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Heidegger enfin expliqué

Je n’avais jusqu’ici jamais compris grand-chose au philosophe allemand du XXe siècle Heidegger. Ni les articles publiés par les fans, ni ceux plus insidieux par exemple d’un Alain de Benoist, ni surtout le Que sais-Je? sur le sujet ne m’avaient vraiment éclairés. J’ai trouvé dans le numéro 207 de novembre-décembre de la revue Gallimard Le Débat un article lumineux de Luc Ferry, suivi de quelques autres. Dont celui d’un « journaliste », consternant de bien-pensance et particulièrement à ras de terre. L’article de Luc Ferry, qui ouvre le dossier, s’intitule Heidegger, génial… et nazi.

Il montre en effet comment la philosophie même de Heidegger a pu faire qu’il rallie le nazisme, mais que cette haute pensée n’est pas issue du nazisme. Elle va bien au-delà, elle brasse les siècles, elle définit un avenir possible. C’est bien la première fois que je lis des explications hors des prises de position du théâtre idéologique des intellos préoccupés avant tout à se placer en se situant… à gauche, forcément à gauche ! Et en faisant de « l’antisémitisme » l’indépassable tabou dont Heidegger serait entaché, lui qui rejetait le concept de « judéité » pour des raisons qui, manifestement en ces articles, ne tiennent que très marginalement au peuple juif de chair et de sang.

Luc Ferry rappelle combien les penseurs du XXe siècle ont utilisé Heidegger sans toujours le dire, présentant comme de géniales innovations d’idées la reprise pure et simple de notions heideggeriennes. Jean-Paul Sartre, Hannah Arendt, Leo Strauss, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida, Hans Jonas, Jacques Ellul, Jacques Lacan, sont des disciples plus ou moins avoués et plus ou moins proches… Cela fait du monde dans le nid intello qui se pousse du coude et professe de sa bonne foi mais ne vole pas plus haut.

Pour le penseur allemand, la pensée moderne qui s’ouvre avec les Lumières et particulièrement avec Descartes a eu le projet de domination du monde par la violence et la technique. Mais la modernité des Lumières avait un objectif supérieur au simple savoir scientifique et à son expression technique pratique : il s’agissait de libérer l’Homme par la science et l’éducation, ce « progrès » ayant pour objectif la liberté (de tous déterminismes) et le bonheur (social).

Ce n’est plus le cas au XXe siècle : la technique se transforme en une fin en soi. La volonté de tout contrôler devient alors volonté de volonté, sans aucun but autre que d’aller de l’avant dans le toujours plus. Avec l’explosion du nombre des hommes, 2.5 milliards en 1950, 8 milliards aujourd’hui, peut-être 30 milliards dans une génération, ce « toujours plus » devient mortifère. Pour la planète, pour la nature vivante, pour l’espèce humaine.

Le lecteur comprend dès lors pourquoi la pensée de Heidegger rejoint celle des écologistes antimodernes comme le courant réactionnaire contre les valeurs urbaines anti-paysannes qui allait, avec l’humiliation de la Défaite de 1918, aboutir au nazisme. Sauf que le nazisme est lui-même un nihilisme où la technique est une fin en soi pour accoucher du chaos du monde – avant qu’un nouvel âge puisse naître.

La philosophie de Heidegger repose sur « la différence ontologique », c’est-à-dire entre l’Etre et l’étant. Le fait qu’il y ait des choses est l’Etre, un mystère de la nature (ou le conte explicatif d’une religion) ; les choses concrètes elles-mêmes sont les étants. Cet étonnement philosophique, poétique chez les Grecs antiques, puis religieux par exemple dans le romantisme ou dans le panthéisme japonais ou même New Age, est occulté par la modernité. Celle-ci ne s’intéresse qu’aux étant, pas à l’Etre. Il est évacué comme non calculable donc non signifiant et laissé aux religions. Ce pourquoi elles ont beau jeu de prospérer malgré la science car celle-ci s’en fout.

