, c’est tout simple : il suffit de copier.

« Le difficile c’était le sujet.

Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils allaient dormir sur leur lit ; après quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, , enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminant côte à côte, et rentraient exténués.

Ou bien, ils s’enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes droites et la tête basse.

Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée ; au moment de la saisir, elle avait disparu.

Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un titre, au hasard, et un fait en découle. On développe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletèrent vainement de recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des Causes célèbres, un tas d’histoires.

(…)

Une illumination lui vint : s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les règles.

Ils les étudièrent, dans La pratique du théâtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins démodés.

On y débat des questions importantes : si la comédie peut s’écrire en vers, – si la tragédie n’excède point les bornes en tirant sa fable de l’histoire moderne, – si les héros doivent être vertueux, – quel genre de scélérats elle comporte, – jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ? Que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute !

Inventez des ressorts qui puissent m’attacher, dit Boileau.

Par quel moyen inventer des ressorts ?

Que dans tous vos discours, la passion émue

Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.

Comment chauffer le cœur ?

Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie. Et le génie ne suffit pas.

(…)

C’est peut-être au public qu’il faut s’en rapporter ?

Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les sifflées quelque chose leur agréait.

Ainsi, l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. »

Amis auteurs en herbe, bon courage !

Surtout ne cherchez pas à copier ces conseils, lancez-vous et puis vous verrez.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881, Livre de poche 1999, 474 pages, €4,60 e-book Kindle €2,99

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

Catégories : Gustave Flaubert, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , ,

Montaigne fait l’apologie de Raymond Sebon

Dans le plus long essai des Essais, au chapitre XII du Livre II, Montaigne prend la défense d’un théologien catalan du 14ème siècle, Raymond Sebon. Sa Théologie naturelle a été publiée à sa mort à Toulouse en 1436 et le père de Montaigne, à qui un ami avait donné le livre, l’appréciait fort. Au point de demander à son fils de le traduire en français, ce qu’un bon rejeton ne pouvait « refuser au commandement du meilleur des pères qui fut oncques ». Montaigne entreprend cependant une critique radicale des thèses de Raymond Sebon, rébellion inconsciente contre le père ou avancée de ses connaissances due à la lecture assidue des antiques. Il dit ce qu’il pense au fond de Dieu, de la foi et de la connaissance humaine ; il y expose tout entier sa philosophie du ni trop, ni trop peu.

L’Apologie ne fait pas moins de 8,5 % de l’ensemble des Essais, 131 pages sur 852 dans l’édition Arléa, agrémentée de près de 220 citations ! Manie universitaire aujourd’hui, venue de la scolastique médiévale, façon pour Montaigne de se dédouaner de ce qu’il affirmait en ouvrant le parapluie de l’érudition. C’est que cet essai était destiné à Marguerite de Valois, épouse d’Henri de Navarre, protestant qui deviendra Henri IV par conversion d’opportunité au catholicisme. L’Église avait mis à l’Index le Prologue de Sebon en 1564 et Montaigne, qui était en train de le traduire et le publie dès 1569, prenait ses précautions.

Tout l’art de Sebon, issu de Thomas d’Aquin à ce qu’il semble, était de distinguer la science humaine de la science divine, donc le savoir terrestre (incertain, changeant, provisoire) du savoir divin (établi, immuable, éternel). « Il entreprend, par raisons humaines et naturelles, établir et prouver contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne ». Montaigne montre grâce à lui que tout ce qui est humain est relatif et que tout ce qui est divin est objet de foi. Le savoir s’établit dans le doute, la foi dans la croyance pure. Ni l’un, ni l’autre ne sont satisfaisants pour Montaigne ; il introduit le doute dans les deux. Pour la foi, il ne « croit pas que les moyens purement humains en soient capables » (de la prouver). Mais – « il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable que nous leur saurions donner, et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme chrétien que de viser par tous ses études et pensements à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa croyance. »

Car le savoir exige précaution et méthode, il n’est pas à la portée de tout le monde. Et la croyance soumission complète, exclut aussitôt quiconque diverge. Ce livre fut donné au père de Montaigne « lorsque les nouvelletés de Luther commençaient d’entrer en crédit et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne croyance. En quoi il (…) prévoyait bien, par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme ; car le vulgaire, n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui ait mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, (…) il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa croyance (…) et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions qu’il avait reçues par l’autorité des lois ou révérence de l’ancien usage. » Ce luthéranisme, qui est jugement par chacun des saintes écritures, est la crainte aujourd’hui de tous les théologiens d’État, que ce soient Khamenei en Iran, Erdogan en Turquie, Poutine en Russie ou Xi en Chine. Tous récusent le relativisme et le jugement personnel, au profit de la foi intangible (fût-elle profane) et de la tradition. Ce que fit l’Église catholique durant des siècles.

Quant à la foi, elle peut être affirmée sans être vécue… « Notre zèle fait merveille, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la diffamation, la rébellion. (…) Notre religion est faite pour extirper les vices ; elle les couvre, les nourrit, les incite. » Ce que la religion catholique a montré à Montaigne lors de la saint Barthélémy, la foi révolutionnaire l’a montré en 1792 lors de la Terreur, la foi nazie dans les camps de Juifs, la foi communiste lors des Procès de Moscou, la foi intégriste de Daech en Syrie et ailleurs en Iran chiite, la foi communiste chinoise contre les Tibétains et les Ouïghours. Notre religion n’est que celle du pays où nous sommes nés, constate Montaigne. « Nous nous sommes rencontrés au pays où elle était en usage ; où nous regardons son ancienneté ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue ; ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants ; ou suivons ses promesses. » Ce sont liaisons humaines, pas divines. Notre sagesse n’est que folie devant Dieu. « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dire maîtresse et empérière de l’univers, duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander ? » Une telle charge contre l’esprit prométhéen de l’humanité se devait d’être citée.

Car pour Montaigne l’homme est avant tout présomption. Elle « est notre maladie naturelle et originelle ». Ce pourquoi il faut douter de tout et ne croire en rien. Rien n’est établi, sauf « Dieu » – Montaigne ne va pas jusqu’à remettre en cause la Cause première, bien que son discours y tende. « C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines ». Donc même le doute doit être lui-même objet de doute. Dans cette incertitude fondamentale – très moderne – il faut rester dans le juste milieu : suivre son temps sans excès, douter sans cesse sans pourtant cesser de vivre. « De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toute choses, toute bonté, toute perfection ». Ne cherchons donc pas à comprendre l’au-delà et conservons ce qui nous est donné ici-bas.

Montaigne se montre libéral au sens de l’humanisme : conservateur par les règles mais ouvert à tout changement. « Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir ; il le lui faut prescrire, non le laisser choisir à son discours ; autrement, selon l’imbécilité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Épicure ». Ce que répétera Hobbes avec son homme loup pour l’homme, ce que répètent à l’envi les libertariens américains adeptes du chacun pour soi et de la loi du plus fort. Ils savent bien que les « créateurs de valeurs », comme les appelle Nietzsche, les leaders d’opinion, les charismatiques, n’entraînent et ne gouvernent que ceux qui ont peur de leur propre liberté et qui se réfugient sous leur aile. Pour ceux-là, la foi est indispensable. « Voulez-vous un homme sain, demande Montaigne, le voulez-vous réglé et en ferme et sûre posture? affublez-le de ténèbres, d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous aveugler pour nous guider ». Les théories du Complot et la désignations des diables ennemis (ainsi les « nazis » ukrainiens pour les Russes) sont les ténèbres, tout comme les affres de l’enfer dans l’au-delà, la pesanteur des tu-dois et des commandements. Le plus sage (comme on le dit à l’école) est le plus bête : il obéit en silence. « Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. » La tyrannie douce des réseaux sociaux, hier des cancanières au village, est là pour en témoigner…

Ce qui n’empêche pas le jugement personnel sur la religion et sur la foi, selon Montaigne. « Quand Mahomet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuple de garces d’excellente beauté, de vins et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. » Pourquoi ne pas mourir de suite si c’est mieux après ? Dieu est autre que cet adepte du marketing. « Il m’a toujours semblé qu’à un homme chrétien cette sorte de parler est pleine de démesure et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire, Dieu ne peut faire ceci ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. (…) Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. » Dans les faits, « nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. » Au contraire de Dieu, concept « réellement étant, qui, par un seul maintenant, emplit le toujours. »

D’où ce conseil ultime du juste milieu à Marguerite de Valois, de l’humilité face à l’ampleur de l’ignorance que l’on aura toujours du monde. « Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. (…) Je vous conseille, en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs et en toute autre chose, la modération et la tempérance, et la fuite de la nouvelleté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent. » Car, il faut en être conscient, « notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire ; il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. » Aussi, « on a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches, il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que, par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. » D’où la discipline inculquée dès la naissance aux enfants, la méthode scientifique pour ne pas divaguer, les lois juridiques pour rester dans les clous, la constitution pour établir la loi fondamentale – et ainsi de suite, jusqu’à la morale commune qui fixe les limites. La liberté ne va jamais sans règles – sinon elle devient licence et tyrannie, pour les autres comme pour soi.

Cet essai est touffu, fort long et digressif, Montaigne ne cesse de dire « mais revenons à notre propos ». Il est à l’image d’un esprit fantasque qui suit son plaisir et s’affranchit des contraintes, ce qui l’oblige à corriger à grand peine ses essais. « Je ne sais ce que j’ai voulu dire, et m’échauffe souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valait mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant ; il flotte, il vague ». On ne saurait mieux dire ni juger de ses propres défauts.

Un grand texte de Montaigne, même s’il est lourd à lire.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Pourquoi l’écologie à la française reste un échec ?

Les nantis appellent à la restriction, les émergents trouvent légitime leur consommation, tandis que les plus pauvres attendent une fois de plus une sempiternelle « aide » internationale pour conforter les élites corrompues. L’Europe, divisée, moraliste, repue – a disparu. Le monde tourne autour du duo des hyperpuissances : les Etats-Unis et la Chine. Tant pis pour nos écolos.

Une fois de plus, ils n’ont rien compris. Trop bourgeois, trop chrétiens, trop social-moralistes, ils ont cru que réaliser des happenings en société du spectacle suffisait à galvaniser le monde. Eux donnaient la direction, révélée d’en haut ; les autres devaient suivre, convaincus par le marketing vertueux. Donc les pauvres restent pauvres, on leur fait la charité ; les émergents n’émergent plus, coincés sous le plafond de verre de la pollution ; les nantis restent nantis, tout au plus prendront-ils le vélo plutôt que la voiture… Eh bien, ce n’est pas comme ça que ça se passe.

Si « nos » écolos s’auto-intoxiquaient moins par leurs fumeux battages, s’ils secrétaient moins de moraline, s’ils analysaient les intérêts et les potentialités en réalistes plutôt qu’en histrions télégéniques, peut-être parviendraient-ils à comprendre un peu mieux le monde pour mieux le changer ? L’écologisme a pris la suite du communisme comme religion laïque. Mais s’il s’agit seulement de croyance, qui croira ? Qui y aura « intérêt » ? Pour quel « au-delà » ?

Or il importe d’analyser cette croyance. Fondée en apparence sur les scientifiques et leur « consensus » autour des travaux du GIEC (groupe international d’études sur le climat), la croyance récuse toute contestation, même venue de scientifiques. Comme si la science et sa méthode devaient s’arrêter aux convenances. Non, écolos dogmatiques, le doute reste fondamental ! Le savoir avancé exige la liberté de penser, de chercher et de dire. Le tropisme stalinien venu du passé gauchiste de trop d’écolos européens tend à faire de chaque climatologue un petit Lyssenko (dont on se rappelle tout le bien qu’il a pu faire à l’agriculture). La science est sans cesse en mouvement, elle progresse par essais et erreurs, par accumulation et confrontation. Figer le savoir en une vérité définitive, c’est nier la science et l’utiliser comme pancarte dans une manif – avec le même débat au degré zéro, la même tentative d’imposer sa vérité en force.

Alors qu’il suffirait de parler de la balance des risques pour rester rationnel, donc convaincant :

· Postulat n°1 : on ne sait pas (déjà, prévoir le temps local à trois jours, alors le climat planétaire dans 50 ans !…

· Postulat n°2 : quand on ne sait pas, on fait comme si le risque existait ;

· Postulat n°3 : dès que l’on en sait un peu plus, on corrige le tir, mais on est préparé.

C’est bien mieux pour susciter l’adhésion que la terreur millénariste !

Car si la science ne se confond pas avec la croyance, elle n’est pas non plus scientisme. La vérité ne sort pas tout armée et de façon définitive de la bouche des savants. Ceux-ci ne sont pas les exégètes d’une Parole éternelle qu’il suffit de « découvrir » comme on le fait d’un drap. Ils sont des chercheurs, ceux qui soumettent à expérience sans cesse une réalité mouvante. Il y a déjà eu des glaciations et des réchauffements, bien avant que l’homme ne fasse un feu ni ne domestique une vache ! Bien avant les centrales à charbon et le moteur à explosion ! Pourquoi le minimiser ? Cessons donc de nous croire le centre du monde, maîtres et possesseurs de la nature, ayant vocation à tout contrôler.

Chinois, Indiens, Japonais, Nigérians, ont une autre conception que celle, binaire, hiérarchique et impériale, qui est la nôtre dans le monde occidental (même pauvre), celle des religions du Livre. Eux voient la nature comme cyclique, les existences comme des réincarnations, le cosmos comme sans cesse mouvant et sans cesse à parcourir. Ce que disait Héraclite avant l’idéalisme de Platon, repris avec délectation par le christianisme (dont il confortait le Dieu unique) puis par le positivisme (qui voulait bâtir une ‘cité de Dieu’ laïque). Ce mouvement, cette infinitude, cette relativité, c’est bien ce qu’ont redécouvert Einstein, Bohr et Heisenberg après l’échec du rationalisme face aux passions de 1914. Les écolos ont, à l’inverse, la pensée régressive.

Que devient l’histoire, justement ? La tradition grecque, reprise par l’humanisme Renaissance puis par le libéralisme des Lumières, fait de l’être humain un animal inachevé, sans cesse en apprentissage, créant son propre destin par son histoire et en aménageant son milieu. Or les écolos remplacent l’histoire de chacun comme l’histoire des peuples ou même celle de la planète par un engrenage unique : l’Apocalypse ! C’est une régression à la pensée antimoderne, celle des légitimistes d’Ancien régime. Finie l’histoire en construction, l’être humain est réduit à sa seule condition naturelle, il doit subir. La Nature, substitut du Dieu tonnant d’hier, le punira. Il sera chassé du Paradis et condamné à errer dans les limbes laissés par la montée des eaux, l’assèchement des terres fertiles et des énergies fossiles, les forêts rabougries ravagées par les incendies et les tempêtes – comme s’il n’y en avait jamais eu avant. Il verra en tout frère un Caïn en puissance, prêt à lui sauter dessus pour lui prendre son eau, son blé ou le pucelage de sa fille. Est-ce la loi de la jungle dont se réclament les écolos ?

Il y a du ‘no future’ dans l’écologisme en Europe. D’où l’échec devant la planète. Le monde entier n’est pas prêt à croire à ce malthusianisme de développés, à cette morale de nantis issue du Dieu proche-oriental, à cet histrionisme médiatique en cercle fermé. D’autant qu’il y a collusion de système : médias comme consultants, labos comme industries spécialisées, crient après le financement. Plus ils font de bruit, plus ils parlent catastrophe, plus ils ont de retentissement dans cette société du zapping et du spectacle permanent ! Pour exister, faire peur ; pour obtenir des financements, manipuler l’opinion ; pour acquérir du pouvoir, faire pression médiatique sur les gouvernants.

Pour ma part, il n’est pas question de suivre les histrions, ni de naturaliser l’histoire, ni de dissoudre l’humain dans la mécanique scientiste. En revanche, soyons réalistes, c’est bien plus réconfortant et bien plus efficace. Il y a quelque chose à faire. Le défi de l’environnement est une nouvelle frontière :

  • Face aux ressources limitées de la planète, nous avons besoin de faire des économies.
  • Face aux défis climatiques et alimentaires, nous avons besoin d’innover et de faire avancer plus encore le savoir scientifique.
  • Face aux rumeurs, croyances et autres complots « pour le Bien », nous avons besoin de véritable information scientifique, de rationnel et de travailler en commun sans obéir aux diktats des clercs de la nouvelle mode, ni aux prophètes d’Apocalypse.

Economie, innovation, science – vous avez bien lu. Quelle est la méthode la plus efficace capable de réaliser l’un et l’autre ? L’autoritarisme d’Etat ? La dictature du parti unique ? Une nouvelle théocratie d’écolos initiés ? L’anarchie de petits groupes réfugiés dans leurs grottes en montagne bouffant bio ? Vous n’y êtes pas… Les Chinois le redécouvrent depuis plus de 40 ans, il n’y a qu’un seul système d’efficacité, apte à fonctionner sous tous les régimes politiques : le capitalisme.

Je ne parle évidemment pas des traders et autres financiers manipulateurs, qui doivent être régulés par des autorités responsables, mais du capitalisme industriel : celui qui sait produire le mieux avec le moins à condition qu’on l’oriente (loin de la mode, du fric et des paillettes, du sport-spectacle et autres histrionismes infantiles). Quand les écolos reconnaîtront que le savoir scientifique, appliqué à la technologie, et que la méthode capitaliste, appliquée à l’économie, sont capables à la fois de réaliser la sobriété nécessaire et d’innover pour vivre bien – alors on les écoutera.

Daniel Cohn-Bendit, en vrai politique, le savait déjà. Reste à convaincre tous les illuminés qui ne servent pas la cause de la planète avec leurs glapissements effrayés. Ni la cause de l’Europe, rendue inaudible aux Etats-Unis, comme en Chine ou en Inde, par sa propension à la morale et son appel à la décroissance. Mais, comme le disait de Gaulle d’un autre travers (la connerie) : « vaste programme ! ».

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Raymond Aron, L’opium des intellectuels

Pour Karl Marx, la religion est l’opium du peuple. Pour Raymond Aron, en 1955, elle est l’opium des intellectuels – surtout français. Bien avant le cannabis et l’héroïne des babas cool façon 1968 ou le droit-de-l’hommisme des bobos années 1990, le marxisme était la drogue à la mode. D’autant plus forte qu’on n’y comprenait rien et que le prophète barbu lui-même a tâtonné dans ses écrits, les deux-tiers étant à l’état de brouillons publiés après sa mort. Plus c’est abscons, plus les intellos se délectent : ils peuvent enfin dire n’importe quoi sans risque d’être contredits !

