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Heidegger enfin expliqué

Je n’avais jusqu’ici jamais compris grand-chose au philosophe allemand du XXe siècle Heidegger. Ni les articles publiés par les fans, ni ceux plus insidieux par exemple d’un Alain de Benoist, ni surtout le Que sais-Je? sur le sujet ne m’avaient vraiment éclairés. J’ai trouvé dans le numéro 207 de novembre-décembre de la revue Gallimard Le Débat un article lumineux de Luc Ferry, suivi de quelques autres. Dont celui d’un « journaliste », consternant de bien-pensance et particulièrement à ras de terre. L’article de Luc Ferry, qui ouvre le dossier, s’intitule Heidegger, génial… et nazi.

Il montre en effet comment la philosophie même de Heidegger a pu faire qu’il rallie le nazisme, mais que cette haute pensée n’est pas issue du nazisme. Elle va bien au-delà, elle brasse les siècles, elle définit un avenir possible. C’est bien la première fois que je lis des explications hors des prises de position du théâtre idéologique des intellos préoccupés avant tout à se placer en se situant… à gauche, forcément à gauche ! Et en faisant de « l’antisémitisme » l’indépassable tabou dont Heidegger serait entaché, lui qui rejetait le concept de « judéité » pour des raisons qui, manifestement en ces articles, ne tiennent que très marginalement au peuple juif de chair et de sang.

Luc Ferry rappelle combien les penseurs du XXe siècle ont utilisé Heidegger sans toujours le dire, présentant comme de géniales innovations d’idées la reprise pure et simple de notions heideggeriennes. Jean-Paul Sartre, Hannah Arendt, Leo Strauss, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Hans Jonas, Jacques Ellul, Jacques Lacan, sont des disciples plus ou moins avoués et plus ou moins proches… Cela fait du monde dans le nid intello qui se pousse du coude et professe de sa bonne foi mais ne vole pas plus haut.

Pour le penseur allemand, la pensée moderne qui s’ouvre avec les Lumières et particulièrement avec Descartes a eu le projet de domination du monde par la violence et la technique. Mais la modernité des Lumières avait un objectif supérieur au simple savoir scientifique et à son expression technique pratique : il s’agissait de libérer l’Homme par la science et l’éducation, ce « progrès » ayant pour objectif la liberté (de tous déterminismes) et le bonheur (social).

Ce n’est plus le cas au XXe siècle : la technique se transforme en une fin en soi. La volonté de tout contrôler devient alors volonté de volonté, sans aucun but autre que d’aller de l’avant dans le toujours plus. Avec l’explosion du nombre des hommes, 2.5 milliards en 1950, 8 milliards aujourd’hui, peut-être 30 milliards dans une génération, ce « toujours plus » devient mortifère. Pour la planète, pour la nature vivante, pour l’espèce humaine.

Le lecteur comprend dès lors pourquoi la pensée de Heidegger rejoint celle des écologistes antimodernes comme le courant réactionnaire contre les valeurs urbaines anti-paysannes qui allait, avec l’humiliation de la Défaite de 1918, aboutir au nazisme. Sauf que le nazisme est lui-même un nihilisme où la technique est une fin en soi pour accoucher du chaos du monde – avant qu’un nouvel âge puisse naître.

La philosophie de Heidegger repose sur « la différence ontologique », c’est-à-dire entre l’Etre et l’étant. Le fait qu’il y ait des choses est l’Etre, un mystère de la nature (ou le conte explicatif d’une religion) ; les choses concrètes elles-mêmes sont les étants. Cet étonnement philosophique, poétique chez les Grecs antiques, puis religieux par exemple dans le romantisme ou dans le panthéisme japonais ou même New Age, est occulté par la modernité. Celle-ci ne s’intéresse qu’aux étant, pas à l’Etre. Il est évacué comme non calculable donc non signifiant et laissé aux religions. Ce pourquoi elles ont beau jeu de prospérer malgré la science car celle-ci s’en fout.

Pire, le monde de la technique tourne sur lui-même, sans référent extérieur. Le progrès ne progresse que vers… rien. Il est fin en soi. Seul compte le combat pour savoir, la compétition pour maîtriser, l’exploitation pour gagner toujours plus. Sans fin comme une vis, comme un vice, sans finalité. La nature perd sa poésie pour être paysage à monnayer aux touristes ; le monde perd son mystère pour être mine de ressources à exploiter et consommer. Fini le cosmos, modèle ordonné d’harmonie chez les Grecs, pour le réservoir où puiser sans compter les ressources exigées par de plus en plus d’humains ayant de plus en plus d’exigences matérielles et rivalisant de plus en plus de désirs. « Et c’est justement cette disparition des fins au profit de la seule logique des moyens qui constitue la victoire de la technique comme telle », écrit Luc Ferry.

Il ajoute que Heidegger pensait probablement que la démocratie était trop liée au capitalisme économique et au libéralisme politique pour que la technique ne soit pas justement sa structure même : la « métaphysique de la subjectivité ». Ce pourquoi il se serait fourvoyé en nazisme.

Guillaume Payen, dans l’article suivant, précise à propos des Juifs que Heidegger en fait un concept dissolvant de la technique. Apatrides, les Juifs en tant que peuple sont portés vers les Lumières et la raison, en-dehors de toute poésie liée à une terre (encore que celle de Sion les ait largement fait rêver…). A l’origine du christianisme et du marxisme (le Christ et Marx étaient juifs), la judéité s’est faite métaphysique, destructrice par la technique (le Golem du ghetto de Prague est le premier robot technique). Citant Heidegger : « Le degré le plus élevé de la technique est ensuite atteint lorsque celle-ci en tant que consommation (Verzher) n’a plus rien qu’à consommer – qu’elle-même ».

La recherche de la puissance pour la puissance va aboutir à la guerre, lutte de titans pour dominer le monde (et ses ressources naturelles). Ce fut hier le nazisme, puis le stalinisme, aujourd’hui peut-être le nationalisme xénophobe vaniteux de puissance mondiale de l’Amérique de Trump. Un nihilisme de plus. « Heidegger croyait reconnaître dans la Seconde guerre mondiale le paroxysme de la modernité allant jusqu’au bout d’elle-même, s’autodétruisant par l’affrontement de puissances ‘enjuivées’ : l’URSS, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ; et d’une puissance qui se faisait métaphysiquement juive, destructrice : l’Allemagne », écrit Guillaume Payen.

A la lecture de ce dossier, je comprends mieux Heidegger. Mieux aussi les penseurs antimodernes, dont je trouve le combat ringard, d’arrière-garde. Mieux encore un certain courant écologique, foncièrement « réactionnaire » en ce qu’il veut faire retour à cet avant de la Technique, à cette poésie du monde avant les hommes, à Gaia la Mère ou la nature ensauvagée. Je ne suis pas de ce courant, ayant constaté comme archéologue que les humains avant le néolithique usaient de remarquables techniques de taille du silex, constaté comme économiste combien la technique capitaliste pouvait être utile à l’économie des ressources, constaté comme citoyen combien le rôle des Etats dans la définition de règles et la promotion de fins humaines permet l’épanouissement. J’en reste au projet émancipateur des Lumières que la technique a fini par dévoyer, souvent par lâcheté des hommes (et peut-être des femmes qui réclament « toujours plus » de confort, de moyens, de droits particuliers et de protection du budget d’Etat). Chaque peuple n’a jamais que les politiciens qu’il mérite.

La technique est utile, mais comme outil pour servir des fins supérieures. La mathématique est utile, mais comme outil de compréhension partielle du monde. Tout n’est pas calculable, les hommes ne sont pas uniquement rationnels, la nature n’est pas inépuisable. Vivre en harmonie est une fin qui n’apparaît nouvelle que par inculture classique ; elle exige une maîtrise des outils offerts par la science – et une maîtrise du nombre des habitants d’une planète finie que les incessants progrès de la médecine, des techniques de fécondation et du développement infini des soins multiplie sans contraintes.

Revue Le Débat n°207, novembre-décembre 2019, Gallimard, dossier Heidegger pp.158-192, e-book Kindle €14.99, revue papier €21

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Clément Oubrerie, Voltaire très amoureux

Roman graphique sur François-Marie Arouet, alias Voltaire en anagramme (AROVET L(e jeune), tome 2 au graphisme plus puissant et à l’ironie plus forte.

Voltaire tombe amoureux d’Emilie du Châtelet, femme savante avancée pour son temps qui traduit les Principes de Newton contre la théorie des tourbillons de Descartes. Arouet n’est pas noble mais simplement poète, ce qui lui vaut de connaître la Bastille pour un poème qu’il n’a pas écrit et un crime qu’il n’a pas commis. Mais son talent lui vaut des ennemis dans la société de Cour où les vaniteux se prennent pour des génies.

Reprenant souvent les textes mêmes de Voltaire, Oubrerie nous offre cette ironie dans notre siècle. « Je conviens très humblement que j’ai été assassiné par le brave chevalier de Rohan assisté de six coupe-jarrets derrière lesquels il s’était hardiment posté » p.37. Quant à la belle Emilie, elle n’est pas en reste lorsqu’elle décrit François-Marie à ses amies : « Il a la bile brûlée, le visage décharné, l’air spirituel et caustique, les yeux étincelants et malins… Vif jusqu’à l’étourderie, c’est un ardent qui va et vient, qui vous éblouit et qui pétille ». En termes de sexe, on ne dit pas mieux…

Paris est croqué par le dessin avec minutie et amour, ses rues et ses bâtiments, ses petits métiers et ses Grands. Les coiffures inénarrables des vieilles marquises valent leur pesant d’ironie, tout comme le profil avaricieux d’une baronne décatie.

L’amour badine mais ne manque pas de conclure dans les alcôves en plus simple appareil. Les complots se trament, dont celui de la loterie par d’éminents mathématiciens, ce qui rend Voltaire riche malgré lui. C’est gai, croqué, crépitant comme le champagne.

BD Clément Oubrerie, Voltaire (très) amoureux, 2019, éditions Les Arènes, 104 pages, €20.00

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Alain Touraine, Critique de la modernité

Ce livre riche et intelligent invite à reconstruire une modernité qui s’est dévoyée. La raison libératrice s’est fourvoyée en technocratie libérale ou en bureaucratie nationaliste. Comme souvent, la partie critique est claire et argumentée (la modernité triomphante, la modernité en crise). Tandis que la partie prospective est filandreuse et trop souvent verbeuse (naissance du Sujet). L’auteur prend un tel soin de se garder à droite et à gauche, en ce début des années 1990, de se démarquer de ses « chers collègues » tout en leur rendant hommage, que son discours apparaît confus, répétitif et verbeux. Même ses phrases sont emplies d’incidentes. Ce luxe de précautions stylistiques finit par agacer le lecteur.

Cette critique une fois faite, le constat de la montée du Sujet explique bien des phénomènes de nos sociétés contemporaines et ouvre des pistes qui vont au-delà de l’observation des simples comportements, probablement vers une société nouvelle. Celle-ci s’invente à mesure.

Voici une belle définition de la modernité : « l’idée de modernité, sous sa forme la plus ambitieuse, fut l’affirmation que l’homme est ce qu’il fait, que doit donc exister une correspondance de plus en plus étroite entre la production, rendue plus efficace par la science, la technologie ou l’administration, l’organisation de la société réglée par la loi  – et la vie personnelle animée par l’intérêt, mais aussi par la volonté de se libérer de toutes les contraintes » p.9.

La modernité triomphe par la sécularisation des comportements et le désenchantement du monde. Elle libère de la pensée magique et du finalisme religieux. Mais l’Occident a voulu passer du rôle essentiel de la rationalisation chez l’individu à l’idée d’une société tout entière rationnelle. La raison ne commande pas seulement l’activité scientifique et technique mais le gouvernement des hommes et l’administration des choses. La société exige alors d’être transparente, sans corps intermédiaires, l’école une rupture avec la famille et les traditions, l’éducation la seule discipline de la raison. Le bien est réduit à ce qui est socialement utile. La société prend la place de Dieu. Aux passions individuelles est opposée la volonté générale. Cette conception de la modernité est une construction idéologique.

Or, à l’origine, l’idée de modernité était plus dialectique. « Avec Descartes, dont le nom est si souvent identifié au rationalisme (…) la raison objective commence au contraire à se briser, remplacée par la raison subjective (…) en même temps que la liberté du Sujet humain est affirmée et éprouvée dans la conscience de la pensée. Sujet qui se définit par le contrôle de la raison sur les passions, mais qui est surtout volonté créatrice, principe intérieur de conduite et non plus accord avec l’ordre du monde » p.64. Descartes se place dans la suite de Montaigne. Il ne revendique pas une philosophie de l’Esprit ni de l’Être, mais une philosophie du Sujet de l’existence.

Pour avoir oublié une partie de ces fondements d’origine, la modernité est entrée en crise. On a assisté à la destruction du moi. Marx l’a fait disparaître sous l’énergie naturelle des forces de production ; Nietzsche a montré que la conscience est une construction sociale liée au langage ; Freud a dévoilé la rupture entre la recherche individuelle du plaisir (le Ça) et la loi sociale contraignante (le Surmoi) ; Michel Foucault a dénoncé la tendance des sociétés modernes à moraliser les comportements par un hygiénisme social formulé au nom de la science. Mais le désir s’affirme contre les conventions de la société ; les dieux nationaux résistent à l’universalisme du marché ; les entreprises affirment leur désir de conquête et de pouvoir au-dessus des froides recommandations des manuels de gestion ; la consommation même échappe au contrôle social parce qu’elle est de moins en moins associée à la position sociale.

Naît alors le Sujet moderne, désiré par Descartes mais reconstruit par Freud. « Freud cherche la construction de la personne à partir du rapport à l’autre et de relations entre le désir de l’objet et le rapport à soi. Ce qui lui permet d’explorer la transformation de la force impersonnelle, extérieure à la conscience, en force de construction du Sujet personnel, à travers la relation à des êtres humains » p.163. Or le Sujet est la volonté d’un individu d’agir et d’être reconnu comme acteur dans la société. La modernité est bien rationalisation et subjectivation, science et conscience.

Et voilà ce que devraient méditer les myopes du cerveau tentés par la réduction à l’ethnique national et socialiste : « Feindre qu’une nation, ou qu’une catégorie sociale, ait à choisir entre une modernité universaliste et destructrice et la préservation d’une différente culturelle absolue est un mensonge trop grossier pour ne pas recouvrir des intérêts et une stratégie de domination » p.260. Le Sujet est à la fois apollinien et dionysiaque, aspirant à la liberté et enraciné. Il n’est pas narcissique mais recherche sa libération à travers des luttes sans fin contre l’ordre établi sans lui et les déterminismes sociaux qui tentent de le contraindre.

« La modernisation est la création permanente du monde par un être humain qui jouit de sa puissance et de son aptitude à créer des informations et des langages, en même temps qu’il se défend contre ses créations dès lors qu’elles se retournent contre lui » p.295. Le Sujet est désir de soi, liberté et histoire, projet et mémoire. Il est « force de résistance aux appareils de pouvoir, appuyé sur des traditions en même temps que défini par une affirmation de liberté » p.408. La modernité, qui vise le bonheur, doit permettre l’émergence et l’épanouissement du Sujet individuel, et social dans les mouvements. « La modernité n’est pas séparable de l’espoir. Espoir mis dans la raison et dans ses conquêtes, espoir investi dans les combats libérateurs, espoir placé dans la capacité de chaque individu libre de vivre de plus en plus comme Sujet » p.375.

« Nous pensons donc que la démocratie n’est forte que quand elle soumet le pouvoir politique au respect de droits de plus en plus largement définis, civiques d’abord, mais aussi sociaux et même culturels » p.416. La démocratie doit combiner intégration et identité, société ouverte et respect des acteurs sociaux, procédures froides et chaleur des convictions. Comment ? Par l’argumentation, le débat, l’écoute de l’autre. Il s’agit de reconnaître ce qui a valeur universelle dans l’expression subjective d’une préférence. Ni loi du prince ni loi du marché, ni adjudant ni laisser-faire, mais indépendance et responsabilité. Cette vertu doit s’acquérir dans la famille et à l’école – et c’est là où le bât blesse : Alain Touraine n’en dit presque rien.

Il évoque en revanche le rôle des intellectuels auxquels il reproche leurs critiques négatives presque toujours antimodernes. Au lieu de mépriser la culture de masse, les intellectuels devraient selon lui en dégager la créativité tout en en combattant l’emploi mercantile, la démagogie et la confusion. « Le rôle des intellectuels devrait être d’aider à l’émergence du Sujet en augmentant la volonté et la capacité des individus d’être des acteurs de leur propre vie » p.465. La modernité Touraine apparaît un brin passée.

Alain Touraine, Critique de la modernité, 1992, Fayard, 462 pages, €26.00 e-book Kindle €16.99

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François-Xavier Bellamy, Les déshérités

A 29 ans, ce natif de Versailles scout d’Europe, qui fit Henri IV avant d’intégrer l’Ecole normale supérieure, a tout compris de la crise de l’Education nationale. Cet essai, paru en 2014, en témoigne. Il reste malheureusement d’actualité. Les déshérités sont cette génération née dans les années 1980 sous Mitterrand et la gauche au pouvoir, qui non seulement n’a pas été éduquée mais qui a été laissée à ses pulsions, désirs et démons. Quoi d’étonnant à ce que cette pédagogie laxiste ait produit des « sauvageons » ?

En deux parties, le professeur agrégé de philosophie donne son diagnostic et ses préconisations. Pour lui, les Lumières ont été entachées du poison corrosif de la critique individualiste par Descartes qui doute de tout, puis du rêve naïf écologique du retour à la nature prônée par Rousseau pour qui toute société est artificielle et détruit la nature profonde de l’homme, enfin de l’idéologie rigide de la domination développée par Bourdieu qui fait de la tradition un carcan, des classiques un impérialisme et de la langue un fascisme.

Le diagnostic surtout est réjouissant, les préconisations plus faibles. Bellamy, désormais tête de liste aux Européennes pour les Républicains, donne la cohérence du laisser-faire au laisser-aller poste soixante-huitard des IUFM et autre officines idéologiques « de gauche » qui ont détruit l’idée même d’éducation au profit de l’animation. « Nous nous sommes passionnés pour le doute cartésien et l’universelle corrosion de l’esprit critique, devenus des fins en elles-mêmes ; nous avons préféré, avec Rousseau, renoncer à notre position d’adulte pour ne pas entraver la liberté des enfants ; nous avons reproché à la culture d’être discriminatoire, comme Bourdieu, et nous avons contesté la discipline qu’elle représentait. Et nous avons fait naître, comme il aurait fallu le prévoir, « des sauvages faits pour habiter dans les villes » p.156. La phrase citée est de Rousseau dans L’Emile. L’illettrisme a prospéré, la compréhension d’un texte diminué, l’agilité mathématique s’est réduite, comme le montrent les différentes enquêtes PISA pour la France.

« Cette crise de la culture n’est pas le résultat d’un problème de moyens, de financement ou de gestion ; c’est un bouleversement intérieur. Il s’est produit, dans nos sociétés occidentales, un phénomène unique, une rupture inédite : une génération s’est refusée à transmettre à la suivante ce qu’elle avait à lui donner : l’ensemble du savoir, des repères, de l’expérience humaine immémoriale qui constituait son héritage. Il y a là une ligne de conduite délibérée » p.12.

L’écologie devient à la mode, et ce n’est pas un hasard ni une « urgence pour la planète » mais ce diktat de l’émotion à la Rousseau qui n’a jamais quitté le cœur des Français depuis l’origine des Lumières. Plus l’homme a perfectionné la culture, selon le Genevois, plus il s’est perdu en s’éloignant de sa nature. Dès lors, toute société est vue comme corruptrice et le bon sauvage est érigé en modèle naturel, tel Adam avant la Chute. L’auteur, catholique, se garde bien de mentionner ce parallèle des idées de Rousseau avec celui de la Genèse dans la Bible. Mais le fait est là : la connaissance est un péché originel et Rousseau prône l’ignorance comme règle de vie à son élève.