Pire, le monde de la technique tourne sur lui-même, sans référent extérieur. Le progrès ne progresse que vers… rien. Il est fin en soi. Seul compte le combat pour savoir, la compétition pour maîtriser, l’exploitation pour gagner toujours plus. Sans fin comme une vis, comme un vice, sans finalité. La nature perd sa poésie pour être paysage à monnayer aux touristes ; le monde perd son mystère pour être mine de ressources à exploiter et consommer. Fini le cosmos, modèle ordonné d’harmonie chez les Grecs, pour le réservoir où puiser sans compter les ressources exigées par de plus en plus d’humains ayant de plus en plus d’exigences matérielles et rivalisant de plus en plus de désirs. « Et c’est justement cette disparition des fins au profit de la seule logique des moyens qui constitue la victoire de la technique comme telle », écrit Luc Ferry.

Il ajoute que Heidegger pensait probablement que la démocratie était trop liée au capitalisme économique et au libéralisme politique pour que la technique ne soit pas justement sa structure même : la « métaphysique de la subjectivité ». Ce pourquoi il se serait fourvoyé en nazisme.

Guillaume Payen, dans l’article suivant, précise à propos des Juifs que Heidegger en fait un concept dissolvant de la technique. Apatrides, les Juifs en tant que peuple sont portés vers les Lumières et la raison, en-dehors de toute poésie liée à une terre (encore que celle de Sion les ait largement fait rêver…). A l’origine du christianisme et du marxisme (le Christ et Marx étaient juifs), la judéité s’est faite métaphysique, destructrice par la technique (le Golem du ghetto de Prague est le premier robot technique). Citant Heidegger : « Le degré le plus élevé de la technique est ensuite atteint lorsque celle-ci en tant que consommation (Verzher) n’a plus rien qu’à consommer – qu’elle-même ».

La recherche de la puissance pour la puissance va aboutir à la guerre, lutte de titans pour dominer le monde (et ses ressources naturelles). Ce fut hier le nazisme, puis le stalinisme, aujourd’hui peut-être le nationalisme xénophobe vaniteux de puissance mondiale de l’Amérique de Trump. Un nihilisme de plus. « Heidegger croyait reconnaître dans la Seconde guerre mondiale le paroxysme de la modernité allant jusqu’au bout d’elle-même, s’autodétruisant par l’affrontement de puissances ‘enjuivées’ : l’URSS, le Royaume-Uni, les Etats-Unis ; et d’une puissance qui se faisait métaphysiquement juive, destructrice : l’Allemagne », écrit Guillaume Payen.

A la lecture de ce dossier, je comprends mieux Heidegger. Mieux aussi les penseurs antimodernes, dont je trouve le combat ringard, d’arrière-garde. Mieux encore un certain courant écologique, foncièrement « réactionnaire » en ce qu’il veut faire retour à cet avant de la Technique, à cette poésie du monde avant les hommes, à Gaia la Mère ou la nature ensauvagée. Je ne suis pas de ce courant, ayant constaté comme archéologue que les humains avant le néolithique usaient de remarquables techniques de taille du silex, constaté comme économiste combien la technique capitaliste pouvait être utile à l’économie des ressources, constaté comme citoyen combien le rôle des Etats dans la définition de règles et la promotion de fins humaines permet l’épanouissement. J’en reste au projet émancipateur des Lumières que la technique a fini par dévoyer, souvent par lâcheté des hommes (et peut-être des femmes qui réclament « toujours plus » de confort, de moyens, de droits particuliers et de protection du budget d’Etat). Chaque peuple n’a jamais que les politiciens qu’il mérite.

