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George Sand, Indiana

Le mari, la femme, l’amant, un thème classique du romanesque revu et moralisé par une femme auteur voulant peindre la psychologie. Delmare, un colonel de l’Empire en demi-solde à la fin de sa soixantaine, Indiana son épouse, une jeune créole de l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) de 19 ans seulement et Raymon, l’amant arriviste fils unique charmeur et égoïste. Voilà pour les protagonistes, auxquels il faut ajouter Ralph, le protecteur, mi-grand frère, mi-papa, qui s’est occupé d’Indiana orpheline lorsqu’elle avait 5 ans et lui 15, en butte à un père bizarre et violent. En quatre parties, chacun des personnages sera abordé dans ses profondeurs pour faire du tout un « roman de mœurs ».

Indiana est mal mariée, son époux est sans esprit, sans tact et sans éducation, un vrai militaire sorti du rang. Il a le sens des affaires – et de l’honneur, ce qui le ruinera. Il n’est pas tout mauvais mais mal adapté à sa tendre et chère qui, femme trop tôt, rêve et bovaryse pour le beau-parleur Raymon de Ramière (nom dans lequel l’on pense irrésistiblement au ramier), incarnation d’une société égoïste. Pour lui, faire tomber une femme est un jeu plus qu’une nécessité sexuelle. Ralph, qui aime profondément Indiana, fait ménage à trois en restant chaste et flegmatique, en baronnet anglais athlétique aux émotions renfermées. Raymon est tout d’abord subjugué par Noun, la servante créole d’Indiana, aussi naïve que lascive selon les conventions du temps. Mais lorsqu’il aperçoit sa maitresse, plus chic, il lâche la proie pour l’ombre et le drame se noue dans l’excès romantique et la mort romanesque. La chute du gouvernement Martignac en août 1829 incite Ralph, très investi comme Doctrinaire (conciliateur entre monarchie et révolution), à fuir en province et à chercher une compagne dans l’exil, donc à écrire à Indiana qu’il avait rejetée à Paris. La politique se mêle aux sentiments, George Sand tient à ce que les passions soient incarnées de façon réaliste dans leur époque et non pas dans l’abstrait.

Toutes les faces de « l’amour » sont abordées, du conventionnel bourgeois d’un mariage d’intérêt (la fortune pour elle, les soins des vieux jours pour lui) à l’amour fou romantique (illusoire et narcissique), et à l’amour fraternel ou paternel, filial, entre un être jeune et un plus vieux. Les trois peuvent-ils fusionner ? C’est ce que laisse entendre l’auteur sur la fin, dans une synthèse audacieuse qu’elle a soin de situer hors de la société, dans une sorte de paradis des amours enfantines à la Paul et Virginie.

Mais le roman est aussi social, voire « moral ». Tel personnage représente la loi qui « parque nos volontés comme des appétits de mouton » p.5 Pléiade (le mari colonel), l’autre l’opinion (la vieille tante parisienne), un troisième l’illusion (l’amant mondain). Le message transmis est « la ruine morale » de la société sous Charles X (le roman commence en 1827). Le type est « la femme, l’être faible chargé de représenter les passions opprimées, ou si vous l’aimez mieux, opprimées par les lois » (qui empêchent le divorce depuis la Restauration et soumettent comme mineure juridique depuis le code Napoléon, la femme au mari). C’est ce retour réactionnaire qui donne à l’époque sa « décadence morale » p.7. Aurore Dupin, alias George Sand, a eu plusieurs maris et pléthore d’amants. Elle écrit ce premier roman avec sa chair, sa passion et sa colère en quatre mois, sans plan préconçu. D’où le plan bancal mais surtout la souplesse du style et les envolées de certaines pages.

Le succès fut immédiat, près de 2000 exemplaires vendus, ce qui relativise les ambitions des auteurs d’aujourd’hui… C’est que les lecteurs étaient surtout des lectrices de « salons », ce qui perdure de nos jours, les salons d’hier étant aujourd’hui les profs des médiathèques et l’opinion de province. George Sand s’est trouvée surprise de son succès et pas très heureuse au fond. Pour elle, « le peuple des petites villes est, vous le savez sans doute, la dernière classification de l’espèce humaine. Là, toujours les gens de bien sont méconnus, les esprits supérieurs sont ennemis-nés du public. Faut-il prendre le parti d’un sot ou d’un manant ? Vous les verrez accourir. Avez-vous querelle avec quelqu’un ? ils viennent y assister comme à un spectacle ; ils ouvrent les paris ; ils se ruent jusque sous vos semelles, tant ils sont avides de voir et d’entendre. Celui de vous qui tombera, ils le couvriront de boue et de malédiction ; celui qui a toujours tort c’est le plus faible. Faites-vous la guerre aux préjugés, aux petitesses, aux vices ? vous les insultez personnellement, vous les attaquez dans ce qu’ils ont de plus cher, vous êtes perfide, incisif et dangereux » p.141, 3ème partie chap.19. Il n’y a rien à redire au portrait social de la France provinciale – si ce n’est qu’elle s’est désormais répandue sur « les réseaux sociaux » comme opinion commune.

L’auteur donnait son avis sur les personnages, intervenant comme le chœur antique version morale pour en guider la lecture. Cet aspect original a plus ou moins déplu et l’auteur l’a éliminé dans les éditions suivantes. Mais le roman s’en trouve déséquilibré et l’édition de la Pléiade reprend le texte de l’édition première, plus authentique. Il n’apparaît plus gênant aujourd’hui que l’auteur intervienne comme personnage à part entière ; cela lui donne une position d’observateur et donne du relief à la psychologie de chacun.

Au total, les phrases sont longues et le verbe abondant, comme au XIXe, ce qui peut rapidement lasser les illettrés pressés d’aujourd’hui. Mais la littérature y gagne et l’économie des passions reste prenante.

George Sand, Indiana, 1832, Folio 1984, 395 pages, €8.00 e-book Kindle €0.70

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Huysmans, En route

Quatre ans de rédaction pour ce livre « blanc » après le livre « noir » de Là-bas ; Huysmans conte en effet non plus le satanisme mais le catholicisme mystique. En route après En rade aussi ; non plus la ruine sexuelle à la campagne mais le ressourcement spirituel au monastère. Il est attiré par la religion de son enfance au travers de l’art, croyance délaissée depuis sa communion.

Retour au Moyen Âge : « Ah ! la vraie preuve du Catholicisme, c’était cet art qu’il avait fondé, cet art que nul n’a surpassé encore ! c’était, en peinture et en sculpture les Primitifs ; les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique c’était le plain-chant ; en architecture, c’était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait, flambait en une seule gerbe, sur le même autel ». Le plain-chant surtout est pour lui la musique véritable, sans instrument, sans polyphonie, sans modulation, sans rythme. Le pur chant humain de la prière pour « révérer, adorer, servir le Dispensateur, en lui montrant, réverbéré dans l’âme de sa créature, ainsi qu’en un fidèle miroir, le prête encore immaculé de ses dons » p.1171 Pléiade.

C’est dire que sa « conversion » n’en est pas une, il s’agit plutôt d’un retour à « l’avant c’était mieux », d’une réaction au siècle bourgeois hanté par la question sociale. Les ouvriers comme les patrons sont égoïstes et habités par le goût du lucre, écrit-il dans le dernier chapitre, p.1459. La vie monastique de la Trappe, qu’il goûte une dizaine de jours, représente pour lui le socialisme idéal : égalité absolue, pauvreté universelle, travaux à chacun selon ses capacités et nourriture et vêtements à chacun selon ses besoins. Il montre ainsi que le socialisme de Marx et des partis politiques vient tout droit du christianisme, de ce rêve du pécheur qui ne veut pas que son voisin ait ou ne soit plus que lui, tous unis dans la dévotion d’un Père. Au monastère, « le salaire n’existant plus, toutes les sources des conflits sont supprimées » dit le supérieur de la Trappe d’Igny (de l’Âtre dans le roman). Sauf que le sexe est banni et qu’il n’existe ni femme ni famille au monastère – et que toute amitié est interdite par la règle.

