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Adrien Louis, Les meilleurs n’auront pas le pouvoir

Dans l’histoire des idées politiques, André Louis est original. Son propos porte sur le mérite des gouvernants, thème crucial s’il en est de la science politique. Mais s’il convoque Aristote et Tocqueville, auteurs reconnus légitimes en la matière, il introduit Pascal, ce qui est plus inattendu. C’est que l’heure est au pessimisme et Pascal en est le représentant éminent.

Aristote fonde le droit des meilleurs à gouverner

La science du bien est une science politique qui met en œuvre le bonheur des hommes. Si la richesse fait plaisir, le plaisir n’est pas la même chose que le bien qui lui est supérieur. C’est l’excellence humaine qui est la mesure du bien, excellence à comprendre (intelligence) et à agir (caractère). Il s’agit de trouver une juste mesure dans nos passions et sentiments pour avancer en commun. L’homme de jugement a l’intelligence des circonstances, faisant preuve dans l’action de modération et de courage. L’exemple récent d’Angela Merkel est là pour le montrer ; on pourrait citer aussi Churchill, de Gaulle et Obama. Les meilleurs sont sélectionnés par un processus qui conjugue une bonne éducation avec l’expérience. L’image du capitaine de navire est la plus adéquate pour qualifier un gouvernant. L’ironie de Fabius sur Hollande « capitaine de pédalo » était juste sur la forme ; sur le fond, chacun jugera.

Pascal consacre la défaite du mérite

Pour lui, l’amour-propre est le mouvement fondamental de l’âme humaine. René Girard le qualifiait de « désir mimétique », imiter celui que l’on jalouse au prétexte que l’on est son égal. Il y a évidemment contradiction entre sa présomption et son être réel. Le désir de reconnaissance dissimule par les honneurs l’absence de caractère et le paraître assure une domination – ce qui était le propre de l’Ancien régime. Raison et vérité sont incapables de faire naturellement autorité.

Tocqueville analyse le règne des égaux dans le régime américain

Si dans l’Ancien régime le rang social faisait correspondre en chacun l’estime de soi et sa capacité réelle d’agir, dans la société des égaux rien ne fait plus obstacle à l’accès aux positions les plus élevées – mais aussi aux positions les plus basses – car la réussite dépend de son propre mérite. D’où l’angoisse de la responsabilité induite par la liberté. Chacun doit se faire lui-même (self-made man) ; il ne peut donc s’en prendre qu’à lui-même s’il échoue. Ce qui est admis aux Amériques, continent de pionniers, l’est moins en Europe où les médiocres se réfugient derrière l’Etat protecteur de droits (que fait le gouvernement ?). Si le régime démocratique induit à penser par soi-même (les distinctions divines ou « de nature » disparaissent), la foi rationaliste fait se défier de toute autorité. Seule l’opinion majoritaire apparaît comme l’autorité (tout humaine) qui est de raison et acceptable, car l’expression naturelle des égaux. Même si le conformisme dû à « la passion de l’égalité » peut devenir une tyrannie douce et si le politiquement correcte inhibe de penser vraiment par soi-même.

Dès lors, comment concilier ces trois auteurs, qui ont chacun analysé un aspect de l’humain politique ?

« Le meilleur gouvernant, dans notre perspective, est celui qui garde en vue les diverses excellences de l’homme, et qui se montre attentif aux conditions qui les rendent possibles, comme à celles qui pourraient les compromettre », écrit l’auteur. Ces conditions sont « certains biens comme la rigueur critique, le goût de la vérité, la civilité, la délicatesse des sentiments, l’amour de la liberté ». Le tempérament nécessaire aux gouvernants sont des « marques de courage, de justice, d’honnêteté et d’intelligence ». Ce ne sont pas les qualités du plus grand nombre – et les gouvernants ne les ont pas toutes, ni au même niveau.

« Nous voulons que nos dirigeants poursuivent les meilleures des fins de la meilleure des manières ». Mais si le mérite est la manière d’envisager l’accès au pouvoir, les jalousies qu’il suscite de la part des amours-propres blessés des egos égalitaires remettent en question la légitimité même des institutions et même « détruiraient tout régime ». Sauf si une Loi fondamentale y est déjà établie et des biens reconnus qui font consensus. Parmi ces biens, la prospérité ne suffit pas, même si l’on espère son « progrès ». « Il existe une place pour un désir de conservation, s’attachant à des biens tirés du passé national ».

Comment être conservateur soucieux aussi de progrès en temps de populisme ? « Être conservateur, c’est avant tout être attaché à certaines qualités humaines qui ont été plus honorées dans le passé des nations européennes, qu’elles ne le sont dans le présent démocratique », affirme Adrien Louis. Marc Bloch le disait déjà dans L’étrange défaite, écrit juste après l’effondrement de 1940 : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ». C’est peut-être cela le « conservatisme » : une écologie des valeurs sociales historiques. Toute distinction n’est pas injuste, l’intelligence et la vertu sont des grandeurs humaines naturelles qui font consensus mais qui sont inégalement partagées du fait de l’histoire de chacun.

L’auteur montre que si la méritocratie n’est pas le meilleur des systèmes, les contre-pouvoirs que sont les lois fondamentales et les biens sociaux (appelés vulgairement « valeurs ») assurent par les élections périodiques et les institutions de contrôle le moins mauvais des systèmes. A comparer avec les différentes formes de domination dans les autres pays… Le « populisme » qui oppose arbitrairement « le peuple » (comme entité mythique non définie) et « les élites » (comme bouc émissaire commode de tous les maux), n’apparaît donc pas comme une analyse juste et opérante en politique mais un simple instrument de propagande. La « radicalité » fait beaucoup parler d’elle mais ne remue pas en profondeur le corps électoral, volontiers conservateur.

