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La corniche – The Ledge d’Howard Ford

Une reprise « féministe » de Cliffhanger où l’héroïne ne parvient pas à égaler Stallone et où l’intrigue est réduite à une plate caricature typiquement américaine. Il a fallu une horde de producteurs et coproducteurs et trices pour financer ce film de série B qui remue avec délectations les profondeurs des instincts primaires. Mais cela se regarde et l’on frissonne, même si l’on trouve cela bien bête : l’animal qui est en nous est réveillé dans la plus pure idéologie à la Trump où l’individu égoïste est roi et fait régner le droit du plus fort (ici, la plus forte, ce qui change et n’est pas très trumpien).

Deux « meilleures amies » de Los Angeles (la cité des « anges »…) sont venues fêter un triste anniversaire en grimpant une paroi en altitude dans les Dolomites. Près de leur chalet, qu’elles ont rejoint à pied en bonnes sportives, surgissent quatre jeunes hommes, Américains eux aussi, venus pour grimper aussi. Au premier regard Sophie (Anaïs Parello) flashe sur le mâle alpha Joshua (Ben Lamb), pourtant le moins sexy. Elle tanne sa copine Kelly (Brittany Ashworth) pour aller draguer les mâles à côté, d’autant que le leader l’a carrément invitée à venir « boire un verre » avec un pétillement sexuel dans les yeux. Évidemment – c’est gros comme une maison – la conne qui se prend pour l’égale d’un mâle alpha y va. Elle flirte ouvertement, elle se vante de grimper plus vite et mieux, l’accuse de manquer de couilles, lui accorde un long baiser devant tout le monde.

Mauvaise idée d’allumer un psychopathe, et devant ses copains soumis. Kelly, écœurée par tant de vulve ouverte sans vergogne, s’en va se coucher ; elle a autre chose en tête, un souvenir chéri et douloureux. Évidemment – c’est gros comme une maison – le mâle alpha veut se faire la femelle alpha qui, bizarrement, après avoir mouillé et allumé tant et plus, résiste et ne « veut » plus. Joshua commence à la violer en forêt mais il en empêché par ses copains, dont le juriste qui lui rappelle de « ne pas recommencer ». On croit comprendre en effet qu’à 16 ans… Mais pas vu pas pris, alors pourquoi pas ? Sa conception des meufs est à la Trump : « toutes des putes » (il le déclare expressément et donne en exemple la copine du juriste, qui n’était pas au courant). Le caïd des quatre depuis leur école primaire domine les autres ; ils s’en accommodent, par lâcheté mais aussi par cohésion de groupe – ils sont si bien ensembles.

Ils veulent donc « lui expliquer » qu’il s’agit d’un malentendu, qu’on ne va pas appeler la police pour si peu, qu’il faut se réconcilier. Il faut donc rattraper Sophie, CQFD. Commence alors une chasse excitante dans la forêt de nuit avec la conne en proie. S’étant crue alpha, elle n’est plus qu’une petite chose apeurée, halète, geint, court n’importe comment, se prend les pieds dans toutes les branches qui traînent, implore – tous les critères éculés de la femelle Hollywood. Bref, elle fait tellement de foin qu’est rattrapée, empoignée ; elle griffe son agresseur Joshua, elle trébuche comme d’habitude… et tombe de tout son long d’une petite falaise. Mais elle est encore vivante en bas. Il faut appeler les secours ! Mais non, le mâle alpha l’interdit, elle a son ADN sous ses ongles comme on voit dans les séries policières et va parler. Il faut évidemment l’éliminer. Ce qui est fait à l’aide d’une grosse pierre malgré la faible résistance morale des autres, qui sont d’ailleurs impliqués. Le grossier scénario leur fait mettre à tous du sang sur les mains.

La copine Kelly a entendu des cris, elle s’est levée et a couru dans la forêt. On ne sait pourquoi, elle a sa caméra à la main, un vieux machin à objectif comme un tuyau, pas son Smartphone qui aurait été bien plus discret et plus pratique. Elle filme le meurtre et la balance du cadavre dans le ravin. Mais comme elle est femelle dans le scénario, elle ne peut s’empêcher de pousser un cri (hystérique), donc de se faire repérer. Et la course poursuite reprend avec elle pour gibier. Elle parvient à s’enfuir, le plus « fiotte » des quatre (ainsi est-il traité par le mâle alpha, d’autant plus qu’il est mulâtre) la laisse aller comme si il ne l’avait pas vu lorsqu’il la trouve. Kelly empoigne son sac et s’échappe par la falaise qu’elle devait grimper avec Sophie – la si peu sophia, « sage ».

Commence alors le cœur du film, la grimpe. Le juriste s’élance à sa suite, sans corde ni matériel, il manque de l’attraper, agrippe sa culotte, fait chuter ses mousquetons, mais elle lui échappe. Lui dérape et finit en bas, jambe brisée. Les autres le portent dans la cabane mais n’appellent pas les secours, ils lui demandent d’attendre. Mais comme il pourrait divaguer, Joshua va « s’occuper » de lui en prétextant avoir oublié ses gants. Il va ainsi les éliminer un par un – c’est gros comme une maison – en commençant par le meilleur et en finissant par le plus con. Un psychopathe n’a aucun affect, aucun amour et aucun ami. Il est égoïste à point, libertarien à mort.

Pour lui, rien de mieux que la loi du talion, cette bonne vieille loi biblique que les Américains adorent car elles justifient leur droit du plus fort. C’est ce que ce mauvais film va démontrer, implacablement. Kelly grimpe comme elle peut ; elle se remémore les conseils de son ex petit ami, en voix off un peu niaise, qui s’est tué en perdant une bague de fiançailles qu’il a voulu lui, offrir bêtement en pleine paroi, celle-là même que grimpe Kelly, venue avec sa copine Sophie en souvenir de lui pour l’anniversaire. Il a évidemment dérapé – c’était gros comme une maison. Elle-même est aussi limite ; elle perd son téléphone portable qu’elle avait dans une poche et pas à l’intérieur de son sac, sa gourde qu’elle n’a bêtement pas attachée, n’a aucune provision dans son sac de grimpe pourtant soigneusement préparé la veille au soir, aucun vêtement pour se couvrir.

Elle est vite coincée sous une corniche qui termine la paroi – et le spectateur aussi. D’où le titre du film, que les éditeurs n’ont même pas pris la peine de traduire en français. Les autres montent par le sentier à l’arrière et l’attendent au sommet. Elle ne peut ni descendre (car elle n’a pas pris de corde), ni monter car ils lui feraient son affaire. Bien que Joshua affirme qu’il ne veut seulement que la caméra, elle devine bien qu’il va la tuer. C’est d’ailleurs ce qui arrive à ses deux acolytes restants, qu’elle voit successivement jetés du haut par le psychopathe de plus en plus frustré de ne pas voir se réaliser ses désirs.

Je vous passe sur les stupidités telles qu’un serpent python pourtant pas venimeux, la tente providentielle mais accrochée de façon précaire, le gros sac balancé du haut pour la faire chuter, le poignard récupéré, et ainsi de suite. Je ne vous dis rien du meilleur sur la fin.

Le film repousse les limites au risque du grotesque, mais c’est le genre, destiné aux bas du front qui composent désormais la population majoritaire aux États-Unis semble-t-il. On frissonne, on a le vertige, on applaudit aux exploits probablement impossibles à réaliser sur une paroi verticale, on se réjouit viscéralement du talion – mais cela ne nous grandit pas et nous laisse plutôt avec un goût amer. Il n’y a plus désormais ni homme, ni femme, seulement des mâles et des femelles. Les unes bonnes à violer, les autres à trucider pour se venger. C’est la guerre de toutes contre tous.

DVD La corniche – The Ledge, Howard J. Ford, 2021, avec Brittany Ashworth, Ben Lamb, Nathan Welsh, Louis Boyer, Anaïs Parello, AB Vidéo 2022, 1h22, €9,99 Blu-ray €14,97

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Droits ou libertés

La droite au Sénat a récemment émis un vote en faveur de « la liberté » de l’avortement au lieu d’un « droit à » l’avortement prôné par la gauche. Signe que les libertés, qui étaient jadis à gauche, sont passées à droite tandis que les contraintes sont devenues de gauche. En effet, la société n’évolue jamais selon les épures abstraites des philosophes utopistes et les politiciens « progressistes » se disent qu’il faut « forcer » la société à s’adapter par des contraintes. Ce n’est pas faux mais peut devenir excessif – les soixante-dix ans de soviétisme ont bien montré que la dictature « du prolétariat » se réduisait en fait à celle d’une nomenklatura étroite et cooptée de privilégies au pouvoir dont les oligarques inféodés au nouveau tsar Poutine sont les descendants directs. La contrainte chinoise est plus subtile et plus consensuelle, mais tout aussi redoutable : dans ce pays, pas de « libertés » mais seulement des « droits ».

C’est qu’il y a une différence entre les deux mots.

Le droit vient du latin directus qui signifie direct et sans courbure. Directus est lui-même dérivé de deligere, qui vient de régénérer, du mot roi qui a donné régir. Le droit est ce qui est juste, honnête, ce qui ne s’écarte ni de la raison, ni du bon sens. Cela signifie une voie dont la direction est constante, directe. Ainsi parle-t-on pour les objets de jupes droites, de piano droit et pour le caractère d’un esprit droit. Le sens moral de droiture signifie loyal, c’est-à-dire permis et reconnu mais aussi constant et fidèle : on sait à quoi s’en tenir.

« Le » droit qui est application de la loi a le sens général de justice, c’est-à-dire de règles d’équité dans la société. Ce qui est droit est considéré comme moral et juste, et les textes du droit composent l’ensemble des lois et coutumes comme le droit pénal ou le droit public. Il signifie ce qui est permis ou exigible selon la loi (droit de faire et de ne pas faire, mais aussi droit de timbre, droits de pêche, etc.).

Le sens dérivé individualiste et, disons-le, égoïste, transforme le droit en « avoir droit », être « dans son droit ». Mais entre ce qu’il est permis de faire et « avoir droit à » se situe tout un fossé que la gauche (souvent démagogique quand elle n’est pas au pouvoir) franchit sans réfléchir. À droite, il s’agit plutôt de passe-droits opposés aux ayants-droits, de privilèges de quelques-uns dans l’entre-soi opposés à ceux de la masse anonyme.

On voit bien ici qu’entre ce qui est permis et ce qui est exigé, il y a toute la différence entre la droite et la gauche : la première permet alors que la seconde exige (ainsi le « droit au logement » – mais qui construit et finance les logements ?). Les droits théoriques ne sont pas les droits réels, la différence réside dans la possibilité matérielle de les exercer. « Avoir droit » ne signifie pas être en mesure de l’exercer, la contrainte économique jouant plus pour les pauvres que pour les riches. Ainsi les « ayants-droits » peuvent se soigner presque gratuitement dans les hôpitaux publics (encore que nombre d’actes et de médications ne soient pas pris en charge…), tandis que ceux qui ont « les moyens » auront accès à des cliniques privées ou à des dépassements d’honoraires pour des soins.

Les libertés viennent du mot libre qui signifie ne dépendre que de soi, soumis à aucune autorité et n’appartenant à aucun maître, fut-il abstrait (ni Dieu, ni maître, chantaient les anarchistes). Dès le XVIe siècle, le français étend son usage au sans-gêne, notamment dans les locutions comme « libre de… » La liberté est le pouvoir de se déterminer soi-même et, comme disait Nietzsche, de fonder sa morale en soi. Cela signifie n’être soumis ni à des dogmes divins, ni à des pouvoirs ici-bas que l’on récuse (roi, patron, mâle violeur ou femelle cougar), ni à des règles sociales qui ne nous conviennent pas (ainsi la lutte pour l’avortement, après celle pour la pilule).

Mais entre être libre d’être et libre de faire, il y a toute la distance entre l’individu et la société. Ce pourquoi Rousseau disait que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres, seul moyen de vivre en société en l’acceptant des compromis nécessaires. Le refuser signifie considérer que l’homme est un loup pour l’homme et que le droit du plus fort s’applique, comme dans la mythique nature. Toute la législation s’élève contre les lois de nature. Ce pourquoi un nouveau Contrat social a été théoriquement conclu dans la société avec les Révolutions. Contre les usages d’Ancien régime qui appliquaient la loi féodale du plus fort, où toute une hiérarchie de puissance s’étageait entre l’empereur et le serf, en passant par le roi, les nobles, les bourgeois, les hommes libres, les femmes et les enfants. Aujourd’hui, chacun est libre d’être soi, ce qui signifie libre de penser, de s’exprimer (y compris par le vote et la manif), d’aller et venir, d’entreprendre. Cela, évidemment, en fonction des règles globales de la société qui permette de vivre ensemble comme le disait Rousseau.