L’opium qui monte après le marxisme remis sous naphtaline serait-il l’écologisme, mâtiné d’Apocalypse climatique et d’austérité chrétienne monastique ? Il reste que tous les gens de ma génération sont tombés dans le marxisme étant petits, absorbé à l’école, durant les cours, à la récré, dans les manifs, à la télé, chez les « écrivaintellos » évidemment « de gauche », toujours à la pointe de l’extrême-mode. Certains (dont je suis) en ont été immunisés à jamais. D’autres non. La gauche radicale balance entre syndicalisme de coups et dictature du prolétariat ; des « socialistes », plus pervers, inhibent tout changement au parti, freinant des quatre fers dès qu’il s’agit de réformer mais condamnés à l’impuissance publique et rêvant de finir leur vie en couchant avec la Révolution. Comme le dit Aron, « dire non à tout, c’est finalement tout accepter » (III,7). Car le mouvement se fait de toutes façons, et sans vous pour l’influencer.

Ce qu’Aron révèle est que marxisme n’est pas la pensée de Marx. Il en est la caricature amplifiée et déformée, tordue par le bismarckisme botté des partis allemands, puis par l’activisme pragmatique de Lénine, enfin par le Parti-Église de Staline qui reste le modèle inégalé du parti communiste français. Mais il faut mesurer combien cette pensée « totale » a pu séduire les petits intellos. Elle a pour ambition de brasser toute la société, le social expliqué par l’économique, lui-même induisant la politique, donc une philosophie (analogue à l’islamisme, cette déclinaison totalitaire de la religion musulmane – ce pourquoi de nombreux intellos « de gauche » sont compagnons de route soumis des terroristes barbus). Aron : « Marx réalisa la synthèse géniale de la métaphysique hégélienne de l’histoire, de l’interprétation jacobine de la révolution, de la théorie pessimiste de l’économie de marché développée par les auteurs anglais » (Conclusion). Notons d’ailleurs que si l’on renverse tous les termes… on obtient l’écologisme : pratique historique concrète, décentralisation partout, marché local exacerbé.

Le marxisme a offert aux laïcs déchristianisés une alternative au christianisme : appliquer les Evangiles dans ce monde en reprenant l’eschatologie biblique sans l’Eglise. Aron : « La société sans classes qui comportera progrès social sans révolution politique ressemble au royaume de mille ans, rêvé par les millénaristes. Le malheur du prolétariat prouve la vocation et le parti communiste devient l’Eglise à laquelle s’opposent les bourgeois-païens qui se refusent à entendre la bonne nouvelle, et les socialistes-juifs qui n’ont pas reconnu la Révolution dont ils avaient eux-mêmes, pendant tant d’années, annoncé l’approche » (III,9). Rares sont les intellos qui ont lu l’œuvre de Marx, largement inachevée, touffue, contradictoire, publiée par fragments jusque dans les années 1920. La pensée de Marx est complexe, sans cesse en mouvement. Figer « le » marxisme est un contresens. Marx est en premier lieu critique, ce qui ne donne jamais de fin à ses analyses. En faire le gourou d’une nouvelle religion du XXe siècle nie ce qu’il a voulu.

Mais le besoin de croire est aussi fort chez les intellos que chez les simples. Il suffit que le Dogme soit cohérent, décortiqué en petits comités d’initiés, réaffirmé en congrès unanimiste et utilisable pour manipuler les foules – et voilà que l’intello se sent reconnu, grand prêtre du Savoir, médiateur de l’Universel. Dès lors, l’analyse économique dérape dans le Complot, les techniques d’efficacité capitalistiques deviennent le Grrrand Kâââpitâââl arrogant et dominateur – d’ailleurs américain, plutôt banquier, et surtout juif (Government Sachs). On en arrive à la Trilatérale, ce club d’initiés Maîtres du monde, dont Israël serait le fer de lance pour dominer le pétrole (arabe)… Toute religion peut délirer en paranoïa via le bouc émissaire. Aron : « On fait des Etats-Unis l’incarnation de ce que l’on déteste et l’on concentre ensuite, sur cette réalité symbolique, la haine démesurée que chacun accumule au fond de lui-même en une époque de catastrophes » (III,7).

Marx n’est plus lu que comme une Bible sans exégèse, ses phrases parfois sibyllines faisant l’objet de Commentaires comme le Coran, les intégristes remontant aux seuls écrits de jeunesse qui éclaireraient tout le reste. Sans parler des brouillons Apocryphes et des Ecrits intertestamentaires d’Engels ou Lénine. Les gloses sont infinies, au détriment de la pensée critique de Karl Marx lui-même. Raymond Aron : « Les communistes, qui se veulent athées en toute quiétude d’âme, sont animés par une foi : ils ne visent pas seulement à organiser raisonnablement l’exploitation des ressources naturelles et la vie en commun, ils aspirent à la maîtrise sur les forces cosmiques et les sociétés, afin de résoudre le mystère de l’histoire et de détourner de la méditation sur la transcendance une humanité satisfaite d’elle-même » (I,3). L’écologisme, par contagion marxiste, a parfois ces tendances…

Fort heureusement, la gauche ne se confond pas avec le marxisme ; elle peut utiliser la critique de Marx sans sombrer dans le totalitarisme de Lénine et de ses épigones. Raymond Aron définit la gauche par « trois idées (…) : liberté contre l’arbitraire des pouvoirs et pour la sécurité des personnes ; organisation afin de substituer, à l’ordre spontané de la tradition ou à l’anarchie des initiatives individuelles, un ordre rationnel ; égalité contre les privilèges de la naissance et de la richesse » (I,1). Qui ne souscrirait ?

Mais il pointe aussitôt la dérive : « La gauche organisatrice devient plus ou moins autoritaire, parce que les gouvernements libres agissent lentement et sont freinés par la résistance des intérêts ou des préjugés ; nationale, sinon nationaliste, parce que seul l’Etat est capable de réaliser son programme, parfois impérialiste, parce que les planificateurs aspirent à disposer d’espaces et de ressources immenses » (I,1). C’est pourquoi « La gauche libérale se dresse contre le socialisme, parce qu’elle ne peut pas ne pas constater le gonflement de l’Etat et le retour à l’arbitraire, cette fois bureaucratique et anonyme. » (I,1) Marx traduit par l’autoritarisme du XXe siècle rejoint volontiers les autres totalitarismes dans le concret des gens. Raymond Aron : « On se demande par instants si le mythe de la Révolution ne rejoint pas finalement le culte fasciste de la violence » (I,2). Ce ne sont pas les ex-Mao mettant qui contrediront ce fait d’observation.

Inutile d’être choqué, Aron précise plus loin : « L’idolâtre de l’histoire, assuré d’agir en vue du seul avenir qui vaille, ne voit et ne veut voir dans l’autre qu’un ennemi à éliminer, méprisable en tant que tel, incapable de vouloir le bien ou de le reconnaître » (II,6). Qui est croyant, quelle que soit sa religion, est persuadé détenir la seule Vérité. Ceux qui doutent ou qui contestent sont donc des ignorants, des déviants, des malades. On peut les rééduquer, on doit les empêcher de nuire, voir les haïr et les éliminer. L’Inquisition ne fut pas le triste privilège du seul catholicisme espagnol et les excommunications frappent encore au PS, voire chez les écolos quand on ose mettre en doute la doxa climatique…

Ce pavé de 1955 est construit en trois parties : 1/ Mythes politiques de la gauche, de la révolution et du prolétariat ; 2/ Idolâtrie de l’histoire et 3/ Aliénation des intellectuels. Il évoque des questions désormais passées, celles d’une époque d’après-guerre portée au fanatisme avec Sartre et Beauvoir suivant la lutte contre le nazisme (à laquelle ni lui ni elle n’ont participé). Mais l’analyse rigoureuse et sensée résiste à toute ringardise. La méthode de Raymond Aron est applicable aujourd’hui, la sociologie des intellos demeure et la critique de la croyance comme opium est éternelle. La preuve : cet essai intellectuel est constamment réédité.

Raymond Aron, L’opium des intellectuels, 1955, Poche Pluriel 2010, 352 pages, 10.20€ e-book Kindle €10.99

Catégories : Livres, Philosophie, Politique, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Difficultés de Nietzsche

Les difficultés pour comprendre Nietzsche ne manquent pas, permettant contresens et récupération. Bernard Edelman, dont je ne saurais qu’en conseiller la lecture, en a listé cinq. La pensée de Nietzsche est constamment en devenir, il foisonne, il provoque, sa philosophie peut être confondue avec celle d’une période suivante, la biologie vient choquer la conscience. Il est bon de garder ces difficultés à l’esprit au moment d’aborder son œuvre.

  1. Nietzsche ne cesse de remettre sur le métier son ouvrage car sa pensée est en devenir. En même temps, tout se tient, comme un tapis végétal. Il part du matériel, il est matérialiste. La matière est énergie, force animée de « volonté » de puissance. Le vivant est lui-même volonté qui contredit le chaos de l’indéterminé. L’homme est ambivalent, sa volonté de puissance (qui est énergie de vivre) peut être positive ou négative. Nietzsche commence en physicien, poursuit en biologiste, achève en anthropologue.
  2. Il ressasse, comme la vie multiple. Il foisonne en points de vue. Chaque fragment de sa pensée se conduit comme un « instinct » avec sa puissance propre, que vient combattre un autre instinct. Tout nait en même temps. Il n’y a pas de « progrès » mais un champ de force en constant déplacement. Rien n’est jamais acquis. La pensée de Nietzsche n’est pas une construction définitive mais plutôt une méthode, toujours en chantier.
  3. Nietzsche provoque, il pousse à la réaction émotive, passionnelle. Ernst Jünger l’appelait « le vieux boutefeu ». Pour éviter de démarrer sur les chapeaux de roue dans une mauvaise direction, il faut rendre compte de ses analyses concrètes. Nietzsche se révèle alors un observateur hors-pair de notre modernité.
  4. Sa politique est faussée par l’époque qui a suivi et dont il n’est pas responsable : le nazisme. Mais, à le lire sans préjugés, Nietzsche n’envisage pas les masses comme une nouvelle plèbe. Il prend acte d’une dégradation générale mais n’est pas un technicien de l’organisation des pouvoirs. Pour lui, toute politique est action pour guérir l’humanité de sa maladie : la condamnation de « la vie ». Les masses ont besoin d’opium comme disait Marx, mais elles ne doivent pas inhiber l’éclosion des grands hommes, ceux qui montrent l’exemple et améliorent le sort matériel et moral de tous. L’ultime projet de Nietzsche n’est pas l’oppression des masses mais les faire servir à plus grand qu’elles-mêmes
  5. La politique doit être un prolongement éclairé de la biologie, dans le courant de l’évolution humaine. La « conscience » a considéré le monde comme un reflet de soi-même. Les faibles ont cru à ce monde inversé et ont pris leurs rêves de revanche pour la réalité. Pour guérir de cette illusion mortifère, il faut « déshumaniser » la nature et « renaturaliser » l’être humain – un programme tout à fait « écologique » si l’on y pense. Pour Nietzsche le matérialiste, tout en l’homme est issu de la biologie : conscience, morale, valeur, raison, et évidemment les pulsions. Les conditions de survie et d’accroissement des groupes humains s’organisent en signes, en institutions, en systèmes moraux et en religion. La conscience falsifie, elle est illusion, elle conduit au vitalisme. Le réalisme biologique remet les choses à leur place, c’est ce que Nietzsche entend par la « transvaluation de toutes les valeurs ».

Cette audace gêne les partisans des « droits de l’homme » et de la démocratie égalitaire qui sépare l’esprit de la chair et le volontarisme de la matière. Mais elle est cohérente et va jusqu’au bout de la probité. Elle doit donc selon l’auteur être examinée avec attention. D’autant qu’elle pointe les non-dits et les hypocrisies du « politiquement correct » : la morale contemporaine prône l’égalité mais le monde réel perpétue l’inégalité en toute bonne conscience. Pourquoi ne pas en prendre acte, tenter de comprendre et opérer alors des choix éclairés ? La situation de l’enseignement supérieur en France en offre un magnifique exemple : égalité théorique, massification bureaucratique de fait, donc fuite des meilleurs vers les grandes écoles élitistes – privées et chères – qui reproduisent et perpétuent l’inégalité sociale, indépendamment du mérite individuel.

Les démocraties sont formalistes, fondées sur le droit, ce qui leur donne bonne conscience. Nietzsche hait l’hypocrisie et lui préfère le vrai.

Bernard Edelman, Nietzsche un continent perdu, 1999, PUF « Perspectives critiques », 384 pages, €21.50

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Socrate

A tort ou à raison, Socrate personnifie en Occident la conscience philosophique. Il quête la vérité, inlassablement étonné de tout, accoucheur des esprits, selon le profil qu’en fait Platon.

Né athénien, de père sculpteur et de mère sage-femme, il tente de réunir en lui les qualités de l’architecte et du médecin. Il raisonne en intellectuel impitoyable aux faux-fuyants et aux à peu-près. Il questionne son entourage, précise sa pensée dans le dialogue, accepte la répartie comme un défi où le seul vainqueur ne sera ni son protagoniste, ni lui-même, mais le vrai – attesté par le raisonnement et lumineusement mis à jour par la logique. Intellectuel, moral, dialectique, Socrate est un exemple pour les philosophes, pour ses jeunes disciples, pour le savoir lui-même. Il agit comme il pense ainsi que font les sages, au demeurant citoyen endurant et courageux au service militaire, bon maître qui questionne et accouche les âmes, et fin des dialecticiens qui éclaire sans pitié toutes les obscurités du langage et les facilités du jugement.

Son ennemi est la Doxa, l’opinion commune, l’arbitraire des conventions, les préjugés ancrés, les habitudes qui dispensent de penser. Socrate sait qu’il ne sait rien, contrairement au commun. Alors il interroge parce qu’il est convivial et que c’est dans l’échange que naît le vrai. Il s’interroge lui-même, éternel questionneur des choses, critique par fonction. Laid, il aime les jeunes gens ; il a plaisir à être en leur compagnie, à les persuader, à les séduire. Il pèle les âmes comme des fruits, ouvre les cœurs, les dénude comme les corps de ses amants. Il n’est pour lui de vérité que virile et nue. Comme son père il en sera le sculpteur, comme sa mère il en sera l’accoucheur. Esthétique et affection viennent conforter la froide raison pour dévoiler le chef-d’œuvre. Socrate aime les êtres, la vérité et tout ce qui surprend. « Étonne-moi », dit-il à chacun, et il le pouce par l’ironie.

Aucun voile pour la vérité, pas plus que de vêtement pour le beau corps. Aucune illusion pour l’esprit, aucune vanité ne peuvent tenir sous le feu roulant de ses questions. Sa raison est exigeante, son cœur assoiffé de relations, son corps avide de beauté. Mais il maîtrise l’amour du Bien, l’admiration du jeune et le désir de la chair. S’il se donne tout entier, c’est dans la pureté de sa méthode, au terme d’une interminable dialectique. L’inquiétude, la quête, la conscience, s’enclenchent et se répondent d’un même mouvement qui donne à son raisonnement sa cohérence et sa légitimité.

Sous l’œil de l’homme critique, il n’est plus d’évidence. Les corps sont nus, les cœurs ouverts, les esprits fouillés. Socrate, c’est Bouddha sur sous le soleil de Grèce, un prince de la pensée, un maître de sagesse. Son souvenir reste lumineux dans un monde d’ignorance.

Catégories : Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le discours d’un roi de Tom Hooper

Comment l’histoire d’un bègue peut-elle passionner le spectateur ? Mais quand l’Histoire surveille et que le bègue est roi, tout défaut devient intéressant. Albert Frederick George (Colin Firth), fils cadet de feu George V (Michel Gambon), est devenu roi à la place de son frère aîné Edouard (Guy Pearce), alors qu’il n’y était pas destiné et qu’il avait ce handicap. Il bégaie en effet depuis l’âge de quatre ans et il lutte désespérément pour surmonter cette particularité fort gênante surtout lorsqu’on est un homme public.

Le film insiste sur l’origine psychologique due à la peur de mal dire du petit enfant, déjà gaucher contrarié et aux genoux cagneux, que sa nounou n’aimait pas. Il insiste sur l’inhibition renforcée par son père irrité qui l’incitait à « cracher le morceau ». Une prédisposition génétique n’est pas à exclure, la famille ayant tendance à la consanguinité, ne trouvant jamais les prétendants extérieurs assez bien pour elle. Très émotif, Albert duc d’York explose volontiers de colère mais, en même temps, s’accroche, obstiné de volonté, ayant intégré ce caractère anglais qui fait rester stoïque sous les épreuves. C’est probablement là qu’est le message universel du film.

Après avoir tout essayé des traitements en cour, son épouse (Helene Bonham Carter) prend l’initiative d’aller voir anonymement un « alternatif » de bonne réputation mais qui n’est pas passé par la faculté (Geoffrey Rush). Pire, le praticien est Australien – autrement dit descendant de putain et de bagnard, pour la haute société post-victorienne. Il est aussi autodidacte et acteur raté – ce qui n’est pas vraiment recommandable. Mais il est doué. Lionel Logue a trois enfants et donne des cours d’élocution, il réussit plutôt bien auprès des jeunes.

Lionel impose à Bertie (diminutif d’Albert que seuls ses frères ont « le droit » de lui donner) une relation d’égalité, afin que le soin puisse fonctionner. Les deux hommes vont progressivement devenir amis, malgré les régressions et les progrès, les détentes et les orages. C’est dans l’adversité que se forment les liens les plus puissants et le futur roi n’avait jusque-là aucun ami, hors son frère. Par expérience, en soignant les traumatisés du front après 1918, Lionel a inventé une méthode pragmatique qui mélange exercices d’orthophonie et prise de conscience psychique de ses blocages. Par exemple, lire un discours en écoutant de la musique lève les inhibitions et Albert a la stupeur de s’entendre citer Shakespeare sans jamais bafouiller sur l’enregistrement qu’a fait Lionel et qu’il lui a donné avant leur première rupture. Je me demande d’ailleurs pourquoi Albert, devenu le roi George VI, n’a pas utilisé cette méthode – fort efficace pour son cas – lorsqu’il a dû lire à la TSF son premier discours à la nation et à l’empire…

Albert ne venait qu’en second dans l’ordre dynastique mais son aîné Edouard VIII a abdiqué, préférant baiser sa maîtresse américaine deux fois divorcée à la charge de l’empire et aux convenances conjugales. Le Premier ministre Baldwin l’y a clairement poussé, tandis que l’archevêque de Westminster a fait du mariage royal avec une divorcée un casus belli ecclésiastique. George VI a donc été couronné le 11 décembre 1936, à 41 ans, comme roi en tous points conforme au modèle : marié légitimement avec une vierge, Elisabeth Bowes-Lyon de noblesse écossaise, fidèle époux et père de deux filles, Elisabeth (Freya Wilson) – future Elisabeth II – et Margaret (Ramona Marquez), s’intéressant aux affaires du royaume et du monde plus qu’au sexe. Il mourra à 56 ans dans son sommeil en 1952.