La technique est utile, mais comme outil pour servir des fins supérieures. La mathématique est utile, mais comme outil de compréhension partielle du monde. Tout n’est pas calculable, les hommes ne sont pas uniquement rationnels, la nature n’est pas inépuisable. Vivre en harmonie est une fin qui n’apparaît nouvelle que par inculture classique ; elle exige une maîtrise des outils offerts par la science – et une maîtrise du nombre des habitants d’une planète finie que les incessants progrès de la médecine, des techniques de fécondation et du développement infini des soins multiplie sans contraintes.

Revue Le Débat n°207, novembre-décembre 2019, Gallimard, dossier Heidegger pp.158-192, e-book Kindle €14.99, revue papier €21

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Faits, opinions et intérêts…

Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Est-ce que ça dépend ? Et pourquoi ?

En théorie, les faits disent le vrai, ce qui s’est réellement produit. Mais chacun sait que l’observation des uns n’est pas celle des autres et que le « témoignage » varie largement ! C’est donc l’observation « neutre » des faits qui permettent d’établir le vrai. Mais chacun sait que le neutre n’est qu’une convention de procédures et d’analyses, qu’il standardise l’observation pour éviter la subjectivité et qu’il ne prend pas en compte la totalité du réel. Le fait est donc un regard normalisé mais pas complet. La méthode scientifique a justement pour but d’affiner ce regard par de nouvelles techniques plus précises d’observation et des procédures plus complètes d’examen. Mais il s’agit d’un idéal, d’une tendance dont on ne verra jamais la fin. Le fait restera donc approximatif.

La vérité est alors affaire d’opinion. Comme l’a dit Nietzsche, il s’agit d’une métaphore, donc d’un résumé qui fait illusion. Prendre l’illusion pour la réalité est une faute. En revanche, avoir la « volonté de vérité » est un mouvement pour approcher sous plusieurs angles et en creusant plus profond le fait.

  1. Il y a l’opinion paresseuse, qui s’appuie sur les préjugés (ce qu’on croit avant même de savoir), et plus encore sur le grand nombre (si beaucoup sont d’accord, alors ce doit être vrai). Le fait, alors, est établi comme une croyance partagée, pas comme une réalité objective. Et cela donne la croyance aveugle en religion, le plébiscite en politique, le lynchage en justice et l’insurrection braillarde en démocratie.
  2. Il y a l’opinion éclairée, qui s’appuie sur le raisonnement (cet instrument de jugement qui s’élève au-delà des apparences pour se hausser au contexte et à la synthèse). Le fait, alors, n’est établi qu’avec de multiples précautions, techniques diverses d’observation, mesures à différents moments, regards croisés, recoupements. C’est plus long, plus incertain, mais plus efficace à la fin. Et cela donne l’agnosticisme en religion (le peut-être de Jean d’Ormesson, le pari de Pascal), le régime représentatif en politique, les différents étages de juridiction en justice avec avocat, droits de la défense et procédures d’appel, le débat avec vote libre et non faussé en démocratie.

La seconde option est plus longue et plus ardue, elle demande plus d’effort à l’être humain (mâle, femelle ou neutre) ; elle répugne donc au grand nombre, plus porté à se soumettre à un dieu dont on croit qu’il dit tout et sait tout, à accuser d’abord et à réfléchir ensuite, à se créer des boucs émissaires faciles et à actionner le yaka expéditif plutôt que de se demander concrètement comment changer les choses. En gros, la traduction politique en est Trump, Erdogan, Poutine ou Mélenchon (voire Le Pen si elle n’était pas quasiment éliminée par sa médiocrité).

Les modernes sont relativistes, car ils savent que « la vérité » n’est jamais qu’approchée, qu’elle ne règne pas immuable dans le ciel des Idées ni est écrite dans un Ciel mais qu’elle se construit pas à pas. Les antimodernes, qui se font appeler « conservateurs » ici ou là sont absolutistes, car ils croient que « la vérité » est donnée une fois pour toute, qu’elle règne par la voix d’un Dieu machiste et tonnant qui a seul raison, et qui a élu un seul peuple (le Blanc pour les Trumpistes, Israël pour les Juifs, la communauté des croyants pour l’Islam) pour faire advenir son Règne unique.

