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Michel Houellebecq, Anéantir

Le nouveau roman de Houellebecq est sur la fin du monde, un siècle après l’absurde guerre de 14 qui l’a déclenchée. L’Occident se suicide, malgré le rebond des boomers après la Seconde guerre mondiale qui était, selon l’auteur, la lutte implacable du Bien contre le Mal, engendrant des engendrements d’optimisme sur l’avenir une fois la Bête vaincue : le baby-boom dès 1942. Les couples se défont, la famille part à vau l’eau, le pays divorce entre le populo angoissé et contraint et les élites mondialisées individualistes hors sol. L’individu devient une monade urbaine défini uniquement par le croisement de ce qu’il est et de là où il est. La psychologie est réduite à la sociologie chez Houellebecq.

Son originalité est de parler de notre présent en le décalant de quelques années vers le futur, façon de quitter les basses polémiques imbéciles pour traquer les grandes tendances qu’il perçoit. Nous sommes en 2027 pour la prochaine élection présidentielle, alors que la nôtre 2022 n’a pas encore eu lieu. Mais Houellebecq pense que le président actuel en reprendra pour cinq ans, malgré le Rassemblement national mais à cause de Marine Le Pen. Trois fois candidate et toujours aussi nulle, elle ne peut faire la différence, d’autant que son vieux père (encore vivant à 99 ans pronostique l’auteur avec malice) hérisse toujours autant les vieux Juifs « avec ses blagues sur les fours ». Elle partie, un jeune à sa place (tiens ! Pourquoi pas une femme ? Sa nièce par exemple ? Houellebecq est-il trop misogyne ?), le parti talonnera le candidat dominant – mais sans parvenir à le battre une fois de plus, grâce à la communicante Solène Signal mais surtout la faute à un attentat contre des migrants Noirs coulés au large des Canaries : 500 morts et « les humanistes mous » qui « s’effraient ».

Paul Raison, le personnage principal, est énarque (mais ça n’existe plus depuis 2021), haut fonctionnaire du ministère de l’Economie, conseiller spécial du ministre Bruno Juge (un Le Maire moins littéraire), X Mines ayant dirigé les trois principales entreprises d’État et reconduit dans ses fonctions pour son succès à assurer la croissance en « s’asseyant sur les directives européennes » lorsqu’elles étaient contraires à l’intérêt national. La France est « too big to fail » selon Houellebecq pour que l’UE la sanctionne vraiment alors que la Chine et les Etats-Unis sont en guerre économique et entraînent le monde entier. Aucun « allié », chacun pour soi, autant le reconnaître et faire avec. Paul est marié avec Prudence, haute fonctionnairesse énarque elle aussi, mais à la Direction du Trésor où elle s’occupe de politique fiscale.

L’anéantissement du titre concerne tout le monde.

Un groupe de terroristes verts, « anarcho-primitivistes » (p.376) veut ramener l’humain au paléolithique pour sauver la planète et s’attaque militairement aux porte-conteneurs du commerce mondial et aux entreprises de haute technologie. La magie noire et la sorcellerie, revivifiées par les courants New Age, s’attaquent aux esprits pour les amener à vénérer la Nature et la Terre – mystique de l’écologisme qui grandit. Prudence le subit, tête bien pleine mais pas trop bien faite, évidemment convertie vegan. Est diffusée en outre sur Internet l’image du Baphomet, démon musulman qui est Mahomet vu par les chrétiens médiévaux.

La maladie ou l’accident s’attaquent aux vieux boomers de la génération précédente qui ont bien joui et bien vécu mais sombrent dans l’extrême dépendance : le père de Paul est paralysé et ne communique plus que par les yeux, le père de Prudence est en fauteuil roulant après un accident de voiture où son épouse est morte. L’amertume de l’existence génère stérilité, suicide ou cancer parmi les descendants adultes qui ne voient plus l’intérêt de vivre pour consommer et travailler sans but ni avenir : Paul et Prudence n’ont pas d’enfant, Aurélien le petit frère tard venu et mal aimé de Paul n’a qu’un enfant inséminé et conçu par GPA par son égoïste de femme, journaliste aigrie et féministe dominatrice, qui a poussé la perversité jusqu’à choisir un inséminateur autre que son mari et Noir de surcroît ! L’objet-enfant, d’ailleurs plongé sans cesse dans ses jeux vidéo et largement asocial, est pour elle un faire-valoir « de gauche » : du genre voyez comme je suis tendance, progressiste, tournée vers l’avenir ! Aurélien s’en suicide, ayant raté sa vie, son couple et son amour tardif pour une aide-soignante venue du Bénin. Quant à Paul, il se découvre un cancer de la mâchoire qui le tuera à brève échéance, une fois les élections passées et remportées par son ministre flanqué d’un histrion président de com’ en faire-valoir, en attendant le retour du président actuel puisque l’ineffable Hollande a fait modifier la Constitution pour qu’un président « normal » ne puisse accomplir plus de deux mandats consécutifs. Poutine a montré comment contourner cette niaiserie si « le peuple » le désire. Raffinement, le prochain gouvernement va proposer d’abolir carrément la fonction de Premier ministre en modifiant la Constitution.

C’est déprimant mais allègrement écrit, même si Houellebecq abuse des « par contre » qui est une incorrection selon Voltaire et rejeté dans le langage commercial selon l’Académie (mais Houellebecq n’écrit pas un bon français). Les comptes rendus de rêves à répétition faits par Paul alourdissent l’histoire sans rien apporter d’original ni que l’on en trouve une justification. Il confond aussi chez les vieillards l’arthrite (qui est une inflammation) et l’arthrose (qui est une usure). Une incohérence surgit même dans l’âge du père de Paul, ancien de la DGSI donc gardien de la sécurité qui a failli (il n’a pas vu venir les attentats écolo terroristes) : il est dit p.109 qu’il est né en 1952 puis p.64 qu’il a 77 ans – alors que l’histoire est située p.227 en 2027 alors qu’il devrait s’agir de 2029. Il y a encore d’autres erreurs factuelles comme le whisky Jack Daniel’s (qui s’écrit avec apostrophe), ou l’itinéraire alambiqué en métro pour aller d’Austerlitz à Gare du Nord (Houellebecq ne doit pas prendre souvent le métro et a la flemme de consulter un plan), mais passons.

Ses personnages sans qualités, soumis aux circonstances, sont ballottés par leur destin ; ils n’ont aucune prise sur leur existence, enserrés dans leurs déterminations sociales. En ce sens, ils ne sont pas des héros, individus remarquables pouvant devenir légendaires, mais plutôt des créatures emblèmes d’un univers sans but. Les corps ne jouissent pas jusqu’à l’esprit, ils n’ont que le plaisir de la gymnastique queutarde ou vulvaire, même lorsque la bite éjacule et que la vulve mouille il ne s’agit que de plaisir solitaire. Houellebecq aime transgresser par le cru du propos, sans offrir la moindre perspective. Ce pourquoi il écrit plat comme un marmonnement de monomaniaque.

Ainsi évoque-t-il Aurélien à 10 ans harcelé par ses copains (thème tendance), dont un grand Noir de son âge qui le fait attraper et tenir par ses sbires blancs avant de lui pisser à la gueule (pire après la puberté ?), ou encore le même à 13 ans qui va branler le vieil homo du dessus par faiblesse, soumission. Le garçon, dernier né de la fratrie loin derrière Paul l’aîné et de Cécile l’intermédiaire, catho mystique votant Le Pen dont le mari, Hervé, est « notaire au chômage » : tout fout le camp vous dis-je. Aurélien au beau prénom romain n’a jamais été aimé, ni par sa mère réfugiée dans ses sculptures qui ne valent pas grand-chose, ni par son père qui ne l’a pas voulu et préfère ses jeux d’espion. Trahie, une fois de plus, par la mégère qu’il a prise pour femme (on ne sait vraiment pas pourquoi), il se pend. Lorsque Paul prend une pute pour la soirée afin de tester si sa cinquantaine reste toujours vivace alors que sa femme tend à revenir au sexe avec lui, il s’aperçoit qu’il s’agit de sa nièce qui finance ainsi ses études (autre thème tendance).

