Nikita Khrouchtchev est né russe en 1894 dans la province de Koursk, dans l’ouest de la Russie proche de la frontière ukrainienne. Il s’est toujours dit russe, même s’il a émigré à 15 ans à Youzovka dans le Donbass en Ukraine, en suivant son père, mineur. Il devient apprenti ajusteur et continue à parler russe ; il dira plus tard à Staline, qui le nomme à la tête de l’Ukraine premier secrétaire du Comité central en 1938, qu’il parle très mal ukrainien. Khrouchtchev, devenu « avide lecteur de la Pravda » à 21 ans, est un rustre qui n’a pas fait d’études et n’a pas le temps de lire, même s’il s’inscrit à 35 ans – sur autorisation du Parti – à l’Institut d’études industrielles de Moscou. C’est surtout pour faire de l’agitprop et de la reprise en main communiste pour Staline. Un Staline dont il « dénoncera » les crimes au XXe Congrès du PCUS dans son fameux Rapport Khrouchtchev, resté longtemps secret car il révèle les dessous peu reluisants de la religion soviétique. Khrouchtchev est longtemps resté un naïf – ce pourquoi il a survécu aux purges. D’un marxisme-léninisme béat et primaire, il croit en la marche de l’Histoire comme un chrétien au Paradis. Malgré ses défauts dont la paranoïa n’est pas le moindre, Staline reste pour lui un génie.
Les Souvenirs qu’il laisse à sa retraite lorsqu’il est « écarté » du pouvoir en 1964 pour être remplacé par Léonid Brejnev, sont une suite de textes mal cousus remplis d’anecdotes mais qui révèlent des pans entiers de la façon de penser stalinienne et la façon d’opérer de la cour craintive autour du satrape. Nikita reste un homme pratique que les discussions idéologiques fatiguent. Il est convaincu du fond, le reste il s’en fout. D’où sa « fidélité » à la ligne – mouvante au gré des humeurs de Staline – et son application implacable des ordres, même lorsqu’il a élevé des objections. Il montre que, deux générations plus tard, c’est bien le même syndrome stalinien qui sévit chez Poutine :
- La méfiance viscérale envers l’Europe, l’Occident, la modernité qui brise la morale et les traditions.
- La mentalité de forteresse assiégée, les bourgeois de tous les pays unis par une même conscience de classe méprisante et corrompue pour ignorer et contrer les « petits » et les prolétaires, dont l’URSS devenue la Russie serait le champion.
- La haine des « intellectuels » qui se manifeste par l’éradication dans tous les pays envahis par l’URSS de tous ceux qui ne sont ni travailleurs manuels, ni paysans, ni communistes. Tous ceux qui pensent ne peuvent qu’avoir des idées « petite-bourgeoises » et œuvrer donc pour les Allemands nazis ou la CIA américaine.
La première tâche du premier secrétaire du Comité central nommé par Staline en 1938 après les purges a consisté d’abord à « russifier » l’Ukraine en éliminant des postes d’autorité tous les Ukrainiens pouvant être soupçonné de « nationalisme bourgeois » et en décourageant l’usage de la langue à l’école et dans les administrations. Khrouchtchev le déclare en 1938, il veut sur ordre de Staline éliminer ceux qui : « voulaient laisser pénétrer les fascistes allemands, les propriétaires terriens et les bourgeois, et faire des travailleurs et paysans ukrainiens les esclaves du fascisme, et de l’Ukraine une colonie des fascistes germano-polonais » p.111. Poutine ne dit pas autre chose lorsqu’il parle de « dénazifier » l’Ukraine. Pour Staline, pour qui la force fait l’Histoire (comme les nazis le croient aussi), la brutalité et le fait-accompli sont « le droit ». S’il décide que l’Ukraine « est » russe, elle le devient – malgré sa population réticente, vite assimilée à l’ennemi extérieur fasciste et bourgeois (allemand et américain). Poutine a gardé la même façon de penser, un archaïsme du XIXe siècle. En 1945, Staline est pris d’une paranoïa antijuive lorsque le comité de Lovovsky (porte-parole officiel du Kremlin, juif et exécuté en 1948) prône dans un rapport à Staline l’installation des Juifs d’URSS en Crimée, une fois les Tatars collaborateurs des nazis déportés en Sibérie. Selon Monsieur K, Staline voit rouge : « Les membres du comité, déclara-t-il, étaient des agents du sionisme américain. Ils essayaient de créer un État juif en Crimée pour détacher celle-ci de l’Union soviétique et établir sur nos rivages une tête de pont de l’impérialisme américain qui constituerait une menace directe pour la sécurité de l’URSS. Staline, avec une fureur maniaque, laissa partir au grand galop son imagination » p.248. On dirait Poutine…
D’ailleurs Poutine traite l’Ukraine comme Staline a traité la Finlande en 1939 – avec les mêmes conséquences désastreuses pour l’Armée rouge qu’en Ukraine en 2022. Mal formée, mal dirigée et mal équipée, les troupes se cassent les dents sur l’armée nationale qui leur résiste. Ils ne l’avaient pas prévu, croyant naïvement qu’ils était l’Histoire en marche et que les Peuples devaient les accueillir en libérateurs… Quant au satrape du Kremlin, il croyait que dire c’est faire et que, puisque l’armée défilait en majesté sur la place Rouge, elle était surpuissante. « Pour sa part, Staline avait beaucoup trop surestimé la préparation de notre armée. Comme tant d’autres, il était sous l’emprise des films qui représentaient nos défilés et nos manœuvres. Il ne voyait pas les choses telles qu’elles étaient en réalité. Il quittait rarement Moscou. En fait, il sortait peu du Kremlin… » p. 163. Comme Hitler sortait peu de son bunker des alpages. D’ailleurs Khrouchtchev fait lui aussi le parallèle entre Staline et Hitler : « Des actes criminels ont été commis par Staline, des actes punissables dans tous les pays du monde, sauf dans les États fascistes tels ceux de Hitler et de Mussolini » p.327.
