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Kahneman et al., Noise

Daniel Kahneman, déjà rencontré sur ce blog pour ses travaux sur les biais cognitifs applicables en économie comportementale, se joint cette fois à Olivier Sibony, professeur à HEC en stratégie de la décision, et à Cass R. Sunstein, professeur de droit à Harvard et ancien membre de l’équipe Obama. Ils écrivent ce nouveau livre, mal titré en français parce que le mot noise existe et n’a pas le même sens. Les éditeurs n’ont plus aucune culture. Le mot noise en français signifie la discorde au sens de querelle, alors que, passé en anglais avec les Normands, il a pris le sens de d’écart dans le jugement, de bruit.

Or « dès lors qu’il y a jugement, il y a bruit », disent les auteurs p. 18. Si le biais est un écart systématique, le bruit est une dispersion aléatoire, statistique. Elle est pour les auteurs la part la plus importante des écarts de jugement constatés. L’avocat américain Marvin Franckel a montré en 1973 que les jugements des cours de justice américaines sont arbitraires et dépendent des juges eux-mêmes plus que de la loi, les peines pouvant doubler pour la même infraction. Il a noté que les jugements étaient plus favorables en début de journée ou après déjeuner et plus sévères le lundi et quand l’équipe de foot locale a perdu. De même, les études ont constaté que les demandes d’asile sont moins accordées lorsqu’il fait chaud que lorsqu’il fait froid. Ces écarts de jugement sont non seulement contre la loi, qui doit être égale pour tous, mais aussi contre la raison qui fait qu’au même crime ou délit doive être appliqué les mêmes peines, compte tenu des circonstances particulières. Or ce ne sont pas les circonstances qui justifient les écarts mais les diverses considérations que l’on rassemble sous le vocable de bruit statistique qui peuvent faire varier les peines prononcées de plus de 40 %.

Il est donc nécessaire d’effectuer un audit du bruit dans les différentes professions dans lequel cela paraît indispensable : la justice, l’université, l’analyse financière, le recrutement, l’immigration, la police scientifique, le diagnostic médical par exemple. La sagesse des foules a constaté que la moyenne des jugements est plus proche de la vérité qu’un seul jugement, à la condition que chacun des jugements reste indépendant, sinon les biais d’imitation et d’excès de confiance se manifestent. L’humeur colore l’environnement et la façon de penser, la météo, le stress, la fatigue, l’effet de séquence par ordre de passage, l’influence sociale, tout cela influe sur le jugement porté. Tout cela fabrique du bruit durable. En groupe, la polarisation fait que les jugements deviennent plus extrêmes (les réseaux sociaux le savent bien qui se radicalisent dans l’entre soi dû aux algorithmes des GAFAM).

L’étude Meehl en 1954 montre que les règles automatiques sont supérieures au jugement humain, étude confirmée par une méta étude en 2000 sur 136 expériences. La confiance n’est pas une garantie d’exactitude, et l’intuition ou le sentiment ne compensent pas l’ignorance objective. Il existe une incertitude irréductible, une information imparfaite, malgré cela les écarts subsistent. Les prédictions des économistes et des journalistes politiques, selon Tetlock, montrent que « l’expert moyen est à peu près aussi précis qu’un chimpanzé qui joue aux fléchettes » p.146.

Il sacrifie au biais de cohérence qui exige de belles histoires. L’erreur du prévisionniste est de croire qu’il peut réussir à prévoir l’imprévisible, c’est-à-dire l’avenir. On ne peut faire que des hypothèses, qui se confirment ou non. Les prévisions sont d’ailleurs meilleures si elles concernent l’année en cours et non pas une durée supérieure. Mais les modèles ne font pas mieux. Renoncer à la récompense émotionnelle de la certitude instinctive n’est pas facile, c’est le déni de l’ignorance. Reconstruire le passé permet de se conforter mais est source d’erreur : avec des si… Le calcul statistique est un moyen d’éviter ce genre d’erreur.

D’où vient le bruit ? Il s’agit des opérations simplificatrices du Système 1 du cerveau qui commande les processus mentaux automatiques, étudiés par Daniel Kahneman dans Système 1, système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Il s’agit des biais de disponibilité, de préjugement, de confirmation, du biais émotionnel, d’ancrage, d’excès de cohérence, d’excès de confiance, de polarisation de groupe, d’effet de halo. Une étude Todorov sur les personnes ayant jugé les mêmes personnes à quelques semaines d’intervalle montre 80 % de bruit (écart). Il est plus facile de trouver des histoires sur les causes car elles donnent un sens, alors que le bruit est statistique, ce qui demande un effort de pensée.

