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Jeune et jolie de François Ozon

Isabelle (Marine Vacth) a 17 ans en été (22 ans en réalité) ; elle devient femme et veut baiser pour « s’en débarrasser », selon la mode. Elle mime le coït à cheval sur un oreiller et halète de fantasmes. Son jeune frère Victor de 14 ans (Fantin Ravat) l’observe, attentif à apprendre la technique de l’amour. Il confond encore affection et technique sexuelle, croyant selon le romantisme véhiculé par les medias que le savoir-faire physique conduit aux élans du cœur.

Mais lorsque Isabelle laisse faire Felix (Lucas Prisor), un copain allemand sur la plage un soir de sortie en boite, elle ne jouit pas. Pourtant, le garçon est bien bâti, armé de muscles solides et ne la brusque pas. Il prend son temps et de longues minutes de pilonnage fesses nues sont exhibées sous les yeux des spectateurs comme du double habillé d’Isabelle, passive. Rien ne vient ; Isabelle n’est qu’un sac de viande jeune et jolie qui se fait bourrer. Fin des illusions. Est-ce cela être femme ? Elle retrouve son petit frère endormi en slip dans son lit : il veut savoir « comment ça s’est passé » quand elle rentre ; il compatit pour apprendre. Mais, bof, qu’y a-t-il à dire ? C’est fait et on en est débarrassé, c’est tout. Ce n’est jamais génial la première fois, dit-on.

L’automne venu, de retour dans le quartier latin où vit sa famille aisée, Isabelle décide d’explorer les possibles après qu’un homme mûr l’eut abordée dans la rue pour lui donner son numéro de téléphone. Elle achète une autre puce pour mobile et s’inscrit sur un site Internet de rencontres. Elle s’y montre fort déshabillée et ment évidemment sur son âge. Mais comme elle est jeune et jolie, plusieurs clients la sollicitent. Pour 300 € la passe, elle se rend dans les chambres d’hôtel et se soumet aux désirs des hommes mûrs, pas toujours classe. Au début, ça la dégoûte, puis elle y prend goût. C’est surtout la surprise qui lui plaît, la nouveauté de se déguiser en femme bien vêtue à hauts talons au lieu de son infâme uniforme de lycéenne Henri IV : baskets, jean, tee-shirt et veste caca de surplus d’armée. Plus l’adrénaline de découvrir le désir mâle, jamais le même, souvent bête et parfois cruel (« pute un jour, pute toujours, ha ! ha ! ha ! »). Mais tel est le prix pour trouver la jouissance. « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », déclame Rimbaud étudié au lycée.

L’hiver passe dans les passes ; les billets s’accumulent dans une pochette. Isabelle n’en pas besoin, sa mère lui donne de l’argent de poche et son père, divorcé, 500 € à chaque Noël et anniversaire. Mais se faire payer donne du prix au désir ; c’est se faire valoir au lieu de se faire avoir. Isabelle n’a pas de copain au lycée, elle les trouve immatures et peu séduisants. Le printemps survient et, avec lui, les émois du frère, Victor, travaillé d’hormones qui se branle sous les draps, à l’ébahissement complice du beau-père qui entre sans frapper, en bobo branché. Une copine au collège propose aux garçons des baisers profonds pour 5 €. « C’est pas cher, rétorque Isabelle, et pourquoi pas ? C’est un bon entrainement ».

Mais un jour de baise où elle chevauche son client favori Georges (Johan Leysen), un vieux littéraire qui s’est peu occupé de sa propre fille, elle le crève sous elle. Il claque d’une crise cardiaque en plein orgasme. Fuite, désarroi, elle décide d’arrêter : l’amour tue. Mais la police est bien faite, dit-on ; elle remonte sa piste grâce aux caméras de vidéosurveillance de l’hôtel et des transports. Sa mère Sylvie (Géraldine Pailhas), cadre d’hôpital, est atterrée de voir débarquer deux flics qui lui apprennent la double vie de sa fille encore mineure. Elle n’a rien vu, rien compris, surtout à l’époque qui avance et aux enfants tombés dans le numérique quand ils étaient petits. Quand elle ne comprend pas ou qu’un mot trop vrai la choque, forte de son statut social garanti de Mère, elle baffe : le garçon, la fille, le mari. A l’ancienne, persuadée de son bon droit et de son autorité.

Mais qui est-elle pour donner des leçons ? Divorcée du père de ses enfants, portant la culotte dans son couple recomposé puisqu’elle détient la progéniture dans la famille, leur ayant assuré des prénoms présomptueux comme Isabelle et Victor (la belle et le victorieux), baisant le soir venu avec le mâle noir d’un couple très ami, n’agit-elle pas elle aussi comme « une pute » ? Bobote branchée qui va au théâtre et aux comédies musicales, qui a lu le magazine Jeune et jolie dans sa jeunesse, n’est-elle pas une femme facile, qui aime plaire à tout le monde ? Or c’est cela une pute : trouver tout le monde beau et gentil, baiser à l’occasion, être toujours prête à admirer et à renchérir dans le sens du vent. Il y a des putes physiques, des putes de cœur et des putes culturelles, mais qu’est-ce que cela change ? Isabelle lui renvoie en miroir l’éducation laxiste qu’elle a donnée à ses enfants : baiser, divorcer, se faire le mari d’une amie, aller au théâtre parce que cela se fait et pose socialement, sans pourtant apprécier… Elle qui décide de tout, pourquoi ne laisse-t-elle pas décider sa fille, fruit de l’Internet et de l’accès à tout ?

Cela se passe donc mal avec Isabelle et le beau-père n’a pas son mot à dire, un brin émoustillé par la femme qui se révèle dans sa belle-fille. « C’est le psy ou l’hôpital psychiatrique » : car les Mères peuvent tout sur les enfants mineurs. Ce sera donc le psy (Serge Hefez), évidemment un juif mûr et bobo normatif qui parle d’une voix douce, relance et fait parler. Lui aussi ne fait-il pas « la pute » avec ses 70 € par séance (« c’est tout ? » s’exclame Isabelle). Elle parle mais n’a pas grand-chose à expliquer, c’est venu comme ça, pour voir, puis par goût : béance de sens. La mère encaisse ; elle a privé sa fille de téléphone, d’ordinateur et de sorties, mais cela ne peut durer qu’un temps.

Isabelle, invitée par une copine de lycée à une « boum » dans son quartier latin branché, déambule parmi les garçons qui se bourrent avant d’essayer de bourrer, et des filles excitées par la perspective de « la première fois » mais aussitôt déçues par l’acte – vu en vidéo cent fois mais sans cet amour romantique chanté par Françoise Hardy dans les tubes des années 60 et 70. Isabelle se laisse embrasser par un garçon pas très beau mais solitaire, Alexandre (Laurent Delbecque) ; elle veut lui faire plaisir. Elle commence donc à « sortir » avec lui, sous l’œil favorable de ses parents qui la retrouvent dans les normes. C’est cela aussi faire la pute : être facile aux normes et plaire à ceux qui les valorisent.

Mais cela ne dure pas car il n’y a pas d’amour : le garçon est gentil lui aussi mais elle le jette. Quand il ne bande pas, elle use d’un truc de pute : elle suce son majeur et l’enfonce dans le cul du garçon – c’est imparable, il jouit. Le petit frère est tout triste, il est prêt à se faire des amis des amants de sa sœur pour participer. Ce contrepoint d’un tout jeune mâle frais et maladroit, en apprentissage sexuel, fait beaucoup pour le film car Isabelle parle peu et sourit rarement. Les hystéries de la mère et les naïvetés du frère donnent de l’humanité, par contraste, à son exploration de la féminité.

Un soir, elle remet la puce de son téléphone bis et trouve pléthore de messages, instant drôle comme il y en a dans cette histoire. Le spectateur la retrouve allant dans le même grand hôtel où son miché est mort, pour un rendez-vous à 300 € avec… la femme du vieux littéraire, Alice (Charlotte Rampling). La boucle se boucle, les souvenirs remontent aux deux femmes, la jeune amante et la vieille épouse, marquant combien le désir des hommes se poursuit avec l’âge tandis que celui de la femme se trouve en butte au délabrement physique. Prendre son plaisir tant qu’il est temps est compréhensible ; l’amour a peu à voir avec le sexe, contrairement à l’image déformée qu’a laissé le siècle romantique. L’amour est un accord affectif, pas un emboitement forcé et mécanique répété, contrairement à l’image déformée qu’a laissée la soi-disant « libération » de mai 68 et l’essor du porno sur le net.

Après une heure et demie d’éducation physique à la baise et aux trucs du sexe, le spectateur édifié (et prévenu en introduction qu’il va voir des scènes « osées ») sait qu’isabelle n’est pas plus une pute que sa mère ou son psy, que chacun assouvit ses désirs comme il peut (le godemiché dans l’armoire des toilettes de l’amie du couple), mais que l’amour se construit, lentement et qu’il n’arrive pas tout cuit avec la jouissance. Naître au monde passe par l’exploration de ses possibilités d’individu, donc par son corps et par la transgression scandaleuse de l’adolescence – ensuite ? Les choses sérieuses commencent…

DVD Jeune et jolie, François Ozon, 2013, avec Marine Vacth, Géraldine Pailhas, Frédéric Pierrot, Fantin Ravat, Johan Leysen, Charlotte Rampling, Laurent Delbecque, Lucas Prisor, France télévision 2014, 90 mn, €13.49, blu-ray €10.33

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André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude

Voici le livre de ma philosophie, écrit par quelqu’un de ma génération, né en 1952 et qui fut professeur agrégé à Paris-1. Une relecture de la pensée classique par un esprit d’aujourd’hui, exposé pour notre temps, requalifié pour notre agir.

Le discours est en deux parties :

  1. Chercher le bonheur par une pensée heureuse – tel est le premier tome intitulé Le mythe d’Icare. Rentrer en soi pour affronter l’angoisse des labyrinthes intérieurs, ceux de l’illusion (le moi, Narcisse), ceux du bavardage (la politique, Prométhée), et ceux du divertissement (l’art, Orphée).
  2. Comment vivre ? Ce but de la philosophie fait l’objet du second tome intitulé Vivre. Il s’agit de penser en matérialiste pour s’élever dans les labyrinthes extérieurs de la morale et du sens.

J’ai un plaisir immense à lire cette réflexion vécue à la Montaigne ou Alain. Le message est que la philosophie veut rendre heureux et aider à bien vivre. Pour cela, le courant matérialiste de la pensée classique est le mieux à même de répondre au souci principal de l’homme qui cherche le bonheur. Pourquoi ? Par la lucidité : « le matérialisme est le courage de la raison » II.8.

Commençons par désespérer, c’est-à-dire par laisser l’espoir de côté, à abandonner toute illusion et toute attente passive. Le désespoir est – littéralement – l’indifférence à l’espérance : « l’espoir est l’opium du peuple ». L’absence de tout espoir est salutaire, tonique, réaliste ; elle engendre simplicité, lucidité, samsara. Celui qui n’attend rien vit dans le pur présent, le seul moment du temps sur lequel il peut agir. Rien ne lui manque, l’acquiescement au réel est joie, « oui » à la vie qui jaillit sans cesse et dont nous sommes un bourgeon, éternité de l’instant. Tout un courant de pensée tient ce discours : Lucrèce, Spinoza, Epicure, Bouddha, Nietzsche, Marx, Freud. Et Heidegger, Sartre et Russel peut-être.

Le matérialisme est école de dé-sespoir. Nous sommes éphémères et sans justification ; nous sommes là comme le reste du monde est là, et il n’y a pas de sens. Ne plus « croire » à quoi que ce soit : le monde est jeu de forces, de lois, de désirs ; la nature est indifférente. Aucun sens – donc aucun espoir, ni crainte. Tout devient possible. Qu’est-ce alors qui nous fait vivre ? Notre force interne, cette énergie vitale qui nous fait manger, courir et aimer, qui nous rend joyeux sans cause au printemps et nous accroche à la vie en cas de coup dur : « ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait ». Icare monte vers le soleil par la seule force de son désir qui le rend industrieux. Puissance vitale et volonté personnelle sont l’inverse de cet idéalisme, autre versant de la philosophie, toujours nostalgique d’un âge d’or perdu ou d’un modèle absolu inaccessible.

Le moi (Narcisse) est illusion, il faut s’en méfier à défaut de complètement s’en défaire, comme les bouddhistes. Il n’y a pas de moi à découvrir mais une existence à vivre. Il est vain de courir après « le fantôme hypostasié de ses désirs ». Mieux vaut être soi, simplement, c’est-à-dire non pas monolithe ni d’un bloc, mais création constante et cumulative, ouvert au présent, avec une histoire qui se fait à chaque instant. « En moi, la nature perpétuellement s’invente et crée. Et je ne suis vivant que par ces désirs qui, à chaque instant, me traversent, me guident et me constituent » p.57. Si tout se vaut, alors le désir fait la différence. Ni bien, ni mal en soi, mais il faut tout juger puisqu’il faut vivre. Le sage s’aime, mais « d’être aimé par ses amis et davantage encore de les aimer » p.81. La puissance d’être, simple joie d’exister, est le « vivre à propos » de Montaigne.

La politique (Prométhée) est une attente d’utopie, un bavardage : elle ne doit être prise que pour ce qu’elle est, une illusion nécessaire pour agir, sans plus, en aucun cas un absolu pour changer le monde ou faire accoucher un homme nouveau. Le pouvoir est toujours rapport de forces, absolu en droit, jamais en fait. Tout est politique car tout est jeu de pouvoir, heurt de désirs. « L’histoire est un processus sans origine, sans sujet ni fin parce qu’il n’y a rien en elle que l’éternité dispersée du désir et de la guerre » p.93. Tout a une cause, rien n’a de sens. La paix est désirable parce que la vie vaut mieux que la mort. Mais tout droit est à conquérir sans cesse ; la liberté est un combat. Pas de normes, pas de valeurs, pas de sens : aucune politique n’est « vraie » ni « juste », ni le bien dans l’absolu. Le matérialisme n’annule pas l’illusion mais la met à sa place. L’homme est mesure de toute chose. « L’illusion n’est pas d’être homme et au centre de son monde, mais de se prendre pour Dieu (ou son image) et au centre de l’univers. Parce que l’univers n’a pas de centre et qu’il n’y a pas de Dieu qui juge » p.121. Le militant matérialiste doit se garder de l’illusion : ses valeurs ne sont que relatives à lui et au groupe auquel il choisit d’appartenir, ici et maintenant. Sa force est au service de son désir et son désir n’a de droit que sa force. Lucide et désespérée, son action n’a pas de fin, pas plus que le présent, qui reste éternel. Car le présent invente toujours l’avenir et l’histoire, même s’il ne part pas de rien ; et l’histoire n’est pas à subir mais à faire.

L’art (Orphée) n’est pas inspiré, traduit de l’ailleurs, mais travail et création, joie sans motif et vision particulière ; ne le prenons que pour ce qu’il est, une jouissance personnelle que l’on partage par la culture. Le beau n’est pas universel, ni objectif. L’art s’éprouve, il ne se prouve pas. Le goût est solitaire et l’artiste un artisan. Car le poète n’existe qu’après le poème : il est son œuvre. « Le désir crée le ciel où il voyage » p.211. Lucidité car l’artiste ne « révèle » rien de ce qui serait caché et à seulement dévoiler ; dignité car son désir est sa force, son talent est sa joie, et cela est tout en lui. « Il y a une vérité du beau qui est la vérité du plaisir qu’il procure » p.214. Et c’est la seule vérité.

André Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, 1 Le mythe d’Icare, 2 Vivre, PUF Quadrige 2016, 720 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99

Son site 
Autre site (non officiel mais beaucoup plus développé)

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Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXe siècle

Les années 1970 retrouvaient « le terroir » avec le gauchisme antisystème, les chèvres au Larzac et les « communautés » pré-écologiques. Les historiens se sont donc penchés sur le passé pour voir comment on en était arrivé à tout centraliser à Paris, à laisser dominer une classe de nantis un brin snob et à créer de toutes pièces la fameuse « gastronomie française ».

Car la cuisine existait avant les bourgeois ; elle était surtout la tradition des femmes qui utilisaient les composants autour de la ferme dans un pays à plus de 80% rural. Seuls les aristocrates s’amusaient avec la nourriture, copiant les préciosités romaines et payant à prix d’or des chefs pour leur prestige. Quand advient avec la révolution le règne des bourgeois, tout change. Le plaisir des oisifs disparaît au profit de la frime sociale, de la dépense ostentatoire et de l’imposition sociale du « goût ».

Pour cela, Paris était incontournable même si la cuisine lyonnaise existait richement, comme le rappelle l’auteur. Mais la gastronomie française dont la réputation se répand dans le monde est née au temps des nationalismes et de l’industrialisation. Les aristocrates sont cosmopolites, pas les bourgeois. La cuisine à la française est un art, pas la gastronomie parisienne. Elle est une industrie de la bouche destinée aux hommes de pouvoir et descendant du haut vers le bas, par degrés, dans toutes les classes sociales, y compris les plus pauvres qui recyclent les restes.

Les grands restaurants à la mode étaient chers et goûteux : Le Café anglais, Véry, le Grand Véfour… Des dynasties familiales géraient et adaptaient cuisine et décor pour maintenir l’attrait. Le luxe était de fournir tout un service d’une centaine de plats, organisé selon une savante stratégie dont l’auteur nous livre une clé par un plan de table au chapitre Le repas. Le dîner (nom de notre actuel déjeuner) était un spectacle et il s’agissait d’éblouir les invités par l’abondance et la présentation des mets. Deux grosses pièces trônaient à chaque bout de la table, tandis qu’alternaient les relevés et les entrées que les convives devaient se passer, suscitant une série d’échanges conviviaux dans un silence relatif. On ne se lâchait qu’une fois la desserte effectuée, et les « desserts » (sucrés et salés) permettaient la conversation.

