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Charles Morgan, Fontaine

La mode au début du XXe siècle était à la Pensée, la haute pensée néo-platonicienne, surtout lorsque l’on avait été élevé à lire le philosophe dans sa langue grecque originale. Rien d’étonnant à ce que les officiers, durant la Première guerre mondiale, aient tenu à conserver leurs habitudes de lecture et cherchent l’élévation de leur esprit. Ce « grand » roman d’amour part de la chair pour aboutir à la conscience émerveillée, par-delà la matière et le terrestre. Tout comme Platon prônait la voie philosophique en partant de la beauté immédiate des jeunes corps nus pour parvenir à la Beauté idéale, dans l’Absolu des Idées.

Trois personnages principaux dans cette aventure : Lewis Alison, officier marinier anglais fait prisonnier et assigné à résidence dans un château de Hollande, pays neutre ; Rupert von Narwitz, comte prussien grand blessé à la guerre ; et sa femme Julie, anglaise d’origine et ex-élève d’Alison en sa prime jeunesse. Le décor est froid, convenable, banal – hollandais. Un plat pays pour une platitude de pensée qui permet toutes les audaces des sens, des passions et de l’esprit.

Le roman expose en sept parties les étapes du cheminement de l’âme vers l’au-delà de l’amour, qui réunit le mari, la femme, l’amant, dans un nœud de relations qui les éprouve et les rend plus forts. Tout d’abord le fort, où Alison entreprend d’étudier le XVIIe siècle anglais pour en tirer un livre de réflexions. Ensuite le château de Hollande où il retrouve Julie, placée là par son mari pour la protéger de la guerre (et des Allemands puisqu’elle est d’origine anglaise). C’est ensuite la fuite, la tour, le lien, la fin – puis le commencement – car tout boucle.

Alison étudie, Julie tombe en amour, ils couchent ensemble, le mari gravement blessé revient, amputé du bras droit et le dos ravagé, les poumons atteints. Il mourra comme son pays au moment de l’Armistice inévitable en 1918 et de la fuite du Kaiser tandis que la révolution rouge gronde dans toutes les villes d’Allemagne.

Il y a coïncidence entre les grands événements de l’Histoire et ceux de la passion du trio dans la petite histoire. Le raisonnable anglais l’emporte sur l’idéalisme allemand, Julie étant le fusible par lequel passe les énergies, et qui est prêt de sauter. Mais chacun reste à une hauteur morale qui passera au-dessus de la tête de la plupart de nos contemporains, tout en accomplissant les gestes du plaisir que tous nos contemporains comprennent à loisir. Rien de bas, le drame est tout intérieur en chacun des trois.

Julie s’est mariée très jeune, pour quitter sa mère qu’elle exècre ; elle n’a jamais été amoureuse de Rupert, qui lui l’était d’elle, et le reste jusqu’au bout. Lewis avait de l’affection pour la fillette spontanée à qui il a donné des leçons en Angleterre lorsqu’elle avait 12 ans ; il la retrouve en femme et a le droit de l’aimer en adulte, ce qu’il ne manque pas de faire, mais sans s’empresser. Car Julie et lui se rencontrent et se nouent de façon naturelle, comme si cela avait été écrit de tout temps.

Alison cherche à se libérer de tout asservissement, mais les affaires le tiennent en Angleterre, la guerre le retient en Hollande, et l’amour qu’il éprouve le lie à Julie. « Il aspirait à se créer un sanctuaire que les tourments de l’existence journalière, les vents brûlants du désir, la crainte et l’ambition seraient impuissants à troubler » p.101.

Julie résiste à ce qui cherche à la contraindre : « Aucun scrupule de conscience, nulle crainte, nul désir d’observer la loi du mariage, ne lui avait dicté sa lettre, mais simplement la résistance intuitive à une invasion de son être » p.225. Ainsi récuse-t-elle dans un premier mouvement Lewis avant de succomber sous plus fort qu’elle.

Narwitz est triplement vaincu par le sort, en tant qu’Allemand prussien qui perd tous ses biens dans la guerre et ses traditions dans la révolution, la moitié de son corps par blessures multiples, et sa femme qui ne l’aime pas tout en le respectant. « Je songe à une aristocratie de l’humanité qui aurait la volonté et le courage de diriger, de fonder une tradition, et de la préserver » p.341, dit-il. « Nous nous forgeons des idoles : notre pays, notre foi, notre art ou notre bien-aimée, ce qui vous plaira, et nous déversons sur les genoux de l’idole toutes nos possessions spirituelles. Nous baptisons cela humilité ou amour. Tourguenieff dirait : sacrifice de soi. Nous refusons de nous agenouiller, si ce n’est devant des dieux créés par notre savoir, ou issus de nos rêves. Le vrai saint, le véritable philosophe, conclut Narwitz, sur un ton qui n’avait rien d’affirmatif, mais au contraire était plein d’un désir inassouvi, est celui qui peut s’agenouiller ans image devant lui, simplement parce qu’il se sait au second plan, et que agenouillement lui est moralement nécessaire » p.368. Ce qu’il accomplira en vivant sa Passion christique jusqu’au bout de la souffrance et du renoncement.

Les amants ne couchent plus ensemble dès qu’il revient et Alison trouve en Narwitz un maître spirituel. Ils sont amis. Chacun, au contact de l’autre, se trouve transformé. Ils voient en leurs différences comme au travers, une beauté absolue qui les appelle, un amour sublimé qui les transcende. « Rupert a pris sur moi le plus profond ascendant, dit Julie, et sur Lewis aussi. Ce que nous sommes à présent, nous le sommes par lui, et ce que nous deviendrons sera également son œuvre » p.388.

C’est comme un éveil bouddhiste, un émerveillement. « Ce que nous avons appelé jusqu’ici omniscience, il est préférable de l’envisager comme une infinie puissance d’émerveillement. Le savoir est une qualité statique, une pierre dans un torrent, mais l’émerveillement est ce torrent même » p.425.

Un amour qui rend supérieur, partant des sens pour élever l’âme de chacun des protagonistes, et Rupert qui, sur son lit de mort joint les mains de Julie et de Lewis pour qu’ils vivent meilleurs après lui.

Prix Hawthornden 1932

Charles Langbridge Morgan, Fontaine (Fountain), 1932, Livre de poche 1962, 499 pages, occasion €5,90

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Plaisantin Valentin

Aux temps païens, la fin de l’année romaine au 15 février était marquée par la fête des Lupercales, rite de purification et d’initiation à la fécondité qui permettait de passer le cap pour accueillir le printemps. Deux adolescents mâles vêtus seulement d’un pagne en peau, sortaient de la grotte de cérémonie, aspergés du sang du bouc jeté par le couteau du prêtre.

Ils couraient toute la ville, armés de fouets, afin de fustiger les jeunes femmes en mal d’enfants. Leur vigueur et leur belle apparence, leur énergie à faire courir le sang, était propice à engendrer des petits.

En 494, le pape Gélase a gelé cette coutume de fécondité trop peu chrétienne à ses yeux, car entachée de chair, ce péché suprême du chrétien. Valentin a été un martyr de la foi, médecin et prêtre romain mort en 295. Une église a été élevée sur sa tombe en 350, sur la voie Flaminia à Rome.

D’autres Valentins ont suivi dans l’histoire chrétienne, tous aussi saints, mais c’est ce Valentin-là qui a été érigé en patron des amoureux. Son nom vient du latin valens qui signifie valeureux, vigoureux, et il porte bien l’élan sexuel, déguisé sous le nom d’amour éthéré par les prudes prêtres.

Il est devenu patron des amoureux par hasard, dit-on, en raison d’une confusion au moyen âge. Sa fête au 14 février coïncide avec la période où les oiseaux, avant le réchauffement climatique, commencent à s’accoupler.

De l’amour bébé à l’amour ado, de l’amour mûr à l’amour mari, jusqu’à l’amour princier qui fait rêver les jeunes filles, célébrons Valentin, le saint plaisantin.

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Gustave Flaubert, Trois contes

Du moderne, du Moyen Âge et de l’Antiquité, voilà ce qui préside à l’ordre des trois contes voulu par Flaubert. Un cœur simple se passe de nos jours autour de Pont-L’Evêque, La légende de saint Julien l’Hospitalier dans un mythique Moyen Âge chrétien et Hérodias dans l’antiquité romaine aux tout débuts du christianisme, avec la tête de Iaokanann sur un plateau – nom hébreux de Jean-Baptiste dont Flaubert affectionnait les sonorités barbares.

J’ai étudié Un cœur simple en troisième et cela m’avait rebuté : pas d’histoire, un style plat, des personnages insignifiants. Je suis revenu de ce jugement sommaire une fois adulte et j’ai relu le conte plusieurs fois au fil des années. Il m’apparaît aujourd’hui comme l’une des plus belles proses de la langue française avec un style adapté aussi parfaitement que possible au personnage principal et à son bonheur sans histoire né du malheur populaire : « la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie », la fille de sa maîtresse à laquelle elle s’était attachée en nounou, chap.4 p.241 Pléiade. Car Félicité, la servante illettrée et inculte, est heureuse. De petits riens lui suffisent et sa vie se déroule presque sans heurts jusqu’à la fin. Les phrases sont balancées, le style rythmé comme un métronome. C’est que Félicité « semblait une femme de bois, fonctionnant d’une manière automatique », écrit l’auteur au chapitre 1 p.218. Seul son neveu, rencontré par hasard lors d’un périple à la côte avec sa maîtresse et ses deux enfants, vient lui montrer qu’il existe un autre monde que le sien.

Victor est en effet l’antithèse de Félicité. Jeune, il a dans les 10 ans en « petit mousse » lorsqu’elle le rencontre à Trouville et 14 ans lorsque son père l’emmène en cabotage, 15 ou 16 lorsqu’il part comme mousse sur un paquebot. Le garçon voyage, voit du pays, ramène des souvenirs à cette tante ancrée dans sa glèbe provinciale et affairée dans la maison. Garçon alors qu’elle est femme, vitalité sensuelle alors qu’elle se consume et se dessèche, grand large alors qu’elle est réduite à son canton normand – tout les oppose et tout les attire l’un vers l’autre. « Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert » chap.3 p.228. Victor part jusqu’à La Havane où il meurt de fièvre jaune en « pauvre gars » loin de tous. Félicité héritera du perroquet du sous-préfet devenu préfet et livré par son Nègre ; Loulou lui rappellera les pays exotique et Victor mort trop jeune. Le perroquet lui-même décédé, elle le fera empailler et poser dans sa chambre, au-dessus d’une gravure du Saint-Esprit avec lequel elle finira par le confondre. Cette façon païenne de voir Dieu n’est pas si sotte, parce que ce c’est bien l’Amour que Félicité adore ainsi, passant à la Platon du corps jeune du neveu à son cœur affectionné avant de concevoir l’abstrait de l’amour pur.

La légende de saint Julien l’Hospitalier est « une petite niaiserie », confie-t-il à George Sand, inspirée d’un vitrail de la cathédrale de Rouen. Après une enfance de tueur en série ponctuée de massacre d’animaux, à commencer par une petite souris sous l’autel même de l’église dont il jouit de la mort brutale, le jeune Julien, à qui l’on passe tout au motif qu’il serait prédestiné, se prend d’engouement pour la chasse où il tue tout ce qui se présente, dans une rage destructrice sans limites. Une soir de chasse sauvage, il descend le faon, la biche, puis le cerf qui, avant de tomber, le maudit et lui prédit qu’il tuera père et mère. Il s’en effraie et bannit la chasse, mais sa vitalité ne peut tenir et il part du château pour se faire mercenaire ; il massacre ainsi des hommes et finit par se tailler une réputation. Un seigneur prisonnier des Maures est délivré et lui donne sa fille. Julien se refuse toujours à chasser mais sa belle le convainc qu’il est de son rang de reprendre ce divertissement. Il se laisse aller à sa passion mais, un soir, de retour d’un carnage, il monte à sa chambre pour y retrouver son épouse ; il tâte un corps et touche de la barbe. Pris de fureur, croyant sa femme au lit avec un autre, il tue et la femme et l’amant. Sauf que c’étaient ses père et mère qui, le cherchant depuis des années, l’avaient enfin retrouvé et que sa femme faisait dormir pour les honorer dans son propre lit. Désespéré, Julien cède ses biens à son épouse et part sur les routes, en mendiant pour expier ce crime abominable ; il se fait passeur sur un fleuve et, un soir, un vieillard lépreux le hèle depuis l’autre rive. Il le passe non sans multiples dangers dans la tempête, l’abreuve, le nourrit, le chauffe, le couche, mais le lépreux affreux à voir, suintant et puant, lui demande de venir le réchauffer tout nu de son corps tout entier. Prêt à toutes les humiliations pour expier, y compris coucher avec un homme (petite ironie flaubertienne à l’encontre de la religion), Julien s’exécute – et se trouve transporté au ciel dans les parfums les plus doux. C’était Jésus venu le prendre pour enfin le sauver. C’est en effet un peu niais, mais joliment écrit.

