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Être un bon Européen ?

Chacun peut l’être par conviction politique, foi humaniste ou simple intérêt bien compris dans un monde globalisé où seuls comptent désormais les grands ensembles. Mais je voudrais donner ici une autre idée de l’adhésion à l’Europe : celle d’esprit libre.

C’est Friedrich Nietzsche il y a plus d’un siècle, dans son époque de nationalités et revendications identitaires batailleuses, qui prenait de la hauteur pour ne pas rester lié à une patrie. Les différences superficielles entre nations européennes masquent pour lui une unité culturelle. Les fermentations des haines nationales ne sont pas la solution pour vivre plus ou mieux – au contraire. Le nationalisme est une démence de la passion, que la raison délirante transformera au siècle suivant en camps pour tous les métèques, les koulaks, les barbares, les « rats ».

doisneau ouvriers empoignent seins

Nietzsche en appelle à la survenue d’hommes supérieurs, au-dessus de ces bas instincts, de ces passions folles, de cette raison en dérive. La volonté doit accoucher des valeurs, donc de la culture. Le « bon européen » selon Nietzsche est donc « sans patrie ». Il peut être d’un terroir et s’exprimer en une langue sans s’y enfermer : c’est au contraire par les voyages, les curiosités de lectures et de rencontres, par l’apprentissage d’autres langues, donc d’autres façons de penser, qu’émergera la conscience supérieure. En premier lieu européenne.

Peut-être un jour aura-t-on une conscience galactique, ou multi-univers, mais commençons par le commencement. C’est l’erreur des intellos français, trop théoriciens, que de grimper tout de suite aux rideaux en poussant l’abstraction. Victor Hugo en appelait à la « conscience universelle », probable effet de son christianisme mal digéré. Mais vouloir l’universel revient concrètement à ne rien vouloir du tout. L’excès engendre l’impuissance, et pas seulement dans la conscience. Agiter l’universel ou le cosmopolite, c’est surtout ne rien faire ici et maintenant – tout en se donnant bonne conscience dans « l’au-delà » de l’avenir. Ce qui veut dire jamais, à notre échelle humaine, attitude que Nietzsche rapproche du « nihilisme ».

Le « bon Européen » est un ideal-type, un modèle vers lequel on doit tendre, plus facile à suivre que le très vague « universel » (qui n’est qu’une projection de la conscience occidentale sans en avoir conscience). Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche fait du « bon Européen » celui qui possède « un art et une faculté d’adaptation maximalisés » §242. Lorsque l’on sait que la « faculté d’adaptation » est la définition de l’intelligence (différente de « la raison »), le lecteur voit jusqu’où pourrait aller la notion « d’homme supérieur » – bien loin de la musculation à la Poutine ou de la cruauté exclusive des nazis. Nietzsche n’hésitait pas à parler de « névrose nationale » pour l’obsession nationaliste de son pays, l’Allemagne – en son temps, sous Bismarck. Il lui préfère à l’époque la culture française, plus ouverte sur le monde, à la conscience plus large malgré sa dérive vers l’abstraction sans chair de « l’universel ».

L’Europe culturelle de Nietzsche ne s’arrête pas aux frontières, elle englobe une vision du monde commune, essaimée en Amérique et en Océanie, « une somme de jugements de valeur qui commandent et qui sont passés en nous pour devenir chair et sang », Le Gai savoir §380. Cette culture vient des Grecs antiques, relayée par les Romains puis par le christianisme des Pères de l’Église, avant de rebondir au 15ème siècle avec la Renaissance de la pensée, l’essor scientifique et les grandes découvertes géographiques.

« La science » est elle-même une croyance, mais sa méthode est peut-être la seule qui permette d’observer le monde avec le moins d’a priori possible : par le débat, la critique et la correction successive. L’exigence de transparence sur l’agora politique incite à la rationalité intellectuelle, donc à la recherche de « la vérité », notion relative et ideal-typique elle aussi, mais qui conduit au savoir scientifique sans cesse en progrès. « L’Europe va maintenant jusqu’où s’étend la foi en la science », dit Nietzsche (Fragments posthumes, HTH II, 33, 9).