Jean-Paul Aron analyse les bons endroits dans leur évolution tout au long du siècle, les mets servis et leur mythologie (homard délaissé, huîtres chéries), comment s’ordonne la cérémonie du repas, avant de mettre en contraste la gastronomie avec la simple nourriture (administrative dans les réfectoires des hôpitaux, des prisons, des collèges et des casernes ; de récupération dans les restaurants à 40 sous, à 17 sous, à 4 sous ; jusqu’à la misère de la mendicité et des bouillons de charité) – et d’étudier l’imaginaire gastronomique (mythe, spectacle, drame, fête).

Si seulement 17% des Parisiens décédés avaient les moyens de payer les 15 sous nécessaires à leur enterrement, cela signifie que les gastronomes étaient très peu nombreux et que la quête de subsistance emportait presque tous. Les inégalités étaient fortes et criantes dans cette période d’industrialisation et de progressive administration ponctuée de révolutions (1789, 1800, 1815, 1830, 1848, 1871). Le mythe submerge donc le réel et révèle que la gastronomie ne vient pas du terroir mais du pouvoir ; elle ne naît pas du produit mais de sa mise en scène ; elle ne surgit pas d’en bas mais d’en haut, de cette minuscule frange qui a les moyens et qui désire le montrer.

Jean-Paul Aron écrit simplement mais il procède à des énumérations, certes « scientifiques », mais que l’on peut sauter rapidement pour garder le fil de la lecture. Aucune recette mais des listes de plats et des menus, parsèment les chapitres. De nombreuses citations des gourmets et écrivains du temps précisent certains points.

Le lecteur notera ce fait remarquable que le service « à la française », qui mettait tous les plats sur la table sauf les desserts (servis après la desserte), a été remplacé par le service « à la russe », organisé par succession des entrées, plat, desserts, le tempo étant donné par le maître de maison. Il notera aussi que « la maitresse » de maison n’a pas son mot à dire avant le XXe siècle et que les femmes sont considérées comme quasi indésirables pour apprécier la gastronomie : le désir de bonne chère exige d’éviter les désirs de la chair.

Quiconque s’intéresse à la cuisine et à son évolution, ou à la sociologie des Français, lira utilement ce petit livre érudit et gourmand, réédité quarante ans après sa parution pour le bonheur de la culture.

Jean-Paul Aron, Le mangeur du XIXe siècle – Une folie bourgeoise : la nourriture, 1973, Belles-Lettres 2013, 352 pages, €14.50 e-book Kindle €10.99

Histoire de la gastronomie française à comparer avec La cuisine italienne, histoire d’une culture

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Politique et morale

L’union de la politique et de la morale est un idéalisme, elle est totalitaire. La séparation est un cynisme qui laisse le choix, et le choix est difficile.

Si morale et politique vont ensemble, ce qui est moralement bon est politiquement juste, et réciproquement

C’est un idéalisme où le vrai et le bien, l’univers du saint, du savant et du militant se rejoignent. La morale a toujours raison, la raison est toujours morale. Ainsi peut-on savoir ce qui est juste : la morale et la politique deviennent une science, toute faute est une erreur, toute erreur une faute. Les adversaires se trompent, ils sont hors de la raison – fous, malades, sauvages.

Soit l’idéalisme est réactionnaire et regarde vers le passé : tout vient du Bien et va de mal en pis. Le présent est une erreur qu’il faut corriger au nom des lois d’origine : la morale fonde la politique. C’est tout le pari du « c’était mieux avant », de l’âge d’or (mythique), du collectif éternel qui sait mieux que vous, pauvre petit chainon de la lignée, ce qui est bon pour la perpétuation à l’infini de la lignée. Rejoindre le Bien (Platon), c’est rejoindre le Peuple en son essence historico-culturelle (Mussolini) ou génétique (Hitler), et en son communisme fondamental (Staline), c’est rejoindre Dieu en ses Commandements (le Peuple élu juif, la Cité idéale chrétienne, la Soumission musulmane).

Soit l’idéalisme est progressiste et c’est l’avenir qui a raison : tout va mal mais vers le mieux. La politique fonde la morale, ce qui est politiquement juste est moralement bon. Même si cela fait du mal à quelques-uns – et parfois au grand nombre : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs a été la grande justification de la « dictature du prolétariat » et du goulag soviétique, la « rééducation » le grand mantra maoïste et polpotiste.

Le philosophe-roi (Platon) et le dirigeant philosophe (Lénine) de ces deux idéalismes savent objectivement ce qui est bon. Ils sont au-dessus des lois, car la vérité ne se vote pas. Ils décident seuls de ce qui doit vivre ou périr. Cela donne le totalitarisme de la pensée et la dictature en politique : celle des prêtres, du chef ou du parti. La fin justifie les moyens, « les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire », écrivait Trotski dans Leur morale et la nôtre.

Si morale et politique sont séparés, l’une prime l’autre

C’est un cynisme, qui peut être moral (individuel) ou politique (collectif).

Soit c’est un cynisme moral (Diogène) : il vaut mieux être moralement bon que politiquement efficace, la vertu est préférée au pouvoir, l’individu au groupe, la sagesse ou la sainteté à l’action, l’éthique au politique.

Soit c’est un cynisme politique (Machiavel) : mieux vaut être politiquement efficace que moralement bon, mieux vaut la puissance que la justice, le pouvoir et sa conservation est la seule fin.

Alors, idéalisme ou cynisme ? Morale ou politique ?

Il faut choisir mais le libre-arbitre ne permet de choisir ni son camp, ni sa morale, parce qu’on ne se choisit pas soi-même. Chacun est déterminé plus ou moins fortement par ses gènes, son éducation, sa famille, son milieu social… Le choix n’est jamais désintéressé car jamais sans désir. C’est l’impasse faite par les économistes libéraux sur tout ce qui n’est pas rationnel chez le consommateur, l’impasse faite par les analystes politiques sur l’irrationalité foncière de la politique, le pari fait par les sectateurs de toutes les religions sur l’émotion et la peur fondamentale qui exige la croyance. Le désir résulte d’un corps et d’une personnalité, d’un lieu et d’une histoire. Les choix moraux et politiques sont des jugements de goût – ou de dégoût – plus que des jugements rationnels. La raison ne vient qu’en surplus pour « rationaliser » ces choix instinctifs.

Mon goût me porte à préférer ainsi le cynisme à l’idéalisme. Le cynisme est moins dangereux car il permet de ne pas croire. C’est reconnaître que l’existence est tragique, mais ce « dé »-sespoir, cette absence de tout espoir métaphysique apaise, il fait vivre ici et maintenant plus fort et rend plus miséricordieux à nos semblables englués dans leurs passions et leurs angoisses.

Les dangereux sont plutôt les papes armés, les prophètes politiques, les ayatollahs du quotidien, les secrétaires généraux de parti communiste et les censeurs anonymes des réseaux sociaux. La foi rend méchant, la « bonne conscience » rend pire encore.

Le machiavélisme du cynique n’est pas une position politique mais la vérité de toute politique : la force gouverne parce qu’elle est la force. Diogène n’enseigne pas une morale parmi d’autres mais la vérité de toute morale : seule la vertu est bonne.

Le pouvoir n’est pas une vertu, ni la vertu un pouvoir. La morale enveloppe la politique car elle est toujours individuelle et solitaire. Aucun devoir ne s’impose moralement à un groupe ; politique, police, politesse, sont des lois de groupe, la morale non. Le machiavélisme, qui ne se veut que politique, n’est justifié qu’en politique. Ce n’est pas un impératif pour l’individu mais une règle de la prudence et de l’efficacité pour le groupe. Pour chaque individu, Diogène l’emporte.

Machiavel pour le groupe, Diogène pour chacun. Car seul le bien que l’on fait est bon. Il est bon, non par une loi universelle à laquelle il se soumet, mais par la création particulière du bien précis qu’il fait à quelqu’un. La seule règle est qu’il n’y a pas de règle universelle mais seulement des cas singuliers. Pour Montaigne, la tromperie peut servir profitablement si elle est exceptionnelle, dans certaines limites (que chacun doit solitairement évaluer) et exclusivement dans les situations collectives. C’est l’exemple fameux du Juif qui frappe à votre porte, sous l’Occupation, et qui est poursuivi par les nazis. Si l’on vous demande si vous l’avez vu, la vérité exige de dire que oui ; mais la morale exige de dire que non. Ce « pieux » mensonge est pour le bien précis du Juif que vous allez ainsi sauver.

Quoi que vous fassiez, la morale restera globalement impuissante en politique, comme la puissance restera en elle-même amorale. Mais dans votre sphère de décision, vous pouvez agir moralement. Vous ne ferez pas de la « grande » politique mais de la relation humaine – à la base de la vie de la cité, ce qui est aussi la politique.

Chacun sait bien ce qu’il juge, mais n’a plus les moyens d’en faire une morale universelle parce que nul fondement absolu ne tient plus. Il faut faire simplement ce qu’on doit, c’est-à-dire le bien plutôt que le mal, et le moins mal plutôt que le pire. Et ce n’est pas à la foule ni au parti ou au clerc de dieu de juger, mais à chacun, dans sa solitude de choix.

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Villa Balbianello

J’ai le temps de prendre un café face à l’embarcadère et nous prenons le bateau pour Lenno. Une petite vedette privée conduit le groupe, en deux voyages, sur les marches de la villa Balbianello, située sur un promontoire boisé qui s’avance sur le lac. « Nos dames avaient peur ; cela est d’un aspect aussi rude que les lacs d’Ecosse », écrivait Stendhal en 1817, faisant allusion au rocher s’avançant dans les eaux. Les nôtres sont d’une autre trempe, même trempées.

Le style carré, les toits plats et les deux campaniles de la villa, dont la façade crépie d’ocre et bordée de blanc aux angles, sont très élégants. La lumière d’aujourd’hui, ambiance aquarium, ne lui rend pas l’hommage que lui rend habituellement le soleil. Nous accueille, gravée sur le sol, cette devise en français : « fay ce que voudras ». Ce rocher, appelé « Gibraltar du Lario », descend à pic sur le lac, véritable forteresse romantique ouverte sur la nature. Une route mène aussi à la villa, mais elle n’est ouverte au public que le samedi et le dimanche. Le reste du temps, l’accès ne se fait que par le lac.

Il pleut toujours. Nous errons quelques instants dans les jardins mouillés. Le rocher âpre qui retenait peu la terre et le manque de terrain n’ont permis ni de créer un jardin monumental à l’italienne, ni un jardin sauvage à l’anglaise, ni les perspectives géométriques d’un jardin à la française. Le jardin de Balbianello est donc unique, planté en fonction du lac et de la roche. La végétation habille la pierre et laisse découvrir l’eau qui l’entoure. On trouve des chênes-verts, des magnolias et des cyprès, des camphres et des azalées, des cyclamens, des rhododendrons, outre les glycines et les platanes de l’entrée sur le lac. Ces jardins sont surtout remarquables par leurs buis taillés en candélabres et au chêne-vert taillé en parasol. Le travail de la taille mobilise deux jardiniers en novembre de chaque année et dure un mois. L’un monte à l’échelle et taille sur les indications de l’autre à l’aide de grands ciseaux. Celui qui taille n’a aucun recul et se laisse guider par l’autre pour ne pas rater la coiffure.

Nous faisons connaissance de notre guide de la villa. Esther a de grands yeux en amande, à l’égyptienne. Elle parle bien le français mais n’est jamais allée en France plus loin que « juste après le tunnel du Mont Blanc », à Chamonix.

La villa a été fondée par le cardinal Angelo Maria Durini en 1790. J’aime ces prénoms chantants, un peu précieux pour un garçon, Angelo Maria. Le cardinal était avant tout homme de lettres et homme du monde avant de se vouer au service de l’Eglise. Il a tenté d’acheter l’île Comacina avant de se rabattre sur les ruines Andrécaines et de faire bâtir cette thébaïde où il pouvait, de temps à autre, deviser philosophie avec des amis choisis, à l’écart du monde, de ses glapissements et rumeurs. Ainsi aimons-nous nous retirer de temps à autre, comme le cardinal, pour retrouver le sens du vrai dans un décor de nature. Je le comprends, cet esthète en robe pourpre !

La villa a appartenu à la famille Visconti avant d’être cédée à un général américain, Butler Ames dès 1919. Elle a été surtout de 1954 à 1988 la propriété de Guido Monzino, explorateur-comte, premier vainqueur italien de l’Everest en 1973. Monzino, riche héritier oisif d’une famille bourgeoise de Milan enrichie dans la distribution, est mort d’un cancer à 60 ans le 11 octobre 1988, « usé par les femmes et les fumeries », nous avoue Esther. Il ne s’est jamais marié, préférant arpenter le vaste monde plutôt que de planter un enfant. Mais, contrairement à nombre d’explorateurs anglais, il aimait beaucoup les femmes. En revanche, s’il aimait s’afficher au bras de quelque grand nom au beau corps, il la jetait au premier « nous ». Lui choisissait, pas question d’aliéner son indépendance et de faire des projets à deux ! Il a légué la villa qu’il aimait bien à la FAI, Fondo per l’Ambiente Italiano, Fondation pour l’Environnement Italien, à charge de la maintenir en l’état et de la faire vivre en l’ouvrant au public. Ses cendres ont été répandues par sa volonté dans la glacière creusée dans le rocher, dans un coin du jardin au-dessus du lac, côté Tremezzo, vers le soleil levant.

L’intérieur de la villa est plus grand qu’il n’y paraît depuis l’extérieur car plusieurs pièces sont creusées à même la roche du sol en calcaire de Moltrasio, et la cuisine, comme les salles à manger, sont sis à l’intérieur de l’ancienne église du couvent Andrécain actif jusqu’au 16ème siècle, comme détachée de la demeure principale.

J’admire surtout la bibliothèque aux nombreux livres d’explorations et de voyages en italien, français et anglais, et le cabinet des estampes et de cartographie. C’est confortable, très anglais, tout de bois et de cuir avec une bonne odeur d’imprimés et de vagues relents parfumés de cigare. De grandes baies vitrées ouvrent sur la lumière et sur le paysage. Les deux pièces sont installées dans un belvédère ajouré séparé par trois arcades élancées qui donne des vues sur les deux rives du lac, côté Tremezzo et Bellagio et côté Comacina, de part et d’autre du promontoire sur lequel est bâti la villa. Le jardin s’étend devant chaque baie, jusqu’à l’eau en contrebas, et repose les yeux. La bibliothèque communique avec la chambre, dans la villa plus loin, par un passage secret encastré dans une boiserie de fenêtre. Ce passage avait été imaginé par le cardinal mais il a été remis en service par Monzino qui craignait un enlèvement par les Brigades Rouges – qui défrayaient la chronique italienne à la fin des années 70.

Au dernier étage de la villa comme dans un salon du rez-de-chaussée, la collection d’objets récoltés au cours des voyages par l’explorateur-comte est remarquable. Tout est choisi avec goût. Les peintures sur verre du 18ème siècle, les gravures romantiques représentant le lac de Côme, les statuettes de tous lieux et de toutes époques, les sculptures inuit sur dents de morses récoltées lors de son expédition au Pôle Nord en 1971, pâles et délicates comme des marbres brillants, les bronzes maniéristes, les chevaux Tang, la porcelaine Ming, les meubles anglais « de style Sheraton »… « Le comte avait du goût sur toutes choses » susurre Esther en pinçant les lèvres. Aujourd’hui c’est la pluie qui met des gouttes sur toutes choses.

Car la pluie tombe encore. Pendant que nous attendons le retour de la vedette partie avec la première fournée, Esther nous apprend que le niveau du lac s’est élevé d’un mètre cinquante en une semaine à cause de cette pluie presque ininterrompue. « Ici, on n’a jamais vu ça » – cette rengaine sempiternelle, entendue partout sur la planète, nous est servie là aussi. Les gens ont peu de mémoire. Et ce qui est compréhensible dans les pays du tiers monde où les générations se succèdent tous les 15 ans, l’est moins en Italie où le rythme est plutôt de 30 ans… Mais on ne refait pas les conversations de mémères sur le temps qu’il fait.

Problème pour demain : que faire s’il pleut toujours ? Pas marcher – c’est désagréable toute la journée sous la pluie. Ni prendre le téléphérique – les nuages boucheraient toute vue. Aller visiter Côme ? Certains l’ont déjà vu à l’aller. Lugano ? C’est peut-être une idée. Une abbaye cistercienne ? Il semble y en avoir une dans le nord. Le guide est embêté pour ce programme alternatif de demain. Il veut que cela ne coûte pas trop cher à son budget et il pencherait plutôt pour l’abbaye… Justement, la pluie redouble quand nous reprenons pied sur la terre ferme, à Lenno, sous une pluie battante.

En fin de soirée, après le dîner, elle s’arrête. Le ciel découvre même une étoile ou deux. Que sera demain ? Pour me réchauffer, tandis que Jean prend un Martini blanc, je goûte un apéritif italien, le Romazotti. C’est un amer, amaro. La saveur qu’il présente est datée, trop sèche et trop sirupeuse pour notre éducation de papilles actuelle. Elle représente trop le « chic bourgeois » du goût 1900. Nous dînons de pâtes à la crème et à la tomate, d’escalopes fines panées au fenouil, et de fraises coupées accompagnées d’une boule de glace à la vanille.

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Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française

Il ne s’agit pas de toute la littérature, ni d’une histoire qui mène à nos jours. Publiée en 1936, cette histoire commence avec la Révolution et se termine après la guerre de 14.

Albert Thibaudet fut agrégé d’histoire, élève de Bergson, historien de la Troisième République et de la Grèce antique. Il replace les courants littéraires dans un réseau de relations historiques, sociales et politiques, ce qui en fait un outil précieux de compréhension des idées et des modes. Tout y passe, le roman, l’essai, l’histoire, la poésie, le théâtre. C’est une véritable histoire de France d’avant 1940 qui est proposée.