Seul ce qui est immédiatement utile doit être expérimenté et l’enseignement d’Emile doit se borner à cela. Les livres sont des dangers (comme les bibliothèques expurgées des collèges catholiques ou la surveillance puritaine des diacres dans les paroisses américaines). Émile n’a le droit de lire qu’à 12 ans, et qu’un seul livre, Robinson Crusoé. « L’enfant ne doit rien faire malgré lui ». D’où les animations plutôt que les apprentissages dans les classes, les jeux plutôt que les leçons, les expériences et cas pratiques plutôt que les exposés théoriques, et ces fameux QCM plutôt que les questions ouvertes aux examens. L’incompétence est préférable aux connaissances acquises de seconde main. Émile devient donc un sauvage social, « il exige rien de personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine ; ne compte que sur lui seul », Rousseau cité p.80.

D’ailleurs, selon Bourdieu, la culture est un arbitraire culturel, celui imposé par la classe dominante. Le savoir de l’école n’est donc pas meilleur que n’importe quel savoir sauvage. Ce qui encourage évidemment les plus paresseux à ne rien foutre et excuse les profs de leur impéritie : c’est toujours la faute des autres ou du « Système ». « L’autorité pédagogique est ainsi dénoncée comme un pouvoir violent au service de la reproduction des rapports de domination, dissimulé derrière le mythe irrationnel d’une promesse d’égalité. Ce diagnostic ne pouvait pas apporter de remèdes : il signait l’arrêt de mort de la transmission, désormais définitivement criminalisée » p.104.

Il n’en reste pas moins qu’il n’était pas utile d’attendre la génération 68 pour constater les ravages de l’inculture. L’enfant sauvage Victor de l’Aveyron, découvert en 1797, a montré qu’un gosse isolé qui n’a acquis aucune culture transmise par des humains mais a toujours vécu dans la bonne nature, est resté une sorte d’animal – non pas épanoui naturellement, mais handicapé sensoriel et mental. « Parmi tous les êtres vivants, l’homme se distingue par le fait qu’il a besoin de l’autre pour accomplir sa propre nature ». Nous ne sommes pas une espèce programmée comme les abeilles ou les fourmis, ni apte à une éducation basique fondée sur une courte période d’imitation comme les chats, mais des êtres sociaux qui ont besoin de la société pour devenir humain.

Définir des règles, poser des limites, parler selon une langue au vocabulaire et à la grammaire éprouvés par l’histoire, lire des textes anciens, sont autant d’expériences indispensables pour devenir soi-même et former sa propre pensée. Nul ne peut devenir indépendant sans avoir appris à l’être. Oui, les mots choisis permettent de découvrir ses propres sentiments et nuances de pensée ; oui connaître l’orthographe des mots libère de la maladresse d’écriture ; oui, apprendre des récitations fait acquérir du vocabulaire. Lorsque l’on a rien de tout cela, l’expression ne peut pas passer par le langage et passe par les poings – alors la violence remplace le débat.

Nous en sommes là dans les banlieues, laissées à elles-mêmes et à leur sauvagerie. Le profil des terroristes de Charlie, de Toulouse ou de l’hypermarché kasher le montre à l’envie. Ce n’est pas la religion qui a armé les barbares, mais leur inculture crasse qui les a isolés de la société et a engendré leur violence à prétexte spirituel. C’est ce que l’auteur indique dans une postface de 2015 et nous le suivons volontiers. Il est inutile de faire des cours de morale féministe, antiraciste et pour la tolérance, mieux vaut apprendre sa propre culture de façon à créer une base à partir de laquelle goûter les différences et les apprécier. On ne s’ouvre aux autres que lorsque l’on est sûr de soi. Qui n’a ni les mots ni les valeurs assurées, a peur de tous ou de tout et réagit par la violence à tout ce qui le dérange. « Quand « aimer », « estimer », « apprécier », « admirer » sont invariablement remplacés par « kiffer », le problème n’est pas seulement que l’expression perd sa précision, mais surtout que l’émotion perd sa richesse » p.136.

Et l’ignorance rend esclave du divertissement marchand et des pensées uniques du populisme. Les dictatures ont toujours brûlé les livres et un fameux nazi déclarait volontiers : « lorsque j’entends le mot culture, je sors mon revolver ». Du bûcher des écrits au bûcher des sorcières et des fours, il n’y a qu’un pas. « Nous avons décrété que la langue était fasciste, la littérature sexiste, l’histoire chauvine, la géographie ethnocentrique et les sciences dogmatiques – et nous ne comprenons pas que nos enfants finissent par ne plus rien connaître » p.152.

François-Xavier Bellamy prône donc un retour à la transmission assumée de la culture par l’Education nationale. Cela ne signifie pas un retour aux années 50, mais la fin du pédagogisme et du spontanéisme dont nous constatons les ravages. Il s’agit d’être soi-même, mais pas contre les autres. Les particularismes ne sont pas des ennemis et nous devons les cultiver, non pas parce que nous les considérons comme supérieurs à ceux des autres, mais parce que ce sont les nôtres et que nous ne sommes ni indéterminés, ni indifférenciés, ni surtout indifférents. « Un individu sera considéré comme tolérant dans l’exacte mesure il parviendra à faire comme si la différence n’existait pas. Par là, en réalité, nous ne valorisons pas la diversité, mais plutôt au contraire l’indifférence à la diversité » p.172. Jetez un œil  aux Ricains, c’est exactement ce qu’ils font !

D’où le tropisme pour la jeunesse de la société contemporaine, cette période indéterminée ouverte à l’infini des possibles et qui refuse l’enfermement dans des choix adultes ou même sexuels avec le « genre ». Ce refus de la responsabilité par ceux qui sont censé avoir acquis la maturité génère une grande anxiété parmi les jeunes. Ils n’ont plus de repères et se demandent qui imiter pour devenir eux-mêmes. Rien d’étonnant à ce qu’ils suivent désormais les héros des séries télévisées – évidemment américaines, ce qui colonise un peu plus leur esprit pour le divertissement marchand et la domination numérique des GAFAM. D’autant que ne pas transmettre la culture permet aux classes aisées de se distinguer en la transmettant entre soi, en famille, laissant les pauvres et les ignorants dans la crasse scolaire. « Cinquante ans aprèsLes Héritiers(de Bourdieu et Passeron) notre système éducatif, largement influencé par cette condamnation de la transmission, est devenu le plus inégalitaire d’Europe » p.203. CQFD.

Cet essai cohérent et percutant, facile à lire, montre les origines de la bêtise contemporaine. Pas besoin « d’être d’accord » avec ses idées politiques pour s’enrichir de lire l’auteur. Il pourfend avec raison cette dérive de la raison des Lumières qu’est le culte du soupçon, la croyance au paradis perdu et la culture de l’excuse. De quoi bien mieux comprendre notre époque.

François-Xavier Bellamy, Les déshérités ou L’urgence de transmettre, 2014, J’ai lu essais 2016, 223 pages €6.50 e-book Kindle €11.99

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Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre

Vaste programme que ce livre qui se veut un roman ! Comment parler de Dieu sans paraphraser la Bible ou tomber dans l’essai indigeste ? L’auteur, toujours brillant, s’en tire par une pirouette : des chapitres philosophiques soigneusement dictés sur le ton de la conversation, afin qu’il ne subsiste aucune obscurité de « langue écrite », alternent avec des fragments d’histoires, véridiques ou romancées. A 92 ans, Jean d’Ormesson vient de passer de l’autre côté de la vie et saura peut-être enfin ce qu’il en est.

« On fait avec ce qu’on a », ose dire Jean d’Ormesson en langage familier. Un peu de l’œuvre de Dieu s’attrape dans l’histoire. Nous voici donc plongés dans l’époque favorite de l’auteur, celle de l’Empire et des amours de Chateaubriand. L’écrivain est pris comme type d’homme exemplaire autour duquel gravitent diverses destinées. Sa vie est un fil qui permet de tirer d’un coup l’écheveau emmêlé des histoires particulières censées donner, elles, l’idée de l’histoire majeure, contemplée par Dieu dans ses hauteurs – à supposer qu’il existe.

C’est ainsi que le capitaine du bateau négrier qui transporte un jeune Noir n’est autre que le père de Chateaubriand, que ce nègre parmi les autres est le fils mêlé d’une Sénégalaise et du comte de Vaudreuil qui sera amant de Gabrielle, et peut-être d’Hortense Allart qui… mais arrêtons-là ces correspondances infinies qui sont l’un des charmes du livre. Elles sont contées par courts fragments par un concepteur qui sait captiver son auditoire en quelques lignes.

J’écris bien « auditoire », car Jean d’Ormesson semble écrire comme il converse, c’est-à-dire avec toute l’élégance classique des salons d’hier. La familiarité s’allie avec une belle fluidité dans les tournures aimables de la langue française. Le lecteur y sent l’influence de Chateaubriand bien-sûr, mais aussi de Stendhal qui n’hésitait pas à aller droit au but, de Saint-Simon qui ne manquait jamais une satire, et même de Flaubert, le côté laborieux du « gueuloir » en moins. Dieu, qu’il est agréable de lire Jean d’O !

Ce compliment global n’empêche nullement de dénoncer quelques longueurs dans la partie « essai » qui assaisonne dans le roman. Redites incantatoires, répétitions en termes différents, monologues de théâtre qui durent – comme si Péguy en avait été l’inspirateur. De grâce, usez de le la gomme et des ciseaux, Monsieur l’écrivain, vous n’en serez que mieux compris ! Si vous avez voulu montrer que tout discours sur « Dieu » n’est qu’alignement de mots et rebutante scolastique, vous avez presque réussi. Heureusement que vous enrobez le lavement d’anecdotes historiques séduisantes, ce que vous appelez « un mot d’esprit infini ».

Quelques remarques surnagent qui méritent d’être retenues.

A l’origine (s’il y en eût une) le rien et le tout étaient confondus. Dieu flottait, infini, immobile (incréé par sa créature ?). Un grand mystère est cette idée de l’Autre qui a traversé Dieu, être parfait qui se suffit à lui-même. Plutôt que rester Narcisse à se complaire dans son reflet, il a l’idée d’une manifestation à être et à aimer. Dieu crée l’Autre, c’est-à-dire Lucifer et sa liberté, donc le mal qui est opposition à l’immobilité repue de Dieu. Sans cette liberté, toute création resterait confondue en Dieu. L’orgueil du Diable est plein de Dieu, mais enivré de lui-même comme ce que Dieu ne veut pas être. Ainsi naît le mal dans le bien. Le mal était nécessaire, faute de quoi le monde n’aurait pu exister. Contenu en Dieu, il ne devait d’être distinct que par la liberté qui y règne. L’imperfection permet le malheur et les crimes, mais aussi les grandes choses, plus précieuses encore, que sont l’amour, la générosité, la conquête du bien. Un jour l’expérience cessera avec « la fin » du monde et la réconciliation en Dieu sera générale. Tout retournera dans tout, au sein de Dieu l’Unique et incréé. Et le tout et le rien seront à nouveau confondus…

Vous suivez ? Pour notre savoir scientifique bien parcellaire, l’univers serait né d’une boule de matière dense qui aurait explosé. Le temps, donc l’espace, sont la conséquence de ce Big Bang originel. Dans le futur, cette expansion est vouée à se ralentir ; l’univers dilué se ramassera à nouveau, jusqu’à la concentration propice à une nouvelle explosion. Peut-être – nous n’en saurons jamais rien. Y avait-il un « avant », y aura-t-il un « après » ? Il est beau de laisser la pensée dériver parfois dans les rêves cosmiques. Cela apaise et grandit.

Justement, « Dieu », qui est-il ? Comment des êtres humains limités et éphémères peuvent-il concevoir leur inverse complet, infini et éternel ? Jean d’Ormesson a cette jolie formule « On ne parle pas de Dieu, on parle seulement à Dieu (…) Je ne parle que de mes rêves, qui sont les rêves d’un homme. Mais, qu’on le veuille ou non, Dieu fait partie de ces rêves. Tout homme, un jour, s’est interrogé sur Dieu » 1.XXV p.111. Le politiquement correct féministe exigerait qu’on parlât « d’être humain » plutôt que de « l‘homme », mais le neutre latin passé en français s’est simplifié au masculin.

L’être humain donc, est partie de quelque chose qu’il imagine, qui n’est peut-être qu’un rêve, qu’un désir de Père, qu’une projection compensatoire aux humiliations et souffrances de la vie – mais un rêve qui le dépasse, l’inclut et le comprend. « C’est cet ensemble que j’appelle Dieu ». Ainsi évoque-t-on brillamment un mystère. « Je n’ai pas dit : voici Dieu. Je dis : les rêves sont les idées. Et les idées sont réelles » – tout simplement.

Mais cette simplicité masque la question des origines : « Puisque j’ai dû venir, puisque je serai venu – et peut-être par hasard, ou peut-être par nécessité – je n’oserai pas soutenir que je suis venu tout seul et par mes propres forces. Je le crois, je le sens, je le sais, j’en suis sûr : j’ai été porté par quelque chose. Par quoi ? Qui me le dira ? Par le temps, par l’histoire, par l’ensemble des hommes, par les lois de la nature. C’est tout cela que j’appelle Dieu. Le vocabulaire est libre et j’ai l’âme généreuse : j’ai été créé par Dieu » p.114. De la croyance à la certitude, la démarche se tient, même si elle peut n’être ni la mienne, ni la vôtre.

Mieux encore : « Nous autres – je veux dire les hommes – nous manquons de sérieux à un point stupéfiant. Nous nous occupons de tout, sauf du tout – je veux dire de Dieu. Je ne croirai à rien. Ôtez tout : je crois à ce qui demeure. Par un prodigieux paradoxe, qui est la clé de ce livre, lorsque vous ôtez tout, ce qui reste, c’est tout. Le premier tout, c’est des détails, des anecdotes, la futilité du savoir, la frivolité du pouvoir. Le second tout, c’est tout. C’est Dieu ». Et paf ! Pour ceux qui l’ont reconnu, Descartes n’a qu’à bien se tenir.

Mais ce n’est pas fini. Je ne connais pas de croyant pour se coucher et laisser Dieu faire, dit encore l’auteur (même en islam qui signifie « soumission »). Plus on croit, plus on est persuadé que le devoir consiste à agir au nom de Dieu – à sa place. Croire est adhésion, et toute adhésion est action. Dès lors, que Dieu existe ou non, peu importe – du moment qu’il est réel dans l’esprit des hommes et qu’il est un moteur qui les pousse à agir. A l’inverse, je ne connais pas d’incroyant, poursuit Jean d’Ormesson, qui ne cherche un jour ou l’autre à penser l’univers comme une totalité et à lui donner un sens. Et ce sens peut être le mal, ou le hasard, ou l’histoire, ou la nécessité, ou l’absurde, ou le néant – c’est pourtant encore un sens. Vous avez entendu, lecteurs lettrés, l’écho de Dostoïevski, de Marx, du biologiste Jacques Monod, de Camus, de Sartre. Même les fous ont leur logique. Le monde n’a peut-être pas de sens, les hommes lui en prêtent encore un.

« Cette totalité, et ce sens du croyant, c’est ce que j’appelle Dieu » : puissant, non ? Rien que pour cette virtuosité de l’intellect qui fait bouillir les idées en jonglant avec les concepts, et pour le charme infini des anecdotes qui s’enfilent l’une à l’autre comme dans un coït amoureux, je vous conseille de lire ce gros livre. On en ressort différent : pas converti, mais plus intelligent.

Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre, 1980, Folio 1986, 526 pages, €9.30

Les œuvres de Jean d’Ormesson chroniquées sur ce blog

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Ecrire et publier sur le net, pour quoi faire ?

« Pourquoi écrivons-nous sur le net ? » s’interroge un blog suivi. La réponse qu’il apporte étant loin de me satisfaire, elle a le mérite de lancer le débat.

Ecrivons-nous pour combler l’écart que nous constatons entre le rêve et le réel, comme ce blogueur le laisse entendre ? Je ne le crois pas : ce ne sont pas des utopies ni des projets que nous écrivons, mais des analyses, des critiques, des indignations, des propositions. Nous ne sommes pas grands penseurs, ni « philosophes » estampillés ; nous ne faisons qu’exister au ras de la vie et des événements, cherchant à comprendre et à en tirer leçon. Nous pratiquons la petite philosophie de la vie bonne, pas la grande philosophie des systèmes.

Ce pourquoi ce que le blogueur ajoute, redonner sens à notre existence éclatée entre famille, travail et politique me paraît plus juste. Ecrire fait sens. Et pourquoi écrire plutôt que parler ou chanter ? Parce que l’écriture est un effort qui exige de soupeser le sens des mots et de les placer dans un ordre logique dans le but d’éclairer, voire de convaincre. La parole s’envole, l’écrit reste ; la chanson n’est que cri du cœur sans lendemain, dont on ne retient le plus souvent qu’une mélodie. Filmer, peindre ou dessiner sont des actes plus proches de l’écriture, mais avec le medium des images. Or les images font écran à la pensée car elles sont directes, plus immédiates que les mots, inhibant le recul nécessaire à toute réflexion.

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Car ce qui importe, au fond, est bien de « réfléchir ».

Réfléchir n’est pas refléter ni agir par réflexe. Non pas se poser en statue de soi comme dans les selfies, messages narcissiques qui proposent une image en situation pour les autres, quêtant avidement leurs sentiments. Non pas réfléchir en miroir, comme Trump ou Le Pen, reflétant l’opinion populaire et en se posant comme menhir : « ça, c’est moi, et je ne changerai pas ; à prendre ou à laisser ».

Non, la réflexion n’est pas ce degré zéro du sens matériel, mais l’action de soi à soi de se poser pour analyser ce qu’on est, d’où l’on vient, ce à quoi on croit. Seule l’écriture permet cette ascèse – que les gourous à la mode appellent parfois « méditation ». Descartes le classique en a écrit de célèbres en métaphysique ; Lamartine le romantique de non moins célèbres en poétique.

Pourquoi réfléchir ? Nous le constatons bien, très peu réfléchissent, se contentant « d’être d’accord » (le grand mot des commentaires de blog !) dans le fusionnel du nid des gens qui pensent comme tout le monde, ou « d’être choqués » (l’autre grand mot des commentaires) en réaction à une affirmation ou à un jeu de mots. Réfléchir ne ressort pas de ce genre de passivité flemmarde ; réfléchir implique un acte volontaire d’examen de soi. Acte de solitaire face à Dieu (Descartes) ou face à la solitude dans la nature (Lamartine), l’être qui réfléchit désire mesurer sa place dans l’univers et dans le temps. Répondre aux questions fondamentales du Qui suis-je ? D’où je viens ? Ou vais-Je ? Que sais-Je ?

Cela paraît de bien grands mots, qui passeront par-dessus la tête de la plupart. Mais point du tout ! Chacun est concerné parce qu’il réfléchit un minimum tout au long de sa journée, même s’il n’écrit pas. Il compare ses pensées avec ce qui survient, change ses plans, adapte sa conduite, examine et compare, juge. Ecrire permet seulement de rendre objectives ces réflexions fugaces, de les formuler en les déposant sur le papier ou sur l’écran pour y revenir, les polir, les corriger, les approfondir ou les éliminer.

Ecrire, sur carnet ou sur blog, est donc avant tout un acte de réflexion. Psychanalyse personnelle ou mise au point, écrire permet la distance que ne permet pas la parole ou le slogan (formats exigés par construction sur Facebook ou Twitter). N’avez-vous jamais expérimenté combien le crayon ou le clavier vont moins vite que la pensée, l’obligent à attendre la main, donc à revenir sur le pensé-trop-vite, à trouver des arguments, à étayer la logique, à soigner l’expression, à corriger les mots en affinant le sens ? Ecrire est une discipline qui formate la pensée dans un cadre qui permet son expression la plus fine.

Au détriment de la spontanéité ? Peut-être – mais RIEN ne vous empêche d’exprimer votre spontanéité AVANT de la faire suivre de votre réflexion. « S’exprimer » en cri du cœur soulage, mais ne change rien. Pour changer, il faut penser. Dire que vous êtes « indigné » de la mort d’un enfant immigrant sur une plage turque ne vous dispense pas de réfléchir au pourquoi et au comment, au possible et au nécessaire, à la politique et à la religion, au droit et au fait. Gueuler est toujours aisé, gouverner l’est moins, réfléchir toujours mieux.