Ce phalanstère est aussi une utopie écolo, une Notre-Dame des landes dans la Marne, les moines cultivant leur potager, élevant leurs cochons, fabriquant leurs fromages et tissant eux-mêmes leurs vêtements. Seuls « les impôts » du siècle obligent à monter une « fabrique de chocolat » pour les payer. Il montre ainsi que l’écologie des idéologues romantiques et des partis politiques vient tout droit du christianisme, de ce rêve du pécheur qui ne veut pas que son voisin ait ou ne soit plus que lui, tous unis dans la dévotion à la terre Mère.

Durtal, personnage principal de Là-bas, a perdu ses amis des Hermies et Carhaix de maladies, le premier d’une fièvre typhoïde, le second d’un flux de poitrine. Il se retrouve donc seul et célibataire à plus de quarante ans dans Paris. Écœuré par ses expériences sexuelles, surtout depuis que la goule Chantelouve de la messe noire lui a fait souiller involontairement une hostie consacrée qu’elle avait mise dans son vagin (détail croustillant !), il songe à se retirer du monde. Il fréquente les églises de Saint-Sulpice, Saint-Séverin, Notre-Dame des Victoires, le petit couvent de la rue Monsieur ; il lit sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix, Catherine Emmerich, saint Denys l’Aréopagite, saint Bonaventure, Angèle de Foligno ; il s’intéresse à la bienheureuse Lidwine, Hollandaise grabataire « expiant par ses douleurs les péchés des autres » p.1205. Car le grand argument de la Mystique est qu’il s’agit de compenser par la prière et par la « substitution » les douleurs des autres : souffrir les affres de la Passion pour prendre sur son dos les péchés du monde… Un masochisme catholique suicidaire quand on y pense, bien dans la ligne de cet ici-bas méprisable et de la chair honnie. Huysmans reprend même la théorie que la Révolution française n’est advenue que parce que les couvents et monastères ont sombré dans la Commende et qu’ils se sont effondrés de l’intérieur, n’encourageant pas les vocations, donc tarissant le flux continuel des prières. « La Terreur n’a été qu’une conséquence de leur impiété. Dieu, que rien ne retenait plus, a laissé faire » p.1463.

Durtal, personnage tourmenté d’incertitudes et ravagé de débauche – comme l’auteur – dialogue tout au long des chapitres avec lui-même, constituant l’histoire du roman. « Il avait eu jusqu’à cette heure, dans le ciel interne, la pluie des scrupules, la tempête des doutes, le coup de foudre de la luxure, maintenant, c’était le silence et la mort. Les ténèbres complètes se faisaient en lui » p.1408. Sa part d’ombre, il l’expulse sur ce bouc émissaire commode qu’est le « diable », invention des sectes apocalyptiques juives reprise avec enthousiasme par le christianisme pour imposer son pouvoir idéologique sur les âmes et la puissance temporelle de ses clercs. Le diable s’immisce au fond jusqu’au fond de lui et ergote, suscitant des arguments physiques, passionnels et rationnels pour le faire douter. La nuit, il rêve de sexe torride et « sent » au réveil une forme glisser de son lit… Il est en bref un grand nerveux dévasté, un angoissé aux fantômes imaginaires, un petit enfant qui a besoin de son Père – à 40 ans ! Il est « une âme effarée par la Grâce », écrit-il à Jules Huret en 1895.

Deux parties, la parisienne errant d’église en église sans jamais y trouver le repos ; la seconde à la Trappe dans une cellule nue en ne mangeant que des légumes à l’eau mais avec une discipline et une liturgie qui libèrent. Peu d’action mais un cheminement intérieur nourri d’érudition sur les saints et saintes mystiques (hommage aux femmes, pour une fois) – toute une suite d’inventaires que l’auteur affectionne comme un bambin compte ses jouets. Il découvre avec délices les trois étapes spirituelles monastiques : vie purgative, illuminative et unitive ; il en reste ici à la première.

L’art catholique comme vecteur de la Grâce divine, tel est le projet. « Les cagots et les dévotes » qui peuplent le catholicisme moderne le débectent car, « décidément cette religion est aussi terre à terre que la Mystique est haute ! » p.1395. « Des cafards et des pleutres ! Presque tous avaient l’aspect louche, la voix huileuse, les yeux rampants, les lunettes inamovibles, les vêtements en bois noir des sacristains ; presque tous égrenaient d’ostensibles chapelets et, plus stratégiques, plus fourbes encore que les impies, ils rançonnaient leur prochain en quittant Dieu. Et les dévotes étaient encore moins rassurantes » p.1200. Le lecteur notera malicieusement que l’auteur reprend la caricature que l’on fait du Juif pour parler du Catholique, au moment même où l’affaire Dreyfus débute dans un déchaînement de haine émissaire (1894).

Mais pour suivre l’auteur, il faut y croire. Pour Huysmans, la foi « c’est l’irrésistible entrée d’une velléité étrangère en soi » p.1296. Comme le diable, Dieu agit dans sa créature – censée n’avoir donc aucune volonté, aucun libre-arbitre. Il suffit de se laisser faire… Nombre de lecteurs et lectrices se sont convertis à son époque après lecture du roman ; Péguy, Claudel, François Mauriac ont reconnu son influence sur leur génération. Certains aujourd’hui y reviennent pour « retrouver » le catholicisme essentiel.

Mais cette secte latine du christianisme continue par dogme à haïr ce monde-ci au profit d’un autre monde possible ; de vilipender la chair et le sexe sans reconnaître (comme un Platon) son statut d’intermédiaire vers le Bien, le Beau, le généreux ; de mépriser intelligence et savoir au nom de l’Obéissance et de la Soumission obscurantistes, vantant « l’idiot (…) sublime (…), la preuve que l’âme s’identifie avec l’Eternelle Sagesse, plus par le non-savoir que par la science » p.1394.

Le sexe, cette hantise, ce « péché originel » qui reproduit la faute par l’hérédité ! « Au collège où chacun s’attentait et cariait les autres ; puis c’était toute une jeunesse avide, traînée dans les estaminets, roulée dans les auges, vautrée sur les éviers des filles [leur vagin…] et c’était un âge mûr ignoble » p.1342. Description dantesque de l’esclavage des sens vécu dans la honte et le remords alors qu’il pourrait être vécu dans la santé et la lumière sans tous les oripeaux et falbalas de la transgression des Commandements attribués à un dieu supérieur. Ce qui fait le « mal » est le regard des autres, la honte sociale, plus que l’acte naturel lui-même ! Lui fournir un « sens » tordu est le dé-naturer, violer son innocence et rendre faussement « coupable » l’acteur. A noter le constant rabaissement méprisant de la femme perçue comme tentatrice, vase du diable, égout du péché : « De quelque côté que l’on se tourne avec la femme, on souffre, car elle est le plus puissant engin de douleur que Dieu ait donné à l’homme ! » p.1230.

En bref un roman pour les convertis ou pour ceux qui veulent comprendre et le siècle et la religion.