Sa réédition permet de comprendre le monde d’avant la défaite, l’art littéraire porté par l’élan révolutionnaire avant qu’il ne tombe dans l’étroitesse des nationalismes, puis des marxismes plus ou moins abâtardis qui ont tenu lieu de pensée entre 1940 et 2000. Revisiter les grands auteurs avec le critique littéraire de la NRF de 1912 à 1932 (revue d’avant-garde à l’époque) est un bonheur. Car Thibaudet aime lire, il en a plaisir ; il est empli d’empathie pour les auteurs, ce qui rend sa lecture passionnée, donc passionnante, même s’il a ses têtes et ses goûts. Il ne consacre par exemple qu’un bout de ligne au poète Albert Samain, mais plus d’une page à un quelconque théâtreux bien oublié aujourd’hui.

Il organise son histoire par générations : ceux de 1789, de 1820, de 1850, de 1885, de 1914. Chacune a son événement fondateur autour de ses 20 ans, la Révolution (et la liberté comme la Terreur), la Restauration (et le romantisme), le printemps des peuples (et l’empire second en réaction), la République (et l’affaire Dreyfus comme le symbolisme), la guerre (et la mutilation générationnelle comme la brutalisation des façons de voir).

Chacun trouvera son bonheur dans les auteurs qu’il aime (par exemple Chateaubriand), et découvrira ceux qu’il ne connait pas ou moins (par exemple Mme de Staël). Le ton est érudit mais sans jargon, d’une belle langue classique qui se lit avec bonheur. L’édition papier est en caractère bien petits pour le confort de la lecture, une fois un certain âge atteint, mais permet à cette somme de garder un aspect compact qui ne prend pas trop de place pour la mine de savoirs qu’elle contient.

A conseiller à tous ceux qui veulent réviser ou apprendre combien la durée façonne la pensée, combien l’histoire qui se vit modifie l’expression. Cela dans les deux siècles de la pensée française la plus universelle – terrain largement perdu depuis…

Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, 1936, collection Biblis CNRS éditions 2016, 603 pages, €12.00

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Droit et morale

Le droit est une consécration des Lumières, un triomphe de la raison sur le bon plaisir et sur les passions. Le droit n’est pas la morale. Ni droit du plus fort, ni loi de Lynch, « le » droit est au-dessus des personnes. Il est appliqué par un Etat au-dessus des individus, il exerce seule la puissance légitime. Certes, les individus et les groupes peuvent contester l’Etat, mais c’est en général pour l’investir : ils chassent le clan au pouvoir pour l’occuper eux-mêmes. Sans Etat comme instrument social, pas de droit applicable – ni droit national, ni droit « universel », ni droit sans limite.

D’une part, aucune anarchie ne crée de droit ; les façons de faire sont des coutumes admises, qui changent au gré des gens, une morale versatile selon « ce qui se fait », la mode, les mœurs, le goût – pas de « droit » au-dessus d’eux. C’est ainsi que l’autogouvernement ou les chartes éthiques des entreprises ne sont que des cahiers des charges que l’on promet de respecter – mais rien ni personne ne peut en sanctionner les écarts.

D’autre part, il n’y a pas de société universelle, il n’y a que des sociétés particulières. Le paradoxe des Lumières, mais aussi sa tension créatrice, est que certaines sociétés particulières d’Occident attribuent des droits universels à leurs membres. Mais leur réalisation passe obligatoirement par les sociétés elles-mêmes. L’universel est donc réduit à la communauté de pensée et aux accords internationaux.

Enfin, les Lumières ont élaboré un droit abstrait pour que l’individu puisse s’arracher à ses déterminismes – mais pas sans limites. Toute revendication n’est pas un droit, la loi doit faire l’objet d’un débat contradictoire et être emportée par une majorité qualifiée. Il ne suffit pas de naître pour faire ce qu’on veut, tous les « droits » sont accordés par les sociétés et leurs frontières définies par elles.

Cette révérence au droit au-dessus des intérêts particuliers et des passions politiques collectives est un trait occidental, notamment anglais et français, les deux premières nations à avoir créé des parlements modernes. Elle s’oppose pour les Anglais à l’absolutisme royal d’essence catholique, calqué sur la hiérarchie papale ; pour les Français aux lettres de cachet et aux privilèges de l’Ancien régime (mais aussi ou oukases du régime jacobin de la Terreur).

Malgré la résistance réactionnaire du romantisme, où instincts et passions définissent l’appartenance et l’action de chacun plus que la raison, cette conception abstraite de la loi et « du » droit est restée jusqu’à nos jours.

Jusqu’à ce que l’on extrémise « le » droit issu de la majorité en « droits pour tous » qui font de multiples exceptions pour chaque minorité biologique (le genre), sexuelle (gai, bi, trans, lesbien), sentimentale (contre la corrida, contre la viande, contre les OGM, contre etc…), régionale (Catalogne, Corse, Ecosse, Bretagne…), communautaire ou religieuse (islamistes, juifs, témoins de Jéhovah, etc.). Le droit quitte alors le domaine de la raison pour entrer dans celui des passions ou des instincts bruts. La société se diffracte en ses multiples composantes, on ne « fait » plus société en admettant une loi commune, on revendique chacun pour soi – tout en croyant naïvement que la majorité démocratique va accepter poliment sa remise en cause.

En Occident, « j’ai le droit » remplace « le droit », l’égoïsme personnel la référence collective. En Orient, la morale remplace le droit, la coutume ou la volonté du parti la référence au-dessus de tous.

En Chine, le Parti communiste ne connait pas d’appareil judiciaire indépendant. Il profère des injonctions morales en prenant pour référence la philosophie de Confucius – mais déformée par l’État pour l’accommoder aux besoins du Parti. Condamner un responsable « corrompu » vise à éradiquer un opposant politique tout en se parant de vertu dans les médias (tiens ! ces mœurs réapparaissent en France sous les socialistes avec « l’affaire » Fillon… mais Cahuzac est oublié). Il s’agit de faire un exemple pour que tous suivent « le droit » – réduit à la ligne du Parti.

Depuis le milieu des années 90, la direction politique chinoise craint une dérive idéologique vers les concepts occidentaux d’indépendance des militaires à l’égard du Parti. La référence au droit dans les armées permet de corriger l’absence de discipline, d’idéologie, d’idéal et de foi dans le métier. Il s’agit, pour les dirigeants communistes, d’« éradiquer le mal » – la loyauté aux dirigeants du Parti étant le seul critère du « Bien ».

C’est la même chose en Russie, où les pratiques de l’ex-URSS sont revenues avec Poutine, gamin des rues sauvé par l’armée et formé par le KGB. Le « droit », il s’assoit dessus, seule compte la force d’imposer les vues de son clan et la vertu patriotique de rendre la Russie grande puissance. Les arrestations, procès et jugements ne sont là que pour l’édification des foules qui seraient tentées d’imiter les dissidents et de contester le dirigeant. Plus efficace, mais uniquement lorsqu’il y a urgence ou aucune preuve juridique, l’assassinat ciblé est pratiqué. Le « droit » est ainsi celui du plus fort…

Droit de contrainte morale ou droit de contrainte physique, peut-on encore parler de droit ? Il s’agirait plutôt d’obligations, comme en Chine celles des grands parents à qui l’on confie les petits-enfants, ou les responsabilités des enfants envers leurs parents. Bien que « garantis par la constitution » pour l’affichage international, les droits fondamentaux des citoyens restent soumis à la discrétion du Parti qui gouverne et ne sont pas fonction des individus. Les priorités de sécurité, de cohésion et de stabilité sociale l’emportent sur le confort individuel des minorités ou des personnes. Liang Huixing, chercheur à l’Académie des Sciences Sociales, prévient depuis des années que l’inscription des droits individuels dans la loi conduirait inévitablement à une révolution pareille à celles des anciens pays de l’URSS. Mettre le droit au-dessus des partis remplacerait le clanisme par la démocratie…

Même Confucius, maître de morale en Chine, fait obligation d’une justice qui doit tempérer l’exercice du pouvoir ; il insiste sur le devoir moral des intellectuels à critiquer les erreurs du souverain et de s’opposer à ses abus, même au prix de leur vie. Avant le droit, Confucius croyait à la vertu. Elle aussi s’impose à tous, mais de l’intérieur ; elle est inculquée dès l’enfance par l’éducation et seuls les vertueux peuvent gouverner, sous peine de voir s’effilocher la confiance du peuple, ressort même de l’État ; quand cette confiance se perd, le pays est condamné. L’important, pour Confucius, n’est pas d’accumuler de l’information, du savoir-faire technique, ni d’acquérir une compétence spécialisée, mais de développer son humanité générale. L’éducation ne relève pas du domaine de l’avoir, mais de l’être. Ainsi le droit rejoint-il la vertu pour imposer la raison aux bas instincts égoïstes et aux passions sans limites.

Sur ces mauvais exemples russes, chinois, turcs, arabes et autres, il semble que nos sociétés éteignent de plus en plus les Lumières pour en revenir à l’obscurantisme de « l’avant ».

Le droit ne serait plus le même pour tous, pas plus que la vérité selon des critères scientifiques ne serait plus « la » vérité. Chacun veut n’exister que pour lui-même et jouir de tout ce qu’il peut ; il fait de tous ses désirs « des » droits, au rebours « du » droit commun à tous. L’Occident perd donc sa vertu, qui est de raison, au profit d’un retour aux instincts et aux passions – qui sont proprement réactionnaires.

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Tilman B. Drüeke et Bernard Moinier, Le sel dans tous ses états

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Le sel a mauvaise réputation, il causerait de la tension. Rien de plus faux que cette allégation. Elle est née d’études mal menées entre 1950 et 1970, par des médecins qui ont trouvé un créneau populaire pour se faire mousser, rencontrant l’aspiration générationnelle des classes montantes à se différencier des vieux. Traditionnellement, en effet, le sel aidait à la conservation des aliments – en l’absence de frigo – et était présent dans le lard, le jambon, la morue, les anchois, les harengs saurs, les cornichons en saumure, les olives, en bref dans tous ces aliments de base de la consommation populaire de nos grands-mères (nées au début du XXe siècle). Pour faire « moderne », il fallait aller contre.

Le livre, écrit à deux, comprend trois parties : la première est économique, la seconde médicale, la troisième alimentaire. Le professeur Tilman B. Drüeke a été 40 ans néphrologue et reste directeur de recherche émérite de l’INSERM. Bernard Moinier a été 25 ans secrétaire général de l’European Salt Producers’ Association et le délégué général du Comité des Salines de France, auteur de Sel et société, Le sel dans l’antiquité. L’état de la recherche scientifique médicale sur le sujet est loin d’être aussi clair que l’opinion le croit et, même si un lobbyiste est co-auteur, les arguments présentés sont nuancés et emportent l’adhésion rationnelle.

Le pain et le sel étaient pourtant la base de l’hospitalité chez les Hébreux, et le chlorure de sodium était du sperme cristallisé selon Hésiode. Son pouvoir générateur était mythique, on l’utilisait volontiers contre les maléfices, les Egyptiens en momifiaient leurs défunts, et la mer – d’où sortit Aphrodite (son nom signifie écume) – en contient 35 g par litre (39 g pour la Méditerranée et 275 g pour la Mer morte). Le sel, dans l’antiquité, c’était la vie. Et les animaux qui n’en trouvaient pas naturellement en étaient friands.

Dès les prémices de l’industrialisation, le sel est intervenu comme matière première : dans la conserverie de viande et de poisson, pour élaborer des savons, traiter les peaux, pour le verre et la métallurgie. Plus récemment, pour produire de l’eau potable par désalinisation (Arabie Saoudite). Les villes de Lons-le-Saulnier, de Salisbury, de Salzburg, viennent du mot sel ; des caravanes de sel transportaient la précieuse denrée au travers du Sahara.

Le sel a été exploité dès la plus haute antiquité selon trois procédés : l’agriculture (marais salants, sel de mer), les mines (sel gemme), l’ignigène (évaporation artificielle, sel de flamme). Aujourd’hui, la consommation de sel est faible pour les ménages (10%) et l’agriculture (aliments pour bétail) 15%, l’essentiel étant l’industrie chimique dont les adoucisseurs d’eau (46%) et le déneigement (30%).

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Le rôle du sel sur la santé est important : il maintient l’équilibre homéostatique des cellules, il contribue à l’excitabilité et aux contractions des muscles, il contrôle les secrétions hormonales, il forme l’acide chlorhydrique nécessaire à la digestion, il participe à l’équilibre acido-basique et au transport des sucres et des acides aminés.

Son rôle sur la pression artérielle est dû à ce qu’un apport en sel augmente le volume sanguin. Mais le sel n’est que l’un des facteurs de la « tension ». Selon des études récentes, 30 à 40% seulement des hypertendus seraient sensibles à une augmentation du sel – autrement dit, 60 à 70% ne voient aucun effet. Seuls les obèses sont plus sensibles, tout comme les consommateurs d’alcool. Les auteurs citent la fameuse étude PURE, conduite sur 102 216 sujets adultes non obèses de 18 pays différents, âgés en moyenne de 50 ans, et publiée en 2014 dans le New England Journal of Medicine. Sa conclusion ? « Une diminution de la consommation de sodium de 3 à 2 g ou moins par jour, soit de 7.5 à 5 g de sel ou moins par jour, entraîne une baisse de la pression artérielle négligeable, voire nulle » p.99. Pour faire baisser la pression artérielle, il vaut mieux consommer plus de potassium (dans les fruits et légumes) que de réduire le sel… L’étude française Nutrinet, faite chez 8 670 volontaires, publiée en 2015, a montré que « la pression artérielle n’était corrélée à la consommation de sel ni chez les hommes, ni chez les femmes » p.102.

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Pour la santé – qui est un équilibre – trop comme trop peu de sel nuit. Le minimum vital des apports en sel est de 1 à 2 g par jour. L’OMS (2007) préconise 5 g et l’Agence nationale de santé alimentaire en France (2008) 8 g par jour pour les hommes, 6.5 g par jour pour les femmes et les enfants. Les sportifs, les ouvriers soumis à des efforts et les jeunes qui se dépensent ont besoin de plus de sel que la moyenne, car il s’élimine par la sueur plus que par les urines.

En revanche, les sédentaires, les vieux et les obèses ont besoin de moins de sel, car ils éliminent moins et moins bien. Les patients atteints d’affection des reins, du cœur (insuffisance cardiaque) ou du foie (cirrhose), du diabète de type II, doivent aussi surveiller leur consommation de sel. Le rôle du sel dans l’ostéoporose, l’asthme, les calculs urinaires et le surpoids n’est pas prouvé.

Méfions-nous cependant du sel caché : 70% des apports quotidiens proviennent des préparations industrielles (charcuteries, fromages, pains et viennoiseries, soupes, eaux minérales, conserves). Le jambon cuit contient par exemple 20 g par kilo, le boudin noir et le foie gras 15 g, les biscuits de 1 à 2 g, comme certains fromages. La plupart du sel mis dans l’eau de cuisson des légumes ou des pâtes n’est pas ingéré.

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Le sel peut être un vecteur de produits insuffisants dans la consommation publique : l’iode, le fluor, le fer, l’acide folique peuvent être adjoints au sel de table comme cela se pratique en Suisse, en Allemagne et dans d’autres pays où des carences ont été constatées.

Ce petit livre très complet, précis malgré un peu de jargon médical, comprend 148 références bibliographiques, la réglementation française relative au sel, nombre de tableaux et schémas, et des contacts utiles. Non, le sel n’est pas ce grand méchant aliment que l’on dit ; il est nécessaire au bon équilibre physiologique et avive le goût pour certains aliments. La sagesse est, comme pour toute chose, de tout un peu : pas d’excès, pas de tabou. Sauf si l’on est atteint d’une maladie des reins, du cœur ou du foie, évidemment.

Tilman B. Drüeke et Bernard Moinier, Le sel dans tous ses états – vrai/faux sur un aliment trop critiqué, 20165, EDP Sciences, collection Alimentation et santé, 205 pages, €24.90

e-book format Kindle, €17.90

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

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Comment considérer mes critiques sur ce blog ?

Il m’arrive assez souvent d’être sollicité pour chroniquer tel ou tel livre venant de paraître, ou un disque, plus rarement un film ou une pièce de théâtre. J’expose ici mes goûts – qui sont moi – et je dis franchement si cela me convient ou pas. Mais je dis toujours pourquoi.

Vous ne trouverez donc jamais de critique injuste ni calomnieuse de ma part, mais des arguments pour et contre. Toute personne qui écrit ou qui chante se croit grand artiste – et c’est bien humain ; la stratégie du déni permet l’optimisme de se croire méconnu, car tant de richesses sont en leur âme qu’ils sont tout étonnés de constater que les autres ne le voient pas. Mais s’il est nécessaire de croire en soi, le narcissisme est un défaut : tout passe, tout change et chacun est perfectible. La science des mots s’acquiert par le labeur et avec les années, elle ne naît pas toute armée du petit cœur gros comme ça qui veut « s’exprimer ».

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Dire s’apprend, dire bien se travaille, communiquer ne vient qu’ensuite.

Ce qui compte avant tout est l’adéquation des mots que l’on emploie à ce que l’on veut dire. La pulsion, le sentiment, l’argument, la grâce exigent des mots précis, si possible avec le moins d’adjectifs – qui appauvrissent en qualifiant. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement – et les mots pour le dire arrivent aisément » : apprend-t-on encore aux écoles cette maxime de Boileau qu’on ne lit plus guère ? (L’art poétique, 1674).

Une fois les mots précis choisis (et sans cesse vérifiés pour le sens), leur agencement dans une phrase claire ou une ellipse poétique se travaille. Il s’agit là du style – or « le style est l’homme même » (pris au sens neutre d’humain) : apprend-t-on encore aux apprentis écrivains ou paroliers-musiciens cette maxime de Buffon qu’on lit moins encore ? (Discours à l’Académie, 1753). L’auteur ajoutait : « si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles ». C’est pourquoi les facilités de langage d’époque ne passent pas les années (qui lit encore l’argot des années 50 de certains romans ?). La veulerie démagogique du clin d’œil aux lecteurs (et lectrices), tellement à la mode dans les médias, ne doit pas contaminer l’œuvre écrite si elle veut faire trace. Ceux qui écrivent comme ils parlent, même s’ils parlent bien, écrivent mal. Car la lecture n’est pas l’écoute, aucune personne n’est en face de vous avec ses regards, son ton, ses mimiques, ses gestes, son attitude : tout doit passer par les mots.