Hérodias raconte le jour de l’anniversaire d’Hérode, le Tétrarque de Palestine, qui s’achève par la décapitation de Jean-Baptiste, le prophète véhément de la venue du Christ. Flaubert se plaît dans cet orientalisme de mythe et se vautre dans la luxure du temps, tout en savourant comme des sucres les mots barbares qui chantent sur sa langue. Hérodias est l’épouse d’Hérode après avoir épousé son frère, et mère de Salomé. Le Baptiste tonne contre cette infraction à la loi mosaïque et Hérodias veut sa mort tandis qu’Hérode tergiverse par peur des troubles populaires alors que les armées arabes menacent. Mais il est piégé par sa promesse à Salomé qui danse, de lui donner ce qu’elle veut. Ce sera la tête du Baptiste, qu’elle offre à sa mère sur un plateau.

Trois contes, trois saints, dont Félicité est la plus sympathique car la plus humaine. Il faut en retenir la première phrase, admirablement ciselée : « Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-L’évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité. »

Gustave Flaubert, Trois contes, 1877, Folio 2003, 224 pages, €2,70

Gustave Flaubert, Un coeur simple, 1877, Livre de poche 2€, 1994, 94 pages, €2.00

DVD Un coeur simple, Marion Laine, avec Sandrine Bonnaire, France Télévision 2008, 1h45, €64,35

Gustave Flaubert, Oeuvres complètes tome V – 1874-1880 (La tentation de saint Antoine, Trois contes, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues), Gallimard Pléiade, 2021, 1711 pages, €73,00

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Saint Foutin

Depuis longtemps saint Foutin me turlupine ; en ce jour de sainte Fleur, quel meilleur propos ? Il est attesté de la côte d’Azur à la Normandie, venu de Grèce et de Rome via Marseille. Ce saint original, au nom évocateur de sexe, est attesté dans la littérature dès le XIVe siècle sous la plume du poète Eustache Deschamps, et repris par Rabelais dans Gargantua, ravi de mettre « par saint Foutin ! » dans la gueule des Parisiens du temps. Mais il existait bien avant. A noter qu’une recherche « Foutin » sur Amazon renvoie par algorithme à « vous voulez dire futon ou Poutine »… Il existe aussi un Jordan Foutin dans le « corporate training », un entraînement dynamique à n’en pas douter, d’autant qu’il est comme le saint « events faciltator » : de quoi accoucher de beaux projets.

Le protestant Agrippa d’Aubigné, fils de juge et calviniste sans compromis, recensera le culte des seins pour s’en offusquer, en prude hypocrite. Il attestera du culte de saint Foutin dans le Var, l’Ardèche, l’Allier, le Bourbonnais et le Languedoc. Il y voit la persistance du culte de Priape, culte éminemment « païen » puisque sexuel. La chrétienté a en effet divorcé depuis les origines de tout plaisir de la chair, considérée comme impure et terrestre, au profit de l’Hâmour éthéré du divin et de l’au-delà. L’hérésie arienne, qui distingue le Père éternel et incréé du Fils temporel et créé, a pourtant été condamnée par l’Église. Quoique disent les cathos d’aujourd’hui qui tentent d’en faire accroire au nom du Cantique des cantiques qui célèbre l’amour charnel, autrement dit la baise ( « Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! » – on ne fait pas plus clair). Mais c’est dans l’Ancien testament… qui doit, selon le Dogme, être relu à la lumière du Nouveau !

Foutin, qui évoque celui qui fout (futuere en latin), viendrait de Foutinus, vieille divinité lyonnaise de la fertilité issue du latin Faustinus ou Faunus). Le vulgaire se fout de beau langage et Faustin est devenu Foutin, écrit Phoutin par les prétentieux ridicules. En langue d’oc, disent les linguistes, le p et le f sont interchangeables. Photinus, premier évêque de la ville, fut martyrisé par l’empereur philosophe romain Marc-Aurèle en 177 avec Blandine et une quarantaine d’autres sectaires chrétiens qui ne voulaient pas participer aux cérémonies civiques. De Photin, le peuple a fait Foutin.

L’Église s’est accommodée du culte, préférant christianiser ce qu’elle ne pouvait changer. Le culte au saint Prépuce de Jésus-Christ, Dieu fait homme, donc sexué, était un précédent. Grégoire de Tours a transcrit en Fotin le nom du martyr de Lyon dont le vrai nom lui violait la langue. On dit que la poussière issue de la raclure de son tombeau (rien de pire que la superstition !) était un remède réputé contre plusieurs maladies, dont l’impuissance sexuelle des mâles et l’incapacité à engendrer des femelles. A sa mort, Foutin était quand même dans sa neuvième décennie d’existence et sa puissance devait en être d’autant diminuée… A Lyon, dans l’église Saint-Nizier, Photin le saint a avait sa pierre de fécondité, la pierre à Foutin. On s’y frottait à plaisir.

A la mi-été, le reliquaire de saint Foutin descendait le Rhône en bateau pour répandre la semence de ses bienfaits sur tout son parcours. Dans la Manche, la saint Foutin était célébrée le dimanche suivant le 29 juin, fête de saint Pierre et saint Paul, les deux seins ou mamelles de l’Église. Les bombances qui suivaient étaient propices au plaisir, donc à engendrer tant et plus. Dans l’Eure, Foutin est assimilé à Ildéfonse, évêque de Tolède rappelé par le Seigneur en 667. Son nom prédestiné en langue française l’a probablement voué à foutre et défoncer les cons avides qui réclamaient l’enfant. Dans l’Orne, les mariées nouvelles devaient déposer un brin de leur toilette à saint Foutin pour être « heureuses en ménage », autrement dit avoir enfants, cuisine et remercier l’Église – tout leur rôle en ces temps tradi.

Ce qui n’empêcha pas Auxerre d’élever un culte à saint Foutin, attesté au XVIe siècle, ainsi que dans un couvent de Saône-et-Loire, dans la Nièvre, l’Allier, le Puy-de-Dôme, la Haute-Loire. Dans le Var, un phallus de cuir était attribué à l’organe du saint. En Ardèche, à Cives, les femmes devaient danser toutes nues autour de l’autel pour être exaucées ! On ne dit rien des hommes. S’ils l’avaient fait en compagnies des femmes, peut-être le saint aurait-il favorisé l’acte de foutre ainsi imploré ? L’Église aurait eu de plus nombreux petits crétins à évangéliser et cela aurait été tout bénéfice pour chacun. Même pour Dieu qui aurait eu plus de croyants et de serviteurs.

Mais, comme chacun sait (sauf les enfants de chœur), ses voies sont impénétrables.

Jacques Merceron, Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux, Seuil 2002, 1293 pages, €35,50

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Saint Biroutin

On n’en finit plus de recenser, dans la croyance populaire, ces noms de saints censés assurer la fertilité. C’est un vrai dictionnaire des seins qu’il faudrait au lieu des saints de Merceron. Saint Biroutin est attesté dans la Vienne, au village de La Macherie, où les femmes stériles viennent prier ou se frotter au « nez » d’une tête en pierre, substitut décent de la bite désirée. On dit aussi saint Birotin pour être plus avouable.

Un pèlerinage se déroulait dans le même département à L’Isle-Jourdain à saint Sylvain, nommé aussi saint Birottin (avec deux T pour augmenter sa puissance). Le saint aurait été jeté dans la Vienne où il aurait flotté jusqu’au pont et aurait été récupéré par une vieille. Le sylvain était un faune grec échappé du christianisme qui coïtait volontiers avec tout ce qui portait trou et était désirable : jeune fille ou jeune gars. Évidemment, pour la fertilité, mieux valait être fille, les garçons sont handicapés de ce côté.

Le nom du saint est dérivé de la biroute qui désigne le membre viril, probablement d’après biron, déformation de viron, la vrille. J’en connais qui s’appellent Biron – ils ne savent pas qu’ils sont du sexe.

Le mot biroute est connu à Paris dès la fin du XIXe, à en croire Alain Rey, le pape de la langue française et de ses origines. Une lecture passionnante à recommander. Les Poilus de la GG (grande guerre) dénommaient ainsi les ballons d’observation qui leurs rappelaient des couilles… Ils les nommaient biroutes, bites ou « couilles à Joffre ». Les ballons allemands ressemblaient plus à des saucisses, mais cela garde au fond le même sens. C’est vrai que, durant quatre ans, être frustré de femme engendrait des fantasmes applicables à tout objet.

Je n’ose donner une illustration pour cette note, sinon par un produit dérivé.

Jacques Merceron, Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux, Seuil, 2002, 1293 pages, €35,50

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Saint Transi

Il est dit dans le Dictionnaire qu’existe dans les Alpes de Haute-Provence un saint transi « célèbre dans toute la Provence ». Les mères à enfants chétifs les déposaient sur l’autel durant la célébration de la messe. Une fois la guérison obtenue (rpobablement par le saisissement du gamin en certaines circonstances), elles le mettaient nu et suspendaient un vêtement en ex-voto sur le mur.

A Notre-Dame de Ganagobie, célèbre pour son monastère aux mosaïques, l’église romane abrite une tribune de saint Transi.

Ce saint, qui n’a jamais existé dans le canon officiel, serait un avatar de saint Honorat, appelé aussi saint Transit par son voyage et sa conversion. Honorat, évêque d’Arles mort en 429, était un Gaulois païen. Beau jeune homme converti à l’austérité avec son frère, il se fit chrétien et partit pour la Terre sainte mais son frère meurt en route. Honorat est allé méditer sur l’île de Lérins infestée de serpents – donnée par l’évêque de Fréjus. Ils fuirent tous devant sa sainteté… Arles l’a réclamé comme évêque, symbole de la charité chrétienne sous forme humaine. Il est le plus connu des saints Honorat.

Le transi est celui qui passe – qui meurt. Être transi de froid signifie que la fin est proche. Le Moyen-Âge de la guerre de Centa ans en a fait des sculptures réalistes de morts nus ou en putréfaction, cadavre de chair opposé à l’âme immortelle. Horreur de la mort, la superstition populaire en a fait un saint propre à conjurer le sort mauvais, à invoquer dans les cas mortels.

A noter que saint Transi n’est pas le saint des trans. Mêmes chétifs et bizarres, leur « passage » n’est pas pour la mort mais pour l’image d’eux-mêmes. Rien de saint dans ce narcissisme d’époque post-moderne.

Jacques Merceron, Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux, Seuil, 2002, 1293 pages, €35,50

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Plifier, un saint pas comme les autres

Plifier est né Jean de Dieu dans une famille de petite noblesse du sud-ouest en 1632. Rendu sensible par saint Vincent de Paul à 19 ans lors de la guerre de Picardie, il suit les enseignements de Pierre de Bérulle adepte du Verbe incarné et d’Agnès de Langeac.

Le 28 mai 1652 lors du siège d’Étampes sous la Fronde, à 20 ans, il accompagne le jeune Louis XIV (14 ans) et le cardinal Mazarin au château du Mesnil-Cornuel (qui deviendra Mesnil-Voysin) au sud de Paris, sur les bords de la Juine. C’est dans la pièce d’eau de ce château qu’a été trouvé en 1845 le « dieu de Bouray », bronze de jeune nu assis en tailleur d’époque gallo-romaine et daté du 1er siècle, aujourd’hui au musée de Saint-Germain en Laye.

Soldat bâtisseur plutôt que moine soldat, Plifier connait et subit les prémices de l’Etat royal, absolutiste,; qui fera de la France le pays centralisé et autoritaire que l’on connait encore. Plifier est plus passionné d’harmonie que de symétrie, et de relations simples plutôt que hiérarchiques. « L’État, c’est moi », comme aurait dit le roy – repris plus tard par un tribun orgueilleux sous le terme « la République, c’est moi », choque son humanité. Il abhorre la bureaucratie, l’excès de procédures, la juridicisation de toutes choses. Il est pour simplifier tant que faire se peut.

Adepte de l’amour trinitaire, le Père qui donne, le Fils qui reçoit et le Saint-Esprit qui échange et transmet, il ne veut pas voir qu’une tête et se pose résolument contre la révocation de l’édit de Nantes. Ami de Vauban, le maréchal poliorcète (bâtisseur de forteresses), il le pousse à publier son mémoire de tolérance pour le retour des Huguenots en 1689. Il se met au service des pauvres à 35 ans avec la Congrégation de la Mission dite les Lazaristes – fondée par Vincent de Paul pour contrer la misère spirituelle et corporelle des plus démunis.

Bienveillant et ferme, déterminé et persévérant, il influence les grands et rend service à tous.
« Apprendre à aimer, c’est apprendre à donner et à recevoir, » dit-il volontiers. Sans ce simple amour, il faut tout compliquer.

Il encourage la spontanéité et la clarté dans les comportements, il est un adepte du sincère et de l’authentique plutôt que des complications. Il est contre la normalisation en excès et contre les bureaux où fonctionnent des irresponsables aveugles à tout sauf la règle.

Comme il a réalisé un miracle attesté, la survie d’un entrepreneur accablé par une multitude de procédures grâce à son intercession, il est béatifié en 1630 puis canonisé sous le pape Clément XII en 1737.

Il sera cité sous l’empire, qui bureaucratisait à outrance, par le maréchal Jean de Dieu Soult, duc de Dalmatie, dont j’ai eu l’honneur d’avoir pour ami un temps son dernier descendant. A Eylau, il donna à Murat ce conseil : « Joachim, tranche tout simplement les lignes russes ! » Et Bonaparte eut sa victoire.
Car la liberté passe par la responsabilité, c’est cela la simplicité.

Saint Plifier est invoqué encore aujourd’hui – et de plus en plus – pour résister aux normes proliférantes et à la multiplication des bureaux qui se sentent obligés de justifier leur existence par une profusion de règlements et d’édictions. « Simplifier pour amplifier et unifier n’a pas la même résonance que compliquer pour restreindre et diviser », dit un personnage avisé de notre temps qui l’a beaucoup prié.