Joris-Karl Huysmans, En route, 1895, Folio 1996, 672 pages, €10.30

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, En rade

Dans la suite de ses titres courts, comme des interjections, l’auteur s’attaque cette fois aux paysans. Jacques et Louise fuient la ruine et les créanciers de Paris et se réfugient, le temps que soient réglées leurs affaires, chez l’oncle de l’épouse, dans la Brie. Il occupe avec sa femme un pavillon dans le parc du château de Lourps, en ruines, que le propriétaire, parisien, n’entretient pas. Mais il y a de la place et, si les pièces sont moisies et ruinées, elles offrent un toit au couple.

C’est l’occasion de belles pages sur le paysage de la campagne, écrites d’un style florissant et fluide. C’est l’occasion aussi de faire vivre les gens du coin au naturel, dans la veine naturaliste, en reproduisant leur langage. Le facteur ivrogne et glouton, la tante aux bras de camionneur, le curé qui expédie les messes, l’épicière obèse et enceinte (immonde vision !) qui exige quarante sous pour que sa péronnelle de fillette passe prendre la liste des commissions commandées. Mais Huysmans est un rêveur spéculatif qui préfigure le surréalisme. Il entremêle ses chapitres de réel avec trois chapitres de rêves, faisant (mal) alterner le jour et la nuit, le conscient et l’inconscient. C’est bancal mais intéressant. Dans le chapitre sur l’exploration lunaire, le lecteur se croit chez Jules Verne !

Il reste que la vie paysanne n’est guère réjouissante. Ce ne sont que récriminations sur le labeur physique harassant des champs, les problèmes sexuels des vaches et des jeunes, l’avarice pour l’argent et la bouffe, la cruauté envers les chats et les chat-huant. Ce n’est que crasse, superstition et ruse madrée – sans parler des aoûtats aux chaleurs et de la boue partout à la saison des pluies. L’église est lépreuse et les oiseaux de nuit fientent sur le Christ nu qui branle, laissant puer leurs proies mortes derrière l’autel. Les jeunes au bourg vont à tour de rôle, entre deux verres de vin, dans la même chambre de l’auberge pour les baisers et pelotages, puis par couple dans les bosquets de la campagne pour la baise ; une fois le polichinelle apparent, le curé se charge de régulariser. Ce n’est que machisme primaire envers des femelles déjà laides à 10 ans. Que galopades d’enfance, braillements vantards de jeunesse et parler fort d’adulte. Il faut être né dedans, et resté inculte, pour y trouver le bonheur.

Huysmans le pessimiste remet à sa place Rousseau et ses idéalismes, dont George Sand était l’héritière contemporaine : les mœurs et la morale de la campagne sont pires qu’à Paris. L’insensibilité, le cynisme et la rapacité bourgeoise trouvent leur origine directement dans le tempérament paysan. Après tout, le bourg(eois) est le cultivateur monté au bourg et enrichi dans le maquignonnage et le trafic, pas plus.

Ce qui a fait scandale et a été censuré par la revue qui a publié le roman en chapitres sont, outre les allusions au sexe direct entre jeunes, les scènes de vêlage et de saillie du taureau. C’est cru, brut, nature. Et les bourgeois ont horreur de la nature, des éléments bruts et de tout ce qui n’est pas apprêté ou cuit (jusqu’aux babas devenus bobos puis écolo-végano-puritains d’aujourd’hui).

Ce qui a été reconnu comme précurseur est le recours à ce qui deviendra plus tard la psychanalyse, via les symptômes de la « névrose » (qui s’avère le stade ultime de la syphilis) et surtout les rêves. Ils sont interprétés selon Wundt, Sully et Radestock, nés respectivement en 1832, 1842 et 1857. L’exploration imaginaire de la lune évoque, selon Gaston Bachelard, un dégoût mortifère de la matière organique et une préférence pour le minéral, figeant la vie dans l’immobilisme et la mort. L’adoption de la robe de moine de l’auteur sur la fin de sa vie ne sera qu’un enterrement dans le siècle avant la mort définitive. Jusqu’au château lui-même comme figure de l’inconscient humain, de belle apparence mais délabré de l’intérieur, aux volets déglingués mais aux souterrains massifs et labyrinthiques qui conduisent on ne sait où. Huysmans évoque « un fil souterrain fonctionnant dans l’obscurité de l’âme » p.810 Pléiade.

Cette immersion maternelle dans la terre qui ne ment pas, cette régression à l’enfance à la campagne, cette expérience du château ruiné mais solide font pendant aux rêves de luxure avec Esther violée par Assuérus, l’arpentage de la lune avec sa femme, la rencontre de la Grande Vérole hideuse. Ils rendent le retour à Paris à la fois nécessaire et médical. L’air est plus sain mais l’on étouffe en province : d’ennui, de mesquinerie, de décombres. Surtout ne pas rester en rade dans le bled, isolé et ignoré de tous, sans aucune perspective que de voir la pluie tomber ou le soleil griller. Vivement les livres, le théâtre et la « contre-nature » de l’existence urbaine !

Joris-Karl Huysmans, En rade, 1887, Gallimard Folio 1984, 256 pages, €8.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, A rebours

L’auteur rompt avec le naturalisme de ses précédents romans : plus de putes populacières, de mariages arrangés dans le médiocre ni de vieux garçons amollis dans le célibat. Il aborde le symbolisme avec un nouveau personnage : l’aristocrate décadent au raffinement épuisé, l’esthète réfractaire.

Des Esseintes, avec son nom précieux de fleur rare, a consumé sa jeunesse en frasques sensuelles de toutes sortes : avec les filles, le jeu, la gastronomie, le théâtre. Il est désormais repu, fatigué, détraqué. Il est atteint de la maladie de sa génération, le nervosisme, l’exacerbation des nerfs que l’auteur qualifie, selon les médicastres du temps, de « névrose ». Freud lui donnera un autre sens mais l’essentiel s’y trouve : l’inconscient agit sur le corps et le Pessimisme fin de siècle, théorisé par Schopenhauer à ce moment, n’aboutit qu’à la dépression mentale, à l’acédie affective et au délabrement physique. Un Schopenhauer étrangement proche de L’imitation de Jésus-Christ traduite par Lamennais en 1844, « la résignation avec la panacée future en moins », écrira Huysmans à Zola. Car la vie est désespérante pour qui n’a pas l’énergie suffisante. Des enfants ? Surtout pas ! « C’était de la gourme, des coliques et des fièvres, des rougeoles et des gifles dès le premier âge ; des coups de bottes et des travaux abêtissants vers les treize ans ; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages dès l’âge d’homme ; c’était aussi, vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité ou dans un hospice » p.670. De quoi se flinguer – ou se convertir pour se consoler dans l’imagination d’un autre monde possible.

Réalisant sa fortune en terres, notre aristocrate encore jeune est devenu misanthrope. « Il flairait une sottise si invétérée, une telle exécration pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littérature, pour l’art, pour tout ce qu’il adorait, implantés, ancrés dans ces étroits cerveaux de négociants, exclusivement préoccupés de filouteries et d’argent et seulement accessibles à cette basse distraction des esprits médiocres, la politique, qu’il rentrait en rage chez lui et se verrouillait avec ses livres » p.558 Pléiade. Il investit dans une maison isolée à Fontenay-aux-Roses qu’il fait aménager selon ses plans. Tout doit être artifice pour éloigner « les nerfs » de la réalité trop crue. L’énergie vitale éthérée et vacillante du personnage ne peut supporter le vrai, le charnel, le réel. Il lui faut l’illusion de l’art, les préparations de la science, la cuisine prédigérée du « sustenteur » (ancêtre de la cocotte-minute), les supports littéraires et graphiques idoines à l’imagination, pour daigner vivre. Même le voyage à Londres s’arrête rue de Rivoli : le dépaysement imaginaire suffit à combler l’envie d’ailleurs.