Le sexe, l’idole des boomers, étalé partout après 1968 comme un nirvana à la portée des caniches, est un leurre, un instrument de domination des mâles sur les femelles, des mâles sur les mâles ou des femelles sur les mâles. C’est une illusion réservée à quelques happy fews ; pour le commun, c’est une gêne ou une corvée et pour Houellebecq, de plus en plus d’urbains se prostituent ou deviennent asexuels de gré ou de force. Solitaires, esseulés, isolés. « A quoi bon installer la 5G si l’on n’arrivait simplement plus à rentrer en contact, et à accomplir les gestes essentiels, ceux qui permettent à l’espèce humaine de se reproduire, ceux qui permettent aussi, parfois, d’être heureux ? » p.366. D’ailleurs, pour l’auteur, les enfants sont des tyrans égoïstes, touchants bébés, mignons encore à 8 ans mais dissolvant le couple des parents à l’adolescence (en les empêchant de baiser) puis détruisant chacun de ses parents. Où a-t-il vu jouer ça ? Le lecteur se demande parfois dans quel monde dépressif imaginaire vit l’écrivain…

Les individus, le couple, la famille, la cité, le système-monde : tout y passe dans l’obscure volonté « d’anéantir », une pulsion de mort occidentale qui rappelle que toute civilisation est mortelle. Mais le public aime ça (pas les intellos qui font la fine bouche malgré les pipes) et les Allemands aussi : c’est dépressif, donc dans leur tempérament contemporain, récent pour les Français qui se voient leur pays dégringoler des puissances du monde, plus ancien pour les Teutons après les excès du nazisme. Ainsi les deux peuples se rejoignent-ils dans l’après-pandémie, le courant No future depuis Maurras, Mauriac, Jouhandeau, Céline, Drieux, Vian, Genet, Cioran, Blondin, Raspail, Kundera, Desproges, Ernaux, Muray, Modiano, Guibert, Houellebecq, Carrère, Dantec, Tesson (et j’en oublie) – pas vraiment « de gauche » ni du moins tournés vers l’avenir et la vie – expliquant le lent suicide démographique et mental du cœur européen et la « réaction » politique évidente vers la droite radicale, le repli dans les frontières et le local « écologiste », le « mur » polonais, le rejet de l’immigration (il est vrai excessive et trop rapide pour une assimilation traditionnelle). Houellebecq est-il zemmourien ? Il s’en fout probablement, il raconte une ambiance. Les querelles de bac à sable sur qui a la plus grosse ne l’intéressent plus ; seul l’intéresse à mon avis le plaisir du voyeur, de l’acteur de jeu vidéo dont le métavers est la société française contemporaine.

Quant au livre objet, il est somptueusement édité, participant du plaisir de lecture. Couverture cartonnée, blanche, le titre en rouge sobre, sans aucunes majuscules dans cet aplatissement général qui donne le ton, un signet rouge pour marquer sa page.

Michel Houellebecq, Anéantir, 2021, Flammarion, 734 pages, €26.00 e-book Kindle €17.99

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New York 1997 de John Carpenter

Le Watergate vient de se terminer, les Etats-Unis se méfient des politiciens et la violence urbaine explose. En 1980, le réalisateur voit la criminalité monter en flèche dans les dix ans à venir et, dès 1988, l’île de Manhattan transformée en prison sur le modèle du Phnom-Penh des « Pot » implacables (encensés alors par la gauche française). Les détenus se démerdent et peuvent crever, toute évasion est rendue impossible par un mur entourant l’île et par des mines sur les ponts. En 1997, année où se déroule l’histoire, la jungle urbaine a suscité des gangs qui exploitent les faibles et les rares ressources, gitant dans les sous-sols.

Il se trouve que cette année-là, des terroristes gauchistes s’infiltrent dans l’avion du président, Air Force One, et le font se crasher sur Manhattan, tout près du World Trade Center, symbole des Amériques (ce qui donnera des idées au barbu en sandales à nom de marque de machine à laver). Ce ne sont pas (encore) des islamistes mais des égéries blanches du gauchisme propalestinien, crachant avec hystérie leur haine du « système », raison d’Etat, inégalités et monopoles industriels confondus. Le président (Donald Pleasance) est encapsulé dans un module à l’intérieur d’Air Force One et sort indemne du crash dans lequel tous les autres crèvent.

Le chef de la police Hauk (Lee Van Cleef) qui se rend en hélico sur les lieux ne voit que l’avion en trois fragments et la capsule vide. Le président a été enlevé par les bandes du coin. Un inverti hâve et dépoitraillé qui crache comme un chat en colère lui intime l’ordre de dégager, avec le sadisme des faibles, sous peine de tuer le président. Ce ne devrait pas être une grande perte mais cela ne se fait pas : une importante conférence internationale est prévue le lendemain et le président des Etats-Unis doit offrir en gage de paix une intervention cruciale sur l’énergie nucléaire. Il porte pour cela une mallette (mal) sécurisée attachée à son poignet droit.

Le temps est compté et la force inefficace. Le chef de la police pense alors à un détenu qui vient d’arriver et doit être envoyé à la prison à ciel ouvert de Manhattan. Il s’agit du célèbre « Snake » Plissken (Kurt Russell), ancien des forces spéciales de 30 ans qui a braqué la Réserve fédérale et a été condamné pour cela. Snake refuse tout d’abord, puis est convaincu par la promesse déjà écrite de voir lever toutes les charges contre lui s’il ramène le président en 24 h. Par précaution, la police lui injecte un « vaccin » contre toutes les maladies qui se révèle un explosif en microparticules. Il fera sauter ses artères s’il ne revient pas à l’heure dite pour qu’on le désactive aux rayons X. Nous sommes dans la science-fiction et tous les gadgets sont surdimensionnés (talkie-walkie, émetteur, montre…).

Snake est équipé d’armes de poing et d’un planeur qui est traîné sur l’une des tours du World Trade Center où il atterrit in extremis en plantant au dernier moment une ancre harpon. Snake le solitaire se met alors en quête. Il est vite reconnu par un chauffeur de taxi qui le croyait mort (Ernest Borgnine) et le conduit auprès de ceux qui pourront l’aider. Notamment auprès de « Brain » (Harry Dean Stanton) dont le cerveau a reconstitué le plan des mines sur les ponts de Manhattan. Il vit avec sa copine Maggie (Adrienne Barbeau) aux seins provocants sous la robe décolletée – rouge pute. Le milieu carcéral est sans tabous et la seule loi qui règne est celle du plus fort. Ainsi un jeune camé se fait-il rudoyer, arracher ses vêtements et violer en bande dans l’une des premières scènes. L’inversion, en 1980, était encore un crime honni par la religion et mal vu de la société.

Snake apprend vite que le président est détenu par le « duc », un nègre de caricature aux gros muscles, petit cerveau macho et torse nu à chaîne d’or sous sa veste de cuir. Il roule en Cadillac sur laquelle sont montés deux lustres grand siècle… Il règne sur une bande de suiveurs, dont l’inverti feulant qui se colle à ses muscles. Après diverses péripéties, Snake force Brain et Maggie à le conduire à Grand Central Station, repaire du fameux duc. Mais il se fait prendre et dépouiller, se retrouvant torse nu et blessé d’une flèche à la jambe droite. Il devra combattre à la batte cloutée un épais lutteur sur un ring pour amuser la galerie pendant que le duc s’amuse à faire un carton tout autour du président, comme les indiens le faisaient des Blancs capturés.

Mais Snake est rusé, il parvient à vaincre le Goliath et à rejoindre Brain et sa moitié qui ont réussi à délivrer le président. C’est alors la fuite, pour respecter le temps imparti. Le planeur est précipité par les hommes du duc en bas de la tour, empêchant de repartir avec. Brain guide Snake qui pilote un taxi jaune récupéré afin de passer le pont de Queensboro. Nous avons alors une course-poursuite entre la Cadillac lustrifiée et le Yellow cab, slalomant entre les explosions. Une mine plus rusée que les autres coupe en deux le taxi et Brain est zigouillé. Le président fuit à pied vers le mur tandis que Snake tente d’emmener Maggie mais elle ne veut plus vivre, seulement se venger du gros nègre frimeur. Elle tire sept fois avec un pistolet à six coups mais de trop loin pour faire le moindre mal à la voiture qui fonce sur elle – et l’écrase.