Tout n’est pas bon dans cette culture européenne, pense Nietzsche, mais quand même : si ce n’est elle, laquelle ? Celle à créer sans doute, mais seulement avec le temps.

Car la quête de « la vérité » engendre cette dichotomie de vision entre vrai et faux, donc bien et mal, donc égoïsme et altruisme. Il « faudrait » (injonction culturelle) choisir le vrai, le bien, l’altruisme – en soi – comme Platon le prônait, et après lui le Christ. Alors que l’être humain réel est irrémédiablement mêlé, sa conscience comme chacun de ses actes pris sans cesse dans un champ de forces entre raison et pulsions, passions et volonté. La faculté d’intelligence est ce délicat équilibre entre ces forces contradictoires mais toujours présentes et utiles.

  • Car que serait la raison sans passion ? – en politique une technocratie robotisée.
  • Que serait la volonté sans raison ? – une dictature totalitaire.
  • Que seraient les pulsions sans raison ? – un univers à la Sade, où tout est permis au nom de la jouissance égoïste.
  • Que seraient les passions sans la volonté ? – une anarchie de mouvements sans ordre ni sens…

Le scepticisme est justement la valeur qui caractérise les « bons Européens » selon Nietzsche. Ce pourquoi il révère Montaigne plus que Descartes.

Rien de conservateur, donc, dans cet appel à la culture européenne. Plutôt la continuation d’un mouvement commencé avec les Grecs vers le savoir et le débat, vers l’amélioration de la conscience humaine. Car les Européens d’aujourd’hui sont les « héritiers du dépassement de soi le plus long et le plus audacieux de l’Europe » (Le Gai savoir §357).

  • Renoncez au troupeau – pensez par vous-même !
  • Renoncez à la vérité absolue – adhérez au « gai » savoir qui multiplie les interprétations et laisse ouvertes les portes !
  • Ayez la volonté de vivre plus intensément, d’exister plus, d’être meilleur – en sublimant pulsions, passions et raison dans l’intelligence des choses et la volonté des actes !

Certes, voter pour des députés nationaux de seconde zone, recalés par leur parti dans cette voie de garage qu’est le « Machin européen » vu de l’énarchie parisienne centrée sur le Pouvoir autour du Président, paraît bien faible, vu des hauteurs de Nietzsche. La faute aux minables socialistes et aux étriqués de droite.

Mais il faut bien commencer par un bout… Avant l’univers, la terre ; avant la terre, l’Europe – seul grand ensemble susceptible de participer à cet « universel » dont rêvent les bonnes consciences à bonne excuse. « Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces » (Ainsi parlait Zarathoustra, De l’homme supérieur 8). S’ils ne vont pas voter pour l’Europe, ces bobos qui vantent « l’universel » en incantations rituelles, ils ne risquent pas de voter pour le monde ! Beau prétexte à surtout ne rien faire, tout en se pavanant en Bisounours, content de soi. « Car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne », Avant-propos au ‘Gai savoir’, 2.

Boboterie qui incite le populaire à voter contre ces « élites » dévoyées, pour des populistes aigris et étroits d’esprit. Le contraire du « bon Européen » dont Nietzsche a montré l’attrait…

Friedrich Nietzsche sur ce blog

Un article excellent de Pierre Verluise, docteur ès Science politique, sur la France dans l’Union européenne.

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Quel coût du travail pour quelle croissance ?

J’entends à la radio, je lis dans les journaux, le mantra socialiste : « quand la croissance reviendra, les efforts actuels de rigueur porteront leurs fruits ». Or il y a illusion : « la » croissance ne reviendra pas. La rigueur devra être structurelle et pas seulement conjoncturelle. Il est vital de réformer l’État, de faire maigrir son millefeuille d’irresponsabilités empilées et coûteuses.