La dérive de cette liberté est la licence, ce qui signifie un excès. Les croyants qualifient de « libres penseurs » ceux qui prennent des libertés avec les dogmes religieux, les religions qualifient de « libertins » ceux qui n’obéissent pas à leurs contraintes de mœurs et de « blasphémateurs » ceux qui parlent de la divinité autrement que selon les usages, de même que la société parle de « prendre des libertés » lorsque l’on n’agit pas selon les usages moyens. Ainsi l’enseignement « libre » signifie-t-il l’enseignement différent de celui de la République tandis que les « radios libres », jadis, émettaient sans autorisation depuis les frontières.

Mais les Lumières ont fait de la liberté leurs torches éclairant l’avenir (la statue de la liberté de Bartholdi offerte par la France à New York), ce pourquoi « les » libertés sont des conquêtes humanistes que tous et chacun devraient pouvoir exercer. D’où le terme de « droits de l’Homme » avec une majuscule à homme pour bien signifier l’humanité tout entière et non pas seulement le mâle blanc, riche, hétérosexuel, etc. comme le croient les ignorants qui se sentent offensés que chacun ne leur ressemble pas et puisse ne pas « être d’accord » en pensant différemment. Or la liberté signifie principalement le libre-arbitre, autrement dit le pouvoir de décider ce que l’on veut – dans les limites imposées par les lois et règles la société dans laquelle on vit (ainsi, pas de voile dans l’espace public, ni se promener tout nu, voire seulement torse nu dans certaines villes prudes, en général de droite radicale). En termes politiques, cela signifie le libéralisme ; en termes économiques, cela signifie le libre-échange et la régulation minimum. Le libertaire applique les libertés dans les mœurs, ce qui a pu conduire à des dérives pédocriminelles après 1968 où il était « interdit d’interdire ». Le libertarien est la version individualiste américaine du pionnier mythique qui affirme son pouvoir de faire absolument ce qu’il veut dans le wild, autrement dit la nature sauvage sans loi.

Il y a donc un écart entre le droit et la liberté, le premier inscrivant dans le marbre ce que l’on peut faire ou ne pas faire tandis que la seconde est plus ouverte, permettant généralement de faire – sauf à ne pas déroger aux lois en vigueur au sens de Rousseau cité plus haut. Ainsi chacun est-il libre de conduire ou de chasser, à condition de passer le permis. Cet examen n’est pas une servitude perpétuelle mais la preuve que l’on a bien appris ce qui est nécessaire pour sa propre sécurité et pour la sécurité des autres en usant de cette liberté.

Le mot « licence » (qui vient de liberté) a-t-il dès le XIVe siècle été un examen qui permettait d’enseigner à l’université. Il sanctionnait un savoir, reconnu par des pairs et donnait le gage aux étudiants de la qualité de l’enseignement fourni. Les mœurs étudiantes et les franchises universitaires ont fait dériver ce terme de licence vers une certaine insolence et insubordination, que l’on constate toujours parmi la jeunesse aujourd’hui, enfin un certain dérèglement des mœurs, propre à l’âge pubertaire où les hormones bouillonnent trop volontiers tandis que l’esprit est encore ignorant et le caractère sans expérience sociale. Le licencieux est considéré comme déréglé et sans retenue.

Alors « liberté » ou « droit » d’avorter ? La liberté est théorique, plus vaste et moins précisément définie, ce qui ouvre à des « droits » nouveaux ultérieurement, alors que le simple droit est trop étroit et contraignant car il balance entre des intérêts contradictoires – tout aussi légitimes (la justice est représentée avec une balance). La liberté permet alors que le droit exige. Ainsi, les médecins qui réprouvent l’avortement (ils en ont le droit), gardent la liberté de ne pas, tandis que s’il existait un droit formel, ce serait un déni de droit. La nuance est subtile, mais de grand sens alors qu’il s’agit de « faire » société.

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Et le Covid dans tout ça ?

Au 1er août, l’état « d’urgence » sanitaire est levé. Plus d’obligations, sauf quelques rares concernant l’hôpital et les voyageurs. La grande « liberté ». Les anti-tout son ravis, les médecins le sont moins. La foule à tête de linote croit que tout est terminé alors que tout ne fait que commencer. Il subsiste chaque jour autour d’une centaine de morts en France.

Il va falloir désormais vivre « avec » le Covid, comme on vit avec la grippe, la peste et autres sida. Il est de mode de s’élever contre cette expression de « vivre avec » pour lui préférer « vivre contre ». C’est une absurdité : bien sûr que nous allons vivre « avec » ! Non pas « coucher avec » le virus de façon incestueuse en lui faisant des mamours, mais vivre en acceptant sa présence, constante, insidieuse, parfois mortelle.

Ce n’est que parce que c’est « Macron » qui l’a dit qu’il faut s’insurger contre : un bel illogisme. Les enfeignants « de gôch », repris par les opposants politiques qui surfent sur la mode, avaient réagi de même lorsque Sarkozy s’était demandé publiquement en 2006 pourquoi un roman archaïque de 1678 (trois siècles auparavant), La princesse de Clèves, figurait au programme d’un concours de la fonction publique de simple attaché d’administration. Se poser la question était légitime : ni le niveau requis, ni le travail demandé ne justifiaient de s’intéresser à une œuvre, certes littéraire, mais plutôt ennuyeuse à lire (vous l’avez lue ?) et se perdant dans les méandres d’une psychologie amoureuse d’un autre temps (sans égalité homme-femme ni droit mitou). Les engouements idéologiques aveuglent la raison.

Donc le Covid : il subsiste, à sa 7ème vague. Il n’a pas fini de muter. Même s’il semble moins dangereux, il est encore plus contagieux. Ce qu’il veut ? Survivre. Ce qu’il fait ? S’adapter. A nous de faire de même, donc vivre « avec », comme on vit avec son ennemi – sans pour autant coucher « avec ».

Tout comme Poutine à nos portes, et son rêve de Grande Russie impérialiste pour mille ans, le Covid reste une menace constante. La stratégie de « zéro virus » comme la Chine l’a tenté est vouée à l’échec ; le Covid s’infiltre partout où il peut, comme de l’eau. La stratégie du laisser-faire pour atteindre l’immunité collective, comme la Suède et le Japon l’ont tenté, est peu acceptable étant donné le nombre élevé de morts. Reste le « faire avec » qui combine vaccins et prévention. Vivre « avec » veut dire se protéger, autant que faire se peut, et se préoccuper plus particulièrement des populations à risque (vieux, gros, cardiaques, insuffisants respiratoires, affaiblis par de multiples pathologies).

Donc rester vigilant, le nombre de réanimations à l’hôpital, comme le nombre de morts quotidiens, n’étant que la statistique ultime, celle qui dit combien nous avons échoué a posteriori à sauver des vies.

Bien sûr, l’idéologie qui domine de plus en plus, sur l’exemple du Grand frère Trump et des libertariens américains, est de déclarer l’égoïsme sacré et la liberté du plus fort : les autres, on s’en fout ! (traduction : ils peuvent crever). Ce qu’ils font lorsque la majorité ne porte pas le masque en milieu confiné, reste cas contact sans s’en préoccuper lorsqu’ils vont embrasser mamie, refuse tout vaccin au nom d’on ne sait quelle superstition médiévale (injecter un « sort » par des nanoparticules qui contrôleraient les individus) ou antisémite (le complot des labos américains – évidemment juifs – pour contrôler la planète et surtout « faire du fric »). Les ratés, les exclus, les imbibés de ressentiment contre tout et personne, ceux qui ont une peur infantile des piqûres, s’engouffrent naturellement dans la brèche. Les Zemmour et autres extrémistes au front bas national inféodés à Moscou s’empressent d’affaiblir ainsi la société en la divisant pour mieux instiller leur propagande.

Il est un temps pour la politique et un autre pour la santé. Il est bon que l’état d’urgence politique s’arrête, afin de préparer un « vivre avec » durable – qui est le temps de la santé. Le Covid n’a pas disparu, il n’a pas été éradiqué, ni par le vaccin (qui booste seulement l’immunité), ni par une improbable immunité collective. La grippe mute sans arrêt, le SRAS Cov-2 aussi : a-t-on jamais connu une immunité collective contre ce genre de virus ? Le seul avenir que l’on puisse espérer est que le Covid 19 devienne une sorte de grippe comme une autre, qui tue mais seulement à bas bruit les organismes affaiblis, comme la grippe le fait plus ou moins chaque année. Si ce n’est pas le cas, si une nouvelle mutation rend le Covid encore plus dangereux que les variants existants, alors la politique reviendra sur le devant de la scène avec des mesures de contrainte. La santé publique est à ce prix, la protection de la population est aussi une « liberté », n’en déplaisent aux matamores et autres partisans du droit de faire ce qu’on veut (aussi partisans d’une dictature à la Poutine, à la Castro ou à la Mussolini…).

Nous vivrons désormais « avec » tout en luttant sans relâche contre, comme on le fait pour la grippe : avec des vaccins mutés eux aussi chaque année, en espérant avoir prévu la bonne direction ; mais aussi (et surtout!) avec la prévention du lavage des mains et du masque en milieux confinés.

Nous n’en avons pas fini avec le Covid – pas plus, malheureusement, qu’avec les ignares qui font passer leur égoïsme sacré et leurs lubies idéologiques avant la vie sociale et la santé.

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Face aux risques, l’Etat

Afghanistan, Haïti, Liban, Mali, Venezuela, de plus en plus nombreux sont les Etats faillis qui sombrent dans la corruption et le chaos. Sans Etat solide, sans le sentiment d’appartenir à une même communauté de destin, pas de cité mais le règne du chacun pour soi dans la loi de la jungle. Retour au clanisme, à la féodalité prémoderne. C’est ce que réussissent les trafiquants de tous ordres qui préfèrent leurs affaires aux peuples, dans les pays aux charnières géopolitiques, comme ceux cités plus haut. C’est ce que voudraient réussir les corrupteurs de tous ordres pour faire prospérer leurs affaires dans les pays démocratiques : les industriels, les histrions, les vendeurs de sécurité, les trafiquants de drogue et de chair humaine.

Pourquoi Trump aux Etats-Unis sinon le désir de voir triompher la lutte pour la vie libertarienne, là où prospère le mieux le capitalisme ? Pourquoi les antivax, black bloc et autres gilets jaunes en France sont-ils soutenus par les fascistes des extrêmes (gauche et droite) sinon par le désir de déstabiliser les opinions et préparer dans le chaos la divine surprise d’arriver au pouvoir comme cela a failli se faire en 2002 comme en 2017 ? Méfions-nous de ceux qui clament « la liberté » alors qu’ils prônent l’autorité sur le ton d’Orwell en 1984 : la guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, la vérité c’est le mensonge ! Ceux que j’ai rencontrés qui refusent « le vaccin » (sans distinguer aucunement les anciens des modernes, les inactivés des ARN) n’ont aucun argument rationnel pour le faire ; ils mentent sciemment et préfèrent leur mensonge, qui est « croyance » à la simple observation des faits, qui est « vérité ». Pour eux la vérité est le mensonge car ce n’est pas la leur.

Le sinistre imbécile, syndicaliste de l’est, qui affirme ce lundi matin sur les ondes comme vérité révélée que « nous n’avons pas assez de recul pour juger de l’innocuité « du » vaccin (lequel ?) » n’a aucune conscience de l’énormité qu’il profère et qu’un zeste de bon sens suffit à détruire : quoi, 3 milliards de personnes vaccinées dans le monde depuis un an et pas de recul ? quelques très rares cas de complications alors que « l’immense majorité » (scie du vocabulaire de gauche) s’en sort très bien et pas de recul ? la hausse des contaminations mais de moins en moins de cas graves et de morts dans les hôpitaux grâce à la campagne vaccinale et pas de recul ? l’effondrement sanitaire des Antilles en raison de trop peu de vaccinés par méfiance des peu éduqués et pas de recul ? Prend-t-on vraiment les citoyens pour des cons ?