Le duc se lance à la poursuite de celui qui l’a baisé et du président à qui il veut faire son affaire. Un harnais est descendu du mur par la police et le président s’échappe. Ne reste que Snake qui doit affronter le méchant. Il est en mauvaise posture… lorsque le président saisit une arme et descend le nègre pour se venger d’avoir été humilié et torturé par la racaille. Snake remonte au harnais et est libéré des explosifs a quelques secondes près (pour le suspense), tandis que le président est lavé, rasé et habillé pour conférencer à distance.

Sauf que la cassette audio rapportée par Snake n’est pas la bonne… Il l’a remplacée – volontairement – par une cassette de jazz du taxi parce qu’il n’a pas apprécié que ledit président, en politicien cynique, n’ait aucun remord de tous ceux qui sont morts pour sa vieille peau sans intérêt. Anarchiste antisystème à sa manière (celle des pionniers, pas celle des idéologues), Snake renie son surnom de serpent pour reprendre son nom blanchi grâce au Noir, et détruit la vraie cassette qui livre les secrets de la fusion nucléaire. Nous sommes en prison mais c’est « notre » prison, suggère-t-il, l’année où les Soviétiques envahissent l’Afghanistan pour le « libérer ».

Ce n’est pas un grand film mais un exercice de science-fiction original où il y a de l’action, malgré les personnages de caricature. Il montre combien on peut se tromper sur l’avenir et combien on peut aussi en avoir l’intuition : faire s’écraser un avion sur Manhattan était un fantasme qui est devenu réalité vingt ans après.

Los Angeles 2013 est une suite avec le même Kurt Russell en 1996.

DVD New York 1997 (Escape from New York), John Carpenter, 1981, avec Kurt Russell, Lee Van Cleef, Donald Pleasance, Ernest Borgnine, StudioCanal 2008, 1h39, €7.99 blu-ray €14.00

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Le tour du monde en 80 jours, série

Bientôt diffusée sur France 2, la série revisite le roman de Jules Verne chroniqué sur ce blog. Mais l’auteur classique français est cuisiné à la sauce internationale contemporaine, c’est-à-dire américaine. Il faut évidemment qu’il y ait un Noir, une femme et une lady féministe pour rabaisser le mâle blanc de 50 ans hétérosexuel de l’Angleterre impériale. Le politiquement correct du woke a encore frappé : l’ultra conventionnel de la mode est-il vraiment un « éveil » ?

Phileas Fogg (David Tennant) est présenté comme un bourgeois frileux et couard qu’un amour malheureux a précipité dans la déprime. Il a aimé jadis une belle Elisa, grande voyageuse avec qui il devait faire le tour d’Europe, sinon du monde, mais qu’il a « lâchement » abandonné lorsqu’il lorsqu’elle a voulu partir. Une carte postale lui parvient parfois des différents endroits et la dernière, représentant une horloge qui figure la vie qui passe, celle de Big Ben, n’est pas affranchie et orné de ce seul mot : « Coward » (lâche). Ce serait ce défi féminin qui porterait Phileas à ce pari osé dans son club de gentlemen ? Nous sommes bien loin de l’optimisme technique de Jules Verne et du défi industriel des transports qu’il posait.

Passepartout, le valet français, est joué par un Noir assez doué (Ibrahim Koma) mais qui fuit toutes les difficultés dans la vie, à commencer par la mort de son père, fusillé comme révolutionnaire lors de la Commune de Paris en 1871. Nous sommes loin de l’aide débrouillard présenté dans Jules Verne.

Fix, le détective chargé de suivre et de ralentir Phileas Fogg dans le roman du XIXe siècle, est transformé aujourd’hui en une femme journaliste (Leonie Benesch), fille d’un père directeur de grand quotidien dont on apercevra qu’il a bâti sa carrière sur la fausseté et le mensonge. Elle sera l’âme du voyage, redonnant le moral à Phileas qui déprime et forçant sans cesse Passepartout à agir.

L’aventure est bien là, en ballon, en train, en bateau, en chameau, les obstacles et les difficultés sont sans nombre, et chaque épisode est consacré à l’une d’elle. Ainsi le premier met en scène l’anniversaire de la Commune et la tentative d’assassinat du président de la République française Thiers. Le second voit Phileas Fogg faire un calcul d’ingénieur pour qu’une partie du train vers Brindisi puisse passer sur un pont fragilisé par un tremblement de terre afin de sauver la jambe d’un jeune garçon fan de Jules Verne. Le troisième verra la traversée d’un désert du Yémen, sauvé in extremis par la lady pute que le journal de Mademoiselle Fix a vilipendée sous la plume de son directeur de père. Le quatrième, en Inde, permettra à Phileas de sauver un jeune cipaye accusé de désertion à cause de l’amour qu’il porte à sa promise. Et ainsi de suite.

Nous avons donc une série regardable en famille, tout à fait dans la morale du temps tout en conventions et fadeur, où l’aventure est un divertissement et surtout plus un risque. Mais on peut y prendre son plaisir.

Série Le tour du monde en 80 jours, Steve Barron, 2021, saison 1 en 8 épisodes avec David Tennant, Ibrahim Koma, Leonie Benesch, présentée en octobre au Festival international des séries. Une saison 2 est en préparation.

Dès le 20 décembre 2021 sur France 2, le 21 décembre sur ZDF, le 26 décembre sur BBC 2

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Bagarres au King Creole de Michael Curtiz

Elvis Presley a encore 22 ans lorsqu’il joue Danny Fisher, un redoublant en dernière année de collège que la directrice des études, la vieille fille Pearson (Helene Hatch) – trente ans d’enseignement – recale pour la seconde fois non en raison de ses connaissances, mais à cause de sa conduite trop directe. Il a en effet boxé un camarade devant qui il a embrassé une fille, puis traité la vieille peau de « chérie » en manifestant combien elle était loin de pouvoir autant séduire. Le principal du collège (Raymond Bailey) ne peut que prendre acte, même s’il comprend Danny qui est obligé de travailler avant d’aller au collège pour pallier la faiblesse de son père depuis qu’il a perdu sa femme.

Car c’est le drame du jeune homme, de voir combien son père est faible. Hier pharmacien, docteur diplômé, le père (Dean Jagger) a progressivement tout perdu : sa femme dans un accident de voiture, sa pharmacie parce qu’il s’est laissé aller, sa maison parce qu’il s’est ruiné, la légitimité envers ses enfants à l’âge crucial de l’adolescence. Danny ne veut surtout pas être comme lui, veule devant les brutes et rampant sous les ordres alors qu’il est aussi compétent, voir plus en raison de son expérience. Ce pourquoi il laisse « le diplôme » aux vieilles pies qui ne veulent pas le reconnaître : il se fera tout seul, en bon Américain pionnier, dans le quartier populaire de la Nouvelle Orléans.

Son atout, outre son énergie et sa capacité à se battre, est sa voix d’or. Il chante bien et la première scène le voit donner les répons à la mélopée d’une négresse qui passe en charrette dans la rue déserte au petit matin. Les filles du cabaret bordel d’en face lui font coucou du balcon car c’est un beau jeune mâle bien pris dans son tee-shirt immaculé et dont la mèche en banane balaye le front.

Il va devoir mettre en pratique aussitôt ces qualités qui le distinguent. Tout d’abord la bagarre. Le frère du boxé au collège, Shark (Jacques en VF – Vic Morrow), veut le rosser avec ses deux sbires dont un muet – il les met en déroute, s’attirant l’admiration du jeune dur qui lui propose aussitôt un coup en commun. Il s’agit d’utiliser son charme de chanteur pour détourner l’attention des clients et employés d’un bazar qui vend des bijoux afin de rafler de la marchandise. Tout se passe au mieux et Danny séduit. Mais surtout une jeune employée au bar, Nellie (Dolores Hart) qui comprend tout mais ne dit rien car elle est sous le charme. Elle devient amoureuse. Tout comme Ronnie (Carolyn Jones – la Morticia de La famille Adams), une ancienne chanteuse de talent décatie à force de boire pour oublier qu’elle s’est mise sous la coupe du malfrat local, le propriétaire du Blue Strade Maxie Fields (Walter Matthau). Vulgaire mais ambitieux, la face sombre de la même énergie du pionnier, il veut « prendre » tout ce qu’il désire et ne recule devant rien pour arriver à ses fins.