Tout cet effort se doit d’être pris dans une architecture, qui fait partie du style. Ecrit-on un roman ? – il y faut de l’action, de la psychologie, une histoire (voyez Stendhal ou Flaubert). Ecrit-on un essai ? – il y faut un thème clair, des arguments étayés et des propositions (lisez Montaigne ou Alain). Ecrit-on une œuvre poétique ? – il y faut du rythme, une mélodie (même en prose), des mots qui ouvrent l’imagination et des juxtapositions qui créent de l’étincelle (étudiez Rimbaud, Baudelaire ou Mallarmé). « Le style doit graver des pensées, ils ne savent que tracer des paroles », résumait avec profondeur Buffon.

C’est cet ensemble que j’évalue à la lecture d’une œuvre, à l’écoute d’une voix, au suivi d’une pensée. Suis-je exigeant ? Comment ne pas l’être devant l’avalanche des publications annuelles qu’une seule vie ne suffirait pas à découvrir ? Est-il toujours pertinent « d’exprimer » son petit moi alors que tant d’autres le font qui méritent bien mieux d’être lus, écoutés ou considérés ? Mon jugement est esthétique, non moral ; lorsque des opinions ne sont pas les miennes, je le dis et j’argumente, mais exposer ses opinions n’est en soi pas négatif, cela permet le débat et la diversité des façons de voir.

Oui, la critique se doit d’être précise et impitoyable, mettant le doigt où sont les faiblesses.

L’auteur, tout à son œuvre, ne les voit pas car il est rempli d’affection pour sa production comme un parent est empli d’amour pour son enfant. Ce ne sont que les autres, les oncles, les parrains, les voisins, les éducateurs, qui voient leurs faiblesses et leurs talents. L’auteur, comme le parent, est aveugle – sauf à laisser passer le temps. C’est pourquoi il est utile d’écrire dans la fièvre puis de laisser reposer. Ensuite, d’autres choses vécues entre temps, il faut reprendre son ouvrage afin d’élaguer, de préciser, d’ajuster. Ainsi se crée une tapisserie ou se forge une épée ; l’art de composer est un artisanat.

C’est ainsi que l’on aide les auteurs à se voir tels qu’ils sont – et non tels qu’ils se voudraient être : dire les défauts autant que les qualités. Il n’y a rien « d’injuste » à dire que tout le monde qui écrit n’est pas beau, gentil ; il n’y a aucune « inégalité » à constater que tout le monde n’est pas promis à la gloire. La seule égalité qui vaille est celle de la perfection : tendre à s’améliorer, vouloir s’égaler aux plus grands, voilà qui élève et qui permet de faire mieux, en emportant le lecteur vers le meilleur de lui-même. Ce n’est pas « soi » qu’on exprime, c’est avant tout un souffle que l’on fait passer, une force que l’on chevauche, une voix inédite – pour les autres, avant soi.

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Vous n’êtes pas obligés de me lire si votre narcissisme en est blessé.

Oubliez-moi et suivez votre chemin, je reste dans le mien – qui est bénévole et gratuit. Certains blogs réclament 15€ pour faire une critique positive ; je ne réclame rien, que le service de presse pour quand même lire ou écouter, ou une invitation pour le théâtre, le cinéma ou l’exposition – ce qui est le minimum pour évaluer. J’ai pour ma part publié une nouvelle à 16 ans, quelques articles et deux livres (sous mon vrai nom), mes chroniques de livres sont en tête sur mon blog cet automne. Je sais donc comment écrire fonctionne et comment le travail de bonne édition est long et douloureux, mais nécessaire. Aduler n’est pas accompagner, mais plutôt desservir. Il ne faut pas « se croire » mais « faire constater » – rien de tel qu’un œil neuf, inféodé à aucun prix ni à personne, pour que les yeux se dessillent et que l’on remanie pour améliorer. Mais rien n’empêche l’exercice d’admiration si cela est justifié : vous le constaterez assez souvent si vous me lisez.

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Pourquoi les critiques négatives sont-elles si rares ? Par peur de faire de la peine ? Ce serait positif. Hélas ! C’est bien pire : il s’agit de flatter pour se faire bien voir, reconnaître, célébrer. Où le narcissisme contemporain ne va-t-il pas se nicher ? Comme le dit Alain (Propos 508, mai 1930, Pléiade tome 2) : « Le premier fripon conduit leurs pensées, si seulement il sait flatter. Aussi ces crédules sont-ils rongés de doutes, c’est-à-dire guéris d’un flatteur par un autre flatteur. Il fallait douter par connaissance de soi, non par expérience des flatteurs ; mais c’est la difficile école, et même ignorée »

Buffon, Discours de réception sur le style, 1753

L’expression de Buffon fait école

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Andrea de Nerciat, Félicia ou Mes fredaines

andrea de nerciat felicia ou mes fredaines

Ce délicieux roman libertin du XVIIIe siècle est écrit dans un français classique qui se lit à ravir. Il offre un panorama du siècle, le meilleur de ses mœurs : le jeu social, l’entreprise d’amour, le spectacle des situations et statuts, la vie l’un chez l’autre, la conversation, les visites sans nombre, les commodités. Stendhal était fou de ce livre et j’avoue le comprendre ; il correspondait à son tempérament réaliste et à son inclination sociable où l’esprit complétait la prestance et le courage pour définir les canons de la beauté.

Le goût de l’un pour l’autre justifie tout : adultère, inceste, sodomie, ne sont que des mots ou des tabous pour le commun ; le monde aristocrate est au-dessus de ces manières. « Qui pourra me prouver que nos liaisons, effets naturels des circonstances, de la sympathie, du tempérament, fussent des crimes atroces, en accordant même que des êtres formés d’un même sang ne doivent point serrer entre eux les nouveaux nœuds qui me liaient à mon père, à mon frère », déclare Félicia, l’héroïne à la cuisse chaude (p.297).

felicia depucelee

Le lecteur assiste à son dépucelage à 16 ans, âge déjà formé (p.60), compatit à sa souffrance au déchirement de l’hymen, se réjouit de sa consolation dans les bras de l’amant tendre et expérimenté, puis accompagne ses transports de jouissance, une fois délivrée de la résistance membranaire. Félicia elle-même dépucellera son jeune frère de 14 ans – mais sans savoir, pour la morale, qu’il s’agit de son frère. Quatre pages exquises donnent le déroulement minutieux des opérations, avec ce bon goût du siècle qui est l’une des formes de la pudeur sans lâcher sur le fond (p.176). Tous les êtres, jeunes et vieux, maîtres et valets, jusqu’aux prêtres catholiques ayant fait vœux de chasteté, prennent un franc plaisir en ces pages. La société tout entière défile, les mâles au garde-à-vous, les femelles en pâmoison : au centre la noblesse et ses titres, puis la grande bourgeoisie et ses écus, enfin le menu peuple attaché, qui n’est pas tiers en la circonstance mais profite allègrement des transports : domestiques, soldats, précepteurs…

felicia ravie

La nature agit bien ; la notion de péché n’est que voile hypocrite des jaloux voués au célibat par obéissance ; l’Hâmour sans toucher n’est qu’une invention d’impuissants. Félicia n’hésite pas à poser tout clairement son opinion : « le parfait amour est une chimère. Il n’y a de réel que l’amitié, qui est de tous les temps, et le désir, qui est du moment ». Voilà qui est bien raisonné, avec bon sens, et dit avec goût. Point de romantisme, il n’existe pas encore ; point d’exaltations malsaines, elles viendront avec la Révolution ; point d’être réduit à n’être qu’objet comme Sade en imaginera entre les murs de la Bastille, et que multipliera l’industrie comme le montrera Zola – ce siècle ancien en reste à la jouissance du moment et à l’estime réciproque : une grande leçon !

felicia en action

Gaillarde et aimable époque, si proche de notre fin de siècle XX par son goût éperdu de la liberté personnelle. L’amour libertin n’a rien à voir avec la baise de bon ton chez les perdus du gauchisme : point d’amour mécanique, point de masturbation à deux, point de narcissisme sexuel ni de performance – nous ne sommes ni chez Don Juan de Fellini, sex-machine sans âme, ni dans les névroses des petit-bourgeois en rupture de ban de Godard, ni dans la viande à baiser au poids des Bronzés. Le XVIIIe siècle connait de longs préliminaires sensuels, qui commencent par la conversation et l’élégant badinage, se poursuivent par la lente découverte du corps de l’autre sous les falbalas de la mode décrits en plusieurs pages où monte le désir. L’érotisme est charmeur et non brutal, le séducteur est attentif aux réactions et aux désirs du partenaire – il ne prend pas son plaisir égoïste. « C’était pour me procurer mille morts délicieuses qu’il ménageait avec art ce baume précieux qui donne la vie. Il en était quelquefois avare, jusque dans les moments où, ne supportant plus l’excessive ardeur de mes feux, je le priais de me prodiguer ce qui seul pouvait les éteindre ; je ne le trouvais disposé à mettre ainsi le comble à notre félicité que lorsque l’amortissement lui annonçait la fin prochaine de mes désirs ; alors l’ardeur des siens savait les faire renaître ; il me faisait goûter de nouveaux ravissements, dont j’aurais été privée, s’il eût partagé jusque-là tous mes plaisirs. Que les hommes aussi délicats sont rares ! » p.273. Art des points-virgules qui suspendent le récit sans l’interrompre et donnent au style écrit ce rythme un peu haletant, répétitif, qui convient si bien à l’expression montante du désir !

felicia la faute aux dieux

On y revient, on recommence, on multiplie ses feux par ceux de l’autre, à l’unisson, en décalé, en complétude. Tout fait sens : la jeunesse de la peau, le tissu soyeux, l’inexpérience tâtonnante, l’art consommé du toucher, la douceur, la beauté, la fureur…

felicia seins nus

Il nous faut redécouvrir cet amour-là, sans honte de la chair et sans égoïsme, heureux du plaisir reçu autant que du plaisir donné ; atteindre cette liberté des sens de l’aristocratie XVIIIe siècle, ce déchaînement et cette mesure à la fois, fruit d’un statut social mais aussi d’une éducation au raffinement des relations humaines. Les convenances, plus que « ce qui est convenu » (moralement admis) est « ce qui convient » (en partage). Non point des règles extérieures, imposées, rigides, mais cette harmonie qui naît de l’intime entre deux personnes.

Andrea de Nerciat, Félicia ou Mes fredaines ; Le superflu du régime ; Le manchot, 1776, Garnier 2011, 350 pages, €7.50

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Luc Ferry, Le sens du beau

luc ferry le sens du beau
Une thèse d’État universitaire se prête mal à la vulgarisation en poche. Mais l’auteur a fait l’immense effort de profondément remanier et réécrire le texte, et de l’illustrer de reproductions d’œuvres dans cette édition accessible. Il ne fallait pas moins que cela pour rendre à peu près compréhensible une tentative d’explication de l’art contemporain.

Car le lecteur se demande immédiatement pourquoi il faudrait que le travail universitaire soit chiant et obscur. Ne devrait-il pas servir la recherche, donc le savoir démocratique ? Parler clair suffit-il pour avoir – auprès de Messieurs les mandarins inamovibles – une mention moyenne ? Le fossé entre l’élite autoproclamée par ses diplômes acquis à force d’années passées et de léchage de culs – et le bas peuple qui cherche à comprendre mais dont l’institution se fout « royalement » – ne milite-t-il pas pour la disparition pure et simple de ces « temples du savoir » qui sont autant de chapelles sectaires ? Le succès des écoles d’application que sont les « grandes » écoles et les écoles « de commerce » (où l’on y aborde un domaine bien plus vaste que la banale économie) devraient interpeller le public sur la dérive des universités tristement françaises en « sciences humaines »…

Luc Ferry a eu le louable souci de traduire le « faire chiant » (consigne de Balladur Premier ministre à ses énarques durant son règne) en français à peu près compréhensible par un assez large public. Ce n’est pas entièrement réussi mais louable. Car comment bien vivre sans la beauté ?

Or celle-ci a été traduite par les artistes au cours des siècles de diverses façons. Si l’on peut encore vibrer aux statues grecques qui ont 2500 ans, et même aux peintures préhistoriques qui ont 25 000 ans, les dernières manifestations des artistes suscitent plus d’interrogations et de scepticisme que d’adhésion. Pourquoi ?

Le philosophe met en œuvre tout son savoir pour, à forces de citations et d’articulations, nous montrer que ce qui était d’évidence – le beau antique – pose désormais question. L’Antiquité voulait mettre au jour l’ordre du monde en ses principes mathématiques, l’harmonie entre l’œil et l’œuvre. L’art, en ce sens, était naturellement sacré ; il était « religion » au sens étymologique qui signifie relier l’individu au cosmos tout entier.

Le Moyen Âge fera de l’art le reflet d’un autre monde, supérieur et extérieur à l’humain, la Cité de Dieu pauvrement esquissée ici-bas en matériaux fragiles. Il faut attendre le 17ème siècle pour que « le goût » parte du cœur de l’homme et que son « bon sens » lui permette d’être la mesure de toute chose. La vérité ultime et abstraite laisse alors la place à la sensibilité personnelle, que le 19ème siècle romantique va exacerber en esthétique. L’auteur parle au spectateur, qui est acteur de l’œuvre elle-même en se sentant inclus en elle. Les paysages de Kaspar David Friedrich en sont l’illustration la plus forte.

C’est à la fois la technique (l’invention de la photographie) et les progrès de la démocratie (qui accentue l’individualisme) qui vont créer « l’art moderne », puis « post-moderne ». Si la forme disparaît, c’est moins par snobisme de transgression (encore que…) que par souci d’être encore plus réel en introduisant une quatrième dimension. « Il nous faut donc distinguer, au sein des premières avant-gardes, entre deux moment divergents, pour ne pas dire contradictoires. D’un côté la volonté – élitiste, historiciste, et ‘ultra-individualiste’ – de rompre avec la tradition pour créer du nouveau radical ; mais de l’autre, le projet non moins remarquable de mener l’esthétique classique à son terme, de la conduire à ses limites au nom d’un réalisme nouveau qui, pour être tourné vers l’expression de ce que le réel (…) peut avoir de chaotique et de ‘différent’, n’en reste pas moins rivé à l’intelligence plus qu’à l’imaginaire.. (etc. l’auteur s’embrouille dans une phrase sans fin très « universitaire » dont je vous fais grâce de la fin…) » p.273.

En 2 parties et 6 chapitres, Luc Ferry parcourt à grands traits le « théologico-culturel » antique, l’humanisation de l’art entre sentimentalisme et classicisme, le « moment kantien » du beau, vrai et agréable, le « moment hégélien » de l’Histoire, le « moment nietzschéen » de la physiologie de l’art et de l’individualisme sans sujet ni objet, jusqu’à la naissance et au déclin des « avant-gardes », puis à la fin de l’innovation avec la « post-modernité ». Pour conclure que l’art garde un rapport avec le sacré, comme s’il fallait boucler la boucle.

Un peu lourd en raisonnement, un tantinet pesant en lecture, mais bien articulé et orné de 110 reproductions d’œuvres très bienvenues et d’un index fort utile. Pour les amoureux de l’art et les spécialistes de l’esthétique.

Luc Ferry, Le sens du beau –Aux origines de la culture contemporaine, 1990, édition remaniée Livre de poche biblio essais 2001, 349 pages, €10.20

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Camdeborde et Ferrandez, Frères de terroirs – carnet de croqueurs 2

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Yves Camdeborde est cuisinier restaurateur, il tient Le Comptoir au Carrefour de l’Odéon à Paris – il est aussi Béarnais et attaché à son terroir. Jacques Fernandez est écrivain-dessinateur, grand voyageur en Orient. Ils ont chacun le goût des produits et des gens, des pays et du savoir-faire. Ce gros album dessiné donne envie d’en savoir plus, par les papilles, de quitter le standardisé pour le personnalisé.

Il y a certes, en début de lecture, une petite musique de bon vieux temps, un brin de populisme anti-technocrate et le goût d’une certaine lenteur à vivre. Quelque chose comme Des racines et des ailes en distillent sur écran pour les retraités, sur fond de musiquette optimiste, moraline écolo et discours modulé tout le monde il est beau et gentil. Mais cet album dessiné va bien au-delà, heureusement.

L’album répond aux questions traditionnelles que se pose tout lecteur désireux de comprendre de quoi il retourne : qui, quand, quoi, où, comment, pourquoi.

Yves Camdeborde est un cuisinier formé durant des années par le maître Christian Constant avec toute une équipe dont il a aidé chaque membre à s’installer à son compte ; l’album lui rend hommage p.104 avec ces conseils en or : « ne lâche pas, écoute, regarde, comprends ce qu’on dit, ce qu’on fait, et petit à petit, si t’es pas bête, tu vas t’y mettre ! ».

Mieux qu’à l’école, c’est l’expérience de la vie – pas tout seul, pas d’un coup, mais par croissance naturelle de l’être qui grandit et mûrit.

Aujourd’hui, après une génération de malbouffe acquise au lait de synthèse dès le biberon, puis dans la tambouille pas cher des cantines scolaires, avant le fast-food ado et le stress de « la génération zapping, des jeunes qui n’ont pas envie de passer deux heures à table » p.24, la gastronomie retrouve un avenir.

A cause notamment des cancers dus aux pesticides, de réchauffement du climat dû aux transports longue distance, de mauvaise santé générale due à la dégradation des aliments et de l’alimentation, de la mode bio et « slow food » – cette invention non-française que les Français auraient pu inventer s’ils n’attendaient habituellement pas tout de l’État et de l’Administration…

fernandez camdeborde freres de terroirs 2 transmettre lait p tits bearnais

Le produit retrouve sa noblesse, comme le client. Blé, vin, vache, cochon, couvée, légumes doivent pousser, être élevé avec amour et savoir-faire, être traités « comme un bébé », soigneusement sélectionnés et livrés à temps pour la cuisine de saison. Miel de Corse, cochon noir de Bigorre, vins des Corbières ou d’Arbois, vaches du Béarn, pain de Lannes ou Wattignies où officie un « fou » adepte de la mémoire de l’eau et des spirales galactiques, huîtres de Belon ou d’Arcachon, légumes bio de Saint-Coulomb ou herbes fraîches « oubliées » sauf des vieux grimoires de « la sorcière » bretonne diplômée d’agriculture et de botanique, cafés sélectionnés par un ex-historien prof en Sorbonne, et même cigares de Navarrenx élaborés en face de la grand-mère Cambeborde…

Au total 25 producteurs visités, présentés, cuisinés et admirés.