L’auteur est lauréat du 10ème Prix Emile Perreau-Saussine décerné le 12 octobre 2021

Adrien Louis, Les meilleurs n’auront pas le pouvoir, 2021, PUF, 208 pages, €19.00 e-book Kindle €14.99

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L’empire du je

Il y a dix ans, la crise financière mettait en lumière l’empire du jeu, la spéculation sur les prêts hypothécaires risqués, la virtuosité à dissimuler ces risques dans un emballage titrisé. Elle a abouti à la crise économique, puis sociale, puis politique que l’on connait – avec ses prolongements géopolitiques qui conduisent à la guerre… pour le moment commerciale. Nous vivons exactement le même schéma qu’en 1929, jusqu’à la guerre, mondiale en 1941. En sera-t-il de même en 2022, douze ans après 2008 ?

L’histoire ne se répète jamais mais elle réitère les schémas humains. Ce qui change sont les hommes, hier collectifs, aujourd’hui individualistes. L’empire du je a touché tout d’abord les traders et les affairistes qui se prenaient pour les tout-puissants : tel J6M – Jean-Marie Moi-Même Maître du Monde – alias Jean-Marie Messier, Polytechnicien énarque et inspecteur des Finances devenu PDG de Vivendi de 1996 à 2002, conduisant le groupe au bord de la faillite ; ou Fabulous Fab, surnom que s’est donné lui-même Fabrice Tourre, Ecole centrale, Stanford, intoxiqué de maths et engagé aux crédits hypothécaires de Goldman Sachs pour vendre des produits dérivés à ses clients – « de la merde » écrit-il à sa copine – aujourd’hui professeur assistant au département Finance de la Copenhagen Business School après un doctorat d’économie à Chicago. Le je ne touchait encore il y a dix ans qu’une très étroite élite mondialisée, narcissique, vantarde et avide de gagner toujours plus.

Le je touche désormais les classes très moyennes qui habitent le périurbain pour cause de loyers trop chers en centre-ville et qui se sentent exclus de la prospérité induite par la globalisation, malgré leurs diplômes. Comme la situation économique, industrielle et de l’emploi s’améliore un peu en Europe et en France, c’est la grande clameur sur la mare aux grenouilles : Et moi ? et moi ? et moi ? « Avec ma vie, mon petit chez moi, mon mal de tête, mon point au foie », chantait Dutronc. C’était en 1966, cela ne fait que cinquante ans, mais Ducon a remplacé Dutronc en nature humaine de base : égoïsme, envie, pétoche.

Certes, il y a des raisons à l’anxiété du siècle – le monde change comme il a toujours fait et ceux qui rêvaient d’être maîtres du monde à leur petit niveau perdent vite pied. Les pays pauvres prennent leur essor et des emplois ; l’Etat-providence ne peut pas tout, il prélève trop d’impôts mais n’offre pas assez de services publics ; il demande aux gens de se prendre en main mais les infantilise jusque fort tard dans la vie – bien plus que dans les pays voisins, aux Etats-Unis ou au Japon – via la fameuse éducation à la française et les injonctions et interdits de toutes sortes : mangez cinq fruits et légumes par jour ! bougez ! buvez-éliminez ! mettez votre ceinture ! faites-vous vacciner ! 80 km/h sur toutes les routes partout en France ! Mais rien ne va jamais assez bien.

« Neuf cent millions de crève-la-faim. Et moi, et moi, et moi, avec mon régime végétarien »… Ailleurs, c’est mieux ? Dans la Chine de Xi avec ses camps de travail et sa peine de mort de masse ? Dans la Russie de Poutine où toute manifestation politique est interdite sous peine de décennies de prison ? Dans la Turquie d’Erdogan où qui n’est pas avec le président est forcément une ordure à virer de la fonction publique et à coller en prison s’il l’ouvre ? Aux Etats-Unis où le président du parti de l’éléphant trompe son monde avec ses « moi je » tonitruants, aboutissant à la paralysie administrative et à la guerre commerciale avec toute la planète ? Au Royaume-Uni, perdu dans la surenchère isolationniste et qui risque de manquer de médicaments et de beaucoup d’autres choses le jour du Brexit sans accord qui approche rapidement ? En Belgique sans gouvernement où les banlieues Molenbeeck font la loi ? En Allemagne où monte inexorablement le successeur du parti nazi ? En Italie mafieuse et « gouvernée » par l’extrême-droite et l’extrême-gauche alliées ? La France est le pays qui prélève le plus d’impôts et de taxes et qui a la dépense publique la plus forte de tous les pays de l’OCDE – mais ce n’est jamais assez. Et moi ? et moi ? et moi ?

Les gijau sont les grenouilles dans la mare, chacun sur sa feuille, sans se préoccuper du voisin. Je coasse et me veux reine, moi rana – la grenouille. La solidarité dont se vantent les crapauds-buffles qui gueulent plus fort n’est que très locale, sur le rond-point du coin. Y en a marre de la mare ! Rien ne ressort pour le peuple tout entier de la part de ceux qui se proclament « le peuple » – à 85 000 sur 65 millions. L’intérêt général n’est-il que la somme des intérêts très particuliers ? Karl Marx, en bon Allemand, parlait de société en sac à patates. Nos grenouilles ont tout des patates, même l’uniforme jaunasse.