Comment améliorer les jugements ? Tout d’abord en prendre conscience d’où l’audit de bruit sur la variabilité des jugements que toute organisation, administration ou entreprise doit effectuer avec des spécialistes. Il s’agit ensuite de remplacer le jugement humain par des règles ou des algorithmes, ceux-ci venant aider à la décision, mais la décision restante humaine à la fin ; le bruit est alors nettement diminué. Il s’agit enfin de réduire les biais personnels via un observateur de la décision indépendant, et de promouvoir une hygiène de la décision qui met en œuvre tous ces processus. Les auteurs donnent plusieurs exemples très intéressants, qui sont le meilleur du livre à mon avis parce que qu’ils sont pratiques.

Par exemple la police scientifique doit séquencer l’information pour éviter le biais de confirmation, ce qui signifie que chaque spécialiste va travailler tout d’abord dans son coin, sans connaître les hypothèses des autres, avant de se réunir en équipe pour que chacun apporte son point de vue à la vision finale.

Par exemple le recrutement ou les entretiens classiques sont inutiles pour les performances futures dans le poste en raison des biais d’ignorance objective sur le futur, du biais de ressemblance entre le recruté et le recruteur, du biais d’apparence, des bruits occasionnels du climat, de la chaleur, de la façon de s’habiller, du biais d’ancrage sur la première impression, et la recherche via le CV et les expériences racontées d’un excès de cohérence. Il vaut mieux décomposer le jugement en éléments séparés, faire évaluer le candidat par plusieurs personnes indépendamment, puis différer le jugement global dans une réunion d’ensemble où chacun apporte sa pierre à l’édifice.

Par exemple en analyse financière, où le chapitre est extrêmement utile aux analystes et évaluateurs pour les fusions et acquisitions. Il permet d’éviter les erreurs de jugement en étant le plus rationnel possible, sans pour cela ôter une quelconque évaluation humaine, à condition qu’elle soit personnelle et indépendante, avant d’être discutée avec les éléments objectifs et les évaluations des autres.

Le livre est très pédagogique, certainement trop bavard, rédigé comme un manuel de MBA, mais il se lie bien et est très utile aux professions qui pensent que le jugement personnel est le meilleur.

Daniel Kahneman, Olivier Sibony, Cass R. Sunstein, Noise : Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter, Odile Jacob 2021, €27.90 e-book Kindle €19.99

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Montaigne à table

L’austère Montaigne serait-il épicurien ? Bien sûr ! L’adepte de la vie bonne aime les sens, dont celui du goût. Mais avec modération. Pas la modération des fonctionnaires du social dont la seule justification est de vous régenter la vie mais la vraie, celle du corps apaisé et repu selon sa complexion. « C’est une absolue perfection, et comme divine, de jouir loyalement de son être » dit Montaigne (Essais III, 13, 800). Le corps est le seul guide raisonnable et le sage tiendra l’équilibre entre son appétit et se rendre malade. Pas de modération par principe mais une modération par santé, chacun selon ses capacités, suivant son mouvement.

Christian Coulon, professeur émérite à Science Po Bordeaux et auteur de livres sur la cuisine gasconne, explore avec bonheur et érudition ce terrain mal défriché de Montaigne à table. Non sans humour, ni critique féroce envers les régionalistes qui croient découvrir en cette figure périgourdine l’ancêtre de la gastronomie-qui-fait-la-réputation-internationale-de-la-région. Fi ! Ni le maïs (qui sert à gaver les oies), ni la truffe (laissée aux cochons), ni l’aubergine, ni la tomate, ni le poivron (qui font les délices de la cuisine basque), ni la pomme de terre (célèbre en sarladaise), ni le haricot (qui fait le cassoulet) n’étaient encore parvenus en France ! La cuisine « éternelle » des régions a été inventée au XIXe siècle avec l’essor du tourisme bourgeois et le nationalisme d’ambiance.

Michel Eyquem de Montaigne ne savait pas faire la cuisine, il le dit. Il ne connaissait rien aux plantes mangeables, ne sait pas comment lève le pain ni faire le vin et est inapte à trancher les viandes. Aucune de ces petites choses pratiques de la vie quotidienne n’intéresse son esprit. Peu habile de son corps, il se dit de nature rêveuse. Il déteste ces grands banquets politiques où la frime de cour en jette aux provinces. Mais il aime manger. Il se jette avec appétit sur « les viandes », avalant hâtivement le service à la française où les plats restent peu de temps sur la table.