Les terroirs français sont de moins en moins nombreux et dispersés mais résistent encore et toujours à l’envahisseur, le Romain étant soit le fisc français (« ce qui est scandaleux, c’est que l’artisanat va devenir le luxe. Parce que c’est la main d’œuvre qui coûte cher. Fiscalement, tout te pousse à faire de la merde… » p.87) – soit le technocrate pas vraiment chou « de Bruxelles », corrompu « avec des normes que seules les grandes multinationales peuvent supporter. Ils veulent tuer les petites structures économiques. Il ne faut pas se faire d’illusions… Les politiques gouvernent mais les multinationales commandent » p.107.

Comment ? Par l’artisanat, l’enracinement et la transmission. Le produit, c’est la terre, le terroir où l’on est né, où des générations ont œuvré. Nombres d’anciens fonctionnaires corses ont ainsi repris les vignes du grand-père ou la cochonnaille traditionnelle ; les Béarnais veulent rester au pays, les Bretons faire vivre la Bretagne, un ex-étudiant d’école de commerce œuvrer dans la distribution juste à temps de produits d’exception.

Le bio ? Pas forcément, tout dépend du terroir et du climat – mais le « naturel », oui. J’aime bien cette tempérance, loin des ayatollahs écolos qui se réjouissent de prédire la catastrophe pour demain.

L’album montre ce goût très individualiste, très paysan, du travail bien fait, du métier lentement appris et perfectionné par soi-même, tellement ancré dans la mentalité française. « L’artisanat est viable en France. Faire de la qualité, être heureux et fier de ce qu’on fait !… », s’exclame Yves Camdeborde dessiné par Jacques Ferrandez p.93. « Moi, je refuse de travailler avec des produits industriels de merde !… Je vais perdre la joie, je vais perdre la passion, je vais perdre le plaisir !… » a-t-il déjà éructé p.31.

Philippe d’Iribarne a étudié cette particularité typiquement nôtre qu’est « la logique de l’honneur » – issue tout droit de l’Ancien régime, malgré la république, malgré le « socialisme » ! Ce que dit le sociologue : « ne pas avoir à obéir à un patron, n’avoir pas besoin de se vendre à un client, n’être au service que de l’intérêt général, c’est-à-dire en quelque sorte avoir une mission reçue d’en haut, pouvoir faire bénéficier de sa bienveillance ceux en faveur de qui on agit, sans avoir à tendre la main pour qu’ils vous rétribuent, autant d’éléments d’un service éminemment noble » – est repris tel quel par Pierre Mateyron, éleveur de porcs noirs du Gers : « Qu’est-ce qu’ils ne font pas, les autres ?! La qualité, le naturel, le temps, la sagesse et les choses simples !… » p.71 – ou par Maxime Magnon, vigneron des Corbières : « Au moins, tu as la fierté d’avoir construit quelque chose ! Ta réalisation personnelle ! » p.83.

Et la lectrice ou le lecteur amateur de confitures apprendra enfin pourquoi, page 95, la bassine de cuivre est bien meilleure pour le goût du fruit.

La finalité de toute cette chaîne de labeurs et de métiers est sans doute de vivre mieux, plus en accord avec la nature, avec les ressources limitées, avec les autres, avec soi. « Y en a qui ne réfléchissent plus. Ils te cherchent la petite bête parce que tu n’as pas le label bio, mais ils achètent du bio qui vient du Chili par avion… » p.26. La bêtise du bobo à la pointe de la dernière mode est insondable.

Car la course à la productivité agricole est contreproductive, appauvrissant les sols, la planète, les aliments et le sens du goût – en bref le bonheur de vivre. L’efficacité maximum passe par le processus ininterrompu qui va du champ à l’assiette, du mode de culture à l’honneur paysan, du savoir-faire gastronomique à l’équipe de cuisine. « Derrière chaque produit, il y a des gens que je connais et je pense à eux quand je cuisine, quand j’ouvre une bouteille… », conclut Yves Camdeborde dans sa Préface – si j’ose cet oxymore (mais une préface est souvent une conclusion).

fernandez camdeborde freres de terroirs 2 restaurant le comptoir

A lire pour en savoir plus, à relire pour les adresses précieuses des bons producteurs locaux, à cuisiner car 7 recettes sont données, prêtes à élaborer – et à tester car le restaurant Le Comptoir et son bistrot L’Avant-Comptoir vous attendent au 9 Carrefour de l’Odéon à Paris.

A méditer aussi, le bien-manger étant plus qu’un art : une philosophie, comme le disait si bien Montaigne.

fernandez camdeborde freres de terroirs 1

Yves Camdeborde et Jacques Ferrandez, Frères de terroirs – carnet de croqueurs 2 – été/automne, éditions Rue de Sèvres 2015, 117 pages, €22.00

Déjà édité :
Yves Camdeborde et Jacques Ferrandez, Frères de terroirs – carnet de croqueurs 1 – hiver/printemps, éditions Rue de Sèvres 2014, 115 pages, € 22.00

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Praxitèle

Athénien célèbre du siècle d’or, le IVème, Praxitèle est réputé incarner dans la pierre la parfaite beauté humaine. Il ne glorifia pas seulement les hommes par le marbre, ni même les éphèbes, mais aussi les femmes. On dit qu’il fut le premier grec classique à sculpter une femme nue. Il est vrai qu’incarner une déesse en une courtisane montrait que ce sacré grec n’avait pas le pesant sérieux du nôtre. L’érotisme humain – trop humain – s’élevait au sacré. Ce dernier n’écrasait pas l’homme de son infinitude comme le firent plus tard les religions du Livre.

Le paradoxe de Praxitèle est qu’il n’existe plus. Comme Homère, il est un nom, une réputation, mais ses « œuvres » ne sont que des échos. À l’exception possible d’une tête, rien n’a subsisté des statues originales qu’il a créées. L’humain de marbre a été volé, emporté, caché, détruit. Trop beau pour rester pur.

phryne copie romaine

Les Romains, ces Japonais d’hier, ont copié et recopié les Grecs faute de savoir inventer une telle perfection. Mais avec la lourdeur qui les caractérise, cet esprit juridique et systématique qui préfère l’inventaire à l’harmonie et le solide à l’envol. Que reste-t-il du style grec dans ces pastiches classiques ? De cette esthétique grecque qui était un accord profond de l’homme avec sa nature en devenir (d’où sa prédilection pour la représentation d’éphèbe) ? A-t-on envie de faire l’amour à la statue, comme le fit ce jeune grec à la statue de Phryné, amante du sculpteur et sublimée en Aphrodite, dans le temple où il se fit enfermer ?

praxitele apollon sauroctone marbre

Peut-être, mais il y faut le goût actuel pour le spectacle et le célèbre. Si la star passe à la télé, il est légitime d’en tomber amoureux. Pas pour elle-même mais pour son aura, pas pour son corps ou son esprit mais pour le parfum de célébrité qu’il ou elle traîne. L’observation des adolescents dans les expositions en donne quelque idée. Deux filles dans les 15 ans, devant l’Éros de Centocello :

« – T’as vu, il a le torse de Jérémie.

– Tu rigoles ? Il est pas si musclé !

– Eeehhh, tu l’as pas vu enlever sa chemise, Jérémie !

– Et pis il est pas bouclé avec les cheveux longs.

– Oui mais il est beau.

– Toi, tu es amoureuse !

– Moi !?

– Hé ! Hé !

– Vas pas le répéter, hein. – … (silence éloquent) »

praxitele eros

Un ado tout en noir, cheveux noirs, yeux noirs, blouson et jean noirs, tee-shirt noir et bijou barbare en argent noirci au cou, contemple la Vénus d’Arles en tordant la bouche. Il ne dit rien, sa mère l’accompagne. Difficile de savoir ce que pense ce front buté, peut-être (dans le langage approximatif actuel) quelque chose comme « mais pourquoi les filles de ma classe elles sont pas comme ça ? ».

venus d arles

Les copies les meilleures voisinent avec les pires, sans ordre apparent ; à chacun de faire le sien. Les expositions se veulent « scientifiques », axées sur la comparaison et sur les styles, pas sur les œuvres elles-mêmes. Depuis la fatwa de Bourdieu, « le goût » est forcément de classe et les fonctionnaires conservateurs de Musée se gardent bien de proposer leur jugement ! Laissons donc le goût de chacun se manifester, pour le meilleur et pour le pire. En ce qui me concerne, je trouve encore le goût des cardinaux romains de la Renaissance comme le meilleur. Ils préfèrent le naturel, l’harmonieux, cet élan qui passe dans le regard enveloppant la sculpture comme une grâce. Rien à voir évidemment avec les « beautés » de nos modes contemporaines, anorexiques de haute couture ou minets invertis de parfums italiens – une esthétique est aussi une éthique.

praxitele ephebe de marathon

L’Éphèbe de Marathon, bronze d’athlète au déhanchement délicat, est l’ombre de ces ombres de Praxitèle. Sa souplesse un peu gracile et son air rêveur éclaire ce garde à vous du trop classique. Hermès portant Dionysos enfant, un minuscule bébé à peine sorti du ventre, est un ensemble tellement ressassé qu’on ne le voit qu’à peine. Et pourtant ces deux œuvres, trouvées sur le sol grec, sont probablement plus près des originaux de Praxitèle que les autres. Le bébé Dionysos tend les bras vers la virilité puissante d’Hermès, messager des dieux, son modèle ; cet élan suscite une troublante émotion qui n’a rien de sexuel ; un remuement de paternité, peut-être, la vie qui prend son envol, encore.

praxitele hermes et dionysos enfant olympie

Les Aphrodites sont toutes des copies romaines. Celle d’Arles (dite Vénus) a ma préférence. La tête portant à gauche avec ce regard des dieux qui traverse tout ce qu’ils voient, une coiffure rangée vers l’arrière qui dégage l’ovale serein du visage, les lèvres pleines sous le nez droit qui conduit le regard tout droit vers la nudité de la poitrine, les seins jumeaux fermes et le sillon juvénile qui descend au nombril, les hanches rondes n’ayant jamais porté d’enfant. En revanche, quelles sont lourdes ces copies de copies alentour, celle du Belvédère ou celle dite Colonna ! Seul le torse sans bras, ni tête, ni mollets de l’Aphrodite de Cnide reste remarquable. Ce marbre de Paros a été longtemps exposé au jardin du Luxembourg sans que les éléments ne fassent autre chose que le patiner. D’où peut-être cette douceur du modelé qui va bien avec les seins de jeunesse et les muscles souples de l’abdomen.

praxitele venus

Parmi les hommes, l’Apollon Sauroctone a pris son nom de tueur de lézard d’après la petite bête qui monte sur le tronc auquel il appuie la main. L’éphèbe attentif se prépare à saisir le lézard au filet, d’un mouvement vif, comme le prouve la tension de tout le corps qui donne son dynamisme à la statue. Dommage que la copie de copie Borghèse soit si abîmée qu’il ait fallu probablement la raboter un peu, gommant le dessin du corps. La copie du Vatican apparaît plus précise, le torse réduit au tronc de la collection Choiseul-Gouffier, datant du début 1er siècle, révèle une tension musculaire plus proche du réel. L’original de Praxitèle devait être si vivant…

Apollon sauroctone Louvre

Ce genre d’exposition montre encore d’innombrables « satyres » dont le nom ne signifie rien, sinon la convention classique pour tout homme figuré nu sans attribut d’un dieu. Rien de « satyrique » dans cet enfant verseur de vin ou cet athlète éphèbe verseur d’huile. Rien d’autre que le sexe apparent, minuscule. Mais le puritanisme cul-bénit qui a sévit dès le 17ème siècle n’a vu dans le corps que la boue terrestre – et dans le sexe masculin un viol déjà, par le regard. Cet autre « satyre » de Mazara del Vallo n’a plus de pénis ni de testicules, attributs rongés par la mer, ce pourquoi il plaît tant à nos bourgeois d’aujourd’hui.

Ce bronze de danseur découvert dans le canal de Sicile en 1997 a le corps dynamique, arqué comme en extase. Il s’agit cette fois d’un vrai « satyre » avec oreilles pointues et trou au bas du dos pour une queue disparue. Il se perd dans la danse de Pan et son mouvement est délicieusement vrai, vivant. Il ressemblerait à un satyre de Praxitèle mais est attribué par les spécialistes à l’époque romaine hellénistique.

satyre de mazara del vallo

J’ai relevé aussi un torse d’Aphrodite du IIème siècle après, du type Vénus de l’Esquilin au corps de nageuse jeune et robuste, de délicieux Éros du Ier siècle après, le Farnèse-Steinhäuser et le Centocello aux proportions délicates, à la musculature en formation, à l’épiderme doux de l’extrême jeunesse. Les deux sont des répliques d’Éros de Praxitèle, selon les experts. Rien de l’androgynie dont on dit qu’elle serait délicieuse à l’œil, mais de jeunes garçons parfaitement garçons, dans le modelé inachevé de leur devenir.

Ce devenir deviné plus que le flou sexué crée en sculpture le délice de la tension. L’harmonie, chérie des grecs, est fille d’Arès (Mars), le dieu guerrier. L’agencement en vue d’une même fin est figuré par ce contrapposto des attitudes, le corps livrant son énergie dans cet accord des contrastes.

eros centocello musee capitolin

Mais c’est Phryné qui remporte la palme, célébrée au 19ème siècle comme « petite femme de Paris ». Elle a été peinte à l’Aéropage par Gérôme. Elle se trouve dénudée brusquement par son avocat, ultime argument face aux vingt satyres déguisés en juges. Ce tableau n’a pas plu à Zola, il y note « un geste de petite maitresse surprise en changeant de chemise. » Maxime du Camp ne voyait en elle « qu’une lorette égrillarde qui a les hanches trop hautes, les genoux en dedans, les mains trop grosses et la face boudeuse. » Ne s’agit-il point là de ce travers psychologique de la « dénégation » qui fait critiquer ce qu’on désire ? Travers très bourgeois, très français, qui fait dénier par exemple que notre système éducatif soit médiocre et que notre système de retraite soit loin d’être financé.

gerome phryne devant les juges

Un tel « retour du refoulé » n’est pas absent de notre siècle. Les salles du Louvre sont souvent tendues de noir et à peine éclairées. Esthétiquement, cela fait ressortir les nuances du marbre et focalise le regard sur les œuvres. Moralement, les conservateurs se défendent ainsi des ligues de vertus et autres professionnels du choqué, mettant cet étalage d’humanité nue, de pédérastie, de zoophilie, d’égrillardise et d’exhibitionnisme, sous l’apparence ecclésiastique de rigueur. L’art n’est noble que sacralisé : « l’Hart », disait Flaubert pour se moquer de l’enflure.

On se croirait parfois, au musée du Louvre, comme dans une église. La pédanterie scolaire qui aligne pour étude le meilleur avec le pire en rajoute probablement une couche. Il faut – hélas ! – payer son tribut à l’époque : et la nôtre n’a plus rien de cette « libération » vantée hier par la génération soixantenaire.

Jackie Pigeaud, Praxitèle, 2007, éditions Dilecta, 58 pages, €8.00

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Art con(temporain)

Tout ce qui s’autodésigne comme « art » peut ne pas plaire. Il n’en est pas moins une expression d’artiste, personne faisant profession de créer des œuvres. Reste que créer « pour soi », sans souci de partager, est très égoïste. Créer pour quelques-uns, happy few « initiés », est très narcissique. Notre époque est volontiers égoïste narcissique – et pas seulement dans l’art. Songeons à la politique, aux médias, à la finance…

L’expression artiste peut être reconnue ou méconnue, passer les années et les siècles ou tomber dans l’oubli. Ce n’est que le temps qui fait la réputation sur le long terme. Mais c’est la mode qui l’établit sur le court terme. Tout bon artiste préférera être méconnu de son vivant pour demeurer célèbre après sa mort ; mais il est humain de préférer la reconnaissance immédiate et l’oubli ensuite.

jeune homme seins nus

Il reste que le snobisme est parfois de se vanter d’être méconnu parce que « d’avant-garde ». Nul ne sait ce qu’est l’avant-garde en art. L’idée fondamentale tirée du marxisme est qu’un petit nombre est sociologiquement en avance sur son temps parce qu’il suit les lois de l’Histoire. Mais cette idée est tordue par l’individualisme artiste (appelé par Marx « petit-bourgeois »). Depuis des décennies, chacun sait que tout ce qui est « loi » de l’Histoire, Grand horloger ou Dessein intelligent n’est que croyance. Aucune preuve n’en est apportée par une prédiction réaliste du futur. En ce sens, l’avant-garde artiste n’est que la fatuité de créer la mode avant qu’elle naisse. Au risque des impasses.

Ian McEwan, écrivain anglais d’origine écossaise, observe sa société avec férocité. Il ne manque pas d’épingler ces snobs qui se croient d’une autre essence que le vulgaire. Tels ces artisans de musique qui fuient tout succès car « pas assez d’avant-garde, ma chère ». Dans Amsterdam (1998), il se livre à un festival réjouissant :

« Un concert subventionné donné dans une salle paroissiale pratiquement déserte, au cours duquel les pieds d’un piano avaient été frappés sans relâche avec la crosse d’un violon durant plus d’une heure ; la notice du programme expliquait, en se référant à l’Holocauste, pourquoi aucune autre forme de musique n’était viable à ce stade de l’histoire de l’Europe. Dans la petite tête des zélateurs (…), toute forme de succès, si limité fût-il, toute espèce de reconnaissance publique étaient l’indice flagrant du compromis et de l’échec esthétiques. » Nous avons là tous les ingrédients du snobisme « artiste » : se vouloir original à tout prix, provoquer en rebelle éternellement adolescent, aduler la bonne conscience antinazie, être d’accord avec les soi-disant lois de l’histoire, volonté de rester en marge – connu seulement des initiés.