Il est vrai que, si les réclamations au départ avaient le mérite de la cohérence et de poser la vraie question de la fiscalité en France, la suite est non seulement plus floue mais nettement moins facile à saisir et satisfaire. Chacun coasse dans son coin et prend son rond-point pour le nombril de France. Le « mouvement » s’agite, mais comme un canard sans tête. Et moi ! et moi ! et moi ! Tout le monde est jaloux des « porte-paroles », ils voudraient en être eux aussi. Tout le monde voudrait porter sa petite revendication et en faire un référendum national. Tout le monde voudrait gouverner ou, au moins surveiller tout le monde. Car la méfiance règne ; on est jaloux du voisin, on critique la voisine, on brocarde celui qui se croit. Pêle-mêle, il faut tout remettre en cause et revoter (dans le sens voulu par la minorité qui coasse, pas par la majorité qui vote) : le RIC, le mariage gai, l’ISF, la PMA, le PMU, les MBA, les hauts salaires, la vitesse en voiture, les douze vaccins… L’extrême-droite en profite pour faire passer ses thèses en manipulant les réseaux « sociaux » ; l’extrême-gauche tente de récupérer le « mouvement » en approuvant la violence, légitimée comme sociale par les intellos qui se raccrochent aux branches pour n’avoir rien vu venir depuis leurs bureaux.

Mais comment transformer une cacophonie en projets politiques ? Une émotion en raisons ? Les coassements de la mare en mesures orchestrées ? Qui va donner le ton ? Les pommes de terre sont dans la purée et leur agitation dérive volontiers vers la violence physique, la casse publique et les agressions gratuites d’élus – voire des menaces sur leurs enfants. Aucun leader, aucun programme, aucune alternative. Peut-on gouverner sans personne pour le faire ? Sans sujets à proposer ? Sans procédures pour décider et appliquer ? L’expérience Trump montre combien gouverner via les réseaux sociaux est infantile, spontanéiste, égocentrée – sans aucun souci des conséquences.

Le gouvernement imagine un « grand » débat national sur tous les sujets (tous, sauf… ceux qui concernent les principes fondamentaux et les droits de l’Homme). Cela va-t-il accoucher d’une souris ou refonder la participation à la vie publique ? Les Nuit debout se sont couchés et les expériences locales laissent dubitatif : seuls ceux qui sont investis en politique participent, les autres laissent dire et faire ; seuls ceux qui votent habituellement voteront, les autres s’abstiendront. L’expérience, si elle est tentée, sera en tout cas intéressante, à condition de ne pas se noyer dès le départ dans les polémiques vaines d’envie jalouse sur le salaire de tel ou tel.

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Paul Claudel voit la crise de 1929

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C’était au temps où les ambassadeurs de France étaient volontiers lettrés. Paul Claudel, poète, dramaturge et diariste catholique élu à l’Académie Française, a été ambassadeur à Washington de mars 1927 à avril 1933. Il a observé aux premières loges l’irruption de « la crise » de 1929 et ses suites. Ce que les Américains appellent de façon beaucoup juste la Grande Dépression. Eric Izraëlewicz a eu la bonne idée en 1993 d’éditer une sélection de ses dépêches diplomatiques de décembre 1927 à décembre 1932. Ce document offre un miroir à la crise des subprimes de 2007-2008.

L’intérêt d’une telle publication est triple :

  1. Paul Claudel écrit l’économie la plus ardue et la plus chiffrée en termes littéraires, ce qui est d’un grand charme ;
  2. Connaissant le monde pour avoir été diplomate un peu partout, il offre un regard non-américain sur la plus grande dépression du siècle avant le nôtre ;
  3. Extérieur au pouvoir politique comme aux affaires américaines, il garde un œil critique à chaud et nombre de ses remarques sont justes.

Il pointe surtout la mentalité américaine, pétrie d’optimisme, vaniteuse et vivant volontiers d’illusions comme de crédit. L’année 1928 a vu les raisonnables balayés par la frénésie spéculative : industriels qui tempèrent les résultats, économistes qui pointent l’écart entre la production et les prix des actions, banques fédérales qui montent les taux au jour le jour (de 3,5 à 6%). Les titres des valeurs technologiques de l’époque (radio, avion, auto) flambent. Pour les Républicains au pouvoir durant ces années-là, toute crise ne peut qu’être temporaire, encouragée de l’extérieur, et surtout ne doit pas remettre en cause le modèle américain.

Claudel : « Il est curieux que les Américains qui se flattent d’être le peuple le plus attaché aux faits, soient au contraire le peuple qui, gâté par la bonne fortune, est le plus attaché à ses illusions. Il ne se rend pas compte que la prospérité de l’époque 1925-1929 n’était nullement un phénomène normal, mais une crise, une poussée de spéculation, qui ne répondait pas à un état de choses permanent. Il croit toujours, il désire croire surtout, que l’on peut maintenir une Amérique isolée et prospère, dominant des remparts escarpés de son standard of life une situation mondiale dénivelée » (27 mai 1931).