Logue a quinze ans de plus que lui et joue le rôle d’un aîné, moins écrasant qu’un père, professionnel sans a priori et lui-même père de trois garçons. Fils de brasseur, « kangourou sorti du veld » comme l’accuse Bertie en colère, Lionel est patient et jamais irrité comme George V, tout en n’hésitant jamais à dire des vérités insupportables au cant. Mais il l’aide et ne l’humilie pas. L’ordre de son père de prononcer le discours à l’exposition du British empire en 1925 a été une catastrophe ; Bertie ne veut plus jamais que cela se reproduise. Exercices de détente musculaire, traits rouges sur le papier pour scander les phrases et mieux faire passer ses hésitations, présence constante dans une atmosphère neutre, tels sont les ingrédients du succès. Le discours sur la déclaration de guerre est une réussite et même Churchill (Timothy Spall) le félicite.

Même non-anglais, non-royaliste, à deux générations de distance, le spectateur d’aujourd’hui réussit à être captivé par cette histoire somme toute plus humaine que politique. C’est à mes yeux un excellent film avec beaucoup de charme, intimiste et subtilement diplomate, faisant surgir la tension dramatique du heurt des émotions et de la raison, fût-elle d’Etat.

DVD Le discours d’un roi, Tom Hooper, 2010, avec Colin Firth, Helena Bonham Carter, Derek Jacobi, Geoffrey Rush, Jennifer Ehle, Wild Side Video 2012, 2 h, standard €6.20 blu-ray €11.72

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Luc Brisson, Lectures de Platon

Recueil de textes disparates pas toujours à la portée de tous, ce livre permet cependant quelques percées fulgurantes dans la pensée de Platon.

D’aucuns, avec l’arrivée du multimédia, déplorent le recul de la lecture d’écrits. Mais l’outil a toujours façonné le message, rien de nouveau sous le soleil. Platon, déjà, critiquait l’écriture ; il préférait enseigner oralement. A l’Académie, son activité était double, il professait et écrivait. Mais il trouvait bien meilleure la transmission de maître à disciple ; l’écrit lui paraissait froid, impersonnel et figé alors que la parole est vive, adaptée et persuasive. La parole est d’action et l’écrit de repos ; la parole est progression et l’écriture conservation. Même mes dialogues, dit Platon, ne valent pas mon enseignement réel.

Il a quand même écrit 42 dialogues, 13 lettres et de multiples définitions, mais pour lui la mise en texte est une mise en conserve du vivant. L’information devient éternelle, immobile, alors qu’elle n’a d’intérêt humain que transmise, en mouvement. Elle est dialectique et ajustement perpétuel. Ce moyen de transmettre a cependant quelque avantage : il est indépendant de toute mémoire individuelle et évite la déformation. Notre époque est tellement habituée à l’écrit qu’elle ne sait s’en passer. Cela fait cinq siècles que l’imprimerie a répandu la parole sous la forme de signes recueillis dans les livres, à disposition de tous. Nous avons oublié que l’écrit laisse seul avec le texte, allant jusqu’à réduire l’intelligence humaine. Qu’en dit Platon ?

Ecrire oblige à résumer les idées, à comprimer le discours, écrire exige des choix.

Une fois le message écrit, il est figé ; toute modification est une transformation, voire une falsification.

Le message reste général, il ne s’applique à aucun des destinataires singuliers, il ne se préoccupe pas de se faire comprendre de la personne particulière qui le lit ici et maintenant. D’où les contresens, les imprécisions, les indignations qu’un fragment peut susciter contre son gré.

Le texte est linéaire, il se déroule comme un parchemin mais sa signification est dans le tout, qu’on ne trouve qu’après complète lecture. A condition d’être attentif de bout en bout. Un texte écrit se doit d’être logique et construit comme un récit, voire un moment de théâtre ; il est donc contraire à la pensée vivante qui n’est pas linéaire mais saute d’un point à l’autre, en hypertexte.

L’écrit permet la paresse, donc l’oubli. N’étant plus obligé d’apprendre par cœur ni d’exercer sa mémoire, on se fie aux documents. Mais il faut les chercher, les rassembler, en éprouver la pertinence, organiser les arguments… ce qui est bien plus fastidieux que lorsqu’on a tout en mémoire ! Savoir le texte écrit incite aux impasses, aux approximations, à l’à peu près.

C’est du dehors (du livre) que vient l’information écrite, et non pas du dedans retenu (sa propre mémoire). L’écrit est donc le risque de la cuistrerie sans réflexion, du scolaire sans assimilation, de la répétition sans invention. La masse des documents n’est pas la science ; celle-ci est une méthode pour découvrir le vrai – pas la compilation du déjà écrit.

Au fond, pour Platon, l’écriture fait partie du monde matériel (qu’il appelle le sensible, l’accessible aux seuls sens). Le discours, lui, parle directement à l’âme, une réalité humaine intermédiaire entre le sensible et l’intelligible (l’harmonie éternelle du cosmos qui dit le Juste). L’écriture est utile, elle est un jeu, un outil, mais elle est limitée.

Est-ce que la parole seule approche la vérité ? Pas plus, dit Platon, car les mots rendent mal compte des réalités et la parole hors sagesse peut être manipulation. C’est le cas de la rhétorique : l’art d’influencer les âmes selon Socrate. Le rhéteur se moque de la vérité et de la référence, il se veut efficace pour convaincre. La logique dialectique est la seule méthode du discours, selon Platon, qui permette de dégager une vérité car elle évolue en fonction des contradictions rencontrées. Elle offre les instruments d’analyse de l’intelligible en le dégageant du sensible. Ce n’est qu’ensuite que le philosophe s’adresse à la personne particulière qu’il a devant lui, se mettant à son niveau. Son but est de faire connaître la vérité, pas de convaincre de le suivre.

C’est toute la différence entre deux attitudes, l’argument d’autorité ou l’incitation à la responsabilité. Nous, modernes, les qualifions ainsi : autoritarisme et libéralisme.

Lorsque Platon évoque l’Egypte (Lois XII, 953e), il réprouve l’immobilisme autoritaire de la religion qui force à penser comme il est écrit et transmis depuis des millénaires. Il lui préfère Athènes, où la philosophie est un constant mouvement de l’esprit, présent dans chaque individu doué de raison, apte à découvrir par lui-même – et sans cesse – ce qui est vrai. Si le dieu régente tout, la société reste immobile, attendant sa provende, ses ordres et ses loisirs du Maître. Platon ne nie pas les dieux, mais les situe à leur place, dans le ciel et l’au-delà. Le règne de Zeus n’est pas celui de Kronos. Si le second s’occupe de tout, le premier se contente de l’équilibre général. Aux dieux secondaires de gérer leurs territoires spécialisés, ce qui permet aux hommes la politique, cet art de découvrir par eux-mêmes la justice. Si tout est écrit, seul le Livre fait foi et l’intégrisme d’interprétation littérale des écritures engendre une glaciation de la société. Si au contraire la pensée est autonome, elle s’appuie sur la multiplicité des écrits et encourage la parole libre pour découvrir un peu plus le vrai et inciter chacun à l’initiative.

N’est-ce pas la raison pour laquelle la France est si autoritaire ? Pays de droit écrit, aimant à graver dans sa Constitution un peu n’importe quoi, fonctionnant selon « le règlement » et n’échangeant des informations officielles que par lettres recommandées, la France apparaît ô combien rigide et archaïque par rapport au droit coutumier anglo-saxon, à la parole donnée asiatique, à la fidélité clanique musulmane et à la tradition du contrat germanique.

Le monde est beau, nous dit Platon, il est harmonie des sphères célestes ; le monde est bon, il est mouvement qui enracine l’âme dans la vie ; le monde est intelligible, grâce à la faculté humaine de raison. Alors pourquoi régresser dans l’écriture figée une fois pour toutes ? C’est ainsi que nous, civilisations, sachons que nous sommes actuelles.

Platon, Phèdre (274b-279b), Lettre VII (342a-345c), Garnier-Flammarion poche 2006, 418 pages,, €8.50

Luc Brisson, Lectures de Platon, 2000, Vrin, 272 pages, €29.00 e-book Kindle €14.99

Catégories : Grèce, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montaigne éducateur

Le projet éducatif est le révélateur d’une philosophie de l’existence. En son livre I des Essais, dans son chapitre 25 « Du pédantisme » et 26 « De l’institution des enfants », Montaigne se livre tout entier. L’éducation qu’il prône est celle du gentilhomme apte à juger pour commander à une époque, la Renaissance, où l’on redécouvre la vertu antique faite de rigueur et d’harmonie.

Il faut enseigner le discernement et la modération par de bons maîtres armés d’une sévère douceur qui font observer l’élève et exercent son jugement par l’exemple, exercent son corps et l’aguerrissent, tout en lui apprenant la civilité et la modestie.

Pourquoi apprendre ? Montaigne répond : pour se connaître, devenir meilleur, être libre. Comment apprendre ? Comme un homme doué de la faculté de discerner, non comme un perroquet qui n’est que mémoire stérile. « De vrai, le soin et la dépense de nos pères ne visent qu’à nous meubler la tête de science ; du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. » « Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vides. » L’entendement, c’est la raison, la faculté pensante, l’outil logique qui permet de comprendre et connaître, le mécanisme qui règle la pensée. La conscience est la faculté qu’a l’homme de connaître sa propre réalité, de la juger, donc de se connaître lui-même et de s’améliorer. La science se doit de servir la conscience car « que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande si elle ne se digère ? Si elle ne se transforme en nous ? Si elle ne nous augmente et fortifie ? » Retenir « un peu de chaque chose et rien du tout (à fond), à la française », est de peu d’utilité. Car « le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. » « Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. » Aussi, pour le bien de l’élève, « il me semble que les premiers discours de quoi on lui doive abreuver l’entendement, ce doivent être ce qui règle ses mœurs, qui lui apprennent à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libre. »

Pour cela, il faut de bons maîtres. Ils doivent être dignes, pédagogues et d’une sévère douceur. Aujourd’hui comme hier ils sont rares et confondent souvent les paroles et l’action. « Le paysan et le cordonnier parlent de ce qu’ils savent, les pédants il leur échappe de belles paroles (…) ils savent la théorique de toutes choses, cherchez qui la mettent en pratique. » Le paysan et le cordonnier, s’ils se fourvoient, la nature et la matière sanctionnent leurs erreurs ; pas les pédants, qui peuvent disserter à l’infini et retomber dans leurs discours sur un semblant de cohérence. C’est pourquoi il faut être attentif à la personnalité de qui enseigne. « La science (…) n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point. » Aussi, « ayant plutôt envie d’en tirer un habile homme qu’un homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu’on n’y requit tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science. » Où Montaigne, abreuvé aux mêmes mamelles, fait écho à Rabelais pour qui « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

La méthode d’enseignement se doit d’être, comme la conduite que l’on veut enseigner, opiniâtre et modérée. « Cette institution se doit conduire par sévère douceur, non comme il se fait. » La discipline de l’esprit se règle sur celle du corps. « Ôtez-moi la violence et la force ; il n’est rien à mon avis qui abâtardissement si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas. Endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu’il lui faut mépriser ; ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et au coucher, au manger et au boire ; accoutumez-le à tout. Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. » Tel il sera de physique et de caractère, tel il sera à l’étude. La constance, la tempérance, l’effort, s’apprennent par le corps ; il discipline l’esprit aussi bien. Le maître doit habituer l’enfant à tout, au physique, au moral, comme au savoir.

Car le meilleur apprentissage se fait par l’exemple, mais aussi par les exemples.

Lycurgue, comme les Perses, fournissait aux prime-adolescents des maîtres de vaillance, de sagesse et de justice. Aucune mention n’était faite du savoir livresque. « La façon de leur discipline, c’était leur faire des questions sur le jugement des hommes et de leurs actions ; et s’ils condamnaient et louaient ou ce personnage ou ce fait, il fallait raisonner leur dire et, par ce moyen, ils aiguisaient ensemble leur entendement et apprenaient le droit. » Un enfant n’est pas une page blanche et, selon Montaigne, « il est difficile de forcer les propensions naturelles. » Mais le pédagogue doit faire confiance à son élève et, afin de le faire s’épanouir au mieux de ce qu’il est, de « l’acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables. » À lui de doser l’effort et d’exciter la curiosité de son élève ; à lui de le guider, de proche en proche, dans sa réflexion par une démarche adaptée.

Il est souhaitable que « selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commence à la mettre sur la monture, lui faisant goûter les choses, les choisir et les discerner d’elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour (…). Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusqu’à quel point il se doit ravaler pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion nous gâtons tous ; et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est l’une des plus ardues besognes que je sache. » Notons les mots de Montaigne : goûter, écouter, proportion – l’expérience, le dialogue, la mesure. Toute éducation se fait dans la vie, sur le tas, au réel ; elle ne peut rendre meilleur que s’il y a dialectique entre le maître et l’élève, écoute mutuelle dans le respect l’un de l’autre ; mais le maître a la compétence du chemin, à lui de doser l’enseignement, la réflexion et l’expérience. Ce qui compte est le sens de la leçon, non les mots, « qu’il juge du profit qu’il en aura fait non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. »

Ce qui compte, dans l’enseignement, est la formation de la personnalité : « qu’il lui fasse tout passer par l’étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit. (…) Qu’on lui propose cette diversité de jugement : il choisira s’il peut, sinon il en demeurera en doute. Il n’y a que les fous certains et résolus. » La soif de certitude, propre à l’adolescence, doit ainsi être contrée par un entraînement au doute, cette modestie du jugement de tous les instants. Nombre des exemples de la vie quotidienne a ce rôle et « à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières. À cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays étrangers. »

Montaigne critique tout aussitôt un travers français qui a perduré jusqu’à nos jours : la pédanterie plutôt que la curiosité, la légèreté à justification culturelle qui fait encore le fonds des hordes de touristes plutôt que la curiosité humaine. « La visite des pays étrangers », donc, « non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse française, combien de pas a Santa Rotonda (…), mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. » Bien au contraire, « on l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux partout. (…) Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant ; il faut tout mettre en besogne et emprunter chacun selon sa marchandise, car tous sert en ménage ; la sottise même et faiblesse d’autrui lui sera instruction. » Pour apprendre, il faut observer, et la fonction du pédagogue est de susciter le désir d’observation : « qu’on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses ; tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une bataille ancienne. » Et l’homme en société est éclairant : « il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde. (…) C’est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître de bons biais. »

Tous ces exemples pris dans la maisonnée, dans la vie de tous les jours, lors des voyages, du commerce des hommes, de la fréquentation de la société, « tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse. » Comparaison, sens du relatif, modestie, entraînent à juger en raison et avec modération. Avec ce détachement nécessaire à l’exercice de la réflexion.

À ce stade, et dans son prolongement, vient le commerce des livres : « en cette pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. Il pratiquera, par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. (…) Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires qu’à en juger. » Là encore, point de respect pour l’apparence : bouvier ou grand seigneur, l’élève doit l’observer pareillement, l’écouter et en tirer profit. Même démarche pour la chose écrite, l’élève ne retiendra « pas tant les histoires qu’à en juger. » « Car s’il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. (…) Il faut qu’il s’imprègne de leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes. Et qu’il oublie hardiment, s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sache approprier. »

L’esprit cependant n’est pas tout, mais le corps et le caractère participent de l’éducation : « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme » ! « Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il faut aussi lui roidir les muscles. » « Les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure, et l’entregent, et l’élégance de la personne, se façonnent en même temps que l’âme. » L’un retentit sur l’autre comme déclaraient les anciens : un esprit sain dans un corps sain. On ne forme pas un intellect mais un gentilhomme, que diable !

L’esprit vif, le jugement réfléchi, vont avec un maintien gracieux, un corps agile et fort, une maîtrise de soi et une civilité élégante. Car on respectera l’autre sans chercher à le changer. « On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance, quand il l’aura acquise ; à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence, car c’est d’une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit. Qu’il se contente de se corriger soi-même, et ne semble pas reprocher à autrui tout ce qu’il refuse à faire, ni contrevenir aux mœurs publiques. »

Le guide suprême reste la vérité. On peut composer avec le monde, respecter les autres et accepter leurs sottises ; on gardera son quant-à-soi et son jugement. Mais « qu’on l’instruise surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra ; soit qu’elle naisse dans les mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque raisonnement. » L’objectif du savoir est la philosophie, qui est méthode de sagesse et permet de bien vivre et de bien mourir. Sa formation achevée, l’élève aura les moyens de l’aborder, de la goûter : « que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’aient que la raison pour guide. »

La philosophie n’apparaît revêche que par le pédantisme. Or, « elle ne prêche que fête et bon temps. Une mine triste et transie montre que ce n’est pas là son gîte. » La philosophie rend heureux car elle est harmonie. « L’âme qui loge la philosophie doit, par sa santé, rendre sain encore le corps. Elle doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise, doit former à son moule le port extérieur, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un maintien actif et allègre, et d’une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la Lune : toujours serein. » Santé, aisance, grâce et fierté, allégresse, bonté – tels sont les bienfaits de l’équilibre : une juste réflexion, la civilité des relations, la tempérance du corps. L’élève bien éduqué vivra la philosophie : « on verra s’il y a de la prudence en ses entreprises, s’il a de la bonté et de la justice en ses déportement, s’il a du jugement et de la grâce en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses jeux, de la tempérance en ses voluptés, de l’indifférence en son goût, soit chair, poisson, vin ou eau, de l’ordre en son économie. »

La philosophie est règle de vie. « Le prix et hauteur de la vraie vertu est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice, si éloigné de difficulté que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le règlement (la modération), c’est son outil, non pas la force. (…) C’est la mère nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sûrs et purs. Les modérant, elle les tient en haleine et en goût. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise vers ceux qu’elle nous laisse ; et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature, et jusqu’à satiété, maternellement, sinon jusqu’à la lassitude. »

Toute l’Antiquité est là, dans cet accord profond que Montaigne fait sien entre la nature et l’homme. Ce qui est plaisir est voulu par la nature, donc bienfaisant. La philosophie aussi participe de cette abondance, de cet accord religieux de l’homme et du monde. La vraie vertu « aime la vie, elle aime la beauté et la gloire et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ses biens-là règlément, et les savoir perdre avec constance. »

Ayant acquis cela, l’enfant est devenu un homme, armé pour l’existence. Y a-t-il aujourd’hui une ligne à changer à ce projet éducatif ?