La pandémie comme les catastrophes climatiques, naturelles ou humaines des pays cités en tête montre que sans Etat qui dirige et coordonne, pas de sécurité : ni militaire, ni policière, ni économique, ni sociale. Il faut un Etat pour lever les impôts correctement, réprimer la corruption, briser les monopoles trop criants, assurer le transport alimentaire et sanitaire, créer un minimum de revenus lors des empêchements de travailler. Il faut un Etat pour réguler la recherche et inciter à ce que les productions vitales restent assurées sur le sol du pays (le gel, les masques, l’oxygène, le Doliprane…) malgré les tentations du moins cher dans la mondialisation. Il faut un Etat qui finance la recherche fondamentale et encourage les start-up pour réagir rapidement à tout ce qui survient de nouveau – comme un coronavirus, une invasion d’insectes ou l’élévation des températures (la France a été à la traîne et c’est aux Etats-Unis qu’un Français a assuré un vaccin ARN chez Moderna, tout comme l’allemand BioNtech a dû s’associer à un industriel américain pour produire son vaccin Pfizer).

Brailler contre le Covid, se dire scandalisé par la « dictature » sanitaire de devoir porter un masque ou de présenter un test négatif à défaut de vaccin (gratuit), est un luxe de riche, d’enfant gâté qui devrait faire un séjour en Haïti, au Liban ou en Afghanistan pour mesurer combien leur mentalité est pourrie. Ils méprisent comme des ingrats ce qu’on leur donne au nom de Grands principes ou d’un Idéal qu’ils sont bien infoutus de réaliser eux-mêmes : les gilets jaunes, quelle politique ? les antivax quelles mesures sanitaires ? les fascistes à la Trump ou Castro, version Le Pen ou Mélenchon, quel autoritarisme ? C’est curieux, Poutine exige une vaccination d’au moins 60% des travailleurs et son grand admirateur souverainiste français Florian Philippot la refuse ?

Notre problème est celui de l’éducation et de la communication.

L’enseignement scolaire à la science est médiocre, presque tout entier centré sur l’écologie ; l’éducation à l’économie reste écartelée entre la simple comptabilité et l’idéologie anticapitaliste par principe ; la transmission des savoirs est considérée comme reproduction bourgeoise à combattre pour prôner à l’inverse une sorte d’anarchisme de moutons ; car l’esprit critique n’est développé que contre (tout ce qui ne va jamais) et pas en positif (comment pourrait-on faire ?).

Le gouvernement et les institutions ont leur part. Le premier parce qu’il a menti sciemment sur les masques et vanté les vaccins alors qu’il y avait encore pénurie, laissant proliférer le n’importe quoi des charlatans et des manipulateurs sans que chacun puisse juger auprès de ses proches. Les secondes parce que la France, pays de mythologie révolutionnaire, a conservé jalousement la centralisation et la hiérarchie « de droit » des rois, et que tout remonte à l’Elysée qui ne peut tout savoir, tout prévoir ni tout faire.

Il faudrait… mais chacun le sait depuis plus d’un demi-siècle si j’en crois mes premières études à Science Po : bien situer le cadre d’intervention de l’Europe et ne pas se défausser sur elle à chaque fois qu’on ne veut pas ; décentraliser véritablement pouvoirs et moyens en responsabilisant chaque niveau ; réduire les lois, les bureaux et les obstacles administratifs à tout ce qui est neuf ; supprimer l’inepte « principe de précaution » de la Constitution, encore une lubie de Chirac avec le quinquennat et le « je promulgue la loi mais je demande à ce qu’elle ne soit pas appliquée » qui a détruit en un moment toute légitimité à l’Exécutif en remplaçant la règle par le bon-vouloir…

Faut-il une VIe République ? probablement pas car ce serait retourner au régime des partis qui a fait tant de mal aux Français des années 1950. Mais il faudrait sérieusement, hors des querelles de Grands principes et de chapelles intéressées uniquement par le Pouvoir, réfléchir à adapter la France au monde qui vient. Face aux risques, seul l’Etat permet de réagir, pas le citoyen tout seul, ni son clan prêt à la guerre civile. Encore faut-il un Etat démocratique qui écoute ses citoyens et pas un diktat non négocié venu d’en haut – au risque des promesses illusoires des démagogues.

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Moi Daniel Blake de Ken Loach

Le Royaume-Uni a poussé plus que les autres Etats développés l’austérité sociale, mélange du devoir de se prendre en main protestant avec la liberté absolue libertarienne. Ce que la gauche française appelle « ultralibéralisme », tordant les concepts par haine du libéralisme des Lumières (au profit du collectivisme « socialiste », voire tyrannique). Ken Loach lance un coup de gueule très ironique dans son film de 2016, montrant à la fois les bêtises des administrations courtelinesques et l’inhumanité des fonctionnaires ou petites mains privées d’une délégation de « service » public.

Son personnage principal, Daniel Blake (Dave Johns), est un menuisier de 59 ans qui a eu une alerte cardiaque sévère et à qui son médecin traitant interdit de travailler. Un employeur, le sachant, serait soumis à des poursuites s’il passait outre. Mais l’Etat n’est pas soumis aux mêmes règles et « le système » des allocations chômage depuis 2008, exige de certains malades aptes partiellement au travail une recherche d’emploi. Pour cela, ce n’est pas un médecin qui décide, pas même du personnel médical, mais depuis 2010 une société privée à laquelle est faite concession pour l’éligibilité à la pension de handicap. Un interminable questionnaire de 50 pages pointe les critères requis : Daniel Blake n’en a que 12, il lui en faudrait 15. Il se trouve donc dans une situation ubuesque où il doit chercher du travail pour toucher les allocations chômage de l’ESA (Employment and Support Allowance) – mais sans pouvoir dire oui à une quelconque proposition par interdiction du médecin.

Il peut faire appel de la décision inepte du rouage pseudo-administratif incompétent, mais il doit pour cela attendre le coup de fil de la personne qui le suit (qui arrive tardivement sous forme de message téléphonique automatique), puis sa lettre de refus (qui arrive avant), avant de se connecter à Internet pour faire appel en ligne. Tout renseignement est accessible sur un numéro payant, submergé par les appels en incompréhension des usagers, ce qui demande près de deux heures d’attente ! Evidemment Daniel, vieux manuel, ne connait rien à Internet, tout juste s’il sait se servir d’un téléphone mobile. Mais aucun fonctionnaire de l’administration du Jobcentre n’a le temps de l’aider, chacun est minuté par souci de rentabilité. A lui de se prendre en mains et de se débrouiller.

Il doit s’inscrire malgré tout au chômage faute de pension de handicap, mais uniquement en ligne ! Tout juste si, au second rendez-vous, le rouage qui suit son dossier (Sharon Percy) lui prescrit une formation (obligatoire) en rédaction de CV, mot qu’il n’a jamais rencontré. S’il ne s’y rend pas et n’obéit pas aux consignes, il sera « sanctionné » : trois semaines d’allocations supprimées la première fois, plus si récidive. Il devra aussi consigner le détail de ses recherches d’emploi qui devront lui prendre 35 heures par semaine, cela dans un contexte de crise économique après l’explosion de la finance en 2008-2010. Et comment les prouver ? « Demandez un reçu, ou faite une vidéo avec votre smartphone », lui répond la fonctionnaire. « Je suis un homme malade, dit-il, recherchant des boulots inexistants ».

Lorsqu’il patiente au Jobcentre en attendant son tour, il prend le parti d’une mère célibataire, Katie Morgan (Hayley Squires) avec deux enfants de pères différents (Briana Shann et Dylan McKiernan). Elle vient d’emménager dans le quartier en logement social et a du retard au rendez-vous car elle connait mal encore les transports. Le fonctionnaire directeur, régulateur de flux comme à la SNCF (Stephen Clegg) la renvoie à un prochain rendez-vous qui lui sera fixé car « ici, on a des règles » (curieuse remarque de la part d’un mâle dominant). Daniel, avec bon sens, s’insurge : peut-être pourrait-on s’arranger en décalant le rendez-vous suivant avec son accord ? Rien à faire, l’administration est aveugle et ses sbires imbéciles. Le vieil anglais ouvrier veuf va nouer des liens d’amitiés avec la jeune paumée mère célibataire et les deux vont s’entraider.

Katie ne peut loger dans sa ville natale où réside sa mère car elle serait en foyer de sans-abri et ses deux enfants lui seraient retirés. Elle doit chercher du travail mais, malgré ses tracts dans les boites aux lettres bourgeoises pour des heures de ménage, elle ne trouve rien. Donc elle se prive pour nourrir ses enfants, allant jusqu’à craquer en ouvrant une boite de haricots à la tomate qu’elle enfourne dans sa bouche dans les locaux mêmes de la banque alimentaire. Et jusqu’à voler pour le superflu, lingettes ou crème pour le visage. Ce qui la fait convoquer par le directeur du supermarché, qui passe l’éponge à condition qu’elle ne recommence pas. Il est en fait rabatteur pour son agent de sécurité, Ivan (Micky McGregor), qui l’aiguille vers la prostitution… Elle pourra ainsi acheter des baskets neuves à sa fille, les vieilles prenant l’eau ce qui la fait moquer par ses petites camarades.

La société anglaise de notre siècle, comme au siècle Victoria décrit par Dickens, éjecte les vieux (Daniel Blake), marchandise les femmes (Katie Morgan) et oblige les jeunes non-qualifiés à frauder (le voisin noir de Daniel qui vend de la contrefaçon commandée directement en Chine, Daniel devenu tagueur pour qu’on l’écoute simplement). La toute-puissante Administration multiplie les obstacles bureaucratiques, avec ses règles incompréhensibles et ses automatismes de répondeurs, choix à touches, imprimés sur le net, règles tatillonnes, pour décourager les citoyens de « vivre aux crochets » de l’aide publique. Je crois que de nombreux braillards français devraient faire un stage Outre-Manche, comme George Orwell l’a fait dans les bas-fonds, pour apprécier le système social français au lieu d’en demander « toujours plus » comme des égoïstes avides ! La souffrance comme système politique pour maintenir les citoyens tentés par la révolte à faire profil bas : telle est la société de 1984 décrite plus tard par le même Orwell. Nous n’en sommes heureusement pas encore là en France.

Le scénariste Paul Laverty et le réalisateur Ken Loach ont enquêté auprès des chômeurs anglais pour connaître leur existence de tous les jours, et ce n’est pas du misérabilisme. Ils traitent le sujet avec ironie et tendresse, gardant confiance en l’humain sous les carapaces de statut. L’ANPE française dégradée en Paul en ploie a pris un temps le chemin anglais, convoquant les chômeurs exprès le lundi matin à 8h30 en banlieue pour un poste qui n’entrait pas dans leurs compétences selon leur CV, ou n’en assurant jamais plus le suivi s’il y entrait – j’en suis personnellement témoin. Il fallait faire du chiffre, tout en domptant les « ayant-droits » par un lever aux aurores et une « mobilisation » sans faille.

Pas de quoi rester « bon citoyen » très longtemps…

Palme d’or Cannes 2016

DVD Moi, Daniel Blake (I, Daniel Blake), Ken Loach, 2016, avec Dave Johns, Hayley Squires, Sharon Percy, Le Pacte 2017, 1h37, €10.00 blu-ray €15.00

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Très beau et très faux Rousseau

Voltaire n’aimait pas Rousseau et il avait bien raison. Les Français se sont entiché de Rousseau depuis toujours, et particulièrement après 68 où l’éducation à l’Emile a fait florès tandis que la thébaïde de la Nouvelle Héloïse titillait les fantasmes écolo et que les Confessions ravissaient les egos de l’individualisme croissant. Voltaire et Rousseau avaient deux tempéraments à l’opposé. Ils se disaient tous deux persécutés par les Grands mais si Voltaire était critique, persifleur et prudent, Rousseau était constamment blessé d’amour-propre et cherchait le fouet pour justifier sa victimisation. Tout à fait ce qui se passe aujourd’hui avec les gilets jaunes. Voltaire soumet tout à la raison ; Rousseau se vautre toujours dans la passion, éperdu de sensibilité au point d’écrire n’importe quoi dans la fièvre, d’appliquer la grande métaphysique aux petites choses simples et de se poser en charlatan de vertu.