Une gravure sauvée de l’incendie de sa bibliothèque et retrouvée au Mesnil-Voysin lors des travaux de restauration en 2012, puis un jeton de la Monnaie de Paris;, commémorent son souvenir et aident à l’invoquer. Saint Plifier fait partie de cette cohorte de saints oubliés mais utiles au quotidien comme Thèse, Thol, Cère, Gerie, Gulier, Gler (ou Glé), Pathie et Quantaine.

Saint Plifier, priez pour nous !

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Edward Morgan Forster, Quelle importance ?

Cinq délicieuses nouvelles pour pimenter la subversion épanouie. EM., l’un des apôtres de Cambridge (Cambridge Apostles) qui a vécu avec sa mère sa vie durant, avait un grand-père pasteur. C’est dire s’il connait sa morale victorienne sur le bout des doigts. Dans ces nouvelles, parues soigneusement après sa mort, il avoue son plaisir, le prendre où il vient, sans autre souci que l’autre.

Il met en scène avec humour les embarras des conventions sociales, le moralisme sourcilleux des rombières pondeuses délaissées ou des vierges folles de ne pas être désirées. Lui aime les garçons. Tombé amoureux fin 1916 d’un Egyptien de 17 ans (il en a 20 de plus), il règle son sort avec humour dans l’Autre bateau, la troisième nouvelle du recueil. Il s’invente en jeune Lion (Lionel) de 12 ans jouant sur le bateau de retour des Indes avec un Noix de cacao du même âge mais moricaud à n’en plus pouvoir. Il le retrouve dix ans plus tard alors qu’il cherche une cabine pour les Indes et le jeune homme le dépanne – dans sa propre cabine. L’athlétique imberbe lieutenant anglais est séduit par le sinueux gracile indien et ils font l’amour, avec passion, après un prime émoi jadis, lorsqu’ils étaient à peine adolescents. Mais c’en est trop pour le Surmoi social. Lion ne peut accepter le grand écart entre sa race, sa caste et sa virilité – et son penchant sexuel et affectif. Il va rompre, radicalement. Car seule la fin peut résoudre l’impossible.

La nouvelle première qui donne son titre à la publication française donne la morale de l’auteur : Quelle importance ? Dans un pays imaginaire d’Europe centrale, la Pottibakie, le président de la République est le docteur Schpiltz. Son chef de la police, le comte Waghaghren cherche à le compromettre pour prendre le pouvoir. Il lui lance pour cela dans les pattes son épouse alors qu’il jouit de sa maîtresse, puis un gendarme sportif de 18 ans pour qu’il le séduise. A chaque fois, tout est prévu pour que le président soit surpris tout nu. Mais, après tout, quelle importance ? Tirer un coup ne compte pas si le plaisir est partagé entre pairs consentants. Et si tout le monde veut le savoir ? Qu’il le sache.

Une autre nouvelle renvoie le plaisir au paganisme cultivé, celui d’avant l’emprise chrétienne sur la conduite sexuelle de tous et de chacun. L’Annexe classique met en scène un conservateur de musée municipal, à Bigglesmouth (Grande gueule). La culture anglaise valorise le classicisme grec et romain et tout musée, même de province, se doit d’avoir ses statues. Justement, les statuettes féminines de Tanagra semblent amochées ; elles se sont déplacées comme douées d’une vie propre. La feuille de vigne que les chiennes de garde pour la Vertu puritaine obligent la statue d’un athlète grandeur nature à porter se détache toute seule. Pire, « le nu s’était disjoint de son socle et s’apprêtait à l’écraser ». La nature se révolte ainsi contre la morale, le naturel gréco-romain de la pudeur socialement imposée par l’Eglise. Le conservateur s’enfuit en se signant, sans oublier de verrouiller la porte du musée. Il réfléchira chez lui à ce qu’il y a lieu de faire du surnaturel. Mais sa femme lui apprend que son fils Denis, 14 ans, est parti à sa rencontre avec « quasiment rien dessus à part son short de football ». Il a gagné le match et voulait l’annoncer à son papa. Le musée est fermé à clé… mais le gamin a fauché le double. Le conservateur en émoi se précipite au musée et entend « un bruit délicieux : un petit gloussement » puis des grognements, un fou rire. L’éphèbe et l’athlète se sont rencontrés. Le conservateur fait le signe de la Croix – et tout se fige. « Dans les années qui suivirent, un groupe hellénistique intitulé la Leçon de Lutte devint la grande attraction de Bigglesmouth. (…) Regardez donc comme le frère aîné a plaqué le petit à terre. Regardez donc comme le petit prend bien la chose ». Une chute exquise.

Le Torque oppose la vierge sainte imbue de son christianisme fanatique et Marcian, son jeune frère de 18 ans plus enclin à profiter des plaisirs de l’ici-bas. L’autoritaire femelle porte bien haut sa virginité inutile aux hommes et prie tandis que son cadet la protège des tentations des Goths qui envahissent le pays tout en faisant produire la ferme. Il subit des outrages à sa place et gagne un torque d’or – que la chaste revendique comme son dû. « Tout acte fécond et passionné était mal » – voilà la doctrine enseignée par les chrétiens. Il faut rester chaste, ne pécher en rien et s’abstenir de tout plaisir. Ainsi sera-t-on déclaré « saint » et gagnera-t-on le Ciel – s’il existe. Mais la sainteté n’est pas la santé, « elle sévère, ascétique, voilée ; lui exposé à tous les vents et à tous les soleils ». Marcian rit sous cape. Lui sait comment sa sœur est resté vierge, certes pas avec ses prières et sa foi godiche que Dieu la protège elle toute seule. Euric le Goth a aimé Marcian et son plaisir les a sauvés. Car le plaisir, pris dans la joie et la santé, quelle importance ? Il ne concerne que les relations privées.

Edward Morgan (dit E.M.) Forster, Quelle importance ? (Short Stories), 1947, 10-18 1998, 181 pages, €6.00

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Bernard Clavel, La lumière du lac

Ce roman est le pendant de lumière du précédent voué aux ténèbres, La saison des loups déjà chroniquée. Le personnage principal n’est plus Matthieu le chauffeur, pendu pour avoir choisi la soumission au lieu de la liberté, mais Bisontin, compagnon charpentier qui mène les fuyards de la Comté ravagée par la guerre et la peste vers l’asile du canton de Vaud. La forêt laisse place au lac, le catholicisme doloriste au christianisme généreux.

Mais une fois de plus surgit un personnage clé, une sorte de prophète du Bien comme dans le précédent tome. Ce n’est plus un prêtre jésuite qui incite à souffrir ici-bas pour se racheter au-delà mais un médecin conquérant prénommé Alexandre qui se rachète ici-bas pour avoir laissé mourir son fils par désir de fuite. Tous deux ont les mêmes yeux illuminés et la parole ensorceleuse ; tous deux captivent les foules et sont suivis dans leur mission ; tous deux meurent à la fin, rappelés au ciel comme on croit. Cette fois, il ne s’agit plus d’enterrer les morts mais de sauver les enfants qui sont la vie, l’avenir.

Nous sommes en hiver 1639 et la petite troupe de pionniers en chariots bâchés qui quitte la Comté arrive à Morges épuisée. Ils se sont battus contre le froid et la bise, ont perdu un chariot dans un virage à cause de la glace et deux hommes tandis qu’un autre est blessé. Ça gronde dans la troupe, portée par facilité à chercher un bouc émissaire aux malheurs qui frappent. Deux clans se forment, comme par hasard les paysans et les artisans. L’auteur se situe résolument du côté de ces derniers, plus évolués et moins attachés à la glèbe, ouverts sur le monde et sur l’esprit industrieux. Comme s’en rend compte le compagnon Bisontin, « ma patrie est mon métier » plus qu’une terre précise. Les paysans quittent les artisans et tout s’arrange.

Bisontin-la-Vertu, de son nom de compagnon charpentier, parvient à trouver du travail auprès d’un bourgeois de la ville qu’il connait déjà et qui l’apprécie. Ce n’était pas gagné car les Vaudois ferment les portes aux étrangers par crainte de la peste qu’ils apportent. La quarantaine est obligatoire dans un village abandonné à demi ruiné, puis dans une cabane d’une forêt à essarter où même petit-Jean, 7 ans, coupe des fagots. Le travail libère et chacun trouve à s’employer, justifiant sa pitance et sa présence.

Jusqu’à ce que le destin (la main de Dieu pour ceux qui croient) fasse retentir la nuit de cris d’enfants et d’aboiements rageurs de chien : dans l’hiver glacé, les loups ont faim. Ils attaquent des voyageurs en chariot bâché. Les forestiers se précipitent et mettent en fuite les cinq loups qui ont amoché le chien, mordu la jument et terrorisé les enfants. Alexandre Blondel est médecin et a recueilli des petits abandonnés dans les ruines de leurs villages incendiés, sous les cadavres de leurs parents morts. Il a aussi pris soin de Julie, fille de 16 ans qui en paraît 13, violée et reviolée par les soudards, et désormais enceinte d’on ne sait qui. Le guérisseur, éperdu de la perte de son petit David qu’il aurait pu sauver s’il avait cherché un peu plus dans les ruines de sa propre maison, se donne pour mission christique de sauver tous les enfants du monde.

Il va dès lors s’employer à faire passer les bébés et les éclopés vers le Vaud, embobiner la ville de Morges et ses échevins, faire adopter ses protégés par les mamans qui ont perdu un enfant. Il est fou, il est saint, c’est un sauveur qui donne du sens à la vie de la vieille fille Hortense comme du contrebandier Barberat, du sens à Marie et Bisontin, à Pierre et Julie. C’est poignant, dans la nature hostile, avec le ciel reflété dans le lac comme un regard de Dieu ici-bas. Nous sommes dans la tendresse humaine et un nouveau monde commence, à la lumière du lac.

Bernard Clavel, La lumière du lac – Les colonnes du ciel 2, 1977, Pocket 1997, €2.99

Bernard Clavel, Œuvres tome 4 – Les colonnes du ciel et autres écrits, Omnibus 2004, 1080 pages, €49.81

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L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski

Ivan est un enfant (prononcez à la française en laissant sonner le n à la fin). Il a 12 ans dans l’histoire, 13 ans au tournage, 15 ans à la sortie du film (Nikolai Bourlaiev) ; c’est un garçon blond au nez un peu épaté et au sourire tendre. Mais il sourit rarement car la guerre l’a souillé, marqué, détruit. La guerre, c’est l’invasion nazie, jamais anticipée par le Petit Père des Peuples au surnom d’acier qui se croyait rusé d’avoir signé un traité avec Hitler. La guerre, c’est la barbarie à l’état pur, les civils qu’on tue parce qu’ils gênent, pour rien. Ainsi Ivan voit-il sa mère abattue d’une balle et sa compagne de jeu disparue ; son père, garde-frontière, est tué sur le front.

Orphelin, frustré de son enfance finissante, le jeune garçon suit les partisans mais ceux-ci se font encercler ; il connait le camp, s’évade, est envoyé en internat soviétique où il s’ennuie et n’apprend rien d’utile, le quitte. Il se retrouve sur le front comme espion, sa petite taille lui permettant de passer sans être vu. Il est ici dans son élément, l’aventure scoute et le danger chers aux gamins de 12 ans. Ivan n’est pas un enfant dans la guerre mais la guerre au cœur même de l’enfance. Il n’a pour volonté que de se venger, une scène inouïe le montre dans la crypte d’une église qui sert de QG en train de jouer à la guerre tout seul, le poignard à la main, un manteau accroché lui servant de nazi qu’il veut… mais il s’effondre en larmes : il n’a que 12 ans et tuer est une affaire d’homme.

Le spectateur cueille le garçon trempé, boueux et glacé au sortir des marais lorsqu’il revient d’une mission de reconnaissance pour le colonel du régiment. Le lieutenant-chef Galtsev (Evgueni Jarikov) à qui un soldat l’amène ne le connait pas, se méfie de lui, réclame des ordres ; son supérieur n’est pas au courant. C’est l’insistance d’Ivan qui va lui faire contacter directement le colonel Griaznov, passant par-dessus les ordres et la hiérarchie. Car le gamin a du caractère et de la volonté, sa fragilité fait fondre les cœurs en même temps qu’admirer son courage.

Ivan a rapporté des informations sous la forme de graines, de brindilles et de feuilles dans sa poche ; elles lui servent à décompter les chars et les canons ennemis et il les replace sur le papier dans des cases correspondant à leurs emplacements. S’il est pris, rien d’écrit ; il peut passer pour un civil « innocent », même si nul n’est innocent dans la guerre.

Une fois sa mémoire vidée, son estomac rempli et son corps lavé et réchauffé, le lieutenant de 20 ans attendri par ce cadet de 12 qui pourrait être son petit frère, lui prête une chemise blanche d’adulte et le porte, déjà endormi d’épuisement, comme saint Christophe porta le Christ, sur le lit où il le borde. Ce guerrier qui commande trois cents hommes au front, qui a vu la mort et combattu, est touché par la grâce de cet ange guerrier, par sa volonté obstinée tirée par le patriotisme. L’adjoint au colonel, le capitaine Kholine (Valentin Zubkov) qui trouve le garçon au réveil le voit sauter dans ses bras et l’embrasser à la russe ; il l’adopterait bien, une fois la guerre finie.