Le soleil est donc tenu au-dehors comme la pluie, la lumière filtrée par un aquarium où composer des symphonies de nuances à l’aide de colorants. Il est vrai que le temps des pluies ne fait pas envie au déprimé chronique : « Sous le ciel bas, dans l’air mou, les murs des maisons ont des sueurs noires et leurs soupiraux fétident ; la dégoûtation de l’existence s’accentue et le spleen écrase ; les semailles d’ordures que chacun a dans l’âme éclosent ; des besoins de sales ribotes agitent les gens austères et, dans le cerveau des gens considérés, des désirs de forçat vont naître » p.633. De même l’orgue aux parfums permet d’ajuster l’odeur de la pièce aux états d’âme, tout comme la cave à liqueur contente le palais par des assemblages rares et les fleurs rares les bizarreries de la nature. Il n’est jusqu’à la bibliothèque qui ne soit sélectionnée, choisie et ordonnée selon les penchants intellectuels.

Dans cette thébaïde, des Esseintes vit reclus et solitaire, servi par un couple de vieux domestiques qui l’ont connu enfant, chargé des courses, de la cuisine et du ménage. Huysmans aurait pris pour modèle Robert de Montesquiou, croqué ultérieurement par Proust, lui aussi féru de chambre fermée où tout réel est banni, mais Montesquiou est fantasmé par l’imaginaire et le produit des Esseintes ne lui ressemble pas, qui apparaît plutôt comme un Werther névrosé, un précurseur de Dorian Gray, a-t-on dit.

S’ensuivent des chapitres entiers d’inventaires, très documentés avec les mots choisis, mais un brin fastidieux. Tout y passe du décor précieux, frisant le ridicule : les meubles, les souvenirs d’enfance, les livres en latin, l’agencement des pièces, les gravures et tableaux, les pierres précieuses, la religion, les fleurs, les maitresses, les parfums, la littérature contemporaine, la musique… C’est lassant à la lecture, même si l’on y trouve quelques pépites. Ainsi l’auteur préfère-t-il, parmi les auteurs de son siècle, Baudelaire, Villon, d’Aubigné, Bossuet, Pascal, Lacordaire, Goncourt, Verlaine, Poe, Corbière, Mallarmé et évidemment Zola son mentor.

Côté sexe, c’est plus ambigu. Des Esseintes est « à rebours » de tout le monde, donc plutôt porté à l’inversion. Deux épisodes avec de jeunes garçons sont saupoudrés comme en passant. Le premier, « un galopin d’environ 16 ans, un enfant pâle et futé, tentant de même qu’une fille » p.592 Il lui demande du feu et des Esseintes lui paie une pute, voulant l’accoutumer au plaisir et au luxe pour, en le privant quelques semaines plus tard, en faire un assassin. Déjà sadique, mais parfois tenté, comme souvent les catholiques, par « les anges » : « la religion avait aussi remué l’illégitime idéal des voluptés » remarque-t-il p.624. Le second, « un tout jeune homme », « échappé du collège ». « Du hasard de cette rencontre, était née une défiante amitié qui se prolongea durant des mois », dit l’auteur, elliptique p.624. Car il n’aime pas le sexe et il se contente des gravures de Callot ou des excentricités de Sade pour suggérer davantage. Ou se décentre chez Pétrone, l’auteur du Satyricon, qu’il prise fort avec sa description des mœurs de son époque, « la menue existence du peuple, ses épisodes, des bestialités, ses ruts » p.561. Mais c’est encore dans la Bible qu’il connait de troubles joies sensuelles avec Salomé qui danse nue devant le Tétrarque, couverte de pierreries qui pendouillent et dont le frottement fait ériger ses seins. Gustave Moreau la peint en « déité symbolique de l’indestructible Luxure, la déesse de l’immortelle Hystérie, la Beauté maudite » p.581.

C’est un roman somptueux, baroque et décadent qui fait date, constituant la rupture de l’auteur avec le naturalisme de Zola et l’ouvrant à la conversion catholique, huit ans plus tard. Tous ses romans ultérieurs sortent d’A rebours ; tous les thèmes y seront approfondis et développés. Fantaisie documentée, des Esseintes campe un type d’énervé devenu trop sensible, une « hérédité datant du règne de Henri III » p.624. L’histoire d’un détraqué fin de siècle, pessimiste sans Dieu qui finira par retrouver les bras de Maman selon la dernière phrase du roman : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir » p.714.

Joris-Karl Huysmans, A rebours, 1884, Folio Gallimard 1977, 430 pages, €8.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, A vau-l’eau

Jean Folantin est un minable. Jeune, pauvre, étriqué, chétif et boiteux, il n’a pas eu de chance – mais ne s’en donne pas non plus. Petit fonctionnaire dans un ministère, il gagne à peine de quoi se loger et se nourrir – mais ne veut faire ni son ménage, ni sa cuisine. Il ne « sait pas » mais surtout répugne à apprendre, à changer, à se prendre en mains. Comme il n’est pas beau, pas de femme ; comme il n’a pas d’argent, que des putes de bas étage ; comme il n’aspire pas à s’élever au-dessus de sa condition, par lâcheté intime, il végète et déprime. La faute à qui ? A la société ? A pas de chance ? Sa faute à lui, en grande partie.

Car tout le roman est sur ce ton geignard, désespéré, résigné jusqu’au comique. Folantin est un mélange de fol et d’enfantin. Un être qui serait méprisable si l’on devait mépriser ; il ferait plutôt pitié. Il se promène dans l’existence comme dans Paris, en observateur, jamais en acteur. Lit-il ? Des romans sans prétention dont peu lui plaisent, une cinquantaine en tout ; il répugne à l’histoire, est fermé à la science et au bricolage ; il avait des « amis » que leurs mariages ont éloigné (à cause de leurs femmes), des relations superficielles au fond car il est incapable d’en ressentir de vraies. « L’ami marié est toujours un peu embarrassé, car c’est lui qui a rompu les relations, puis il s’imagine aussi qu’on raille la vie qu’il mène et enfin, il est, de bonne foi, persuadé qu’il occupe dans le monde un rang plus honorable que celui d’un célibataire » p.497 Pléiade. Cette façon de voir n’a pas changé malgré la soi-disant « libération des carcans bourgeois » de mai 68. Folantin a bien un collègue qui tente de l’entraîner dans des pensions où dîner, mais il leur trouve trop de bruit, de fumée et de viandes coriaces ; dans des théâtres bouffons, mais il leur trouve trop d’outrance et de mauvais jeu. Rien ne lui va car il pète au-dessus de son cul, comme dirait son concierge. Au lieu de se contenter de ce qu’il a, de sa petite vie pépère – ou de se prendre en main pour l’améliorer – il récrimine et déprime.

De quoi en rire. Car ces réalités triviales de la chambre et du mastroquet sont outrées de réalisme, une dérive comme sur la mer lorsqu’Ulysse est poussé sans cesse par des vents contraires et échoue sur des rivages peu amènes. Solitude et tristesse le font tourner en rond, vraie bourrique sur laquelle pèse tout le poids de l’existence sans famille ni amis. Les forces le dépassent, l’individu qui s’émancipe avec la république se trouve isolé, soumis à l’économie impitoyable et aux modes de vie qui se standardisent : les avenues « américanisées » p.510 du baron Haussmann, le prêt à manger du traiteur, les bibelots à la chaîne. C’est le règne du faux-semblant, plats de rogatons, vin coupés, faux-cols : la société bourgeoise se nourrit d’apparences. Son individu moderne n’est « personne » comme Ulysse se déclare à Polyphème, monade urbaine, gibier de commerçants avides, pion d’administration – n’importe qui – in-signifiant. « Mécaniquement, sous le ciel pluvieux, il se rendait à son bureau, le quittait, mangeait et se couchait à 9 heures pour recommencer, le jour suivant, une vie pareille ; peu à peu il glissait à un alourdissement absolu d’esprit » p.502. Commençait alors le métro-boulot-dodo bien connu de la société en miettes, que toute « grève » ou toute intempérie affole dans ses routines somnifères – sauf qu’aujourd’hui les médiocres ont en plus le Smartphone, Internet et la télé pour capter leur temps de petit cerveau en rab.