Pour Flaubert, Rousseau n’est pas pleinement adulte : il reste l’éternel immature, incertain, abandonné au hasard et aux passions. D’Alembert, dans son Jugement sur L’Emile, écrira que c’est « en mille endroits l’ouvrage d’un écrivain de premier ordre, et en quelques-uns celui d’un enfant. » Rappelons que pour les Classiques, à la suite des Grecs antiques, la raison maîtrise et ordonne les passions mais que, dans le même temps, nulle volonté n’est possible sans les instincts. Il s’agit donc d’une dialectique où la vitalité des désirs est canalisée par l’intelligence pour servir le vouloir. Rousseau, lui, n’équilibre en rien ces trois ordres. Il est tout passion, porté à se raconter lui-même, narcissique en n’importe quelle œuvre, se justifiant de ses échecs en accusant la société de rendre les hommes « méchants ». Accuser les autres, c’est se dédouaner de ses faiblesses. Joly de Fleury, dans son Réquisitoire en condamnation de ‘L’Emile du 9 juin 1762, dira de lui « qu’il borne l’homme aux connaissances que l’instinct porte à chercher, flatte les passions comme les principaux instruments de notre conservation ». Le Genevois comme le gilet jaune rabaisse l’humain en ne lui faisant pas crédit de ce qui le distingue de l’animal : sa faculté d’intelligence.

Rousseau ne sait pas se régler, pas plus que les casseurs jaunes. Pour son premier succès, le Discours sur les Arts et les Sciences soumis à l’académie de Dijon à 37 ans en 1750, il décrit à M. de Malesherbes le 12 janvier 1762 : « je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j’en répandais. » D’où l’opinion que nombre de ses contemporains auront du Genevois, résumée par Grimm dans sa Correspondance Littéraire à la date du 15 juillet 1755 à propos du Discours sur l’Inégalité : « Ses vues sont grandes, fines, neuves et philosophiques, mais sa logique n’est pas toujours exacte, et les conséquences et les réflexions qu’il tire de ses opinions sont souvent outrées. De là il arrive que quelque plaisir qu’un livre aussi profondément médité vous fasse en effet, il reste toujours un défaut de justesse qui jette des nuages sur la vérité, et qui vous rend mal à votre aise… »

L’idée fixe de Rousseau sera de condamner la société en ce qu’elle corromprait l’homme. Or on ne naît pas homme, on le devient… par la société des hommes. Les « enfants sauvages » nous l’ont bien montré, délaissés par les humains et élevés par des loups. De même, le fameux « bon sauvage » tant vanté par les philosophes n’est qu’un fantasme d’Occidental : où paraissent, dans les descriptions utopiques, les malheurs de la vie sauvage ? Le Paradis retrouvé n’est qu’un désir projeté, pas une terrestre réalité. La société se bâtit en commun, pas en la refusant en bloc. En Chrétien, Rousseau ne peut accepter le tragique de l’existence. Fils de Dieu, il voit l’homme comme Dieu en petit, donc « naturellement bon ». Que la volonté de Savoir (qui l’a fait chuter du Paradis terrestre) soit mêlée de curiosité et de doute lui est insupportable. Cet idéalisme de Rousseau répugne à Flaubert comme avant lui à Voltaire, Diderot, d’Alembert, Grimm… Il plaît en revanche majoritairement aux femmes, Madame Roland, Madame de Staël, à l’abbé Morellet, à Mirabeau, séduits par ce sentiment de compassion que son cœur sut si bien ressentir, par sa vertu sincère et son éloquence. D’où le « soutien » aux gilets jaunes : les gens soutiennent l’idée qu’ils se font d’eux, sorte de Robins des bois qui se rebellent contre la gabelle et les archers du prince ; ils ne soutiennent pas la réalité du gilet qui braille sans rien proposer, ni celui qui casse par impunité.

En fait, les sentiments de Rousseaux n’étaient qu’imaginaires, tournant parfois au délire. Il confondait volontiers le vrai et le senti – tout comme l’opinion aujourd’hui. Son pessimisme originel (avatar du Péché du même nom) lui faisait dire sans preuve qu’« on n’a jamais vu un peuple une fois corrompu revenir à la vertu » (Réponse au roi de Pologne). D’où le no future des jaunes aujourd’hui. Grimm, dans sa Correspondance citée, au 1er décembre 1758, analyse bien le procédé : « M. Rousseau est né avec tous les talents d’un sophiste. Des arguments spécieux, une foule de raisonnements captieux, de l’art et de l’artifice, joints à une éloquence mâle, simple et touchante, feront de lui un adversaire très redoutable pour tout ce qu’il attaquera ; mais au milieu de l’enchantement et de la magie de son coloris, il ne vous persuadera pas, parce qu’il n’y a que la vérité qui persuade. On est toujours tenté de dire : cela est très beau et très faux… » Grimm (1er juillet 1762) : « Ce qui n’est pas moins étrange, c’est de voir cet écrivain prêcher partout l’amour de la vérité, et employer toujours l’artifice et le mensonge pour réussir auprès de son élève. »

L’irruption de Rousseau dans l’actualité n’est pas fortuite. Les idées du Genevois sentimental ont beaucoup influencé la Révolution française ; la Constitution de 1793 surtout dérive du Contrat Social. Or les gilets jaunes et leurs casseurs, Mélenchon et ses anticapitalistes niveleurs, s’en veulent plus ou moins les héritiers. L’abbé Morellet (Mémoires) écrira : « C’est surtout dans le Contrat Social qu’il a établi les doctrines funestes qui ont si bien servi la Révolution et, il faut le dire, dans ce qu’elle a eu de plus funeste, dans cet absurde système d’égalité, non pas devant la loi – vérité triviale et salutaire – mais égalité de fortunes, de propriétés, d’autorité, d’influence sur la législation… » C’est là que Flaubert voyait la bifurcation de la Révolution, dans ce retour à un néo-catholicisme de la sensiblerie et à la « gamelle » misérabiliste, au détriment du droit. Le droit, cette règle égale pour tous établie en commun et qui s’impose à tous – les gilets s’assoient dessus ; seul leur égoïste commande, le « moi je » libertarien issu de l’individualisme exacerbé que l’on croyait sévir surtout en Amérique. Tout le monde rabaissé pareil, si je ne suis pas le plus beau ou le plus fort !

Sans parler de cette tendance qui a submergé Rousseau et qui envahit tout gilet jaune ou rouge : la paranoïa. La Harpe écrivait, à propos des Confessions : « C’est l’ouvrage d’un délire complet. Il est bien extraordinaire, il faut l’avouer, de voir un homme tel que Rousseau se persuader pendant quinze ans (…) que la France, l’Europe, la terre entière sont ligués contre lui… A travers cette inconcevable démence, on voit percer un orgueil hors de toute mesure et de toute comparaison (…). On y voit le besoin de parler continuellement de soi, de se louer démesurément, sans même avoir l’excuse de réclamer une justice qu’il avoue lui-même n’être pas refusée à ses écrits ; une mauvaise foi révoltante qui suppose contre lui des accusations folles et atroces que jamais on ne lui a intentées, et un mal que jamais on n’a voulu lui faire. On y voit cette double prétention, dont l’une semble incompatible avec l’autre, de fuir les hommes et d’en être recherché ; et l’injustice de se plaindre que tout le monde s’éloigne de lui, quand il a voulu repousser tout le monde » (Correspondance Littéraire, lettre 168).

Edifiant, non ? « L’injustice de se plaindre que tout le monde s’éloigne de lui, quand il a voulu repousser tout le monde » est la description exacte des gilets jaunes qui ne veulent ni voter, ni participer au débat, ni se présenter, ni proposer un projet, ni désigner un quelconque porte-parole… : « une mauvaise foi révoltante ». Ouvrez donc les yeux : au fond, vous « soutenez » qui ?

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Individualisme monstre

La modernité est une libération : l’individu est reconnu en tant que personne plutôt qu’en tant qu’appartenant à un seigneur, un royaume, une religion, un clan, une lignée. L’éducation vise à le libérer de l’obscurantisme, des superstitions et des préjugés pour l’amener à penser par lui-même et à rester critique sur l’opinion commune. Le travail le libère des exigences minimales de manger, dormir et se soigner en lui assurant un salaire. La démocratie lui donne une voix dans les affaires de la cité (la politique), tandis que la fiscalité prélève pour assurer les services collectifs tels que la défense, la police, la justice, la formation, les accidents de l’emploi, la retraite et la santé. Tout devrait donc aller au mieux dans le meilleur des mondes.

Mais ce n’est pas ainsi que cela se passe. L’éducation est trustée par une caste de profs qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vos enfants et qui sont restés longtemps minés par l’idéologie à la mode, le marxisme. Il ne s’agissait pas d’amener les élèves à penser par eux-mêmes mais à penser idéologiquement « juste », c’est-à-dire à déformer leurs esprits en inoculant des préjugés tenaces sur l’économie (forcément exploiteuse), les riches (non méritants et forcément méchants), le travail (un esclavage), l’égalitarisme (démocratique, forcément démocratique), la révolution (évidemment nécessaire pour « changer le monde »). Le travail est vu comme une corvée, pas comme un épanouissement – sauf chez les artistes, artisans et professions libérales peut-être. Chacun attend avidement la retraite (patatras, on la taxe d’une CSG supérieure !).

La démocratie, tout le monde s’en fout et, puisqu’elle règne depuis plus d’un siècle en France, elle est considérée comme « normale », tel un air qu’on respire. Participer ? Surtout pas ! Voter ? Bof, l’offre commerciale des candidats ne fait plus jouir depuis la grande illusion du « Changer la vie » de Mitterrand en 1981. Les idéologies sont mortes, comme les religions sauf une, la plus violente.Les gens passent donc lentement du tout social de la collectivité, de l’entreprise à vie, de la patrie, au chacun pour soi, dans sa famille, sa bande de potes, son association, son village ou son quartier, parfois sa région lorsqu’elle a gardé une identité. L’individualisme exacerbé atomise la personne en la rendant monade solitaire : divorce aisé, enfants sous pension alimentaire, compagne ou compagnon changé comme de kleenex, travail non investi sauf par peur du chômage, papillonnage politique, manifs pour rien. Le règne du « moi je » ne vise que la satisfaction de ses propres désirs.

D’où la « post-vérité », moment où les faits objectifs sont remplacés par les affects émotionnels et les croyances personnelles. Un fait est « vrai » si l’on ressent qu’il est vrai et qu’on le croit vrai, pas s’il l’est réellement. Chacun sa vérité, c’est mon ressenti, des goûts et des couleurs… Comment faire société de ces aveuglements ? Rien ne tient plus si chacun voit midi à sa porte. Du libéralisme politique avant-hier est né le libertaire des mœurs et l’ultralibéralisme économique d’hier, allant jusqu’aux libertariens américains d’aujourd’hui, parents des anarchistes européens du XIXe en plus radical. Autrement dit la société est passée du collectif ensemble au chacun pour soi. Ce qui signifie qu’un homme est un loup pour l’homme et que règne le droit du plus fort. Dont Trump, cette pointe avancée de l’hyper-individualisme anglo-saxon est le représentant clownesque : un égoïsme sûr de lui et dominateur.

Dès lors, chacun s’agglomère à nouveau en clan, en tribu, car la solitude fait peur si chacun menace tous les autres. Les « réseaux sociaux » remplacent dans leur anonymat les vrais gens. Le panurgisme est plus facile si l’on suit le mouvement, la mode, le flux. Il l’est moins lorsque l’on débat entre quatre yeux. On en revient au féodalisme, l’allégeance à un chef de circonstance qui dit tout haut ce que chacun croit penser tout seul. D’où l’auto-enfermement du refus chez les plus craintifs, qui sont aussi les plus bornés par hantise de se faire avoir. Ce sont les extrêmes à droite, à gauche et ailleurs puisque ceux qui portent gilet n’ont choisi ni le brun, ni le rouge, mais le jaune, la couleur du joker. Rappelons-nous qu’à la dernière élection présidentielle de 2017, plus de 47% des électeurs ont voté extrémiste au premier tour avec 78% de participation ! Le vécu émotionnel a remplacé le vote rationnel et le mouvement anarchique des gilets jaunes n’en est que la lamentable continuation. La démocratie d’opinion remplace la démocratie de compétence. Mais peut-on faire une politique durable avec une opinion forcément versatile ?