Mais l’enfance détruite ne peut construire un adulte humain. Ivan n’est que haine et ressentiment envers l’ennemi. Ses rêves lumineux, où il revit la paix dans l’été continental au bord du fleuve, pieds nus et torse nu, tout de sensibilité, sont comme des cauchemars car ils lui rappellent sans cesse la fin terrible qu’ils ont connu : sa mère (Irma Tarkovskaïa) tuée d’une balle alors qu’il nageait tout nu au fond du puits (symbole de l’innocence et de l’harmonie avec la nature profonde du pays) ; la fille disparue avec qui il ramenait un chargement de pommes à donner aux chevaux, la pluie d’automne ruisselant sur leur torse et moulant leurs vêtements à leur peau (symbole de l’attachement à la nature et à leur patrie). Le bon sauvage dans la nature généreuse où le soleil caresse son corps, l’eau pure désaltère sa soif ou le douche et le sourire de sa mère comme une étoile, s’est transformé en barbare sauvage dans les marais bourbeux, haineux du genre inhumain et avide de vengeance.

Le colonel (Nikolaï Grinko) veut envoyer Ivan en école d’officier mais Ivan ne veut pas quitter le front. Il tient trop à « agir » pour ne plus penser à ses sensations blessées. Au lieu de l’été, c’est l’approche de l’hiver, au lieu de la lumière du bonheur les ténèbres du malheur ; au lieu d’aller quasi nu il se vêt de lourdes chaussures à lacets, chaussettes, pantalon, chemise et veste doublée, une chapka sur la tête ; au lieu de l’eau rafraichissante du puits, l’eau glacée des marécage hostiles ; au lieu du sourire lumineux de sa mère et de son eau qui est la vie (voda) la rude gnôle pour les hommes du capitaine (vodka) et la silhouette menaçante du nazi en patrouille, mitraillette à la main. Les nazis sont des caricatures de Dürer, des cavaliers de l’Apocalypse de Jean (prénom latin d’Ivan), dont le garçon a feuilleté les gravures dans un livre pris à l’ennemi. La monstruosité humaine n’est plus extérieure à lui, elle est en lui ; il ne reconnait même pas Goethe, allemand mais humaniste. Monstre, martyr et saint, Ivan accomplit toutes les étapes de la Passion car toute guerre rend l’enfant Christ, abandonné du Père.

Il veut rester au plus près de la conflagration qui l’a détruit vivant, être utile à ses camarades du front et venger les morts torturés qui ont inscrit leur nombre et leur destin sur les murs de la crypte (« nous sommes huit, de 8 à 19 ans, dans une heure ils nous fusillent, vengez-nous ») ; il veut être à nouveau un « fils » pour ceux qui le connaissent plutôt qu’un orphelin dans l’anonymat d’un internat, même militaire. Car ce n’est pas la guerre qu’il aime mais l’amour des autres, la relation humaine – qu’il ne pourra jamais connaître, comme cette scène en parallèle de Macha (Valentina Malyavina), lieutenant infirmière, draguée à la fois par le lieutenant-chef et par le capitaine. Au front, la mort fauche qui elle veut et surtout ceux auxquels vous vous attachez. Si le lieutenant-chef renvoie Macha à l’hôpital sur l’arrière, le caporal Katasonov (Stepan Krylov) qui aimait bien Ivan, est tué. Il ne faut pas que le gamin le sache et le capitaine lui déclare qu’il ne peut lui dire au revoir car il a été « convoqué immédiatement par le colonel ». La scène montre le regard paternel des deux parrains d’Ivan, capitaine et lieutenant-chef, lorsque le garçon se déshabille entièrement pour revêtir ses habits usés passe-partout de mission. Son dos nu d’enfant est marqué par une cicatrice de blessure, innocence ravagée, griffe du diable.

Ce sera la dernière tâche dit le colonel, bien décidé à le renvoyer à l’arrière, mais Ivan l’exige, cette action dangereuse d’éclaireur. Il n’a pas peur, ce qui montre combien il perd son humanité, mais il garde une sourde angoisse au ventre comme s’il était enceint du mal. Les « grands » faisant partie du peloton de reconnaissance se sont fait repérer et ont été pendus, placés en évidence avec un panneau en russe marqué « bienvenue ». Ivan, dans son orgueil de gamin intrépide croit que sa petite taille peut le faire passer entre les mailles du filet, ce ne serait pas la première fois. Le capitaine et le lieutenant le conduisent en barque au-delà du fleuve, parmi les marais, où Ivan se fond dans la nuit. On ne le reverra jamais. Dans les archives de Berlin, pillées après la victoire, son dossier montre au lieutenant-chef, seul survivant, qu’il a été pendu par un lien de fil de fer – ça fait plus mal et la mort est plus lente. Il a donné du fil à retordre aux nazis et ceux-ci lui ont tordu le fil autour du cou. Les ennemis ne voulaient pas de cela pour leurs propres enfants, ce pourquoi Goebbels a assassiné les siens, dont les cadavres sont montrés complaisamment, par vengeance, aux spectateurs.

Car Ivan est le prénom russe le plus répandu, l’enfant blond symbole de la patrie russe et de l’avenir soviétique, le garçon lambda bousillé par la guerre des méchants : les nazis allemands, les capitalistes de l’ouest, voire même le Diable de Dürer dans l’indifférence de Dieu (symbolisée par cette croix penchée et cette église détruite) – tous ceux qui veulent envahir ou dominer la république socialiste soviétique de l’avenir radieux.

Andreï Tarkovski avait 30 ans lorsque les autorités lui ont demandé de « finir » ce film mal commencé sur une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Il n’a eu droit qu’à la moitié du budget : les restes. Il a refait le scénario, changé les acteurs, constitué une autre équipe de jeunes comme lui, et accouché par bouts de ficelle d’un chef d’œuvre en noir et blanc de l’époque du Dégel post-stalinien. Khrouchtchev, dont on ne se souvient pas pour son intellect, n’a pas apprécié que l’on montre un enfant employé dans l’armée soviétique et le film est resté confidentiel en URSS. Mais cette histoire simple a explosé en Occident, Lion d’or à la Mostra de Venise à sa sortie en 1962.

Elle reste dure et belle, commence par un rire au passé et se termine par un rire éternel, l’enfance courant nue dans la nature. Elle conte comment le Mal gangrène le Bien et combien la guerre reste la pire des choses. Les pères reconnaîtront ce geste caractéristique des garçons de se caresser la poitrine par bonheur de la peau nue et du soleil câlin. Mais l’arbre mort qui dresse son tronc décharné vers le ciel vide rappelle, faut-il qu’il t’en souvienne, que si la joie venait toujours après la peine, si la nature et le naturel reprennent leurs droits, l’humanité est au fond d’elle-même prédatrice, monstre et sauvage, et qu’elle aime à détruire ou saccager les paysages, les corps et les âmes.

DVD L’enfance d’Ivan, Andreï Tarkovski, 1962, avec Nikolai Bourlaiev, Valentin Zubkov, Yevgeni Zharikov, Potemkine films 2011, 1h35, standard €18.99 blu-ray €19.99

DVD Andrei Tarkovski, intégrale Version restaurée (7 DVD), Potemkine films 2018, blu-Ray €78.34

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L’île de Pavel Lounguine

En 1942, un bateau nazi arraisonne une barge de charbon soviétique dans les eaux de Carélie, au-delà de la frontière nord de la Finlande. L’officier allemand, devant la lâcheté vile du jeune soutier russe Anatoli de 17 ans, lui tend un pistolet et lui ordonne de tuer son capitaine s’il veut être gracié en prouvant qu’il est un homme. Dans la panique, le garçon tire, le capitaine Tikhon passe par-dessus bord. La barge saute, elle ne servira pas aux chaudières de l’armée rouge.

Le tireur, projeté à l’eau, échoue sur une plage de rochers garnie de lichen blanc. Il est sauvé par des moines orthodoxes qui ont établi une église en bois et quelques baraques sur une île. Disparu au combat, ignoré des autorités, frappé du péché mortel d’avoir tué un chef et un camarade, Anatoli se condamne à expier en entretenant la chaudière qui assure une température douce dans l’église en pelletant à longueur de journée le charbon de sa barge détruite, échouée là. Trente-quatre ans après cette nuit de 1942, en 1976, il est Sisyphe, il n’est pas heureux.

Son salut dans l’éternel le tourmente et il prie Dieu. Malgré la révolution et le marxisme, la religion est le recours des faibles et d’un millénaire de croyance. Curieusement, Dieu l’exauce, lui qui n’est pas ordonné. Sa souffrance physique, morale et spirituelle lui permet une clairvoyance sur la souffrance des autres. Mais Anatoli éprouve la foi de celles et ceux qui viennent le consulter sur sa réputation de sainteté. A une fille perdue qui veut sa bénédiction pour avorter, il lui dit de garder le bébé et que ce sera un garçon tout mignon ; à celle qui pleure trente ans après son mari mort à la guerre, il lui révèle qu’il a refait sa vie en France et qu’il est malade, si elle l’aime autant qu’elle le déclare, qu’elle quitte tout, vende le cochon, et parte en France le rejoindre ; à une mère éplorée que son petit Vania ne puisse guérir de sa hanche gangrenée après une chute du toit de la grange mal soignée par les médecins soviétiques, il prie et fait prier le garçon, puis enjoint la mère de rester jusqu’au lendemain pour la communion – mais elle préfère son travail… Femme de peu de foi ! Anatoli enlève littéralement le gamin afin qu’il ne subisse pas le sort que sa trop peu aimante mère lui réserve !

Ramener le film à l’alliance du sabre et du goupillon sous Poutine, c’est le voir avec des yeux bigleux, un cœur desséché et un esprit étroit. Nul besoin d’être croyant pour sentir la profondeur de l’âme humaine, et ce n’est pas servir la laïcité que de refuser de voir et d’entendre ceux qui croient. Fol en Christ est l’enfant qui dit que le roi est nu, le bouffon qui renverse les convenances pour montrer la chair sous les falbalas. Dans L’ïle, la critique sociale du « peuple » est incisive, en même temps que celle des « autorités » qui sont censées s’occuper de tout et du bien des gens, mais qui traitent par-dessus la jambe le membre inférieur blessé d’un jeune garçon. Non, la vertu n’est pas la règle, mais l’égoïsme, le je-m’en-foutisme, le petit intérêt trop bien compris. Même chez les moines, Philarète attaché à ses bottes et à son édredon, Job imbu de sa fonction par sa jeunesse.

Anatoli est donc celui par qui le scandale arrive et les moines, s’ils ne peuvent pas le supporter, reconnaissent au fond d’eux qu’il remue leur paresse et fait éclater la foi sans rien demander en échange. Ils voudraient bien l’adoucir, le corrompre par une cellule propre, un cercueil en chêne, mais lui reste accroché à sa chaudière, celle par qui le péché est arrivé. Il dort sur le charbon, dans la semi-obscurité du feu qu’il entretient nuit et jour et qui lui rappelle constamment l’enfer auquel il s’est promis par son meurtre. Sa culpabilité nourrit son repentir.

Jusqu’à ce qu’un jour un amiral arrive sur l’île perdue en amenant sa fille, devenue « folle » après la disparition de son mari sous-marinier en mer de Barents. Encore une pique aux Soviétiques qui perdent trop volontiers des sous-marins, mal entretenus ou mal sauvés par la lenteur et l’impéritie de la bureaucratie maritime. Cet amiral a fait la guerre lui aussi. Anatoli exorcise sa fille par la prière – et entend le chœur des anges chanter dans l’allégresse : son péché lui est pardonné, Caïn n’a pas tué Abel, ce meurtre biblique que les moines ne savent pas lui expliquer. Car, dans la foi orthodoxe comme catholique, au-delà de l’Ancien testament, nul péché n’est assez grand pour n’être pas un jour remis. L’amiral est le Tikhon capitaine qui n’a été que blessé par le tir de l’adolescent Anatoli et qui a été sauvé. Dès lors, l’homme charbon peut devenir lumière, se laver le visage et se vêtir de blanc immaculé comme ces lichens qui tapissent l’île où il fut sauvé ; il peut cesser le combat incessant de la vie qui est souffrance ; il peut habiter son cercueil de planches, poli avec amour et vernis par les autres moines, en hommage du cœur à celui qui a secoué leur petite vie tranquille de fonctionnaires de Dieu.

C’est l’histoire d’une rédemption en analogie avec la condition humaine, sous les ors de la religion. Ce film intense brûle autant que le feu de chaudière car il montre que le noir péché du charbon peut se sublimer en flamme qui purifie et emporte vers la lumière. Les images sont grandioses dans le décor épuré des extrémités nordiques, et les acteurs puissants. L’harmonie de l’humain avec le monde se conquiert.

DVD L’île (Ostrov), Pavel Lounguine, 2006, avec Piotr Mamonov, Viktor Soukhoroukov, Dmitri Dioujev, Rezo films 2008, 1h52, €6.81

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Notre-Dame est l’inconscient français

Quand il fait beau, la façade de Notre-Dame de Paris resplendit de cet ocre un peu gris de pollution du calcaire parisien. Par contraste, l’intérieur apparaît bien sombre. Autant le bâtiment se dresse sur son île, fier et serein au soleil, autant l’intérieur paraît une caverne où rôdent les non-dits et les tabous de l’inconscient. Les vitraux clairs et les grandes rosaces ne suffisent pas à éclairer le ventre du bateau malgré ses 48 m de large et ses 35 m sous la voûte. La grand porte a même été ouverte pour assurer plus de lumière.