Pourquoi la guerre à la Finlande ? Pour les mêmes raisons fondamentales que la guerre en Ukraine : « Nous désirions que les Finlandais nous cèdent une certaine portion de territoire pour éloigner la frontière de Leningrad. Cela aurait satisfait notre besoin de sauvegarder la sécurité de cette ville. Les Finlandais refusèrent d’accepter nos conditions ; aussi n’avions-nous plus d’autre choix que de résoudre la question par la guerre » p.155. La « victoire » survient, mais par négociation. Khrouchtchev : « Le prix que nous avons payé pour remporter cette victoire en a fait, en réalité, une défaite morale. Bien entendu, notre peuple n’a jamais su que nous avions subi une telle défaite parce qu’on ne lui a jamais dit la vérité. Tout au contraire. Lorsque fut terminée la guerre de Finlande, on cria au pays : ‘Que retentissent les trompettes de la victoire !’ » p.160. Poutine fait de même en masquant l’information, interdisant les médias et même l’usage du mot « guerre ».
De Staline à Poutine, la continuité. Un immobilisme mental dans un monde qui change.
Khrouchtchev, Souvenirs, 1970, Robert Laffont 1971, 591 pages, €11,78 occasion
Tuer le rire ?
L’un des tueurs voulait massacrer du juif ; les deux autres faire rentrer le rire dans la gorge. Car pour ces raccourcis du cerveau, on ne peut rire de tout. Si le rire est le propre de l’homme (Rabelais), Dieu l’interdit – ou plutôt « leur » Dieu sectaire, passablement fouettard, Dieu impitoyable d’Ancien Testament ou de Coran, plus proche de Sheitan et de Satan. Ange comme l’islam, mais déchu comme l’intégrisme.
Comme le Prophète ne savait ni lire ni écrire, il a conté ; ceux qui savaient écrire ont plus ou moins transcrit, et parfois de bouche à oreille ; les siècles ont ajoutés leurs erreurs et leurs commentaires – ce qui fait que la parole d’Allah, susurrée par l’archange Djibril au Prophète qui n’a pas tout retenu, transcrite et retranscrite par les disciples durant des années, puis déformée par les politiques des temps, n’est pas une Parole à prendre au pied de la lettre. Le raisonnable serait de conserver le Message et de relativiser les mots ; mais la bêtise n’est pas raisonnable, elle préfère ânonner les mots par cœur que saisir le sens du Message.
La bêtise est croyante, l’intelligence est spirituelle. Les obéissants n’ont aucune autonomie, ils ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, ils ont peur de la liberté car ce serait être responsable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils préfèrent « croire » sans se poser de questions et « obéir » sans état d’âme. Islam veut-il dire soumission ? Un philosophe musulman canadien interpelle ses coreligionnaires : « une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam de la tradition et du passé, l’islam déformé par tous ceux qui l’utilisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »
Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres mais s’interroger sur sa propre religion, distinguer sa pratique de la foi.
Mahomet s’est marié avec Aisha lorsqu’’elle avait 6 ans (et lui au-delà de la cinquantaine) ; il a attendu quand même qu’elle ait 9 ans pour user de ses droits d’époux : c’était l’usage du temps mais faut-il répéter cet usage aujourd’hui ? L’ayatollah Khomeiny a abaissé à 9 ans l’âge légal du mariage en Iran lorsqu’il est arrivé au pouvoir… Les plus malins manipulent aisément les crédules, ils leurs permettent d’assouvir leurs pulsions égoïstes, meurtrières ou pédophiles, en se servant d’Allah pour assurer ici-bas leur petit pouvoir : Khomeiny, Daech, mêmes ressorts. Trop d’intermédiaires ont passés entre les Mots divins et le texte imprimé pour qu’il soit à prendre tel quel. Croyons-nous par exemple que Jésus ait vraiment « marché sur les eaux » ?
Il ne faut pas croire que le Coran soit la Parole brute d’Allah. Que font les intellectuels de l’islam pour le dire à la multitude ?