Car le durable est dévalué. La culture générale a été délaissée au prétexte qu’elle était sélective et « bourgeoise » – mais par quoi l’a-t-on remplacée ? Par les listes de chien savant des jeux télévisés ? La tête bien faite a été éliminée au profit du savoir se vendre, bien dans l’esprit de marchandise contemporain. Or il existe des souffrances morales et psychiques des individus en France, que la société délaisse ou traite de façon anonyme ou méprisante (les relations épistolaires avec Pôle emploi en sont un triste exemple !). Mais les exclus de l’horreur économique qui râlent contre « le capitalisme » sont à fond dans ce qu’il exige : le vide des esprits pour remplir leur temps de cerveau disponible de toutes les choses à consommer. L’information en continu privilégie ce qui choque et qui fait vendre au recul et à l’analyse. La mise en scène théâtrale et le storytelling sont un grand remplacement de l’intelligence par le tout-formaté, prêt à consommer et à penser. Qu’en disent les écolos, qui prônent la décroissance et le durable ? On ne les entend guère, tout enamourés qu’ils sont devant les manifs où ça pète.

La violence dont font preuve les plus radicaux des embrigadés jaunes est admise, voire admirée par nombre de gilets qui n’iraient pas eux-mêmes casser. Être violent serait une preuve de sincérité, ce serait se mettre physiquement en cause. Mais au mépris des autres, de leur travail et de leurs droits à eux aussi : approuve-t-on le saccage d’un kiosque à journaux qui prive de son salaire de smicarde la kiosquière ? Approuve-t-on la mise en danger d’une femme et de son bébé qui ont le tort d’habiter au-dessus d’une banque ? Approuve-t-on cette haine de classe qui fait d’une habitante du 8ème arrondissement un ennemi à griller comme un vulgaire cochon ? J’y vois pour ma part un jeu dangereux avec les limites acceptables en société. Ces casseurs incendiaires sont dans le chacun pour soi : il ne faudra pas s’étonner le jour où un autre face à eux, tout aussi légitime dans sa « colère » et prêt à défendre violemment sa vie en se mettant en cause comme eux, leur balancera à bout portant une batte de baseball dans la tête. Lorsqu’il n’y a plus de droit, chacun crée son propre droit, avis aux intellos fascinés par la violence des autres.

Ils ont la culpabilité honteuse d’avoir trop peur de se mettre en cause physiquement et d’en rester aux idées générales, confortablement assis à leur bureau. L’intello comme individu peut être intelligent et critique ; les intellos en bande deviennent bornés et totalitaires – communistes, nazis, maolâtres et islamo-gauchistes l’ont montré à l’envi ces dernières décennies. Les idolâtres des gilets jaunes le prouvent aujourd’hui. Pourquoi tant d’autoproclamés intellos n’analysent-ils pas et ne mettent-ils pas en perspective cette jacquerie fiscale qui dégénère en illusion révolutionnaire pour le pire (des poutiniens d’extrême-droite aux anarchistes d’extrême-gauche black bloc) ? Par suivisme de tribu ? Par intimidation de leurs pairs encore plus révolutionnaires (en chambre) que les révolutionnaires (dans la rue) ? Par souci de rester à l’avant-garde, dans le vent de l’histoire ?

Or, plus l’individu est libre, plus il se sent victime. D’où la paranoïa galopante de tous sur tous les réseaux. On « se méfie », toute initiative est forcément prise pour « vous gruger », toute réforme faite pour « le pire ». Comme si figer la situation actuelle était la solution.Mais oui, l’individu est plus libre aujourd’hui qu’hier ! Ce qui implique qu’il s’implique au lieu de tout attendre de maman ou de l’Etat – ou de ne rien attendre de personne. Liberté exige responsabilité – et la liberté fait peur malgré les matamores qui en ont plein la bouche. La monade urbaine se sent vulnérable, désarmée ; l’autiste des banlieues se sent menacé, persécuté ; le solitaire des campagnes se sent incompris, isolé, matraqué par les taxes. L’individualisme en excès engendre des monstres. La méfiance de tous contre tous règne en maître.

Telle apparaît désormais la France au monde entier, cette pauvre nation parmi celle qui prélève le plus d’impôts et qui redistribue le plus aux plus démunis de toute l’OCDE, celle où les « inégalités » ont le moins augmenté sur les dernières décennies…

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Il n’est pas interdit d’interdire

Faut-il réprimer le désir ? Le désir jaillit sans limite, il ne saurait y avoir de « désir durable » comme on le dit du développement. Mais faut-il pour cela obéir aux diktats de mai 68 qui en faisaient le dieu ultime ? Nous changeons de monde, le bouleversement actuel le démontre à l’envi, ne faut-il pas changer aussi de façon d’être ? Pourquoi le laisser-faire intégral des mœurs serait-il Bien, alors que le laisser-faire intégral des affaires serait Mal ? Peut-on séparer l’attitude privée de l’attitude dans les affaires ? Ce n’était pas l’avis d’Adam Smith, pape du libéralisme, qui avait écrit une Théorie des Sentiments Moraux (1759) avant La Richesse des Nations (1776). Car les affaires sont aussi affaires de mœurs.

Que nous changions de génération est la grande découverte de ces dernières années. Les enfants du baby-boom sont désormais trop vieux pour imposer leurs manières et les excès qu’ils ont eus ramènent le balancier dans l’autre sens. Rappelez-vous mai 1968 : « interdit d’interdire », « faites l’amour, pas la guerre », « sous les pavés la plage ». Plus de limites aux désirs, l’immédiat de l’adolescence cigale plutôt que la prévoyance adulte des fourmis bourgeoises. Tout travail est une aliénation de la liberté ludique, place au bon plaisir, sous prétexte de ‘lutte contre l’exploitation’ de tous par quiconque.

C’était mignon en 1968 à 20 ans (l’amour et la générosité quand on n’a rien), égoïste et arriviste en 1988 à 40 ans (chacun pour soi quand on a quelque chose), catastrophique en 2008 à 60 ans lorsque les subprimes, stock-options, traders et autres Madoff ont fait vaciller le système financier mondial (moi d’abord, consommation effrénée et fric quand on n’a plus que ça pour se sentir encore jeune), apocalyptique à 70 ans, à la veille de 2018, quand menace la guerre nucléaire internationale, la guerre de religions entre continents, la guerre des ventres en Europe et la guerre civile des gauchistes contre les fascistes (surenchère velléitaire, indignation de bureau, manif sur les réseaux, impuissance qui vient…). Le libertaire sympathique a évolué en ultralibéral arriviste puis en libertarien prédateur avant de se muer en vieillard libidineux de ses désirs passés… L’homme est redevenu un loup pour l’homme. Le désir en revient à se restreindre, au moins de pudeur, sinon de règles ; au moins vis-à-vis des autres, sinon de la planète : ne plus consommer à outrance, tempérer ses envies, chercher à ne pas épuiser (ni à s’épuiser).

Sauf que je n’y crois pas une seconde : le désir est un torrent instinctif qui fait ce qu’il veut. Tout le processus d’éducation (famille) d’instruction (école), de civilisation (société et culture) et de spiritualité (religions) vise à dompter et à canaliser ce désir – quitte à faire de certains désirs des « maladies » socialement répréhensibles ou punies dans l’au-delà.

Heureusement que le désir existe, sinon nous n’aurions idée de rien, tout nous paraîtrait fade et sans attrait. Mais le désir déchaîné, tel qu’on l’a fantasmé en mai 68, a eu les conséquences qu’on sait : déstructuration intime, frustrations sociales, destruction de la planète. Les hédonistes égoïstes ont compensé par l’arrivisme et le m’as-tu vu à tout prix, dont le fric est un instrument. La culture commune doit reconnaître le désir, mais le dompter et l’orienter sans l’étouffer ni le refouler. Freud a inventé le Surmoi qui, selon lui, discipline et sublime le ‘ça’. Mais il redécouvrait le fil à couper le beurre pour les lourds bourgeois viennois car Platon en parlait déjà dans La République comme d’une nécessité sociale. Les désirs naissent de la vitalité intime et se révèlent durant le sommeil, « quand la partie de l’âme qui est raisonnable, douce et faite pour commander à l’autre est endormie, et que la partie bestiale et sauvage, gorgée d’aliments ou de boisson se démène et, repoussant le sommeil, cherche à se donner carrière et à satisfaire ses appétits. Tu sais qu’en cet état elle ose tout, comme si elle était détachée et débarrassée de toute pudeur et de toute raison : elle n’hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère ou tout autre, quel qu’il soit, homme, dieu, animal ; il n’est ni meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s’abstienne ; bref, il n’est pas de folie ni d’impudeur qu’elle s’interdise » (Livre IX).

Platon, en bon Grec pondéré, distingue les désirs nécessaires des désirs superflus. Ces derniers sont définis comme « le désir qui va au-delà (…) désir qu’on peut, par une répression commencée dès l’enfance et par l’éducation, supprimer chez la plupart des hommes, désir nuisible au corps, non moins nuisible à l’âme, à la sagesse et à la tempérance » (Livre VIII). Ce sont des « désirs prodigues », non des « amis du profit » – ainsi le dit Platon. Il faut donc « réprimer » ces désirs et les canaliser au profit du bien commun et de l’utile à soi. Pour Platon, sagesse est tempérance et plus l’on est tempéré, plus l’on est sage. L’éducation est répression des désirs infantiles, l’instruction est répression des désirs hédonistes, la civilisation est répression des désirs égoïstes, la religion est asservissement de tous ses désirs à son seul dieu (ce qui est un excès). Le petit d’homme doit apprendre à se maîtriser, à travailler, à servir la société comme la culture universelle – mais pas à s’abolir en son dieu (même laïc sous le nom de Socialisme ou Communauté nationale ou Droit de l’Homme) sous peine d’enfer infini. Discipline, travail et service étaient justement les trois horreurs de la jeunesse 68 ! Faudrait-il en revenir à la société précédente qui les valorisait ?

Allez, disons-le, serait-ce « réactionnaire » ? Le terme connote en effet une idée de revenir à ce qui était. De fait, Platon préfère les oligarques, plus disciplinés et tempérants que les démocrates. Mais il déteste plus encore les tyrans, qui sont les démocrates dévoyés, ceux pour qui les désirs sont des ordres, surtout les leurs. « De l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce » (Livre IX). C’est bien ainsi que la crise de 1929 s’est terminée en Allemagne, en Italie, au Japon… Aujourd’hui, la licence de tout laisser-faire dans les mœurs a abouti à l’anarchie prédatrice du chacun pour soi dans les affaires : crédits irremboursables, gratifications sans causes, trading sans limites et autres escroqueries en pyramide. En plus futile mais de même eau, les politiciens battus aux dernières élections multiples en France, veulent leur revanche, leur « troisième tour social », le « pouvoir de la rue » (qui est en fait le pouvoir du seul tribun qui remue les foules, comme Hitler savait le faire et que Mélenchon le tente). Ces actes égoïstes, signes de mœurs déréglées, ne risquent-ils pas d’appeler une réaction violente des autres, gouvernants ou gouvernés ? Une nouvelle tyrannie à venir ?

Si Platon n’était en effet pas un démocrate, le monde a changé et la culture s’est enrichie. On ne réclame pas aujourd’hui le retour à l’aristocratie (de naissance), tandis que l’oligarchie (de fait) montre ses méfaits : les prédateurs au pouvoir en Russie, les communistes du parti en Chine, les patrons-énarques en France, les lobbies du pétrole, de l’armement et de l’agriculture aux Etats-Unis, l’armée en Algérie et au Pakistan, les mollahs en Iran et le dictateur suprême en Corée du nord et au Venezuela – entre autres. La « démocratie » nous suffit, même si nous avons conscience qu’elle n’est qu’un idéal sans cesse à bâtir, tenté d’oligarchie à chaque minute – si on laisse faire.

Mais Platon avait raison : sans éducation dans la famille, instruction à l’école et civilisation dans la société, l’homme n’est que bête. Bestial infantile à vouloir tout, et tout de suite. Bêta égoïste à foutre les autres et à se foutre des autres. Bête immorale à ne respecter ni dieu ni maître, ni même une quelconque règle. Nous ne réclamons surtout pas le retour à la société d’avant 68, répressive, hiérarchique et disciplinaire – ce caporalisme moraliste qui hante la société française depuis Napoléon (aussi bien dans la droite morale que dans la gauche morale). Nier la réalité des désirs ne sert à rien : ils sont là et se manifestent comme une source irrépressible qui jaillit. Mais les maîtriser sert à soi-même pour se construire, et à la société pour servir au projet commun. On ne naît pas homme, on le devient. Oui, l’éducation, l’instruction et la civilisation –  tout ce qui maîtrise les désirs – nous rendent humains !