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De 1929 à 1932, la contraction de l’activité s’est conjuguée à une contraction du prix des actifs et un chômage massif (20% de la population active) ! Claudel note –17% pour les prix de gros et –14% pour les prix de détail, mais –23% pour les prix agricoles, -19% pour les prix des produits alimentaires, -15% pour ceux des produits manufacturés. Les exportations baissent de 34% vers l’Europe, mais de 40 à 60% vers le reste du monde. Ce sont surtout les automobiles (-51%) qui sont touchées, le cœur de l’Amérique industrielle. Leur production sur le territoire chute de 36% en 1930. Les importations chutent de 37%. La valeur totale des actions du New York Stock Exchange passent de 64 md$ en juillet 1930 à 5 md$ en décembre 1930, avant de remonter à 57 md$ en mars 1931 ! L’indice de la construction est divisé par deux par rapport à 1929, les chemins de fer licencient 15% de leurs salariés. Ceux qui, ont encore un emploi dans l’industrie voient leurs salaires baisser de 30%. Malgré la politique de grands travaux entrepris par le président Hoover, les dépenses publiques baissent de 30%. La baisse des taux de la Réserve fédérale de New York ne suffit pas à relancer le crédit, nous sommes dans une spirale dépressive bien connue sous le nom de Déflation. Tout baisse, sauf les crédits à rembourser !

L’obsession de l’étalon or pour défendre la monnaie, la hausse des impôts (qui vont de 2 à 6% sur le revenu, de 12,5% pour les sociétés – la même erreur qu’a répété François Hollande !), le déficit fédéral alimenté par les propositions de dépenses démagogiques du Congrès (aujourd’hui « socialistes frondeurs »), l’agitation par les Républicains d’une menace sur l’économie du pays (de nos jours François Fillon) – rien de cela n’encourage à réinvestir, à consommer, à entreprendre.

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Les particuliers fuient les banques locales dont 3500 ont fait faillite ; ceux qui le peuvent, comme les pays étrangers, fuient le dollar en faveur de l’or métal (ce qui risque d’arriver au franc si Marine Le Pen le rétablit) ; chacun thésaurise car la confiance n’est pas assurée par un Président laxiste qui ne donne aucune direction et se contente de mesurettes. Dès que les électeurs peuvent se manifester, ils votent massivement en faveur des Démocrates. Les Républicains restent béats, myopes, indécis. La même chose s’est produite durant la fin de George W. Bush. Le candidat républicain a agité la même menace de catastrophe pour tenter de renverser le courant des électeurs à la fin 2008, ce qui a entraîné un krach boursier immédiat.

A presqu’un siècle de distance, les causes de 1929 apparaissent les mêmes que celles de 2008 : pression sur les salaires, vie à crédit, surproduction, spéculations financières. En revanche, ce qui a changé est la politique pour juguler la dépression. Le système a appris : filets sociaux de sécurité pour les ménages, franche baisse des taux et facilités de réescompte des banques centrales cette fois coordonnées, surveillance des faillites bancaires (50 par semaine en 1932 !) et fonds de garantie des dépôts, politique volontariste orientée vers le concret pour donner du corps à la confiance, et surtout pas de protectionnisme.

Jusqu’à présent. Mais des élections arrivent et la démagogie croît. Après 1929, 1939 : agitations sociales, nationalismes, retour de la xénophobie – et puis la guerre. Après 2008… quoi ?

Paul Claudel, La crise – correspondance diplomatique Amérique 1927-1932, Metailié 1993 (réédition 2009), 251 pages, €8.74

 

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Chinois de Polynésie

Gaston Tong-Sang, un temps maire de Bora-Bora, a été Président de Polynésie, « pays d’outre-mer » français. Il est d’origine chinoise. Tout comme en Guyane, les Chinois tiennent le commerce entre leurs mains. A Papeete, mais aussi dans les bourgs, à Tahiti comme dans les îles, le magasin qui alimente, qui chausse et qui habille, c’est « le Chinois ». Il ouvre son magasin dès 5 heures, à l’aube, et le ferme vers 19 heures, une fois la nuit tombée.

Les Chinois sont arrivés en 1856 pour travailler dans une plantation de coton sur Tahiti. Mais c’est en 1865 que l’immigration chinoise devient importante, quand les Cantonais débarquent en nombre pour le coton et le café. En 1873, conséquence de la fin de la guerre de Sécession, la plantation de coton tahitienne fait faillite mais les Chinois sont restés. D’autres immigrants arriveront dans les années 20 et deviendront les premiers négociants et commerçants. Ce n’est qu’à la fin des années 60 que la Métropole accordera progressivement leur naturalisation aux Chinois installés en Polynésie. Ils se sont depuis intégrés à la population locale par des mariages.

chinois des plantations polynesie

Cette minorité d’origine chinoise devient un enjeu géopolitique. L’allégeance des petits États polynésiens à Taïwan est battue en brèche par la Chine populaire. Pour étendre son influence dans le Pacifique, celle-ci n’hésite pas à annuler les dettes de ces micro-états en échange d’un vote à l’ONU contre Taïwan. La Chine propose d’envoyer ses touristes si ces pays répondent à ses critères : hôtels chinois, personnel chinois, nourriture chinoise. Cette diplomatie « de carnet de chèque » irrite l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’argent taïwanais tend à être remplacé par l’argent chinois. Les États en faillite de la région tendent à devenir le terreau d’une nouvelle idéologie et de toutes sortes d’attitudes nouvelles. Les Maoris arrivés en Polynésie venaient de Taïwan, dit-on… Et si la Chine, « propriétaire de Taïwan », venait à réclamer ces îles où ont abordés les valeureux piroguiers, comme faisant partie intégrante de sa zone d’influence ?