C’est dans ce cabaret que Danny va faire le ménage chaque matin avant d’aller au collège et, le dernier jour d’école avant la remise des diplômes, il sauve Ronnie des brutalités de deux saoulards machos encore au bar après la nuit blanche. Ronnie, bourrée mais sous le charme du garçon, l’emmène au collège et lui donne un baiser d’adieu devant tous les jeunes, d’où les lazzis et la bagarre, et l’ire de la vieille Pearson, et le châtiment de se voir refuser le diplôme de fin d’études secondaires. Le jour suivant, alors que Danny travaille comme serveur, il salue Ronnie devant Maxie et celui-ci, jaloux de cette familiarité avec l’une de ses « possessions », exige de savoir qui il est, où elle l’a rencontré et pourquoi il est si camarade. Ronnie esquive en déclarant qu’elle l’a entendu chanter et qu’il a une belle voix. Le Maxie veut savoir si c’est vrai et ordonne à Danny de se produire illico sur scène. La chanson a indéniablement du succès auprès des clients comme des musiciens et Maxie suppute le profit qu’il pourrait tirer à « avoir » Danny.

Mais celui-ci est abordé en premier par Charlie Legrand, le patron d’un cabaret rival et ancien condisciple de Maxie : le King Creole. Son cabaret ne va pas bien et la voix d’or de Danny Fisher pourrait le renflouer. Il l’engage sur une poignée de main malgré l’opposition du père, à laquelle Danny passe outre en lui reprochant son incapacité. Il l’a vu en effet se faire rabrouer par son patron (Charles Evans), un pharmacien acariâtre moins capable mais imbu de son autorité, comme l’époque d’après-guerre l’encourageait. Ce pourquoi la rébellion du fils adolescent en 1958 laissait déjà présager le mouvement d’émancipation des années soixante, les jeunes libertaires contre les vieux autoritaires, les premiers élevés sous les restrictions et la guerre, les seconds dans la consommation et la paix.

Danny Fisher a du succès et les femmes affluent au King Creole pour la voix d’or et le corps déhanché. Le jeune homme se dit qu’il va s’en sortir. C’est sans compter sur Maxie Fields qui ne lâche jamais : il le veut. Pour cela, il ordonne à Shark de monter un coup sur le point faible de Danny, son père à la pharmacie. Il s’agit de piquer la recette du jour lorsque le pharmacien ira la déposer à la banque et d’engager Danny à y participer pour se venger du patron de son père. Maxi alors le tiendra et il sera obligé de passer par sa volonté. Tout ne se passe pas comme prévu et c’est le père de Danny plutôt que le pharmacien qui porte la sacoche, revêtu de l’imperméable que lui a prêté son patron car il pleut fort à la Nouvelle Orléans. Shark l’a reconnu mais ne lui assène pas moins un violent coup de matraque sur la tête, le blessant sérieusement au point qu’il doit être trépané par un éminent chirurgien à l’hôpital. Le traitement est fort cher mais Maxie paye, trop heureux de lier ainsi Danny encore un peu plus. Celui-ci veut le rembourser mais Maxie exige qu’il signe chez lui pour chanter ou il racontera à son père qu’il était parmi ceux qui l’ont agressé. Danny finit par signer, malgré et à cause de Ronnie qui l’incite à fuir mais qui lui révèle qu’elle sera battue si elle ne l’amène pas à faire la volonté de Maxie.

Le père va remercier Maxie Fields des bons soins  qu’il lui a assurés mais celui-ci lui est tout content de lui révéler que Danny est coupable du coup ayant mené à son agression, de façon à le tenir un peu plus. Le père ne veut plus voir son fils, pour lui perdu par le milieu des cabarets à cause de ses chansons. Ce qui entraîne une entrevue orageuse entre Maxie et Danny où ce dernier assomme à coups de poings le malfrat malgré le pistolet qu’il tente de sortir d’un tiroir – entrée en scène de l’instrument de la tragédie qui va suivre.

Danny demande du temps à Nellie pour s’engager avec elle car il ne sait plus où il en est et ne veut pas tout de suite le mariage et les enfants, comme il était de coutume à l’époque. Rentrant chez lui, il est agressé par Shark et deux sbires de Maxie. Il s’en sort mais blessé au bras droit, après avoir fait se poignarder lui-même avec son propre cran d’arrêt ce Shark qui lui en veut d’être en tout meilleur que lui.

Son père refuse de lui ouvrir mais Ronnie le retrouve et l’embarque dans sa grand décapotable, péniche chromée de l’arrogance américaine des années cinquante qui consomme vingt-cinq litres aux cent kilomètres et dont le poids fait crisser les pneus dans les virages. Elle l’emmène dans une cabane sur les marais qu’elle possède et le soigne. Elle jouit ainsi d’une journée de vrai bonheur, connaissant l’amour (chastement vêtu et réduit au baiser sur la bouche de cette époque très puritaine).

Jusqu’à ce que Maxie surgisse avec le Muet, pistolet à la main, pour les descendre tous les deux et venger son orgueil doublement bafoué. Tirant de loin il descend Ronnie, qui meurt romantiquement dans les bras de Danny, tandis que le Muet se rebiffe. Danny l’a toujours considéré, au contraire de Shark et des autres, et a exigé le partage équitable avec lui du premier coup qu’ils ont fait. Il ne veut pas que Maxie le tue, aussi pousse-t-il son patron dans l’eau peu profonde sous le ponton, où il s’assomme et se noie.

Happy end – Danny Fisher fait son retour et chante au King Creole, connaissant le succès, aime Nellie tandis que sa sœur aînée fréquente Charlie, et son père vient l’entendre sur As long as I have you, finalement charmé par sa réputation dans la ville.

Ce qui est intéressant est le mélange d’intrigue policière et d’intermèdes musicaux, de film noir et de romance. Comme si la Nouvelle Orléans se tenait à la crête entre les deux, la fleur surgissant du fumier, la voix d’or réussissant à venir des bas-fonds pour le rêve américain. Un beau film en noir et blanc avec dialogues en français et chansons originales en anglais, un Elvis jeune au sommet de son charme.

DVD Bagarres au King Creole (King Creole), Michael Curtiz, 1958, avec Elvis Presley, Carolyn Jones, Dean Jagger, Walter Matthau, Dolores Hart, Paramount Pictures 2007, 1h51, €9.90

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Creepshow 2 de Michael Gornik

Creep, qui signifie ramper, s’aplatir (creep – crêpe ?) veut aussi dire le frisson qui nait des choses viles et diaboliques tel le serpent. Le show du creep est une revue de BD pour enfant d’après celles qui faisaient le délice du jeune Stephen King dans les années cinquante. Tiré de trois de ses nouvelles, le second opus du film met en scène Billy, en préado blond au col jamais boutonné (Domenick John), tirant sur son vélo pour atteindre le premier le camion qui livre le libraire. Un être immonde au nez en bec et aux doigts crochus – le Creep (Tom Savini) – le conforte de son rire sadique en son choix hideux. Remuer les bas-fonds de l’âme humaine et les terreurs des choses inouïes est une attirance du diable, fascinante mais contre laquelle il faut mettre en garde.