Michel de Montaigne, Les Essais (en français moderne), Gallimard Quarto 2009, 1376 pages, €32.00

Montaigne sur ce blog

Catégories : Livres, Montaigne | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Freud, passions secrètes de John Huston

Peu connu mais heureusement réédité, cet ancêtre en noir et blanc du « biopic » tellement à la mode donne des leçons aux petits jeunes qui croient tout inventer avec leur génération. Embrasser la psychanalyse à sa naissance théorique, avec Freud, est une gageure.

John Huston avait demandé un scénario à Jean-Paul Sartre – l’Intellectuel mondial (après Mao) de cette époque. Le Normalesupien obsédé n’avait pas eu le temps de faire court… il avait livré 1600 pages d’inceste, de prostitution, de viol, d’homosexualité, de masturbation, de pédophilie et d’aberrations sexuelles de toute nature. Charles Kaufman et Wolfgang Reinhardt ont donc repris le scénario impossible pour en faire un film de 3 h, réduit avec raison à 2 h par les studios Universal. Bien sûr, on ne peut tout dire, mais l’effort de faire court permet de suggérer, ce qui est bien plus efficace.

Freud est un explorateur d’un domaine jusqu’ici inconnu, l’inconscient. Après Copernic qui a prouvé que la Terre n’était pas le centre du monde créé par Dieu, puis Darwin qui a démontré que l’homme était un animal, voilà que Freud prouve que la Raison n’est qu’une part infime du continent intime. Scandale chez les bourgeois chrétiens viennois ! Car les médecins qui se piquent de science réduisent l’humain à sa dimension mécanique et la maladie à l’attaque par des microbes (à l’époque, même le virus n’existait pas dans les esprits). Comme Sigmund Freud, Montgomery Clift qui l’incarne est un acteur torturé, névrosé et – pour en rajouter – ivrogne, drogué, homosexuel. Mais il a les yeux clairs, ce que fait ressortir sa barbe noire avec un éclat extraordinaire. Lorsqu’il regarde sa patiente en souriant à demi, il est l’Hypnotiseur qui va pénétrer aux tréfonds de son âme, le bon docteur qui va tout savoir – presque trop.

La thérapie est présentée de façon un peu simple : hypnose en dix secondes sur le mouvement d’un cigare, puis suggestion de retourner dans le passé, ordre de garder en mémoire ce souvenir refoulé, puis réveil et guérison. Ce qui est exprimé par les mots passe de l’inconscient au conscient.

L’approche tâtonnante de la méthode est en revanche bien rendue : le blocage institutionnel de la médecine du temps, l’impérialisme autoritaire des pontes, l’intuition du Français Charcot (Fernand Ledoux) sur l’hystérie – mais qui n’a pas théorisé le manque sexuel ou le trauma -, les essais avec le docteur Breuer (Larry Parks) plus âgé et plus frileux mais qui encourage le trublion Freud, le soutien de sa femme Martha (Susan Kohner) malgré les « horreurs » (inavouables, érotiques) des patientes qui choquent sa morale judaïque, la théorie pansexuelle initiale puis la correction par la pratique pour ce qui ne cadrait pas.

Oui, la sexualité était la cause explicative majeure, dans cette fin XIXe corsetée socialement et tenue par la religion comme par la monarchie régnante ; mais elle n’était pas la seule cause. Si elle était la principale pour les femmes « hystériques » (il leur faudrait « un homme » déclare le bon sens maternel à Freud), le désir d’être aimé pour les hommes n’est pas uniquement sexuel mais une reconnaissance nécessaire à la construction de soi.

La belle Cecily (Susannah York, 19 ans), se trouve aveugle et paralysée des jambes sans cause organique ; les médecins sont impuissants. Le Dr Breuer use de l’hypnotisme pour faire ressurgir à la conscience des scènes traumatiques comme la mort du père à Naples, dans un « hôpital protestant » qui se révèle en fait un bordel à putains (protestant et prostitute ou Prostituierte sont euphoniquement proches en anglais et en allemand – la langue de Vienne). Freud, qui assiste Breuer parce que Cecily rechute, tombée amoureuse de son praticien comme image du Père, creuse plus profond.

Il « viole » l’inconscient de la jeune fille en la « forçant » à penser plus loin : la haine de sa mère vient du fait qu’elle avait accompagné son père dans la rue des plaisirs à 9 ans et qu’elle avait joué ensuite à se farder comme les « danseuses » du lieu. Sa mère qui l’a surprise, ex-danseuse elle-même, a été violemment choquée de ce jeu innocent ; au lieu de chercher à comprendre et de valoriser la beauté sans fard de sa fille, elle a hurlé et puni – et le père est intervenu. Il a emporté dans ses bras Cecily dans sa propre chambre et l’a laissée dormir avec lui. Y a-t-il eu « coucherie » ? C’est ce que l’insanité bourgeoise pense aussitôt – mais Freud finit par découvrir (grâce à Martha sa femme), que « la vérité est l’inverse de l’expression » : Cecily aurait voulu supplanter sa mère auprès de son père (complexe d’Œdipe) mais celui-ci ne l’a pas violée, c’est le désir de la fillette qui a créé ce fantasme. De toutes les dénonciations de viol, certaines ne sont que rêvées. Si le fantasme est une réalité pour qui le secrète, il n’est pas « la » réalité dans la vie vraie.

Freud est en proie à ses propres démons, haïssant son père alors qu’il n’a aucune « raison » pour le faire. Ce pourquoi il n’est pas présenté comme un héros mais humain comme nous tous. Il comprend avoir eu le désir inconscient d’être le favori de sa mère, femme à forte personnalité pour laquelle il a été son petit chéri, l’aîné de cinq filles et deux petits frères dont l’un mort avant un an. Aussi, lorsqu’il ausculte l’inconscient d’un jeune homme de bonne famille Carl von Schlœssen (David McCallum) qui a poignardé son père, il découvre que le garçon ne rêve que d’embrasser sa mère – et il recule, horrifié. Il referme la porte des secrets et ne veut plus en entendre parler, délaissant la théorie psychanalytique une année durant. Cela touche trop d’intime en lui ; il l’a surmonté à grand peine et ne veut pas le voir ressurgir. C’est le docteur Breuer qui va le convaincre de poursuivre en lui confiant le cas Cecily, comme Martha avec la remémoration des phrases sur la vérité qu’il écrivit dans ses cahiers d’étudiant. Mais aussi le professeur Meynert (Eric Portman), ponte anti-hypnose affiché qui a chassé Freud de son hôpital pour cette raison : à l’article de la mort, il le convoque pour lui avouer qu’il est lui-même névrosé et qu’il a une sainte terreur de faire son coming-out ; il a reconnu en Sigmund l’un des siens et l’incite à « trahir » le secret de l’inconscient pour faire avancer la médecine.

Suivre Freud dans sa recherche, ses succès provisoires, ses échecs et ses errements, est passionnant. C’est ce qui fait le bonheur du film pour un adulte mûr. Moins pour la génération de l’immédiat, avide d’action et formatée foot qui préfère le but marqué aux tentatives jouées. Cinq années dans la vie de Freud, années cruciales de l’accouchement théorique, résumées par le cas Cecily (en réalité le cas Sabina Spielrein soigné par Carl Jung), c’est peu de chose dans l’histoire de la psychanalyse mais c’est beaucoup pour bien comprendre sa genèse. C’était dès 1885, il y a à peine plus d’un siècle. Les séquences filmées d’hypnose tirent vers le genre fantastique tandis que les plans de rêves rappellent l’expressionnisme allemand de Murnau. Il a peu d’idéologie biblique américaine dans ce film, ce qui en fait un universel.

DVD Freud, passions secrètes (Freud, the secret passion) de John Huston, 1962, Rimini éditions 2017, 120 mn, avec Montgomery Clift, Susannah York, Larry Parks, Susan Kohner, Eric Portman, €19.03

Freud vu par les wikipèdes

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Écrire avec Tolstoï

Dans ses Journaux et carnets écrits de 19 à 61 ans pour ce premier recueil, Lev Nicolaïevitch Tolstoï évoque parfois sa méthode pour écrire. Mal portant, dispersé, il a beaucoup de mal à se concentrer et n’est jamais content du premier jet. La lecture de ses Journaux le montre, il est parfois filandreux et se perd volontiers dans l’abstraction.

Le 26 juin 1855, à 27 ans, il note pourtant : « On écrit mieux quand on va vite » p.309. Tout auteur le sait, ce qui se conçoit bien s’exprime clairement. Tout prof aussi, et Tolstoï se piquait d’être pédagogue. Ecrire, ce n’est pas labourer mais concevoir. Lorsque l’on sait quoi dire, l’expression coule de source. Et c’est ainsi qu’on fait un « plan », méthode si chère à nos enseignants… qui ne l’apprennent quasi jamais aux élèves.

Le 29 juin de la même année, Tolstoï précise, dans une forme un peu alambiquée qui montre combien il est peu sûr de lui : « Je prends pour règle pour écrire de dresser un programme, d’écrire au brouillon et de recopier au net sans chercher à mettre définitivement au point chaque période. On se juge soi-même inexactement, désavantageusement, à se relire souvent, le charme de l’intérêt de la nouveauté, de l’inattendu disparaît et souvent on efface ce qui est bon et qui semble mauvais par fréquente répétition. Et surtout, avec cette méthode, on est entraîné par le travail » p.309. Combien scolaire est cette « méthode » encore ! Tolstoï ne s’aime pas, il veut se discipliner et il appelle une règle extérieure comme un carcan pour se dresser. Mais le tronc reste mou, le fond incertain.

Il opère déjà mieux l’année suivante, cherchant à « imaginer » ses personnages avant de les faire agir sur le papier. 1er août 1856 : « J’étais réveillé tôt et dans mon réveil j’essayais d’imaginer mes personnages [du livre Jeunesse]. Représentation terriblement vive. Réussi à me représenter le père – excellemment » p.356. Partir des siens aide à imaginer les autres ; ce rappel du vrai libère pour inventer ensuite des personnages imaginaires.

Le 10 avril 1857 : « Mon ancienne méthode d’écriture, quand j’écrivais Enfance, est la meilleure, il faut épuiser chaque sentiment poétique, que ce soit dans du lyrisme, ou dans une scène, ou dans la description d’un personnage, d’un caractère ou de la nature. Le plan est chose secondaire, je veux dire les détails du plan. La parole de l’Evangile : ne juge pas est profondément vraie en art : raconte, dépeins, mais ne juge pas » p.462. Tolstoï a compris qu’écrire un roman ne s’effectuait pas comme on écrit un essai. Le « plan » ne dit rien de la chair – et elle seule compte : l’humain, la passion, l’émotion face à la nature ou « dans une scène ». Il faut laisser être les personnages et le décor, il faut laisser courir la plume sans jugement a priori – ni moral, ni formel. La vie va, il sera temps ensuite de la toiletter, de la civiliser et de la mettre en forme.

Parfois, le désir d’écrire est plus fort que le sujet sur lequel on écrit. C’est l’expérience que fit l’auteur le 25 janvier 1853, à 35 ans – âge de sa maturité d’adulte (sa jeunesse fut très indisciplinée…) : « C’est vrai ce que m’a dit je ne sais qui, que j’ai tort de laisser passer le temps d’écrire. Il y a longtemps que ne me rappelle pas avoir senti en moi un aussi fort désir, un désir tranquillement assuré d’écrire. Pas de sujets, je veux dire qu’aucun ne me sollicite particulièrement, mais, illusion ou non, il me semble que je saurais traiter n’importe lequel » p.546.

D’autant qu’un premier fils lui est né, Serge, le 28 juin 1863. Il écrit, le 9 août suivant : « J’écris maintenant non pour moi seul, comme autrefois, non pour nous deux, comme naguère, mais pour lui » p.551. Il écrira ensuite pour le public, puis pour l’humanité, enfin pour Dieu. Ecrire pour être lu, pour transmettre, enseigner « la » (sa ?) vérité. Dès lors que l’on est convaincu, il faut parler « vrai », c’est-à-dire, dit Tolstoï, direct. Il note le 3 février 1870 (à 42 ans) : « Pour dire de façon compréhensible ce que tu as à dire, parle sincèrement, et pour parler sincèrement, parle comme la pensée t’est venue » p.593.

Ce qui le conduit à cette surprenante façon, de 1881, d’écrire « chrétien » : « Mon journal sera précisément un journal, presque un rapport quotidien des événements qui se déroulent dans ma vie campagnarde isolée. J’écrirai seulement ce qui a été, sans ajouter ni inventer, j’écrirai comme si je m’attendais que tout ce que j’écris sera vérifié et étudié. Le temps, le lieu, le nom, les personnes – tout sera vrai. Je ne choisirai pas les faits et les jours, j’écrirai dans l’ordre tout ce qui arrive, dans la mesure où je trouverai le temps de le noter » p.716. A la fois soucieux de vérité en Dieu (qui sait seul pourquoi les choses arrivent) et de vérité romanesque (le miroir promené au long d’un chemin), Tolstoï intervient moins, « juge » moins. Qui est-il en effet, infime vermisseau, pour « juger » de ce qui arrive – et qui est « voulu » par le Dieu omniscient, tout-puissant et infini auquel il croit ?

Par la suite, il ne reviendra pas sur sa façon d’écrire : il a compris à 53 ans. Mais son cheminement, qui lui est personnel, est intéressant à suivre. Il montre qu’il n’y a pas de méthode unique mais un travail d’apprentissage de soi pour manier son outil qu’est la plume. Il s’agit de bien savoir quoi dire avant de le dire, puis de beaucoup écouter et lire pour avoir de l’expression, tout en restant simple parce que sincère. Dieu vient par surcroît, pense-t-il.

Léon Tolstoï, Journaux et carnets 1 – 1847-1889, Gallimard Pléiade 1979, édition Gustave Aucouturier, 1451 pages, €45.20

Voir aussi sur l’écriture :

Catégories : Livres, Russie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

La tentation de l’Occident, c’est terminé !

En une décennie, l’Occident a pris un coup de vieux. Les Etats-Unis, leader du progrès, vacillent de plus en plus, leur bateau ivre étant piloté par un clown narcissique, infantile et dangereux. Leur modèle apparaît pour ce qu’il est devenu, la force pour le droit, l’avidité pour l’argent, l’égoïsme pour tous. Il y a pire : la Chine, l’Inde, le Brésil, le Venezuela, l’Équateur, l’Arabie Saoudite -sans parler de la Russie – contestent désormais ouvertement l’idéologie progressiste, démocratiste et droidelomiste de l’Occident en général. La “tentation” de l’Occident devient aversion. Il n’y a plus UN progrès – scientifique et humain – et promis à tous dans l’avenir, que seuls des archaïsmes résiduels empêcheraient d’advenir. Il n’y a plus de Raison obligée, hier des Lumières, chrétienne et colonialiste, aujourd’hui technologique, culturelle et de marché. « La crise du capitalisme financier ? C’est une crise de la tête, hé ! » disait, dans le journal de France-Culture, Abdoulaye Wade, Président de la République du Sénégal. Que dire de la crise démocratique du mandat Trump ?

Dans ce qui survient en finance, ce n’est pas « le capitalisme » qui est remis en cause (il n’est qu’un outil d’efficacité économique), mais la pensée malade de qui l’utilise. Comme si la société avait tordu toute une génération d’individus. Formaté télé, engraissé aux maths et au marketing, peu lettré donc peu réfléchi, préférant de beaucoup les jeux vidéo prévisibles, le col blanc financier d’aujourd’hui, formé dans les années 1980, est féru de laisser-faire parce que c’est dans cet univers virtuel qu’il fait les meilleures affaires. Ce qui est remis en cause dans le krach des subprimes, le domino financier et même les prévisions sur le climat est l’impérialisme des « modèles », du calculable, de la mathématisation du monde, du risque « maximum probable ». En bref tout ce qui fait l’originalité occidentale depuis le Platon de l’Idée et le Galilée de la Vérité jusqu’à Cox, Ross et Rubinstein, ces inventeurs du modèle des risques boursiers options en 1979.

Dans cette modernité proposée au monde, la rationalité règne mais les processus que cette forme de raison déchaîne n’ont rien de raisonnable. Car, lorsque la seule Raison guide les pas des progressistes, la violence naît. La Révolution française en a été la caricature dans sa période folle. Les Sans-culottes (que Mélenchon affecte d’imiter par son sans-cravate) ont voulu faire table rase selon un esprit de système orgueilleux. Ils ont allègrement vandalisé les monuments, les traditions et la sagesse des autres. En compensation, ils ont fait à leur esprit une confiance sans borne, le spontanéisme au pouvoir. La Révolution russe a poursuivi, avec les moyens offerts par la technique, tout comme Hitler avec ses fantasmes de purification « biologique » et de « race » scientifiquement parfaite. L’« homme nouveau » du communisme était aussi un fantasme de « pureté », idéologique mais pas plus désirable : Vassili Grossmann, dans Vie & Destin, parle de « la force implacable de l’idée de bien social ». Avis aux indulgents pour qui le Mélenchon démagauchiste émet de sympathiques « yakas » moralisateurs. Après Staline, on a pu voir les ravages de l’Idée en Chine, à Cuba, au Cambodge, dans les forêts colombiennes et ailleurs. Après Chavez et Maduro – ces « modèles » de Mélenchon, chacun peut voir les conséquences du populisme sur un pays : le Venezuela.

Tout cela était issu de l’Occident et des Lumières :

  • la Vérité-en-soi du calcul « scientifique »,
  • le scientisme qui allait apporter le Progrès au genre humain tout entier,
  • l’impérialisme qui allait apporter la démocratie à tous les attardés,
  • le colonialisme qui allait imposer travail, « décence », culture de masse et produits standards à tous les animismes,
  • jusqu’à la « transparence » exigée des media comme un « droit », avatar de la confession chrétienne accentué par la morale protestante, qui rassasie les instincts de concierge du bon peuple tout en restant une « apparence » de démocratie – l’opinion se réduisant à la dictature de la majorité conformiste.