La culture chinoise contamine les croyances des îles. Ma Chinoise me prévient : « attention aux 1er et 2 novembre. – Pourquoi ? – Le 1er novembre, ça va encore, c’est la fête de tous les saints. Mais si tu veux aller au cimetière de l’Uranie voir les illuminations des tombes, attention à toi ! – Pourquoi, ça se passe vers 18 h et ce n’est pas loin de chez toi ? – Une enfant de 10 ans a été violée sur une tombe lors de ces cérémonies. – J’ai beaucoup plus que 10 ans et je ne suis pas peureuse. – Je t’aurai prévenue. – D’accord, je tiendrai compte de ton avertissement. Mais le 2 novembre, que se passe-t-il ? – Nous, les Chinois, nous ne sortons pas de chez nous car il y a des esprits partout. Je n’irai pas me baigner à la mer ! – Ah, bon ? Notre fête de Ka-san, nous la faisons dans le cimetière à midi car les esprits sortent le soir et la nuit ; mais ils demeurent présents tout le temps : ma belle-mère, qui était catholique, faisait son lit le matin et n’y touchait plus de la journée, surtout elle ne s’y asseyait pas ! – Mince alors, moi qui n’ai qu’un canapé-lit, vais-je devoir rester debout toute la journée ? Et mon genou droit qui ne me porte pas trop, que vais-je faire ? – Cela, c’est ton problème, mais je t’aurai prévenue… »

Dimanche 5 novembre, lever à 5 h, comme tous les dimanches, marché, retour chez moi pour la douche et le café. Puis ma Chinoise vient me chercher pour filer au cimetière chinois de Arue, pour fêter Ka-san avec ses trois frères. Les Chinois fêtent Ka-san deux fois dans l’année, une fois aux alentours de la Toussaint et la seconde vers avril, suivant le calendrier lunaire. Nous avons rendez-vous à 8h au cimetière. Les trois frères et leur famille arrivent, les bras remplis de paquets. Les tombes des parents sont déjà couvertes de fleurs. Ces tombes chinoises sont toutes construites avec un toit plat qui en protège deux ou trois à la fois. Les plus riches font installer un toit pentu recouvert de tuiles vernissées vertes ou orange. Leurs tombes sont recouvertes de marbre. Les autres les laissent carrelées de blanc. La femme est enterrée à gauche, l’homme à droite. Tous regardent la mer, adossés à la montagne. Si l’on ne voit pas la mer, il faut un plan d’eau. Ce cimetière est une colline donnée aux Chinois par le roi Pomaré.

chinois cimetiere polynesie

Pour Ka-san, il faut égorger un poulet, en recueillir le sang et laisser tomber plusieurs gouttes sur un papier blanc que l’on posera sur le dosseret de la tombe. Cela prévient le mort qu’on vient lui rendre visite. Le poulet est ensuite cuit entier, le foie sorti de l’abdomen et cuit en même temps. Il est dressé sur un plat avec les ailes collées aux flancs, le cou tordu et cuit de manière à ce que la tête regarde le ciel. Le sang du poulet a été cuit comme pour faire un boudin, et conditionné en un disque rond d’environ 5 cm de diamètre. On dispose trois verres de vin rouge (et du bon !), trois bols de riz et trois paires de baguettes, puis le plat où repose le poulet, avec un morceau de porc, de préférence du cochon de lait pour faire bonne mesure. Tout cela afin que les morts puissent se restaurer. Certains amènent le cochon de lait entier et des pommes rouges, tout est rouge. Chacun fait selon sa richesse. Un paquet de biscuits fourrés de confiture rouge, des fruits rouges, du thé « noir » (appelé « thé rouge » en Asie) complètent les libations.

Une jardinière remplie de sable sert à planter les bâtons d’encens allumés que chacun des participants aura, dans ses mains jointes, agité plusieurs fois en direction des tombes tout en murmurant une prière. On allume des bougies rouges que l’on plante dans la jardinière aux côtés des bâtons d’encens. La fumée se répand dans l’air comme après une manif à Paris, quand les flics ont balancé leurs gaz lacrymogènes.

Pendant que les hommes s’affairent à préparer ce « repas », les femmes et les enfants ouvrent des paquets de billets, les tournant en grosses fleurs. Ils ouvrent d’autres sachets enveloppés dans des journaux sur lesquels figurent les mots « femme » ou « homme ». De ces paquets sortent des habits de papier, des pantalons, des vestes pour les hommes que l’on reconnaît à ce qu’elles sont boutonnées devant, des vestes pour les femmes boutonnées sur le côté, des petits chaussons chinois noirs, des chapeaux noirs pour les hommes. Les vêtements femme seront posés, puis brûlés dans le chemin bordant la tombe sur le côté gauche, ceux des hommes posés puis brûlés sur le côté droit. Sur les habits, on pose tous les billets de banque et on met le feu à tout cela. L’un des frères avait amené deux bâtons au cimetière, je me demandais à quoi ils allaient servir : eh bien, ils ont servi d’instrument pour faire en sorte que tout brûle entièrement. Il ne doit rester que des cendres que les vivants laisseront sur place et que le vent emportera à son gré. Vu le nombre de billets de banque partis en fumée, les ancêtres devaient être satisfaits. Eux partis, la prospérité demeure !

Comme les familles chinoises sont étendues, nous sommes allés sur d’autres tombes après celle des parents. Le même cérémonial a été accompli pour la grand-mère. Les autres parents ont reçu des fleurs, des bâtonnets d’encens et des prières. Mais, sur la tombe de la grand-mère une fois tout brûlé, frères et sœurs lui ont annoncé qu’elle devrait dorénavant se joindre aux parents directs pour le cérémonial de l’an prochain ; il n’y aura plus qu’une cérémonie commune pour les ancêtres. Tout est dit en hakka, mais on m’a traduit.