La première histoire passe des cases dessinées à la réalité d’une ville morte où subsiste un General Store où pas un seul client n’est venu acheter quelque chose en quatre jours. Le patron est un « bon garçon » à l’américaine (George Kennedy), mais niais de sa soixantaine, devenu lâche et trop indulgent. Il fait crédit, n’est jamais payé, s’achemine tout doucement vers la ruine. Son épouse (Dorothy Lamour) essaie de le mettre en garde mais il la calme avec sa fausse générosité qui est de paresse plus que de cœur. Un grand chef indien trône en façade, qui fait l’enseigne de bois (Dan Kamin). Le vieux lui repeint ses traits de guerre sur les pommettes lorsqu’un chef indien d’aujourd’hui arrive (Frank Salsedo), en Pontiac décatie mais conduite par un chauffeur. Tout comme le pionnier, l’Indien a bien baissé depuis qu’il a vieilli… Mais lui a du cœur et il ne veut pas laisser les dettes de son peuple sans garantie. Ce serait mendier alors que, s’il offre en caution les bijoux en turquoise donnés par chaque famille, c’est encore un prêt. Le vieux ne veut pas accepter mais ce n’est pas négociable. Tout serait donc moral si, en retournant dans sa boutique, le couple ne se retrouvait devant quatre jeunes, un fils de riche (Don Harvey), un gros lard glouton (David Holbrook) et le neveu du chef Indien qui tient un fusil, torse nu sous sa veste en jean (Holt McCallany). Ils se servent dans la boutique sans vergogne, ils pillent la caisse, piquent le sac de la vieille. Ce sont des « mauvais garçons » que la société ne peut tolérer. L’Indien est narcissique avec ses longs cheveux qu’il laisse pousser depuis l’âge de 13 ans et veut percer à Hollywood. Ils doivent partir le soir même. Mais, dans l’euphorie de l’arme excitée par la lâcheté des vieux, le coup part, la vieille meurt ; le vieux, égaré, s’avance, il s’en prend un autre dans le bide. Tout est consommé et le Mal triomphe. Sauf que… le grand chef indien de bois ne reste pas de bois. Il va rétablir l’équilibre du cosmos comme ses ancêtres l’ont toujours fait. Les trois délinquants seront punis, fléchés comme des Sébastien pour avoir cru à la mauvaise foi et le vaniteux Samson sera scalpé.

La seconde histoire – nettement la meilleure des trois – se passe dans les montagnes de l’Utah où quatre étudiants roulent en voiture vers un radeau ancré sur un lac, repéré par l’un d’entre eux. Ils rigolent, fument un joint, sont tout euphorie entre garçons et filles. Sitôt arrivé, le chauffeur qui est aussi le chef (Paul Satterfield, 27 ans), se dépouille de ses vêtements et se jette à l’eau. Elle est glacée, « pas plus de 10° », mais elle l’apaise de sa tension juvénile un brin sexuelle augmentée par la fumette. Son copain un peu plus jeune le suit (Daniel Beer) et les filles avec retard, tout habillées, nageant plus lentement. Sur le radeau, le moins pris par l’hubris de l’ébriété hormonale observe une nappe gluante qui se déplace sur le lac et avale un canard en l’engluant. Il presse les filles de rejoindre le radeau. Peu à peu, le froid aidant à la lucidité, les quatre jeunes s’aperçoivent que le lac tranquille et l’eau amicale sont un réel danger. La nappe mystérieuse semble douée d’une vie propre et la stupidité de l’une des filles (Page Hannah, 23 ans), qui trempe sa main dans l’eau comme par défi, tourne au drame : elle est engluée, attirée vers le fond, digérée par la « chose ». Terreur des autres qui ne savent plus quoi faire, la dernière fille hystérique comme il se doit dans les films d’Hollywood jusqu’aux années 2000. Le leader disparait, avalé par la nappe qui s’est coulée sous le radeau et infiltré entre les planches ; il en reste deux, frigorifiés, lui en slip toute une nuit (l’acteur a failli y passer). Ils sont beaux, blonds, athlétiques, emplis d’énergie ; ils sont l’avenir de l’Amérique – mais encore immatures, conduits par leurs instincts et non par leur raison. Tout l’hédonisme d’une génération est ainsi pointé, jusqu’à la caresse sur les seins dénudés par sa main du dernier garçon sur la dernière fille endormie (Jeremy Green). Ils périront. Non sans avoir lutté, mais avec l’implacable du destin, la dernière image étant la plus vive. Sur la pancarte était marqué : « baignade interdite ».

La troisième histoire est plus macabre. Elle met en scène une femme mûre, riche, adultère, égoïste (Lois Chiles), la génération entre deux des précédentes histoires. « Tu es conne, Madame Lansing » – le spectateur ne peut que souscrire devant ce constat réaliste, comme devant les imbécilités de la bourgeoise. Si elle a obtenu « six orgasmes » dans la même journée de son amant étalon (David Beecroft) – qu’elle paie 150 $ pour la performance – elle doit rentrer à l’heure chez elle, à des centaines de milles de la baise, où son mari concessionnaire Mercedes l’attend. Elle conduit donc sa luxueuse et puissante voiture, de nuit et assez vite. Ayant la bêtise d’allumer une cigarette, celle-ci lui échappe des doigts et va brûler le siège, ce qui lui vaut de déraper et de heurter un auto-stoppeur qui reste étendu, ensanglanté, sur le sol (Tom Wright). Ni vu ni connu, elle s’enfuit tous feux éteints tandis qu’un particulier puis un chauffeur de camion (Stephen King lui-même !) s’arrêtent, balisent et préviennent la police. Mais la chauffarde a l’autre bêtise de s’arrêter pour on ne sait quoi et, lorsqu’elle voit dans son rétroviseur l’auto-stoppeur mort la poursuivre clopin-clopant, elle ne repart pas tout de suite. L’individu la rattrape, c’est un Noir – une vengeance venue du fond des âges et des rancœurs accumulées. Il cherche à l’agripper par le toit ouvrant qu’elle a eu la bêtise encore de laisser entrouvert. Malgré ses manœuvres, il s’agrippe et ne lâche pas. Elle s’enfonce dans la forêt pour que les branches le chassent mais rien n’y fait, il est encore sous la calandre. Elle vide un chargeur entier de revolver mais, comme le chat allemand de la chanson, il est toujours vivant. Elle fonce alors dans un arbre pour l’écrabouiller, recule, recommence, encore une fois, et une autre (le film est « interdit » aux moins de 12 ans). Sa robuste Mercedes est en ruines, un œil pendant à terre, mais fonctionne encore : bonne mécanique. La femme atteint son domicile, où son mari n’est pas encore rentré. Dans le garage, elle pousse un ouf de soulagement. Sauf que… L’auto-stoppeur est à sa portière, puis tout contre elle. « Merci Madame de m’avoir renversé, vous serez avec moi maintenant ».

Le film s’achève à nouveau sur Billy mais cette fois dessiné, en butte à trois ados plus âgés qui veulent le cogner. Mais il a commandé par la poste des plantes carnivores à la revue Creepshow et en a planté un terrain « privé ». C’est là que, par sa fuite sur son vélo, il emmène ses ennemis – qui se font dévorer. Juste revanche du faible contre les forts, fantasme puissant des jeunes garçons en butte aux plus grands. Tout le film est ainsi moraliste, rétablissant une sorte d’équilibre immanent. Tourné au temps de l’Amérique au sommet de sa puissance et sûre de ses valeurs, à quatre ans le la chute ignominieuse de l’URSS, il se regarde avec plaisir et se revoit avec bonheur. Après tout, l’horreur est humaine.

DVD Creepshow 2, Michael Gornik, 1987, avec George Kennedy, Dorothy Lamour, Paul Satterfield, Daniel Beer, Lois Chiles, Tom Wright, 1h26, €16.22 blu-ray €18.05

Film à ne pas confondre avec la série du même nom sortie en 2021

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Emile Zola, Madeleine Férat

Zola n’est pas seulement le créateur des Rougon-Macquart, chronique de la vie sous le Second empire, il a écrit aussi d’autres romans. Madeleine Férat est l’un de ceux qui l’ont fait connaître avec Thérèse Raquin, un mauvais ouvrage à la limite du feuilleton populaire, empli de hantises et d’obsessions. Deux êtres aux enfances ravagées se rencontrent et s’aiment jusqu’à ce que le destin – chez Zola le tempérament poussé par l’hérédité – les déchire. C’est noir et truculent car Zola exulte à décrire la bassesse, les instincts, les pulsions irrésistibles. Il en fait un système, ce pourquoi il ne restera pas dans l’histoire littéraire. Car Flaubert le disait, « l’art prêcheur » passe rarement la postérité.