Il s’agit d’une dérive des Lumières tenant à l’idée – sûre d’elle-même – d’avoir trouvé le fin mot de la Nature et de l’Histoire. Et d’être l’avant-garde du genre humain – macho, blanc, éclairé, dominateur.

Nombre de peuples du monde se détournaient déjà de la doxa occidentale :

  • Les ex-colonisés, vite déçus des recettes socialistes (avatar des Lumières et du scientisme), ont refondé leur destin sur la religion – que l’intégrisme leur réclame aujourd’hui en intégrale, comme si l’humanité ne pouvait évoluer depuis les bédouins médiévaux.
  • La Chine, toujours communiste, a compris l’efficacité incomparable de l’outil capitalisme pour le pouvoir – s’il est appliqué hors de l’idéologie libérale occidentale. Le capitalisme botté est un nationalisme où l’initiative n’est pas le laisser-faire et où les diverses strates du parti contrôlent étroitement l’économie (un fantasme qui a échoué pour la gauche jacobine française…).
  • L’Inde a adapté la démocratie aux castes et aux innombrables ethnies d’un pays immense.
  • Le Brésil a retourné la social-démocratie pour en faire le filet de sécurité d’une classe moyenne en plein essor et qui en veut. D’où la lutte du droit contre la pratique, la loi contre la corruption.
  • Venezuela et Équateur, fort du sous-sol, ont choisi le populisme, moins au nom du « peuple » que de la revanche ethnique des Indios contre les Gringos. Avec les déboires amers que l’on constate : pas plus le racisme que la guerre de classe ne réussissent à un quelconque pays…

Avec la crise 2008, le dollar n’est plus roi et, s’il va rester un temps monnaie de réserve, gageons que les échanges internationaux vont diversifier plus encore leurs devises. Malgré le Brexit et peut-être grâce à lui, l’Europe étant enfin dégagée du boulet anglo-saxon et la zone euro pouvant se constituer sans compromis. Argentine et Brésil échangent de plus en plus en monnaies locales pour éviter les écarts violents du dollar ; la Chine met une partie de ses réserves en euros ; l’Inde use de temps à autre de la livre sterling. Avec l’écroulement de l’arrogance néo-cons, du « fondamentalisme de marché » comme dit George Soros, de l’exemple démocratique américain avec Trump, c’est toute la voie vers le Progrès, la Démocratie, les Droits de l’Homme et le dollar-étalon qui s’écroule aussi.

Du moins ce que « nous » – Occidentaux – appelions jusqu’à il y a peu progrès, démocratie, etc. Pourquoi croyez-vous que le parangon de cette idéologie progressiste, le parti socialiste français, se soit écroulé ? Et que même Hamon-râ quitte le navire pour imiter Macron et Mélenchon en fondant lui aussi un « mouvement » ! – Parce que l’idéologie universaliste occidentale est morte. Désormais, chaque culture a envie d’ouvrir sa voie originale. Son progrès avec un petit « p », sans vouloir comme nous (dans les instances internationales) l’imposer au monde entier. Nous sommes dans un monde éclaté et plus dans un monde unique. Désormais, « les échanges » – ce phare de la mondialisation – ne se font plus à sens unique, des pays « développés » vers les « moins avancés » ; ni avec une méthode unique, prônée par les Américains du FMI et de la Banque Mondiale ; ni avec un objectif unique, tout déréglementer et laisser agir les forces entre elles. Il n’y a plus de Modèle – même s’il reste la force américaine à imposer sa loi où elle le peut (amendes record UBS et BNP, razzia sur Alstom sous peine de procès, coup d’épaule au président du Monténégro par un Trump imbu de sa personne…).

Reste seulement la puissance de distinguer le vrai du faux, qu’on appelle le ‘bon sens’ – ce que Trump refuse avec toute la force de son narcissisme : n’est « vrai » que ce que lui déclare comme tel – tous les autres sont des menteurs.

En situation de risque, lorsque l’incertitude règne, la décision relève du ‘sens commun’. Le vrai peut parfois se distinguer du faux par le calcul ; mais l’incertitude n’est jamais réduite par le calcul des probabilités. Confondre les deux, croire « la méthode » triomphante, conduit à former de faux savants, des apprentis sorciers imprudents. Ceux qui prennent le procédé pour la vérité, l’interrogatif pour l’impératif, se trompent. L’objectivable et le calculable sont leur seule métaphysique. Ils n’ont plus qu’un rapport purement technique au monde : les valeurs sont des marchandises, les gens des clients ou des pions, les électeurs des pantins, les collègues des « prix » via les écrans de trading. Au contraire, prônait Heidegger, il faut accueillir la présence énigmatique du monde sans y plaquer de suite le préjugé du calculable. Il faut demeurer ouvert à une possible simplicité des choses. Et Hannah Arendt déclarait qu’habiter la terre et partager le monde, c’est faire son deuil de toute conception exhaustive et d’accepter qu’il y ait du non-maîtrisable et de l’imprévisible justement parce qu’il y a d’autres hommes. Le réel n’est pas seulement le rationnel…

La puissance, la connaissance et la moralité changent de mains parce notre discours occidental au monde est dans une impasse intellectuelle, culturelle, économique – donc politique. La justice à laquelle aspirent les hommes n’est pas une puissance qui existe en dehors d’eux, qu’il suffirait de « découvrir » pour la révéler dans sa gloire. C’est bel et bien aux hommes qu’il appartient de faire naître la justice par un lent apprentissage des limites, des relations et de la mesure.

Nous l’avons oublié, dans notre arrogance occidentale dont les Etats-Unis ne sont que la caricature exacerbée. La science n’est pas le scientisme – cette croyance en la toute-puissance du calculable, accolée à l’ignorance de tout le reste. Maintenant que l’incertitude (financière, économique, climatique, biotechnologique, sanitaire, géopolitique, catastrophique) est logée au cœur de nos savoirs et de nos pouvoirs, nous allons peut-être sortir de cet enchantement purement technique pour bâtir un monde nouveau où nous cohabiterons avec les autres, sans l’arrogance qui a été la nôtre depuis cinq siècles (et qui devient celle de l’islam régressif, en retard de l’histoire).

C’est tout cela la leçon des événements récents: la faillite de la finance américaine est la faillite du tout-calculable, de la Raison pure sans débat, du Moi-je-sais-tout sans réflexion ; la faillite de la guerre « démocratique » en Irak et en Syrie est la faillite du « progrès » à l’occidentale, de la liberté imposée de l’étranger, du meccano des peuples et des ethnies ; la faillite du système républicain aux Etats-Unis (mais aussi des partis de gouvernement en Europe) est la faillite des promesses non tenues, de la manipulation des foules, des fausses sincérités idéologiques. La vérité n’est jamais absolue – ni « révélée », ni « scientifique », ni unique – elle se cherche à tout moment par des hypothèses qui se corrigent, des lois provisoires remises en cause, de nouvelles idées dues à de nouveaux savants et de nouvelles expériences. Les « bons élèves », on le voit, ne sont pas ceux qu’on croit !

Catégories : Géopolitique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le doute est salutaire

Dérivé de ‘duo’, le doute exprime l’hésitation, l’indécision. Jusqu’au 16ème siècle, douter signifiait avant tout ‘craindre’, avant d’être cantonné à ‘redouter’. C’est le réflexe intellectuel frileux auquel nous assistons systématiquement de nos jours : tout changement fait ‘douter’ de l’habitude, donc automatiquement ‘craindre’ ce qui va être modifié. Il marque la défiance dans ce nouveau Moyen-Âge assoiffé de certitudes.

La locution ‘sans doute’ est d’ailleurs restée avec le sens de ‘je choisis l’hypothèse’. Le doute est condamné par l’Église comme par l’islam : il n’y a de Dieu que Dieu et Jésus ou Mahomet annonce Son règne. Tous les non-chrétiens ou non-musulmans sont mécréants, donc exploitables (colonisables) et taillables (en pièces) à merci – et Allah Dieu reconnaîtra les siens. Aucun doute, rien n’est douteux pour le Croyant.

Seuls les disciples ont parfois le doute édifiant : ils sont humains, comme vous, mais ont fait le ‘bon choix’, celui de s’abandonner entre les mains du Père. Seuls les non-convaincus sont ‘douteux’, de maintien, de mœurs et de pensées. Ont-ils donc une âme ? Le Diable ne les possède-t-il pas ? Les côtoyer est redoutable, les ignorer requis, les massacrer encouragé.

Et pourtant, le doute est salutaire. « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance », disait Montaigne, Essais I 27. Encore fallut-il la redécouverte des préchrétiens antiques, à la Renaissance, pour « oser » défier le Dogme. A l’inverse, une bonne part de l’islam est retourné aux origines, encouragé par cette démocratie à la pointe de l’épanouissement humain qu’est l’Arabie saoudite, et par cette utopie d’un « monde meilleur possible » vantée tant par le salafisme (une secte de l’islam) que par l’État islamique. L’islamisme wahhabite ou salafiste est violemment « réactionnaire » envers toute modernité. Car, aucun doute, tout a été déjà dit par Djibril à Mahomet et écrit pieusement par ses disciples jusqu’à la troisième génération. Comme dans l’armée, réfléchir, c’est déjà désobéir – et douter du commandement un crime de haute trahison !

protocoles de la rumeur

Or, pour nous en Occident, le doute est ‘penser sans certitude’, sens qui est resté dans ‘se douter’. Le doute salutaire permet l’étonnement philosophique, l’hypothèse scientifique, le dialogue démocratique, le risque d’entreprendre – rien que ça ! Le doute est un pari : quitter les rives de l’habitude, de l’enclos, de la certitude – pour aller prendre le risque d’explorer le monde, les autres jamais vus et les pensers nouveaux. Si la ‘dubitation’ fut jadis rhétorique – il s’agissait de feindre d’hésiter pour mieux asséner son argument – être ‘dubitatif’ demeure suspendre son jugement a priori pour exercer ses talents d’observation (sens), d’examen (cœur) et de critique (esprit).

Si les sceptiques y arrêtent leur pensée, poussant jusqu’à la relativité générale de tout jugement, les dogmatiques en font un passage obligé : c’est rhétorique d’Église, tout comme de Parti, que de tenir pour faux tout ce qui se présente – avant de feindre de « remettre sur ses pieds » la réalité et de catéchiser dans le « bon sens » les fidèles. Au nom de la certitude, évidemment. Pour Descartes, que l’on cite souvent comme ayant défié la Tradition par le ‘je pense’, Dieu demeure au final l’anti-doute ; pour Hegel, c’est l’Histoire qui s’accomplit et nous écrase ; pour Marx, le mouvement social qui crée l’Histoire inexorable qui nous emporte. La certitude devient ‘état de fait’ lorsqu’on est incapable de douter. Par peur de la liberté, par crainte de la responsabilité, par hantise de l’initiative. Ou par un ego hypertrophié.

Or, il est raisonnable de douter quand les faits semblent faux où incertains. Et tous les faits le sont, de « que mangerai-je demain ? » à « m’aime-t-elle ? » ou « faut-il le croire ? ». Ni Dieu, ni maîtres, ni masse ne créent le certain – même si leur force vient de la puissance terrible qu’on leur attribue. Montaigne encore disait fort bien : « Il n’est rien cru si fermement que ce qu’on sait le moins, ni gens si assurés que ceux qui nous content des fables, comme alchimistes, pronostiqueurs, judiciaires, chiromanciens, médecins. Auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs ordinaires des desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident, et de voir dans les secrets de la volonté divine les motifs incompréhensibles de ses œuvres » Essais I 32. La théorie du Complot n’a pas été inventée par notre siècle.

La science elle-même n’est pas un corpus déjà écrit, une « bible » que nous aurions à charge de « découvrir » – mais une méthode. Elle est un perpétuel échange entre nos capacités de penser, l’expérience humaine accumulée et le réel donné. Rien n’est jamais tenu pour acquis, même si les instincts automatisent certains de nos comportements. Si la confiance en l’expérience et le savoir permet de se fonder, leurs postulats éprouvés (bien que non démontrés) permettent de penser et d’agir en attendant. Les « dogmes » de la physique, de la biologie, de l’économie et autres sont remis en cause presque à chaque génération. La connaissance scientifique fonctionne comme un processus : étonnement soudain, observation, questionnement, hypothèses, tests des hypothèses, modélisation (qui est une fiction d’imagination), épreuve de l’expérience (qui replonge dans le réel) – avant nouvelles hypothèses, affinement du modèle ou impasse, nouvelles questions, etc. Tel Sisyphe, le scientifique roule sans fin son rocher, cent fois sur le métier il remet son ouvrage. A charge à ses descendants de poursuivre la tâche.

Le doute, pour être utile, n’est pas sans limites – il est « méthodique ». Ne nous fions ni à nos sens, ni à nos mouvements de cœur, ni à notre esprit si prompt aux ‘préjugés’ – suspendons simplement notre avis. L’instinct (aveugle) ne doute jamais, le cœur (faible) et l’âme (crédule) trop souvent ; c’est à l’esprit (critique) de balancer. Crainte, désirs, croyance, espérance sont des travers trop humains. Au lieu d’y céder d’un premier mouvement, examinons la chose, l’être ou l’idée, tournons autour, usons avec elle de l’éclairage de nos sens, de notre expérience des hommes, de la logique de notre pensée. Faisons attention aux paralogismes, syllogismes ou sophismes : ils sont nombreux, ils masquent le chemin par leur facilité. La bêtise y tombe souvent, même chez les plus intelligents et de bonne foi. Il faut un minimum de confiance dans la constance du monde, mais point trop. Délicat équilibre qui établit l’humaine condition. Car nous ne sommes ni anges, ni bêtes, mais voués à l’entre-deux ; travaillant à connaître, sans être sûrs de rien.

Douter ne signifie-t-il rien d’autre que d’être vigilant ? – Sans doute. « Quand un homme doute au sujet de ses propres entreprises, il craint toujours trois choses ensemble, les autres hommes, la nécessité extérieure, et lui-même. Or c’est de lui-même qu’il doit s’assurer d’abord » dit le philosophe Alain dans Les idées et les âges, Les Passions et la Sagesse, Pléiade p.186. Le pire ennemi de l’homme reste lui-même : « Il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi » dit justement Montaigne, Essais II 17.

Catégories : Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Patrice Gilly, Le cinéma – une douce thérapie

patrice gilly le cinema une douce therapie
Le cinéma vous présente des images toutes faites qui évitent l’effort d’imaginer. Au pire, « on » vous pense : gavés d’affects, vous ne créez plus, vous consommez. Cet aspect sombre du cinéma existe, mais Patrice Gilly préfère explorer sa face lumineuse, celle qui montre l’exemple : « le cinéma m’émeut et me meut », déclare-t-il dès la page 9.

Ce petit livre se présente comme une expérience personnelle, transformée en thérapie de groupe ouverte à tous. Il s’agit de « sortir du retrait pour aller vers l’inédit » p.8. Beau programme, bien mené, qui donne envie. Plusieurs dizaines de films récents sont racontés et leur situation objective mise en cause par l’expérience subjective de l’auteur. Il sait attacher son lecteur par son évocation, au travers des films, de la déchirure que fut le divorce de ses parents à 12 ans, de son manque de figure paternelle qui explique son attachement à la famille et sa constante envie d’être reconnu. Quelques propositions d’exercices ponctuent les chapitres pour inciter le lecteur à se saisir de la méthode. Et peut-être découvrir lui aussi ses failles propres.

Car « le cinéma implique le spectateur dans un processus de participation affective et psychologique » p.39. Il donne du sens à l’existence et permet de construire sa propre histoire. Du moins pour ceux qui ne se contentent pas de rester béats devant les images sans (surtout !) rien en penser… Comme toute thérapie, la ciné-thérapie exige un investissement personnel, le cinéma n’étant qu’un support commode à faire accoucher l’expression des nœuds de l’inconscient. Le film touche l’intime, tout en étant presque réel ; il permet de voir les autres vivre des situations tout en restant à distance : même les timides peuvent participer.

Jouent alors les mouvements psychiques classiques : l’empathie, l’idéalisation, les fantasmes, les désirs, le transfert, l’identification – voire la catharsis.

La ciné-thérapie emprunte à la Gestalt-thérapie comme aux thérapies narratives. Cette psychologie pratique, à l’américaine, a pour ambition de soigner par la relation. Elle est appliquée par le cinéma depuis 2004, élaborée au contact des réalités aborigènes d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Elle doit permettre la prise de conscience de la forme que prend l’ajustement de chaque individu à ce (et ceux) qui l’environne(nt). Pour cela, la parole est privilégiée avec l’expression des émotions, le rêve, l’imaginaire, la créativité – mais aussi le mouvement et le corps, dont les images filmées donnent une forme mimétique. Développer la conscience de l’instant rejoint en effet le cinéma, qui n’est qu’instant : « Le temps chronologique s’efface au bénéfice de la profondeur de l’instant vécu » p.34.

patrice gilly photo

La fluidité des images et des histoires accompagne cette thérapie du processus, dans laquelle les causes sont moins importantes que l’adaptation ici et maintenant. « Le film image l’inconscient », est-il résumé joliment p.29. Il est une sorte de songe éveillé en salle obscure, lové dans un fauteuil fœtal. Opium du peuple pour faire oublier, le temps d’une séance, le reste terne de l’existence – il est aussi opium qui lève les blocages et ouvre une porte sur les profondeurs de soi. La narration, les personnages et les émotions formatent une manière d’être et de percevoir le monde, en résonance ou en conflit avec la nôtre.

Mais « le cinéma perd ses vertus thérapeutiques si la vision du film n’est pas suivie d’une parole exprimant le trouble vécu dans l’intimité » p.32. C’est l’essence de la psychanalyse que de faire mettre des mots sur les maux afin de les apprivoiser par la conscience. Il faut donc en parler, pour soi seul dans son journal intime désormais sur blog ou réseaux sociaux, avec ses copains ou copines autour d’un pot après séance, en famille avec son conjoint et ses ados, avec son psy – ou lors de stages collectifs de thérapies douces ouvertes sur le lien social ont l’auteur présente quelques exemples.

Voici donc une démarche originale, peu usitée par tous les fans qui se gavent de films. Pour ma part, j’ai toujours préféré la lecture, qui offre depuis l’enfance un champ plus ouvert à mon imagination – mais c’est une question de génération et d’habitus. Certains – comme Eddy Mitchell – sont restés marqués à jamais par « La dernière séance ».