L’un des frères m’a confirmé qu’avant, les Chinois laissaient toutes les victuailles sur les tombes et s’en retournaient à la maison. Mais les Polynésiens guettaient et venaient voler la nourriture des morts une fois les vivants partis. Désormais, les Chinois remportent toute la nourriture chez eux pour la consommer en famille.

Hiata de Tahiti

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Infuser à Ceylan

Me voilà, té ! comme disent les gens du sud. J’embarque pour Ceylan, assez longtemps pour infuser dans son climat tropical. L’île de l’océan indien était appelée Taprobane par Ptolémée, Serendip par les Arabes, Ceylan par les Anglais, avant de prendre son nom actuel en 1972 : Sri Lanka. Elle a été envahie successivement par les Cinghalais au 6ème siècle avant, les Dravidiens au 3ème siècle avant, les Tamouls du royaume de Chola au 10ème siècle après, les Thaïs au 13ème siècle, les Portugais au 16ème siècle, les Hollandais au 17ème et les Anglais au 19ème ; elle a acquis son indépendance en même temps que l’Inde en 1948. Le mot anglais serendipity, venu de Serendip et intraduisible en français autrement que par une périphrase, veut dire « découverte heureuse due au hasard ». Je vais découvrir.

sri lanka carte

Qatar Airways embarque à 9h15 pour Colombo avec une escale à Doha. L’Airbus 360 est climatisé vers 18° alors qu’il fait au moins 24° dehors. L’escale de Doha est chaude et moite, à 37°. Le contraste avec l’avion est brutal ; heureusement, la correspondance est rapide. Le vol suivant s’effectue en Airbus 320, plus petit. Colombo nous accueille avec la même chaleur moite, mais tempérée par une brise de mer. Je change 100 euros pour 16750 roupies locales, soit le tiers d’un salaire moyen ici, me dira-t-on. Cela suffira largement pour mes boissons, mes extras et pour les pourboires des guides, chauffeur et assistants divers.

jardin Anuradhapura sri lanka

Nous sommes accueillis par Monsieur Inoj (dont l’anagramme donne Joni), notre guide francophone à la prononciation empêtrée. Il ressemble à Achille Talon avec un chapeau scout. Ce qu’il a préparé en français passe à peu près bien, ce qu’il improvise est souvent incompréhensible. Mais après la guerre civile, puis le tsunami de 2005, le tourisme repart à peine et il est difficile de trouver de bons guides locaux. Nous prenons le bus presqu’aussitôt, sans nous arrêter dans la capitale où il est 3h30 du matin, heure locale. Nous dormons à moitié durant les 5h de route jusqu’à l’hôtel d’Anuradhapura, dont les chambres entourent un jardin tropical orné d’une piscine, le Galway Maridiya Lodge. Durant le trajet, chauffeur et guide s’arrêtent pour nous montrer les oiseaux du pays : cigognes, martin-pêcheur, hérons, aigle, chauve-souris…

buffet piment sri lanka

Le jardin luxuriant borde presque un lac au bord duquel broutent les zébus. Le déjeuner est un buffet, comme toujours au Sri Lanka. Il est épicé, le plus fort du séjour. Certains se laissent prendre aux morceaux de piment vert mélangés l’air de rien aux légumes. Ils se goinfrent aussi de crudités et de fruits coupés ; ne sachant trop quelle hygiène règne dans les hôtels du pays, je m’en tiens à mes principes : du cuit et chaud seulement, ou des fruits à éplucher moi-même. Les serveurs adolescents glissent silencieusement sur leurs pieds nus ; l’absence de chaussures leur donne une grâce corporelle. Une horde disciplinée de Japonais d’un certain âge déjeune à la table parallèle ; ils ont l’air de la classe très moyenne, un peu vulgaire.

biere lion sri lanka

L’après-midi est libre, nous décidons par petits groupes de prendre des touk-touk, ces Vespa à trois roues et cabine capotée, pour visiter un peu la ville. Nous sommes trois par engin et cela nous coutera 1000 roupies chacun pour le reste de la journée. Notre taxi a 25 ans, le teint très sombre et la taille empâtée, mais débrouillard. Il a du bagout ; j’apprendrai qu’être un peu replet est signe de prospérité, ses talents lui permettent de bien gagner sa vie. Pour 3000 roupies, un beau salaire pour une demi-journée, il offre à un cousin moins chanceux la même aubaine et nous promène dans des lieux agréables où les gens se mêlent à la nature, les plantes aux bêtes. Pèlerins, ados, singes, palmiers, composent un ensemble luxuriant à nos yeux neufs. Nous rencontrons même un groupe de filles en uniforme à numéros, comme une équipe de foot.

temple aux 500 bouddhas Anuradhapura sri lanka

Nous commençons par le temple aux 500 Bouddhas, Isurumuniya Vihara, bâti au 3ème siècle. C’était un complexe monastique qui reçut son nom de 500 nobles (issara, ceux du premier rang) qui ont reçu l’ordination comme moines en ce lieu. Il est probablement le temple le plus ombragé et le plus tranquille d’Anuradhapura, comme nous nous en apercevrons le lendemain ! C’est kitsch et populaire comme à Lourdes. Une allée bétonnée sur laquelle il faut aller pieds nus longe 500 statues de béton armés représentant Bouddhas, couleur minium et visage blanc. Elle serpente, monte jusqu’à un belvédère aux offrandes (une boite est prévue à cet effet) puis redescend sous terre dans une grotte artificielle où sont présentées des scènes édifiantes, toujours en béton armé : ainsi le cycle des corps de la naissance à la mort, ou le cycle de retour au grand Tout, du cadavre aux restes du squelette. Des femmes nous sourient, des gamins, des adolescents nous regardent avec curiosité ; il est vrai que nous sommes à peu près les seuls étrangers à visiter ce temple kitsch. Bonjour se dit « ayouboâne » et merci « stotsi ».