Ian Mc Ewan poursuit : « Lorsque l’histoire définitive de la musique occidentale au XXe siècle viendrait à être écrite, elle mettrait en évidence le triomphe du blues, du jazz, du rock et des musiques traditionnelles en constante évolution. Ces formes démontraient amplement que la mélodie, l’harmonie et le rythme n’étaient pas incompatibles avec l’innovation » p.42.

Il existe quand même de la musique symphonique contemporaine célèbre ou au moins reconnue d’un public (Messiaen, Xenakis, Britten…). Mais l’auteur fait bien de pointer le narcissisme orgueilleux des artistes autoproclamés, trop souvent subventionnés d’État alors que « l’intérêt général » est très restreint si l’on en juge aux audiences.

Certes, toute forme d’art exige une éducation du goût, une habitude du regard, une persévérance dans la pratique. Toute œuvre n’est pas « facile », immédiatement expressive à qui l’écoute, la voit, la touche ou la goûte. Mais, si chacun exprime son individualité unique, le génie est rare, la postérité fait seule le tri. Se croire méconnu, voire maudit, n’est en aucun cas une preuve de qualité mais une pathologie narcissique de l’individu exacerbé d’aujourd’hui. Ce pourquoi il faut faire la distinction entre l’art contemporain (qui se crée au présent) et l’art con (qui se croit beau en son miroir).

Ian McEwan, Amsterdam, 1998, traduit de l’anglais par Suzanne Mayoux, Folio 2003, 255 pages, €6.27

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Nietzsche pour l’Europe

Frédéric Nietzsche était européen bien plus qu’allemand ; il exécrait tous ces braillards nationalistes ou antisémites, trop peu sûr d’eux-mêmes pour être forts. Le bouc émissaire est toujours le choix des faibles, de ceux dont « le système digestif » est fragile. Mais ce qu’il constate dans Par-delà le bien et le mal (1886) est ambivalent : une humanité positive qui dépasse les étroites nations – mais une humanité trop flexible, démocratique et bavarde, qui pourra aspirer à un tyran. Et il n’avait pas encore entrevu mai 68…

Nietzsche Par dela le bien et le mal

« Les Européens commencent à se ressembler tous ; ils se détachent graduellement des conditions qui font naître des races liées au climat et aux classe sociales ; ils s’affranchissent de plus en plus de tout milieu défini qui pourrait, au cours des siècles, imprimer aux âmes et aux corps des besoins identiques. Ce qui s’accomplit, c’est donc le lent avènement d’une humanité essentiellement supranationale et nomade, qui physiologiquement présente comme trait distinctif un maximum de don et de puissance d’adaptation. (…)

 » Et d’autre part, dans l’ensemble, ces Européens de l’avenir se présenteront sans doute comme des travailleurs bons à tout, bavards, de volonté débile et extrêmement adaptables, qui auront besoin d’un maître, d’un chef, autant que de leur pain quotidien : la démocratisation de l’Europe tendra donc à produire un type d’hommes préparés le plus subtilement du monde à l’esclavage, mais dans des cas isolés et exceptionnels le type de l’homme fort ne pourra que devenir plus fort, plus prospère et plus riche qu’il ne l’a jamais été, grâce à son éducation libre de préjugés, grâce à la prodigieuse diversité de ses activités, de ses talents et de ses masques. Ce que je veux dire, c’est que la démocratisation de l’Europe est aussi l’une des causes qui concourent involontairement à former des tyrans, le mot pris dans toutes ses acceptions, même dans la plus spirituelle. » §242 Aristote n’avait pas écrit autre chose en disant que la démocratie glisse volontiers à la démagogie, quand des politiciens agitateurs cyniques manipulent des citoyens ignorants mal éduqués. Et que la démagogie aboutissant à l’anarchie, le retour du bâton arrive très vite avec la tyrannie.

Nietzsche a eu, un demi-siècle avant, la prescience de Mussolini, d’Hitler et de Staline : « Ce siècle est le siècle des masses ; elles sont à plat ventre devant tout ce qui est ‘massif’. Qu’un homme d’État leur construise une nouvelle tour de Babel, un monstrueux empire à la monstrueuse puissance, ils l’appelleront ‘grand’. Qu’importe que nous, plus prudents et plus réservés, nous n’ayons pas encore renoncé à notre vieille croyance que seule la grande pensée fait le grand acte ou la grande cause ! » §241. Nietzsche n’aurait certainement pas adhéré au parti nazi ! Il l’aurait trouvé trop plébéien, trop ‘massif’, sans aucune ‘grande pensée’.

Mais il sentait en Allemagne les prémices d’un désir de dominer. « Parmi les peuples de génie, on distingue ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands » §248.

tuileries Paris

Pourquoi les Allemands ? Parce que trop récents comme nation, trop peu sûr d’eux-mêmes, trop peu de Kultur, au fond. « Peuple fait du plus prodigieux mélange et d’une macédoine de races, peut-être même avec une prépondérance d’éléments pré-aryens, ‘peuple du milieu’ dans toutes les acceptions du terme, les Allemands sont de ce fait plus inconcevables, plus amples, plus contradictoires, plus inconnus, plus déconcertants et même plus effrayants que d’autres peuples ne s’imaginent l’être. »

Il voyait les Russes comme plus ‘barbares’, ce qui est chez lui un compliment : doués d’une plus forte volonté de puissance. Cette endurance primitive a d’ailleurs fait l’essentiel de la victoire contre les armées allemandes pendant et après Stalingrad.

Nietzsche admirait les Juifs, contre la majorité de ses compatriotes… « Ce que l’Europe doit aux Juifs ? Beaucoup de bien, beaucoup de mal, et surtout ceci, qui relève du meilleur et du pire, le grand style en morale, la majesté redoutable des exigences infinies, des symboles infinis, le romantisme sublime des problèmes moraux, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus séduisant, de plus capiteux, de plus exquis dans ces jeux de couleurs et ces séductions dont le reflet embrase aujourd’hui le ciel et notre civilisation européenne (…) Nous qui parmi les spectateurs sommes des artistes et des philosophes, nous éprouvons à l’égard des Juifs – de la reconnaissance. » §250

Ce qu’il détestait le plus, comme culture en Europe, était l’anglaise. Moins les individus que l’ambiance, la façon d’être. « L’Anglais, plus sombre, plus sensuel, plus énergique et plus brutal que l’Allemand, le plus vulgaire des deux, est pour cette raison plus pieux que l’Allemand ; c’est pour cela que le christianisme lui est encore plus nécessaire. Pour des narines tant soit peu délicates, ce christianisme anglais conserve un relent bien britannique de spleen et d’ivrognerie, maux contre lequel il est employé comme remède, non sans de bonnes raisons. » Non sans ironie, il ajoute : « Mais ce qui nous offusque chez l’Anglais, même le plus humain, c’est son manque de musique, au propre et au figuré ; il n’y a dans les mouvements de son corps et de son âme ni rythme ni danse, ni même aucun besoin de rythme ou de danse, de ‘musique’. Écoutez-le parler, regardez marcher les plus belles Anglaises (aucun pays n’a de plus belles colombes ni de plus beaux cygnes) – enfin, écoutez-les chanter ! Mais c’est sans doute trop demander… » §252

Dommage, selon lui, que le modèle anglais ait contaminé la France vers le milieu du XVIIIe siècle… « Toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre

Nietzsche plaque a Nice

Nietzsche aimait bien l’Italie mais préférait par-dessus tout la France en Europe.

Pour lui, la civilisation française tenait du nord et du midi, dans un bel équilibre : de la passion latine et de la profondeur germanique, de la clarté romaine et de la sensibilité celte, l’âme et la raison, Apollon et Dionysos peut-être… Sauf qu’au siècle des révolutions, le XIXe, la civilisation française connaissait une éclipse plébéienne. « Aujourd’hui encore, la France est le siège de la civilisation la plus spirituelle et la plus raffinée de l’Europe, et l’école du goût supérieur ; mais cette ‘France du goût’, il faut savoir la découvrir. Ses représentants se tiennent bien cachés ; elle semble ne s’incarner que chez un petit nombre d’individus [par exemple Stendhal, Flaubert, Balzac] (…) Un trait leur est commun à tous ; ils se bouchent les oreilles devant la sottise déchaînée et les criailleries bruyantes des bourgeois démocrates. Ce qui s’agite au premier plan, en effet, c’est la France déchue dans la bêtise et la vulgarité ; récemment encore, aux obsèques de Victor Hugo, elle s’est livrée à une véritable orgie de mauvais goût et de béate satisfaction de soi. » §254

Et encore plus récemment encore, avec les Royal, Strauss-Kahn, Mélenchon, Trierweiler, Copé et autres footeux ou Hartistes ?…

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Colli & Montinari, Folio 1987, 288 pages, €7.13

Nos citations viennent de la traduction de Geneviève Bianquis, publiée chez 10-18 en 1972.

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Cuisine italienne, histoire d’une culture

Voici un livre savoureux, par deux professeurs d’histoire des universités du nord de l’Italie. Comment s’est constitué ce qui est devenu de nos jours « la cuisine italienne » ? De cette mosaïque de terroirs à l’international-food connue de tous : macaronis, pizzas, spaghetti bolognaise…

Car l’Italie est avant tout un espace physique et mental, bien avant que le pays ne s’unifie à la fin du 19ème. Elle est ouverte sur trois mers, aux poissons différents ; elle a des échanges avec la France et l’Allemagne, mais aussi avec l’Espagne et le Levant. Le premier livre de cuisine italien date du 13ème siècle, le ‘Liber de coquina’, probablement écrit à Naples.

Mais le ‘modèle’ italien date du 15ème siècle, recyclé par la ville, lieu d’échanges et de production imprimée. Il note la fonction de passeurs des commerçants arabes ; ce sont eux qui introduisent par exemple l’aubergine depuis l’Espagne et la Sicile, considéré longtemps comme « met de juif » ; ils introduisent aussi dès le haut Moyen âge les agrumes et le sucre de canne. Haricots verts, fenouil et choux-fleurs n’apparaissent qu’au 16ème siècle, la tomate fin 17ème seulement dans la cuisine, à Naples, sur influence espagnole, la pomme de terre au 18ème comme substitut de farine lors de disettes et le poivron au 19ème siècle, considéré comme « vulgaire ». La méridionalisation de la cuisine italienne (huile d’olive, tomate, aubergine, poivron, ail, anchois, poissons de roche) est née seulement au début du 20ème siècle, avec le tourisme balnéaire !

Manger à l’italienne, c’est surtout manger herbes et légumes. Le chic médiéval, c’est la viande ; celle issue de la chasse des nobles ou des élevages de porcs dans les forêts germaniques et gauloises. Les régions italiennes connaissent surtout les végétaux, qui poussent bien, quelques céréales et le poisson. L’Eglise et sa coutume de faire maigre pousse à alterner chair riche et jeûne (plus de 100 jours par an !).

Les nobles et les bourgeois des villes peuvent faire venir du frais à grand frais ; les pauvres des campagnes sont condamnés à ce qui pousse en saison et aux conserves, en général salées ou séchées, ce qui forme un goût particulier. Ce goût, justement, se distingue selon la classe : qui est riche aime l’épice et le sucre – rares et chers – ; qui est pauvre se contente de sel et des herbes aromatiques et préfère l’aigre au doux. Minestrone, polenta et rizotto sont plats de pauvres.

Et les pâtes ? C’était aussi un plat de pauvres, mais « les Romains connaissaient déjà, comme d’autres populations de la Méditerranée et d’ailleurs, la pratique de pétrir la farine avec de l’eau et de ‘l’étaler’ en une large feuille appelée ‘lagana’ – la future lasagne – qui était ensuite découpée en bandes avant d’être cuisinées. » p.84 Ce n’est qu’au Moyen Âge que la méthode de faire bouillir la pâte dans l’eau, le bouillon ou le lait est apparue.

Les pâtes sèches seraient dues aux Arabes (dans les recueils de cuisine du 11ème siècle) pour se garantir des provisions lors de leurs caravanes à travers le désert. Les pâtes longues seraient elles aussi dues aux Arabes, selon des images du 14ème, siècle où apparaît d’ailleurs en Italie la fourchette, tant il est difficile de manger des pâtes brûlantes et glissantes avec les doigts… Les pâtes se mangent systématiquement avec du fromage ; l’usage de la tomate en sauce n’est adopté que vers 1820. Quant aux raviolis, ils dérivent de la tourte et désignaient autrefois la seule farce.

Un chapitre est consacré à la diététique. Dès la Renaissance, on se préoccupe du bon équilibre alimentaire, fondé en premier sur les distinctions entre aliments « chauds » et « froids » du médecin grec Galien (2ème siècle). D’où ces associations étranges, qui subsistent jusqu’à nos jours comme le melon/jambon de Parme, la poire avec le fromage ou la salade en début de repas pour « ouvrir » l’appétit.

La « réduction » bourgeoise réduit le nombre de mets en vue d’économie et de santé, valorisant l’épargne et la tempérance, pour se différencier des seigneurs dont la profusion et le décor sont pure ostentation.

Avec le 19ème siècle apparaît la cuisine de restaurant comme un ordre quasi militaire : on parle de « chef » et de « brigade », l’uniforme est blanc pour signifier l’hygiène en cuisine et noir pour le service, effectue comme une cérémonie. Tandis que naît le « gastronome », dandy expert en auberges et menus, la « cuisine » devient la pièce principale de la famille dans les maisons et les appartements.

L’alimentation est très conservatrice car on se veut tel qu’on mange ou ce qu’on mange nous construit. La cuisine italienne évolue entre habitude et progrès, marmite à vapeur de M. Papin (1681), froid artificiel (18ème siècle), conserves de M. Appert (1810), fours à température constante (19ème siècle), réfrigération (années 1960 seulement dans le populaire)… L’internationalisation de la cuisine italienne ne prend son essor qu’après la Seconde Guerre mondiale : le terme « pizza » est encore inconnu du ‘Larousse gastronomique’ en 1938 !

Comment l’homme fait des nécessités physiques (manger) et des contraintes économiques (ce qu’on trouve, et à prix abordable) une culture. La cuisine, comme le reste, est le fruit de l’histoire, elle dit l’apparence et le prestige, le statut social, la tradition et la nouveauté, le bien-être et l’austérité. Culture, oui : « Qu’est-ce que la gloire de Dante, à côté de celle des spaghettis ? » se demande Prezzolini en 1954. N’importe quel inculte américain ou autre connaît les spaghettis – mais qui connaît encore Dante Alighieri ?

Alberto Capatti & Massimo Montanari, La cuisine italienne – histoire d’une culture, 1999, préface de Jacques Le Goff, Seuil 2002, 423 pages, €22.14

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Fruits de Tahiti

Article repris par Medium4You.

Comme le printemps est arrivé – dans l’hémisphère nord – envie de goûter la nature ? Tahiti offre ses fruits…

Parmi les suivants, lequel n’a jamais eu l’honneur d’être goûté par vous ?

Cherimolia : (Annona cherimolia) Hélàs peu fréquent dans les jardins polynésiens. Ce fruit originaire des pays andins a été introduit à Tahiti en 1846 par l’amiral Legoavant.

Mangoustan (Garcinia mangostana) : Roi des fruits d’après les connaisseurs, il est originaire d’Indonésie, s’est acclimaté en Asie du sud-est. La chair est délicieuse encore plus lorsque le fruit est servi frais. L’arbre est splendide, mais sa culture est difficile et les fruits demeurent rares et chers à Tahiti – à moins d’avoir un tonton généreux comme celui de V. La principale contrainte culturale est sa longue phase juvénile (entre 7 et 12 ans).

Langsat, lancette, rincette (Lansium domesticum). Ce fruit est devenu rincette à Tahiti et on ne sait pas pourquoi ! Fruit d’origine indo-malaise, baies sucrées et acidulées, à consommer un jour après la cueillette à cause du latex qui colle aux doigts et lèvres. Rappelle un peu le goût du pomelo. Sur l’arbre, les fruits forment des grappes qui poussent directement sur les grosses branches.

Jambose, jamerose, pomme rouge ‘ahia (Syzygium malaccense) : Ces petites pommes rouges étaient connues en Polynésie avant l’arrivée des Européens. L’arbre est originaire de l’Asie du sud-est. La chair est blanche, légèrement spongieuse, rafraîchissante mais d’un goût assez plat. Les fruits poussent directement sur le tronc et les branches. Les feuilles d’ahia tenaient un rôle important dans la médecine des tradipraticiens d’autrefois.

Ramboutan (Nephelium lappaceum) :Ce fruit ou litchi chevelu, originaire de l’Asie du sud-est, a été introduit à Papeari par Harrisson Smith. Fruit très prisé, il est vendu en grappes au bord des routes. La pulpe est blanche, translucide, juteuse, sucrée. L’arille est fermement accroché au noyau, grosse graine lisse et brunâtre.

Abiu (Pouteria caimito) : Récemment introduit à Tahiti, très mode dans les jardins. Originaire du Brésil et du Pérou. Le fruit est jaune brillant, la peau épaisse et dure, la chair translucide, tendre, sucrée. A l’intérieur on trouve deux ou trois graines. Pourquoi un tel succès auprès des jardiniers polynésiens ? – L’arbuste produit dès la deuxième année !

Fruit du dragon, pitaya (Hylocereus undatus) : Relativement nouveau à Tahiti, ce cactée originaire du Mexique se plait à Tahiti et donne de beaux fruits, rouges ou blancs dans de nombreux jardins. Toutefois, il faut parfois féconder la fleur pour obtenir un fruit car le pollinisateur serait rare à Tahiti!

Fruit de la passion, maracuja, grenadille (Passiflora edulis) : A Tahiti, la variété ronde et jaune vif est très répandue, un peu plus acide que la variété à peau rouge. Originaire du sud du Brésil, du Paraguay et de l’Argentine, cette liane touffue est très commune à Tahiti. On fait une excellente tisane avec les feuilles.