Je me pose cependant la question de savoir si la génération Y, née avec l’iPod sur les deux oreilles, les fils en Y à demeure sur la gorge et le regard rivé aux très petits écrans des jeux vidéo et des Smartphones depuis l’enfance, peut faire autrement que de « consommer » le cinéma. Pressés d’être comme les autres, les jeunes ne connaissent le plus souvent des films cultes que de courtes séquences aimées de tous, visionnées sur YouTube. Nomades, ils ont du mal à se poser seuls devant un grand écran ou dans une salle obscure, mais préfèrent regarder des nuits durant en groupe des séries haletantes dont la richesse psychologique n’égale pas celle des films d’auteurs.

Patrice Gilly, Le cinéma – une douce thérapie, 2015, éditions Chronique sociale – Lyon, 144 pages, €14.00
Cinémoithèque, le blog cinéma de l’auteur

L’organisme formateur

Avec cette note, j’inaugure une catégorie « cinéma » sur ce blog

Catégories : Cinéma, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Raisonner ou résonner ?

Hier la culture était comme la confiture de grand-mère, un assaisonnement maison de la tartine, une délicatesse de la personnalité. Aujourd’hui ? La culture est comme la confiture industrielle, la préférence pour le « light » et le « bio », l’irraison est élevée au rang des beaux arts.

C’est un professeur de philosophie qui le dit : « Une chose est de constater la présence d’erreurs de jugement, d’incompréhensions, de lacunes dans les connaissances. Ce qu’on observe aujourd’hui est d’une autre nature : il s’agit de l’incapacité des élèves à saisir le sens même du travail qui leur est demandé. (…) Il est devenu impossible de se référer à l’art de construire une problématique et une argumentation pour différencier les copies. » (Eric Deschavanne dans ‘Le Débat’ mai-août 2007). Bien que déjà mûrs – plus qu’avant – à 17 ou 18 ans, bien que possédant une ‘culture’ qui, si elle n’est pas celle des humanités passées, n’en est pas moins réelle, les jeunes gens paraissent dans leur majorité incapables d’exercer leur intelligence avec méthode.

Ils ne raisonnent pas, ils résonnent.

Ne comprenant pas le sujet, ils le réduisent au connu des lieux communs véhiculés par la culture de masse (le net, Facebook, la télé) ; ne connaissant que peu de choses et ne s’intéressant à ‘rien’ d’adulte (surtout ne pas être responsable trop tôt, ne pas s’installer, rester dans le cocon infantile), ils régurgitent le peu de savoir qu’ils ont acquis sans ordre, sans rapport avec le sujet.

Ils n’agissent pas, il réagissent.

Ils ne font pas l’effort d’apprendre, ils « posent des questions ». Leur cerveau frontal, peu sollicité par les images, la musique et les « ambiances » propres à la culture jeune, ne parvient pas à embrayer, laissant la place aux sentiments et aux « émotions ». Ils ont de grandes difficultés avec l’abstraction, l’imagination et la mémorisation, car ce ne sont pas les images animées ni les jeux de rôle, ni le rythme basique et le vocabulaire du rap qui encouragent tout cela… Tout organe non sollicité s’atrophie. On n’argumente pas, on « s’exprime ». On n’écoute pas ce que l’autre peut dire, on est « d’accord » ou « pas d’accord », en bloc et sans pourquoi.

collegien sac ado

Comment s’étonner que l’exercice démocratique d’une élection se réduise, pour le choix d’un candidat, à « pouvoir le sentir » ? Comment s’étonner que l’exercice pédagogique de la dissertation soit abandonné comme « trop dur », au profit de la paraphrase du « commentaire » ? Comment s’étonner que le bac devienne, pour notre époque, ce que fut le certificat d’études jadis, la sanction d’un niveau moyen d’une génération et absolument pas le premier grade des études supérieures ?

Et c’est là que l’on mesure que ce peut avoir d’hypocrite la moraline dégoulinante de bons sentiments des soi-disant progressistes français. Cette expression de Frédéric Nietzsche dans ‘Ecce Homo’ signifie la mièvrerie bien-pensante, l’optimisme béat des croyants en la bonté foncière, les « bons sentiments » qui pavent l’enfer depuis toujours.

Le collège unique pour tous ! La culture générale obligatoire jusqu’à 16 ans ! 80% d’une classe d’âge au bac ! Qu’est-ce que cela signifie réellement, sinon « l’effet de moyenne », cet autre nom de la médiocrité ? Car que croyez-vous qu’il se passe quand la notation des épreuves est réduite à se mettre au niveau des élèves ? Quand l’éducation ne consiste plus qu’à faire de l’animation dans les classes, pour avoir la paix ?

Eh bien, c’est tout simple : la véritable éducation à la vie adulte s’effectue ailleurs. Et c’est là où la « reproduction », chère à Bourdieu et Passeron, revient – et plus qu’avant.

Quels sont les parents qui limitent le Smartphone, la télé, les jeux vidéo et le tropisme facile de la culture de masse ? Pas ceux des banlieues ni les ménages moyens… mais ceux qui ont la capacité à voir plus loin, à financer des cours privés et à inscrire leurs enfants dans des quartiers où puisse jouer le mimétisme social du bon exemple. Mais oui, on tient encore des raisonnements logiques dans les khâgnes et les prépas ; on apprend encore dans les ‘grandes’ écoles, surtout à simuler des situations ; on ingurgite des connaissances lorsqu’il y a concours. Le « crétinisme égalitariste » de l’UNEF, que dénonçait Oliver Duhamel sur France Culture, laisse jouer à plein tous les atouts qui ne sont pas du système : les parents, leurs moyens financiers, leur quartier, leurs relations.

Le fossé se creuse donc entre une élite qui sait manier son intelligence, parce qu’elle a appris à le faire, et une masse de plus en plus amorphe, acculturée et manipulée – laissée par l’école à ses manques. Cette superficialité voulue à tous les niveaux scolaires de la maternelle à l’Université conduit à réduire l’effet ascenseur social qui régnait à l’école d’après-guerre.

Faut-il en incriminer « le capitalisme » ? Allons donc ! Quel bouc émissaire facile pour évacuer l’indigence de la pensée « démocratique » ! Ne trouvez-vous pas étrange que, malgré deux septennats de présidence de gauche, un quinquennat de gouvernement Jospin et un quasi quinquennat de présidence Hollande, malgré la vulgate anti-bourgeoise des intellectuels depuis 1968 – l’égalité des chances n’ait EN RIEN progressé depuis une génération ? Au contraire même.

L’élite d’il y a 1000 ans se maintenait par la force : l’épée, se tenir à cheval, la parentèle. L’élite du 21ème siècle se maintient par l’intelligence : savoir s’adapter, anticiper, trouver des exemples dans le passé et les interpréter pour aujourd’hui, la formation du caractère – et toujours la parentèle (étendue au réseau social).

Ne pas offrir d’exercer l’intelligence est une faute politique et une hypocrisie sociale. Elle réduit l’humain à résonner en chœur, pas à raisonner en adulte citoyen. Certains diront que c’est voulu ; je pense pour ma part qu’il s’agit de lâcheté politique.

Catégories : Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Être un bon Européen ?

Chacun peut l’être par conviction politique, foi humaniste ou simple intérêt bien compris dans un monde globalisé où seuls comptent désormais les grands ensembles. Mais je voudrais donner ici une autre idée de l’adhésion à l’Europe : celle d’esprit libre.

C’est Friedrich Nietzsche il y a plus d’un siècle, dans son époque de nationalités et revendications identitaires batailleuses, qui prenait de la hauteur pour ne pas rester lié à une patrie. Les différences superficielles entre nations européennes masquent pour lui une unité culturelle. Les fermentations des haines nationales ne sont pas la solution pour vivre plus ou mieux – au contraire. Le nationalisme est une démence de la passion, que la raison délirante transformera au siècle suivant en camps pour tous les métèques, les koulaks, les barbares, les « rats ».

doisneau ouvriers empoignent seins

Nietzsche en appelle à la survenue d’hommes supérieurs, au-dessus de ces bas instincts, de ces passions folles, de cette raison en dérive. La volonté doit accoucher des valeurs, donc de la culture. Le « bon européen » selon Nietzsche est donc « sans patrie ». Il peut être d’un terroir et s’exprimer en une langue sans s’y enfermer : c’est au contraire par les voyages, les curiosités de lectures et de rencontres, par l’apprentissage d’autres langues, donc d’autres façons de penser, qu’émergera la conscience supérieure. En premier lieu européenne.

Peut-être un jour aura-t-on une conscience galactique, ou multi-univers, mais commençons par le commencement. C’est l’erreur des intellos français, trop théoriciens, que de grimper tout de suite aux rideaux en poussant l’abstraction. Victor Hugo en appelait à la « conscience universelle », probable effet de son christianisme mal digéré. Mais vouloir l’universel revient concrètement à ne rien vouloir du tout. L’excès engendre l’impuissance, et pas seulement dans la conscience. Agiter l’universel ou le cosmopolite, c’est surtout ne rien faire ici et maintenant – tout en se donnant bonne conscience dans « l’au-delà » de l’avenir. Ce qui veut dire jamais, à notre échelle humaine, attitude que Nietzsche rapproche du « nihilisme ».

Le « bon Européen » est un ideal-type, un modèle vers lequel on doit tendre, plus facile à suivre que le très vague « universel » (qui n’est qu’une projection de la conscience occidentale sans en avoir conscience). Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche fait du « bon Européen » celui qui possède « un art et une faculté d’adaptation maximalisés » §242. Lorsque l’on sait que la « faculté d’adaptation » est la définition de l’intelligence (différente de « la raison »), le lecteur voit jusqu’où pourrait aller la notion « d’homme supérieur » – bien loin de la musculation à la Poutine ou de la cruauté exclusive des nazis. Nietzsche n’hésitait pas à parler de « névrose nationale » pour l’obsession nationaliste de son pays, l’Allemagne – en son temps, sous Bismarck. Il lui préfère à l’époque la culture française, plus ouverte sur le monde, à la conscience plus large malgré sa dérive vers l’abstraction sans chair de « l’universel ».

L’Europe culturelle de Nietzsche ne s’arrête pas aux frontières, elle englobe une vision du monde commune, essaimée en Amérique et en Océanie, « une somme de jugements de valeur qui commandent et qui sont passés en nous pour devenir chair et sang », Le Gai savoir §380. Cette culture vient des Grecs antiques, relayée par les Romains puis par le christianisme des Pères de l’Église, avant de rebondir au 15ème siècle avec la Renaissance de la pensée, l’essor scientifique et les grandes découvertes géographiques.

« La science » est elle-même une croyance, mais sa méthode est peut-être la seule qui permette d’observer le monde avec le moins d’a priori possible : par le débat, la critique et la correction successive. L’exigence de transparence sur l’agora politique incite à la rationalité intellectuelle, donc à la recherche de « la vérité », notion relative et ideal-typique elle aussi, mais qui conduit au savoir scientifique sans cesse en progrès. « L’Europe va maintenant jusqu’où s’étend la foi en la science », dit Nietzsche (Fragments posthumes, HTH II, 33, 9).

Tout n’est pas bon dans cette culture européenne, pense Nietzsche, mais quand même : si ce n’est elle, laquelle ? Celle à créer sans doute, mais seulement avec le temps.

Car la quête de « la vérité » engendre cette dichotomie de vision entre vrai et faux, donc bien et mal, donc égoïsme et altruisme. Il « faudrait » (injonction culturelle) choisir le vrai, le bien, l’altruisme – en soi – comme Platon le prônait, et après lui le Christ. Alors que l’être humain réel est irrémédiablement mêlé, sa conscience comme chacun de ses actes pris sans cesse dans un champ de forces entre raison et pulsions, passions et volonté. La faculté d’intelligence est ce délicat équilibre entre ces forces contradictoires mais toujours présentes et utiles.

  • Car que serait la raison sans passion ? – en politique une technocratie robotisée.
  • Que serait la volonté sans raison ? – une dictature totalitaire.
  • Que seraient les pulsions sans raison ? – un univers à la Sade, où tout est permis au nom de la jouissance égoïste.
  • Que seraient les passions sans la volonté ? – une anarchie de mouvements sans ordre ni sens…

Le scepticisme est justement la valeur qui caractérise les « bons Européens » selon Nietzsche. Ce pourquoi il révère Montaigne plus que Descartes.

Rien de conservateur, donc, dans cet appel à la culture européenne. Plutôt la continuation d’un mouvement commencé avec les Grecs vers le savoir et le débat, vers l’amélioration de la conscience humaine. Car les Européens d’aujourd’hui sont les « héritiers du dépassement de soi le plus long et le plus audacieux de l’Europe » (Le Gai savoir §357).

  • Renoncez au troupeau – pensez par vous-même !
  • Renoncez à la vérité absolue – adhérez au « gai » savoir qui multiplie les interprétations et laisse ouvertes les portes !
  • Ayez la volonté de vivre plus intensément, d’exister plus, d’être meilleur – en sublimant pulsions, passions et raison dans l’intelligence des choses et la volonté des actes !

Certes, voter pour des députés nationaux de seconde zone, recalés par leur parti dans cette voie de garage qu’est le « Machin européen » vu de l’énarchie parisienne centrée sur le Pouvoir autour du Président, paraît bien faible, vu des hauteurs de Nietzsche. La faute aux minables socialistes et aux étriqués de droite.

Mais il faut bien commencer par un bout… Avant l’univers, la terre ; avant la terre, l’Europe – seul grand ensemble susceptible de participer à cet « universel » dont rêvent les bonnes consciences à bonne excuse. « Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces » (Ainsi parlait Zarathoustra, De l’homme supérieur 8). S’ils ne vont pas voter pour l’Europe, ces bobos qui vantent « l’universel » en incantations rituelles, ils ne risquent pas de voter pour le monde ! Beau prétexte à surtout ne rien faire, tout en se pavanant en Bisounours, content de soi. « Car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne », Avant-propos au ‘Gai savoir’, 2.

Boboterie qui incite le populaire à voter contre ces « élites » dévoyées, pour des populistes aigris et étroits d’esprit. Le contraire du « bon Européen » dont Nietzsche a montré l’attrait…

Friedrich Nietzsche sur ce blog

Un article excellent de Pierre Verluise, docteur ès Science politique, sur la France dans l’Union européenne.

Catégories : Frédéric Nietzsche, Géopolitique, Philosophie, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Stoïcisme

J’avais encore 15 ans lorsque je découvris le stoïcisme, en classe de seconde. Je me souviens que cette philosophie nous avait alors enthousiasmés, filles et garçons. Était-ce sa parenté avec la morale chrétienne dont tant d’entre nous étaient nourris ? Était-ce cette fierté tranquille devant l’adversité, et surtout face à tous ceux qui veulent asservir les hommes ? Était-ce l’ascétisme et les difficultés du chemin proposé par ces maîtres antiques qui venaient toucher en nous une passion adolescente de pureté et de dureté ? Toujours est-il que nous en avons discuté passionnément, avec tout le sérieux d’une pensée qui s’éveille, et l’avidité de qui fait l’inventaire d’un trésor. L’envie m’a pris de relire Marc-Aurèle, Épictète et autres textes stoïciens. J’ai retrouvé, par bouffées, le souffle de mes 15 ans. Pour moi, la philosophie stoïcienne restera toujours jeune.

Pour les stoïciens, la philosophie est analogue à un champ dont la logique est la clôture, la physique la terre et la morale le fruit. Ils la comparent également à un animal dont les os et les nerfs sont l’art de penser, la chair est la morale et l’âme la physique. La connaissance de la nature par la logique, ou art de raisonner, fonde la morale.

gamin marchand de masques Paris luxembourg

La logique

La primauté revient aux sens, qui saisissent les sensations. Le choc des représentations sur l’esprit humain modifie la tension de l’âme. Si le choc provient d’un objet réel, s’établit une tension entre le sujet et l’objet : telle est la compréhension, art de prendre par l’esprit comme si l’on prenait à la main. Cette représentation compréhensive n’est ni bonne ni mauvaise. Elle ne le devient que par l’assentiment de la raison, qui créera la science appelée aussi compréhension ferme et assurée. La science porte sur des événements et non sur des concepts. Ces derniers naissent dans l’abstrait, de l’imagination ; ils ne sont pas une représentation mais un mouvement vain de l’âme. La confrontation de la sensation à la raison, qui fonde la connaissance, a pour but de mettre en harmonie l’expérience intérieure et l’expérience qu’on a de l’extérieur. La connaissance est une reconnaissance où la raison découvre sa parenté avec la nature environnante.

D’où l’importance donnée à la dialectique, art de raisonner qui fait saisir le difficile à l’aide du simple, et qui enchaîne les propositions selon les lois du langage. Raisonner justement, c’est à la fois être vertueux (agir en harmonie avec le divin) et découvrir le vrai (mesurer l’harmonie du divin). En découvrant sa fonction intelligente, l’homme découvre le bien-fondé du raisonnement : la mise en ordre des événements et des mots est analogue à la mise en ordre du monde par le destin. L’âme découvre ainsi qu’elle est une part de l’énergie qui meut l’univers.

La logique n’est pas un outil, mais en elle-même une vertu. Elle est la méthode qui permet de ne pas donner son adhésion au faux et trouve donc sa fin en elle-même.

La physique ou science de la nature

Le monde est un vivant animé. Il est formé de deux principes : l’un passif – la matière formée des quatre éléments qui composent tout ce qui existe et en lesquels tout se résout ; l’autre actif – la raison qui agit dans la matière et qui l’ordonne. Cette raison peut être appelée Dieu, qui est un ordre de la matière, une cause première et un architecte qui harmonise tous les biens et tous les maux dans la grande unité. Qualité inséparable de la matière, Dieu est répandu à travers l’univers entier « comme le miel à travers les rayons » (Tertullien). Sa volonté est la Providence, sagesse supérieure qui fait mouvoir les choses. Les lois du mouvement, dans la matière comme dans le monde, sont le destin (nœud de causes que nul ne peut dénouer) et la force qui anime la sympathie universelle dans la durée. La substance totale de l’univers est une : « tout est dans tout » (Sénèque). Une goutte de vin versée dans la mer, disait Chrysippe, se mêlera à tout l’océan et s’étendra au monde entier. Cette sympathie des choses exprime la présence du divin à travers l’univers. L’homme, part de l’univers et part du souffle divin qui l’anime, est citoyen du monde.

La morale

La logique qui permet de découvrir le vrai, et la physique qui est connaissance de la nature et de l’intelligence divine, fondent la morale.