Comme Huysmans, Folantin vit en célibataire dans le quartier Saint-Germain Saint-Sulpice, est petit employé de ministère, mange en gargote, donne son ménage à faire au concierge, se paye du sexe tarifé pas cher. Mais contrairement à lui, il n’écrit pas, ne lit pas, ne s’épanouit pas dans l’art, ne s’élève pas dans la carrière. Au fond, « seul le pire arrive » selon les derniers mots du roman. Une nausée contée avec la noire ironie de l’énergie vitale que l’auteur oppose à son personnage, celui qui aurait pu être lui-même dans un moment de lassitude.

Joris-Karl Huysmans, A vau-l’eau, 1882, dans Nouvelles : Sac au dos ; A vau-l’eau, Un dilemme, La Retraite de Monsieur Bougran, GF Flammarion 2007, 272 pages, €6.40

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, En ménage

Notre Joris-Karl poursuit son œuvre dans la veine des femmes, dont il a une vision pessimiste et qu’il méprise. Lui, célibataire persistant, s’est longtemps interrogé sur le mariage. Il met en scène deux amis, l’un seul et l’autre marié, et les fait dialoguer, expérimenter, s’élever à des considérations sur le couple lié ou délié. Tout cela s’inscrit, comme dirait Sartre, dans « la métaphysique du trou à boucher » : le sexe, inévitable, sujet de tourments physiques, moraux, sociaux.

Car il faut bien baiser : selon les préjugés du temps, l’homme en a besoin, hanté de périodiques « crises juponnières », « toutes les vieilles passions qu’on n’a pu placer, se lèvent et aboient quand un jupon passe ! » ; la femme le désire irrésistiblement avec « son obscène candeur des pubertés qui poussent, son hystérie sympathique des femmes de quarante ans, son vice compliqué des bourgeoises plus mûres ! » p.309 Pléiade. Comment arriver à baiser de façon bourgeoisement acceptable ? La prostitution est honnie (elle figure pourtant dans la Bible et même le Nouveau testament la pardonne), l’adultère touche à l’héritage (horrible perspective pour un bourgeois !), le plaisir est condamné (par une Eglise écartée par la République comme par la Morale sociale du convenable où chacun s’épie, se jauge et se méprise). L’amour ? Bof, il est rare ; l’intérêt bien compris plutôt. Car « les jeunes filles ! je les ai observées ce soir, tiens, les v’là : physiquement : un éventaire de gorges pas mûres et de séants factices ; moralement : une éternelle morte-saison d’idées, un fumier de pensées dans une caboche rose ! oui, les v’là, celles qu’on me destine » p.276. Mais tout fait entonnoir pour aboutir devant le maire : au mariage. Une fois le grappin mis dessus, tout peut arriver, le meilleur comme le pire, et les marmots en sus mais ce n’est pas grave car assuré par le Code civil, la Famille et la charité. Hors du mariage, point de salut ! ajoute même l’Eglise, perfide.

Cyprien, le peintre décati déjà rencontré dans Les sœurs Vatard, prône le célibat, comme l’auteur. « Il haïssait d’ailleurs la bourgeoise dont la corruption endimanchée l’horripilait ; il n’avait d’indulgence que pour les filles qu’il déclarait plus franches dans leur vice, moins prétentieuses dans leur bêtise » p.289. André, son ami de collège (édifiante description du collège pension parisien où on ne se lave les pieds qu’une fois tous les quinze jours et où se déroulent les premiers émois sexuels sordides !), est lui en faveur du mariage. « Est-ce une vie que de désirer une maîtresse lorsqu’on n’en a pas, de s’ennuyer à périr lorsqu’on en possède une, d’avoir l’âme à vif lorsqu’elle vous lâche et de s’embêter plus formidablement encore quand une nouvelle vous la remplace ! Oh non, par exemple ! Bêtise pour bêtise, le mariage vaut mieux. Ça vous vous affadit les convoitises et émousse les sens ? eh, bien, quand ça n’aurait que cet avantage-là ! et puis, et puis mon cher, c’est une caisse d’épargne où l’on place des soins pour ses vieux jours ! c’est le droit de soulager ses rancunes sur le dos d’un autre, de se faire plaindre au besoin et aimer parfois ! » p.277.

D’ailleurs le mariage, André l’a testé – avant de découvrir, un beau soir qu’il rentrait avant trois heures du matin, sa femme à poil dans le lit conjugal avec un beau jeune homme en chemise. Il a donc quitté Berthe (oui, elle a de grands pieds). Elle a dû laisser l’appartement pour retourner dans sa famille ; lui a pris une garçonnière dans un dernier étage, pas trop cher, et repris Mélanie sa bonne d’avant mariage qui le « carotte » (le vole) mais fait admirablement bien la cuisine et tient très propre le ménage. Pour la bagatelle, il y a les putes et, quand on s’en lasse, la drague des filles du peuple, pas bégueules. Dont Blanche, mais qui coûte, et cette Jeanne dont il a partagé la couche avant de convoler, ouvrière qui le retrouve et avec qui il est bien (et libre) mais qui (libre elle aussi) s’éloigne pour travailler dans une fabrique à Londres, là où il y a de l’emploi…

Et Cyprien, au fil des années, les sens émoussés, se découvre une bonne amie en la personne de Mélie, une grosse populaire au chat coupé (métaphore édifiante) : elle en a soupé de la dèche et de faire la pute mais est gentille avec Cyprien et le soigne lorsqu’il est malade, faisant sa cuisine (une fameuse potée au chou), tenant son ménage, recousant ses boutons. Ils concubinent à l’aise, liés par rien sinon par un intérêt mutuel dans lequel l’affection entre pour une part grandissante. On prépare ainsi ses vieux ans. Amolli par ce bonheur conjugal tardif, André regretterait presque son ancienne femme, dont il est séparé de corps (le divorce, autorisé sous la Révolution, sera interdit par la Restauration jusqu’en 1884). Cyprien pousse à leurs retrouvailles – et ce qui devait arriver arriva : par lâcheté intime d’André, Berthe et lui se revoient, se replaisent, mûris, expérimentés, reconnaissant chacun leurs torts : ils se remettent en ménage !