Publier sur blog montre combien la réflexion désormais se raréfie, puisque que l’on en ressent le besoin.

Les livres sont vite écrits, mal pensés, vite oubliés.

Les journaux courent après l’événement sans prendre le temps de se poser.

Les médias radiodiffusés sont écartelés entre l’immédiat émotif et la cuistrerie bobo, BFM-TV et France culture pour faire bref, où le pire l’emporte trop souvent sur le meilleur. Seul le choc compte pour la télé, seule la pose (en général de gauche, « mainstream ») et les révérences (envers les intellos et les « zartistes ») comptent pour la radio (après 68 cul, après 86 culte, après Trump/Poutine/Erdogan/Le Pen culturiste ?).

Quant aux réseaux sociaux, les images ou slogans chocs ou mièvres « partagés » montrent combien chacun cherche plus le miroir que le stimulant, plus l’entre-soi que la remise en cause. Ce fut criant lors de la campagne présidentielle américaine.

Ecrire pour exister, pour poser sa pensée avant qu’elle n’aille plus loin et pour éviter qu’elle se fourvoie n’importe où ; écrire pour rassembler en soi nos existences éclatées, pour proposer à d’autres de faire de même et de participer à l’écriture collective de notre histoire… Il y a de tout cela dans le fait d’écrire sur le net.

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Pas si bêtes, les bêtes !

Frans de Waal est primatologue hollandais. Il étudie les comportements des singes, aux Pays-Bas et aux États-Unis. Il publie régulièrement des livres sur les résultats obtenus, qui remettent en question les préjugés humains sur les bêtes : elles sont moins bêtes que vous !

Une entrevue dans le magazine scientifique La Recherche (n°515, septembre 2016) fait le point et présente son dernier livre.

frans de waal

La bêtise, chacun le sait, est le contraire de l’intelligence… capacité très difficile à mesurer. Sot, maladroit, futile, sans valeur, ce qui est bête est réputé sans réflexion, comme programmé, automatique : ainsi font les animaux comme les fourmis ou les chiens de Pavlov. « Défaut d’intelligence », dit de la bêtise le petit Larousse. Alors comment définit-il l’intelligence ? « Faculté de connaître et de comprendre, bonne entente », affirme-t-il. Chaque espèce a développé une façon de connaître son milieu et une intelligence à survivre. Et c’est justement ce que Frans de Waal démontre des bandes de singes sociaux qu’il a étudiées…

Les chimpanzés du zoo d’Arnhem sont rarement agressifs mais à 95% du temps pacifiques. Lorsqu’une explosion agressive se produit, elle est dénoncée à hauts cris par les autres, qui encouragent à se réconcilier et, lorsque vient la réconciliation, tous se réjouissent bruyamment. Il n’est pas rare qu’une agression bénigne, genre engueulade, soit suivie d’une consolation de l’engueulé par un plus jeune ; « Il passe un bras autour de son cou, l’embrasse, l’épouille ».

singes frans de waal

Parmi les singes grands et petits du zoo d’Atlanta, la nourriture est volontiers partagée. L’empathie repose non seulement sur l’émotion immédiate et l’imitation, mais aussi sur ce que pense l’autre – et ce dont il a besoin est mis en évidence. Le primate, comme l’humain, « est par nature équipé des mécanismes fondamentaux sur lesquels repose la morale », conclut Frans de Waal. Les Dix commandements comme loi naturelle, il fallait ce raccourci pour réconcilier le bon sauvage avec la religion.

Le sentiment d’injustice est fort parmi les singes sociaux. Prenez les capucins d’Amérique du sud, assez loin de nous par la génétique. Si vous donnez à deux capucins chacun une tranche de concombre, tout va bien ; si vous donnez à l’un un grain de raisin (nettement meilleur et préféré !) et à l’autre une tranche de concombre, rien ne va plus. Le lésé se met en colère, refuse le concombre, et il n’est pas rare que l’avantagé refuse aussi de manger tant que son copain n’a pas eu le raisin comme lui. Ce sont des comportements « très semblables à ceux des enfants humains dans la même situation ».

Pourquoi avoir mis tant de temps à découvrir ces faits d’expérience qu’une bonne empathie aurait pu connaître ? A cause de la Bible et de cette croyance orgueilleuse et absurde que l’Homme est le sommet de l’évolution, hors de terre car fils de Dieu, appelé par Lui à régner sur les plantes et les bêtes et à exploiter la planète à son seul profit. Ont suivi ces théories plus bêtes que celles des bêtes : les animaux-machines de La Mettrie préparés par le fonctionnement d’horloge de l’animal selon Descartes, puis le behaviorisme de Skinner fondé sur le conditionnement (la salivation du chien de Pavlov). En psychologie humaine, cela donnait le formatage mental et la propagande de masse, voire la publicité : les gens étaient bêtes et il fallait les traiter comme des bêtes, les dresser par l’école et l’armée, leur faire peur par l’église et la justice, et les inciter à agir par réflexes conditionnés.

Nous sommes sortis de la société autoritaire – quoique nombre de pays et religions souhaitent y revenir et que les pays de l’ex-URSS y soient restés – et la science découvre autre chose que ce qu’elle cherchait auparavant à confirmer. Oui, coopération, consolation, entraide, réconciliation sont des éléments naturels de la culture en société. Les singes nous le montrent. Serions-nous assez bêtes pour ne pas les suivre ?

La Recherche, n°515, septembre 2016 en kiosque
Frans de Waal, Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? 2016, Les liens qui libèrent, 320 pages, €24.00
Frans de Waal, L’âge de l’empathie – leçons de la nature pour une société solidaire, 2011, Acte sud poche, 386 pages, €9.70
Frans de Waal, De la réconciliation chez les primates, 2011, Champs Flammarion, 382 pages, €10.20

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Montesquieu ou Rousseau

L’Angleterre et la France ont fondé l’Etat parlementaire moderne. La féodalité y fut plus forte qu’ailleurs et la théorie de la souveraineté y a été élaborée par les juristes pour asseoir le pouvoir du roi. C’est contre cet absolutisme que sont nées les revendications libérales : liberté de penser, d’aller et venir, de s’exprimer, de posséder la terre, de commercer.

La tentative absolutiste de Charles 1er d’Angleterre, catholique, lève une opposition armée parlementaire qui exécute le roi (30 janvier 1649), dissout la monarchie (7 février), fonde le Commonwealth (république) en mai et élimine les Niveleurs (partisans du peuple souverain, adeptes baptistes de la cité de Dieu ici-bas). Un roi ne reviendra qu’en 1660 avec Charles II. John Locke (1632-1704) et Montesquieu (1689-1755) vont penser cette révolution pour accoucher de la réflexion politique moderne.

Locke est l’anti-Descartes : il ne s’isole pas pour rentrer en lui-même afin de découvrir la Vérité. Il se veut immergé dans son temps et utile aux hommes en société. Ainsi écrit-il des réflexions diverses sur la tolérance, la valeur de la monnaie et l’art de soigner. Montesquieu est de même un penseur de la complexité, écrivant sur le climat et sur les mœurs avant de théoriser les régimes politiques et d’établir l’esprit des lois.

montesquieu de l esprit des lois anthologie

La France est héritière de Montesquieu ; mais elle s’est laissé tenter par Rousseau le Genevois orphelin (1712-1778), sa mystique paranoïaque de la fraternité, son absolutisme populaire, son abstraction universelle. Elle oscille depuis entre Robespierre et Napoléon – héritiers dialectiques de Rousseau – et la IIIe République, acmé de l’équilibre des pouvoirs.

Notre République Ve n’est qu’un compromis bâtard entre Rousseau et Montesquieu. Il n’évite ni le caporalisme jacobin ou extrémiste, ni la tentation du centre. La France reste écartelée entre l’équilibre des pouvoirs (qui laisse la société vivre par elle-même) et l’interventionnisme étatique ou partisan (qui veut imposer une ligne « unanimiste »).

Montesquieu considère les mœurs plus efficaces que les lois. Quant aux institutions, « il faut que le pouvoir arrête le pouvoir ». La loi incarne la raison, mais c’est la vertu qui anime tout régime. Grandeur de la loi, infirmité du législateur : Montesquieu est sceptique sur l’humanité. Ce pourquoi la religion est utile : beau décor et frein social. L’égalité absolue est un rêve mais l’État « doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. » La séparation des pouvoirs assure l’harmonie de trois forces sociales : le roi, le peuple, l’aristocratie – en trois pouvoirs qui se balancent : l’Exécutif, le Législatif et le Judiciaire.

Montesquieu distingue trois régimes-type qu’il appelle par convention :

  1. République : elle peut être soit démocratique (le peuple en corps, animé d’une vertu civique à l’antique), soit aristocratique (comme à Venise où la vertu est la modération).
  2. Monarchie : le gouvernement d’un seul, sa vertu sociale est l’honneur (ou esprit de corps), mais les lois fondamentales sont indépendantes du monarque et exercées par des pouvoirs intermédiaires. Ce type a la faveur de Montesquieu.
  3. Despotisme’ : le gouvernement d’un seul mais lui seul fait les lois. Sa ‘vertu’ est la crainte.

Que reste-t-il aujourd’hui de Montesquieu ?

Incontestablement les institutions américaines, qui fonctionnent comme ‘république aristocratique’, de même que la fédération allemande créée en 1946. La Ve République tient nettement du type ‘monarchique’, tout comme le régime chinois « communiste » actuel. Le type despotique a donné lieu hélas à d’innombrables exemples : Napoléon 1er, Staline, Hitler, Fidel Castro, Hugo Chavez… Le régime russe sous Poutine balance entre type monarchique et type despotique. Le régime de type démocratique est probablement le mieux représenté par les institutions anglaises : élections simples et directes, la reine restant symbole du pays et de sa ‘vertu’ traditionnelle.

rousseau du contrat social

Rousseau considère la société (concrète) comme injuste et la nature (abstraite) comme bonne.

Cet affect lui vient de son enfance orpheline (abandonné par son père, mère morte en couches), autodidacte et campagnarde. Par ressentiment personnel et empreinte chrétienne profonde, il croit l’homme « naturellement » bon, aliéné seulement par la société. Pour lui, société naît de propriété, qui est sauvegarde égoïste des intérêts. De là viendrait le malheur. Il surgit de la quête d’intérêt personnel, d’amour de la propriété, d’avidité à accumuler de l’argent et de se croire plus que les autres en le dépensant.

Du Contrat social est inspiré par la passion de l’unité. Rousseau veut imposer la subordination des intérêts particuliers à la « volonté générale », souveraine et absolue comme sous les rois. « Chaque membre est partie indivisible du tout ». Cette abstraction fonde l’égalité théorique, donc la « liberté », puisque Rousseau définit ladite liberté comme l’obéissance aux lois de sa propre communauté…

La souveraineté, ainsi rêvée, se doit d’être :

  • inaliénable (pas de gouvernement représentatif),
  • indivisible (ni séparation des pouvoirs, ni corps intermédiaires, ni partis ou factions),
  • infaillible (la souveraineté est vérité d’elle-même),
  • absolue (mais pas « arbitraire » car la « volonté générale » ne serait plus souveraine).

Cette souveraineté unanimiste est le rêve de Mélenchon, tout comme celui – toutes proportions gardées – de Marine Le Pen et de Nicolas Dupont-Aignan. Mélenchon veut la révolution permanente, la fin de la politique comme métier, les citoyens mobilisés ; Le Pen rêve du peuple comme la vache rêve du taureau, le bon sens près de chez vous, la terre ne ment pas, le sens de la race infaillible; Dupont-Aignan reprend le gaullisme historique pour en faire un intégrisme souverainiste.

Pour Rousseau (et probablement pour la réalité), la démocratie « ne convient qu’à un peuple de dieux ». Les humains étant ce qu’ils sont, le régime aristocratique leur va mieux. Il est l’aptitude des meilleurs, éduqués pour servir et surveillés par les citoyens. Mais le gouvernement est secondaire selon Rousseau, car il a tendance à dégénérer et trahir. Ce qui compte est la souveraineté. D’où l’importance de former des citoyens qui soient conscients de leur pouvoir en corps. Rousseau prône l’éducation (« Émile »), la religion civile et (comme Tocqueville) la vertu à l’antique.

Que reste-t-il aujourd’hui de Rousseau ?

Le caporalisme de la ‘volonté générale’, la mobilisation spartiate des citoyens au nom de l’universel, le mythe du « naturel » qui va de l’écologie mystique à l’éducation libertaire, la haine de la société (assimilée à la Cour, la mode, le médiatique, l’industriel, l’argent, le capitalisme…), la méfiance de tous contre tous, le surveiller et punir, l’intolérance pour les factions et partis, la tentation technocrate, l’illusion fusionnelle.

Connaître les racines de nos inspirations politiques doit nous rendre conscients de ce qu’il est bon de garder – et de ce qui serait nécessaire de faire évoluer. Cela en-dehors des ego surdimensionnés et sans intérêt du personnel politique.

Montesquieu, De l’esprit des lois (anthologie), Garnier-Flammarion 2013, 395 pages, €5.90 

e-book format Kindle, €2.49

Montesquieu, Œuvres complètes tome 1, Gallimard Pléiade 1949, 1665 pages, €59.50

Montesquieu, Œuvres complètes tome 2, Gallimard Pléiade 1951, 1800 pages, €60.00

Rousseau, Du contrat social, Garnier-Flammarion 2011, 255 pages, €3.90

e-book format Kindle, €2.99

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Roger Vailland, Les mauvais coups

roger vailland les mauvais coups
On ne lit plus guère Roger Vailland et l’on a tort. Libertin communiste, mort en 1965, il est sans égal pour décortiquer l’amour.

Milan est marié depuis 15 ans à Roberte. Les deux se sont aimés, puis quittés, puis repris, jalousés. Ils ont tué passivement à cause de leur attachement, puis la passion s’est apaisée pour laisser place à une sorte de camaraderie faite de rivalités et de peurs réciproques. La quarantaine venue, le bilan est lourd… Ne pas transformer l’amour-passion en amour paisible coûte.

Il y a bien la solution des liaisons dangereuses, en séduire une autre sous le regard de l’autre pour aviver le désir ; Milan s’y essai plus ou moins avec Hélène, institutrice-adjointe dans un village paysan de l’Ain où le couple s’est mis au vert pour une année sabbatique. Mais la fièvre persiste : alcool fort, cigarettes, chasse dans la campagne, jeu au casino – tout est bon pour s’étourdir, ne plus penser à « la Bête ».

Car « la vie est une bête affamée qui loge au creux de la poitrine », avoue Roberte. « Elle est plus ou moins gloutonne selon les natures (…) Tant qu’elle n’est pas repue, elle griffe, elle mord, elle me déchire et me voilà jetée dans les rues et sur les routes, les narines ouvertes, le cœur battant et le ventre brûlant » (chap.VI). Pour Milan, « c’est l’occasion. Deux êtres qui ne se plaisent pas se prennent si l’occasion fait qu’ils se trouvent ensemble et sans témoin, dans un instant où l’un ou l’autre ont besoin d’amour » (chap. VI).

L’amour, c’est le désir, l’imagination, l’assouvissement sexuel, le plaisir d’être deux, la camaraderie d’égaux. L’amour est un mot-valise que les naïfs croient tout contenir alors qu’il est déjà difficile d’en accepter une seule composante. Celles et ceux qui veulent tout, en fusionnel, se trompent. On ne peut avoir du désir, du plaisir et de l’accord en commun tout le temps. De ce manque surgit parfois la haine, qui est amour inversé, ou la haine de soi, qui conduit à se supprimer.

Ainsi de Milan et de Roberte, qui initient Hélène, âme pure de vingt ans. Le premier aux arcanes de l’amour complexe, la seconde à la séduction du maquillage et du vêtement. Pour se rendre mutuellement jaloux et raviver leurs imaginations, donc leur désir, et peut-être reconstituer la camaraderie. Mais ce n’est pas si simple.

Milan aime la campagne au matin, pas Roberte qui boit trop et a du mal à émerger. « Déjà la Prairie est nue, fraîche comme après la pluie, heureuse et détendue avec ses grandes mares sans rides où se reflètent les petits nuages roses de l’orient. – J’aime cela, dit Milan. C’est comme une fille qui se déshabille » (chap. I).

Milan aime maîtriser la passion, Roberte y succombe et ne peut s’en désengluer, « c’est Vénus tout entière à sa proie attache » (chap. VIII). Sa fin dans un étang boueux est révélatrice, ses pulsions l’ont emporté. À l’inverse, Milan : « Moi, je place au-dessus de tout cette possession de soi que Descartes appelle vertu et dont l’autre nom est liberté » (chap. IV). Son exemple est Stendhal : « Ce qui nous fait chérir Julien, Fabrice, Lamiel, Lucien ou la Senseverina, ce n’est pas l’abandon qui soumet à l’amour mais la force de caractère qui permet de l’assouvir, c’est l’appétit de bonheur qui prouve l’homme de cœur, et la tête froide qui trouve les moyens de le satisfaire » (chap. VIII). On ne peut connaître le bonheur que dans la maîtrise, l’esclavage des pulsions ou de la passion rend toujours malheureux.

Mais qui évoque encore « le caractère » ? Depuis l’hédonisme post-68, toute volonté est proscrite au profit de la circonstance, toute force au profit du courant, tout appétit au profit de l’abandon, toute camaraderie au profit du fusionnel. L’attrait pour les vampires et les loups-garous, chez les adolescentes américaines, en sont le symptôme le plus évident ; la mode du bi et du gai, chez les garçons, sont un autre symptôme. On veut être pareil, fusionner, pas être soi-même, en égaux.

Ce pourquoi relire Roger Vailland fait du bien. Sorti de la guerre qui forgeait les caractères malgré soi, l’auteur se voulait maître de lui, dompteur des passions. C’est bien plus fort que l’eau de rose de la littérature actuelle.

Roger Vailland, Les mauvais coups, 1948, Les Cahiers rouges, Grasset 2011, 168 pages, €7.95
e-book format Kindle, €5.99
film DVD Les mauvais coups de François Leterrier, 1961, avec Simone Signoret et Réginald Kernan, noir et blanc Pathé 2006, €12.90

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Le doute est salutaire

Dérivé de ‘duo’, le doute exprime l’hésitation, l’indécision. Jusqu’au 16ème siècle, douter signifiait avant tout ‘craindre’, avant d’être cantonné à ‘redouter’. C’est le réflexe intellectuel frileux auquel nous assistons systématiquement de nos jours : tout changement fait ‘douter’ de l’habitude, donc automatiquement ‘craindre’ ce qui va être modifié. Il marque la défiance dans ce nouveau Moyen-Âge assoiffé de certitudes.

La locution ‘sans doute’ est d’ailleurs restée avec le sens de ‘je choisis l’hypothèse’. Le doute est condamné par l’Église comme par l’islam : il n’y a de Dieu que Dieu et Jésus ou Mahomet annonce Son règne. Tous les non-chrétiens ou non-musulmans sont mécréants, donc exploitables (colonisables) et taillables (en pièces) à merci – et Allah Dieu reconnaîtra les siens. Aucun doute, rien n’est douteux pour le Croyant.

Seuls les disciples ont parfois le doute édifiant : ils sont humains, comme vous, mais ont fait le ‘bon choix’, celui de s’abandonner entre les mains du Père. Seuls les non-convaincus sont ‘douteux’, de maintien, de mœurs et de pensées. Ont-ils donc une âme ? Le Diable ne les possède-t-il pas ? Les côtoyer est redoutable, les ignorer requis, les massacrer encouragé.