Pourquoi le gouvernement socialiste actuel ne prend-t-il pas la mesure réelle des choses ? Probablement parce que les gouvernements de droite depuis 2002 ont masqué la dégradation en ne revenant ni sur les 35 heures, ni sur la faible représentativité des syndicats (qui les rend extrémistes), ni sur les taxes (qui continuent à rentrer malgré les conséquences). La droite a préféré d’autres mesures comme le crédit d’impôt recherche, les fonds d’investissement et les droits de succession. C’était un encouragement à entreprendre et à investir dans les périodes de croissance, mais pas dans la mutation que nous connaissons. Droite et gauche sont dans l’erreur quand elles « croient » en la croissance. Celle-ci reviendra, mais faiblement.

Il suffit de consulter les bases de données de l’INSEE. Internet a cette vertu, depuis 15 ans, de ne plus permettre aux gouvernants de dire n’importe quoi. Si l’information est le pouvoir, Internet l’a largement démocratisé !

Regardons la Production intérieure brute de la France depuis 1950 (PIB). Sa croissance est en moyenne de 5% durant la décennie 1950-60, de 5.9% entre 1960 et 70, de 3.9% de 1970 à 80, de 2.3% de 1980 à 90, de 2.0% de 1990 à 2000, enfin de 1.4% de 2000 à 2010. Depuis le top du baby-boom des années 1960 (donc de l’optimisme travailleur et consommateur), la croissance baisse chaque décennie un peu plus – inexorablement.

C’est encore plus net si l’on prend le PIB par habitant (ce qui inclut les inactifs, les assistés et les chômeurs) : 11.4% de croissance dans la décennie 1950-60, 9.3% entre 1960 et 70, 12.8% entre 1970 et 80 (années de forte inflation et de réorganisation à cause du choc pétrolier), 8.7% de 1980 à 90 – mais 3.1% de 1990 à 2000 (retard de l’informatisation et de l’organisation qui va avec) et 2.6% de 2000 à 2010 (35h, coût du travail et montée de l’assistanat, paperasserie législative proliférante).

La France, avec ses syndicats bloqués qui ne défendent que les zacquis de ceux qui sont en CDI dans les grandes entreprises et l’administration, garde une nette « préférence pour le chômage » (mot heureux de Denis Olivennes). Si sa productivité par travailleur est très correcte par rapport aux autres pays, sa productivité rapportée à la population active en âge de travailler chute : en cause les 10 à 15% d’exclus, chômeurs à plein temps ou n’ayant travaillé ne serait-ce qu’1 h par mois.

La progression des exportations (toujours visible sur le site de l’INSEE) mesure l’attractivité de la France dans le monde (et surtout en Europe, qui absorbe plus de 70% des exportations). On passe d’une croissance moyenne de 7.3% dans la décennie 1950 et jusqu’à 9.9% dans la décennie 1960, 8.2% dans les années 1970 mais un retour à 4% dans les années 1980 (Mitterrand au pouvoir), puis 6.7% dans les années 1990 (Chirac puis Jospin au gouvernement), enfin 2.5% dans les années 2000 (35h et manque de réformes obligent). Avec un rebond récent grâce à Airbus, mais étroitement focalisé, au contraire de la palette de produits exportés allemands.

pib export cout du travail 1998 2011

Reparlons des charges et des salaires (ces derniers supportant eux aussi des charges sociales + un impôt sur le revenu + un impôt sur les successions ou sur la fortune). Un gros État coûte cher. Un gros État qui offre des services inégalés rend content le citoyen. C’est le cas pour la famille et la santé, un peu pour la défense et même la police. Mais ce n’est absolument pas le cas pour l’administration, l’éducation, la justice, le logement, l’intermittence du spectacle, l’entreprise… La masse de taxes prélevées par un État incapable de s’adapter pèse sur la croissance, sur la consommation, sur l’envie d’entreprendre et sur la production. Donc sur le mental du citoyen, qui ne rêve plus que de sortir les sortants, de payer le moins d’impôts (gaspillés) possibles et de grand balayage des « privilégiés » (patrons, politiciens, fonctionnaires…).  Aussi injuste que cela soit.