Voici donc Madeleine, belle plante rousse, fille d’ouvrier auvergnat promu entrepreneur – puis ruiné. Confiée à un ami avec une petite rente à la mort du vieux, elle passe son adolescence en pension jusqu’à ce que l’ami, émoustillé, la prenne auprès de lui avec l’intention de la violer. Elle refuse et fuit, faisant sa vie à Paris en garni. Elle fréquente des étudiants dont Jacques, futur chirurgien de marine, dont elle est « imprégnée ». Zola adopte cette légende urbaine de « l’empreinte » du premier amant sur une fille vierge (chap. IX), comme si « la fille » était une sous-espèce qui n’attendait que la fécondation du mâle pour s’épanouir. Madeleine gardera Jacques « dans la peau » même après qu’il fut déclaré mort dans un naufrage et qu’elle se soit mariée avec Guillaume.

Voici donc Guillaume « de Viarmes », héritier oisif d’un père chimiste devenu fou qui vivait isolé à La Noiraude, un manoir près de Vétheuil. Veuf, il est un père distant, peu intéressé par son petit garçon qui est élevé par sa servante « protestante », donc « fanatique » des rigueurs de l’Ancien testament. Elle voit le diable partout et la poigne de Dieu s’abattre sans pitié sur les pécheurs. Sans mère ni fratrie, avec un père absent et une bigote rigoriste, Guillaume est malingre et veule. Il est harcelé au collège jusqu’à la Seconde où un nouveau venu de Paris, l’athlétique et bon garçon Jacques, un peu plus âgé que lui, le prend sous son aile et le protège des autres. Guillaume avait tout pour devenir inverti, modèle paternel absent, peur des femmes, faiblesse devant la force, affection éperdue – mais cela ne se faisait pas de l’écrire et Zola en fait un hétéro banal, un sous-mâle prêt pour la mante religieuse. Peut-on un instant y croire ?

Madeleine et Guillaume ont une fille, Lucie, mais le père – autre légende urbaine – veut se reconnaître dans les traits de son enfant. Or ceux-ci sont ceux de Jacques, l’ami chéri en même temps que l’ex-amant de sa femme. Procédé de feuilleton, Jacques n’est pas mort, il a été sauvé puis embarqué pour ses cinq années de chirurgien de marine en Cochinchine, d’où il revient pour jouir d’un héritage. Il écrit à Guillaume qui ne se tient plus de joie, tandis que Madeleine qui a découvert sa photo aux côtés de son mari lorsqu’ils étaient collégiens, est glacée. Elle a peur de revoir Jacques, dont ses fibres restent passionnées ; elle a peur de la réaction de Guillaume, lorsqu’il apprendra qu’elle a couché avec son ami – car elle ne lui a pas dit. Feuilleton toujours ces quiproquos de théâtre sur la route avec la mendiante qui est une ex-amie de Madeleine devenue cocotte, ce regard entendu du garçon d’auberge qui la reconnait, la chambre même où elle a baisé avec Jacques lors d’une partie fine, la présence même de Jacques justement ce soir-là dans l’auberge… Tout cela se terminera mal, dans la grandiloquence romantique du drame avec mort et poison, décès de la petite fille abandonnée et désespoir de Guillaume – réduit à rien. C’est gros, c’est lourd, c’est Zola. Peut-on un instant y croire ?

Fatalité du sexe, ressassement obsessionnel des lieux du vice, destin implacable de l’hérédité – à laquelle Zola mêle pas mal d’éducation, dans une sorte d’hérédité des caractères acquis spencérienne infirmée aujourd’hui par la science. Ce n’est pas la Morale qui pousse au tourment (Zola n’est pas Hugo), ni même la bêtise bourgeoise de la société (Zola n’est pas Flaubert), ni les élans intimes de l’individu (Zola n’est pas Stendhal), mais les gènes, les vice de « race », le tempérament.

Ainsi de Madame de Rieu, une relation du couple, en proie à la quarantaine avec un vieux mari sourd : « Elle choisissait toujours des amants d’un âge tendre et délicat, dix-huit à vingt ans au plus. (…) Si elle eût osé, elle aurait débauché les collégiens qu’elle rencontrait, car il entrait dans sa passion pour les enfants un appétit de voluptés honteuses, un besoin d’enseigner le vice et de goûter d’étranges plaisirs dans les molles étreintes de bras faibles encore » chap. VI p.134. L’écrivain jouit de décrire la perversion, il s’y vautre au prétexte d’un personnage qui n’est pas lui, il insiste : « Aussi la trouvait-on toujours en compagnie de cinq ou six adolescents, elle en cachait sous son lit, dans les armoires, partout où elle pouvait en placer. (…) Ses quarante ans, ses airs ridicules de fillette, sa graisse blanche et fade, qui faisaient reculer les hommes mûrs, étaient un attrait invincible pour les drôles de seize ans ». De vingt ans à seize, l’auteur fait monter en journaliste l’excitation du voyeur.

A l’inverse, une passion vicieuse est d’en rajouter sur la condamnation vertueuse au nom de l’austérité requise par la religion, l’obéissance au Dieu jaloux. La morale apparaît comme l’idéologie de la passion frustrée chez Geneviève, la vieille servante protestante : « Elle goûtait une volupté farouche à écouter ces sanglots et ces cris de la chair. La confession de Madeleine lui ouvrait un monde de désirs et de regrets, de jouissances et de douleurs qui n’avaient jamais secoué son corps vierge, et dont le tableau lui faisait songer aux joies cruelles des damnés » chap. VII p.167.

Malgré les descriptions truculentes de la nature, je n’ai pas aimé ce roman : trop invraisemblable, trop déterminé, trop fabriqué. Son « naturalisme » n’a plus rien de naturel mais devient une systématique. Zola a échoué au bac scientifique et sa science est autodidacte, marquée par le positivisme. Madeleine est peut-être inspirée de sa conquête Alexandrine, dont il fera sa femme, et qui aurait couché avant lui avec son ami de collège aixois Paul Cézanne.

Emile Zola, Madeleine Férat, 1882, Livre de poche 1975, 351 pages, €6.23 e-book Kindle €0.99

Emile Zola, L’Argent, déjà chroniqué sur ce blog

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Patricia Cornwell, Une peine d’exception

Pat Cornwell a été la star du thriller américain des années 1990 avant de devenir folle après le 11-Septembre – paranoïaque, égoïste, réactionnaire. Cet opus numéro trois de la série docteur Kay Scarpetta, médecin légiste du Commonwealth installée en Virginie, est parmi les meilleurs. Une intrigue sophistiquée, la précision des détails de métier, des personnages tordus, des héros qui deviennent familiers (Kay, Marino, Lucy, Benton) et une atmosphère de coups fourrés pour le pouvoir dans l’hiver glacé de Virginie, voilà de quoi passer une bonne soirée au coin du feu avec un bon whisky ou un bon thé.

Le Noir Ronnie Joe Waddell, condamné à mort, va passer sur la chaise électrique. Il a zigouillé dix ans auparavant une jeune présentatrice de télé noire des années auparavant en cambriolant sa maison pour trouver de quoi payer sa came mais il a fait pire : il l’a piquée au couteau comme avec sa bite, l’a mordue au point de lui arracher des paquets de chair, et l’a laissée agoniser nue, ensanglantée, adossée à son poste de télévision. Le jury n’a eu aucun mal, au vu des empreintes et des preuves, à l’inculper. Tous les appels ont été rejeté et la grâce du gouverneur ne viendra pas ; Waddell est exécuté devant témoin et Scarpetta est chargée de l’autopsie.

Mais son assistante Susie, enceinte de quelques mois, supporte mal ce gros corp brûlé et fait tomber des bocaux de formol ; elle ne veut pas être citée comme témoin de l’autopsie et sa patronne la renvoie chez elle. Elle est bizarre depuis quelque temps, Susie ; tout comme Ben, l’administrateur, « joli comme un garçonnet » mais qui a de plus en plus de préventions contre Scarpetta. Il faut dire que la chef s’est mal remise de la mort dans un attentat à Londres de son amant Mike, collègue du FBI de Benton, et qu’elle s’est plutôt renfermée sur elle-même, revêche et distante avec les autres.