Et pourtant, le doute est salutaire. « C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance », disait Montaigne, Essais I 27. Encore fallut-il la redécouverte des préchrétiens antiques, à la Renaissance, pour « oser » défier le Dogme. A l’inverse, une bonne part de l’islam est retourné aux origines, encouragé par cette démocratie à la pointe de l’épanouissement humain qu’est l’Arabie saoudite, et par cette utopie d’un « monde meilleur possible » vantée tant par le salafisme (une secte de l’islam) que par l’État islamique. L’islamisme wahhabite ou salafiste est violemment « réactionnaire » envers toute modernité. Car, aucun doute, tout a été déjà dit par Djibril à Mahomet et écrit pieusement par ses disciples jusqu’à la troisième génération. Comme dans l’armée, réfléchir, c’est déjà désobéir – et douter du commandement un crime de haute trahison !

protocoles de la rumeur

Or, pour nous en Occident, le doute est ‘penser sans certitude’, sens qui est resté dans ‘se douter’. Le doute salutaire permet l’étonnement philosophique, l’hypothèse scientifique, le dialogue démocratique, le risque d’entreprendre – rien que ça ! Le doute est un pari : quitter les rives de l’habitude, de l’enclos, de la certitude – pour aller prendre le risque d’explorer le monde, les autres jamais vus et les pensers nouveaux. Si la ‘dubitation’ fut jadis rhétorique – il s’agissait de feindre d’hésiter pour mieux asséner son argument – être ‘dubitatif’ demeure suspendre son jugement a priori pour exercer ses talents d’observation (sens), d’examen (cœur) et de critique (esprit).

Si les sceptiques y arrêtent leur pensée, poussant jusqu’à la relativité générale de tout jugement, les dogmatiques en font un passage obligé : c’est rhétorique d’Église, tout comme de Parti, que de tenir pour faux tout ce qui se présente – avant de feindre de « remettre sur ses pieds » la réalité et de catéchiser dans le « bon sens » les fidèles. Au nom de la certitude, évidemment. Pour Descartes, que l’on cite souvent comme ayant défié la Tradition par le ‘je pense’, Dieu demeure au final l’anti-doute ; pour Hegel, c’est l’Histoire qui s’accomplit et nous écrase ; pour Marx, le mouvement social qui crée l’Histoire inexorable qui nous emporte. La certitude devient ‘état de fait’ lorsqu’on est incapable de douter. Par peur de la liberté, par crainte de la responsabilité, par hantise de l’initiative. Ou par un ego hypertrophié.

Or, il est raisonnable de douter quand les faits semblent faux où incertains. Et tous les faits le sont, de « que mangerai-je demain ? » à « m’aime-t-elle ? » ou « faut-il le croire ? ». Ni Dieu, ni maîtres, ni masse ne créent le certain – même si leur force vient de la puissance terrible qu’on leur attribue. Montaigne encore disait fort bien : « Il n’est rien cru si fermement que ce qu’on sait le moins, ni gens si assurés que ceux qui nous content des fables, comme alchimistes, pronostiqueurs, judiciaires, chiromanciens, médecins. Auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs ordinaires des desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident, et de voir dans les secrets de la volonté divine les motifs incompréhensibles de ses œuvres » Essais I 32. La théorie du Complot n’a pas été inventée par notre siècle.

La science elle-même n’est pas un corpus déjà écrit, une « bible » que nous aurions à charge de « découvrir » – mais une méthode. Elle est un perpétuel échange entre nos capacités de penser, l’expérience humaine accumulée et le réel donné. Rien n’est jamais tenu pour acquis, même si les instincts automatisent certains de nos comportements. Si la confiance en l’expérience et le savoir permet de se fonder, leurs postulats éprouvés (bien que non démontrés) permettent de penser et d’agir en attendant. Les « dogmes » de la physique, de la biologie, de l’économie et autres sont remis en cause presque à chaque génération. La connaissance scientifique fonctionne comme un processus : étonnement soudain, observation, questionnement, hypothèses, tests des hypothèses, modélisation (qui est une fiction d’imagination), épreuve de l’expérience (qui replonge dans le réel) – avant nouvelles hypothèses, affinement du modèle ou impasse, nouvelles questions, etc. Tel Sisyphe, le scientifique roule sans fin son rocher, cent fois sur le métier il remet son ouvrage. A charge à ses descendants de poursuivre la tâche.

Le doute, pour être utile, n’est pas sans limites – il est « méthodique ». Ne nous fions ni à nos sens, ni à nos mouvements de cœur, ni à notre esprit si prompt aux ‘préjugés’ – suspendons simplement notre avis. L’instinct (aveugle) ne doute jamais, le cœur (faible) et l’âme (crédule) trop souvent ; c’est à l’esprit (critique) de balancer. Crainte, désirs, croyance, espérance sont des travers trop humains. Au lieu d’y céder d’un premier mouvement, examinons la chose, l’être ou l’idée, tournons autour, usons avec elle de l’éclairage de nos sens, de notre expérience des hommes, de la logique de notre pensée. Faisons attention aux paralogismes, syllogismes ou sophismes : ils sont nombreux, ils masquent le chemin par leur facilité. La bêtise y tombe souvent, même chez les plus intelligents et de bonne foi. Il faut un minimum de confiance dans la constance du monde, mais point trop. Délicat équilibre qui établit l’humaine condition. Car nous ne sommes ni anges, ni bêtes, mais voués à l’entre-deux ; travaillant à connaître, sans être sûrs de rien.

Douter ne signifie-t-il rien d’autre que d’être vigilant ? – Sans doute. « Quand un homme doute au sujet de ses propres entreprises, il craint toujours trois choses ensemble, les autres hommes, la nécessité extérieure, et lui-même. Or c’est de lui-même qu’il doit s’assurer d’abord » dit le philosophe Alain dans Les idées et les âges, Les Passions et la Sagesse, Pléiade p.186. Le pire ennemi de l’homme reste lui-même : « Il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi » dit justement Montaigne, Essais II 17.

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Christophe Bardyn, Montaigne

christophe bardyn montaigne
Michel Eyquem de Montaigne aimait fort la vie avec tout ce qu’elle offre ; le principal en était la liberté. Cette biographie nouvelle, par un agrégé docteur en philosophie est à la fois érudite, pleine de sel et de trouvailles, et fort bienvenue. « L’époque des guerres civiles a façonné sa pensée et son style au point qu’ils entreront toujours en résonance avec les périodes troublées, inventives et inquiètes. Tel est notre temps… » p.478.

Sa pensée de doute et de balance porte à juger par soi-même plutôt qu’obéir aux dogmes ou suivre l’opinion commune. Son style de beau langage allie la précision des mots à l’allusion, voire au cryptage pour érudits, afin de dissimuler ce qui choquerait trop les âmes faibles. Car il y a en tous temps des professionnels du choqué, dont la seule vertu est de dénoncer la paille dans l’œil du voisin. Particulièrement dans les périodes troublées et inquiètes où le recours à la « croyance » est reine au détriment du réel. Penser comme tout le monde rassure, en rajouter sur l’orthodoxie pose à bon compte et donne parfaite conscience. Mais de là à inventer le neuf, il n’y faut point compter !

« Il est manifeste que l’homme [Montaigne] est d’abord un amant, amoureux de la vie, d’un unique ami et de quelques femmes. De toutes ses passions, l’écriture est à la fois le médiateur et la substance, et c’est pourquoi les Essais sont consubstantiels à leur auteur » p.471. Presque tout est dit, hors l’aristocrate et le politique. Car Montaigne fut aussi engagé largement dans l’histoire de son siècle. Élu en son absence maire de Bordeaux malgré ses réticences, puis réélu pour un second mandat, il avait l’oreille à la fois de Catherine de Médicis et d’Henri de Navarre, jouant les médiateurs avec talent et discrétion entre les deux Henri, l’actuel III et le futur IV.

Bien que le grand homme fut de taille petit, « Montaigne a toujours fait, autant qu’il le pouvait, ce qu’il voulait, sans se préoccuper à l’excès des jugements moraux, sociaux ou religieux. L’absence de repentir qu’il revendique hautement signifie qu’il assume tous les aspects de sa vie, parce qu’il les a tous voulus, pour autant que cela dépendait de lui » p.473. Outre sa libre pensée, Montaigne valorisait l’expérience plus que le savoir, la vie se faisant – plus que les grands principes. En ce sens il était libéral. Sur l’exemplaire de la dernière édition des Essais qu’il a annoté de sa main juste avant sa mort, il a fait figurer cette citation de Virgile : « il prend des forces en allant de l’avant ». Il ne se réfère pas avant d’agir, il va et pense en chemin.

Ce pourquoi il est antithétique avec un certain esprit de cour français, hiérarchique, soumis, moraliste et langue de bois. Christophe Bardyn a fort raison d’affirmer : « Il est évident, ne serait-ce que pour des raisons de style, qui touchent ici au plus intime de la pensée, qu’un philosophe nourri exclusivement de Kant, de Hegel ou d’Auguste Comte n’est pas en mesure d’entrer dans la pensée de Montaigne » p.469. La plupart de nos intellos, perclus de grands principes et de dogmes idéologiques, ne peuvent saisir le sel de ce penseur du XVIe siècle qui ne se voulait pas philosophe. Ils sont bien trop enfermés dans leurs bornes mentales, leur morale étroite et leur idéal absolu placé au-dessus des hommes – ils sont bien trop contents d’eux. Ce pourquoi Montaigne fut plus célèbre en Angleterre qu’en son propre pays, plus pragmatique que dogmatique, plus accommodant que servile, plus utilitariste qu’idéaliste.

Lorsque Michel de Montaigne meurt le 13 septembre 1592 à 59 ans d’une amygdalite phlegmoneuse, ses héritiers spirituels sont immédiatement Pierre Charron et Marie de Gournay, jeune Picarde « transie d’admiration » devenue après plusieurs mois de rencontres « fille d’alliance ». Mais plus tard Descartes et Pascal, avant Hume et Voltaire, reprendront son flambeau. Tous penseurs qui pensent par eux-mêmes, maniant la langue précise autant que l’ironie, sceptiques et prudents. Le gisant de Montaigne repose ses pieds sur un lion de pierre à la langue bifide, signe de dissimulation comme de neutralité, de loyauté sans naïveté.

Les siècles XIX et XX en France ont réduit Montaigne à la sagesse rassise du personnage qui s’isole en sa librairie pour méditer au coin du feu. Les moraleux de ces temps idéologiques avaient peur de la verdeur charnelle de l’auteur du XVIe siècle, de son scepticisme en tout, de la relativité de sa morale. Ils ont caché ce sein qu’ils ne voulaient voir, alors que Montaigne avait pour ambition de se « dépeindre tout nu ». Libertin, libéral et libertaire, Montaigne aimait le sexe et la conversation, les libertés de croire, de penser et de dire, et surtout pas les conventions sociales au-delà de la civilité.

Christophe Bardyn relit Montaigne avec l’œil neuf du XXIe siècle et la documentation fournie des historiens. Il entend le latin et grec, ce qui lui facilite les choses… « Les Essais contiennent tout, absolument tout, du début à la fin et pour tous les aspects de son existence » p.15. D’où il peut déduire que Montaigne était (ou se sentait) un enfant illégitime, né à 11 mois de grossesse, peut-être fils du palefrenier ; que cette situation l’a rapproché d’Étienne de La Boétie, orphelin trop tôt, sans que cette passion d’amitié soit en rien homosexuelle – comme certains esprits trans, gais et lesbiens le voudraient aujourd’hui pour augmenter leur camp. Montaigne a énuméré, plus ou moins dissimulés, les noms de ses maitresses : Diane de Foix-Candale (dont il fut le père probable du premier enfant), Madame de Duras, Diane d’Andouins qui se fera appeler Corisandre et sera la maitresse du futur Henri IV, Madame d’Estissac et Marguerite de Valois qui épousa Henri de Navarre (p.296).

Né le 28 février 1533 aîné de 8 enfants, son père officiel est de noblesse récente, maire de Bordeaux, d’ancêtres enrichis dans le commerce de pastel et de harengs. Sa mère descendrait probablement de marranes montés d’Espagne en 1492. Comme Gargantua, livre qu’il affectionnait fort, le jeune Michel « confie qu’il ne se souvient même plus du début de sa vie sexuelle, tellement elle fut précoce » p.28. Il disait suivre la règle des moins de Thélème qui est de n’en suivre aucune !

De sa naissance à 3 ans il est confié en nourrice au village, revient au château de Montaigne jusqu’à 6 ans pour être élevé, avec son frère cadet d’un an Thomas (le préféré de son père) par un précepteur allemand assisté de deux autres qui lui parlaient latin et jouaient en grec. De 6 à 15 ans, il est envoyé au collège de Guyenne à Bordeaux où il lit les classiques, aidé de son précepteur Muret de 4 ans plus âgé que lui, un rien sodomite mais qui semble s’être contenté de caresses mutuelles avec le jeune Michel – comme le faisaient les Romains. De 16 à 21 ans, Montaigne se perfectionne à Paris, ville qu’il a tant aimée, auprès des humanistes et notamment de Turnèbe. Il déteste le droit mais en sera néanmoins licencié, son père lui obtiendra une charge à la cour des aides de Périgueux, avant de monter à Bordeaux.

Michel rencontre Étienne à 24 ans et La Boétie, qui mourra à 33 ans, écrit vers 16 ans un Discours de la servitude volontaire encore fameux quatre siècles après. « La rencontre entre les deux jeunes magistrats bordelais ressembla donc à un coup de foudre amoureux, parce que pour la première fois chacun d’eux sortait de sa solitude psychique et trouvait un interlocuteur à qui il n’avait pas besoin d’expliquer ce qu’il ressentait, mais qui le comprenait intuitivement parce qu’il avait vécu de son côté une épreuve similaire. Le bâtard reconnaît dans l’orphelin un compagnon d’infortune, et leurs sensibilités exacerbées les conduisent aussitôt à une entente qui, le plus souvent, n’eut même pas besoin de mots » p.129. Étienne mettra en garde Michel contre sa frénésie sexuelle avec des femmes mariées, ce qui présentait à tout moment le risque d’être découvert et tué. Nul que la tempérance de son ami n’influençât le jeune homme pour le reste de sa vie.

Montaigne se marie en 1565, 4 ans après la mort de son père, pour récupérer son héritage, dont le titre. C’est un mariage de raison qui donnera six enfants mais dont une seule fille survivra, Léonor, à laquelle Montaigne ne s’est guère attaché. Il n’aimait pas les « petits enfants » et préférait parler d’égal à égal sur les idées. Après 13 ans de vie parlementaire, il se retire à 37 ans sur son domaine, qu’il est soucieux de faire rendre. De sa tour librairie, il peut surveiller les alentours et les soins de ses gens à sa vigne.

C’est là qu’il commence à écrire ses Essais, à 39 ans. Christophe Bardyn nous révèle que leur plan est calqué sur Saint-Augustin, non pour le démarquer mais pour s’en inspirer – et prendre le plus souvent des opinions contraires, étayées par des citations d’auteurs latins. « En utilisant les thèmes de la Cité de Dieu comme canevas, et en brodant ses propres motifs par-dessus, Montaigne se donnait une structure invisible qui lui permettait d’échapper à l’emballement en tous sens de son ‘cheval échappé’ et lui fournissait un discret fil conducteur. Mais, en même temps, il saisissait l’opportunité d’affirmer ses propres thèses par contraste avec celles du plus célèbre et du plus influent père de l’Église d’Occident » p.257. Il procède de même avec le Livre III, qu’il écrit en miroir des Confessions.

Il ne publiera les Essais qu’en 1580 mais passera deux années à publier les œuvres de son ami La Boétie, en même temps qu’il écrit probablement le pamphlet le plus virulent et le plus intelligent sur Catherine de Médicis, appelé le Discours merveilleux. Il ne l’a pas signé, ni revendiqué jamais, mais l’on y découvre son style. Avec l’Apologie de Raymond Sebond, il exprime aussi sa conviction de « moyenneur », partisan du juste milieu sur l’interprétation des dogmes catholiques.

Femme et homme à chapeaux 17ème

Il est nommé gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France en 1573, puis obtient le même titre auprès du roi de Navarre en 1577 grâce à Marguerite de Valois, l’une de ses maitresses. « En réalité, Montaigne fut un très grand séducteur. Certes il était petit, et ses attributs virils manquaient d’envergure, mais il avait bonne figure, était très vigoureux [six postes par nuit], et avait assez d’esprit pour faire oublier tout le reste » p.305. Le chapitre 5 du Livre III des Essais s’intitulera même Sur des vers de Virgile, dont l’innocence champêtre masque une érotique contrepèterie !

Il voyage en Italie 17 mois et 8 jours, où il apprécie la bonne chère mais moins les femmes, trop grasses pour son goût. Il apprend dans une ville près de Pise où il prend les eaux contre les calculs rénaux, que ses collègues l’ont nommé maire de Bordeaux et, après un premier refus et quelques tergiversations, un ordre du roi le fait accepter. Il rentre en France pour n’en plus repartir, lui qui a eu la tentation de Venise, s’y voyant volontiers ambassadeur sur la fin de sa vie.

Être maire n’est pas de tout repos lorsque la guerre civile menace, les dogmatiques des deux religions se haïssant comme communistes et capitalistes. Montaigne négocie, s’entremet, anticipe. Il se sortira de tous les mauvais pas, même de la peste, qui vida Bordeaux de la moitié de sa population. Il reçoit en son château de Montaigne le roi de Navarre le 19 décembre 1584, avant d’être obligé de fuir en roulotte avec sa famille jusque vers Paris, où Catherine de Médicis le renfloue pour ses talents politiques et lui confie quelques missions secrètes dont il ne peut parler en ses livres, mais dont les correspondances historiques font foi.

Dans le Livre III des Essais qu’il entreprend à ce moment, il fustige les catholiques zélés de la Ligue, aussi sûr de leur bonne foi que vantards : « Ils nomment ‘zèle’ leur propension vers la malignité et violence : ce n’est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt. Ils aiment la guerre, non parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle est guerre » cité p.387. Il faut dire que huit guerres civiles en 25 ans peuvent rendre sceptique quiconque pense par soi-même sur le ‘bon droit’ d’une cause. Les choses n’ont guère changé depuis, les catholiques ont laissé la place aux jacobins puis aux communistes avant tous les avatars du gauchisme et de l’écologisme, mais le ‘zèle’ est toujours aussi borné…

Montaigne, lui, reste « le premier empiriste sceptique de notre histoire » p.404. Il adopte un point de vue raisonnable sur la vérité : « Il n’y a pas de science certaine, puisque tout est sujet au doute, mais nous devons nous faire une opinion sur tout ce qui concerne notre vie, sans quoi nous serons paralysés et inactifs » p.407. L’utilité pratique sur le moment est bien ce qui importe, ce à quoi jamais les dogmatiques ne pourront se soumettre, soumis à « la peste de l’homme, l’opinion de savoir ».

Lire et relire Montaigne est une cure de santé instinctive, affective, mentale et spirituelle. « Récapitulons : il est hédoniste dans sa vie privée (de tendance néocyrénaïque), néocynique dans sa vie publique (il s’inscrit dans le courant érasmien de dénonciation de la folie politique), empiriste sceptique du point de vue de la connaissance, naturaliste radical pour envelopper le tout, c’est-à-dire ne connaissant et ne suivant que la nature » p.410. Que voilà un homme séduisant que l’on peut prendre pour modèle ! Surtout en notre époque de vanité et d’ignorance, où faire le paon suffit à contenter une vie.

Une bonne et lourde biographie écrite avec gourmandise et beaucoup de savoir que tout homme libre goûtera – et où les femmes pourront reconnaître cette civilité française que l’obscurantisme méditerranéen conteste aujourd’hui.

Christophe Bardyn, Montaigne – La splendeur de la liberté, 2015, avec 16 illustrations en cahier central, Flammarion, 543 pages, €25.00
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La lumière en lumière

Préfacé par l’astrophysicien Roland Lehoucq, cet ouvrage en largeur richement illustré s’efforce d’être complet et sans jargon. Ce n’est pas toujours au point mais il faut saluer un véritable effort pour se mettre à la portée du grand nombre. Les textes courts et concis font que sa lecture, même linéaire, n’est jamais ennuyeuse.

la lumiere en lumiere adp sciences

Je l’ai lu d’une traite, l’imagination emportée soit vers l’infiniment vaste des étoiles, soit vers l’infiniment petit des photons. Chacun y trouvera, dès la prime adolescence, matière à s’instruire comme à rêver, qu’il soit littéraire, économique ou scientifique. Neuf chapitres rythment l’exploration de ce sujet dont on ne pouvait soupçonner qu’il soit aussi vaste. Manque cependant – mais les auteurs ont été formatés à la mathématisation du monde dès le lycée… – un chapitre sur les Lumières de la Raison, celle qui a permis justement l’essor de la méthode expérimentale et des techniques qui permettent d’analyser le soleil ou les galaxies lointaines.