restes temple Vessagiriya a Anuradhapura sri lanka

A Vessagiriya, nous voyons les restes d’un temple troglodyte, 23 grottes aux moines et des fondations de bâtiments en briques du 10ème siècle autour. Le Ranmasu Uyana offre ses singes et ses jeunes filles en visite scolaire. Son nom signifie parc des poissons dorés. Il suffit de monter une butte pour trouver un lac. Un vol de perroquets verts le survole.

A Sri Sarananda Maha Piriwene (tous ces temples ont des noms à rallonge remplis de syllabes en a), un grand Bouddha blanc d’une quinzaine de mètres de haut trône en lotus – probablement en béton armé lui aussi ; il s’agit du lieu de culte d’une fondation bouddhiste militante.

bouddha blanc Anuradhapura sri lanka

Nous rentrons à la nuit tombante, vers 18h30 ici, très content de notre première journée et après 62,5 cl de bière Lion à 4.8° d’alcool. Fabriquée dans le pays depuis 1881, elle est une lagger très rafraîchissante. Nous nous jetons dans la piscine au crépuscule pour nous délasser du jour moite. Il n’y a que nous dans l’eau, les kids du matin et les ados du midi venus en ce dimanche ont déserté. La lune est une faucille brillante en son premier quartier. Des vols silencieux de chauves-souris hantent le ciel entre les arbres. Nous en avons vue une ce matin sur la route, électrocutée pour avoir touché trois fils électriques d’une portée de tension. On aurait dit un vieux chiffon.

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Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil

Écrit de la quarantaine, Murakami publie ce roman lorsqu’il atteint 43 ans. Le personnage qui dit « je » est prénommé Hajime, ce qui veut dire « le commencement ». L’auteur, né après guerre, en profite pour faire le bilan à mi-vie de sa génération, celle du renouveau japonais.

La fin des années 1980 voit le sommet de la richesse et de la prospérité du nouveau Japon, à l’école américaine depuis 1945. Le pays est devenu la seconde puissance mondiale. Mais la spéculation sur les terrains, la course à la consommation et aux salaires mirobolants sur le modèle de l’American way of life légué par les vainqueurs, va engendrer une crise dont le Japon n’est pas sorti encore, vingt ans plus tard. Avec son intuition fine de l’air du temps, Haruki Murakami saisit parfaitement ce moment.

Hajime est un homme ordinaire dans le Japon d’après guerre. Il a connu une enfance et une adolescence banales, accomplissant chaque étape sans précocité ni drame. Il a fait ce qui se doit, sans originalité ni regret. Études moyennes, université de second rang, travail de bureau, mariage convenable. Son beau-père, promoteur avisé, lui prête des fonds pour monter des bars à Tokyo (comme l’auteur l’a fait lui-même) et Hajime se découvre entrepreneur. Il sait imaginer les désirs de la clientèle, composer les cocktails, les menus et l’orchestration. Il sait s’entourer de gens compétents qu’il fidélise en les rémunérant bien. En bref : la réussite, le portrait du Japon de la fin des années 1980.

Pourquoi donc une remise en cause ? C’est tout bête : par l’amour.

Le jeune homme est fils unique, ce qui était rare dans les années 50. Il s’est donc lié en priorité en primaire avec une fille unique, Shimamoto, de surcroît boiteuse. La traductrice, Corinne Atlan, se croit obligée d’ajouter en français l’augmentatif –san au nom de la fille. Je ne vois pas pourquoi. Les vieux esthètes traduisaient cette déclinaison hiérarchique propre au Japon par « l’honorable ». Ici, Shimamoto-san voudrait plutôt dire « la » Shimamoto comme on dit chez les latins ou « Mademoiselle » Shimamoto mais sans le ton déférent du français de cour (Mon Sire, Ma Demoiselle). Restons-en au nom, puisqu’il est neutre. Les deux enfants s’entendent bien, ils se comprennent à mi-mots.

Surtout, Hajime découvre avec Shimamoto l’amour. A 12 ans dans les années 50, ce n’est pas le sexe mais l’émoi de sentir proche quelqu’un d’autre. « Nos doigts restèrent entrelacés à peine dix secondes, mais cela me sembla durer une demi-heure. (…) il y avait, rangés à l’intérieur de ces cinq doigts et de cette paume comme une mallette d’échantillons, tout ce que je voulais et tout ce que je devais savoir de la vie. C’est elle qui m’apprit, en me prenant la main, qu’il existait bel et bien un lieu de plénitude au cœur même de la réalité. Au cours de ces dix secondes, je m’étais senti comme un parfait petit oiseau. Je volais dans le ciel, sensible au vent dans mes plumes. Depuis le ciel, je contemplais des paysages lointains » p.19. Nous sommes là au cœur de l’art de Haruki Murakami : le bouleversement des sens, l’intuition du surréel, l’ouverture panthéiste à tout ce qui existe.