Depuis 1998 (15 ans), les salaires + les charges dans l’industrie (ce qui exclut les services, dont la finance) ont augmenté de 42.5% – mais surtout de 26.6% depuis 2005 (8 ans), alors que l’inflation n’a augmenté que de 15.5% sur 8 ans. Les salaires seuls (dans l’industrie) ont fait mieux que l’inflation depuis 2005 (+21.8%). Signe que l’on embauche des plus qualifiés et que l’on délocalise le peu qualifié… reléguant lesdits non qualifiés dans un chômage irrémédiable – sans que la formation professionnelle leur soit ouverte.

Les charges seules (dans l’industrie) ont monté : +1.7% de 1998 à 2005, mais +4.8% de 2005 à fin 2012 ! Un simple exemple : le taux de cotisations salariales obligatoires des non-cadres était en 1981 (à l’arrivée de François Mitterrand) de 11.9% du salaire sous plafond de la sécurité sociale ; il est de 13.7% en 2013. Une CSG de 7.5% + 0.5% de CRDS sur 97% du salaire brut a été ajoutée en 2005, les deux passées sur 98.25% du salaire brut en 2012. Sans parler des cotisations retraites et chômage qui ont augmenté aussi. Toujours plus !

Un empilement des taxes, sans jamais savoir où elles vont, ni comment elles sont gérées, ou si elles sont toujours justifiées. Les députés cumulent, poussés par des technocrates qui savent ajouter là où ça ne se voit pas, sous l’œil bienveillant des politiciens pour qui dépenser plus est toujours électoralement payant. Ce qui explique pourquoi le gros site Nissan de Sunderland en Angleterre, qui fonctionne à plein avec trois équipes, est bien plus productif que les trois sites français de Renault qui tournent avec une seule équipe. En 2001, Renault fabriquait en France 1,3 million de véhicules ; en 2012 seulement 532 000. Les usines Renault tournent à 60 % de leurs capacités, au-dessous du seuil de rentabilité – situation qui ne pourra durer.

Le graphique montre bien que la situation n’est pas tenable. La croissance ne reviendra guère qu’autour de 2 à 3%, pas plus. Elle dépend de la population, et surtout de la population active. Or la progression démographique baisse et les inactifs gonflent, tandis qu’on rogne retraites et prestations sociales. Pas de quoi produire plus ni consommer plus, ni faire plus d’enfants. Surtout si l’État obèse géré par des mous (harcelés de lobbys locaux sans contrepouvoirs démocratiques) ne se muscle pas.

Remplaçons le plus par le mieux, la planète appréciera… mais pas les rentrées d’impôts. La productivité peut encore monter un peu, si l’industrie se recentre sur la valeur ajoutée : mais cela signifie inventer sans cesse des produits nouveaux qui plaisent (donc faire passer un violent courant d’air sur l’Éducation nationale jusqu’aux universités), gérer encore mieux les ressources rares (donc faire du capitalisme, système d’efficacité économique incomparable), inciter les meilleurs à rester sans que le fisc vienne tout niveler (donc creuser les inégalités méritocratiques), mieux former chacun et que tous aient un travail. Les Français confits en privilèges et statuts sont-ils prêts à financer la recherche, donner l’autonomie réelle aux universités et aux lycées, éduquer à travailler en équipe et pas à obéir au prof du haut de sa chaire, sortir des seuls maths qui font des arrogants et des théoriciens, encourager les économies d’énergie, d’emballage, de réglementations, de paperasses – et cesser de matraquer fiscalement ceux qui réussissent par leurs mérites ?

Un bien vaste programme pour un gouvernement empêtré dans une idéologie d’un autre âge : la jeunesse des gouvernants, celle des Trente glorieuses qui ne reviendra pas. Le temps qu’ils prennent conscience (ça vient), qu’ils mettent en branle les réformes (trop timides), qu’ils convainquent les zélus, les saints délicats, les fonctionneurs et tous ceux qui n’aiment pas changer d’habitudes, ils auront perdu quelques élections au profit des clowns ou des méchants – et le pays aura perdu encore des années.

C’est le prix à payer pour la démocratie… si elle survit. Rien de tel qu’un effondrement pour voir ressurgir les dictateurs. Le grand méchant Machin est en embuscade, tout comme la fille du Borgne.

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