1969 apollo 11

Cet atlas de la lumière pour notre temps commence par un peu d’histoire. Si les Antiques ne s’intéressaient qu’à l’homme, donc à la vision, les savants en pays d’islam ont approfondi la physique de la lumière en la dotant d’une existence propre. Les auteurs rappellent que « ‘la science arabe’ est écrite par des musulmans, des chrétiens, des juifs, des païens, dans la langue intellectuelle, celle du Coran » p.4. Il s’agit d’un savoir d’époque et pas d’une religion.

C’est d’ailleurs en Occident que la religion s’oppose le plus à la curiosité humaine, tout étant réputé figé dans le Livre et les seuls intellectuels étant « des clercs travaillant dans les abbayes » dont la « principale préoccupation vise à concilier foi et raison » p.4. Il faut attendre la Renaissance pour que les savoirs émigrent du monastère à la cour des mécènes, qui « ont besoin de connaissances pratiques ». La querelle actuelle de l’université française – qui serait soumise à l’économie de marché plutôt que de former l’esprit critique – ressemble fort à la querelle Renaissance entre clercs d’Église orientés vers la seule foi et riches princes orientés vers la vie bonne…

Dieu ne tarde pas à s’effacer au profit de la connaissance physique avec Descartes, Huygens, Newton et Laplace, jusqu’aux apports de l’électromagnétisme au XIXe siècle et au bouleversement de la théorie quantique et de la relativité au XXe siècle : la lumière est à la fois onde et corpuscule – le photon. « La lumière est une onde qui transporte de l’énergie sans mouvement de matière » p.12. Sa vitesse ultime dans le vide est de 299 792 458 mètres par seconde.

piaf miroir

Mais la lumière visible, entre 380 et 780 nanomètres de longueur d’onde, n’est qu’une partie de la lumière globale qui s’étend de part et d’autre avec l’infrarouge et l’ultraviolet. Ce que nous appelons « les couleurs » ne sont que notre réception, les animaux voient autrement. D’autant que les photons peuvent être absorbés (couleur noire), réfléchis (couleur blanche) ou diffractés (différentes couleurs selon l’angle). Les matériaux font miroir ou concentrent en loupe, transforment la lumière en chaleur comme font les lucioles ou en éléments organiques comme la photosynthèse. Les seuls matériaux que l’on voit sont ceux qui diffusent la lumière.

Je ne peux tout vous raconter de la richesse de ce livre. La lumière et la vie analyse les couleurs et les biorythmes circadiens jusqu’aux soins de diagnostics et de traitements ; lumière et environnement montre comment surveiller la composition de nos assiettes et de l’air que nous respirons par spectroscopie et Lidar (Light Detection and Ranging) ; les lumières et la terre inventorient couleurs du ciel, mirages et aurores polaires ; lumière et espace perce les mystères de l’univers, permet d’évaluer les distances et même de se déplacer en voilier dans l’espace ; les technologies du quotidien sont utiles pour reconstituer Lascaux ou calculer la distance de la terre à la lune, se repérer dans le temps et l’espace, analyser par le LIBS de quoi est faite une planète lointaine ou repérer les indices d’un crime, communiquer par fibres et pixels ou découper ou souder au laser dans l’industrie.

pleiades constellation

Le livre se conclut par l’énergie solaire, désormais au point, et par le projet fantastique de fusion comme dans le soleil, qui permettrait une énergie « illimitée » (jusqu’à consommation de la terre même…). Mais comme l’homme reste un loup pour l’homme, la lumière comme arme n’est pas oubliée, des miroirs d’Archimède au laser de guidage des missiles ou aux expérimentations de laser pour aveugler ou détruire. Un avion américain équipé d’un laser chimique d’un mégawatt, le YAL-IA, a même été produit jusqu’en 2011 pour détruire des missiles balistiques en phase d’accélération (photo p.146).

L’ultime chapitre est consacré à lumière et culture, l’accélérateur synchrotron permettant d’imager les fossiles plats, de comprendre la décoloration des pigments d’artistes et d’analyser les couches de vernis des luthiers. Sans oublier les feux d’artifices, qui sont un art véritable à la technique pragmatique.

Un bien beau livre qui, dans le silence des textes et le chatoiement des images, permet de méditer l’univers, son excitante complexité et son incomparable beauté.

Coordonné par Benoit Boulanger, Saïda Guellati-Khélifa, Daniel Hennequin, Marc Stehle, La lumière en lumière – du photon à l’internet, 2016, EDP sciences, 156 pages, €29.00

Attachée de presse : Guilaine Depis, contact presse guilaine_depis@yahoo.com ou 06 84 36 31 85

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Écologie et gauchisme : Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique

Eva Sas Philosophie de l ecologie politique
François de Rugy, député, quitte EELV, parti accusé de « sectarisme gauchiste »; Jean-François Placé, sénateur, menace de le faire lui aussi et déplore les petits arrangement arrivistes de Cécile Duflot. L’écologie est-elle un avatar mai 68 du gauchisme pour bobos arrivés ? Un petit livre paru il y a 5 ans y répond…

Économiste sociale au sein d’Europe Écologie Les Verts et député de l’Essonne, Eva Sas tente une synthèse idéologique sur les fondements du parti. C’est intéressant, mais n’englobe au fond que l’écume des choses. Comme si elle avait voulu collecter des idées pratiques, politiquement utilisables dans les débats, plutôt que de replacer l’éco-logie (la science de notre habitat) dans son contexte historique.

Pour elle, tout commence en mai 68. Avant ? – Rien. Après ? – Tout.

Les années 1970 font prendre conscience d’un monde fini (mais Oswald Spengler l’avait dit en 1918 et Paul Valéry en 1919 – Épicure pointait déjà la petitesse de l’homme dans l’univers infini)… Cette génération bobo – Eva Sas est née en 1970 – croit que tout commence avec elle, notamment la philosophie. Elle fait donc de l’écologie politique le bras armé d’une doctrine qui combat l’homme (mâle, car Eva Sas est aussi féministe) comme maître et possesseur de la nature selon Descartes qui reprenait la Bible.

Pour que ces idées soient utilisables, il ne faut pas remonter avant mai 68 (que tout le monde connait) et ajouter les réflexions de l’École de Francfort (Jonas et Habermas) sur la refondation éthique après Auschwitz. Ainsi reste-t-on dans le vent, politiquement correct et tout empli de bonnes intentions.

Rien n’est faux, dans ce qu’expose Eva Sas, tout juste un peu rapide parfois – mais clairement orienté vers l’usage politique. Sa troisième partie sur le « nouveau paradigme » de l’écologie politique est le plus faible du volume. Les parties 1 et 2 méritent la lecture pour recentrer les idées de notre temps sur notre temps : « la pensée 68 contre une société en perte de sens » et « la refondation de l’éthique : retrouver du sens ». Mais comme tout cela est dialectique, hégélien, présenté comme inévitable !… Thèse, antithèse, synthèse – et voilà le paradis retrouvé. Sauf qu’il reste à construire, et que la « pratique » arriviste agressive des Duflot et autres écolos politiques français ne donne vraiment pas envie.

L’écologie serait, selon l’auteur, « forcément de gauche » car le monde limité exige une répartition selon la justice, donc un « besoin de régulation » contre les intérêts forcément égoïstes. Mais en quoi « la gauche » est-elle une catégorie encore pertinente dans le monde clos globalisé ? Justice et régulation sont les maîtres-mots, autre façon de traduire le « surveiller et punir » du soixantuitard Michel Foucault. Certes, la « démocratie participative » chère à Pierre Rosanvallon est préconisée, bien qu’on ne la voie guère en actes dans le parti vert, qui démontre que « l’exigence » écologique se traduit bien souvent dans l’urgence par la coercition.

Selon l’auteur, Mai 68 a été « une émancipation libertaire contre un ordre social figé » (bien qu’issu de ce bouillonnement idéologique, politique et social de la Résistance oublié par l’auteur, dont Stéphane Hessel a rappelé les fondements dans Les Indignés). L’humanisme universaliste réduit l’Homme à l’abstraction d’une norme et évacue les déviants (Michel Foucault) – ce qui n’est pas faux. Il faut reprendre Nietzsche pour établir que toute norme est aliénante, y compris l’universel, et revivifier la force vitale comme vecteur en interactions avec d’autres. Tout cela tire l’écologie vers le vitalisme et l’organicisme contre-révolutionnaire…

D’où le battement inverse « de gauche » : le productivisme privilégie les besoins matériels alors que les besoins affectifs, artistiques et spirituels sont négligés. La consommation est fondée sur l’illusion du désir et la croyance que le nouveau est toujours mieux. Ivan Illich est convoqué pour démontrer que l’homme est esclave de la technique (mais Nietzsche et Heidegger l’avaient dit bien mieux avant lui). La technique induit des monopoles radicaux comme la voiture, qui exige de travailler pour la payer, permet d’habiter loin de son travail pour l’utiliser, exige de partir en vacances avec elle pour la rentabiliser. La technique force à la professionnalisation, donc formate une oligarchie du savoir spécialisé : nul habitant ne peut construire sa maison sans architecte, produire sa propre électricité sans EDF, se soigner sans médecin. Le savoir n’est plus partagé mais délégué à des experts, le vote remplace le débat, l’État-providence réduit la dépendance aux autres et engendre la bureaucratie des comportements. De tout cela il faut se libérer, dit fort justement l’auteur, pour la planète (objectif affiché) et pour réaliser l’utopie du jeune Marx de retrouver sa propre nature (objectif caché).

Rien n’est faux dans l’analyse, tout est biaisé dans la solution : pourquoi faudrait-il (impératif présente comme allant de soi) réaliser Marx ?

La seconde partie oriente plus encore, par Auschwitz et Hiroshima, le sens « à retrouver ». Malgré les progrès du Progrès, la technique et la démocratie, la barbarie reste ancrée en l’homme et la vulnérabilité de la nature est mise au jour (cette vision peut-elle être qualifiée « de gauche » ?). La Raison n’est pas neutre, selon Jürgen Habermas résumé par l’auteur : si la raison objective structure la réalité, la raison subjective sert les intérêts du sujet. D’où le recours à Hans Jonas et à son « Principe responsabilité ». Si le pouvoir humain d’agir s’étend à la planète entière, le pouvoir de prévoir reste faible ; il faut promouvoir une éthique de l’incertitude et le principe de précaution. La responsabilité est le corrélat du pouvoir : n’agis que si ton action est compatible avec la permanence de la vie. La nature aurait un sens, qui est de promouvoir la vie – et la vie serait « bien ». Voilà deux présupposés philosophiques qui ne sont pas discutés par Eva Sas.

Habermas réhabilite la raison vers « l’agir communicationnel » : la condition sens est l’entre-nous, les interstices du dialogue pour une compréhension commune. La vérité n’est pas en soi mais issue d’un consensus, ne sont valides que les actions pour lesquelles tous sont d’accord. Pour réaliser cet accord, la démocratie participative est indispensable, la légitimité est l’espace entre les sujets, pas les arguments pour ou contre ; il faut que chacun sorte de lui-même pour trouver une position au-dessus de tous. Cette utopie où se multiplient les « il faut » est-elle réalisable ? Ne s’agit-il pas plutôt de « convaincre » les réticents par propagande, rhétorique et coup de force de quelques-uns ? Encore une fois, l’usage de cette démocratie participative dans les congrès écolos français ne fait pas envie ! Or la légitimité commence par l’exemple…

La dernière partie, la plus faible, fait sortir le loup du bois : l’ambition écologiste (française) est de produire « un homme nouveau » pour « changer la vie ». Comme Lénine fondé sur Marx, dont Staline a prolongé le caporalisme bureaucratique.

Certes, l’homme multidimensionnel à la Marcuse est vanté ; certes, la liberté est présentée comme fondement de l’autonomie à préserver, qui est maîtrise du rapport à soi et au monde ; certes, la solidarité résulte des interdépendances entre les êtres humains et la nature, elle se construit dans le dévoilement sans fin des déterminismes. Eva Sas parle (comme Marx) de « conditions authentiquement humaines » pour vanter la démocratie participative + le principe responsabilité + la réduction des inégalités. Mais ces injonctions sont assez peu convaincantes, ancrées dans l’abstraction : aucun exemple précis n’est donné de la façon dont cela fonctionne concrètement.

Tout ce livre vise à montrer que l’écologie politique est « naturellement » la pensée d’aujourd’hui, la seule vraie pensée du « progrès » social désormais détaché du progrès économique. Pensée de combat, les notions telles que nature, nature propre de l’homme, vie, vitalisme, humanité authentique, inégalités, déterminismes – ne sont pas définie ni discutées, mais présentées comme allant de soi. Or rien ne va de soi : seule l’exemplarité du parti vert et de ses membres le pourraient. Nous en sommes loin.

Avec ce danger totalitaire du politiquement correct orienté vers le Bien : « C’est ce côté démocratique qui entraîne l’aspect idéologique, parce qu’il faut, pour cimenter les masses, une sorte de corps de croyance commune, donnée par le parti et le chef du parti, et qui caractérise cette espèce de monarchie nouvelle qu’est la monarchie totalitaire », analysait François Furet du communisme.

Un petit livre intéressant – pour savoir comment pensent les écolos idéologues – mais qui laisse insatisfait. On comprend pourquoi, en France, pays où les mots et la pose théâtrale comptent plus que les faits et les actes, l’écologie soit emportée par le gauchisme. Vieux reste métaphysique venu de la Bible et de Hegel…

Eva Sas, Philosophie de l’écologie politique – de 68 à nos jours, 2010, éditions Les petits matins, 134 pages, €12.00

Lire aussi dans ce blog :

Eloi Laurent, Social-écologie
Bourg et Witheside, Vers une démocratie écologique

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Clément Rosset, Le choix des mots

clement rosset le choix des mots
Le plaisir de ce livre de philosophie est rare – car il est rare, depuis Platon, de lire de la philosophie sous la forme d‘une plaisante conversation. L’auteur dialogue avec un certain « Monsieur Dufourq », obscur rond-de-cuir dans un ministère quelconque. Ils conversent sur les préjugés, l’air du temps, l’évidence – qu’il faut toujours remettre en question. Car l’évidence n’est jamais si évidente qu’on le croit.

C’est aussi un débat sur Nietzsche, sur l’illusion, sur l’emprise de l’âme espagnole : tout ce qui questionne est prétexte à dire, à philosopher avec bonheur, à commencer par la vie même. La vie que rien ne fonde, sinon la « joie de vivre » de Figaro qui naît de rien, d’elle-même.

Pour Clément Rosset, l’écriture est inutile et épuisante. Elle amplifie la médiocrité de la pensée et du propos, puisque les deux ne font qu’un : penser, c’est dire ; et dire, c’est penser, mettre en ordre de langage des idées informelles autant qu’informulées. Gagner un mot, c’est gagner une idée, une nuance de langage est une nuance de la vie, dont on ne peut prendre conscience qu’en la formulant, en l’objectivant par la voix.

Comme l’auteur, « j’ai toujours écrit d’abord et essentiellement pour moi-même, pour m’éclairer moi-même sur des questions dont il se trouvait qu’elles m’intéressaient et m’intriguaient au plus haut degré » p.14. Écrire : pourquoi ? Pour penser. Car penser le monde, c’est aussi le créer, participer à son mouvement, être dans le monde. Pas comme Dieu, pas avec un désir de toute-puissance, mais plutôt « la jouissance particulière qui consiste à se sentir, provisoirement mais complètement, libre vis-à-vis des hommes » p.18. Pareil en cela aux Espagnols pour qui le paraître est l’être même, selon l’auteur. Leur catholicisme n’est-il pas d’or et de gloire ? Dieu ne leur apparaît-il pas, s’il existe, comme grand par l’apparat théâtral du culte ? Créer est un hommage au fait d’exister, une « conscience professionnelle » du vivant mis en joie.

Les contes rappellent « qu’à vouloir échapper au réel, on y revient nécessairement et avec usure, l’arme de l’espoir déçu » p.85. En formulant trois vœux, trame de nombreux contes, le dernier ne fait que rétablir ce que les deux premiers ont eu d’extravagant ou de futile. Ces histoires « suggèrent aussi qu’après tout le monde tel qu’il est, malgré toutes les misères qu’il contient, pourrait bien être pourtant comme le pense Leibniz, le meilleur des mondes ‘possibles’ » p.85. L’homme est incapable de désirs réalisés sans catastrophe ou déception. Seule la pure joie de vivre « a au moins pour elle de ne pas se payer d’illusions » p.100. C’est le mérite de Nietzsche de nous le rappeler. Nietzsche que l’on a compliqué à plaisir, recollant les interprétations de son œuvre au gré des préjugés de chaque époque.

Clément Rosset éclaire d’une simple remarque cette pensée de génie, obscurcie par un siècle de fatras idéologique et de gloses scolastiques. Zarathoustra le dit au Livre IV La chanson ivre, pourquoi ne pas l’écouter : la joie pèse plus que le chagrin. Nietzsche n’a rien d’un nihiliste, attitude de faiblesse qu’il a vilipendée. Il appelle au contraire à renverser toutes les valeurs – pour les remettre sur pied, mais en termes positifs. Certes, « joies et peines se partagent toujours le monde à parts bien établies, probablement égales et semblables ». Nietzsche et nihilistes s’accordent sur ce point. « Mais le débat est ailleurs : il ne porte ni sur le plus ou moins grand nombre de joies et de peines, ni sur leur caractère plus ou moins identique lorsqu’il leur arrive de réadvenir, mais sur la ‘valeur’ respective qu’accordent le nihiliste et l’affirmateur tant à l’expérience de la peine qu’à celle de la joie. Dans le cas du nihiliste, l’estimation ne fait aucun doute : la peine est insondable et il n’est pas de joie qui puisse finir par l’éponger. Car c’est précisément la plus grande force de la joie que de savoir triompher de la pire des peines « p.106.

Formulé simplement, ce propos justifie notre amour instinctif et jamais démenti pour Friedrich Nietzsche, malgré les récupérations anarchistes, nazies, néo-païennes ou nouveaux philosophes. Nietzsche glorifie la joie de vivre parce qu’elle est pur mouvement de l’être – qui touche au fondement de la vie même, à la logique structurale des cellules, à la chimie des hormones, au désir culturel de génération… Allons plus loin : joie et peine sont considérées comme un verre à moitié plein ou à moitié vide – mais c’est bien le même verre, empli de même façon. Tant que l’emporte le goût de vivre, l’existence a du sel et s’accroche ; lorsque ce goût s’affadit ou disparaît, se mettent en place des conduites suicidaires qui mènent à la mort, au néant.

Nietzsche est le philosophe du OUI, du « grand oui à la vie ». Et cela suffit : est-il besoin d’autre chose, au fond ? Le philosophe combat sans relâche et avec véhémence tous les NON affirmés ou déguisés en faux OUI. Il rejoint en cela Descartes, penseur rationaliste, Français par excellence, dans son combat contre l’illusion.

Clément Rosset rappelle la différence que fait Descartes entre distinction réelle et distinction formelle : « cette dernière, que Descartes appelle aussi ‘distinction qui se fait par la pensée’ (sous-entendu : ‘seulement’ par la pensée), est une des principales sources d’erreur (…) dans la mesure où un esprit insuffisamment vigilant risque de prendre en mainte occasion pour une distinction réelle et de voir ainsi deux substances de ce qui n’est qu’une seule et même substance considérée sous deux angles différents » p.34.