Il n’est pas interdit d’interdire, ni de faire la guerre malgré l’amour, ni de retourner aux pavés après la plage.

Platon, La République, 428 avant JC, Garnier-Flammarion 2016 traduction Georges Leroux, 810 pages, €10.00, e-book format Kindle €2.99

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Mark Twain, Aventures de Huckleberry Finn

mark twain aventures de huckleberry finn gf

Huck est le copain sauvage de Tom Sawyer ; vagabond intégré (si l’on ose cet oxymore), il entre dans la bande de bandits que l’imagination de Tom crée au village. Mais si Tom est civilisé, fantasque mais bourgeois, farceur mais moral, Huckleberry reste un naturel du pays, étouffant dans les vêtements, aimant dormir dans les bois, pêcher le poisson-chat, faire griller du lard sur un feu de camp. Son adoption par la veuve Douglas l’a enfermé, rhabillé et contraint. S’il aime l’école parce qu’il est curieux de tout, il a un besoin physique de courir les bois, si possible la chemise ouverte et les pieds nus. « Les vêtements et moi, on s’apprécie pas trop », avoue-t-il au chapitre XIX.

Il fugue, puis est rattrapé par son père, un ivrogne incapable qui l’a laissé choir de puis plus année et qui ne revient qu’avec une idée fixe : s’emparer du magot gagné par le fiston, que le juge Thatcher gère pour lui. Huck fait mine de se soumettre. Élevé à la dure, le gamin accepte les taloches et les gnons que son jeune corps vigoureux sait encaisser, mais il tient à la vie. Il a une peur bleue de ces crises de delirium tremens qui saisissent son paternel dès qu’il a lampé quelques dollars de gnôle. Lorsque l’adulte le poursuit en hurlant dans la cabane de rondins, brandissant un couteau de boucher, c’en est trop et le gamin s’enfuit, tout en mettant en scène ingénieusement son propre meurtre à l’aide du sang d’un cochon et d’un gros sac de cailloux traîné jusqu’à la berge.

Il observera avec délectation le vapeur tourner dans l’eau en tirant des coups de canons destinés à faire remonter son corps noyé à la surface – en vain. C’est dans cette île déserte Jackson, où il établi son camp de robinson, dans le souvenir des jeux avec Tom et sa bande, qu’il a rencontré Jim, esclave de Miss Watson, la sœur de la veuve Douglas, qui compte le vendre pour une bonne somme.

huck finn elijah wood parmi les bourgeoises

Huck aime Jim, aussi sauvage que lui au fond malgré les apparences, car il aime autant que lui la liberté de penser et de se mouvoir. Jim est presque sans instruction, tout envoûté par les superstitions des Noirs, mais il n’est pas sans bon sens. Toucher une peau de serpent fait-il venir les ennuis ? Huck n’y croit qu’après que les ennuis soient venus, pragmatique.

Les aventures vont dès lors s’égrener avec, pour décor, le Père des eaux, ce grand fleuve Mississippi qui est tout un continent pour l’auteur. Femmes naïves de village, paysans rusés, mauvais garçons et escrocs, chasseurs de nègres et rudes bateliers, le garçon et son compagnon noir vont faire la route, celle qui initie à la vie par la liberté. Non sans peurs, sueurs froides, humour : « Il n’y avait personne au temple, sauf un porc ou deux car la porte n’avait pas de verrou et les porcs ils adorent les sols en grosses planches en été à cause de leur fraîcheur. La plupart des gens, si vous avez remarqué, ils vont au temple seulement quand ils sont obligés, mais les porcs c’est différent » XVIII.

huckleberry finn et jim sur le radeau

Non sans expériences sensuelles non plus. Huck est âgé de 14 ans selon les Carnets de l’auteur, il a la sensualité brute de cet âge : sur le fleuve, « on était toujours nus, le jour et la nuit, si les moustiques nous embêtaient pas » XIX, notamment nus sous l’orage, la peau en ravissement sous les trombes d’eau tiède, chapitre XX. Pressé par Jim de se renseigner pour savoir si le radeau a passé ou non Cairo, la ville cruciale pour atteindre les États abolitionnistes, Huck ôte tous ses vêtements et va nager jusqu’à un train de bois pour écouter les flotteurs parler de la navigation. Mais il sera découvert, un matelot « a posé sa main sur ma peau chaude, tendre et nue », raconte Huck avec délices (XVI). A poil, il est traîné devant les hommes qui le reluquent, l’interrogent et le menacent du fouet. Il s’en tirera avec sa langue bien pendue et pourra plonger pour rejoindre la berge. II l’a échappé belle mais a somme toute pris plaisir à cette aventure – sauf qu’il ne sait pas si Cairo est près ou loin.

huck finn elijah wood

Il perd Jim dans le brouillard, puis tombe à l’eau et se retrouve dans une famille sudiste où règne depuis 30 ans la pire des vendettas. Le père, les cousins, les fils, jusqu’au gamin de13 ans, sont tués à coups de fusil par l’autre famille, elle aussi amputée ; seule l’une des filles, amoureuse d’un garçon de l’autre bord, réussit à fuir l’absurdité humaine avec son promis. Huck retrouve Jim, recueille deux escrocs qui entubent les villageois crédules par des spectacles jugés si mauvais et une tentative de captation d’héritage – que le goudron et les plumes finiront par expulser les compères. « Il vaut mieux risquer la vérité, qui serait peut-être moins dangereuse qu’un mensonge », médite-t-il au chapitre XXVIII. Huck assiste aussi à l’imbécilité de foule, qui décide de lyncher un homme, « un vrai », qui a tué son insulteur chronique, mais que la lâcheté fait renoncer face à son attitude ferme.

Il découvre la vie, Huck, la bêtise humaine et l’absurdité sociale. Que reste-t-il de l’humanité ? Pas grand-chose : l’amour, l’amitié, l’honneur peut-être. Il a même pitié des crapules, par « conscience » – ce que l’auteur n’approuvait pas, peut-être censuré par sa femme à qui il faisait relire le manuscrit pour qu’il soit présentable à la vente.

Il aime le nègre Jim qui l’appelle son « poussin » ; lui qui n’a pas eu de père, il en fait une sorte de tuteur. Quand le bouffon « descendant des rois de France » pseudo « Lewis le dix-septième » vend Jim pour 40$, Huck découvre que, si sa conscience exige de rendre Jim à sa propriétaire, son cœur exige plutôt qu’il rende à l’esclave sa liberté (XXXI). Jim et lui ont vécu tant d’aventures et d’émotions ensemble que le jeune garçon refuse à « devenir meilleur » pour « devenir mauvais » selon la société, faisant le choix de la personne Jim plutôt que de « la morale » de la société. Le garçon devient lui-même en devenant adulte.

huck finn elijah wood et jim

D’où la fin incongrue, qui voit le retour de Tom Sawyer. Nous sommes au théâtre, Tom, probablement plus jeune d’un an, se fait auteur, réalisateur, interprète d’un beau rôle qui vise à faire évader le nègre Jim. Même s’il est déjà affranchi par sa maîtresse sur son lit de mort, Tom se garde bien de révéler ce détail, tout à son jeu. Nous ne pouvons nous empêcher de rire, notamment au chapitre XXXIX « les rats », même si le changement de registre est patent. Hemingway n’aimait pas cette chute, qu’il trouvait déplacée et grand guignol. Peut-être est-ce pour comparer la maturité toute neuve de Huck avec un Tom encore en enfance, futur écrivain et histrion dont le rôle est de légender le réel ? Peut-être est-ce la leçon sociale que Huck a acquise sur le fleuve, après avoir rencontré tant de spécimens humains irrationnels ? « J’ai gardé ça pour moi sans rien laisser paraître, c’est ce qu’il y a de mieux pour éviter les disputes et les embêtements » XIX. Ainsi laisse-t-il Tom monter son jeu, du moment que l’objectif rencontre le sien : libérer Jim de l’esclavage. « Je ne me soucie pas de la manière de faire, tant que c’est fait » XXXVI.

Tom est la face Mark Twain dont le côté pile est Samuel Clemens peut-être plus proche de Huck. Le gamin débraillé est en effet un « naturel » du Mississippi, il jouit en naturiste et parle nature. Il est le bon sauvage du mythe, l’idéal chrétien des pionniers américains. L’auteur a écrit le livre de 1876 à 1885 comme une aventure, sans savoir où il veut aller et dans une langue orale, familière, voire crue. Il aime manifestement ce fils littéraire, c’est ce qui fait son charme toujours neuf car Huck est enfant passant progressivement à l’âge adulte, brute acquérant une civilité, les émotions en devenir, l’intelligence qui s’ouvre.

Courage, sensibilité, âme pure du fleuve, Huckleberry Finn est le parfait garçon d’Amérique dont le nom est celui de l’airelle nord-américaine, vu par un auteur humoriste de la seconde moitié du XIXe siècle. Il est candide, donc neutre, capable de tout mais avec générosité, selon l’idée (passablement rousseauiste) qu’un cœur sain sait remettre sur le droit chemin une conscience déformée par la morale apprise de la société, trop souvent factice. Refus de la mentalité européenne de caste, refus du conformisme cul-bénit des vieilles filles, refus de toute autorité non légitime, l’adolescent Huck est un libertarien, le pionnier de la Frontière par essence. Il grandira, mais demeurera cet homme libre que l’enfance a révélé et béni.

Mark Twain, Aventures de Huckleberry Finn, 1885, édition intégrale Garnier-Flammarion 2014, 352 pages, €8.50
Mark Twain, Aventures de Huckleberry Finn, 1885, édition « jeunesse » (expurgée ?) Folio junior illustré par Nathaële Vogel, 2010, 392 pages, €8.20
Mark Twain, Aventures de Huckleberry Finn, 1885, avec illustrations d’époque, in Œuvres, traduction nouvelle Philippe Jaworski, Gallimard Pléiade 2015, 1581 pages, €65.00

DVD Les aventures de Huckleberry Finn, 2003, Stephen Sommers, avec Elijah Wood, Walt Disney France, €13.00
DVD Les aventures de Huckleberry Finn, de Peter Hunt avec Patrick Day, Rimini édition 2014, €11.78 ou Omnitem communication, €14.99
J’ai vu en 1968 la belle série TV Les Aventures de Tom Sawyer, de Wolfgang Liebeneiner, avec les gamins Roland Demongeot et Marc Di Napoli – mais elle est introuvable.

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Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer

mark twain oeuvres pleiade
Une belle aventure de gamins dans la première moitié du XIXe siècle au bord du Mississippi. L’auteur, père fondateur de la littérature populaire américaine, né en 1833 sixième de sept enfants, a passé sa jeunesse de 4 à 18 ans dans le village d’Hannibal au bord du grand fleuve. Il en a fait St Petersburg pour Tom Sawyer. Le village, c’est la famille, même pour Huck Finn qui n’en a pas ; le fleuve, c’est l’aventure, le grand large, le rêve d’être pirate ou brigand. Ainsi l’enfance est-elle constamment tiraillée entre confort et audace, tendresse et courage, discipline imposée et démon de ne pas tenir en place.

Les jeunes personnages des garçons Tom et Huck, des filles Becky et Amy, sont vrais; ils sont tirés de la réalité et du talent de conteur. Si Tom saute la palissade plutôt que de sortir par la porte ouverte, les garçons d’aujourd’hui en font autant, j’en ai un sous les yeux, 11 ans, qui ne manque jamais d’escalader la grille plutôt que de tourner la poignée. Il a besoin d’exercer ses muscles, de dépenser son énergie prépubère, jouant volontiers en tee-shirt à col bayant par douze degrés dehors. Tom, dont la tante a cousu le col de chemise à sa veste pour qu’il ne se débraille pas, le découd en sortant de chez lui : comme tous les jeunes garçons en croissance constante, son corps supporte mal les contraintes vestimentaires.

tom sawyer fait boire le chat

Samuel Clemens s’est fait appeler Mark Twain à 20 ans avant de passer son brevet de pilote de bateaux à vapeur sur le Mississippi en 1859. La « marque deux » signifie qu’il reste deux brasses sous la quille, juste de quoi passer les hauts fonds qui ne cessent de bouger sur le fleuve. Tom et Huck tous les deux sont l’auteur, les deux faces qui le tiraillent depuis l’enfance – les deux faces du peuple américain depuis les origines : le conformisme moral et la vie sans entraves, la Bible et l’existence de pionnier.