Montaigne mange ce qu’il a et notamment ces mets paysans de son enfance, le pain bis, le lard et l’ail. Comme il est aristocrate, il a accès à la viande, surtout conservée au sel et garnie de sauces grasses aux épices. Contrairement à la mode, il préfère le poisson. Avec la mode, il se gave d’huîtres et de melon, tout récemment venu d’Italie, pays qui donne le ton de cour au XVIe siècle. Il apprécie aussi l’artichaut dont la reine, venue de Rome avec le légume, était folle. Il aime beaucoup le vin, mais le blanc ou le clairet qui est du vin de l’année. Il en boit 75 cl (une bouteille actuelle) à chaque repas mais le coupe d’un tiers d’eau.

Le philosophe est adaptable et curieux. Il aime aller voir ailleurs, voyageant en Allemagne et en Italie, et rien de mieux que la table pour y connaître une culture. C’est que manger n’est pas seulement se nourrir. C’est découvrir les mets de la nature, combler son corps de sensations et ouvrir son esprit à la conversation. En sage à l’antique, Montaigne n’aime rien tant que deviser autour d’un banquet. La table est lieu de sociabilité où le vin délie les langues et les mets ouvrent à l’économie. La maîtrise de l’appétit comme le goût de manger à bonne santé prouvent le gouvernement de soi. Point de « principes » diététiques, de convenance sociale ou de restriction « bio » (dirait-on aujourd’hui) : il faut goûter de tout et s’emplir à satiété, l’équilibre étant celui de soi, de son corps plus ou moins apte, de sa propre complexion. « Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté », déclare Montaigne (Essais III, 5, 611). C’est au bon goût et à l’appétit de régler les voluptés de table, pas à la médecine qui, dès cette époque, prenait l’allure d’une morale autoritaire.

Montaigne est curieux du monde et tout est bon à son philosophique intérêt, surtout ce qui le met hors de l’habitude. Il découvre ainsi la profusion d’écrevisses en Allemagne, dont il apprécie les vins blancs non coupés. Il s’étonne de ces choux hachés salés servis chauds ou en salades (qu’on appelle désormais choucroute), et l’usage de servir la viande aux fruits (pommes, poires, airelles). Le pain aux épices (cumin, maniguette, fenouil) le ravit bien plus que le froment sans sel qu’il a coutume de manger chez lui. Mais il n’aime pas la bière.

L’Italie, tant vantée du temps comme modèle gastronomique imitée à la cour de France, le déçoit par ses vins, troubles et indigestes, mal vinifiés et qui ne se gardent pas. S’il note surtout le protocole du repas, ce théâtre de la table mise en scène avec usage de la serviette et de l’assiette, il préfère les repas des petites auberges où l’on s’intéresse à ce qu’il y a dans l’assiette. Il mange moins de viande (elle se conserve mal en raison de la chaleur) mais apprécie le veau que les Italiens cuisinent de diverses façons. Il se goinfre de poisson, bien plus abondants en Italie qu’en pays gascon. Il découvre les oranges, les citrons, les olives, les salades aux herbes, tout ce qui n’existe pas chez lui. Il mange cru l’artichaut et les fèves, ce qui ne se fait jamais en Périgord, et les truffes blanches émincées simplement à l’huile d’olive et au vinaigre. Il goûte à la moutarde de fruits sucrée, spécialité italienne, et s’empiffre de melon, de coing et de jujube.

Il aime manger, plaisir simple loin de la gastronomie du discours. Son comportement à table est une sagesse mise en pratique. Elle nous fait découvrir un Montaigne tout à soi, ouvert, sensuel, tempéré, aimant la sociabilité et l’exploration des autres coutumes. L’auteur pousse le talent jusqu’à nous proposer en fin de volume douze recettes pour Montaigne, composées par lui aujourd’hui, selon ce qu’il aime. Vous saurez ainsi élaborer une soupe de melon, une salade de fonds d’artichauts aux fèves, une pintade aux aromates, une moutarde de fruits italienne, et même ces sauterelles grillées mexicaines en honneur des cannibales !

Un ouvrage court et plaisant qui donne envie de goûter à Montaigne.

Christian Coulon, La table de Montaigne, 2009, Arléa, 187 pages, €15.20

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