Les faits, pour les conservateurs, « ne se discutent pas » : ils sont vrais parce que c’est dit comme ça. Cette « post-vérité » peut être contraire à la vérité, qu’importe ? C’est la vérité du moment et de la communauté qui y croit. Cette façon de voir les faits est « politique » car le mensonge y est permis s’il s’agit de servir une cause plus haute, celle de « Dieu », du Parti ou d’un Chef ; il ne s’agit pas d’un péché contre l’Esprit mais d’une tactique de guerre utile.

Or le modernisme s’est imposé contre le conservatisme depuis les révolutions du XVIIIe siècle, tout comme l’Occident sur les autres peuples du monde par la colonisation, puis par la technologie et le dollar.

  1. Certains en réaction à cette domination mâle, blanche et fondée sur l’expertise scientifique prônent donc son radical inverse : valorisation du féminisme, des peuples de couleur et de l’antisystème. Leur « politiquement correct » combat la morale sexuelle traditionnelle pour l’hédonisme libertaire, la prétention occidentale à être seule interprète de « l’universalisme » et exercent une « déconstruction » critique de la « domination » (qu’ils voient partout à l’œuvre).
  2. D’autres, tout aussi en réaction mais réactionnaires au sens politique, réaffirment cette supériorité supposée du mâle, blanc, fondé sur la science (mais soumise dans ses recherches aux dogmes du Livre). Ils combattent le politiquement correct des libertaires sur le sexe avec n’importe qui, la repentance occidentale pour tout et la critique dissolvante, afin de rétablir les traditions et les dominations « légitimes » selon Dieu ou l’histoire.

Comme on le voit, rien n’est simple et tout se complique ! Il n’y a pas le « progrès » d’un côté et « l’obscurantisme » de l’autre, la raison contre l’émotion, la démocratie contre la tyrannie, la liberté contre le dogmatisme, ni même la gauche contre la droite ou la laïcité contre les religions…

  1. Il y a les passions croissantes qui submergent la raison et exige des politiciens du symbole plus que des mesures, l’affirmation de la souveraineté du pays plus que des accords internationaux, la protection des retardataires plus que la promotion des leaders.
  2. Il y a l’individualisme croissant induit par le mouvement de la société et par les technologies ; il produit du débat mais aussi des invectives et tend de plus en plus à coaguler des communautés virtuelles qui se ferment pour rester entre-soi en excluant tous les autres qui dérangent.
  3. Il y a la complexité croissante des savoirs qui ne permet plus au grand nombre de comprendre ce qui se passe, comment on peut aller dans la lune ou si c’est du cinéma, pourquoi les datas sont collectées aussi massivement et l’obscurité de leur tri pour leur « faire dire » quelque chose. La paresse est de voir des complots là où on ne comprend pas.

Dans ce magma, les faits deviennent vite opinions, lesquelles ne sont le plus souvent que le paravent d’intérêts communautaires ou particuliers.

Croyez-vous que Trump gouverne pour l’Amérique ou pour son clan ? Qu’Erdogan soit le président des Turcs ou seulement des musulmans conservateurs turcomans qui adulent son parti ? De même, croyez-vous que ceux qui votent extrémiste en Europe soient de purs fascistes ou gauchistes tentés par le césarisme – ou des déboussolés qui voudraient bien calmer le jeu de la finance, de l’immigration et de la dérégulation ? Les Somewhere combattent les Anywhere : ceux qui sont de quelque part ceux qui sont de nulle part.

Sans être un militant engagé ni souscrire à tout ce qu’il fait, il est possible de penser qu’un Emmanuel Macron tente le soi-disant impossible (selon Chirac, Sarkozy et Hollande) de concilier ces contraires : promouvoir les leaders en même temps qu’il protège les retardataires. C’est du moins ce qu’il dit, probablement ce qu’il veut, peut-être ce qu’il va réussir.

 

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