C’est que, si la nef a été bâtie durant le 13ème siècle optimiste, le décor intérieur date de la restauration fin 19ème, une époque à la fois rationaliste et mystique, à peine sortie de trois tourmentes révolutionnaires et de deux empires, à la démographie déclinante, victime de sa première grave défaite face à son voisin prussien, aspirant de tous ses pores à la stabilité et au conservatisme.

Les chapelles qui défilent de part et d’autre de la nef – il y en a 14 – sont un catalogue des bondieuseries dont raffolait la bourgeoisie bien-pensante des débuts de la République troisième. Dans les chapelles de droite, c’est le coin des hommes : un saint Pierre de bois, un saint François-Xavier se penchant pour baptiser un très jeune Annamite presque nu, un Monseigneur se pâmant devant la mort proche avec une belle maxime oratoire pour Chambre des députés, une peinture « gothique » à la Walter Scott pour saint Denis.

Les chapelles de gauche, côté portail de la Vierge, rassemblent les femmes : une sainte Clotilde, une Sainte-Enfance, une Vierge noire de la Guadalupe, une Vierge de Bonne-Grâce. Nous sommes presque en Amérique latine tant les particularités des dévotions se ramifient. A chacun son intercesseur, comme s’il n’existait pas de Dieu unique ou qu’il fallait une mère différente pour chacun. Le visiteur croyant fabrique sa petite mixture votive d’une bougie allumée, accompagnée ou non d’un « vœu », d’une prière vite murmurée ou d’un grand silence de contemplation, certains les yeux fermés. Il y a de la superstition et du théâtre dans ces dévotions-là.

Nous sommes loin de l’illumination mystique qui a saisi Paul Claudel en cette nuit de Noël 1886, à 18 ans, près « du deuxième pilier à l’entrée du chœur, à droite de la sacristie ». Tout près de la statue dite « de Notre-Dame de Paris ». Déchiré entre son lyrisme hormonal-poétique (il admirait Rimbaud) et « le bagne matérialiste » de son lycée où officiait Mallarmé, entre l’amour de la chair et l’amour de Dieu, il transposera cette crise morale et mystique dans Tête d’Or. Ne plus douter, ne plus avoir à décider, ne plus être responsable de son destin, quel soulagement !

Je respecte infiniment ces révélations intimes et la foi tranquille qu’elle génère par la suite. Mais je ne peux qu’observer qu’il s’agit d’une démission de l’existence ici et maintenant, d’une peur de la liberté et d’une angoisse du tragique, d’un déni de responsabilité pour équilibrer les contraires de la nature et de l’homme. Claudel : « Ô mon Dieu (…) je suis libre, délivrez-moi de la liberté ! » (2ème des cinq Grandes Odes). Il a envisagé un temps de recevoir le sacrement de l’Ordre pour devenir prêtre ou de se soumettre à la Règle monastique.

Je ne vois pas autre chose dans la France d’aujourd’hui, comme quoi le catholicisme est tellement ancré dans la culture française qu’il ne s’en distingue plus. La liberté « libérale » fait peur, entreprendre apparaît un calvaire, le grand large « mondial » angoisse, la responsabilité existentielle est trop lourde : « au secours l’État ! Que fait le gouvernement ? » La majeure partie des jeunes Français rêve d’être fonctionnaire, les partisans du « non » à l’Europe rêvent d’une mythique forteresse publique France, toute la gauche naïve s’est effondrée dans la démagogie unibversaliste plutôt que de se confronter aux autres Européens réels et aux problèmes concrets du quotidien, toute la droite se cherche dans un « gaullisme » qui s’affadit d’année en année.

La France est-elle ce pays « laïc » qu’elle revendique ? La laïcité ne nie pas la foi, elle la place à côté, dans l’ordre de l’intime ; le public se doit d’être neutre, rationnel, équilibré. Mais nombreux sont les Français imbibés de catholicisme sans le savoir, depuis les Révolutionnaires jusqu’aux derniers écolo-gauchistes. Les rationalistes de 1789 ont fait de Marianne le symbole de la République : Marie-Anne, le prénom de la Vierge et le prénom de sa mère accolés, quel beau pied de nez à ces « radicaux » qui ont coupé la tête de son représentant de droit divin sur terre – comme naguère les Juifs ont crucifié Jésus – mais n’ont pas remis en cause la décision de Louis XIII de placer son royaume sous la protection de la Vierge Marie ! Et qui ont des trémolos dans la voix aujourd’hui devant « la catastrophe » de Paris, s’appropriant Notre Drame.

Rappelons les lourdeurs d’Aragon à la gloire de Staline, pesantes et bien-pensantes. Rappelons aussi l’hystérie émotionnelle qui a suivi la mort du même Staline auprès de laquelle celle de Jean-Paul II a fait pâle figure. Rappelons encore l’adoration de Mao par les catho-progressistes du quartier Latin, le Grand Timonier terrassant l’hydre capitaliste tel saint Michel. Puis ce fut le Che Guevara christique des forêts boliviennes, écrivant chaque jour son évangile de bonne parole et crucifié torse nu sur la porte de bois où les militaires qui l’ont abattu l’ont placé pour la photo. Nous avons aujourd’hui l’invocation à Gaïa-Notre-Mère des écologistes mystiques qui se sont battu pour Notre-Dame des Landes, l’Enfer climatique qui menace de nous griller et la Vertu outragée comme le Christ, recyclée en gauchisme moral où la pose l’emporte sur l’idée.

Le recours à Dieu, comme à son substitut récent, l’Etat, est un refus de la concurrence, de l’émulation, de la comparaison, de la confrontation à l’autre ; un refus de sa propre culture, la culpabilité de son identité historique, un repli sur l’Absolu comme refuge – le Dieu sauveur à la fin des temps (qui sont proches depuis mille ans). La « démocratie » fatigue parce qu’elle est discussion publique où il faut débattre, vote citoyen où il faut convaincre, marché ouvert où il faut négocier et s’allier pour faire force. Comme tout cela épuise ceux qui voudraient simplement jouir ! Comme si leur niveau de vie était un acquis intangible, leur bonheur intime un droit immuable – et qu’il ne faudrait jamais faire effort, s’investir, prouver.

Toutes ces croyances soi-disant « progressistes » apparaissent comme les avatars du vieux culte catholique dans sa variante française, un peu gallican mais pas trop, révérencieux de la hiérarchie et des pompes du pouvoir, soucieux d’ordre et de statuts, recréant la monarchie et sa cour d’énarques ou de caciques de parti dans la République même. Les contradictions sont dans l’homme mais certaines cultures leur trouvent une tension positive ; pas la France, toujours portée à la scolastique et à l’abstraction théologique, que ce soit pour interpréter la Bible, les textes de Foucault ou Lacan, les actes de Sartre, les articles du projet européen, les mesures d’Emmanuel Macron ou le concours pour reconstruire ou non la flèche de Notre-Dame.

Devant les bondieuseries du ventre de Paris en sa cathédrale, ce sont ces réflexions qui me sont venues à l’esprit, du temps encore proche où l’on pouvait pénétrer à l’intérieur. Il faudra désormais attendre des années pour y revenir. Les platitudes de l’art sulpicien conformiste et bien-pensant qu’on y voit font peut-être rire les gens de gauche naïfs de notre temps. Ils se croient bien au-delà mais ils ne s’aperçoivent pas que leurs discours ressortent les mêmes platitudes de pensée et les mêmes arguties « subtiles » utilisées par la foi catholique décrites à Cluny au 11ème siècle par Dominique Iognat-Prat, Ordonner et exclure, et pour notre temps par Marc Lazar, Le communisme, une passion française. De biens beaux livres sur l’inconscient religieux français.

Seules, les rosaces élèvent un peu l’esprit. Elles sont des trous de lumière dans ce trou noir de la nef.

La rose nord est légèrement inclinée, les verres à dominante violette montrent de très haut des scènes de l’ancien Testament. Le violet est signe de l’attente du Messie.

La rose sud est droite dans ses bottes, plus sereine car elle évoque depuis 1270 le nouveau Testament au soleil rayonnant de l’extérieur qu’elle filtre de ses tesselles colorées.

La rose ouest de la façade a été refaite par Viollet-le-Duc fin 19ème et la Vierge y trône en majesté, entourée des Travaux, du Zodiaque, des Vices et des Vertus. Je n’y vois pas le capitalisme, ni le « service public » – serait-ce pour la prochaine restauration ?

Ces Français convertis par l’Europe au nationalisme-social sous la férule ordo libérale allemande savent-ils qu’Henry VI, roi d’Angleterre, a été couronné ici ? C’était il y a plus de cinq siècles, en 1430. L’Europe se formait déjà et malgré tout.

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Louis Gardel, Fort Saganne

louis gardel fort saganne

Voici un bon roman d’aventures qui se lit bien, sec et vif comme les arêtes des dunes, fort et dur comme la poudre qui claque. Un style d’aujourd’hui pour un récit d’hier. Une langue aussi rude que ce désert, aussi nue que ses hommes. Un pays dépouillé des scories occidentales. J’ai l’impression de lire du Kessel en moins littérateur. L’homme brut s’y révèle avec ses contradictions, ses forces et ses faiblesses, ses élans et ses démesures. Au Sahara on pouvait devenir héros, saint ou fou, c’est selon ; on ne pouvait rester cet homme moyen que produit en série l’Europe. Le climat fait craquer le vernis, comme se plaisait à dire mon capitaine instructeur au temps de l’école d’application.

Je crois que Louis Gardel avait à dire la fierté qu’il avait pour un ancêtre à lui, l’exaltation d’une époque où l’on pouvait rêver de grandeur sans être ridicule, une mission à laquelle on pouvait croire. Impérialiste et sûre d’elle-même – mais c’était l’époque ; elle est révolue mais ne la jugeons pas à l’aune de notre petite morale d’aujourd’hui.

Saganne n’est pas un militaire et tout l’intérêt de son personnage est dans ce décalage. Il est de cette trempe d’aventuriers qui ont endossé l’uniforme par infortune, pour les pays qu’il permettait de découvrir, pour les rôles humains qu’il permettait de remplir. L’inconnu des autres et de l’ailleurs plutôt que la routine des semblables et des métiers gris de métropole. Le désert adoré qui rend fou, l’âme brûlée. La résignation arabe, tout ce qui arrive arrive, s’il plaît à Dieu, Inch’Allah ! Les lieux sont vides et implacables, suscitant une philosophie de l’existence autre que dans les paysages variés et verdoyants d’Europe.

Le désert simplifie. Rien n’accroche le regard que l’étendue sans fin. A l’horizon même, la lumière fait mal. Rien ne retient la pensée qui va, librement, affolée de n’avoir rien à observer ni à moudre au début, plus calme et presque sage ensuite. La solitude permet d’aller au bout de soi. L’homme se contemple nu, débarrassé de ses masques, de ses déguisements moraux et de ses personnages. Nul n’est là – sauf Dieu – pour porter un regard qui juge ; la société est loin. On est seul, avec quelques compagnons semblables et le village arabe qui ne connait des valeurs que l’essentiel : le courage, la justice, l’honneur. Rien de trop.

Les passions sont plus vives dans les solitudes : amour, colère, désespoir, dérision, lutte à mort – aucun frein que soi, que l’idée que l’on a de soi-même. Les êtres sont si rares que les personnalités peuvent se dévoiler et prendre toute leur ampleur. Quel contraste avec ces tranchées de Verdun où pullulent les hommes ! Saganne, qui les connaîtra, pourra opposer deux mondes : celui de la personne et de la responsabilité, celui du nombre et de l’absurde. D’un côté le fort, de l’autre la tranchée, deux façons de voir le soldat – soit un homme, soit un pion ; deux façons de faire la guerre – soit avec courage et le sentiment d’être utile, soit avec indifférence car pour rien.

Fort Saganne a ce qu’il faut d’élan pour entraîner le lecteur derrière l’homme central du livre, avec cette lucide amertume qui est la vertu de nos années 1980. Coloniser est mal vu aujourd’hui, mais Gardel montre ce qui a pu être grand dans la colonisation : non pas le système mais les personnes. A l’inverse, les anciens combattants devraient être plus modestes : le Sahara révélait mieux les hommes que Verdun.

Louis Gardel, Fort Saganne, 1980, Points roman 2008, 395 pages, €7.60

DVD Fort Saganne d’Alain Corneau, avec Gérard Depardieu et Philippe Noiret, StudioCanal 2010, €13.00

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Perros-Guirec

Cette petite ville balnéaire de la côte nord de la Bretagne est célèbre depuis deux siècles pour son chaos de rochers en granit rose. Ses quelques sept ou huit mille habitants doublent à la belle saison, lorsque les familles et le troisième âge débarquent pour se promener, jouir du sable, grimper aux rochers, et déguster ses crustacés dans les innombrables restaurants de l’endroit. Le Sentier des douaniers court le long de la côte, sur les landes de Ploumanac’h. Perros vient du breton ‘penn’ qui veut dire cap, et de ‘roz’ qui veut dire colline vers la mer. Quant à Guirec, c’est un saint moine venu d’Angleterre évangéliser les Bretons en débarquant à Ploumanac’h.