Tom est orphelin, vaniteux, malicieux, qui aime qu’on s’intéresse à lui, mais il se montre aussi courageux et généreux ; Huck est fils d’ivrogne, en guenilles, discret et naïf, plus hédoniste que rebelle, heureux de sa complète liberté au jour le jour. Les gamins aiment aller sans contraintes, pieds nus dès le printemps, se frottant aux épines et aux pierres en escaladant les murets, s’éraflant la peau comme les habits et aimant ça, étouffant sous les vêtements qu’ils débraillent, déchirent et salissent sans souci, n’hésitant pas à s’en dépouiller pour se baigner dix fois par jour ou jouer nus aux Indiens, ornés de bandes de boue sur le torse. « Ces fichus habits qui m’étouffent », dit Huck à Tom, « on dirait qu’il n’y a pas d’air qui peut passer à travers ».

kuck finn et tom sawyer film Selznick 1938

Cette liberté fait vivre Huck le gavroche dans un tonneau, comme Diogène, se nourrissant de ce que les gens lui laissent par gentillesse ou en échange de services rendus. Tom, lui, est flanqué d’une tante sévère au cœur d’or, d’un petit demi-frère Sid, enfant modèle et cafteur, et d’une cousine adorable qui est un peu sa grande sœur. Il est amoureux d’Amy, puis de Becky (fille de juge), pour laquelle il se fera fouetter avant que le couple ne se perde lors d’une fête dans une grotte, trois jours durant. Le garçon révélera sa noblesse et sa vaillance en persévérant, protecteur, pour trouver la sortie malgré la fatigue et la faim. Mais il n’aura pas hésité, avant cet exploit, à fuguer près d’une semaine sur une île du fleuve avec ses deux compères Huck et Joe, vivant à l’aise comme des pirates, nus tout le jour et dormant à la belle, même sous un orage formidable qui les trempe comme une soupe.

tom sawyer statue

Ils seront aussi témoin d’un meurtre dans le cimetière à minuit, Tom témoignant in extremis pour sauver l’accusé innocent, Huck prévenant juste à temps les voisins d’un crime prêt de se commettre. Joe l’Indien (le coupable) représente tout ce que la sauvagerie peut avoir de fascinant et d’angoissant dans ce pays encore neuf. Ils trouveront un trésor, le magot amassé par l’Indien plus celui d’une bande trouvé dans une cachette. Mais si Tom finit par épouser la civilisation avec la fortune, la fille et son adoption par le juge, Huck reste ce pré-soixantuitard qui préfère l’ici et maintenant à l’accumulation pour l’avenir. Cigale plutôt que fourmi, libertarien plutôt que capitaliste, naturel (volontiers naturiste) plutôt que citadin. Il s’épanouira dans un second tome.

tom sawyer joue nu aux indiens

Les enfants pensent à la mort, se demandent si l’on tient à eux, sont soucieux du regard des autres – en bref, ils pensent à l’amour. Tom surtout cherche à se mettre en scène, à composer les scénarios des aventures qu’il fait jouer à la bande de garnements dont il est évidemment le chef, et à faire de beaux discours pour les raconter ensuite en enjolivant son rôle. Il est l’auteur du livre, il est le bon vendeur américain, il est le gamin éternel. Ce trait de personnalité n’est pas pour rien dans l’attachement que l’on a pour lui.

L’éditeur anglais a prédit que le livre plaira aux jeunes garçons mais aussi aux philosophes et aux poètes. Il est devenu un classique même si Aventures d’Huckleberry Finn, qui suivra, est mieux réussi, et si l’hypocrisie du politiquement correct censure impitoyablement le mot « nègre » qui apparaît plusieurs fois. Comme s’il suffisait de bannir un mot pour que la chose disparaisse… Les relations de la police américaine avec les Noirs de nos jours prouvent qu’il n’en est rien, même si on les appelle Afro-Américains, ils n’en restent pas moins affreux Américains dans la (bonne) conscience collective.

Nous sommes avec Tom dans le paradis de l’enfance, toujours à la lisière du dressage social et de la liberté sauvage du corps et des pulsions. Cette tension fait tout le sel de la vie rêvée des jeunes garçons. Mark Twain écrit pour les petits Américains ce que Robert-Louis Stevenson écrivit pour les petits Anglais : son île au trésor.

Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Œuvres, traduction nouvelle Philippe Jaworski, illustrations originales de True W. Williams, Gallimard Pléiade 2015, 1581 pages, €65.00
Mark Twain, Les aventures de Tom Sawyer, 1876, Garnier-Flammarion 2014, 288 pages, €5.40
Mark Twain, Les Aventures de Tom Sawyer suivi de Les Aventures de Huck Finn, format Kindle, Amazon media, 1655 Kb, €1.94

DVD Tom Sawyer, 1973, réalisation Don Taylor avec Jodie Foster et Johnny Whitaker
DVD The Adventures of Tom Sawyer, 2002, réalisation George Cukor, avec Tommy Kelly et Ann Gillis, Prism, €4.78

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Partis extrémistes ou partis de gouvernement ?

Le choix est plus grave qu’il n’en a l’air : ce sont moins les programmes qui comptent (un catalogue de yakas) qu’un choix entre décision représentée et décision imposée. Nos institutions sont représentatives. Elles sont républicaines car demandent leur suffrage au peuple res publica = la chose publique). Mais sont-elles « démocratiques » (demos = le peuple) ? Oui si l’on accepte que le peuple soit représenté, non si la représentation ne donne pas le peuple en sa diversité. C’est ce que contestent les partis extrémistes, mal représentés dans les institutions.

Ils n’ont pas forcément tort – mais leur donner entièrement raison serait dangereux.

Car qu’est-ce que « le peuple » ? Deux conceptions s’affrontent : la somme des individus et la masse indifférenciée des citoyens. La Révolution de 1789 était clairement en faveur des individus, réputés rationnels donc autonomes, et porteurs de droits universels par eux-mêmes avant la race, la religion, la nation ou la famille. La république terrible de 1793 était clairement pour la masse, la « souveraineté nationale » étant un bloc au-delà de tout individu, traduit uniquement par ses représentants, eux-mêmes dirigés par une secte étroite autour d’un leader charismatique (Robespierre). Montesquieu contre Rousseau, la France n’en a jamais fini avec cet écart.

Montesquieu était pour les contrepouvoirs, afin que chaque individu puisse s’épanouir librement, dans le cadre de lois pesées, soupesée et contrôlées par des institutions séparées : les droits de l’Homme l’emportaient sur les droits du peuple citoyen.

  • Nos institutions actuelles sortent en grande partie de Montesquieu, elles se méfient des parts et des partis, elles privilégient le débat mais laissent la main à l’Exécutif.

Rousseau était pour l’enthousiasme fusionnel où les personnalités s’abolissent en un élan citoyen qui emporte toutes les différences : la mobilisation générale était constamment requise.

  • La VIe République de Mélenchon voudrait une Assemblée unique mobilisée en permanence, avec un Exécutif soumis et référendum révocatoire des élus.
  • Napoléon 1er puis III, Pétain puis Marine Le Pen, préfèrent un Exécutif tout-puissant, justifié par des assemblées à leur botte, elles-mêmes sous le contrôle d’un parti unique.

melenchon le pen

La modernité promeut l’individu ; elle cherche à le « libérer » de ses appartenances de naissance pour lui offrir le choix de sa raison. L’idée est que chaque être humain est doué d’une faculté de penser et que tout ce qui empêche son libre exercice est à mettre en lumière et contrôler. Ce que contestent les collectivistes de toutes obédience : les intégristes religieux pour qui la seule raison est celle des commandements de Dieu, les communistes pour qui les lois scientifiques de l’Histoire s’appliquent malgré l’illusion du déterminisme personnel, les jacobins robespierristes pour qui la volonté générale prévaut sur toute volonté individuelle (la générale étant exprimée soit par les braillements de la rue manipulée, soit par l’orchestration d’un parti efficace, soit par une mobilisation militante de tous les instants et à tous les niveaux).

L’idéal de l’individu moderne est celui de Karl Marx : l’épanouissement des potentialités humaines contre toutes les contraintes religieuses, politiques, sociales, alimentaires, voire biologiques. De fait, la libération des Lumières aboutit au libéralisme politique, puis au laisser-faire économique, enfin à l’individualisme libertaire des mœurs – voire à l’égoïsme libertarien du refus de l’État. Karl Marx, lorsqu’il appelait à libérer l’Homme était un libérateur libéral, libertaire et libertarien – puisqu’il pronostiquait la disparition de l’État. Une partie de la gauche conserve cet idéal, une autre veut l’imposer de force – toujours dans l’avenir – en assurant le viol de l’Histoire par quelques-uns. Or si l’Histoire est « scientifique », elle va à son pas et personne ne peut la forcer ; si le volontarisme politique force le changement, il est amené à vouloir immédiatement un Homme nouveau contre le Vieil homme qui résiste. Donc à changer la société par décret : ce que fit Pol Pot sans état d’âme, avec les conséquences qu’on sait.

Mais la gauche n’est marxiste en politique que comme elle est keynésienne en économie : ne prenant que ce qui justifie sa prise de pouvoir. Être « de gauche » est un tempérament qui est légitime ; c’est être pour la justice, la solidarité et le souci de l’avenir. Mais adhérer aux partis de gauche est une autre histoire ! La gauche française a été prête à tout pour obtenir le pouvoir : la terre aux paysans en 1789, les manifs en 1848, la grève générale et les attentats antisystème sous Napoléon III, l’inféodation à Moscou dès 1920, l’État-providence et sa nostalgie après 1945, enfin aujourd’hui l’aspiration écologique d’apaisement – vision du monde typique de pays vieillissant qui s’épuise à courir après la jeunesse.

L’extrême de la gauche a toujours été dans la surenchère et refusé tout compromis. La gauche normale est fraternitaire, d’inspiration chrétienne ; la gauche extrême est mystique, dans l’illusion lyrique de faire l’histoire et de changer l’homme. La gauche institutionnelle respecte le régime et admet que les élections renvoient ses représentants jusqu’à une prochaine fois ; la gauche extrême croit la souveraineté populaire équivalente à la souveraineté divine et veut imposer par la force la volonté générale (qui n’est la volonté que de quelques-uns).

Or la démocratie directe est une belle utopie, qui fonctionne en cité restreinte (Athènes, le thing viking en Islande, la Commune de Paris, la Suisse des référendums aujourd’hui). Les pays étendus et complexes ne peuvent fonctionner ainsi par consensus immédiat. Certes, avec l’Internet et le niveau éducatif, le parlementarisme traditionnel doit composer avec l’initiative populaire : sondages, études, blogs, média, comités de citoyens, associations, élections, référendums. Il est possible et souhaitable d’introduire plus de participation des citoyens aux institutions comme le préconise Pierre Rosanvallon.

Mais les professionnels de la politique installés résistent, voulant garder pour eux ce pouvoir qui les valorise. L’électeur français le constate : il est très difficile de limiter le cumul des mandats, de contrôler les fonds alloués aux députés, d’obtenir la transparence sur leurs patrimoines. L’élu, en France, se croit oint de Dieu, la fonction valant sacralité. Ce qui n’est guère démocratique… Si jamais les élus en question placent la volonté générale avant la légitimité du fonctionnement des institutions, si le volontarisme politique doit l’emporter sur les procédures qui garantissent tempérance et contrôle – vous comprenez vite quel danger existe pour la représentation du peuple.

La tyrannie démocratique de Robespierre n’est pas loin, pas plus que celle de Hitler, de Staline, de Mao, de Pol Pot ou de Khomeiny. Au nom du peuple, au nom du Bien (qui est soit la race, soit la classe qui doit accoucher de l’Histoire à venir, soit l’orgueil national, soit la pureté d’existence, soit les commandements de Dieu), la démocratie se transforme en chose du peuple inféodée à une croyance et à ses clercs. L’Iran est une république – mais islamique ; l’URSS aussi était une république, fédérative et populaire, tout comme la République populaire de Mao. Le peuple n’est en ce cas plus composé d’individus mais embrigadé dans la religion collective. C’est autrement dit un retour à cet Ancien régime qui imposait à un pays donné un roi, une foi, une loi et déclarait la guerre de religion à tous ceux qui ne se conformaient pas aux mœurs et coutumes du royaume.

melenchon et bachar el assad

Ce pourquoi Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen sont à mettre dans le même sac. Malgré leurs différences de croyances, le résultat institutionnel est le même : j’veux voir qu’une tête ! L’instance derrière les institutions a, pour ces politiciens, tous les droits sur la société et sur l’individu. Une fois les leaders manipulateurs élus, les citoyens n’ont plus qu’à se taire, les élections seront trustées par les militants ; toute opposition sera éradiquée sans pitié comme anti-collective, contre le projet politique volontariste de la croyance, imposé par la force.