La morale est sauve, côté bourgeois et côté calotin. Le bonheur l’est-il ? Pourquoi pas : l’affection vient en aimant. Et la vieillesse qui pointe rend frileux et avide d’un cocon à deux dans lequel se soutenir, même sans sexe irrépressible comme au début. Point de marmot des deux côtés, Huysmans n’aimait pas les enfants. Juste un contrat affectif, avant d’être estampillé moral ou social. Se mettre « en ménage » apparaît en dernière page comme le bon sens même…

Ecrit cru avec des mots d’argot popu, souvent « obscène » selon la pudeur des vierges effarouchées de la bourgeoisie qui peuplaient les salons hier comme aujourd’hui, ce roman est plus long avec une intrigue plus indigente que Les sœurs Vatard, mais il offre au lecteur du XXIe siècle des aperçus naturalistes de la vie parisienne des classes très moyennes du XIXe siècle, dont une description précise des gargotes, mastroquets et commerces, des va-et-vient de ministère – et une réflexion sur le mariage qui garde toute son actualité. Si le marmot enchaîne la femme, le mariage enchaîne l’homme : ce sont les façons de tenir les instincts trop sauvages de la nature humaine que la bourgeoisie considère de tout temps comme le Mal à dompter. Il faut « dresser » les corps pour assurer la transmission de l’héritage (gènes, capitaux, position sociale) – tout ce qui appelle à faire craquer les gaines risque de faire exploser « l’ordre » social : après la Révolution la Restauration, après la Commune l’Ordre moral, après les années folles le puritanisme de guerre, après les Cong’pay’ du Front popu la honteuse défaite de 1940, après mai 68 le redressement Moi-Tout des égéries du féminisme et les appels lepéniens à la rigueur moraliste…

Quant à nos deux artistes (Cyprien est peintre et André écrivain), ils sont des ratés qui végètent dans la société telle qu’elle est. Le premier est trop moderniste pour les goûts picturaux des acheteurs convenables car il s’intéresse à ce que personne ne veut voir ; le second trop naturaliste pour être lu par les bien-pensantes car il décrit ce qu’il voit. Rien de pire pour la bourgeoisie que le réel ! Elle demande de l’illusion, du romantisme, du théâtre, des « grands » sentiments (avant les « grands » projets sociaux de la Gauche bourgeoise récente – ou les « grandes » peurs agitées par la Droite extrémiste). A lire, pour le pittoresque et pour la pensée sur la morale. En bourgeoisie, rien n’est relatif, tout reste à jamais absolu.

Huysmans, En ménage, 1881, Hachette livre BNF 2018, 364 pages, €20.20

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Huysmans, Les sœurs Vatard

L’auteur reprend le thème des « filles » de son premier roman, à la manière naturaliste de Zola mais dans une langue incomparablement plus riche. S’il reste un observateur fin des mœurs ouvrières parisiennes de son temps, répétant leur argot fleuri, ce n’est pas sans une certaine condescendance sociale comme en témoigne la figure du peintre Cyprien « élève de Cabanel et de Gérôme » (peintres académiques), une sorte de double de lui-même qui a Céline, l’une des deux sœurs, pour amante.

Charles Marie Georges, dit Joris-Karl, Huysmans hérite de l’atelier de brochage d’imprimerie paternel rue de Sèvres à Paris, à la mort de sa mère en 1876. Il peut donc observer in situ la vie des ouvrières, qui sont une quarantaine chez lui à coudre ou coller des cahiers sous couverture légère.

Il raconte la vie à ras de rue et d’atelier de Céline et Désirée, deux sœurs du ménage Vatard dont la mère, hydropique, ne peut rien faire. Céline est délurée et Désirée sage ; la première sort avec tout ce qui porte bite et aime les grands gars gouailleurs et débringués tels Anatole, la seconde préfère les demi-hommes effacés et timides tel Auguste. Mais les deux aspirent à se parer et se vêtir et aiment surtout l’argent pour l’état social qu’il procure : l’honnête aisance qui permet le rôti du dimanche et la promenade avec une nouvelle robe par mois.

Les descriptions sont hautes en couleur, telles les ouvrières de l’atelier : « C’était : Mme Teston, une femme mariée, une vieille bique de cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune, campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, les oreilles en anse de pot ; c’était Mme Voblat, un gabion [plein panier] de suif, une bombance de chairs mal retenues par les douves d’un corset, un tendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille à propos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche ; c’étaient enfin les deux sœurs Vatard, Désirée, une galopine de quinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, et Céline, la godailleuse [débauchée], une grande fille aux yeux clairs et aux cheveux couleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait et dansait dans les veines, une grande mâtine [ardente] qui avait couru aux hommes dès les premiers frissons de la puberté » p.78 Pléiade.

Le roman fut un beau succès de scandale à son époque, pas moins de quatre éditions la même année, comme tout ce qui parle de la fange et du sexe dont le monde bourgeois, fasciné, raffole tout en affectant la pruderie bondieusarde la plus haute. Outrage aux mœurs, attentat contre la bienséance, ne furent que quelques-unes des injures qui fusèrent contre celui qui osait évoquer la réalité toute crue. Même s’il l’enjolivait d’une « écriture artiste » multipliant les termes d’argot et les mots précieux, « amalgame de Parisien raffiné et de peintre de Hollande », comme il le dira plus tard. Son peintre Cyprien ne rêve lui-même « qu’à des voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrements baroques » p.151.

Une scène permet de décoder l’humour sous les mots. Devant la bande du peintre, Céline « raconta, un jour, avoir vu, dans la rue du Cherche-Midi, un bien charmant tableau : un petit garçon à genoux, en chemise, sur un prie-Dieu. Ils demandèrent à combien le cadre, parlèrent de cold-cream, de concombre, de pommade rosat, blaguèrent tant qu’ils purent le petit homme en prière » p.182. Cela peut se comprendre de deux façons : la bourgeoise, convenable, qui encense le teint frais du gamin comme s’il s’était enduit de pommade de beauté ou de tranches de concombre pour avoir la face et la gorge aussi lumineuses ; la canaille, mal tournée, qui ajoute pommades lubrifiantes au légume bien membré pour suggérer l’enfant de chœur dénudé, gibier à curé. Nous sommes ici chez un auteur plus subtil que son maître Zola, à qui le roman est dédié. Et le Paris popu de la fin XIXe, qui a bien disparu aujourd’hui, mérite la visite.

Joris-Karl Huysmans, Les sœurs Vatard, 1879, CreateSpace Independent Publishing Platform 2014, 178 pages, €10.50

Huysmans, Romans et Nouvelles, Gallimard Pléiade 2019, 1856 pages, €73.00

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Laurence Bobis, Une histoire du chat

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Ce livre court se divise en cinq parties qui se résument en fait à trois, les parties centrales étant toutes consacrées au moyen-âge. L’antiquité est à la portion congrue (moins de 20 pages) et l’époque « moderne » commence dès le XVIe siècle pour atteindre nos jours avec à peine 25 pages. Le sous-titre « de l’antiquité à nos jours » est donc un truc d’éditeur pour faire monter la sauce.

Il n’en reste pas moins que le livre est érudit, soigneusement documenté, pas moins de 58 pages étant consacrées aux notes et à la bibliographie. Le chat serait inconnu dans les textes bibliques, introduit seulement en illustration anthropomorphe au moyen-âge à des fins édifiantes. Il est présent largement en Egypte, adoré comme un dieu gardien du temple (et du grain entreposé) ; il est présent en Grèce antique, notamment sur la peinture de vases. « Sur l’un d’eux une femme, richement parée, abritée sous une ombrelle, tient une couronne et se penche sur le chat que porte un éphèbe nu, nonchalamment appuyé sur un pilier ; à ses pieds deux Eros luttent corps à corps » p.35. Toute la symbolique médiévale de la sensualité païenne se trouve déjà dans cette image.