Pamplemousse du Sarawak : Pour remplacer les orangers décimés par les maladies, le professeur Harrison W. Smith, retiré à Papeari, voulut doter Tahiti d’un pamplemousse de bonne qualité. C’est en 1919, sur les côtes de Bornéo que le professeur découvrit ce fruit, envoya ces graines au consul britannique à Papeete. A son retour Harisson Smith repiqua dans sa propriété Motu Ovini à Papeari les 3 jeunes plants issus des graines envoyées au Dr Williams. Un seul survécut et fut transplanté dans la vallée Vaiiti. Excellent fruit.

Marang : Originaire d’Indonésie, peu courant à Tahiti, a un parfum aussi fort que le durian. Ressemble à un uru poilu. On ne consomme que les graines et on n’oublie pas de cracher le noyau !

Régalez vous. C’est même bon pour la santé !

Hiata de Tahiti

Un site très riche en fruits, sur lequel j’ai emprunté la photo de pamplemousse variété Sarawak ci-dessus : Tahiti héritage 

Daniel Pardon & Michel Guérin, Guide des fruits de Tahiti et ses îles, 2006, éd. Au vent des îles, 268 pages, 180 espèces et variétés décrites et photographiées. Le seul guide existant à notre connaissance sur le sujet…

Docteur Guy Avril, Encyclopédie des thérapies naturelles : Soignez-vous autrement, 2005, éditions Dangles, 762 pages, €29.92 – LA référence en matière de thérapies naturelles, mais pas particulièrement sur Tahiti 

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Edith Wharton, Les mœurs françaises

La romancière américaine Edith Wharton habite Paris depuis 1907. Après la guerre de 14-18, elle écrit une série d’articles sur les mœurs françaises pour familiariser ses compatriotes amenés à résider en Europe dans le cadre des négociations de paix. Elle y peint une délicieuse manière d’être faite de goût et d’équilibre, ce fameux bon sens à la française qu’elle oppose aux manières un peu frustes et à la culture kitsch des Américains. Certes, la France a bien changé en un siècle… Mais il reste quelques traces de cet écart.

Par exemple que la femme est influente dans la société, à travers son intimité avec les hommes. Bien loin du cantonnement des bourgeoises bostoniennes ou des vamps fatales. La jument féministe, sûre d’elle-même et égocentrique, reste le modèle de la femme aux États-Unis, fort heureusement bien loin du nôtre.

En revanche, ce qu’elle dit de l’honnêteté intellectuelle française mérite quelque doute. La faute au communisme stalinien et à la fascination des intellos pour la force brute, si prégnante dans les années 1950 avec Sartre et Althusser, avant que les doutes des années 1960 avec Foucault, Glucksman et quelques autres ne viennent tempérer cet aveuglement. Les politicards ont repris le flambeau aujourd’hui, toujours en retard d’une mentalité. Il est admis comme vérité scientifique chez les bobos que la droite ne saurait être qu’illégitime et que la gauche a toujours raison, dans l’histoire, dans la morale et dans les consciences… Aussi, quand je lis que « les Français se sont débarrassés des croquemitaines, ont ‘chassé de leur esprit les chimères’ et affronté la Méduse et le Sphinx d’un œil froid, et avec des questions pénétrantes » (p.22), je me dis que nombre d’écolos et de socialistes ne sont décidément pas « français » à cette aune ! Fukushima n’a-t-il pas « médusé » les antinucléaires ? Empêché de penser « d’un œil froid » ?

Ce n’était guère que la France bourgeoise que peignait Edith Wharton, peut-être pas la France dans ses profondeurs… Ainsi ce principe de liberté, « éclairant le monde » (p.30) qui ferait mouvoir les Français. N’est-ce pas plutôt la rage égalitaire qui l’emporte ? Rage qui contraint la liberté et réduit la fraternité à l’unanimisme fusionnel : qui n’est pas comme nous, à l’unisson, sans penser par lui-même, n’est pas notre « frère ». Sauf si nous allons le « sauver » comme en Libye, apparaissant ainsi tout naturellement comme protecteur et éclairé, donc supérieur. On veut bien être généreux quand on est supérieur. Mais pas de fraternité qui tienne pour les immigrés qui fuient leur dictature !

Reste vrai « le respect des usages » qu’elle note (p.41), la civilité se manifestant par ce qui se fait et par ne pas empêcher les autres de se faire entendre dans une conversation. Mais n’est-ce pas le cas de tous les peuples ? Les usages sont si lourds en Grande-Bretagne ou au Japon… comme dans les pays d’islam en ce qui concerne les femmes ! Dans « les salons », évidemment, « il y a là un rituel presque religieux, organisé dans le seul but de tirer les meilleurs discours des meilleurs causeurs » p.43. Comme la société française s’est démocratisée, cela s’étend désormais aux universités où les colloques sont l’occasion aux ‘chers collègues’ de se faire des ronds de jambe en public, tout en descendant leurs travaux dans le secret de leur cabinet au nom de la liberté de la recherche.

Car « la conception française de la société est hiérarchique et administrative, à l’image de son gouvernement (quelle que soit sa nature) » p.127. Rien de plus vrai, et qui n’a pas changé d’un iota ! L’honneur familial, social ou national compte plus que l’individu et doit s’y soumettre – le contraire de l’Amérique.

Vrai aussi le réflexe de déni. Il demeure plus que jamais ! « Il y a un réflexe de négation, de rejet, à la racine même du caractère français : un recul instinctif devant ce qui est nouveau, qui n’a pas été tâté, qui n’a pas été éprouvé » p.46. Mais, plutôt que de « caractère français », j’évoquerais les périodes de crise. L’après 1918 en était une, tout comme 1940 et aujourd’hui. Ce n’était aucunement le cas des années 1960 à 1990, période où la jeunesse croissait en proportion de la population et où la curiosité pour le monde et pour les idées était au sommet. Depuis une décennie, le repli sur soi tient certes à la crise, mais surtout au vieillissement démographique et aux idées qui vont avec, selon lesquelles les enfants et les excentriques n’ont pas leur mot à dire. Retour du collège fermé avec les Choristes, de l’encadrement religieux avec les scouts, du flicage dans les rues et du surveiller et punir sur l’Internet.

Il reste un « art de vivre » qu’Edith Wharton appelle « le goût » et qui tient plus aux habitudes transmises : bien manger, de vrais repas sans grignoter, en famille et entre amis, prendre du loisir, jouer avec ses enfants, aller au spectacle ou à la fête… Nous ne sommes pas dans le ‘divertissement’, organisé façon marketing et soigneusement commercialisé comme aux États-Unis – du moins pas encore – nous sommes encore dans le loisir où aller à la pêche tout seul ou sortir en bande de copains compte plus qu’acheter un ‘tour’ ou louer un ‘resort’. Pour l’instant.

Il est vrai que les États-Unis n’ont jamais été envahis, ce pourquoi les attaques de Pearl Harbor et du World Trade Center ont tant traumatisé le peuple américain. Dans leur univers, tout doit être rose, couleur optimiste où tout est bien qui finit bien – comme dans les westerns. C’est que Dieu leur a confié une Mission… Pas aux Français qui ont connu de multiples invasions et le tragique de la défaite et des révolutions. « Le prix en a été lourd, mais le résultat en valait la peine, car c’est justement parce qu’elle est la plus adulte que la France domine intellectuellement le monde » p.74. Hum ! C’est un peu pompeux, mais le fond de vérité est que nous sommes souvent sans voix devant les naïvetés américaines en politique étrangère : contre Staline, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak… La gestion du contre-terrorisme en Algérie n’a-t-elle pas servi de modèle aux militaires américains éclairés, contre les idéologues de George W. Bush qui croyaient que quelques missiles et forces spéciales suffisaient à instaurer ‘la démocratie’ ? « Théoriquement, l’Amérique tient l’art des idées en estime, mais sa population ne les recherche pas, ou ne les désire pas » p.78.

La conclusion de l’auteur, en 1929, est un intéressant parallèle entre les faux amis que sont les mots gloire, amour, volupté et plaisir. La glory anglo-saxonne est une vanité, pas la gloire française qui aurait plutôt quelque chose à voir avec l’élégance, le panache. « Amour contient bien plus de choses que love. Pour les Français, amour signifie une somme indivisible de sensations et d’émotions complexes qu’un homme et une femme s’inspirent l’un à l’autre ; tandis que love, depuis l’époque élisabéthaine, n’a jamais été plus, pour les Anglo-Saxons, que deux moitiés de mot – une moitié toute de pureté et de poésie, l’autre toute de prose et de lubricité » p.117. De même que l’anglais voluptuousness fait penser au sérail, le Français « volupté signifie le charme intangible que l’imagination extrait de choses tangibles, (…) toute une conception de la vie (…) [qui] exige d’abord la liberté pour l’esprit de jouer sur tous les faits de la vie, et ensuite, pour les sens, une finesse qui leur permet de distinguer l’aura qui entoure les beautés tangibles » p.123.

D’où le plaisir français, qui n’est pas le comfort anglo-saxon ni le divertissement superficiel. « Le plaisir consiste à se livrer à une délectation des sens libre, franche et autorisée (…) [sans] aucune insinuation de vice furtif » p.124.

Un joli petit livre, au fond, qui fait penser à cette mystérieuse « identité nationale » de la France, acquise non par les gènes mais par la culture, les institutions, la transmission – un certain art de vivre. Il est utile d’écouter ce que les étrangers ont à dire de nous, même à un siècle de distance.

Edith Wharton, Les mœurs françaises et comment les comprendre, 1919, Petite bibliothèque Payot 2003, 137 pages, €6.08

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Montaigne à table

L’austère Montaigne serait-il épicurien ? Bien sûr ! L’adepte de la vie bonne aime les sens, dont celui du goût. Mais avec modération. Pas la modération des fonctionnaires du social dont la seule justification est de vous régenter la vie mais la vraie, celle du corps apaisé et repu selon sa complexion. « C’est une absolue perfection, et comme divine, de jouir loyalement de son être » dit Montaigne (Essais III, 13, 800). Le corps est le seul guide raisonnable et le sage tiendra l’équilibre entre son appétit et se rendre malade. Pas de modération par principe mais une modération par santé, chacun selon ses capacités, suivant son mouvement.

Christian Coulon, professeur émérite à Science Po Bordeaux et auteur de livres sur la cuisine gasconne, explore avec bonheur et érudition ce terrain mal défriché de Montaigne à table. Non sans humour, ni critique féroce envers les régionalistes qui croient découvrir en cette figure périgourdine l’ancêtre de la gastronomie-qui-fait-la-réputation-internationale-de-la-région. Fi ! Ni le maïs (qui sert à gaver les oies), ni la truffe (laissée aux cochons), ni l’aubergine, ni la tomate, ni le poivron (qui font les délices de la cuisine basque), ni la pomme de terre (célèbre en sarladaise), ni le haricot (qui fait le cassoulet) n’étaient encore parvenus en France ! La cuisine « éternelle » des régions a été inventée au XIXe siècle avec l’essor du tourisme bourgeois et le nationalisme d’ambiance.

Michel Eyquem de Montaigne ne savait pas faire la cuisine, il le dit. Il ne connaissait rien aux plantes mangeables, ne sait pas comment lève le pain ni faire le vin et est inapte à trancher les viandes. Aucune de ces petites choses pratiques de la vie quotidienne n’intéresse son esprit. Peu habile de son corps, il se dit de nature rêveuse. Il déteste ces grands banquets politiques où la frime de cour en jette aux provinces. Mais il aime manger. Il se jette avec appétit sur « les viandes », avalant hâtivement le service à la française où les plats restent peu de temps sur la table.

Montaigne mange ce qu’il a et notamment ces mets paysans de son enfance, le pain bis, le lard et l’ail. Comme il est aristocrate, il a accès à la viande, surtout conservée au sel et garnie de sauces grasses aux épices. Contrairement à la mode, il préfère le poisson. Avec la mode, il se gave d’huîtres et de melon, tout récemment venu d’Italie, pays qui donne le ton de cour au XVIe siècle. Il apprécie aussi l’artichaut dont la reine, venue de Rome avec le légume, était folle. Il aime beaucoup le vin, mais le blanc ou le clairet qui est du vin de l’année. Il en boit 75 cl (une bouteille actuelle) à chaque repas mais le coupe d’un tiers d’eau.

Le philosophe est adaptable et curieux. Il aime aller voir ailleurs, voyageant en Allemagne et en Italie, et rien de mieux que la table pour y connaître une culture. C’est que manger n’est pas seulement se nourrir. C’est découvrir les mets de la nature, combler son corps de sensations et ouvrir son esprit à la conversation. En sage à l’antique, Montaigne n’aime rien tant que deviser autour d’un banquet. La table est lieu de sociabilité où le vin délie les langues et les mets ouvrent à l’économie. La maîtrise de l’appétit comme le goût de manger à bonne santé prouvent le gouvernement de soi. Point de « principes » diététiques, de convenance sociale ou de restriction « bio » (dirait-on aujourd’hui) : il faut goûter de tout et s’emplir à satiété, l’équilibre étant celui de soi, de son corps plus ou moins apte, de sa propre complexion. « Je me défends de la tempérance comme j’ai fait autrefois de la volupté », déclare Montaigne (Essais III, 5, 611). C’est au bon goût et à l’appétit de régler les voluptés de table, pas à la médecine qui, dès cette époque, prenait l’allure d’une morale autoritaire.

Montaigne est curieux du monde et tout est bon à son philosophique intérêt, surtout ce qui le met hors de l’habitude. Il découvre ainsi la profusion d’écrevisses en Allemagne, dont il apprécie les vins blancs non coupés. Il s’étonne de ces choux hachés salés servis chauds ou en salades (qu’on appelle désormais choucroute), et l’usage de servir la viande aux fruits (pommes, poires, airelles). Le pain aux épices (cumin, maniguette, fenouil) le ravit bien plus que le froment sans sel qu’il a coutume de manger chez lui. Mais il n’aime pas la bière.

L’Italie, tant vantée du temps comme modèle gastronomique imitée à la cour de France, le déçoit par ses vins, troubles et indigestes, mal vinifiés et qui ne se gardent pas. S’il note surtout le protocole du repas, ce théâtre de la table mise en scène avec usage de la serviette et de l’assiette, il préfère les repas des petites auberges où l’on s’intéresse à ce qu’il y a dans l’assiette. Il mange moins de viande (elle se conserve mal en raison de la chaleur) mais apprécie le veau que les Italiens cuisinent de diverses façons. Il se goinfre de poisson, bien plus abondants en Italie qu’en pays gascon. Il découvre les oranges, les citrons, les olives, les salades aux herbes, tout ce qui n’existe pas chez lui. Il mange cru l’artichaut et les fèves, ce qui ne se fait jamais en Périgord, et les truffes blanches émincées simplement à l’huile d’olive et au vinaigre. Il goûte à la moutarde de fruits sucrée, spécialité italienne, et s’empiffre de melon, de coing et de jujube.

Il aime manger, plaisir simple loin de la gastronomie du discours. Son comportement à table est une sagesse mise en pratique. Elle nous fait découvrir un Montaigne tout à soi, ouvert, sensuel, tempéré, aimant la sociabilité et l’exploration des autres coutumes. L’auteur pousse le talent jusqu’à nous proposer en fin de volume douze recettes pour Montaigne, composées par lui aujourd’hui, selon ce qu’il aime. Vous saurez ainsi élaborer une soupe de melon, une salade de fonds d’artichauts aux fèves, une pintade aux aromates, une moutarde de fruits italienne, et même ces sauterelles grillées mexicaines en honneur des cannibales !

Un ouvrage court et plaisant qui donne envie de goûter à Montaigne.

Christian Coulon, La table de Montaigne, 2009, Arléa, 187 pages, €15.20

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Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil

Écrit de la quarantaine, Murakami publie ce roman lorsqu’il atteint 43 ans. Le personnage qui dit « je » est prénommé Hajime, ce qui veut dire « le commencement ». L’auteur, né après guerre, en profite pour faire le bilan à mi-vie de sa génération, celle du renouveau japonais.

La fin des années 1980 voit le sommet de la richesse et de la prospérité du nouveau Japon, à l’école américaine depuis 1945. Le pays est devenu la seconde puissance mondiale. Mais la spéculation sur les terrains, la course à la consommation et aux salaires mirobolants sur le modèle de l’American way of life légué par les vainqueurs, va engendrer une crise dont le Japon n’est pas sorti encore, vingt ans plus tard. Avec son intuition fine de l’air du temps, Haruki Murakami saisit parfaitement ce moment.

Hajime est un homme ordinaire dans le Japon d’après guerre. Il a connu une enfance et une adolescence banales, accomplissant chaque étape sans précocité ni drame. Il a fait ce qui se doit, sans originalité ni regret. Études moyennes, université de second rang, travail de bureau, mariage convenable. Son beau-père, promoteur avisé, lui prête des fonds pour monter des bars à Tokyo (comme l’auteur l’a fait lui-même) et Hajime se découvre entrepreneur. Il sait imaginer les désirs de la clientèle, composer les cocktails, les menus et l’orchestration. Il sait s’entourer de gens compétents qu’il fidélise en les rémunérant bien. En bref : la réussite, le portrait du Japon de la fin des années 1980.

Pourquoi donc une remise en cause ? C’est tout bête : par l’amour.

Le jeune homme est fils unique, ce qui était rare dans les années 50. Il s’est donc lié en priorité en primaire avec une fille unique, Shimamoto, de surcroît boiteuse. La traductrice, Corinne Atlan, se croit obligée d’ajouter en français l’augmentatif –san au nom de la fille. Je ne vois pas pourquoi. Les vieux esthètes traduisaient cette déclinaison hiérarchique propre au Japon par « l’honorable ». Ici, Shimamoto-san voudrait plutôt dire « la » Shimamoto comme on dit chez les latins ou « Mademoiselle » Shimamoto mais sans le ton déférent du français de cour (Mon Sire, Ma Demoiselle). Restons-en au nom, puisqu’il est neutre. Les deux enfants s’entendent bien, ils se comprennent à mi-mots.