Jacques Julliard le montre admirablement : « A la lumière de la Commune de Paris, on mesure mieux qu’il ne s’agit que de deux modalités, l’une libérale, l’autre dictatoriale, de la même entéléchie : celle du pouvoir – c’est-à-dire la distinction des gouvernants et des gouvernés, le principe d’autorité appliqué à l’administration des hommes, le grand mensonge soigneusement entretenu, qui fonde la domination des politiques, des administrateurs, des patrons, des généraux, des juges, des prêtres, des intellectuels, sur la société tout entière » Les gauches françaises, p.303. La Commune de Paris était résolument CONTRE la dictature du prolétariat, CONTRE la représentation sans contrôle citoyen, CONTRE les professionnels de la politique qui sont très vite imbus de privilèges. Le citoyen d’aujourd’hui :

  • peut concevoir la professionnalisation de la politique – mais lutter pour qu’elle n’aille pas trop loin ;
  • accepter la représentation – mais assurée de contrôles (l’Assemblée par le Sénat, les lois par le Conseil constitutionnel, l’exécution du Budget par la Cour des comptes, la conformité au droit européen par la Cour de cassation, les droits de l’homme par la Cour européenne de justice, et les partis par les élections régulières) ;
  • mais il ne peut accepter la dictature partisane, qu’elle soit de droite ou de gauche, jacobine ou xénophobe.

On voit bien comment les professionnels de la politique peuvent confisquer la représentation nationale à leur profit pour assurer une dictature molle de leurs intérêts : c’est ce qui se produit en France, pays centralisé, endogamique, où les réseaux sont étroits et tenus, où les médias sont peu capables de faire un travail professionnel de vigilance et d’investigation. C’est aux citoyens que nous sommes de demander des comptes – en refusant surtout la surenchère des beaux-parleurs qui font sonner les grands mots pour préparer leur petit pouvoir personnel ! Garder le régime, mais le surveiller – l’extrémisme serait bien pire.

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Radicalisation de crise

L’Amérique reste qu’on le veuille ou non le phare du monde et ce qui lui arrive nous arrivera probablement aussi, avec une décennie de décalage. Ce pourquoi les réflexions suscitées par les dernières élections présidentielles aux États-Unis, rassemblées dans le numéro de janvier-février de la revue Le Débat (n°173, éditions Gallimard, €18.50) font penser à la France. Nos élections présidentielles de l’an dernier ont marqué une pente dont la campagne anti-Obama fut la caricature. Ce qui s’est produit là-bas risque de se produire ici, en 2017. Qu’est-ce à dire ?

Les États-Unis se sont montrés de plus en plus opposés à l’État et de moins en moins unis.

Les divisions raciales, culturelles, d’origines et de résidence géographique sont devenues criantes. En France, nous avons encore connu en 2012 le choc idéologique entre droite et gauche ; aux États-Unis, le choc est désormais entre communautés : Noirs contre Blancs, petites villes contre mégapoles (Washington, New York, Chicago, San Francisco), états du centre contre états des côtes, cols bleus contre cols blancs, industriels et commerçants contre intellos universitaires…

Cela nous menace-t-il ?

Sans aucun doute. Catholiques et Juifs se retrouvent contre un islam médiatique (différent de l’islam pratiqué) qui valorise l’image de l’intolérant, du macho et du terroriste. Il faut dire que les musulmans « normaux » restent frileux face aux surenchères salafistes et autres « Frères »; on ne les entend guère dans les médias… Les laïques sont partagés, anticléricaux mais « respectueux » (jusqu’à la lâcheté trop souvent) des cultures du monde, dont les opprimés et leur religion font partie. Les habitants des campagnes et des petites villes françaises ne se reconnaissent plus dans les grandes villes telles Paris, Lyon, Marseille, Toulouse. Ces mégapoles cosmopolites ne sont plus « la France » (voir la série Plus belle la vie dont les acteurs n’ont même pas l’accent de Marseille) ; leurs élites ne représentent plus la nation mais le nomadisme mondialisé ; leur culture, subventionnée d’État, ne dit plus rien aux éducations classiques. Pire : les partis de gouvernement sont mis dans le même sac de « l’UMPS » tant par Marine Le Pen que par Jean-Luc Mélenchon. Tous sont accusés d’être dans le vent, ploutocrates (que les intellos-économistes méprisants appellent « ultralibéraux »), dévoués au marché (« grand méchant ») et – pourquoi pas ? – aux maîtres du monde qui comploteraient (rumeur) la fin des peuples.

on est autiste

Le vieux fond humaniste résiste encore en France aux séductions de la manipulation ethnique et des théories du Complot, mais pour combien de temps ? Aux États-Unis, le parti Républicain devient récalcitrant, dédaigneux de tout compromis. Il s’agit presque d’une guerre de religion entre Républicains et Libéraux, les premiers étant à la fois conservateurs (moins d’impôts et moins d’État) et libertariens (moi-je, pionnier tout seul contre le monde pour refonder ici-bas la cité céleste) ; les « libéraux », là-bas, sont gens de gauche, en souvenir des Lumières – ce qu’ont bien oublié les archéo-marxistes français passés sous Staline et dont l’esprit ne s’est jamais remis. En France, la propension au refus de tout compromis est moins marquée mais contradictoire, la droite conservatrice (moins d’impôts mais plus d’État), la gauche plus individualiste que libertarienne (moi-je, narcissique – mais qui exige les autres pour faire son théâtre médiatique ou frimer sur les réseaux sociaux). Les Libéraux américains (parti Démocrate) sont keynésiens et partisans du New Deal, en France l’UMP et le PS aussi… sauf à réduire les déficits. De cette confusion multiculturelle surgissent de nouvelles radicalités aux marges. La rue du ‘printemps’ de droite en témoigne.

Il s’agit de crispation des petits Blancs : WASP aux États-Unis et petits commerçants, artisans, fonctionnaires en France contre « les étrangers » qui viennent saisir les opportunités d’emplois et bénéficient des prestations sociales parce qu’ils sont juste en-dessous en termes de revenus. Plus encore : ce lumpen proletariat bénéficie de la bienveillance des intellectuels, des politiciens et des faiseurs de lois, puisqu’ils sont considérés (à cause d’une vague culpabilité impérialiste ou coloniale) comme « victimes », forcément victimes. L’administration crée des quotas pour favoriser les Noirs aux États-Unis, Obama compte régulariser 11 millions de sans-papiers latinos (4% de la population, l’équivalent de 2.5 millions d’illégaux en France). Susan Sontag, gauchiste féministe new-yorkaise, n’est-elle pas allée jusqu’à déclarer que « la race blanche est le cancer de l’humanité » ? La psychologie de la domination remplace l’analyse de la société, c’est sans doute plus confortable intellectuellement et donne l’éternelle bonne conscience d’être avec les opprimés, mais sans travailler en rien ni à la production, ni à la redistribution sociale, ni à l’éducation des gens. Il y a trahison, aux États-Unis comme en France : le peuple (autochtone) pense que les élites (censées les représenter) les trahissent en favorisant les allogènes (qui ne veulent pas s’assimiler ou n’ont aucune incitation à le faire). Quel intérêt d’être conforme, s’il est plus avantageux de rester victime ?

Les élites de gauche préfèrent semble-t-il, aux États-Unis comme en France, les minorités biologiques aux classes sociales, l’état de nature à la construction historique et politique de la société. Limousine Liberals et bourgeois-bohêmes n’ont que faire du peuple, qu’ils méprisent. La dernière mode en politique est d’oublier ouvriers et employés (Blancs) pour favoriser toutes les minorités ethniques ou de « genre » (qui voteront « bien »). Une fois au pouvoir, la loi remplace l’éducation. Les gais-lesbiens-bi-trans sont plus chouchoutés pour convoler, adopter et procréer que les hétéros qui maltraitent leurs enfants et ne savent pas les élever. Je l’ai écrit, je ne suis pas contre le gai mariage, mais je constate le sentiment naissant qu’il vaut mieux « être » que se créer, « naître » que s’éduquer. Mieux vaut être Noir homosexuel illettré sans papier que Blanc hétéro cultivé intégré… Ce serait ça la gauche ?

De plus en plus nombreux sont ceux qui s’interrogent plus ou moins confusément : à quoi cela sert-il donc de bien travailler à l’école, de vouloir faire carrière, de payer des impôts ? Dans la France de Hollande plus particulièrement, où « les riches » sont désignés comme boucs émissaires de tout ce qui ne vas pas (au-dessus de 3000 € par mois – soit le salaire moyen d’un fonctionnaire en fin de carrière – selon la fiscalité présidentielle), où les « entrepreneurs » sont méprisés a priori et considérés comme vaches à lait fiscales, où une caste restreinte aidée de communicants et d’avocats (Brafman, Veil, Fouks, Hommel) se protège de la loi commune, où « la recherche » est vue comme l’avenir en paroles mais dernière roue du carrosse en réalité (les étudiants brillants partent à l’étranger, comme les innovateurs en Californie : « trop de lourdeur, trop de casse-têtes administratifs et juridiques ») – où 38% des Français déclarent dans un sondage récent qu’ils quitteraient la France s’ils pouvaient… Quel merveilleux projet politico-social ont nos gouvernements depuis le début du nouveau siècle pour que plus d’un tiers des adultes actifs veuillent fuir !

fesses et bobos

Quoi d’étonnant à ce que le populisme monte ?

Tea Parties aux États-Unis et extrémistes en France se radicalisent contre les élites qui les ignorent et font une politique qui va contre leurs valeurs et leurs intérêts. La volatilité des électorats, déboussolés par le changement non accompagné, par la promotion de minorités sans autre explication que « l’égalité » par principe (seraient-ils « plus égaux » que les autres ?), va s’accentuer – aux États-Unis comme en France. Pire : le grand inquisiteur fiscal est pris la main jusqu’au coude dans le pot à confiture des paradis fiscaux; le grand argentier présidentiel a des intérêts aux îles Caymans ! Faites ce que je dis, pas ce que je fais : voilà le discours politique de la gauche « morale ». Après le stupre, le lucre, les Strauss-Kahn et Cahuzac (sans parler des seconds couteaux Guérini, Lamblin, Andrieux, Teulade, Kucheida… et autres hollandais volant) font du président « normal » une image qui pousse au cynisme. Après la fracture sociale, la fracture morale ? Après le « président des riches » des affaires et de l’industrie, le « président des nouveaux riches »  de la fonction publique et du carnet d’adresses ?

Ce qui veut dire que tout dirigeant élu, Obama comme Hollande, n’a plus de « mandat » des électeurs, seulement des « opportunités » de circonstance. D’où l’espèce de fuite en avant de François Hollande sur les questions libertaires (mariage gai, récidive, vote des étrangers, voler au secours du « pauvre » Mali, « moralisation » des moeurs des copains) pour masquer les vraies questions – qui sont de classe et de mondialisation : chômage, déficit public, fiscalité, encouragement à l’entreprise, politique européenne, émergence de la Chine.

Nous ne sommes pas encore au point atteint par les Américains, mais nous y venons.

Sarkozy caresse l’idée d’un retour radical en politique ; Mélenchon fourbit sa faconde, coupeuse de têtes ; Le Pen père, fille et nièce poussent leurs pions. Obama n’a gagné que parce qu’il a su mobiliser à la base, dans les comtés, en exploitant les données personnelles innombrables, glanées sur les réseaux sociaux et auprès des donateurs particuliers. Hollande en reste aux meetings de sous-préfecture et aux appareils obsolètes.

En France la droite ou la gauche extrêmes sont encore loin de mobiliser vraiment la base et les réseaux sociaux. Pour le moment… mais  d’ici 2017 ? Le radicalisme, c’est dans 4 ans.

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