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Le chat aurait été domestiqué dans la vallée du Nil avant d’essaimer au Proche-Orient où des soldats romains l’auraient importé en Europe occidentale avant le IVe siècle de notre ère – où il remplace peu à peu la belette pour chasser rats et souris. Le terme « chat » est issu du latin populaire cattus mais viendrait d’une langue africaine, berbère ou nubienne. Il s’appelait auparavant felis en latin et ailouros en grec, voire mau en égyptien. Notre chat actuel ne provient pas du chat sauvage européen mais du chat libyen, mieux adapté à l’homme. Il a été croisé progressivement avec des races exotiques dès la Renaissance (chartreux, persan, abyssin…), ce qui a renforcé son aspect peluche et fait sa renommée affective. Les Anglais sont devenus frappés du chat à l’époque Stuart ; les Français, plus portés aux mœurs autoritaires, ont longtemps préféré le chien et ce sont les écrivains et musiciens de la fin du XIXe qui ont rendu célèbre le petit félin (Chateaubriand, Victor Hugo, Baudelaire, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Balzac, Scarlatti, Rossini). La loi réprimant la cruauté envers les animaux date de 1850 et est due au général de Grammont.

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Mais le chat, animal domestique comme le chien, est vécu au moyen-âge et à l’époque moderne comme exemplaire des attributs réputés féminins (le chien est son inverse) : diabolique (le chien est fidèle, donc chrétien), rusé, sournois, hypocrite, querelleur, gourmand, paresseux, sensuel, intempérant, débauché… toutes les qualités qui sont prêtées aux femmes – l’inverse même des valeurs mâles. L’Eglise, dans son manichéisme renforcé par les hérésies du XIe siècle, oppose Dieu au Diable, donc Adam à Eve, et le chien au chat. L’animal est diabolisé par les clercs « savants » au XIIIe siècle et traiter quelqu’un de « chat » est une injure encore au XVe siècle. Par homonymie avec le chas (d’une aiguille) qui signifie fente, le chat évoque le sexe de la femme au XVIIIe siècle, dans la lignée des vices qui lui sont prêtés dès le moyen-âge. D’autant que les moralistes d’Eglise accusent le chat d’ancrer à ce monde ci par son affection les clercs, solitaires depuis qu’ils ne peuvent plus avoir de compagne après le deuxième concile de Latran en 1132, et de les détourner de l’amour exclusif de Dieu… Etonnez-vous après cela qu’ils deviennent pédés !

Selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, toute une série de mots français ont été tirés de « chat » : une chatterie est une caresse, un chaton (d’arbre ou de chair) induit l’idée d’une douceur insinuante, chatoyer se dit comme l’œil du chat dans l’obscurité, chattemite décrit l’aspect doucereux et hypocrite, chafouin renforce l’aspect sournois en associant chat et fouine, chagriner est se lamenter comme les chats la nuit… L’auteur d’Une histoire du chat n’en parle pas.

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Elle évoque en revanche longuement l’époque médiévale où, afin de garder le chat au logis, on lui coupait les oreilles : craignant la pluie, il se gardait d’aller vagabonder ; certains lui brûlaient parfois la fourrure lorsqu’elle était trop belle, non afin de punir sa vanité mais pour son bien, car les pelletiers razziaient volontiers les chats pour en faire des pelisses pas chères. D’autres n’hésitaient pas à les servir pour du lapin ou à en faire des pâtés : « Des ossements de chats découverts dans les dépôts de la cour Napoléon du Louvre (XIVe siècle) portent aussi des traces de découpe… » p.77. Une recette de chat rôti à l’huile et à l’ail est fournie p.82 par un cuisinier espagnol du XVe à la cour de Naples. Si cela vous tente… Le chat sert aussi à soigner, en onguent, en filtre ou en bouillotte : « En cas de difficultés de digestion, il est bon d’embrasser un enfant ‘charnu, sain, de bon tempérament’ afin de procurer à l’estomac la chaleur propre à lui faire cuire et digérer la nourriture. Faute d’enfant, on peut recourir à un chiot noir ou à un chat mâle bien gras » p.91.

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Laurence Bobis sort de l’Ecole des chartes et dirige une grande bibliothèque parisienne, ce pourquoi son livre est une compilation de documentaliste plus qu’une « histoire » à proprement parler. Le moyen-âge prend une place centrale et démesurée au détriment du monde égyptien, romain, musulman et de l’époque actuelle. Mais son inventaire montre que les amoureux des chats sont plus introvertis, plus ouverts d’esprit et plus sensibles que les autres (qualités réputées féminines revalorisées aujourd’hui). Mais chacun peut apprécier plutôt l’exemple d’indépendance que donne le chat, leur liberté d’esprit et d’amours, leur quant-à-soi. Une belle contribution à l’attrait de cet animal séduisant.

Laurence Bobis, Une histoire du chat – de l’antiquité à nos jours, 2000, Points histoire 2006, 340 pages, €9.50

Les chats sur argoul.com

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Montaigne à table

L’austère Montaigne serait-il épicurien ? Bien sûr ! L’adepte de la vie bonne aime les sens, dont celui du goût. Mais avec modération. Pas la modération des fonctionnaires du social dont la seule justification est de vous régenter la vie mais la vraie, celle du corps apaisé et repu selon sa complexion. « C’est une absolue perfection, et comme divine, de jouir loyalement de son être » dit Montaigne (Essais III, 13, 800). Le corps est le seul guide raisonnable et le sage tiendra l’équilibre entre son appétit et se rendre malade. Pas de modération par principe mais une modération par santé, chacun selon ses capacités, suivant son mouvement.

Christian Coulon, professeur émérite à Science Po Bordeaux et auteur de livres sur la cuisine gasconne, explore avec bonheur et érudition ce terrain mal défriché de Montaigne à table. Non sans humour, ni critique féroce envers les régionalistes qui croient découvrir en cette figure périgourdine l’ancêtre de la gastronomie-qui-fait-la-réputation-internationale-de-la-région. Fi ! Ni le maïs (qui sert à gaver les oies), ni la truffe (laissée aux cochons), ni l’aubergine, ni la tomate, ni le poivron (qui font les délices de la cuisine basque), ni la pomme de terre (célèbre en sarladaise), ni le haricot (qui fait le cassoulet) n’étaient encore parvenus en France ! La cuisine « éternelle » des régions a été inventée au XIXe siècle avec l’essor du tourisme bourgeois et le nationalisme d’ambiance.

Michel Eyquem de Montaigne ne savait pas faire la cuisine, il le dit. Il ne connaissait rien aux plantes mangeables, ne sait pas comment lève le pain ni faire le vin et est inapte à trancher les viandes. Aucune de ces petites choses pratiques de la vie quotidienne n’intéresse son esprit. Peu habile de son corps, il se dit de nature rêveuse. Il déteste ces grands banquets politiques où la frime de cour en jette aux provinces. Mais il aime manger. Il se jette avec appétit sur « les viandes », avalant hâtivement le service à la française où les plats restent peu de temps sur la table.

Montaigne mange ce qu’il a et notamment ces mets paysans de son enfance, le pain bis, le lard et l’ail. Comme il est aristocrate, il a accès à la viande, surtout conservée au sel et garnie de sauces grasses aux épices. Contrairement à la mode, il préfère le poisson. Avec la mode, il se gave d’huîtres et de melon, tout récemment venu d’Italie, pays qui donne le ton de cour au XVIe siècle. Il apprécie aussi l’artichaut dont la reine, venue de Rome avec le légume, était folle. Il aime beaucoup le vin, mais le blanc ou le clairet qui est du vin de l’année. Il en boit 75 cl (une bouteille actuelle) à chaque repas mais le coupe d’un tiers d’eau.