Nous sommes en plein Japon zen. Point de dieu transcendant mais une voie personnelle qu’il s’agit de découvrir par tout son corps. D’où l’importance de la matérialité. L’enfance commence par le toucher, l’adolescence exigera l’œil, le goût et l’odorat, la maturité l’ouïe. Les mains qui s’enlacent électrisent à 12 ans ; les corps nus qui se regardent, se lèchent et se respirent à 16 ans avec Izumi, une autre fille, prolongent l’expérience de la vitalité ; se sentir adulte signifie réaliser un projet de couple et de travail, être bien avec son épouse Yukido et lui faire deux enfants, concevoir et faire marcher un bar apprécié. Ce sont à chaque étape de la vie les cinq sens qui se déploient, enrichissent la palette de l’expérience et conduisent à une sagesse. D’où cette réflexion à mi-vie : qu’ai-je fait de mon existence ?

Nous sommes en plein Japon moderne. Tout y est mouvement, changement incessant, course au présent perpétuel. Hajime n’a pas connu longtemps Shimamoto : ses parents ont du déménager pour cause du métier de courtier en bourse de son père. Les deux enfants se sont perdus de vue, sans jamais s’être « vus nus » (fantasme qu’avouera Shimamoto 15 ans plus tard). Le garçon a changé, l’adolescence a modifié son corps, il s’est musclé par la natation, lit beaucoup, écoute de la musique, change de moi. Il s’est senti grandir, désorienté et fasciné, étudiant sa nudité dans le miroir. Ce pourquoi il quittera Izumi à son tour pour aller à Tokyo, à l’université. « Le monde se préparait sous nos yeux à d’importantes métamorphoses, dont je voulais sentir la fièvre sur ma peau » p.43. Né en 1949, Murakami a eu 19 ans en 1968, période révolutionnaire au Japon aussi. Dans la capitale, il couchera avec la cousine d’Izumi, plus âgée, à qui il fait l’amour « avec frénésie », « jusqu’à s’en faire éclater les méninges », « quatre ou cinq fois de suite », à sec et douloureux (p.48). Une fois marié avec une autre, inséré dans la société, il se sent « récupéré peu à peu, à mon insu, par ce monde » p.77. Le mouvement l’a entraîné, il n’a guère maîtrisé.

D’où son interrogation existentielle. « Savoir ce qui se passait dans la ville de province de mon adolescence, ou ce qu’étaient devenus nos anciens camarades de classe ne m’intéressait pas le moins du monde. Trop de temps et trop d’espace me séparaient désormais de celui que j’avais été » p.87. Surtout qu’Izumi s’est fermée, son âme est morte, inexpressive, « elle fait peur aux enfants ». Hajime se sent coupable de l’avoir abandonnée, puis trahie au profit de sa cousine, même si Izumi n’a jamais voulu faire l’amour avec lui. Aussi, lorsqu’il retrouve par hasard sa Shimamoto d’enfance, c’est pour lui une révolution.

Révolution : ce qui accomplit un tour complet sur lui-même. Ainsi font les planètes. Les êtres humains aussi : « En regardant bien j’ai reconnu le Hajime de mon enfance. Tu sais quoi ? Tu as exactement les mêmes gestes qu’à douze ans », lui dit-elle (p.95). Va-t-il replonger dans cet amour d’enfance qui est resté en lui toujours ? Shimamoto est mystérieuse. Riche, elle ne dit pas ce qu’elle fait ni si elle est mariée. J’ai ma petite idée sur le sujet mais l’auteur laisse volontairement le flou. Toujours est-il qu’elle a eu un bébé fille qui est mort peu après sa naissance et dont elle veut disperser les cendres dans un fleuve. Elle ne trouve pas d’autre personne avec qui partager cette cérémonie panthéiste que son confident Hajime. Lui est accroché, la revoit sans cesse avec bonheur, ils finissent par « se voir nu » (pour la première fois) puis par baiser. Shimamoto va-t-elle entraîner Hajime dans l’éternité avec elle, dans le romantisme Tristan et Iseut ou comme ces goules des légendes japonaises qui vous boivent l’âme ?

Nat King Cole chante ‘South of the Border’ le dernier soir, comme quand ils étaient petits, ce qui donne le titre du roman. La seconde partie du titre vient d’une légende sibérienne où les paysans, sur cette terre plate à perte de vue, voient le soleil se lever chaque matin à l’est et se coucher chaque soir à l’ouest. Leur hystérie, lorsqu’elle se déclenche, est de suivre le soleil, obstinément vers l’ouest. Zen et modernité, frontière et soleil, accomplir sa vie et être dans le mouvement. Il y a cette dialectique chez Murakami, bien loin du noir ou blanc biblique où il s’agit de quitter ce monde de boue pour aspirer vers un Dieu au-delà.

Les Japonais restent sur terre. A mi-vie, il faut choisir d’être soi. « Il me semble que j’ai toujours essayé d’être quelqu’un d’autre. Il me semble que j’ai toujours voulu aller vers des gens et des lieux nouveaux et différents, pour m’inventer une vie nouvelle, devenir un être au caractère différent. (…) En un sens, devenir adulte, c’était ça, et en un autre sens, ce n’était qu’un changement de masque à chaque fois. (…) Mais pour finir, je ne suis arrivé nulle part. Je suis demeuré moi-même » p.218. Tel est le message de Murakami à la quarantaine : vous êtes tel qu’en vous-même la modernité vous change.

Qui ne connaît pas Haruki Murakami pourra avec bonheur commencer par ce roman sensible, sensuel, où le surréel et le décalé, qui sont la marque de fabrique de l’auteur, ne sont qu’en nuances accessibles aux esprits français trop volontiers binaires.

Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, 1992, 10-18 2003, 224 pages, €6.65

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