Toute religion a une tendance totalitaire : n’est-elle pas par essence LA Vérité révélée ? Même le communisme avait ce tropisme : « peut-on contester le soleil qui se lève ? » disait à peu près Staline pour convaincre que les lois de l’Histoire sont « scientifiques ». Qui récuse la vérité est non seulement dans l’erreur, mais dans l’obscurantisme, préférant rester dans le Mal plutôt que se vouer au Bien. Il est donc « inférieur », stupide, malade ; on peut l’emprisonner, en faire son esclave, le tuer. Ce n’est qu’une sorte de bête qui n’a pas l’intelligence divine pour comprendre. Toutes les religions, toutes les idéologies, ont cette tendance implacable – y compris les socialistes français qui se disent démocrates (ne parlons pas des marinistes qui récusent même la démocratie…). Les incroyants, les apostats, les hérétiques, on peut les « éradiquer ». Démocratiquement lorsqu’on est civil, par les armes lorsqu’on est fruste.
Le croyant étant « bête » parce qu’il croit aveuglément, comme poussé par un programme génétique analogue à celui de la fourmi, ne supporte pas qu’on prenne ses idoles à la légère. Toutes les croyances ne peuvent accepter qu’on se moque de leurs simagrées ou de leurs totems : la chose est trop sérieuse pour que le pouvoir fétiche soit ainsi sapé. C’est ainsi que Moïse va seul au sommet de la montagne et que nul ne peut entrevoir l’Arche d’alliance ou le saint des saints du temple, que Mahomet est-il le seul à entendre la Parole transmise par l’ange et que nul infidèle ne peut voir la Kaaba. Dans Le nom de la rose, dont Jean-Jacques Annaud a tiré un grand film, Umberto Ecco croque le portrait d’un moine fanatique, Jorge, qui tue quiconque voudrait simplement « lire » le traité du Rire qu’aurait écrit Aristote. Ce serait saper la religion catholique et le « sérieux » qu’on doit à Dieu… Les geôles de l’Inquisition maniaient le grand guignol avec leurs tentures noires, leurs juges masqués, leurs bourreaux cagoulés devant des feux rougeoyants. Pas question de rire ! Même devant Louis XIV (sire de « l’État c’est moi »), Molière devait être inventif pour montrer le ridicule des médecins, des précieuses ou des bourgeois, sans offusquer les Grands ni Sa Majesté elle-même.
Il ne faut pas croire que le rire soit le propre de l’homme ; ce serait plutôt le sérieux de la bêtise. Que font nos intellectuels tous les jours ?
C’est cependant « le rire » qui libère. Il permet la légèreté de la pensée, le doute salutaire, l’œil critique. Rire déstresse, rend joyeux autour de soi, éradique peurs et angoisses – ce pourquoi toute croyance hait le rire car son pouvoir ne tient que par la crainte. Se moquer n’est pas forcément mépriser, c’est montrer l’autre en miroir pour qu’il ne se prenne pas trop au sérieux. C’est ce qu’a voulu la Révolution française, en même temps que l’américaine, libérer les humains des contraintes de race, de religion, de caste, de famille et d’opinions. Promotion de l’individu, droits de chaque humain, libertés de penser, de dire, de faire, d’entreprendre. Dès qu’un pouvoir tend à s’imposer, il restreint ces libertés-là.
Est-ce que l’on tue pour cela ? Sans doute quand on n’a pas les mots pour le dire, ni les convictions suffisamment solides pour opposer des arguments. Petite bite a toujours un gros flingue, en substitution. Surtout lorsque l’on a été abreuvé de jeux vidéos et de décapitations sans contraintes sur Internet : tout cela devient normal, « naturel ». C’est à l’école que revient de dire ce qui se fait et ce qui ne se fait en société : nous ne sommes pas dans la jungle, il existe des règles – y compris pour la diffamation et le blasphème. Il est effarant d’entendre certains collégiens (et collégiennes) dire simplement « c’est de leur faute ». Donc on les tue, comme ça ? C’est normal de tuer parce qu’un autre vous a « traité » ? Est-ce ainsi que cela se passe dans les cours de récré ? Si oui, c’est très grave…
L’écartèlement entre les cultures, celle de la France qui les a partiellement rejetés, celle de l’Algérie qu’ils n’ont connue que par les parents et cousins, ont rendu les frères Kouachi incertains d’eux-mêmes, fragiles, prêts à tout pour être enfin quelqu’un, reconnus par un groupe, assurés d’une conviction. La secte est l’armure externe des mollusques sans squelette interne. Ils se sont créé des personnages de héros-martyrs faute d’êtres eux-mêmes des personnes.
Il ne faut pas croire que la multiculture enrichit forcément. Que font les politiciens pour établir les valeurs du vivre-ensemble sans les fermer sur l’extérieur ; pour faire respecter les lois de la République sans faiblesse ni « synthèse » ?
Comment faire pour « déradicaliser » les individus ? Une piste de réflexion intérieure, européenne et géopolitique. Lire surtout la seconde partie.