La plage de Trestraou, pleine de soleil, permet de jouer le soir au casino ou de voir en saison les expositions au palais des congrès. On y embarque pour visiter les Sept-Îles, remplies d’oiseaux. C’est fou ce que ces fous de Bassan sont agiles, tandis que criaillent les goélands !

La plage battue des vents à Trestrignel a le charme sauvage des rochers encaissés, jusqu’à la pointe du Château. Mais c’est la plage de Saint-Guirec, au bourg de Ploumanac’h, qui intéresse le touriste. C’est là en effet, à l’orée de la promenade dans le chaos de rocs arrondis par les millénaires et les vagues, que s’élève l’oratoire au saint Guirec.

Mais ne contribuez pas à détruire un peu plus la statue de bois, œuvre du sculpteur Yves Hernot en 1904 et déjà restaurée en 1938 ! Une vieille coutume voulait en effet que les jeunes filles piquent une épingle dans le nez du saint : si elle tient, voici un bon présage de mariage.

Dans la ville, le bassin du Linkin est devenu une aire d’activités nautiques. Ce sont les scolaires qui en jouissent durant les mois de travail, et les touristes enfants durant l’été. On peut louer de petits bateaux pour naviguer sur cette mer miniature.

Non loin de là se dresse le musée de l’Histoire et des traditions de Basse-Bretagne, dans la bâtisse qui servait de Capitainerie du Port. Il a été inauguré en 1989 par Pierre-Jakez Hélias, auteur du ‘Cheval d’Orgueil’. Des moulages en cire rappellent surtout le temps de la Révolution, où les paysans et leurs seigneurs entendaient toujours croire en Dieu alors que la République laïque méprisait ce genre de superstition.

Mais c’était là le prétexte idéologique pour condamner ces « arriérés » bretons : la vraie raison était la levée en masse, décrétée depuis Paris sans aucune considération pour les paysans par des bourgeois oisifs ou des artisans des faubourgs ruinés. par la révolution. Les gens des campagnes n’ont pas accepté qu’on ignore leur avis car ils devaient planter, sarcler et récolter pour nourrir leur famille. Ce n’est certes pas « la République » qui allait donner à manger aux enfants ! La paroisse de Perros-Guirec, enclavée dans l’évêché de Tréguier faisait partie du doyenné de Lannion relevant de l’évêché de Dol – et c’était bien compliqué.

Mais la révolte prenait toutes les formes. Depuis la levée des fourches jusqu’aux actes de résistance des femmes ravitaillant les maquis d’ajoncs.

De l’obstiné parler breton jusqu’aux messes en pleine mer, données par les curés réfractaires.

Le visiteur curieux peut visiter aussi la maison du peintre Maurice Denis, nabi et impressionniste, voir le moulin de la Lande du Crac’h de 1727 en granit rose et qui tourne avec le vent, ou encore le parc des sculptures en granit entre la Clarté et Ploumanach. On sera même étonné de trouver ici une église Saint-Jacques, car la ville était (mais oui !) lieu de passage pour la route vers Compostelle. Elle drainait les pèlerins venus de Grande-Bretagne.

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Musée du loup au Cloître Saint-Thégonnec

Sous la IIIème République fut tué le dernier loup breton. Pierre Berrehar, du Cloître Saint-Thégonnec, en a touché la prime le 6 octobre 1884. Nous sommes à l’entrée des monts d’Arrée et ce territoire encore sauvage reste alors le dernier refuge des loups. Ceux-ci ont en effet besoin d’espace et de halliers où mettre bas. Le recul du bocage et l’extension des forestiers et des agriculteurs a chassé le loup peu à peu. Il a aujourd’hui disparu.

Le Cloître Saint-Thégonnec est le nom d’une commune qui n’a rien à voir avec celle de Saint-Thégonnec, à 25 km de là, célèbre pour son enclos paroissial. Isolée des circuits touristiques et de la voie rapide Rennes-Brest, le Cloître – 12 km au sud de Morlaix – a eu l’heureuse idée de consacrer au loup un musée.

Le prétexte en est que le dernier loup de Bretagne a fini là. La publicité de ce nouvel établissement est habilement faite, par des panneaux de signalisation sur le circuit des enclos et par des dépliants dans les offices de tourisme. Le musée est surtout conçu pour les enfants, mais les adultes apprendront beaucoup de choses, de quoi alimenter les veillées et les histoires raides, juste avant de dormir.

Tout commence avant l’entrée par des hurlements à vous donner froid dans le dos. Vous sentez vos poils se hérisser alors que les petits vous prennent la main.

Courageusement, vous vous avancez, jusqu’à rencontrer une toute jeune fille au fond d’un couloir sombre. Elle a les joues roses et le chaperon tiroir-caisse puisqu’elle vous soutire 3,50€ par tête. D’un ton ingénu, elle vous prévient qu’elle va bientôt passer « un film pour adulte » dans la salle du fond…Vous vous demandez si l’interprétation psychanalytique des contes de fée a quelque consistance, notamment le petit chaperon prépubère mais déjà rouge qui rencontre au lit le viril loup poilu « déguisé en grand-mère » – lorsque vous voilà poussés derrière un rideau noir.

A peine la suggestion vous vient-elle que, décidément, c’est le bordel, voilà la nuit profonde qui vous happe. Venus du dehors, où règne le grand soleil de la transparence démocratique, vous êtes plongés ensemble dans l’obscurité propre à tous les fantasmes et à toutes les suggestions. Inutile de dire que les petits ne vous lâchent pas. Malgré les 25° ambiants, les frêles épaules frissonnent au-dessus des débardeurs. Monte un hurlement alors que vous vous heurtez à un coude du couloir, tandis qu’apparaissent de petites paires d’yeux fendus qui luisent fixement dans la pénombre. Vous voilà mis dans l’ambiance.

Lorsque vous émergez de la chicane, un loup blanc fort connu projette une ombre gigantesque sur le mur. Il vous attend tranquillement, assis sur son train. Il a aiguisé ses crocs et ses griffes sont prêtes.

Un autre vous guette au tournant, babines ouvertes et crocs menaçants à votre hauteur, les oreilles en arrière comme font les carnivores quand ils vont vous sauter dessus. Les mômes seraient impressionnés si vous n’étiez pas là – mais seraient-ils venus d’eux-mêmes se fourrer dans la gueule du loup ?

Vous leur montrez que la bête ne bouge pas, qu’elle est froide et même empaillée ; vous leur faites toucher la fourrure rêche. Vous leur faites remarquer que les yeux fixes sont de verre, ils ne vous regardent plus quand vous n’êtes plus dans l’axe. Adulte, vous pensez quand même que voilà une parfaite machine à tuer, 50 kg de muscles velus entraînés au marathon, enrichis d’une mâchoire à fracasser un fémur et qui a faim de viande saignante à raison de 10 kg par jour. Un panneau explicatif vous fournit obligeamment ces quelques renseignements.

Il ajoute, on le saurait depuis La Fontaine si l’E.NAtionale faisait encore réciter quoi que ce soit, que le cerveau du loup est d’un tiers plus gros que celui d’un chien. Nettement plus rusé, chassant en meute, obéissant à sa hiérarchie, le loup est proche de la bête humaine : ne dit-on pas que l’homme est un loup pour l’homme ? C’est un samouraï, un commando, un fasciste, pas comme ce con de chien démocratique qui geint dès qu’on le regarde fixement et recule cauteleusement, la queue entre les jambes, avant de vous aboyer après, mais de loin et quand vous êtes passés.

Le loup vous reconnaît pour dangereux même à dix ans et, avec raison, se méfie des hommes. Un panneau raconte l’histoire de ce petit berger qui en fit fuir un. L’animal préfère se cacher et ce n’est que dans les grandes étendues, lorsque le froid a chassé toute proie vivante, qu’il s’attaque aux troïkas russes ou aux petites filles des histoires de notre enfance. La « bête » du Gévaudan elle-même serait peut-être moins un loup qu’un homme, tueur en série avide de viols et de sang des très jeunes gens. Mais à toujours crier au loup… qui vous croira ?

Les salles se succèdent, éclairées de façon théâtrale du plus sombre au plus clair à mesure que vous avancez. L’irrationnel d’abord, le rationnel à la fin, la progression est savamment menée. Vous passez du physique de la bête aux mœurs évoluées du loup, de ses prédations aux légendes des hommes – déformées et amplifiées. On le dit issu du Diable, évidemment, alors que Dieu, sensé être à l’origine de toute la Création, n’aurait fait que le chien… S’il est diabolique, alors il tente l’homme, surtout le mâle, l’incitant à se transformer en garou (sexuel et violent, au contraire des Commandements d’église). Le garou serait la prononciation gauloise de vere ou vir, l’homme, dans l’expression germanique ‘verewolf’, homme-loup.

Ce n’est pas très difficile de sombrer, à lire un « avis » placardé ici : « Si vous vous sentez tout drôle un soir de pleine lune ; si vous êtes restés sept ans sans vous confesser ou mettre les doigts dans un bénitier ; si vous êtes épuisé le matin… Vous êtes probablement un loup-garou ! » Le film pour adulte vous donne plus de détails. Un ethnologue insiste : pour devenir garou, semblable au loup, il fallait se dé-civiliser, se dépouiller de son humanité en enlevant ses vêtements pour se rouler tout nu, la nuit, au bord de certaines mares ou dans des feuilles mortes. Cela vous lavait de l’homme et faisait resurgir vos instincts profonds de bête, de prédateur carnassier que notre espèce a été durant des centaines de milliers d’années. A voir jouer et se battre les petits enfants l’été, presque nus dans le sable ou la boue, heureux sous la pluie ou le ventre dans l’herbe, vous vous dites que peut-être le mythe du loup-garou n’est pas si bête. Il ne serait que la tentation qui vient de balancer toute raison…

Le musée expose des images, mais use de beaucoup de mots pour apprivoiser le loup. Lorsqu’on en rencontrait un, il fallait citer de mémoire l’invocation à un saint – manière de faire entrer dans les crânes obtus les bienfaits de l’éducation. Saint Hervé était réputé pour avoir apaisé le loup – manière pour l’Eglise de profiter de la peur pour assurer son emprise. On parle aussi de saint Ronan, mais en rapport avec la lune du loup qui vient des légendes celtes (il la bouffait au 372ème mois pour que le cycle soit pur). Cependant, les paysans madrés savaient que la « danse des sabots » était plus efficace que les incantations : enlever ses sabots et les frapper l’un contre l’autre rendait prudent le loup, de même que brandir un bâton ou une fourche.

Vous avancez dans le musée, voici la cheminée sous laquelle vous pouvez entendre l’histoire du petit chaperon rouge, lue par un adulte ou en bande dessinée sous le manteau.

La salle suivante, bien éclairée, fait jouer avec le loup petits et moyens par des objets à soulever, des trous où mettre l’œil, des vitrines de peluches. Les parents iront voir, pendant ce temps, la salle attenante consacrée aux peintures et sculptures temporaires en rapport avec le loup. Un dernier endroit, peint en sombre pour lâcher l’imagination, laisse des livres d’images à portée des loupiots. Vous êtes juste avant la boutique, tenue par la même jeune fille aux joues roses, qui vous vend les désirs repérés : les livres d’enfants y tiennent la meilleure place.

Comptez-les biens, vos petits, peut-être le loup vous en a-t-il pris un ? Qui le saura avant de revoir le soleil ?

Un manque choquant dans ce musée : les louveteaux, ci-dessous croqués par Pierre Joubert. Si l’on peut laisser de côté loubards de banlieue et Loups gris turcs, la laïcité n’exige pas d’ignorer de façon aussi flagrante un fait social aussi important que le scoutisme, fût-il à l’origine religieux. Alors que toutes les marchandises de la religion Disney sont en vitrine et dans les livres proposés.

Musée du loup, 1, rue du calvaire, 29410 Le Cloître Saint-Thégonnec, 02 98 79 73 45

Ouvert tous les jours de 14 heures à 18 heures en juillet et août et toute l’année sur réservation pour les groupes (20 personnes). Tarifs : adultes : 3,50€, enfants 7 à 12 ans : 2,50€, enfants – de 7 ans : gratuit.

Site : http://www.museeduloup.fr/

Animations estivales 2012 :

  • Exposition Le petit conte rouge, du 1er juillet au 31 Octobre
  • Loup gris et paysage en Monts d’Arrée, les vendredi 6, 13, 20 et 27 juillet : Après une visite guidée au musée du loup le matin, un guide nature de Bretagne Vivante-SEPNB, vous fera découvrir les landes du Cragou l’après-midi, réserve naturelle régionale entre steppe et savane, riche d’une flore et d’une faune exceptionnelles et ensorcelantes…. Réservation obligatoire : 02.98.79.73.45
  • Les nuits du Loup, les 18 juillet et 8 août : Partez sur les traces du loup… visite libre du musée à partir de 21h, puis balade nocturne dans la réserve naturelle régionale des Landes du Cragou en compagnie d’un guide nature. A partir de 6 ans. Réservation obligatoire : 02.98.79.73.45
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Saint Mélar de Bretagne

Le Trégor célèbre un curieux saint catholique, qui n’est pas référencé dans le dictionnaire hagiographique des Bénédictins de Ramsgate (Brepols 1991). Sans doute a-t-il été radié par l’Église pour absence de preuves de sainteté. Mélar est un prénom qui ne se donne guère et pourtant, l’histoire du personnage vaut d’être contée.