Nietzsche fait de même en critiquant le peuple qui distingue la foudre et l’éclair. Rapprochement moins inattendu qu’il semble entre Nietzsche et Descartes : « Descartes use de son argument pour analyser la tendance humaine à l’erreur, qui intéresse la seule intelligence, alors que Nietzsche, qui use au fond du même argument, fait porter celui-ci sur la critique de l’illusion et du ressentiment, qui intéressent le désir et le vouloir » p.38. D’ailleurs Descartes, dans sa Quatrième méditation, interprète « l’erreur comme l’effet d’un excès de pouvoir de la volonté par rapport à celui de l’entendement. » Pour Nietzsche, la volonté est « pouvoir d’ordre émotionnel (au double sens du mot : à la fois ce qui émeut et ce qui meut, entrainant ainsi des ‘arrêts’ d’ordre intellectuel et moral » p.38.

Ce livre le prouve à l’envi, le goût de vivre est joie de vivre – et la joie veut la vérité sur les choses, en jouir telles qu’elles sont. L’illusion n’a pas sa place dans la vie, à moins de ne pas vraiment aimer vivre.

Clément Rosset, Le choix des mots – suivi de La joie et son paradoxe, 1995, éditions de Minuit, 156 pages, €14.80
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David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité

david le breton atnthropologie du corps et de la modernite
David Le Breton nous offre, dans cette étude de 1990, une étude de l’homme via son corps. Ce fil conducteur est un miroir de la société car toute existence est corporelle. Le corps est une construction symbolique bien avant d’être une réalité en soi.

Avant l’ère moderne, le corps n’était qu’une part du grand tout ; dans les sociétés traditionnelles, le corps ne se distingue pas de la personne. Chez les Canaques, le corps humain est une excroissance du végétal dont il est frère. Dans nos campagnes, les « sorts » ou les pratiques des « guérisseurs » sont du même ordre : le corps n’est qu’une partie d’une communauté humaine. Cette dernière agit sur lui et lui-même est influencé par les forces impersonnelles du cosmos.

Durant le Carnaval, les corps se mêlent en un tout sans tabou, portant la communauté charnelle à l’incandescence ; « tout est permis », impossible de se tenir à l’écart de la ferveur populaire dont on est. La mêlée confuse se moque de tout, des usages, des préceptes et de la religion. Le corps rabelaisien est de ce type « populaire », prémoderne : grotesque, débordant de vitalité, toujours prêt à se mêler à la foule, buvant, bouffant, rotant, pétant, riant (« le rire est le propre de l’homme »). Ce corps-là est indiscernable de ses semblables, ouvert, en contact avec la terre et avec les étoiles, transgressant toutes limites. Ce corps populaire vante tout ce qui ouvre vers l’univers, les orifices où il pénètre, les protubérances qui le frottent : bouche bée, vit raide, seins dressés, gros ventre, nez allumé… Le corps déborde, vit dans la plénitude accouplement, grossesse, bien-manger, besoins naturels. Tout cet inverse qui fait « honte » à la société bourgeoise dont la discipline est le maître-mot.

bacchus rabelaisien

Pour les Chrétiens, l’âme s’en détachait déjà, mais le corps devait renaître intact au Jugement Dernier. D’où le long tabou qui a jeté l’anathème sur toute dissection. L’ère moderne a commencé avec l’anatomie et l’historien du moyen-âge Jacques Le Goff souligne combien les professions « de sang », barbiers, bouchers, bourreaux, sont méprisés. La dissection transgressait le tabou religieux mais faisait avancer la médecine comme le savoir. Le médecin se gardait bien d’ailleurs de toucher au sang, laissant cette impure besogne au barbier. Il gardait la plus grande distance possible entre le corps malade et le savoir médecin (voir Molière).

jambes des filles

La philosophie individualiste, retrouvée des Grecs à la Renaissance et poussée par les marchands qui voyageaient hors des étroites communautés, a « inventé » le visage, miroir de l’âme, signature individuelle, délaissant la bouche, organe avide du contact avec les autres par la parole, le manger, le baiser. Les yeux (re)deviennent les organes du savoir, du détachement, de la distance. Dès le 15ème siècle le portrait, détaché de toute référence religieuse, prend son essor dans la peinture. Le visage est la partie du corps la plus individuelle, la signature de la personne, qui reste d’ailleurs sur notre moderne carte d’identité.

Le corps-curiosité est devenu peu à peu corps-machine, mis en pièce par la dissection de Vésale, mécanique selon Descartes, « animal-machine » que l’âme (distincte) investit pour un temps. Le corps sur le modèle mécanique est désiré par l’industrie naissante comme par les dictatures « démocratiques » qui ont renversé les rois. Usines, écoles, casernes, hôpitaux, prisons, analysés par Michel Foucault, jalonnent l’emprise d’État sur les corps – particulièrement forte en France – « terre de commandement » – et qui demeure dans les esprits (yaka obliger, yaka taxer, yaka sévir). Une anatomie politique est née, d’où nous sommes issus, la structure individualiste fait du corps un ‘sujet’, objet privilégié d’un façonnement et d’une volonté de maîtrise. Le corps moderne implique la coupure avec les autres, avec le cosmos et avec soi-même : on « a » un corps plus qu’on « est » son corps.

torse nu 13 ans

La médecine aujourd’hui tend à considérer le corps comme une tuyauterie susceptible de dysfonctionnements ; le médecin d’hôpital agit comme un garagiste, diagnostiquant la panne et réparant seulement l’organe endommagé. Il vise à soigner la maladie, pas le malade. L’absence d’humain dans cette conception des choses fait que nombre de « patients » se veulent considérés en leur tout et ont recours, pour ce faire, aux « médecines » parallèles, fort peu scientifiques mais nettement plus efficaces en termes psychologiques. C’est pourquoi peuvent cohabiter encore la science la plus avancée et les pratiques chamaniques les plus archaïques.

bonne soeur et seins nus

Le corps réenvahit la vie quotidienne dans les médias, les cours de récréation, les sports extrêmes, les bruits et les odeurs. Le bien-être, le bien-paraître, la passion de l’effort et du risque – mais aussi le narcissisme, le culte de la performance, l’obsession du paraître – sont des soucis modernes. Ce corps imaginé devient un faire-valoir. Il nous faut être en forme, bodybuildé et mangeant bio, soucieux de diététique, nourri aux soins cosmétiques et pratiquant la course ou la glisse, l’escalade ou l’aventure. Plus que jamais, l’individu « paraît » son corps (d’autant plus qu’il « est » moins à l’intérieur).

orgie mode pour jeans

Et pourtant, l’effacement ritualisé subsiste. Je l’ai noté souvent sur les continents étrangers, la répugnance occidentale au « contact » physique est particulière, extrême sur toute la planète. Le handicap physique est angoissant, donc repoussé du regard, ignoré. Exposé plus qu’avant aux regards, le corps « libéré » est aussi escamoté, car seul le corps idéal est offert en pâture ; le corps réel demeure caché, vêtu, honteux. Notamment le corps qui vieillit, qui ne répond plus parfaitement aux nouveaux canons de la mode « jeune » véhiculée par la publicité.

fille seins nus 70s

Il n’y aura véritable « libération » des corps que lorsque le fantasme du corps jeune, beau, lisse, puissant et physiquement sans défauts aura disparu. Nous ne sommes pas tous des Léonardo di Caprio mignons avec la sexualité de Rocco Siffredi, les muscles du gouverneur Schwarzenegger, l’intelligence subtile d’Hannibal Lecter et le cœur humaniste de Philippe Noiret… Mes lectrices remplaceront les noms selon leurs fantasmes ; il paraît d’ailleurs que Brad Pitt remporte la palme, peut-être parce qu’il a des muscles de camionneur et un sourire de gamin.

would you kiss me

Ce pourquoi une vague aspiration pousse la médecine à pallier le réel. Avortement thérapeutique, procréation assistée, clonage, choix des gènes – sont des manipulations du corps qui hantent les fantasmes de perfection et de reproduction narcissique de soi. La peur de la mort encourage les prothèses, les greffes, fait rêver de bionique. Le corps reste présent même en pièces détachées, lorsqu’il doit être « réparé » par des greffes ou mis au monde sans femme.

Écrit aisément, lisible sans être aucunement spécialiste, cultivé et au fait des questions contemporaines sur la médecine, l’hôpital, l’imagerie médicale et l’acharnement thérapeutique, la psychanalyse et les « alternatifs », voici un ouvrage court qui fait penser. Où l’on voit que ce livre d’étude de l’homme, loin d’être réservé aux spécialistes ou cantonné à son univers folklorique, parle de ce qui est le plus actuel : nous-mêmes.

David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité, 1990, PUF Quadrige 2013, 335 pages, €15.00

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Michel Onfray, Les sagesses antiques

michel onfray les sagesses antiques contre histoire 1
Égal à lui-même Michel Onfray, qui avait 9 ans en 1968, est de cette génération (la mienne) dont le nombre et l’énergie a bouleversé le vieux monde bien plus que les guerres stupides et revanchardes des vieux. Car, à l’origine de ces guerres et de leurs défaites successives était la pensée unique impérieuse, hiérarchique, machiste, venue de la Bible et de Platon, reprise avec avidité par les scolastiques chrétiens et les jacobins marxistes contre le paganisme et son hédonisme du bien vivre.

Michel Onfray est de sa génération, pour le meilleur et pour le pire.

  • Le meilleur est sa clarté de langage, à peine teintée du jargon obligatoire de la profession ; il est supérieur encore à l’oral, on peut le réécouter en CD durant des heures.
  • Le meilleur est sa curiosité pour les oubliés, les mineurs, les cachés sous le tapis par la doxa régnante.
  • Le meilleur est sa quête des fragments et des généalogies. Ce pourquoi il plaît tant à sa génération qui se presse à l’Université populaire de Caen et achète par milliers son abondante production livresque.

Mais comme nul n’est parfait en ce monde-ci, et que le monde idéal des idées pures n’est qu’une invention du ressentiment, Michel Onfray a aussi ses défauts – ceux de sa génération : il est parfois léger, souvent caricatural, adorateur des polémiques. Rien de tel pour faire passer une idée que de ridiculiser ses adversaires. Ce que fit Platon, puis les Chrétiens puritains pour les auteurs qui ne répondaient pas à leurs croyances, Onfray le fait avec les officiels : tous ceux qui ont pignon sur rue sont à déboulonner (Platon, Hegel, Freud, Sartre…). Mais l’assaut des Bastilles ne suffit pas en soi pour rétablir le vrai, le naturel, le bon.

Tout n’est pas à jeter chez Platon, ni dans le christianisme ou le marxisme, malgré tout. De même, tout n’est pas bon à prendre chez Démocrite, Aristippe, Diogène, Épicure ou Lucrèce, auteurs présentés entre autres dans cet opus 1 de la Contre-histoire. Il y a de l’excès soixantuitard chez ce philosophe sorti du peuple, élevé chez les curés, et qui a réussi une thèse dans le système universitaire sans jamais s’y sentir chez lui.

Il n’est pas encore Enfant, Michel Onfray, cet enfant de Nietzsche qui est « innocence et oubli, un nouveau commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un ‘oui’ sacré (…) pour le jeu de la création ». Il a quitté la condition de chameau qui ploie sous l’obéissance, Onfray, pour acquérir celle du lion qui se révolte et rugit, se rend « libre pour des créations nouvelles », mais « créer des valeurs nouvelles – le lion ne le peut pas encore » (Ainsi parlait Zarathoustra – Des trois métamorphoses). Il reste dans l’assaut et la rébellion, Michel, adolescent soixantuitattardé, et cette Contre-histoire le manifeste pleinement. Ainsi sur Platon : « En interdisant aux hédonistes de défendre leur thèse, en leur prêtant une inconsistance théorique a priori, en les caricaturant, en les enfermant dans des pièges rhétoriques fabriqués sur mesure, en ne reconnaissant pas la grandeur, l’excellence et la qualité philosophique de ses interlocuteurs, en les réduisant à des personnages ridicules, en usant de sophistiqueries mises au point pour des combats falsifiés et gagnés d’avance, Platon montre un visage bien différent de ce que la tradition rapporte » p.161.

Mais ne boudons pas notre plaisir. Avec la conscience de ses limites, découvrons ces auteurs oubliés, dissimulés par la philosophie dominante imposée par la religion dominante sur les siècles, dont le relai a été pris après Hegel par l’archipel marxisant ou heideggerien.

Le propos de Michel Onfray est d’opposer (facilité pédagogique un peu lourde) les tenants de l’au-delà à ceux d’ici-bas, ceux qui préfèrent le monde pur de l’âme et des idées abstraites et mathématiques à ceux qui préfèrent la pensée incarnée, incorporée, matérielle. Les premiers sont puritains par dégoût de leur existence et des gens qui les entourent, volontiers impérieux et aristocratiques, méprisant les jouisseurs et les humbles, dominateur tout entier tournés vers la pureté de l’ailleurs. Les seconds sont tout entier au présent, dans leur corps matériel, hédonistes sans êtres jouisseurs, amoureux sans être pourceaux, bien dans leur être et bien avec les autres, en harmonie avec le monde et philosophant sur le bien-vivre.

Ainsi Démocrite : « Il s’agit donc de ne pas désirer n’importe quoi ni n’importe comment et de ne pas viser n’importe quel type de plaisir. Ceux qui aliènent, momentanément ou durablement, sont à éviter. Pas d’intempérance, pas d’excès, pas de démesure, pas d’abandon aux pulsions animales, le plaisir ne se réduit pas à la trivialité d’une animalité débridée, mais à la sculpture de soi et à la construction de son autonomie. Seule et authentique jubilation : prendre plaisir à soi-même » p.72. Nous sommes loin du « tout, tout de suite » et de la baise frénétique en réponse à tout désir des aînés 1968. Tout n’est pas permis et il n’est pas interdit d’interdire. Les délires de l’orgie ou des drogues, comme ceux de la finance, sont autant exclus de cette sagesse tempérée – car son objectif est le bonheur.

Avec un message utilitaire pour aujourd’hui : « Se changer plutôt que changer l’ordre du monde, l’idée deviendra formule sous la plume de Descartes : elle triomphe dans le projet épicurien. Quand le monde s’effondre, lorsque la culture ancienne disparaît, aux heures du crépuscule, les aurores s’annoncent : l’épicurisme s’épanouit dans une époque en ruine. La construction de soi comme seule et unique réponse à la désintégration d’un monde… » p.186. Michel Onfray se verrait bien aujourd’hui comme Épicure au déclin de l’empire romain : en guide hédoniste du chacun pour soi parmi les autres.

A moins que Lucrèce ne l’emporte, lui qui a mis au jour « une idée redoutable, simple et vraie : la religion, le religieux, naissent de l’inculture et du manque de savoir. Le croyant se satisfait de la foi car il ignore. Le sacrifice aux divinités, aux mythes, aux illusions, procède d’un défaut d’informations sur la véritable cause de ce qui advient (…) Quand le clergé domine, l’intelligence régresse » p.283. La génération 68 a méprisé le savoir, honni le travail, refusé d’apprendre – la conséquence aujourd’hui est le retour des religions et des croyances, l’âge venu, quand ceux qui avaient 20 ans en 68 en ont aujourd’hui 66 – le chiffre de la Bête – ayant peur de tout, des autres et du monde, et de la mort au bout. Ils quêtent névrotiquement protection, assistance, érigent en principe la précaution appliquée à toute chose. Quitte à renier la liberté et son individualisme pour se jeter dans les bras armés des imams et des curés, des fonctionnaires – et des politiciens qui prônent un État fort.

Intéressant Michel Onfray : facile à aborder, à écouter et à lire ; plus profond qu’il ne s’affiche, un rien secret. Et qui fait réfléchir sur notre époque du Tout et du N’importe quoi.

Michel Onfray, Les sagesses antiques – Contre-histoire de la philosophie t.1, 2006, Livre de poche 2007, 351 pages, €7.10
Michel Onfray, La contre-histoire de la philosophie, coffret 12 CD, Fremeaux et associés, €79.99, volume 1 L’archipel préchrétien

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Être un bon Européen ?

Chacun peut l’être par conviction politique, foi humaniste ou simple intérêt bien compris dans un monde globalisé où seuls comptent désormais les grands ensembles. Mais je voudrais donner ici une autre idée de l’adhésion à l’Europe : celle d’esprit libre.

C’est Friedrich Nietzsche il y a plus d’un siècle, dans son époque de nationalités et revendications identitaires batailleuses, qui prenait de la hauteur pour ne pas rester lié à une patrie. Les différences superficielles entre nations européennes masquent pour lui une unité culturelle. Les fermentations des haines nationales ne sont pas la solution pour vivre plus ou mieux – au contraire. Le nationalisme est une démence de la passion, que la raison délirante transformera au siècle suivant en camps pour tous les métèques, les koulaks, les barbares, les « rats ».

doisneau ouvriers empoignent seins

Nietzsche en appelle à la survenue d’hommes supérieurs, au-dessus de ces bas instincts, de ces passions folles, de cette raison en dérive. La volonté doit accoucher des valeurs, donc de la culture. Le « bon européen » selon Nietzsche est donc « sans patrie ». Il peut être d’un terroir et s’exprimer en une langue sans s’y enfermer : c’est au contraire par les voyages, les curiosités de lectures et de rencontres, par l’apprentissage d’autres langues, donc d’autres façons de penser, qu’émergera la conscience supérieure. En premier lieu européenne.

Peut-être un jour aura-t-on une conscience galactique, ou multi-univers, mais commençons par le commencement. C’est l’erreur des intellos français, trop théoriciens, que de grimper tout de suite aux rideaux en poussant l’abstraction. Victor Hugo en appelait à la « conscience universelle », probable effet de son christianisme mal digéré. Mais vouloir l’universel revient concrètement à ne rien vouloir du tout. L’excès engendre l’impuissance, et pas seulement dans la conscience. Agiter l’universel ou le cosmopolite, c’est surtout ne rien faire ici et maintenant – tout en se donnant bonne conscience dans « l’au-delà » de l’avenir. Ce qui veut dire jamais, à notre échelle humaine, attitude que Nietzsche rapproche du « nihilisme ».

Le « bon Européen » est un ideal-type, un modèle vers lequel on doit tendre, plus facile à suivre que le très vague « universel » (qui n’est qu’une projection de la conscience occidentale sans en avoir conscience). Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche fait du « bon Européen » celui qui possède « un art et une faculté d’adaptation maximalisés » §242. Lorsque l’on sait que la « faculté d’adaptation » est la définition de l’intelligence (différente de « la raison »), le lecteur voit jusqu’où pourrait aller la notion « d’homme supérieur » – bien loin de la musculation à la Poutine ou de la cruauté exclusive des nazis. Nietzsche n’hésitait pas à parler de « névrose nationale » pour l’obsession nationaliste de son pays, l’Allemagne – en son temps, sous Bismarck. Il lui préfère à l’époque la culture française, plus ouverte sur le monde, à la conscience plus large malgré sa dérive vers l’abstraction sans chair de « l’universel ».

L’Europe culturelle de Nietzsche ne s’arrête pas aux frontières, elle englobe une vision du monde commune, essaimée en Amérique et en Océanie, « une somme de jugements de valeur qui commandent et qui sont passés en nous pour devenir chair et sang », Le Gai savoir §380. Cette culture vient des Grecs antiques, relayée par les Romains puis par le christianisme des Pères de l’Église, avant de rebondir au 15ème siècle avec la Renaissance de la pensée, l’essor scientifique et les grandes découvertes géographiques.

« La science » est elle-même une croyance, mais sa méthode est peut-être la seule qui permette d’observer le monde avec le moins d’a priori possible : par le débat, la critique et la correction successive. L’exigence de transparence sur l’agora politique incite à la rationalité intellectuelle, donc à la recherche de « la vérité », notion relative et ideal-typique elle aussi, mais qui conduit au savoir scientifique sans cesse en progrès. « L’Europe va maintenant jusqu’où s’étend la foi en la science », dit Nietzsche (Fragments posthumes, HTH II, 33, 9).

Tout n’est pas bon dans cette culture européenne, pense Nietzsche, mais quand même : si ce n’est elle, laquelle ? Celle à créer sans doute, mais seulement avec le temps.