La raison humaine est à la fois partie maîtresse qui commande les sens de chaque individu, et part de l’esprit divin universel. Elle permet donc de connaître le principe directeur de la nature et de distinguer s’il y a accord entre la nature de l’homme et celle de l’univers. La raison permet de saisir le dessein de Dieu « pour gouverner toutes choses avec justice » (Stobée). L’homme peut ainsi comprendre que tout dans le monde est la cause coopérante de tout, ce qui se produit est toujours un enchaînement harmonieusement réglé. Rien ne sert de s’insurger contre l’ordre du destin. L’homme fait partie de la nature et doit conformer son action à la nature.

Seules les choses qui dépendent de nous sont libres. Le reste est la providence, qui arrive avec justice, suivant la loi divine infuse dans l’univers. Éclairé par la raison, le sage acquiesce aux événements du monde sur lesquels il n’a pas prise. Ainsi est-il roi, car « la royauté est un pouvoir qui n’a pas de comptes à rendre, ce qui n’appartient qu’aux seuls sages » (Diogène Laërce).

La seule morale est donc de vivre selon la raison, ce qui veut dire vivre selon la nature, en harmonie avec la volonté suprême qui organise le tout. Le bien est alors ce qui est utile, car l’utile concourt à organiser la nature suivant l’ordre divin. L’homme distingue le bien par la connaissance, puis choisit de s’y conformer parce qu’il sait que ce qui est bien est conforme à la nature. Les vertus, les réflexions, la justice, le courage, la sagesse, sont des biens. Les maux sont le contraire. Mais ce qui n’est ni utile ni inutile, et dont on peut se servir pour le bien et le mal, est indifférent : ainsi la vie ou la mort, la santé ou la maladie, le plaisir ou la douleur, la beauté ou la honte, la force ou la faiblesse, la richesse ou la pauvreté, la gloire ou l’obscurité, la noblesse ou la basse naissance.

Le bonheur se recherche, il n’est pas donné. Il est de vivre en harmonie avec soi, donc en sympathie avec l’univers et avec l’être qui l’anime. La pratique de la vertu s’accompagne de joie, car la vertu est une perfection en commun, un accord avec le tout. Au contraire, la pratique du vice est source de chagrin car l’harmonie est rompue, l’irrationnel et la démesure font naître passions et désirs qui tourmentent.

Certes, le mal est nécessaire à la beauté du monde, il fait ressortir par contraste l’harmonie du bien. Tout mouvement s’accompagne de rupture de l’équilibre, ce qui engendre souffrance durant la transition vers un nouvel équilibre. Le mal n’est pas un péché absolu mais une erreur due au déséquilibre, à la démesure, à la disharmonie, à l’imprudence. Le sage ne supprime pas les désirs, il les contrôle par la raison. Sa volonté n’est pas froide et calculatrice, mais fondée sur le désir et la passion ; encore faut-il que la mesure l’emporte sur l’excès, et que l’irrationnel soit dompté par la raison. Le but est la sagesse comme maîtrise de soi et conscience autant de ses propres possibilités que de ses limites. La science est le départ d’une adhésion consentie : non pas une connaissance pour dominer, mais un savoir pour être conscient.

Se connaître – tel est encore une fois le maître mot.

Aujourd’hui, nous savons à peine ce qu’est la sagesse. Nous savons encore moins ce qu’est la mesure. Quant à la « raison », elle est presque devenue hors mesure, une passion qui s’emballe, un orgueil scientiste, un déséquilibre ravageur des instincts. La raison positiviste n’est pas la raison stoïcienne. Il y a amputation, dessèchement, car le positivisme agit sur des concepts et non sur des événements. La raison y est entendement qui tourne à vide, connaître pour connaître, vendre pour vendre, travailler pour travailler, baiser pour baiser.  La raison n’est plus méthode de vertu ni recherche de l’harmonie entre les hommes et avec le monde.

Ce qui me plaît le plus dans la philosophie stoïcienne est justement ce lien profond entre la connaissance, l’action et la passion, entre la science, la spéculation et l’éthique. Le stoïcien veut savoir pour vivre moins follement, et non vivre pour savoir sans autre but. Il veut percer le secret des choses pour conformer ses actions à l’ordre universel. Même si cet ordre n’existe pas aussi rigoureusement que les sages l’ont dit, même si la « divinité » qui ordonne le monde n’est peut-être qu’illusion.

Les Stoïciens, Gallimard Pléiade 1962, direction Pierre-Maxime Schuhl, 1432 pages, €57.00

Les Stoïciens – anthologie, collection Tel Gallimard 1997, tome 1, 668 pages, €13.02 / tome 2, 826 pages, €14.73

Les Stoïciens – textes choisis par Jean Brun, PUF, 182 pages, €11.40

Jean-Baptiste Gourinat, Le stoïcisme, PUF collection Que sais-je ? 2011, 128 pages, €8.55

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Nietzsche et la science

Dans ‘Le Gai Savoir’, Nietzsche s’intéresse à la science en philosophe. La méthode scientifique est un outil de l’intelligence, elle ne trouve donc pas sa justification en elle-même mais comme une intention : un instinct, une volonté et une morale avant d’être une méthode – irriguant ainsi les trois cerveaux que sont le paléocortex pour les instincts (volonté), le cortex pour les émotions (morale) et le néocortex pour l’intelligence (méthode). La science est ainsi, selon Nietzsche, poussée par la morale et née de la volonté. Elle a émergé dans l’histoire afin de mieux comprendre les desseins de Dieu ou pour améliorer l’homme.

« Dans les derniers siècles on a fait avancer la science :

  • Soit parce que, avec elle et par elle, on espérait le mieux comprendre la bonté et la sagesse de Dieu – le principal motif dans l’âme des grands Anglais (comme Newton),
  • Soit parce que l’on croyait à l’utilité absolue de la connaissance, surtout au lien le plus intime entre la morale, la science et le bonheur – principal motif dans l’âme des grands Français (comme Voltaire),
  • Soit parce que l’on croyait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d’inoffensif, quelque chose qui se suffit à soi-même, de tout à fait innocent, à quoi les mauvais instincts de l’homme ne participent nullement – le motif principal dans l’âme de Spinoza, qui, en tant que connaissant, se sentait divin :

– Donc pour trois erreurs ! » 37.

science clipart

La science ‘scientiste’ (celle qui se mire en son miroir et trouve sa morale en elle-même) repose donc elle aussi sur une foi : la volonté de vérité. Cette volonté est un élan moral, une croyance que le vrai, c’est « bien ».

« La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas alors seulement que l’on ne se permet plus de convictions ?… Il en est probablement ainsi. Or, il s’agit encore de savoir si, pour que cette discipline puisse commencer, une conviction n’est pas indispensable, une conviction si impérieuse et si absolue qu’elle force toutes les autres convictions à se sacrifier pour elle. On voit que la science, elle aussi, repose sur une foi, et qu’il ne saurait exister de science « inconditionnée ». La question de savoir si la vérité est nécessaire doit, non seulement avoir reçu d’avance une réponse affirmative, mais l’affirmation doit en être faite de façon à ce que le principe, la foi, la conviction y soient exprimés, que « rien n’est plus nécessaire que la vérité et, par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de deuxième ordre. » – Cette absolue volonté de vérité : qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper soi-même ? (…) « Volonté de vérité » ne signifie point « je ne veux pas me laisser tromper » mais – et il n’y a pas de choix – « je ne veux pas tromper, ni moi-même, ni les autres » : – et nous voici sur le terrain de la morale. (…) On aura déjà compris où je veux en venir, à savoir que c’est encore et toujours sur une croyance métaphysique que repose notre foi en la science. » 344

Nietzsche Gai savoir

Nietzsche, contrairement aux idées reçues, rend ainsi hommage au christianisme, dont la conscience de soi, rendue plus exigeante par la pratique de l’examen, a permis le savoir scientifique. « On voit ce qui a en somme triomphé du Dieu chrétien : c’est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante, c’est la conscience chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s’est transformée jusqu’à devenir la conscience scientifique, la propreté intellectuelle à tout prix. » 357

Mais décrire ne fait pas seul la science, tant la réalité est un voile qui cache le vrai sous les apparences et le « nom » qu’on leur donne. Le mot chien ne mord pas, avait coutume de dire William James ; ceci n’est pas une pipe, diront avec raison les Surréalistes d’un tableau. Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire, analyse Nietzsche, il nous faut inventer de nouvelles hypothèses pour pouvoir mettre au rancart les anciennes. Ainsi de la relativité qui cantonne la physique de Newton, et de la théorie des cordes qui relativisera peut-être la relativité.

« Il y a une chose qui m’a causé la plus grande difficulté et qui continue de m’en causer sans cesse : me rendre compte qu’il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont. La réputation, le nom, l’aspect, l’importance, la mesure habituelle et le poids d’une chose – à l’origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface – par la croyance que l’on avait en tout cela, par son développement de génération en génération, s’est peu à peu attachée à la chose, s’y est identifié, pour devenir son propre corps ; l’apparence primitive finit presque toujours par devenir l’essence, et fait l’effet d’être l’essence. Quel fou serait celui qui s’imaginerait qu’il suffit d’indiquer cette origine et cette enveloppe nébuleuse de l’illusion pour détruire ce monde considéré comme essentiel, ce monde que l’on dénomme « réalité » ! Ce n’est que comme créateurs que nous pouvons détruire ! – Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer peu à peu des « choses » nouvelles. » 58

D’où l’importance morale de l’esprit de contradiction. La science n’avance QUE contre la bonne conscience, l’opinion commune, l’évidence, le politiquement correct. Il faut transgresser pour découvrir – et cette découverte est une création, il s’agit d’une réalité nouvelle ; elle n’existait pas auparavant, elle est une autre façon de voir les mêmes choses, trop habituelles, trop convenue. La science relativiste ne dit-elle pas elle-même que la masse est l’énergie au repos ? C’est tout le sens de la formule d’Einstein, e=mc². La science est savoir en état d’énergie ; le savoir à l’état de masse, c’est le dogme : la Bible, le Coran, le Capital, le Petit livre (rouge ou vert).

einstein e=mc2

« Chacun sait maintenant que c’est un signe de haute civilisation que de savoir supporter la contradiction. Quelques-uns savent même que l’homme supérieur désire et provoque la contradiction pour avoir sur sa propre injustice des indications qui lui étaient demeurées inconnues jusqu’alors. Mais savoir contredire, le sentiment de la bonne conscience dans l’hostilité contre ce qui est habituel, traditionnel et sacré – c’est là, plus que le reste, ce que notre civilisation possède de vraiment grand, de nouveau et de surprenant, c’est le progrès par excellence de l’esprit libéré : qui dont le sait ? » 297

Pour Nietzsche, la science n’est donc ni pure, ni neutre, ni objective (ce que « croit » le scientisme, ce positivisme du 19ème siècle encore tellement présent chez les profs). Elle est un instrument humain, trop humain. Incomparable, certes, pour aborder la vérité – mais une vérité provisoire, sans cesse remise en cause par des hypothèses nouvelles et des regards nouveaux. La science est une volonté, une morale et une méthode :

  • la volonté instinctive, vitale, d’explorer par curiosité, pour soi et pour les autres ;
  • la morale que le vrai est bon à découvrir, utile et bien à la fois, mieux que l’apparence, les convenances ou le mensonge, tous manipulables ;
  • la méthode d’aller avec esprit de contradiction contre les idées reçues, la bonne conscience, les habitudes et le sacré, tout ce qui englue et fige.

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, édition Bouquins t.2, €31.82

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1887, Folio 1989, 384 pages, €7.69

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie, Science | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Philippe Cahen traque les signaux faibles

J’ai déjà évoqué les « signaux faibles » dans une chronique. J’y reviens aujourd’hui, car ils ne cessent jamais… Un signal faible est un fait paradoxal qui inspire réflexion. Dans sa Lettre mensuelle, l’économiste indépendant Philippe Cahen traque ces signaux dans l’information courante. Il en tire quatre fois par an une réflexion plus large sur les conséquences de ces invitations à penser pour les entreprises. Une fois l’an, sauf quand la conjoncture s’accélère, ces signaux et les scénarios qu’ils induisent font l’objet d’une prospective : que disent-ils sur l’avenir ? Le court terme est ainsi recalé dans un long terme réfléchi, ce qui est bien utile aux mentalités du temps prises par tempérament et mauvaise habitude dans la toute urgence !

La Lettre des Signaux Faibles n°102 d’octobre 2012 fait émerger le message sur le saut dans le vide de Félix Baumgartner, 39 km, tous les records battus par cet exploit et les retombées pour la marque de boisson énergétique Red Bull. Le temps s’accélère, le spectaculaire avec lui : « Je retiens notamment un signal faible : c’est le passage de la télévision à Internet, 6 millions de personnes ont regardé ce saut en direct sur YouTube. » Dans le passé pourtant si proche, le 11 septembre 2001, on regardait tous CNN… Les entreprises devraient en tirer de saines leçons de communication !

Second signal, « pendant que Peugeot faisait les yeux doux à l’État en fabricant français des voitures pour le marché français, Renault se développait à l’étranger en fabricant des voitures qui se vendent et gagnent de l’argent : Dacia a certainement l’une des meilleures marges du marché. Quant au Royaume-Uni, alors qu’il a vendu toutes ses marques ou presque, il produit quasi autant que la France et exporte des voitures de gammes supérieures. Il n’y a pas que l’Allemagne à regarder de près ! » Il n’existe en effet plus UN seul « modèle économique » pour l’industrie automobile. A vouloir trop regarder le XXIème siècle comme au XIXème siècle, les dirigeants français (politiques ou patrons), risquent de passer à côté du présent.

Ce qui conduit tout droit au troisième signal : « Pour le présent, la France est en retard sur l’Allemagne : 20 000 robots vendus en Allemagne chaque année, 3 000 en France. Pour le futur, Aldebaran (père de Nao) est passé sous pavillon japonais. Et toutes les petites entreprises qui se créent se sentent bien seules même si elles performent au Robot World de Séoul, l’un des plus grands salons de robotique du monde. » Droite comme gauche, socialistes comme écologistes, regardent-ils l’avenir dans un rétroviseur ? Qu’en est-il de l’intérêt pour la robotique en France, comme accélérateur de productivité, donc de cette fameuse « compétitivité » dont tout le monde parle sans vraiment savoir de quoi il s’agit ?

Autre signal : « le Smartphone à quatre roues », comme le dit joliment Philippe Cahen. « General Motors, comme Ford, veut recruter 10 000 informaticiens. Passer de 90% de sous-traitance à 90% de in-traitance c’est confirmer que la voiture de demain, enfin… celle de 2014/2015, est un ordinateur sur roues ou plutôt un Smartphone sur roues. La caisse va devenir accessoire et indépendante de l’intelligence de la voiture. Penser une voiture par son intelligence est différent de la penser par sa mécanique. Si la BMW embarquait il y a cinq ans l’informatique d’une caravelle, ce sera d’ici peu celle d’un Airbus ! » Oserait-on se demander ce qu’en pensent Peugeot et Renault, de même que le gouvernement ou la CGT ? L’avenir se construit pourtant dès aujourd’hui. « Soutenir » la filière automobile en aidant les archaïsmes industriels les usines mécaniques et les emplois d’OS, est-ce vraiment le dernier cri de la réflexion sur le sujet ?

Le commerce est lui aussi en traine de changer à TGV (très grande vitesse). C’est l’objet d’un signal récent sur les centres commerciaux : « Les parcs d’activités commerciales s’en sortent par des loyers faibles et des enseignes qui concurrencent Internet. Mais pour les autres centres commerciaux, trop nombreux, au chiffre d’affaires en baisse et qui saturent le marché, le danger est réel avec des leaders qui vacillent (Fnac, Darty, etc.) et des loyers trop élevés. » D’où la FNAC en vente, d’où la restructuration du BHV, d’où la métamorphose de l’ex-Samaritaine.

Enfin dernier signal du mois, mais non le moindre : la sortir d’un nouveau livre de Philippe Cahen : ‘50 réponses aux questions que vous n’osez même pas poser’. Extraits de la Préface :

« En 1492, si Christophe Colomb avait su qu’il allait découvrir un nouveau monde, sans doute aurait-il agi différemment. Dans son regard plein de certitudes, il l’ignorait. Et pourtant ce continent et ces civilisations existaient.

Le 11 septembre 2001 à 8 heures, les Américains ne savaient pas ce qui les attendaient. Dans leurs comportements plein de certitudes, ils l’ignoraient. Et pourtant ce projet existait.

La prospective, c’est se préparer à imaginer ce que l’on ne sait pas. Ce que l’on ne VEUT pas savoir. Ces 50 réponses… sont 50 Amérique, 50 scénarios dynamiques, 50 risques. Provocatrices, cyniques, humoristiques, ces 50 réponses aient à imaginer 100, 500, 1000 autres futurs. En mettant de côté nos certitudes, nous ouvrons les champs des probables, et surtout des intolérables. La raison est dépassée, l’intuition, l’émotion, la curiosité, sont nos alliés.

Or chacun le sait, le principal risque pour une entreprise, pour toute organisation, est de ne pas prendre de risque. Surtout aujourd’hui. Demain n’est pas la suite d’aujourd’hui. Imaginer ces risques, c’est s’y préparer, savoir réagir en cas d’occurrence. C’est gagner du temps. C’est préparer les esprits, les entrainer aux changements de paradigme plutôt qu’être confronté à la béatitude des contemplateurs.

Ces 50 réponses… sont 50 exercices à imaginer des risques. La richesse des réponses et des scénarios dynamiques qui vont être émis, la richesse du travail de prospective contribue à être dans le changement, dans la rupture, pas dans le lissage des obstacles.

Alors l’entreprise, l’organisation, voire l’individu, a une vision. Il a la capacité stratégique d’y tendre, il a une trajectoire. Que la vision se réalise ou pas n’est pas en soi un obstacle. La vision est une force, quitte à la réajuster régulièrement, ce qui est une évidente obligation.

Cet ouvrage entre dans une méthode agile de prospective qui aide toute entreprise, toute organisation, tout individu, à établir sa vision. Ouvrir la prospective, se donner les moyens de cette ouverture, aller à la surprise, affronter l’inconnu, ne pas avoir peur des risques, c’est se donner les moyens d’être le premier, pas la copie. »

Philippe Cahen, Signaux faibles mode d’emploi, 2010, éditions Eyrolles, 164 pages, €22.14, Lauréat du Prix IEC’11 (Intelligence Économique et Compétitivité)

Philippe Cahen, Le marketing de l’incertain, 2011, éditions Kawa, 152 pages, €18.95

Philippe Cahen, 50 réponses aux questions que vous n’osez même pas poser ! sortie récente 2012, éditions Kawa, €23.72 Jusqu’au 20.12.2012 minuit, deux cadeaux pour tout achat du livre 50 réponses aux questions que vous n’osez même pas poser ! sur le site http://www.editions-kawa.com l’un avec le code CAHEN, promo -10% et envoi gratuit, l’autre est surprise en envoyant à l’auteur votre preuve d’achat avant le 21.12.2012 minuit.