Gauguin a peint un gamin breton qui aurait pu être Mélar.

Il faut faire la part des superstitions et de la propension à tisser des légendes sur des faits anodins. Les curés et moines du temps adoraient embellir les victimes des païens pour exalter la gloire de ce trou noir de la foi qu’ils appellent ‘Dieu’. Car Dieu est le recours, l’Inconnaissable et l’Infini, mais qui n’intervient jamais – sauf quand les pauvres humains lui prêtent des intentions… une fois la chose produite. Mélar, qu’on a déclaré « saint » parce qu’il n’était que victime, a sa crypte du VIe siècle dans l’église de Guimaec (20 cts pour éclairer l’endroit).

Son oncle fait couper à Mélar, 7 ans, poignet droit et pied gauche

L’histoire veut qu’il ait été héritier du comte de Cornouaille, poste convoité par son oncle Rivod. L’odieux frère de son père – après l’avoir assassiné – a donc voulu rendre le gamin inapte à sa fonction. Pour cela, il lui a fait couper tout simplement à sept ans le poignet droit et le pied gauche. Plus d’épée ni de monte à cheval : comment être digne d’un comte ? Mais l’enfant grandit en sagesse – évidemment en monastère – et compense ses handicaps par des prothèses qu’on dit d’argent. Sept ans plus tard, durée symbolique en même temps que maturation pubertaire nécessaire à le rendre héritier, il devient populaire, comme tout persécuté qui relève la tête. Rivod est donc obligé de le faire égorger…

Mélar compense son handicap par des prothèses d’argent

Pour cela, il soudoie le gouverneur du gamin, Kerialtan l’homme nourricier en qui le jeune Mélar avait le plus confiance, comme en son fils qui a son âge. Rivod lui promet en don tout ce qu’il pourra apercevoir du haut du mont Frugy, à Quimper. L’histoire ne dit pas s’il y a souvent du brouillard, mais ce n’est pas impossible : l’oncle est avare et rusé. Son épouse conseille à Kérialtan de mieux négocier. Durant ce temps, elle en profite pour s’enfuir avec Mélar et se placer sous la protection du comte Commor, dont le château est à Lanmeur. Commor est marié avec la tante paternelle de Mélar.

Mélar découvre le poison

Mais Kérialtan et Justan son fils rejoignent le jeune prince, qui est heureux de les revoir. Ce qui ne l’empêchent pas de tenter de l’empoisonner, mais là – ô miracle ! – d’un simple signe de croix le jeune homme reconnaît le poison. Les deux compères, dont l’un a 14 ans, sont donc obligés de l’égorger puis de lui couper la tête comme preuve. Il est désormais inscrit sur l’église de Guimaec que « le crime eut lieu dans une auberge située à l’emplacement actuel du Crédit Mutuel »… Sic transit gloria mundi.

Mélar, 14 ans, décapité par Kérialtan, son copain du même âge

Hâte ou hasard, dont on veut voir la providence divine, Justan l’ado se tue en tombant du château d’où il s’enfuit. Kérialtan a soif et le petit martyr lui fait naître une source, dit-on. Rivod lui donne ce qu’il a promis mais Dieu est décidément au théâtre, deus ex machina, et sur le champ le foudroie. Trop beau pour être vrai, n’est-ce pas ?

Saint Mélar portant sa tête

Mais ce n’est pas tout. Le corps sans tête de l’adolescent doit être inhumé mais, à chaque fois, il s’échappe. Ce n’est qu’en laissant libres les bœufs qui conduisent son sarcophage que le saint « choisit » un lieu, au-dessus duquel on élève une église. Manque encore la tête et la superstition s’en mêle, on se croirait au fin fond du Tibet : après querelles et années, les chefs politiques et religieux des deux comtés voisins (celui de Commor et celui de Rivod) se rencontrent avec les restes de Mélar sur la frontière. Après un jeûne de trois, jours, ne voilà-t-il pas que, sous le regard de l’assemblée en prières, la tête vient toute seule rejoindre le corps décomposé !

Crypte de Mélar sous l’église de Guimaec

Cela suffit-il pour faire un saint ? Que nenni, si l’on en croit le droit canon. Il y faut des miracles plus consistants. Se contenter de subir, même avec la foi, ne suffit pas. Même si le père Méliau était fort croyant et avait élevé son fils dans la croyance en Dieu. Quant aux événements extraordinaires, ils ne sont pas prouvés : une foule voit toujours ce que la majorité croit avoir vu.

Exit donc saint Mélar du calendrier et du dictionnaire officiel. Dommage, c’était une belle histoire. Il reste quand même une église à lui consacrée et quelques bois gravés de sa légende.

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Le Clézio, Gens des nuages

Autant L’Africain était retour à l’enfance de Jean, Marie, Gustave, autant ‘Gens des nuages’ remonte aux origines familiales de sa femme, Jemia. Ce livre de voyage, paru initialement chez Stock, est le « compte-rendu d’un retour aux origines ». L’auteur a épousé une fille du désert, descendante de ces ‘gens des nuages’ qui cherchent l’eau pour leurs troupeaux, quelque part dans l’extrême sud marocain. Le voyage du couple est un périple à remonter le temps : d’abord celui de la tribu des Ouled Khalifa, d’où vient Jemia ; ensuite celui des origines de la civilisation, dans cette vallée saharienne où l’eau et le vent ont formé un creuset de rencontres humaines.

Les étapes initiatiques de ce petit livre de 150 pages, illustré de 16 photos couleur des lieux qui donnent vie au texte et supportent l’imagination, sont un délice pour qui aime les voyages mais préfère rester au coin de sa cheminée, un chat sur les genoux et un verre à proximité. Cela commence par un passage, celui du Draa, pour culminer au Tombeau du saint, créateur de tribus, avant de se poursuivre jusqu’à la Voie – celle de l’éternité. Six chapitres précédés d’un prologue et suivis d’un épilogue, six étapes d’un approfondissement de soi.

« Il n’y a pas de plus grande émotion que d’entrer dans le désert » p.37 L’auteur en a écrit tout un livre, qui l’a rendu accessoirement célèbre, dans les années 80. Il s’est inspiré de l’histoire de sa femme, des légendes racontées par la grand-mère, des récits des voyageurs français, espagnols et anglais du temps. C’est par le plateau de Gadda, dans l’ex Rio de Oro au sud du Maroc, que le couple pénètre le désert « sans fin, monotone, presque sépulcral, d’une beauté hors de la mesure humaine » p.38. L’impression est d’être « près du socle du monde », au ras de la roche ferrique qui forme le cœur de la planète, envahi sans limites par la lumière du soleil.

Le socle est aussi la matrice : « les grandes civilisations qui ont éclairé le monde ne sont pas nées au paradis. Elles sont apparues dans les régions les plus inhospitalières de la planète, sous les climats les plus difficiles (…) Ce ne sont donc pas les hommes qui ont inventé ces civilisations. Ce sont plutôt les lieux, comme si, par l’adversité, ils obligeaient ces créatures fragiles et facilement effrayées à construire leurs demeures » p.56. La Saguia el Hamra est l’un de ces lieux, « une coupure dans le désert ». L’auteur rêvait enfant sur les livres d’aventure, de la fiction d’H.G. Wells aux récits de René Caillé et aux reportages du ‘Journal des voyages’. « Quand il avait treize ans, à la suite d’un voyage au Maroc, encore sous protectorat français [probablement en 1961], il avait écrit une sorte de roman d’aventures dans lequel un cheikh vêtu de blanc, venu du désert, se battait farouchement contre les Français et, vaincu par le nombre, retournait vers le Sud, vers un pays mystérieux où s’étaient regroupés les nomades insoumis. Ce pays était la Saguia el Hamra, le dernier lieu inaccessible… » p.58 Jean, Marie, Gustave parle de lui à 13 ans à la troisième personne. Il avait déjà en prototype, à cet âge pubertaire, le roman de son succès, la prescience de sa seconde épouse. « Il se pourrait que le devenir des hommes, fait d’injustice et de violence, ait moins de réalité que la mémoire des lieux, sculptée par l’eau et par le vent » p.69.

Le moment culminant du périple est le tombeau de Sidi Ahmed el Aroussi entouré des sept Saints. Sidi Ahmed fédéra les nomades pour en faire un peuple d’équilibre vivant de peu, « entre la parole divine et la justice humaine. Et l’amour de l’eau et de l’espace, le goût du mouvement, le culte de l’amitié, l’honneur et la générosité. N’ayant pour seuls biens que leurs troupeaux » p.74 Un idéal d’homme leclézien. « La seule réussite des Arabes fut de donner une cohérence mystique à des peuples entre lesquels le fabuleux était l’unique ciment » p.72 C’est de la lumière du soleil et des étoiles que vient la force, c’est du désert que vient la sobriété, l’obstination, la patience, « apprendre à vaincre sa peur, sa douleur, son égoïsme » p.95 « Mais ce sont les yeux des enfants qui sont les vrais trésors du désert. Des yeux brillants, clairs comme l’ambre, ou couleur d’anthracite dans des visages de cuivre sombre. Éclatants aussi leurs sourires, avec ces incisives hautes, une denture capable de déchirer la chair coriace accrochée aux os des vieilles chèvres » p.97 Une beauté de diamant, une joie de source, une opiniâtreté à la mesure de la vitalité exigée du désert : Le Clézio raccourcit en une phrase toute l’admiration qu’il a pour cet animal humain en sa force première.

Il retrouve en cela l’élan des philosophes des Lumières, qui pensaient retrouver le socle humain dans le Sauvage, que la sentimentalité du temps croyait « bon ». Et cela à la suite de Tacite, qui voyait dans les Germains des forêts outre-Rhin ces humains vigoureux et sains qui donnaient un exemple moral aux Romains de la décadence. Après les Grecs, qui définissaient leur idéal d’homme par rapport aux borborygmes et à l’efféminé des « barbares ». « Les femmes du Sahara donnent tout. Elles transmettent aux enfants la leçon du désert, qui n’admet pas l’irrespect ni l’anarchie ; mais la fidélité au lieu, la magie, les prières, les soins, l’endurance, l’échange » p.104. Le Clézio se veut de ce genre d’homme, socle de l’humaine humanité au-delà des ethnies. Ce pour quoi il touche à l’universel.

Tbeïla, le Rocher secret perdu dans le désert, est un lieu de légende pieuse. « C’est ici que Sidi Ahmed el Aroussi a touché terre après avoir été transporté dans les airs depuis Tunis, ou Marrakech, par un génie » p.114 Le lieu est de pèlerinage, un monument naturel incongru au milieu de la plaine. « Quand on arrive au sommet du Rocher, il s’agit bien d’une émergence. Tout d’un coup, on est frappé par le vent et la lumière, suffoqué, aveuglé comme un oiseau sorti d’une grotte » p.122 L’auteur parle bien de cet éblouissement des sens qui prépare à la foi. « Ici, nous avons tout à apprendre » p.126. La vie même de Sidi Ahmed est celle d’un proche de Dieu, maître du soufisme. « Ce n’est pas par les armes que les maîtres soufis luttent contre le mal, c’est par la puissance de leur verbe, par l’exemple de leur pureté, par la force de leur sacrifice » p.139 Le Clézio retrouve au désert la nudité et le silence « où, parce qu’il n’y a rien qui vienne troubler les sens, l’homme peut se sentir plus près de Dieu (comme le sera Charles de Foucauld dans le Hoggar) » p.139. Je l’ai ressenti aussi, face aux rocs rouges de l’Assekrem.

D’où cette leçon tirée du voyage : « Ce qui caractérise la vie des nomades, ce n’est pas la dureté ni le dénuement, mais l’harmonie. C’est leur connaissance et leur maîtrise de la terre qui les porte, c’est-à-dire l’estimation exacte de leur propres limites » p.147. Toute une morale pour les Occidentaux humanistes et vaguement écologistes qui veulent changer le monde. Un idéal parfois bien mal incarné, mais chez Le Clézio une belle leçon d’observation humaine !

Un petit livre à lire en complément de ‘Désert’, si vous avez aimé.

Le Clézio, J.M.G. & Jemia, Gens des nuages, photographies de Bruno Barbey, 1997, Folio 2008, 151 pages, 5.7€

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Nietzsche, Prologue de Zarathoustra

Nous sommes en 1883. Le Prologue en dix paragraphes présente l’œuvre, faite de quatre parties. Zarathoustra est parti sur la montagne à 30 ans, âge où la fougue juvénile commence à se calmer et qui éprouve le besoin de méditer. A 40 ans, il redescend, homme mûr, au midi de son âge et de sa pensée. Il ressent le besoin de donner comme « une coupe qui veut déborder ».

Ce n’est pas un hasard, le bouddhisme commençait d’être connu et ses textes traduits en allemand vers le milieu du 19ème siècle : Zarathoustra agit comme Bouddha – être humain qui s’est changé lui-même et non pas « dieu » advenu tout armé pour commander aux hommes. Il revient vers ses frères comme un bodhisattva – un saint homme qui préfère donner aux autres par générosité plutôt qu’entrer de suite dans le nirvana, ce grand Tout où l’individualité s’abolit. Dès lors, Zarathoustra commence son « déclin ». Car tout ce qui n’avance plus recule, tout ce qui donne se retranche.