Car la quête de « la vérité » engendre cette dichotomie de vision entre vrai et faux, donc bien et mal, donc égoïsme et altruisme. Il « faudrait » (injonction culturelle) choisir le vrai, le bien, l’altruisme – en soi – comme Platon le prônait, et après lui le Christ. Alors que l’être humain réel est irrémédiablement mêlé, sa conscience comme chacun de ses actes pris sans cesse dans un champ de forces entre raison et pulsions, passions et volonté. La faculté d’intelligence est ce délicat équilibre entre ces forces contradictoires mais toujours présentes et utiles.

  • Car que serait la raison sans passion ? – en politique une technocratie robotisée.
  • Que serait la volonté sans raison ? – une dictature totalitaire.
  • Que seraient les pulsions sans raison ? – un univers à la Sade, où tout est permis au nom de la jouissance égoïste.
  • Que seraient les passions sans la volonté ? – une anarchie de mouvements sans ordre ni sens…

Le scepticisme est justement la valeur qui caractérise les « bons Européens » selon Nietzsche. Ce pourquoi il révère Montaigne plus que Descartes.

Rien de conservateur, donc, dans cet appel à la culture européenne. Plutôt la continuation d’un mouvement commencé avec les Grecs vers le savoir et le débat, vers l’amélioration de la conscience humaine. Car les Européens d’aujourd’hui sont les « héritiers du dépassement de soi le plus long et le plus audacieux de l’Europe » (Le Gai savoir §357).

  • Renoncez au troupeau – pensez par vous-même !
  • Renoncez à la vérité absolue – adhérez au « gai » savoir qui multiplie les interprétations et laisse ouvertes les portes !
  • Ayez la volonté de vivre plus intensément, d’exister plus, d’être meilleur – en sublimant pulsions, passions et raison dans l’intelligence des choses et la volonté des actes !

Certes, voter pour des députés nationaux de seconde zone, recalés par leur parti dans cette voie de garage qu’est le « Machin européen » vu de l’énarchie parisienne centrée sur le Pouvoir autour du Président, paraît bien faible, vu des hauteurs de Nietzsche. La faute aux minables socialistes et aux étriqués de droite.

Mais il faut bien commencer par un bout… Avant l’univers, la terre ; avant la terre, l’Europe – seul grand ensemble susceptible de participer à cet « universel » dont rêvent les bonnes consciences à bonne excuse. « Ne veuillez rien qui soit au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez ceux qui veulent au-dessus de leurs forces » (Ainsi parlait Zarathoustra, De l’homme supérieur 8). S’ils ne vont pas voter pour l’Europe, ces bobos qui vantent « l’universel » en incantations rituelles, ils ne risquent pas de voter pour le monde ! Beau prétexte à surtout ne rien faire, tout en se pavanant en Bisounours, content de soi. « Car, en admettant que l’on soit une personne, on a nécessairement aussi la philosophie de sa personne », Avant-propos au ‘Gai savoir’, 2.

Boboterie qui incite le populaire à voter contre ces « élites » dévoyées, pour des populistes aigris et étroits d’esprit. Le contraire du « bon Européen » dont Nietzsche a montré l’attrait…

Friedrich Nietzsche sur ce blog

Un article excellent de Pierre Verluise, docteur ès Science politique, sur la France dans l’Union européenne.

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Amour, sexe et pollution (diurne) à Paris

Ah, l’amour ! « Paris sera toujours Paris ». Sauf que le pont des amoureux est plein : la passerelle des Arts entre Louvre et Académie française regorge de cadenas pour la fidélité éternelle (hum !). Ils sont accrochés sur les grilles des garde-fous et sur les cadenas précédents eux-mêmes. Plus de place pour l’amour nouveau : allez voir ailleurs !

cadenas amoureux pont neuf

Les pauvres fidèles qui se « jurent » l’immortalité de leurs sentiments (hum !) sont forcés de se parachuter un pont plus loin. C’est ainsi que le Pont-Neuf se remplit, sous le regard égrillard du bon roi Henri IV, fort peu « genre ABCD » mais grand trousseur de poules : au pieu les poules, avant le pot ! Ce pourquoi on ne saurait plus apprendre l’histoire à l’école, trop politiquement incorrecte !

cadenas amoureux passerelle d orsay

La passerelle d’Orsay, qui relie le jardin des Tuileries au musée d’Orsay, commence elle aussi à aligner ses cadenas de fidélité. La mode n’existait pas il y a dix ans. Elle passera comme les passerelles – ainsi coule la Seine. Amour, toujours ? « Genre bonne blague », disent les ados.

fille et torse nu abercrombie paris tuileries

Le sexe est plus concret, on sait au moins ce que l’on s’offre, on peut toucher, évaluer, consommer – et passer à autre chose. Ou non, si l’on est bien ensemble. Une fan Abercrombie s’est payé un sac arborant un beau mâle torse nu, ce qui ne l’empêche pas de dormir. Chaque chose en son temps, mais ici et maintenant, pas dans l’éternité éphémère – et surtout sans menottes ni cadenas !

lion paris tuileries

L’amour à mort (cette éternité de l’humain) est une prison. Léviathan Hâmour vous engloutit un couple d’un coup de crocs, le fusionnel étouffe et infantilise. Aux cadenas, je préfère les pinces, à l’éternité l’instant, à la fidélité jurée l’adhésion consentie.

Mais les Français ne sont plus raisonnables. La gauche adore faire du « libéralisme » américain le diable – mais elle adore servilement en même temps les modes américaines, se distinguer intellectuellement par les théories américaines, faire du genre à l’américaine. Comment ? n’aurait-elle pas lu Marx – pourtant à la mode durant deux générations ? ou n’a-t-elle rien compris à ce qu’elle aurait vaguement lu du barbu ? Si « l’infrastructure conditionne la superstructure » (en bon jargon philo-germain), alors c’est bien l’ultralibéralisme américain qui permet aux théories de fleurir, l’un conditionnant l’autre : new age, écolo-globalité, féminisme du genre et autres cooleries. Si l’on refuse l’ultralibéralisme, comment peut-on – sans rire – adopter toutes ses productions intellectuelles conséquentes ? Si l’on a libéré Voltaire, on vient de barbeler Descartes, sur la façade sud du Louvre…

descartes paris louvre

Le moutonnisme bobo se voit encore dans ces files de voitures, un lundi vers 15 h, sur les quais. La grande migration du tous pareils, les Héritiers assurant leur Distinction par Imitation de caste : Bourdieu, mais c’est bien sûr !

quai des tuileries paris

Le vulgaire, lui, continue de taguer les murs de Paris. Régression sadique-anale, disait Freud, autre barbu de langue germanique. La Municipalité peut ainsi « créer des emplois » de détagueurs ; on appelle cela un « service public » – et les Français en sont très fiers… surtout si ce sont les autres qui payent.

tags effaces paris

Louis XIV, l’homme de l’Etat-c’est-moi, montre l’exemple en caracolant vers l’ouest. Il semble fuir vers le Nouveau monde, comme tous ces jeunes Français qui veulent créer une entreprise, faire de la recherche ou gagner de l’argent.

bassin louvre statue louis 14

Même la Seine coule vers l’ouest ; il n’y a guère que le bassin Mitterrand, au palais du Louvre, qui ait pour seule ambition de stagner autour des éternelles pyramides.

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Esprit français

vertus fonctionnaires

Les critères d’évaluation des candidats en écoles supérieures de commerce disent ce qu’il NE FAUT PAS être : indécis, non investi, pas créatif, peu autonome, passif, fermé, insensible, individualiste, sans critique, indifférent au monde de l’entreprise. L’amusant est que se dessine ainsi un portrait en creux des mauvaises qualités du commercial… qui laisse apparaître son antithèse presque parfaite : le fonctionnaire.

Le fonctionnaire est l’occupant d’une fonction publique, organe d’un ensemble, tiré du latin dès 1370 qui signifie l’exécution d’une charge (faire fonction de) en situation de dépendance (en fonction de). Le mot fonctionnaire, tiré de fonction, apparaît sous la plume de Turgot en 1770. Le titulaire fonctionnant est un rouage d’une machinerie administrative. En est tiré le terme de « fonctionnarisme » vers 1850, « prépondérance gênante des fonctionnaires dans un État » selon le Robert historique de la langue française. « Bureaucrate, rond-de-cuir, budgétivore », ajoute en synonymes le Petit Robert

fesses et bourgeois

Si l’on en croit le portrait en creux des qualités requises en grandes écoles, le fonctionnaire n’est pas adulte épanoui responsable – mais tout l’inverse : infantilisé par la pure exécution sans initiative, dépendant irresponsable sans empathie, non motivé et se moquant des affaires, des relations aux autres et de toute entreprise (quoiqu’il fasse, il est payé, pensionné et garanti).

« Fonctionnaire : Inspire le respect quelle que soit la fonction qu’il remplisse » disait Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues. Sa personne représente en effet un ensemble symbolique qui le dépasse et lui confère sa puissance. Un fonctionnaire est censé incarner l’État, ne pas avoir de pensée personnelle mais être la voix du règlement et de la loi, ne pas avoir d’intérêt particulier mais se poser en garant de l’intérêt général. D’où le vocabulaire volontiers administratif de ses représentants lorsqu’ils se sentent contestés, cette façon d’évacuer la question particulière par la légalité générale, de ne jamais être responsable personnellement en face d’un individu mais d’être un sachant fonctionnant devant un numéro de dossier.

L’importance historique de l’État fait que les Français révèrent un comportement inadapté au monde globalisé, depuis que l’échec soviétique a prouvé la sclérose de cette machinerie hiérarchique. Il est donc plus difficile aux jeunes français d’intégrer les valeurs et les comportements de la concurrence et de l’initiative, ce qui fait justement les créateurs d’idées nouvelles appliquées à la production de nouveaux biens. Si la France recèle nombre d’inventeurs, elle recèle peu d’entrepreneurs. Pire : ils sont découragés d’entreprendre par l’ambiance sociale et culturelle, entravés par l’Administration en ses multiples règlements paperassiers et la multiplication des taxes, voire insultés par les politiciens idéologues qui font de la démagogie leur seule tactique électoraliste.

Pourquoi, dès lors, se lamenter de n’être pas aussi structuré que l’Allemand, pas aussi réactif que l’Américain, pas aussi hédoniste laborieux que le Suédois, ou habile commerçant comme le Chinois ? Le « modèle » culturel français a fait son temps (le mot empreinte, traduction plus exacte de l’anglais anthropologique pattern serait plus juste : l’empreinte culturelle).

La tentation est immense de se réfugier dans le passé, de fermer les yeux et les frontières pour rester entre-soi, comme « avant ». La Chine des mandarins l’a fait jadis, avec les succès qu’on a vus ; la Russie soviétique l’a tenté avec le rideau de fer, protectionnisme dérisoire qui a explosé dès que les citoyens de l’est ont pu franchir le mur ; la Corée du nord et Cuba le pratiquent aujourd’hui, laissant le monde aller de l’avant tandis qu’eux traînent, leurs dirigeants fascinés cependant par les films et les gadgets des pays qui vont de l’avant…

Yes week-end reve francais Ce n’est pas ainsi que l’on évolue. Oublie-t-on, au pays de Descartes, que l’intelligence est la faculté d’adaptation ? Oublie-t-on, au pays des Lumières, que l’universel est l’autre nom de la voie vers la liberté ? Voie qui fait envie à tous ceux qui vivent sous les despotismes, voie qui montre le chemin de la libération, la lumière du savoir comme de la conscience ?

Mais croire qu’est toujours « universelle » notre propre façon de voir, passive et datée, est une ornière mentale. Toutes les valeurs du fonctionnaire que sont le faible investissement personnel, l’absence de créativité, l’autonomie réduite, la passivité devant les règles, la fermeture à l’humain au profit du principe, l’indifférence au monde de l’entreprise – tout ce qui était vertu au temps de l’État bâtisseur de la société – ne sont plus les valeurs d’aujourd’hui depuis que la société est devenue mondiale et autonome. L’esprit français s’éteint, et c’est tant mieux. Que vive un esprit renouvelé, pleinement de son temps !

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Escalade dans le Haut-Atlas central

Brahim nous emmène nous entraîner à l’escalade sur la falaise d’en face, pour voir qui peut venir demain. Nous aurons une paroi à escalader, au fond des gorges de la Tessaout. Ceux qui ne se sentiront pas à l’aise suivront le chemin des mules, qui contourne tout cela. Personne ne bronche dans les exercices de rappel et tout le monde est qualifié.

Levé avec le jour, nous partons dès 7 h après une nuit venteuse à la belle étoile (et il y en avait !). Nous suivons les gorges de la Tessaout, où le soleil ne pénètre pas encore. Le canyon se resserre, le sentier devient de chèvre. On rencontre d’ailleurs un berger avec son troupeau dans un coude de la rivière. Lui loge dans une protogrotte, protégée d’un muret de pierres sèches. Les bêtes sont sensées dormir alentour, serrées les unes contre les autres. La rivière se rétrécit peu à peu, les torrents affluents se raréfient. Gué et regué, on traverse et retraverse sans arrêt sur des pierres posées dans le lit. Elles sont parfois glissantes, Pascal en sait quelque chose, qui s’est étalé de tout son long dans l’eau courante ! Nous avons emporté les baskets, pour ne pas mouiller les chaussures de cuir et ne pas s’abîmer les pieds sur les cailloux au fond de la rivière. Enlever les chaussures de marche, mettre les baskets, retirer les baskets mouillées sur l’autre rive et les pendre au sac pour qu’elles sèchent, remettre les chaussettes et chaussures de marche – nous ferons cette manipulation une bonne cinquantaine de fois en neuf heures de marche. Les parois de la gorge ne permettent en effet pas de marcher sur le même versant. La rivière creuse où elle veut et la falaise devient à pic. Il faut traverser, jusqu’à ce qu’une roche plus tendre quelque part réalise un nouveau coude.

En escalade, nous passons une cascade. C’est facile, mais glissant. Nous passons sur le côté de l’eau qui tombe, encordés un par un. La suite est plus drôle. Le sentier se termine. Impossible d’aller plus loin : une grande cascade bouche le chemin des gorges. Cette fois, il faut escalader la paroi. La hauteur est d’une cinquantaine de mètres par rapport à l’eau, c’est impressionnant. Mais on ne s’encorde qu’aux deux tiers de la hauteur, pour une quinzaine de mètres d’escalade à pic. La montée commence par une faille facile. La suite l’est moins. Les prises ne manquent pas, mais on s’embrouille un peu, glacés de regarder en bas. Sur quelques mètres, nous sommes carrément à la verticale, à plus de 40 mètres de hauteur ! Nous arrivons tous un peu blancs sur la vire. Mais tout le monde y passe, ce qui est rare aux dires de Brahim. Sur un groupe de 15, par exemple, il y en a seulement 3 ou 4 d’habitude qui se lancent dans l’aventure et y arrivent ! Passer un par un est très long, mais faire le détour en rebroussant chemin l’est sans doute encore plus. Marie-Pierre nous dit que nous sommes un « bon groupe » et nous ne mettons guère plus d’un quart d’heure chacun pour monter.

La vire sur laquelle nous somme est faite pour les chèvres. Elle court la falaise au-dessus du vide, à 50 m dessous. Mais cette situation change au premier virage de la falaise. La sente s’élargit, le précipice s’éloigne. Nous sommes dans les grès. Deux petites escalades de quelques mètres plus loin, sans cordes, et c’est le pique-nique. Il est largement 15 h.

Mais il ne faut que 20 minutes pour rejoindre le bivouac du soir où nous attendent déjà les mules. Huit tasses de thé à la menthe ne sont pas de trop pour nous réhydrater, malgré la gourde pleine emportée et bue au long du chemin. L’escalade, vue d’en bas, était impressionnante lorsque l’on y repense ce soir. Mais une fois sur la roche, pris par l’immédiat souci de trouver prise après prise pour chaque main et chaque pied, la situation apparaissait plus facile. En divisant le problème par étapes, comme le disait Descartes, on arrive à le résoudre en entier. Tout le monde était nerveux et riait pour se défouler avant de commencer, surtout les filles. Les garçons n’étaient pas moins impressionnés, mais ont plus l’habitude de rester réservés.

Nous bivouaquons à 3000 m sur le plateau de Tarkeddid. Nous trouvons alentour des troncs de genévriers coupés et équarris directement à la serpe, taillés grossièrement en forme de poutres. Ils doivent servir à construire les maisons. Les copeaux sont épars alentour. Les habitants de la vallée n’ont pas le droit de couper les quelques arbres qui restent pour éviter la déforestation, déjà largement entamée. Mais ils ne s’en privent pas dans ces gorges, où nul forestier ne vient jamais contrôler. Au printemps, les poutres sont jetées dans l’eau de la rivière, gonflée alors par la fonte des neiges. La récupération des bois flottés se fait au village en aval. Si aucun obstacle ne vient arrêter la manœuvre, le transport est ingénieux et économise de l’énergie.

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Albert Camus, La Chute

Cet étrange objet qui n’est ni vraiment un roman, ni un essai, ni une pièce de théâtre, a eu beaucoup de succès à sa parution. C’est qu’il participe un peu de ces trois genres. Écrit après ‘L’Homme révolté’, il en défend les thèses ; après l’adaptation par Camus de plusieurs pièces d’auteurs étrangers, il en a le sens du rythme ; à la suite de ‘L’Etranger’ et de ‘La Peste’, il romance un type d’humanité.

En 1956, nous sommes à la fin du compagnonnage des intellos avec le Parti communiste. La guerre est loin, Staline est mort, des rumeurs commencent à filtrer sur ses « crimes » et l’URSS ne tardera pas à envoyer ses chars contre les prolétaires hongrois après avoir maté ceux de Berlin. L’avenir « radieux » apparaît bien gris, repoussé aux calendes. Le moralisme devient alors insupportable. Tous ces donneurs de leçons qui tentent de vous rendre coupable du seul fait d’être né agacent, au nom d’une Vérité révélée par le prophète Marx, mise en forme par l’activiste Lénine et réalisée par le tyran Staline. La « repentance » d’être né Français, donc bourgeois, blanc et nanti finit par détourner le public lecteur (majoritairement bourgeois, blanc et nanti) de ceux qui se prennent pour les envoyés du Pape rouge. A l’époque même où la papauté de Rome se raidit sur le dogme : « Qu’ils soient athées ou dévots, moscovites ou bostoniens, tous chrétiens, de père en fils. » Le Péché, originel, bourgeois, d’avoir laissé faire la Shoah ou la colonisation en Algérie (thèmes à vif dans ces années 50), n’est-il pas un nouveau culte de la culpabilité qui prépare de nouveaux asservissements ?

‘La Chute’ paraît dans ce contexte et il a un gros succès pour dire tout haut et avec ironie ce que chacun finissait par penser tout bas sans oser le dire. Assez de ces professionnels du moralisme ! De ces révolutionnaires en chambre qui savent tout et vous accusent au nom de l’Idéologie ! C’est un roman monologue assez court, en cinq journées – cinq actes de théâtre – qui relate la confession d’un « juge-pénitent » à un quidam rencontré dans un bar d’Amsterdam.