Le travail n’attend pas et c’est la police qui lui demande en fin de soirée de venir voir in situ le corps d’un adolescent retrouvé à demi-mort, nu par 2° adossé le long d’une benne à ordure, ses vêtements soigneusement plis à côté de ses pompes. Il présente deux plaies profondes à l’intérieur de la cuisse et sur l’épaule comme si la chair avait été bouffée. Eddie Heath avait 13 ans, il a reçu une balle de 22 dans la tête ce qui l’a rendu légume. « Il n’avait pas encore émergé de ce fragile état prépubère durant lequel les garçons ont les lèvres pleines et chantent d’une voix plus douce que leurs sœurs. Ses avant-bras étaient minces, le corps sous le drap menu. Seule la grandeur disproportionnée des mains immobiles que perçaient les cathéters annonçaient sa future virilité ». C’est avec délicatesse que Cornwell décrit la victime ; il ne survivra pas. Il était allé acheter à l’épicerie à quelques centaines de mètres une boite de sauce aux champignons pour sa mère. Mais nous sommes aux Etats-Unis où les psychopathes se baladent en liberté et où chacun peut à tout moment et plus qu’ailleurs faire une mauvaise rencontre.

Ce qui est curieux est que la balle qui a tué Eddie provient de la même arme qui a tué Rosie dix ans auparavant et que, dans le meurtre maquillé en suicide de la voyante Jennie les seules empreintes relevées soient celles de l’exécuté Waddell… D’autant que les fichiers de Scarpetta à son travail ont été piratés de l’intérieur et certains ont été renommés, d’autres effacés. Kay téléphone pour Noël à sa mère et à sa sœur en Floride et discute avec Lucy sa nièce. Celle-ci a désormais 17 ans et est férue d’informatique. Plutôt que d’expliquer laborieusement à sa tante comment rechercher dans le codage, autant venir chez elle faire le boulot. C’est ainsi que Lucy se voit associée à l’affaire, avec le lieutenant Peter Marino et Benton Wesley du FBI.

Kay Scarpetta, toujours chic et aimant le bon vin et la cuisine, va se confronter au gouverneur Norris, au procureur Patterson, à la médecine holistique, au système UNIX. Waddell, Eddie, Jennie sont des affaires liées par un seul dangereux psychopathe, Temple Brook Gault, un gosse de riche blond viré nazi qui aime les armes, les couteaux, les arts martiaux, la pornographie violente et faire souffrir la chair d’autrui. Un narcissique pervers, intelligent et habile comme une anguille. Kay Scarpetta n’en a pas fini avec lui.

Patricia Cornwell, Une peine d’exception (Cruel an Unusual), 1993, Livre de poche 2006, 480 pages, €8.40 e-book Kindle €7.99

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Ragtime de Milos Forman

Le spectateur se perd vers 1910 dans le ghetto juif où un découpeur de papiers cocu en public devient réalisateur de films (James Cagney) avec la girl (Elizabeth McGovern) comme actrice avant d’enlever l’épouse du riche bourgeois. Il est vrai que ladite girl, danseuse de beuglant, avait été épousée par un autre riche bourgeois (Robert Joy) qui n’avait pas apprécié de la voir nue sculptée sur le haut d’un gratte-ciel au Madison Square Garden. Allant en justice pour faire ôter le scandale, il s’est vu opposer une fin de non-recevoir. Il décide alors de se venger et tire sur le patron qui a commandé la statue et refuse de l’ôter ; il le tue. Au procès, sa femme, stipendiée par les avocats de la famille, témoigne de sa démence et il échappe à la peine de mort. Mais le divorce promis à un million de dollars est ramené par les avocats et la vieille devenue chef de famille à 25 000 dollars seulement. C’est comique. L’ancienne girl redevient girl bien qu’aimée par le fils des riches bourgeois auquel elle préfère les paillettes et l’envoi en l’air de son prof de danse.

L’histoire se répète en tragique avec le nègre (Howard E. Rollins Jr.) qui a enfourné un bébé à sa maitresse sans vouloir l’épouser au prétexte que son métier de joueur de piano jazz était itinérant et dans de mauvais lieux (on dit encore « nègre » en 1981, avant Reagan et sous la gauche au pouvoir en France, sans que cela soit forcément péjoratif). Lequel bébé est retrouvé tout nu sur la terre d’un parterre d’une riche villa où déjeunent un dimanche les riches bourgeois (Mary Steenburgen et James Olson). Bébé est recueilli, la police prévenue, l’accouchée retrouvée. Elle n’évite la prison que par la charité chrétienne des riches bourgeois qui l’hébergent avec son négrillon.

Jusqu’à ce que le père biologique se manifeste, lors d’un autre déjeuner interrompu des mêmes riches bourgeois, pour voir son fils et se concilier sa maitresse pour un mariage. Il a trouvé du travail dans une boite sérieuse et s’est achetée une Ford T. Luxe que jalousent les prolos pompiers du quartier qui le briment en l’empêchant de passer puis, une fois le flic du coin prévenu, en chiant sur le siège passager. Ce qui met dans une rogne noire le nègre qui se sent humilié, lui qui était parvenu à un brin s’émanciper. Il cherche à porter plainte mais la justice lui oppose une fin de non-recevoir. Sa future épouse décide de faire confiance à la justice en tentant de se faire entendre du vice-président venu en campagne électorale mais elle se fait tabasser à mort par les flics. Encore raté ! Le ragtimer décide alors de se venger en fomentant plusieurs attentats contre les pompiers jusqu’à ce que le préfet de police le cerne dans une bibliothèque où il menace de faire tout sauter (à l’américaine) avec ses copains cagoulés façon Ku Klux Klan si le gros connard de sergent pompier (Jeff Daniels) ne lui ramène pas sa Ford T nettoyée et réparée. Mais il a tort de faire confiance une nouvelle fois à la justice.

Tout comme le riche bourgeois qui croyait bien faire en faisant comme il faut : la négresse recueillie est morte sur ses conseils de prendre l’affaire en main ; son fils aîné artificier à qui il demande de ne se mêler de rien s’en mêle par défi ; le nègre avec qui il négocie se rend et mal lui en prend ; son épouse maintenue dans la soumission part avec le réalisateur de films juif à l’accent impossible (une sorte de Milos Forman à ses débuts ?) avec leur dernier fils.

Si vous avez suivi jusque-là, c’est que vous n’avez rien compris. Car le film se veut une fresque d’époque. Issu d’un roman d’E. L. Doctorow inspiré d’un autre, il en a gardé l’ampleur dans les multiples personnages et la longueur, sans parler des bouts de films muets qui sont censés raconter le contexte. Sauf qu’en deux heures et demi, c’est trop court pour être compréhensible. Il fallait soit recentrer, soit en faire une série. Le tort de Forman a été de confier le scénario au romancier. De plus, aucun des personnages ne réussit à être sympathique, ni le milliardaire jaloux, ni sa girl qu’on voit un moment à poil, ni le réalisateur juif qui attache sa fille en laisse mais délaisse sa femme, ni le nègre mauvais père mauvais amant et trop orgueilleusement intransigeant pour vivre en société, ni le riche bourgeois trop convenable, ni le fils rebelle, ni Houdini noir et blanc qui donne l’illusion de se défaire de tous les liens, ni… Le film aurait dû se concentrer sur le nègre sans s’égarer sur la girl, le message d’enfermement dans la négritude et le mariage suffisait pour chanter l’émancipation. Au lieu de quoi le spectateur se perd dans le ghetto juif où un découpeur de papiers cocu en public…

Reste une histoire aux belles images et à la musique de Randy Newman qui décrit la ségrégation de fait des Noirs et des épouses ainsi que la dure émancipation de ceux qui se font eux-mêmes. Il y a trente minutes de trop au début mais la suite vaut le détour. Le son en français est curieusement mixé : un moment on n’entend rien des personnages, la scène d’après ils gueulent. Pour son prix, le DVD comprend des suppléments.

DVD Ragtime, Milos Forman, 1981, avec Howard E. Rollins Jr., Moses Gunn, James Cagney, Brad Dourif, Elizabeth McGovern, Arte edition 2019, 2h36, €28.73 blu-ray €29.98

Il existe une version DVD à €9.25 mais attention, elle est exclusivement en espagnol.