Mais tel est le destin de l’homme : d’être détruit pour être surmonté. Ainsi les enfants poussent les parents dans la tombe – et c’est bien ainsi. C’est le tragique de l’existence que le « sur » homme doit accepter plutôt que de se consoler dans les illusions religieuses. Ce oui à la vie née d’eux, les parents s’en font joie ; leur mort inéluctable pour laisser la place, ils la désirent parce que, sans elle, les enfants ne seraient pas. Et leur amour est assez grand pour s’effacer devant ceux qui leur succèdent.

Tout, dans l’univers, a sa place et sa fonction. Celle du soleil est d’éclairer, indifférent au sort des êtres ; celle de Zarathoustra est d’éclairer les hommes, en prophète, parce qu’il « aime les hommes ». Oui, « Il s’est transformé, Zarathoustra. Il s’est fait enfant, il s’est éveillé » – Bouddha fut lui-même appelé l’Eveillé. L’enfant de Nietzsche est celui qui, adulte, a retrouvé les grâces et l’énergie vitale de l’âge tendre : la curiosité, le désir, l’innocence du devenir. L’univers est une harmonie dont l’homme est une partie. Il est fait d’interrelations (tout est lié) et d’interactions (tout agit sur tout) – on le voit bien avec le climat qui lie les économies du monde, ou les sociétés qui lient les individus entre eux.

L’idée de Nietzsche est que le mouvement même est positif et que « le bonheur », cet état de satisfaction béate et immobile du « dernier homme » (en France, la période Chirac), est négatif. Le « bonheur » – ce Paradis retrouvé – signifie l’arrêt du désir, l’arrêt du travail, l’arrêt de la création (donc du sexe). « Amour ? Création ? Désir ? Etoile ? Qu’est cela ? – Ainsi demande le dernier homme et il cligne de l’œil. (…) On ne devient plus ni pauvre ni riche : c’est trop pénible. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait encore obéir ? C’est trop pénible. Point de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose, tous sont égaux : quiconque est d’un autre sentiment va de son plein gré dans la maison des fous. ‘Autrefois, tout le monde était fou’, disent les plus fins, et ils clignent de l’œil. On est prudent et l’on sait tout ce qui est arrivé. » On reconnaît là le « principe de précaution ». N’a-t-il pas été introduit par Chirac dans la Constitution, ce contrat social des Français ?

Cet exemple trivial pour montrer comment Nietzsche peut être « inactuel » ou « intempestif ». Il est universel parce qu’hors de son temps ; les idées qu’il a émises sont toujours d’actualité. Ainsi, « l’homme doit être surmonté ».

Il ne faut pas se méprendre sur « le surhomme » : il ne s’agit pas d’un raidissement de morgue à la prussienne, ni d’un néo-racisme biologique que le nazisme a tenté de faire advenir. L’homme a évolué depuis l’Australopithèque des savanes africaines ; il continue son évolution, même si elle est peu perceptible sur une génération. Mais ce qui forçait l’évolution humaine étaient les conditions de survie, les changements climatiques, la nourriture à trouver, les prédateurs auxquels échapper. Aujourd’hui, sous la civilisation, ces vertus de survie ne suscitent plus aussi fortement le désir. Les uns se réfugient dans les illusions supraterrestres de la religion au lieu de se préoccuper de ce qui arrive sur cette terre ; d’autres méprisent leur corps, mais « votre corps, qu’annonce-t-il de votre âme ? » ; d’autres laissent en friche leur raison alors que, demande Nietzsche, « est-elle avide de savoir, comme le lion de nourriture ? »

De même pour Nietzsche, la justice devrait être « ardeur », la vertu faire « délirer » et la pitié « la croix où l’on cloue celui qui aime les hommes ». Or, rien de tout cela n’advient dans la société de son temps, la civilisation bourgeoise, allemande, bien-pensante, de la fin 19ème. « Suffisance » et « avarice » sont les deux défauts de cette population là. A-t-on vraiment évolué depuis ? La finance 2008 n’a-t-elle pas montré combien suffisance scientiste et avarice égoïste mènent encore la société.

« L’homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme – une corde au-dessus d’un abîme. Danger de le franchir, danger de rester en route, danger de regarder en arrière – frisson et arrêt dangereux. Ce qu’il y a de grand en l’homme est qu’il est un pont et non un but. » Des trois dangers, Nietzsche ne choisit pas le conservatisme (regarder en arrière), ni l’immobilisme àlachiraque (rester en route) : il est pénétré du désir d’aller de l’avant (franchir). « J’aime ceux qui ne cherchent pas par-delà les étoiles, une raison de périr ou de se sacrifier, qui au contraire se sacrifient à la terre, pour qu’un jour vienne le règne du surhomme. J’aime celui qui vit pour connaître (…) celui qui travaille et invente (…) celui dont l’âme se dépense (…) qui tient toujours plus qu’il ne promet (…) celui qui justifie ceux de l’avenir et qui délivre ceux du passé… » Et, concernant la vertu : « Qui donne à manger aux affamés réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. » Nietzsche est donc très loin de la caricature qui lui est souvent faite.

Mais son message n’est sans doute pas fait pour le grand nombre car ce qui dérange les habitudes, ce que le médiocre nomme « la folie » parce qu’il ne le comprend pas, fait peur. Or elle est bien souvent ce qui dépasse le commun – la frontière est si ténue qui sépare la folie du génie ou de la grandeur. Quant à la pauvreté, elle est sociale et non personnelle ; elle résulte de conséquences économiques et non d’une « nature » héréditaire. On ne naît pas pauvre, on le devient par son milieu ou sa déchéance sociale. La « richesse » est un jugement de valeur, un ensemble de biens et de qualités reconnus par la partie puissante de la société. Le vieux Diogène en haillons dans son tonneau était plus « riche » aux yeux des Grecs qu’Alexandre, le jeune et brillant roi de Macédoine, conquérant de la Perse.

C’est la raison pour laquelle Nietzsche, dans ce Prologue, dit pourquoi il ne s’adresse pas en prophète à la foule. « Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur, et non des cadavres, des troupeaux ou des croyants. Des créateurs comme lui (…) de ceux qui inscrivent des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles. » Ainsi firent tous les philosophes avec leurs disciples.

Au contraire des politiciens et des gourous qui veulent embrigader et asservir !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, Livre de Poche, 4.27€ 

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Dalaï-lama, Mon autobiographie spirituelle

Le Dalaï-lama est le chef spirituel du Tibet. Il n’est plus chef politique depuis que les Chinois ont envahi l’état indépendant et l’ont annexé, que Tenzin Gyatso a créé un parlement en exil et qu’il vient de renoncer à sa fonction politique au profit d’un Premier ministre élu. Le XIVème de la lignée des Dalaï-lamas se consacre désormais à sa vocation de bodhisattva : celui de la Compassion.

Sofia Sril-Rever opère un découpage dans les œuvres et discours publiés, qu’elle a soumis à autorisation des services du Dalaï-lama. Cela donne un bon résumé de l’homme-symbole du Tibet.

Ce livre court se lit en trois parties :

  1. l’homme avec notre humanité commune et sa vie,
  2. le moine bouddhiste, se transformer avant de transformer le monde et prendre soin de la terre,
  3. le Dalaï-lama, histoire récente du Tibet et appel à tous les peuples du monde.

Un bodhisattva est plus qu’un saint. Ce n’est pas seulement son exemple qui est proposé à l’édification des foules, mais un Bouddha en marche. Le bouddhisme a ceci de séduisant qu’il n’adore aucune divinité hors du monde mais prêche l’exemple d’un prince réel qui a vécu et qui a trouvé la Voie. Le bodhisattva est non seulement celui qui a atteint l’Éveil, mais aussi celui qui se tient au bord du nirvana afin d’aider les autres hommes, moins avancés que lui dans la spiritualité, à suivre son exemple. Plus qu’un saint qui obéit à une morale venue de l’au-delà, le bouddha vivant est un être en voie de divinité, proche du grand tout qui marque la fin des renaissances par fusion avec les énergies du monde. Il a trouvé l’Illumination et est saisi de compassion pour les êtres. Aidé de la connaissance et de la sagesse, il aide les autres à s’éveiller.

Contrairement à l’Occident depuis la technique, la connaissance ne va pas sans la sagesse dans le bouddhisme tibétain. Ce que Rabelais disait déjà par « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Mais c’était aux temps humanistes, et l’humanisme a fait naufrage avec la transformation du libéralisme en doctrine à faire de l’argent et du marxisme en exploitation forcenée de l’homme et de la nature par une clique restreinte au pouvoir. Jacqueline de Romilly s’élevait contre le matérialisme de l’enseignement au profit de l’éducation à la culture antique et elle avait raison. Le Dalaï-lama ne dit pas autre chose.

Ce pourquoi il est contre la guerre, même au nom des bonnes intentions. Surtout au nom de ces soi-disant « bonnes » intentions, peut-être. La guerre est l’usage de la technique pour contraindre. Mais la force des instruments dispense de penser, on ne réfléchit pas, on y va les ptits gars. Sans songer aux causes ni anticiper les conséquences. Les Américains se sont fourvoyés au Vietnam, en Irak, en Afghanistan. Ils n’ont toujours pas compris pourquoi. C’est parce qu’ils font une confiance aveugle à la technique et croient – naïvement – que la force règle le droit d’un claquement de missile. « Pour commencer, dit le Dalaï-lama, il faut s’efforcer de contrôler ces états d’esprit négatifs en développant la conscience de la nature interdépendante de tous les phénomènes, en cultivant le souhait de ne pas nuire aux autres et en comprenant leur besoin de compassion » p.157.

Pourquoi la violence est le plus souvent contreproductive ? Parce que la loi des causes et des conséquences fait qu’un problème résolu par la violence en crée de nouveaux. « Si un raisonnement solide est mis au service d’une cause, la violence est inutile. Lorsqu’on est motivé seulement par un désir égoïste et qu’on ne peut parvenir à ses fins par la logique, on s’en remet à la violence (…) faute de motifs raisonnables, on sera vite gagné par la colère qui n’est jamais signe de force, mais de faiblesse » p.192.

Ce pourquoi ce qui importe n’est pas de changer le monde mais de se changer soi. Il importe de voir le monde tel qu’il est, sans cesse en mouvement et toujours en interdépendance. Donc ne pas vouloir « conserver » à tout prix ni les mœurs, ni les espèces, ni la nature. L’apparence des phénomènes n’est qu’une vérité relative, la vérité ultime réside dans leur réalité au-delà des seules apparences. Les phénomènes sont vides, seule existe l’interdépendance de tout ce qui est. « L’analyse bouddhiste de la réalité ultime rejoint les conclusions de la physique quantique selon laquelle les particules de la matière sont réelles tout en étant dénuées de solidité ultime », affirme malicieusement le Dalaï-lama p.95.

Il ne faut plus alors se contenter de vivre au jour le jour, « en réaction » à tout ce qui survient, car cette ignorance engendre de la peur, donc des rejets violents par remise en cause de ce qu’on croit être son « identité ».  « Le bouddhisme représente un chemin de transformation de l’esprit, visant à se délivrer de la souffrance et de ses causes » p.95. Notamment des trois poisons que sont l’ignorance, le désir et la haine. Ces trois concepts sévissent largement en Occident… Mais pas seulement : la Chine orgueilleuse et arrogante ne vaut pas mieux. Le Dalaï-lama a rencontré Mao plusieurs fois en 1954 et 1955 et voici ce qu’il en dit : « Il n’avait pas l’aura d’un homme particulièrement intelligent. Cependant, en lui serrant la main, j’eus le sentiment d’être en présence d’une grande force magnétique » p.175.

« La révolution spirituelle que je préconise n’est pas une révolution religieuse. Elle correspond à une réorientation éthique de notre attitude, puisqu’il s’agit de tenir compte des aspirations d’autrui autant que des nôtres » p.107. Chacun peut d’ailleurs continuer à pratiquer sa propre religion, ou son humanisme laïc, dit le Dalaï-lama. Ce qui importe est la volonté de se changer soi pour devenir meilleur, ce qui signifie en interdépendance plus grande avec les êtres et avec la nature. Ce pourquoi le Dalaï-lama est démocrate, il considère que chacun a son mot à dire sur la politique de la cité. Ce pourquoi le Dalaï-lama est écologiste, il considère que le milieu environnant l’homme n’est pas séparé de lui mais une extension de lui-même (ou inversement), qu’il s’agit de vivre en harmonie, selon la loi d’impermanence (tout change sans cesse) et d’interdépendance (nous sommes tous liés).

Faut-il pour cela froncer les sourcils et se tourmenter de fouet pour briser le vieil homme hanté de désirs qui est en soi ? Pas du tout, dit le Dalaï-lama. « Je suis un rieur professionnel » p.36. « Certes, les problèmes sont là. Mais considérer seulement les aspects négatifs n’aide pas à trouver les solutions et détruit la paix de l’esprit. Or tout est relatif. Même dans la pire des tragédies, on peut déceler du positif, si l’on adopte une vision globale. En revanche, si l’on prend le négatif pour absolu et définitif, on augmente ses soucis et son angoisse » p.36.

Une leçon à méditer pour le peuple français, le plus pessimiste du monde, et pour ses politiciens, qui font tellement la gueule !

Cet ouvrage vient en complément d’autres qui diffusent la spiritualité bouddhiste tibétaine :

Dalaï-lama, Mon autobiographie spirituelle (recueillie par Sofia Sril-Rever), 2009, Pocket 2010 , 284 pages, €6.65

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