La Hollande est pour Camus, méditerranéen, le « paysage négatif » par excellence ! « Voyez, à notre gauche, ce tas de cendres qu’on appelle ici une dune, la digue grise à notre droite, la grève livide à nos pieds et, devant nous, la mer couleur de lessive faible, le vaste ciel où se reflètent les eaux blêmes. Un enfer mou, vraiment ! Rien que des horizontales, aucun éclat, l’espace est incolore, la vie morte. N’est-ce pas l’effacement universel, le néant sensible aux yeux ? » Enfer, néant, universel, sont les mots favoris de Sartre, l’adversaire. Paysage dépressif, incitant au masochisme et à l’obsession maniaque – tout à fait le décor glauque des nouveaux pays de l’Est. Il n’est pas innocent que la maison qui abrita Descartes fut transformée en asile de fous ; il n’est pas innocent non plus qu’elle rappelle Dante : « avez-vous remarqué que les canaux concentriques d’Amsterdam ressemblent aux cercles de l’enfer ? L’enfer bourgeois naturellement, peuplé de mauvais rêves. »

Jugez et vous serez jugés, telle est la maxime des théologiens, fussent-ils laïques ou sartriens au nom du Bien. Jugé, vous vous sentirez coupable, même si vous n’avez rien « fait ». L’existentialisme pose que votre existence même est une suite « d’actes » dont vous êtes forcément responsables, depuis l’acte gratuit (défendre un criminel) jusqu’à l’indifférence (se dire qu’il fait trop froid pour se préoccuper d’un bruit de chute dans la Seine). Ne pas faire, c’est faire en négatif – vous êtes coincé, nul n’est innocent, Monsieur l’avocat Clamence (dont le nom sonne presque comme ‘clémence’). Resucée laïque du Péché originel – ce pourquoi le narrateur avocat se prénomme Jean-Baptiste. Camus habille avec ironie les intellos parisiens : « Il m’a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. A tort et à travers, pour ainsi dire. » A tort pour les raisons et à travers pour les femmes. Pour survivre, « les gens se dépêchent alors de juger pour ne pas l’être eux-mêmes ». Ce qui compte surtout, est qu’on vous regarde : « l’enfer c’est les autres » a dit Sartre. Et Staline a piqué à Goebbels le truc du marteau : plus c’est gros, plus ça passe, plus vous assénez une contrevérité, plus les gens finissent par y croire… parce que tout le monde le dit. Les tyrans, les manipulateurs politiques et les conseillers en communication le savent parfaitement.

La subtilité est de retourner ce jeu social : avouez et vous serez pardonné, repentez-vous et vous aurez toute bonne conscience pour vous poser en juge. Ainsi font les curés catholiques avec la confession, ce pouvoir inquisiteur d’Eglise qui permet la maîtrise des âmes. Ainsi font les psys freudiens qui croient que le ‘dit’ guérit et qui fouillent impitoyablement tous les souvenirs enfouis, tous les non-dits dissimulés. Ainsi font les communistes avec leur ‘bio’ fouillée où tout ce qui est bourgeois en vous est impitoyablement mis en lumière, ce qui vous ‘tient’ politiquement. Vous serez ainsi « juge-pénitent ». En vous transformant de chameau en lion, selon la métaphore de Nietzsche, vous arrêterez de subir en coupable, sans rien dire, pour vous libérer en attaquant les autres acteurs de cette comédie humaine. « En tout cas, voilà : je n’ai jamais pu croire profondément que les affaires humaines fussent choses sérieuses. (…) Je regardai toujours d’un air étonné, et un peu soupçonneux, ces étranges créatures qui mouraient pour de l’argent, se désespérant pour la perte d’une ‘situation’ ou se sacrifiant avec de grands airs pour la prospérité de leur famille. »

Chacun est juge et jugé dans la société française des années 1950 : comment bien vivre dans ce contexte social exaspéré de moraline ? En se tenant du côté du manche, dit Camus non sans rire. C’est là où il se détache de l’immoraliste gidien ou du mémorialiste dans un souterrain de Dostoïevski. Clamence est un héros involontaire de notre temps, dont tous les actes forment une morale, dont la duplicité dit une vérité. Humour tragique, un miroir qui renvoie notre image non politique mais sociale, quoique…

Camus, La chute, 1956, Gallimard Folio, 4.37€

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Monsieur Descartes, la fable de la raison

Il y a 360 ans mourait René Descartes, philosophe. Françoise Hildesheimer, Conservateur général du Patrimoine, a signé là une excellente biographie. Tous les Français connaissent Descartes étudié au lycée (pour l’instant), et chacun se croit « cartésien ». Retracer l’histoire de l’homme dans son temps, retrouver le contexte de la modernité émergente, montre que Descartes n’était pas cartésien, pas plus que Marx n’était marxiste ni Jésus chrétien. Ces mythes a posteriori servent plus à justifier le théâtre médiatique ou à consolider une position sociale académique qu’à la vérité. C’est ainsi, par slogans et bons mots, que le glucksmanniaque Descartes, c’est la France sévit dans les têtes contemporaines.

Descartes est bien plus que cela : le point charnière de la conscience moderne, celle que nous sommes probablement en train de quitter pour autre chose. « Éprouver soi-même ce qu’on doit croire et ne plus se fier à l’argument d’autorité constitue la révolution cartésienne, le cadre ontologique de la modernité, qui met le soi individuel au centre du jeu » (p.432). Doute, cogito et raison sont les trois piliers par lesquels l’individu quitte la superstition et la croyance imposée pour devenir souverain. Il y a 864 fois les mots ‘je’, ‘moi’ et ‘me’ dans le Discours de la méthode, contre 119 ‘nous’, relève l’auteur… La raison devient audace critique. L’absolutisme louis-quatorzien d’un territoire, une foi, un roi, se trouve sapée sous son règne en Hollande par le cogito de Monsieur Descartes, seigneur du Perron.

Si ses exposés scientifiques ont bien vieilli, la philosophie des sciences de Descartes demeure : toute croyance a priori est rejetée au profit de l’observation, de l’expérience et du calcul. Une branche a conduit au mécanisme qui veut tout démonter pour se rendre maître et possesseur de la nature. Une autre branche est sa démarche globale de la philosophie naturelle, qui conduit à Einstein en réduisant le réel au géométrique. « Recherche sur la lumière et exigence de clarté ne pourraient-elles pas faire de notre Descartes essentiellement le philosophe de l’aspiration à la lumière de la connaissance ? » (p.424). Descartes se situerait ainsi sur les traces de Grecs.

René Descartes est né en 1596 entre Limousin et Touraine d’un Conseiller au Parlement de Bretagne et d’une mère qui meurt lorsqu’il a un an. Mère absente, père indifférent, vont marquer le gamin qui sera mis en pension après la nourrice au collège jésuite de La Flèche fondé par Henri IV. Il étudie ensuite le droit à Poitiers mais ne veut se fixer. Il part pour la guerre en Hollande à 23 ans, où la France contre les Habsbourg en soutenant la révolte de sept Provinces unies. Mais il n’est pas militaire, plutôt curieux des ingénieurs, de la géométrie des fortifications et des lunettes d’optique. Il visite la Bohême, l’Italie, dont il n’aime ni le climat trop chaud ni les habitants trop théâtraux. C’est le 10 novembre 1619, à 23 ans, qu’il a « dans le poêle » ses trois rêves qui vont fonder sa philosophie. Un poêle est une pièce chauffé d’un grand poêle en fonte et céramique, comme il en existe en Europe centrale pour faire cocon l’hiver venu. Descartes, angoissé d’abandon, s’y sent bien. Notons que le rationnel est né dans l’imaginaire, la raison de l’inconscient : le coup d’état intellectuel cartésien vient des profondeurs de la psyché : du songe.

On l’a dit espion des jésuites, frère Rose-Croix et occultiste. Selon sa biographe, aucune preuve réelle ne vient étayer ces rumeurs. L’époque est au décentrement de l’héliocentrisme et du fixisme d’Aristote établi en dogme par l’Église. Copernic et Galilée sont condamnés, Kepler en suspicion, Paracelse mêle science et occultisme. Descartes cherche la pierre philosophale mais elle est purement cérébrale : quel est le principe de connaissance unique qui enchaîne entre elles toutes les connaissances scientifiques.Il ne veut pas s’établir en se mariant ou achetant un office ; il vit de ses rentes qui lui viennent de l’héritage maternel. Lors de séjours à Paris, il rencontre les libertins, intellectuels critiques à l’égard de la religion et hédonistes. Ces hommes d’esprit réagissent à la réaction catholique de la Contre-réforme et à la dévotion bigote de Louis XIII. En 1623, Théophile de Viau sera condamné à mort et brûlé en effigie à Paris. Prudent, sociable, Descartes apprend à dissimuler. Il ne veut pas se fâcher avec sa seule mère, l’Église, ni avec ses seuls pères, les Jésuites. Il va donc passer par la science pratique pour faire avancer ses idées philosophiques. Il est ami de Guez de Balzac, du père Mersenne, il attire l’attention du cardinal de Bérulle en société en démontant la force d’opinion de la vraisemblance, qui n’est pas le vrai mais un artifice sophiste. Il échangera des lettres avec quatre-vingt correspondants. Car, pour être libre, il retourne en Hollande où il vivra vingt ans, changeant plusieurs fois de résidences, l’auteur en a dénombré trente deux. Il fait sienne cette maxime d’Ovide : « pour vivre heureux, vivons caché ». Il aura cependant une fille, Francine, avec une servante à Amsterdam. Il établira la mère et l’enfant près de lui mais la gamine mourra de scarlatine à l’âge de cinq ans.

Ce n’est qu’en 1637 (la même année que Le Cid) qu’il publie sur privilège du roi le Discours de la méthode, préface d’une œuvre scientifique mais qui expose sa philosophie de la nature. « C’est tout à la fois une autobiographie intellectuelle anonyme et un traité de philosophie et de science écrit en français, avec des mots simples et visant à l’universalité du bon sens et de la raison » (p.187). Il se compose de six parties comme les six jours de création du monde et se dote de quatre préceptes : reconnaître pour vraie l’évidence, diviser pour analyser, aller du simple au complexe pour mettre en ordre, et ne rien omettre. Il use pour cela d’une morale « provisoire » pour dissimuler le doute méthodique sous l’allégeance à l’existence de Dieu. La morale sociale est d’obéir aux lois et coutumes, tenir avec fermeté ses opinions et actions, s’appliquer à se vaincre soi-même plutôt que d’accuser le sort, enfin cultiver sa raison. Seuls les dévots accusent le Destin, le monde, le système, les autres, en bref tout ce qui est voulu par Dieu. Les humains de bon sens usent au contraire de leurs capacités et raison pour changer le sort en action. Se changer soi plutôt que changer le monde, voilà qui est révolutionnaire !

Ce n’est qu’en 1641 qu’il publie les Méditations métaphysiques, cette fois en latin pour ne toucher que les lettrés, évitant ainsi toutes ces polémiques indigentes et les injures naïves du tout-venant, que quiconque tient un blog connaît sans peine. Il les dédicace aux théologiens de Sorbonne pour contrer les jésuites qui critiquent sa Dioptrique et soupçonnent sa philosophie d’être en contradiction avec le dogme catholique de la transsubstantiation. Il y a toujours six Méditations, comme les six jours de Dieu. Sauf que la méditation est devenue moyen de connaissance et n’est plus un exercice spirituel d’adoration…

Les Principes de la philosophie, publiés en 1644, exposent la métaphysique et la physique en un tout complet, où la mécanique apparaît au cœur du système. Fidéiste mais adepte du doute, Descartes a « une indifférence totale au salut chrétien » (p.294). Il rencontre Pascal mais se montre cassant, ne supportant pas la critique métaphysique. Il entretient une correspondance suivie avec la princesse Élisabeth, âgée de 24 ans alors que lui en a 45. Elle est cousine de la reine Christine de Suède, avec qui il correspond aussi sur l’invite de l’ambassadeur de France en Suède, dès 1647. Il écrira pour elle un Traité des Passions de l’âme où le corps vivant est conçu comme une machine, que l’âme – pur esprit – investit durant l’existence. Elle aurait son siège dans la glande pinéale. Ce qui est intéressant est que Descartes croit que le conditionnement du corps peut influencer l’âme, ce qui explique la méthode Coué comme l’homéopathie et les miracles de Lourdes, par exemple.

Par touches successives, l’auteure brosse en érudite et d’une langue fluide le portrait d’un cérébral, indifférent aux biens matériels comme à la pensée des autres, qui demande à être compris avant de se livrer. L’abandon parental l’a rendu angoissé, dépressif, et il masque tous ses mouvements affectifs sous l’abstraction théorique. Sa mission sur cette terre est son œuvre, composer une philosophie naturelle totale pour remplacer Aristote. Il est bien montré le caractère imaginatif de ce héraut de la rationalité, dont le système a pris naissance dans le rêve de 1619. La froide analyse s’efface toujours devant l’intuition pour connaître la vérité. Les exemples concrets sont légion pour faire saisir l’essence de la pensée (morceau de cire chaude, malin génie, etc.), tandis que Descartes passe volontiers par la fiction pour se faire admettre par l’Église.

Ce penseur sérieux et pratique ne peut qu’être déçu par la France, pays de cour où le théâtre social compte plus que la profondeur de pensée. Il part en Suède en 1649 à l’invitation de la reine Christine et y mourra à 53 ans, le 11 février 1650, d’une pneumonie officiellement, mais peut-être empoisonné. L’auteure fait l’inventaire des symptômes et des hypothèses et, sans trancher, elle pointe l’étiologie d’un empoisonnement à l’arsenic, peut-être administré par des hosties du père Viogué, aumônier catholique de l’ambassade. Ce serait pour Raison d’Église : la conversion envisagée de la reine au catholicisme (qui aura d’ailleurs lieu quatre ans plus tard).

Ses restes seront rapatriés à Paris en 1667, dans l’église Sainte-Geneviève du Mont, avant d’être envisagés pour le Panthéon par décret d’octobre 1793 mais non suivi d’effet. Le philosophe sera inhumé à l’église Saint-Germain des Prés. L’adhésion à sa philosophie nouvelle est le fait de petits cercles libéraux, tandis que les Jésuites l’interdisent par deux fois en 1682 et 1696, et que Rome le met à l’Index – comme tout ce qu’elle ne comprend pas. L’abbé Baillet compose en 1691 une biographie pieuse tandis que Descartes rencontre enfin son temps avec La crise de la conscience européenne décelée par Paul Hazard entre 1680 et 1715. La raison se substitue aux dogmes et nous entrons dans un nouveau monde ; bientôt l’Ancien régime sera balayé et la technique prendra son essor. Victor Cousin fera de Descartes, en 1824, le génie national français. Husserl, Heidegger et Sartre y feront depuis référence.

Voilà un beau livre éclairant !

Françoise Hildesheimer, Monsieur Descartes – la fable de la raison, Flammarion, septembre 2010, €25.40, 511 pages avec carte, liste des résidences et des correspondants, chronologie, sources et bibliographie, index des noms et Préface de 1647 par Descartes de ses Principes de la philosophie.

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Jean d’Ormesson, C’est une chose étrange à la fin que le monde

Dans sa 86ème année, Jean Bruno Wladimir François-de-Paule Le Fèvre d’Ormesson, académicien, se mesure à un monstre de l’existence humaine : l’univers. Après s’en être pris à quelques autres durant sa féconde carrière littéraire : Chateaubriand, l’empire, le Juif errant, Dieu… Un normalien n’a peur de rien. Un jour d’été, ce fut un coup de foudre : « J’avais longtemps nagé dans une espèce de ravissement. Je sortais de l’eau, le soleil, là-haut, tapait tout aussi fort. (…) Je rêvais à tous ceux qui, depuis trois ou quatre millénaires, étaient passés dans ces lieux (…) J’étais là à mon tour. Un vertige me prenait. (…) Les arbres, les rochers, le soleil sur la mer, la beauté des couleurs et des formes, tout me devenait étranger et opaque. Le monde perdait de son évidence. Il n’était plus qu’une question. (…) ‘Qu’est-ce que je fais là ?’ (…) Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » p.152.

Toute philosophie part d’un étonnement, d’un choc. Celui de Jean, chacun l’a plus ou moins connu, pas forcément au même âge ni dans les mêmes circonstances. D’où ces deux questions existentielles : pourquoi j’existe ? et pourquoi la mort ? A son habitude, l’écrivain philosophe caracole dans le temps et l’espace, il aime embrasser vaste, chevaucher les millénaires, voir les milliards d’années, quelques secondes après le Big bang, cette hypothèse de création du monde que la physique quantique et relativiste ne peut approfondir faute d’instruments.

Pour s’interroger, il faut être libre, heureux, et aimer. C’est le cas en Occident et c’est une quintessence de pensée occidentale que Jean d’Ormesson nous livre. Il a été aisé, cultivé, beau, intégré. « J’ai beaucoup aimé ce monde que tant de grands esprits ont tenté de comprendre. Je n’avais pas l’ambition de percer ses secrets. Je ne l’ai jamais accusé, je ne l’ai jamais calomnié, je n’ai pas cherché à le fuir ni à le dénigrer : je m’entendais bien avec lui. J’ai surtout aimé m’y promener » p.147. Un peu de la vie des dieux ressort de ces quelques paroles, un temps glorieux qui aurait duré trente ans en France, dit-on, avant de s’éteindre dans « la crise », la méfiance généralisée et le pessimisme le plus noir au monde !

La sérénité qu’il affiche dans le monde d’ici-bas est heureuse. Jean d’Ormesson doute de Dieu, bien qu’élevé catholique. Mais sans ce mystère du doute, Dieu aurait-il quelque intérêt ? En revanche, « s’il y a une clé de l’univers, elle est mathématique » p.160. Méditerranéen, grec avant tout, Jean d’Ormesson rejoint Albert Camus dans l’amour de la vie confondu avec l’amour de la lumière. Les deux sont dans la lignée de Nietzsche : « L’art et la littérature ne sont peut-être rien d’autre que la traduction sublimée d’une pulsion sexuelle » p.160 Quand, le grand âge venu, la pulsion devient veilleuse, la raison l’emporte sur le cœur et la libido. L’écrivain se fait volontiers philosophe. « C’est quoi penser ? C’est se faire une idée de soi-même et du monde autour de soi » p.176. L’académicien médite en mots familiers, avec la clarté de la grande intelligence. Il nous est proche.

Les hommes qui pensent avec leur corps vivent dans le présent perpétuel, dans l’évidence de ce qui change. Dès qu’ils veulent prévoir l’avenir, ils sont obligés d’analyser le passé pour y trouver une clé, ils se préoccupent non plus de ce qui change mais de ce qui est. Au commencement sont les Grecs. « Pour Héraclite, tout bouge, tout change, tout s’écroule. Pour Parménide, l’être est, et c’est assez » p.61. Plus tard, ce seront les fondateurs de notre monde intellectuel. « Platon est un poète, un mathématicien, un metteur en scène et un philosophe. Aristote est un savant, un naturaliste, un biologiste et un philosophe. Il est le disciple de Platon et son opposé » p.69. Suivent saint Augustin du côté de la grâce, et saint Thomas du côté de l’ordre (vers lequel va pencher l’église catholique romaine). Puis Copernic, Kepler et Galilée qui remettent en cause la terre centre de l’univers et l’homme fils unique d’un Dieu grand Horloger. Puis Newton et Darwin, enfin Hubble et Einstein.

Vient alors « le songe sur le songe » (p.198), le rien derrière le mur de Planck, quelque secondes avant le Big bang que la physique actuelle ne peut décrire tant les puissances tendent vers l’infini. Certains font là le refuge de Dieu, pourquoi pas ? Jean d’Ormesson laisse la question ouverte. « Ce que les hommes ne comprennent pas, ils le mettent sur le compte des puissances auxquelles ils donnent des noms de dieux » p.203. L’écrivain lui donne ses chances, puisque la science est incapable de prouver le contraire. « Dieu existe-t-il ? Dieu seul le sait » p.233. C’est pour ce genre de pirouette que l’on aime bien d’Ormesson.

Il ajoute que « les hommes sont égaux parce qu’ils meurent » p.239, ce qui est finement mieux pensé que la Môrrrâââle de foule sentimentale qu’on nous enjoint de suivre sans discuter. Son testament célèbre la vie, ce qui nous fait être plutôt que ne pas être. « Je crois que la vie – et pas seulement la vie des hommes – doit être respectée. Parce qu’une même espérance nous unit les uns aux autres et nous soutient tous ensemble » p.269. Il y a un élan, c’est la beauté de l’existence.

Ce livre de méditation rassérène et rend plus subtil. Le lecteur ne voit plus le monde comme avant. Il sort la tête du guidon et de l’éternel présent marchand pour se poser les questions existentielles, essentielles, celles qui font vivre et mourir. La méditation se termine se termine d’ailleurs par ces mots magnifiques prononcé par Bouddha et le Christ comme par le Nietzsche de Zarathoustra : « Tout est bien ».

Jean d’Ormesson, C’est une chose étrange à la fin que le monde, août 2010, Robert Laffont, 314 pages, €19.95

Existe aussi en CD audio, mp3, suivi d’un entretien avec l’auteur, Audiolib, novembre 2010, €20.90. 

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