L’auteur de cette note a écrit ‘Les outils de la stratégie boursière’ (2007) et ‘Gestion de fortune‘ (2009). Il se consacre désormais aux chroniques et à l’enseignement dans le supérieur.

Catégories : Economie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Être riche selon Rousseau

Article repris par Actualité999.

Jean-Jacques Rousseau est partisan de l’aisance, pas de la richesse. La première est morale, la seconde matérielle ; mais la différence réside surtout en la modération : avoir selon ses besoins, mais pas le superflu induit par la vanité. Il donne en exemple Julie et son mari Wolmar. « En entrant en ménage, ils ont examiné l’état de leurs biens ; ils n’ont pas tant regardé s’ils étaient proportionnés à leur condition qu’à leurs besoins, et voyant qu’il n’y avait point de famille honnête qui ne dut s’en contenter, ils n’ont pas eu assez mauvaise opinion de leurs enfants pour craindre que le patrimoine qu’ils ont à leur laisser ne leur put suffire. Ils se sont donc appliqués à l’améliorer plutôt qu’à l’étendre ; ils ont placé leur argent plus sûrement qu’avantageusement… » Améliorer, pas étendre ; placer sûrement, pas avantageusement. Autrement dit gérer son patrimoine comme on cultive son jardin : du travail, pas de risques, de la vigilance.

Pour Jean-Jacques, ce qui importe dans la vie est d’être avant tout heureux. Méthode en trois étapes :

  1. L’argent fait bien le bonheur, sur la base de la subsistance. Ce qui vient en surplus est « luxe », une jouissance qui tient à l’opinion des autres, au paraître social, à la vanité.
  2. Le vrai luxe selon Rousseau n’est pas matériel mais sentimental : ce sont les plaisirs en famille et avec les amis, la gaieté, le sourire, l’exercice du corps et de l’esprit, l’amour, le jouir dans la nature, des grands paysages romantiques au jardin soigneusement dompté. Pas d’ascétisme mais une « volupté tempérante », se retenir pour jouir mieux et plus profond.
  3. L’aisance ne saurait être complète si règne alentour la misère. Chacun doit donc y prendre sa part, sans prétendre jouer à Dieu et tout résoudre. Julie fait la charité, avec diligence mais intelligence. Elle fait œuvre de discernement dans les dons, sans se défausser par l’argent. Elle compatit et elle mesure, selon la raison, ce qu’elle donne – et à qui (pas à tout le monde). La bourse doit être complétée par le temps et les soins aux autres. Le matériel ne saurait remplacer le sentiment ni la morale.

« Il est vrai qu’un bien qui n’augmente point est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si cette raison est un motif pour l’augmenter une fois, quand cessera-t-elle d’être un prétexte pour l’augmenter toujours ? » C’est affaire de mesure, sur l’exemple des Anciens. La tempérance est une vertu, l’excès une démesure, l’hubris des Grecs qui encourait le châtiment des dieux. « L’insatiable avidité fait son chemin sous le masque de la prudence, et mène au vice à force de chercher la sûreté ». Rousseau n’aurait pas aimé le terme « spéculer », mais il avoue pourtant que « la raison même veut que nous laissions beaucoup de choses au hasard » – ce qui est la fonction même de la « spéculation ». Le speculum est le miroir latin, et spéculer veut dire que l’on réfléchit sur ses actions pour mesurer le risque qu’on prend, risque qui est affaire du hasard. Point trop n’en faut… mais il en faut. Rousseau ne condamne pas l’argent, mais l’avidité qu’on en a et l’usage qu’on en fait. Encore une fois ce qui compte pour lui n’est pas le matériel mais le moral.

Il décrit dans ‘La nouvelle Héloïse’ le couple du bonheur, fondé sur mari et femme plus enfants, mais aussi sur l’ancien amant devenu ami des deux, et sur la cousine devenue veuve, qui vient élever son enfant en famille. Tout, dans le roman, concourt au bonheur. Rousseau décrit sa Thébaïde, sa demeure idéale, autarcique mais ouverte, fondée sur les sentiments mais domptés, rationnellement gérée mais sans contraintes. « Les maîtres de cette maison jouissent d’un bien médiocre selon les idées de fortune qu’on a dans le monde ; mais au fond je ne connais personne de plus opulent qu’eux. Il n’y a point de richesse absolue. Ce mot ne signifie qu’un rapport de surabondance entre les désirs et les facultés de l’homme riche. Tel est riche avec un arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses monceaux d’or. Le désordre et les fantaisies n’ont point de bornes, et font plus de pauvres que les vrais besoins » 5-2 p.529ss

Jean-Jacques Rousseau vient d’exposer ce que je ne cesse de dire aux bobos ignares et bien-pensants, effarés que je puisse avoir rencontré plus d’enfants heureux à Katmandou ou dans l’Atlas qu’à Paris. Ils vivent de rien, vont en loques, mais connaissent le bonheur de l’amitié, des familles élargies et des aventures de la rue ou de la campagne. Ils ne sont pas laissés tout seul devant la télé ou Internet parce que les parents veulent « sortir » ou aller draguer. « Vivre avec 2$ par jour » est un slogan-choc du marketing associatif pour faire « donner » ; il ne signifie rien si l’on ne considère pas les conditions de vie. On ne vit pas à Paris avec 2$ par jour ; on survit largement à Katmandou pour le même prix. « Il n’y a point de richesse absolue ».

Paternaliste est Rousseau, jugeant de « la richesse » selon les maîtres possédants et leurs domestiques attachés. C’était avant l’industrie, mais beaucoup de salariés raisonnent pareil aujourd’hui. « Nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que par l’augmentation du bien commun ; les maîtres même ne jugent de leur bonheur que par celui des gens qui les environne ». Les « 12 milliards de trésorerie » de Peugeot devraient ainsi permettre de faire tourner une usine à pertes, selon les syndicats ouvriers. Les licenciés du volailler Doux en faillite ne « comprennent pas » qu’après avoir travaillé 25 ou 30 ans dans la société, « le patron » ne s’occupe pas d’eux personnellement. Cette façon de penser reflète celle de la société d’Ancien régime et n’a pas intégré l’économie industrielle, signe que l’enseignement français a de graves lacunes pour aider à comprendre le monde actuel. Je ne parle pas de la finance, qui est spéculation excessive hors des biens réels, mais de la bonne vieille économie d’industrie qui produit pour vendre.

On dira volontiers aujourd’hui que le monde de 1750 n’est pas celui de 2012 et que vivre en autarcie par faire-valoir direct de sa terre, dans une « pastorale » préindustrielle, n’est peut-être pas le mieux adapté à notre temps. Je souscris pleinement à cette critique, mais Rousseau a le mérite de mettre en valeur à la fois les principes du christianisme toujours en vigueur dans les mentalités françaises, et ce que j’appellerais la régression écologiste, qui est à l’écologie (science véritable) ce que l’idéologie est à l’économie : un discours social, un prétexte pour imposer ses hantises.

L’intérêt de Rousseau, outre qu’il écrit admirablement la langue classique et que c’est un bonheur de le lire, est qu’il met en scène des personnages touchants dans des paysages champêtres, revivifiant l’antiquité sereine dans un tout orienté vers la vie bonne. A l’heure où tous les discours actuels sont orientés vers l’effort, les restrictions, l’économie, le travail, le combat – rappeler que l’existence est faite avant tout pour être bien vécue est révolutionnaire. Et les retraités pourront utilement prendre des leçons de convivialité, de jardinage et de « loisir actif », auprès du fameux Jean-Jacques.

Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, 1761, Œuvres complètes t.2, Gallimard Pléiade 1964, 794 pages sur 2051, €61.75

Catégories : Economie, Jean-Jacques Rousseau, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Connaissez-vous les signaux faibles ?

Philippe Cahen est économiste en prospective. Il a mis au point une méthode de veille économique originale et prometteuse : la traque aux « signaux faibles ». « Il s’agit de chercher dans l’actualité des événements qui passent inaperçus mais qui préfigurent l’avenir », écrit-il. Pour quoi faire ? Pour établir le socle de scénarios dynamiques pour les secteurs et les entreprises.

Une conférence fait le point à Paris le jeudi 29 septembre.

Petits signaux, grandes conséquences : le signal faible fait penser, il demande pourquoi et avec quelles conséquences, il interpelle. Cette hygiène est vitale pour l’entreprise, confrontée à la concurrence et à la versatilité de ses marchés ; elle devrait être la méthode de l’économiste, qui le plus souvent prédit l’avenir à l’aide de rétroviseurs. C’est dire si cette discipline de traque intelligente est urgente dans un monde sans cesse en mouvement et interconnecté à la vitesse de la lumière.

C’est par exemple le signal faible de voitures robustes et pas chères, lors d’un voyage en Russie, qui a fait lancer la Logan par Louis Schweitzer. Les bureaux d’études de Renault se sont montrés plutôt réticents… mais les marchés occidentaux ont tranché : c’est un succès !

Quelques exemples de signaux faibles, donnés par Philippe Cahen dans sa lettre mensuelle de septembre 2011 aux décideurs :

Greenpeace accuse la toxicité des vêtements produits en Asie. « Mon signal faible, c’est qu’il vaut mieux être le premier à connaitre la norme ISO 26000 que le dernier. »

« Apple a été quelques jours en août la plus grande société cotée en bourse du monde, elle a plus de liquidités (76 Md$) que les États-Unis qui ont « failli » être mis en défaut et ont été dégradés par l’agence de notation Standard & Poor’s. Les entreprises américaines sont riches de plus de 1200 Md$. Donc aujourd’hui, l’argent est dans les entreprises, plus dans les États. « La puissance est dans le créateur de richesse, la dette est dans le « sauvegardeur » du social. Il ne faut pas que l’une des jambes soit malade… »

« L’Angleterre s’enflamme comme le Chili, comme l’Espagne, comme Israël : des pays riches et en croissance. Mais les études prospectives britanniques l’avait prévu il y a déjà plusieurs années : le prolétariat de demain ce sont les classes moyennes qui réagiront avec des méthodes marxistes. Le plus « amusant » est que ces révoltes touchent aussi la Chine où l’on compterait 493 révoltes par jour.  » En fait le malaise profond des classes moyennes et des jeunes est mondial avec ce monde qui change très (trop ?) vite. »

L’information est à l’infini, mais noyée dans la masse. La première chose est d’établir un état d’esprit curieux, ouvert, critique. La seconde est de recueillir ces signaux faibles, puis de les classer afin d’en révéler leur intérêt. Ensuite d’imaginer les ruptures possibles demain. Enfin d’atterrir dans l’entreprise précise pour que la méthode serve à sa stratégie de développement : de quoi animer des réunions de créativité avec une méthode précise.

Philippe Cahen, Signaux faibles mode d’emploi, Eyrolles-éditions d’Organisation, 164 pages, 2010, €21.85

Conférence avec Jacqueline Théault. « Signaux faibles et ISO 26000, enfin un changement de comportement ». Jeudi 29 septembre à 8 heures, à l’hôtel Bedford, 17 rue de l’Arcade, 75008 Paris. Places limitées, inscrivez-vous ici.

Catégories : Economie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Anders Behring Breivic le monstre de Norvège

Un attentat à la bombe contre le gouvernement social-démocrate et des  jeunes travaillistes de 14 à 30 ans tués par balles en quelques heures. Breivic a frappé fort pour qu’on le considère. Rançon de notre société du spectacle où les idées sont inaudibles si elles ne hurlent pas devant les caméras.

Qui est donc Anders Behring Breivic ?

Anders n’est pas fou, seulement paranoïaque. Sa logique glacée vient du sentiment d’être cerné, personnellement sans amour, socialement noyé, culturellement métissé. C’est un activiste du choc des civilisations à la Huntington, proche en pensée de la droite israélienne et des Nachis de Poutine.

Behring n’est pas fasciste, il ne croit pas aux mouvements de masse ni aux partis autoritaires bottés sous le charme d’un gourou charismatique. Il est hyperindividualiste, ne croyant qu’en lui-même et aux actes personnels, proche en cela des ultraconservateurs américains, libertariens adeptes des milices armées civiles. Ce pourquoi les bobos intellos du Nouveau Snob se trompent, trop bardés de tabous politiquement corrects pour comprendre la différence entre extrême droite et anarchisme.

Breivic n’est pas raciste, non seulement il le dit mais la meilleure preuve est qu’il a massacré les siens, des ados blonds aux yeux bleus, et pas les basanés immigrés du coin. Il est proche en cela de l’Unabomber américain, un solitaire psychotique qui tuait parmi les siens tous ceux qui représentaient le gouvernement. Ce qui limite probablement son message.

Pourquoi parler de ses idées ?

Jamais je n’accomplirai un acte aussi barbare que de tuer au pistolet-mitrailleur des gosses en slip au bord d’un lac, qui n’ont que leurs mains pour se défendre. Jamais je ne justifierai un tel ‘happening’ au nom de je ne sais quelle révolution ou avenir radieux. Jamais je n’obéirai à la logique glacée des partisans persuadés d’avoir tout seul raison, de Savonarole à Torquemada, de Lénine à Pol Pot.

Mais je crois à la lucidité. Nul ne peut combattre la mort qui marche sans comprendre les ressorts qui la font s’avancer. Comprendre n’est jamais pardonner, cela est d’un autre ordre. Il n’y a aucune morale à analyser pour tenter de savoir ; juger, en revanche, est le lot de la société.

Quelles sont les idées du tueur ?

Elles ne sont pas aberrantes, loin s’en faut. Elles sont seulement poussées à leur logique folle, tout comme les Évangiles avec l’Inquisition et le Capital de Marx avec les camps staliniens. Ses idées sont contenues dans un opuscule de 1518 pages en anglais, qu’il diffuse gratuitement sous le titre de ‘2083 A European Declaration of Independence’.

Anders Behring Breivic accuse l’Occident d’avoir laissé depuis 1945 l’égalitarisme marxiste envahir la culture pour saper les fondements même de la civilisation européenne. Il se dit « chrétien » mais version taliban : fasciné par le Jihad musulman, il se veut un croisé, retournant le jihad contre ses promoteurs. Ce pourquoi il revivifie le mythe du Templier, ordre militaire contre les infidèles. Il a trop joué à World of Warcraft, ado marqué par son époque, où le spectacle en ligne pousse à échapper à la réalité.

Il n’a rien d’un partisan d’extrême-droite (il a quitté le Parti du Progrès qui ne lui apportait rien) mais plus d’un anarchiste nihiliste. Un populiste braqué contre les élites vénales et lâches. Le marxisme, hérésie laïque du christianisme, prône l’égalité absolue des conditions, toute différence étant condamnable en soi. Philosophie de l’histoire tirée de l’observation socio-économique, Gramsci, Lukacs, Marcuse, Adorno et l’école de Francfort l’ont rendu « culturel », générant la « pensée 68 » et gangrenant les campus universitaires au nom de la révolution et de l’anti-répression des désirs. De déconstruction en contestation de toute légitimité, de féminisme en châtrage des valeurs mâles, jusqu’à l’anti-négationnisme où la loi interdit même de discuter des thèses d’histoire politiquement incorrectes. Il en fait un chapitre (p.343), « Le nom du diable est : marxisme culturel, multiculturalisme, mondialisation, féminisme, culte de l’émotion, humanisme suicidaire, égalitarisme »… Dans ce nivellement global « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ».

Sauf que les Musulmans ne sont pas gentils, ils sont croyants et intégristes, domptant les femmes à pondre des enfants. Qui ne prononce pas allégeance à Allah et ne se fait pas circoncire est à abattre comme un chien. L’immigration en Europe atteint l’étiage des 10%, avec une natalité plus forte. Dans une génération ou deux à ce rythme, l’Europe ne sera plus européenne mais la banlieue de l’islam. Avec la bonne volonté de ses dirigeants, qui appellent à une Eurabie en affirmant que l’islam est une part de l’Europe (comme la Turquie), encourageant immigration familiale et mœurs islamiques (voile, harem, épargne charia compatible, commerce halal, cantines spéciales, piscines séparées, enseignement de l’histoire expurgé, apprentissage de l’arabe à l’école, financement des mosquées…). Les musulmans pourraient représenter 50% de la population française en 2050 ! Je ne sais pas d’où viennent ces sources (Wikipedia ?) mais cela explique la « résistance » de l’auteur, « vrai » chrétien, traditionaliste souverainiste, tenant de la civilisation européenne historique.

Breivic fait appel aux sources Internet et à des textes glanés ici ou là dans l’Encyclopaedia Britannica et dans les journaux en ligne pour rassembler ses idées en 1518 pages. Son plan est en 5 parties : 1/ la montée du marxisme culturel et du multiculturalisme en Europe, 2/ pourquoi la colonisation islamique commence en Europe, 3/ l’état des mouvements de résistance européens antimarxistes et anti-jihad, 4/ les solutions pour l’Europe occidentale, et 5/les thèmes de discussion d’application utile à la stratégie politique. Pourquoi 2083 ? Parce qu’à ce moment, croit l’auteur, entre un tiers et la moitié de la population européenne sera musulmane, induisant un violent mouvement de réaction des autochtones avec coups d’état, déportation, interdiction de toute référence multiculturelle et imposition d’une idéologie nationale conservatrice (p.803).

Page 837 vient la formule appliquée littéralement par Breivic vendredi : « la meilleure méthode est d’attaquer de façon violente et par tromperie (attaque choc) avec des forces limitées (1 ou 2 individus). » Le terrorisme conservateur est aussi haïssable que celui d’extrême gauche durant les années de plomb des Brigades rouges, de la bande à Baader et d’Action directe. En cela, les partis de la droite extrême ne sont pas plus coupables de leurs idées que les partis d’extrême gauche. Le terrorisme est mimétique, partant des mêmes causes (un parti mou sans action concrète), avec les mêmes effets (des actes individuels de commando qui sèment la mort sans rien changer à la société).

Comment le contrer ?

En étant clair sur les objectifs de l’Union européenne, ferme sur la culture à transmettre et sur les valeurs qui composent notre vivre-ensemble, opposé à la lâcheté médiatique du métissage où tout vaut tout – pour mieux abêtir et vendre Coca cola.

Catégories : Norvège, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,