Surtout, Hajime découvre avec Shimamoto l’amour. A 12 ans dans les années 50, ce n’est pas le sexe mais l’émoi de sentir proche quelqu’un d’autre. « Nos doigts restèrent entrelacés à peine dix secondes, mais cela me sembla durer une demi-heure. (…) il y avait, rangés à l’intérieur de ces cinq doigts et de cette paume comme une mallette d’échantillons, tout ce que je voulais et tout ce que je devais savoir de la vie. C’est elle qui m’apprit, en me prenant la main, qu’il existait bel et bien un lieu de plénitude au cœur même de la réalité. Au cours de ces dix secondes, je m’étais senti comme un parfait petit oiseau. Je volais dans le ciel, sensible au vent dans mes plumes. Depuis le ciel, je contemplais des paysages lointains » p.19. Nous sommes là au cœur de l’art de Haruki Murakami : le bouleversement des sens, l’intuition du surréel, l’ouverture panthéiste à tout ce qui existe.

Nous sommes en plein Japon zen. Point de dieu transcendant mais une voie personnelle qu’il s’agit de découvrir par tout son corps. D’où l’importance de la matérialité. L’enfance commence par le toucher, l’adolescence exigera l’œil, le goût et l’odorat, la maturité l’ouïe. Les mains qui s’enlacent électrisent à 12 ans ; les corps nus qui se regardent, se lèchent et se respirent à 16 ans avec Izumi, une autre fille, prolongent l’expérience de la vitalité ; se sentir adulte signifie réaliser un projet de couple et de travail, être bien avec son épouse Yukido et lui faire deux enfants, concevoir et faire marcher un bar apprécié. Ce sont à chaque étape de la vie les cinq sens qui se déploient, enrichissent la palette de l’expérience et conduisent à une sagesse. D’où cette réflexion à mi-vie : qu’ai-je fait de mon existence ?

Nous sommes en plein Japon moderne. Tout y est mouvement, changement incessant, course au présent perpétuel. Hajime n’a pas connu longtemps Shimamoto : ses parents ont du déménager pour cause du métier de courtier en bourse de son père. Les deux enfants se sont perdus de vue, sans jamais s’être « vus nus » (fantasme qu’avouera Shimamoto 15 ans plus tard). Le garçon a changé, l’adolescence a modifié son corps, il s’est musclé par la natation, lit beaucoup, écoute de la musique, change de moi. Il s’est senti grandir, désorienté et fasciné, étudiant sa nudité dans le miroir. Ce pourquoi il quittera Izumi à son tour pour aller à Tokyo, à l’université. « Le monde se préparait sous nos yeux à d’importantes métamorphoses, dont je voulais sentir la fièvre sur ma peau » p.43. Né en 1949, Murakami a eu 19 ans en 1968, période révolutionnaire au Japon aussi. Dans la capitale, il couchera avec la cousine d’Izumi, plus âgée, à qui il fait l’amour « avec frénésie », « jusqu’à s’en faire éclater les méninges », « quatre ou cinq fois de suite », à sec et douloureux (p.48). Une fois marié avec une autre, inséré dans la société, il se sent « récupéré peu à peu, à mon insu, par ce monde » p.77. Le mouvement l’a entraîné, il n’a guère maîtrisé.

D’où son interrogation existentielle. « Savoir ce qui se passait dans la ville de province de mon adolescence, ou ce qu’étaient devenus nos anciens camarades de classe ne m’intéressait pas le moins du monde. Trop de temps et trop d’espace me séparaient désormais de celui que j’avais été » p.87. Surtout qu’Izumi s’est fermée, son âme est morte, inexpressive, « elle fait peur aux enfants ». Hajime se sent coupable de l’avoir abandonnée, puis trahie au profit de sa cousine, même si Izumi n’a jamais voulu faire l’amour avec lui. Aussi, lorsqu’il retrouve par hasard sa Shimamoto d’enfance, c’est pour lui une révolution.

Révolution : ce qui accomplit un tour complet sur lui-même. Ainsi font les planètes. Les êtres humains aussi : « En regardant bien j’ai reconnu le Hajime de mon enfance. Tu sais quoi ? Tu as exactement les mêmes gestes qu’à douze ans », lui dit-elle (p.95). Va-t-il replonger dans cet amour d’enfance qui est resté en lui toujours ? Shimamoto est mystérieuse. Riche, elle ne dit pas ce qu’elle fait ni si elle est mariée. J’ai ma petite idée sur le sujet mais l’auteur laisse volontairement le flou. Toujours est-il qu’elle a eu un bébé fille qui est mort peu après sa naissance et dont elle veut disperser les cendres dans un fleuve. Elle ne trouve pas d’autre personne avec qui partager cette cérémonie panthéiste que son confident Hajime. Lui est accroché, la revoit sans cesse avec bonheur, ils finissent par « se voir nu » (pour la première fois) puis par baiser. Shimamoto va-t-elle entraîner Hajime dans l’éternité avec elle, dans le romantisme Tristan et Iseut ou comme ces goules des légendes japonaises qui vous boivent l’âme ?

Nat King Cole chante ‘South of the Border’ le dernier soir, comme quand ils étaient petits, ce qui donne le titre du roman. La seconde partie du titre vient d’une légende sibérienne où les paysans, sur cette terre plate à perte de vue, voient le soleil se lever chaque matin à l’est et se coucher chaque soir à l’ouest. Leur hystérie, lorsqu’elle se déclenche, est de suivre le soleil, obstinément vers l’ouest. Zen et modernité, frontière et soleil, accomplir sa vie et être dans le mouvement. Il y a cette dialectique chez Murakami, bien loin du noir ou blanc biblique où il s’agit de quitter ce monde de boue pour aspirer vers un Dieu au-delà.

Les Japonais restent sur terre. A mi-vie, il faut choisir d’être soi. « Il me semble que j’ai toujours essayé d’être quelqu’un d’autre. Il me semble que j’ai toujours voulu aller vers des gens et des lieux nouveaux et différents, pour m’inventer une vie nouvelle, devenir un être au caractère différent. (…) En un sens, devenir adulte, c’était ça, et en un autre sens, ce n’était qu’un changement de masque à chaque fois. (…) Mais pour finir, je ne suis arrivé nulle part. Je suis demeuré moi-même » p.218. Tel est le message de Murakami à la quarantaine : vous êtes tel qu’en vous-même la modernité vous change.

Qui ne connaît pas Haruki Murakami pourra avec bonheur commencer par ce roman sensible, sensuel, où le surréel et le décalé, qui sont la marque de fabrique de l’auteur, ne sont qu’en nuances accessibles aux esprits français trop volontiers binaires.

Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, 1992, 10-18 2003, 224 pages, €6.65

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Voltaire ou la philosophie d’un vrai laïc

François Marie Arouet était quelqu’un de positif. Il croyait au bon sens et raillait la bêtise. La France n’en a jamais manqué et le grand plaisir du maître était de pourfendre les ignares. Il s’agissait pour lui de ne pas être dupe, ni des charlatans, ni des mots, ni de soi-même. Nul, sinon Dieu, ne peut connaître la Loi du monde et bien présomptueux qui croit La détenir révélée à lui seul. L’être humain n’est doté que d’une intelligence toute relative qu’il met en œuvre par hypothèses et tâtonnements pour approcher la vérité. La connaissance de nos limites est la meilleure garantie contre la fatuité d’être « né » et l’orgueil d’être possesseur de la Vérité. « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? », demande-t-il dans un article philosophique ?

Fils de notaire élevé chez les Jésuites, pamphlétaire et embastillé en 1717 pour avoir moqué le Régent, puis une nouvelle fois en 1726 pour avoir moqué Rohan, chevalier, il s’exile en Angleterre de 1726 à 1730. Celui que l’absolutisme vol taire (‘veut faire taire’ en antique françoys), mourra « en détestant la superstition ». Il lui préfère l’utile. Ce qui conforte l’homme, son corps, ses sens et son esprit est meilleur, dans l’histoire, aux querelles des Grands, aux massacres des guerres d’honneur et aux petites phrases de Cour qui tiennent lieu de gouvernement. Les hommes feraient mieux de produire des biens et d’offrir aux autres des services, au lieu de s’exaspérer d’absolus mystiques et d’arbitraires vaniteux. C’est le mérite de l’Angleterre, où la religion est privée, le Roi limité et le commerce encouragé.

Toute la contestation d’Ancien Régime est là, dans cette révolte voltairienne contre les fats, les privilèges et les dévots. L’intérêt général n’est pas dans la querelle hérétique sur le sexe des anges mais dans la physique de Newton, la morale pratique des Quakers et les bienfaits des échanges. S’il parle ainsi de l’Angleterre, ce n’est pas pour que les Français adoptent sans procès la civilisation anglaise mais pour exercer leur jugement. Voyager, c’est se décentrer et voir les choses autrement tout en apprenant des coutumes différentes. Il revient à l’être de raison de faire preuve de discernement, ce que Voltaire appelle « le goût ».

Pour garder les pieds sur terre, rien de tel que les Lettres Anglaises. Elles prirent le nom de « Lettres philosophiques » après qu’une réédition y ait fait ajout « Sur les Pensées de Monsieur Pascal » qui clôt le mince volume (et ne présente guère d’intérêt). Je lui préfère quant à moi le titre initial dont le but était clair. Si clair que le livre fut aussitôt interdit par cette France de caste, congénitalement bornée, qui voit menace dans toute proposition hors du ghetto intellectuel dans lequel elle aime à se mirer toujours. Les interdictions n’ont guère changé de motif ; en 1734, ce fut pour « libertinage », « dangereux pour la religion et pour l’ordre de la société civile ». Nos contemporains n’ont rien inventé.

Voltaire est le héraut de cette éternelle révolte contre la caste, le dogmatisme et la bêtise. Il met en oeuvre l’anticléricalisme pratique. Réaliste, pragmatique et expérimentateur, il voue le clair esprit français à élaborer une pensée équilibrée et nuancée. Il s’agit d’éviter que les opinions dogmatiques et les croyances fanatiques ne dirigent la société civile. Toute idée qui se fige en doctrine, toute organisation qui se coagule en système, tout corps social qui se ferme en caste, introduisent le poison de la guerre civile où la raison se perd, source du malheur des humbles. Les intérêts partisans ne sont que particuliers lorsqu’ils ne parviennent pas à convaincre. Leur tentation est de s’imposer par la force, ce qui est contraire à la liberté. Et il faut voir la France dans le miroir de l’Angleterre lorsque Voltaire écrit dans la 5ème Lettre, avec un certain humour : « Le clergé anglican a retenu beaucoup des cérémonies catholiques, et surtout celle de recevoir les dîmes avec une attention très scrupuleuse. Ils ont aussi la pieuse ambition d’être les maîtres. De plus, ils fomentent autant qu’ils peuvent dans leurs ouailles un saint zèle contre les non-conformistes. »

La 6ème Lettre montre l’indigence française envers ce bien général et pratique que crée le commerce : « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des Cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le Juif, le Mahométan et le Chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute. » Il ajoute, en 10ème Lettre, « le commerce qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres et cette liberté a étendu le commerce à son tour ; de là s’est formée la grandeur de l’Etat. » Car Voltaire est un Libéral, de ce beau nom donné aux ardents défenseurs de la liberté contre les contraintes de la naissance et des conventions de classe. Il a contesté les dogmes religieux au nom de la libre pensée (bien qu’il crût à un Grand Horloger) ; il a contesté la suffisance des nobles et la sottise des courtisans prosternés devant le monarque absolu au nom de la raison humaine ; il a raillé ceux qui se croient au nom de ceux qui créent pour le bien commun. La France, c’est « la dissipation, le goût des riens, la passion pour l’intrigue » (20ème Lettre). Les Français de cour, c’est « la nécessité de parler, l’embarras de n’avoir rien à dire et l’envie d’avoir de l’esprit, trois choses capables de rendre ridicules même le plus grand homme » (24ème Lettre).

Les choses ont-elles changé, 277 ans plus tard ? « Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à l’Etat, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roy se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou d’un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue ainsi au bonheur du monde » (10ème Lettre).

Plutôt que de bavasser sans fin sur la religion des autres les petits marquis qui hantent la cour élyséenne pourraient commencer par dévoiler Voltaire, dans la cour du Louvre, ce scandale ! La soi-disant « laïcité » commence par l’exemple républicain. Où est-il donc dans la lâcheté ambiante ?

Quant à la Sainte-Opposition, toute occupée à fiscaliser en chambre pour ponctionner un peu plus les maigres salaires nets, elle ferait probablement mieux de mettre son inventivité à créer de la richesse. Elle profite à tout le monde et pas à quelques-uns.

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Tracy Chevalier, La dame à la licorne

Article repris par Medium4You.

Un rendez-vous musée de Cluny a été l’occasion de revoir le chef-d’œuvre Renaissance : la Dame à la licorne. Donc de relire le livre de Tracy Chevalier.

La tenture de la Dame à la licorne a été redécouverte en 1841 par Prosper Mérimée dans le château de Boussac en Creuse. Elle entre dans la légende avec George Sand. Aujourd’hui conservée au musée du moyen-âge de Cluny, à Paris, la tenture est complète et comprend six pièces. Cinq illustrent les cinq sens, la sixième est ornée d’une devise, “à mon seul désir”. Une dame vêtue de brocart rouge et de soie semble se défaire de ses bijoux, qu’elle dépose dans un coffret tenu par la servante, à moins qu’elle ne les prenne. Ce geste pourrait évoquer le renoncement au luxe, aux passions terrestres, à la sensualité de l’amour.

Mais cet entre-deux du geste le laisse ambigu, inachevé. Est-ce renoncement ou, au contraire, retour au monde ? Les animaux fabuleux représentés que sont le lion et la licorne portent sur oriflammes les armoiries du commanditaire, Jean Le Viste, de famille lyonnaise et proche du roi Charles VII. La commande a sans doute été réalisée dans les ateliers bruxellois réputés en cette fin du 15ème siècle  Les animaux familiers des landes médiévales (lapin, oiseaux) ou de l’exotisme (singe), créent sur fonds de mille fleurs un univers magique, hors du temps, en référence à l’Eden.

De cette tenture superbe, étonnamment vivante après les siècles, nous savons peu de choses. Tracy Chevalier, Américaine vivant à Londres, s’est fait une spécialité de romancer certaines œuvres où figurent des femmes. Les lecteurs cultivés se souviennent de sa « Jeune fille à la perle », publiée en 2000. Elle s’attaque en 2003 à cette « Dame à la licorne » (Folio, 2005) avec toutes les qualités du premier livre. Son exigence de « vrai », typiquement américaine, l’a poussée à se documenter soigneusement sur l’époque et sur l’art du tissage ; elle en livre les sources en fin de volume. Son parti-pris féministe, là encore typiquement américain d’époque, l’a conduit à privilégier le point de vue des femmes, l’épouse du commanditaire, sa fille et sa servante, l’épouse et la fille du lissier, les frasques féminines du peintre.

Comme on ne sait rien, son imagination a pu se débrider. Elle n’est pas tendre pour celui qu’elle nomme « Nicolas », créateur des cartons. Le fils qu’elle avoue dans l’incipit aurait-il pu l’inspirer ? Elle en fait un beau gosse artiste mais avide de baiser tout ce qui passe en délaissant les suites. Elle n’a en revanche que pure tendresse complice pour les ardeurs des jeunes filles dont la première partie nous livre un récit ciselé et haletant. Claude, fille de Jean Le Viste, est prise de fièvre sensuelle à 14 ans lorsqu’elle pense au beau Nicolas. Lisez la page 52 pour en savoir plus…

Le roman est divisé en 5 périodes plus un épilogue, tout comme les tentures. Est-ce voulu ? Involontaire ? Le lecteur peut retrouver la vue lorsque les protagonistes se rencontrent dans la première partie.

Suit le goût en partie 2, chez ces Bruxellois gourmands pour qui une tapisserie terminée est « proche de la sensation que vous avez à manger de petits radis craquants et printaniers » (p.100), où l’on accueille l’artiste avec un plat d’huîtres « dignes d’un Parisien » (p.129) et où une jeune fille aveugle se complaît à produire des herbes et des légumes au jardin.

La partie 3 serait-elle l’ouïe, toute de dialogues qui font avancer l’intrigue ?

La 4ème partie est dédiée au toucher, tout au tissage de la laine dans l’atelier bruxellois et au culbutage de l’amoureuse parmi les fleurs du jardin : « je frissonnai tandis que nos peaux entraient en contact dans l’air frais. » (p.292)

La 5ème partie est à nouveau en Paris mais l’odorat y est parcimonieux malgré « le vin aux épices » et « les figues rôties » du repas de fiançailles de Claude Le Viste avec un noble seigneur. Son père Jean se tient quand même « près de la tapisserie de l’Odorat » pour accueillir ses visiteurs, même s’il préfère l’Ouïe parce que « l’étendard y est très beau et le lion a noble allure. » (p.340)

L’épilogue est doux amer ; comme la dernière tenture intitulée « à mon seul désir », il montre que les humains font rarement se qu’ils voudraient le plus au monde. « Ces tapisseries traitent non point de la seule séduction mais aussi de l’âme. » (p.341)

Les 359 pages se lisent bien, dans cette vogue du roman historique pénétré de pédagogie et enrobé de sentiments. Hier vaut mieux que demain pour une population qui vieillit. Mais le charme médiéval agit. Nous sommes à l’aube de la Renaissance.

Tracy Chevalier, La dame à la licorne, 2005, Folio, €6.93

La tapisserie de la Dame à la licorne est visible à Paris, au musée national du moyen-âge, à Cluny.

Le rendez-vous n’est pas venu. Il semble que l’erreur était mienne, une date mal notée. On soupçonne toujours Internet, souvent l’univers du n’importe quoi, où tout est apparemment permis. Mais pas cette fois et je renouvelle mes excuses à la personne concernée. C’est grâce à cette erreur que j’ai pu remarquer les lapins, dans un coin de la tapisserie du Goût. Deux petits conins mignons qui batifolent.

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