Le philosophe est adaptable et curieux. Il aime aller voir ailleurs, voyageant en Allemagne et en Italie, et rien de mieux que la table pour y connaître une culture. C’est que manger n’est pas seulement se nourrir. C’est découvrir les mets de la nature, combler son corps de sensations et ouvrir son esprit à la conversation. En sage à l’antique, Montaigne n’aime rien tant que deviser autour d’un banquet. La table est lieu de sociabilité où le vin délie les langues et les mets ouvrent à l’économie. La maîtrise de l’appétit comme le goût de manger à bonne santé prouvent le gouvernement de soi. Point de « principes » diététiques, de convenance sociale ou de restriction « bio » (dirait-on aujourd’hui) : il faut goûter de tout et s’emplir à satiété, l’équilibre étant celui de soi, de son corps plus ou moins apte, de sa propre complexion. « Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté », déclare Montaigne (Essais III, 5, 611). C’est au bon goût et à l’appétit de régler les voluptés de table, pas à la médecine qui, dès cette époque, prenait l’allure d’une morale autoritaire.

Montaigne est curieux du monde et tout est bon à son philosophique intérêt, surtout ce qui le met hors de l’habitude. Il découvre ainsi la profusion d’écrevisses en Allemagne, dont il apprécie les vins blancs non coupés. Il s’étonne de ces choux hachés salés servis chauds ou en salades (qu’on appelle désormais choucroute), et l’usage de servir la viande aux fruits (pommes, poires, airelles). Le pain aux épices (cumin, maniguette, fenouil) le ravit bien plus que le froment sans sel qu’il a coutume de manger chez lui. Mais il n’aime pas la bière.

L’Italie, tant vantée du temps comme modèle gastronomique imitée à la cour de France, le déçoit par ses vins, troubles et indigestes, mal vinifiés et qui ne se gardent pas. S’il note surtout le protocole du repas, ce théâtre de la table mise en scène avec usage de la serviette et de l’assiette, il préfère les repas des petites auberges où l’on s’intéresse à ce qu’il y a dans l’assiette. Il mange moins de viande (elle se conserve mal en raison de la chaleur) mais apprécie le veau que les Italiens cuisinent de diverses façons. Il se goinfre de poisson, bien plus abondants en Italie qu’en pays gascon. Il découvre les oranges, les citrons, les olives, les salades aux herbes, tout ce qui n’existe pas chez lui. Il mange cru l’artichaut et les fèves, ce qui ne se fait jamais en Périgord, et les truffes blanches émincées simplement à l’huile d’olive et au vinaigre. Il goûte à la moutarde de fruits sucrée, spécialité italienne, et s’empiffre de melon, de coing et de jujube.

Il aime manger, plaisir simple loin de la gastronomie du discours. Son comportement à table est une sagesse mise en pratique. Elle nous fait découvrir un Montaigne tout à soi, ouvert, sensuel, tempéré, aimant la sociabilité et l’exploration des autres coutumes. L’auteur pousse le talent jusqu’à nous proposer en fin de volume douze recettes pour Montaigne, composées par lui aujourd’hui, selon ce qu’il aime. Vous saurez ainsi élaborer une soupe de melon, une salade de fonds d’artichauts aux fèves, une pintade aux aromates, une moutarde de fruits italienne, et même ces sauterelles grillées mexicaines en honneur des cannibales !

Un ouvrage court et plaisant qui donne envie de goûter à Montaigne.

Christian Coulon, La table de Montaigne, 2009, Arléa, 187 pages, €15.20

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Anne Perry, La fin justifie les moyens

Article repris par Medium4You.

L’actualité rejoint la fiction. Nous sommes à l’ère victorienne, dans ce Londres fin de siècle où l’apparence bourgeoise et la réputation comptent plus que tout, mais l’on se croirait dans la France politique 2011. Les passions demeurent. Saisis par l’ennui d’une sociale, morale et sexuelle trop « convenable », nombre de Messieurs de la haute cherchent des excitants. Quoi de mieux que le jeu avec le sexe et l’honneur ? Anne Perry, bientôt 74 ans, saisit bien la psychologie des personnages en société de cour. Retenons-en la leçon pour la nôtre.

Car la française, sous les présidents-monarques de la Ve République, n’a rien à envier à celle du règne Victoria. Un candidat putatif au fauteuil suprême trousse une employée pauvre et musulmane d’un bouge pour riches à New York. Un ex-ministre répand la rumeur qu’un autre ex-ministre (mais probablement pas de son camp) aurait partouzé avec des « petits garçons » dans l’East-End européen, aujourd’hui le Maroc.

Fin XIXè, le héros d’Anne Perry, l’inspecteur William Monk de la police fluviale, a démantelé un réseau de proxénétisme qui mettait en scène des gamins de 4 à 10 ans, soumis aux turpitudes de plus âgés. Des aristocrates et des bourgeois payaient le droit d’assister et de consommer. Cela se passait sur une péniche ancrée sur la Tamise, dans un quartier éloigné du regard social. Cette nouvelle enquête montre que le cancer a ramifié. Rien de tel que l’excitation pour séduire les riches. Cette fois le maître chanteur photographie les clients, ce qui est leur droit d’entrée dans ce club très fermé où ils vont en bande s’encanailler. Il ne s’agit plus seulement d’argent, bien que ce commerce illégal soit très lucratif. Il s’agit de chantage, qui peut toucher tous les aspects de la vie en société, y compris le vote des lois au profit d’intérêts divers.

Mais ce qui révulse l’inspecteur Monk, et sa femme Hester, ex-infirmière en Crimée, est le sort des enfants-objets, victimes hébétées de sodomies ou aspergés de sperme. Le meurtre d’un malfrat, retrouvé étranglé dans la Tamise, permet à Monk de découvrir la nouvelle péniche et de délivrer 14 enfants battus, à demi nus et terrorisés. Le foulard qui a servi à étrangler le proxénète est fort reconnaissable : il appartient à un mauvais garçon de la haute, à qui son père a toujours tout pardonné. Arrêté, interrogé, effaré d’avoir participé à ce commerce sexuel sans vraiment le vouloir, le jeune homme sera finalement libéré : une pute témoigne lui avoir volé le foulard la veille et l’avoir donné à quelqu’un d’autre. A qui ? Mystère… A-t-elle menti ? Pourquoi alors disparaît-elle, tuée elle aussi par étranglement alors que le filet se resserre sur le commanditaire de toute cette organisation ?

Monk ira jusqu’au bout. Parce qu’il est un limier obstiné, parce qu’il ne craint jamais de piétiner les platebandes du convenable social lorsque la souffrance de faibles est en jeu, mais aussi parce qu’il a recueilli avec sa femme Scuff, un enfant des rues de 9 ans qui lui fait confiance. On ne ment pas à un enfant, ses yeux sont le miroir de la conscience. Alors Monk va frapper haut, aidé malgré lui par l’avocat intègre Rathborne qui devra peut-être sacrifier son mariage… L’enquête est bien menée, tout chapitre apporte son lot de révélations, jusqu’au coup de théâtre final.

Pas facile de rendre la justice lorsqu’il y a conflit de loyautés. Anne Perry, en philosophe, place au-dessus de tout cela l’amour. Le véritable amour est le seul guide. Peut-on mentir par amour ? S’aveugler sur la vérité ? « Quand on aime quelqu’un, on ne lui demande pas de détruire le meilleur de lui-même. L’amour signifie aussi être libre de suivre sa conscience. Si on ne peut pas être fidèle à soi-même, il ne nous reste pas grand-chose à donner à l’autre » p.392. Du père trop indulgent à la fille trop fidèle, du mari qui veut préserver les apparences à la bonne société qui ne veut rien savoir – c’est une véritable leçon morale que nous donne Anne Perry dans ce roman très actuel. Aimer ne signifie jamais tout pardonner mais corriger à temps : avis aux parents, aux couples, aux politiques, aux profs et jusqu’aux journalistes… Ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui.

Anne Perry, La fin justifie les moyens (Acceptable Loss), 2010, 10-18 mai 2011, 413 pages, €7.79

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