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Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant

L’auteur de La guerre de France et d’Islamisme radical comment sortir de l’impasse, aime à prendre prétexte des faits d’actualité brûlante pour en faire des romans ou des essais. C’est le tour aujourd’hui de l’intolérance « raciale » que les bobos de gauche euphémisent en « racialisée » ou « islamophobie ». Mais qui donc parle de race sinon ceux qui font semblant d’être contre tout en affirmant sans concession la leur ?

Il n’est que d’écouter la rumeur qui monte des universités, ces poubelles où la jeunesse se morfond en premier cycle, laissée à elle-même et brutalement traitée en « adulte » (c’est qu’elle a au moins 18 ans !) après des années lycées infantilisantes jusqu’au bout (même après 18 ans !). La diversité est une richesse si les différences – affirmées – ne sont pas « contre » mais « pour » : bâtir un avenir en commun par un présent partagé. Il n’en est évidemment rien avec cette mode imbécile venue des Etats-Unis perdus d’ignorance selon laquelle la culture de chacun n’est pas relative à soi mais une affirmation intolérante à toute différence. Il est choquant de penser autrement que soi et blessant de dire autre chose que son groupe. Les bien-pensants, hier bourgeois arrivés, sont inversés en racialisés exclu(sifs).

Les mouvements des minorités, qu’elles soient ethniques, religieuses ou sexuelles, ne se contentent plus de revendiquer leur droit à exister et à être respectée (ce qui est raisonnable) mais exigent désormais l’interdiction de toute expression contraire à leur conception unique des choses. La pensée unique, hier celle des bourgeois de gauche arrivés, est inversée en racialisme exclusif. D’où l’interdit sur un spectacle où des Blancs se griment en Noirs, la « dénonciation » à la Gestapo médiatique d’opinions qui ne caressent pas le poil islamiste dans le sens exigé, la hargne superstitieuse envers des dessins qui représentent Mahomet. Jusqu’à la décapitation en direct et en public d’un prof de collège par un égaré d’Allah qui se prend pour Dieu lui-même.

Samuel Meiersohn, le personnage de Moliner, est un Samuel Paty universitaire. Il suscite la haine d’une étudiante noire islamogauchiste qui exige agressivement de l’université pas moins que la création d’une zone réservée aux non-blancs pour « faire reculer leurs privilèges ». Un ghetto d’entre-soi où racialiser à l’aise, bien que le mot « race » ait été banni de la Constitution et que son expression soit « théoriquement » interdite par la loi. Mais la loi est aussi veule que ceux qui la servent, tout comme les règlements intérieurs des universités : est racisme tout ce qui va du Blanc aux autres mais phobie tout ce qui va des autres au Blanc. Les « victimes » ont forcément raison du fait de leur « race » : elles sont colorées, colonisées, dominées, violées, discriminées, ignorées… Le lumpen du lumpen-prolétariat réalisera l’Egalité rêvée – sans fin à venir – dans un métissage général du Noir aux blondes (mais si le Blond saute la Noire, il y a glapissement de viol) – dans l’intolérance totalitaire à quiconque ne pense pas comme la doxa. L’utopie est celle de 1984, un brin en retard si l’on y pense.

Pourtant Samuel est bienveillant à l’égard du monde qui va et se transforme. Sa maîtresse Jeannine El Bahr est une musulmane syrienne dont il respecte les interdits et ses étudiants sont pour lui le vivier de la recherche future. Mais l’exaltation identitaire – cette extrême-droite des ex-colonisés (ex depuis un demi-siècle…) – tourne en boucle, en délire fanatique. Pas question d’écouter l’autre mais le détruire ; pas question de garder l’esprit scientifique mais d’affirmer sans preuves ; pas question de conserver à l’université son statut de lieu où l’on débat mais d’exclure tous ceux qui portent une parole qui ne convient pas à la morale immédiate. Le roman délire dans le pire, la démission pétainiste de la société, la soumission veule des instances universitaires à l’Occupant islamiste, l’exclusion morale de Samuel par les autres profs qui « nuancent ». Cela se terminera mal, évidemment.

Comme notre société dans le futur proche ? Déjà les collégiens s’entretuent au couteau pour affirmer leur peau et leur territoire de bande sur le domaine « public ». Demain la guerre civile ? La lutte des races comme on disait la lutte des classes ? Le prétexte religieux pour des revendications de jalousie et d’envie ?

Le roman, publié initialement en autoédition a été remarqué par un véritable éditeur et ressort – en pleine actualité.

Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant, 2021, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 207 pages, €14.00 e-book Kindle €3.50

Les publications de Christian de Moliner chroniquées sur ce blog

Attachée de presse BALUSTRADE : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com

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Noir

Ne m’en veuillez pas si je piétine quelques hypersensibilités inaccessibles à toute raison, mais il faut bien parler de quelque chose, notamment de ce qui survient. Ni le silence, ni le déni n’ont jamais aidés à penser les problèmes, donc à panser les plaies. Un arbitre roumain, un joueur noir, un match Turquie-France, tout était en place pour une explosion.

La Turquie n’aime pas la France depuis que Sarkozy a refusé qu’elle entre dans l’Union européenne, reflétant l’opinion d’une majorité des Français (dont la mienne) ; depuis, Erdogan le vaniteux président qui voit la main d’Allah dans l’échec d’un coup d’Etat militaire mal préparé par des incapables, ne se sent plus lorsqu’il revendique le grand empire ottoman jusque dans les eaux territoriales de la moitié de Chypre qui ne lui appartient pas ; ses mots avec Emmanuel Macron qui suivent sa menace militaire sur une frégate française de l’OTAN, organisation à laquelle il continue à faire semblant d’appartenir, sont aussi frappés et injurieux que les tweets de Trump (qui vient d’être viré).

Les Noirs se sentent persécutés depuis que la police tire à balles réelles dans les Etats-Unis de Donald sur ceux qui n’obéissent pas au doigt et à l’œil, même s’ils n’ont pas d’arme et qu’ils tournent le dos. Black live matters ! Encore faudrait-il voter… Les citoyens américains noirs ont autant de droit de vote que les citoyens américains blancs pour élire juges, shérifs, députés, sénateurs et président. Il semble que cette fois ci les « minorités » ont voté plus qu’avant malgré les obstacles administratifs augmentés. Il serait temps. Mais il faut noter aussi qu’une partie des Noirs a voté en faveur de Trump le Blanc qui les hait – allez savoir pourquoi. La victimisation noire s’est répandue suivant la mode des réseaux sociaux et par la soumission coloniale des esprits européens à tout ce qui vient d’Amérique, le pire plus vite que le meilleur. Comme la police française ne tabasse pas plus les Noirs que les Arabes ou (même !) les « racailles » blanches qui se déguisent en noir et se font appeler Black bloc, la victimisation s’est transportée sur tous ceux qui manifestent, qui regimbent, qui s’opposent à la police. Manipulation habituelle de la gauche dès que la droite est au pouvoir. Entre les deux guerres puis après la dernière, les Américains traités de « négros » aux Etats-Unis se sentaient mieux en France. Aujourd’hui, avec l’immigration importante venue d’Afrique, la population noire est moins bien accueillie et probablement plus discriminée que les Blancs de même niveau de compétences ou de statut social. Encore que… La « discrimination » mériterait d’être précisée : les variables de l’adresse, des habitus de « quartier » et du langage ont quelque importance pour certains postes de représentation.

La Roumanie est un pays resté trop longtemps sous la botte du soviétisme. Déjà économiquement en retard avant-guerre, l’économie à la sauce Marx n’a pas arrangé les choses, pas plus que l’inféodation au Grand frère moscovite et à sa propagande plutôt nationaliste axée sur « le communisme dans un seul pays ». L’internationalisme affiché par le Komintern n’était qu’un instrument de guerre comme un autre, pas un « droit de l’Homme », concept honni par Poutine et ses séides. Sans vouloir blesser personne, disons que les pays de l’Est n’ont pas connu la même ouverture sociale et culturelle envers les « autres », qu’ils soient libéraux ou « étrangers ». Un Noir se voit dans une population très majoritairement blanche, il se fait remarquer. On le désigne par sa couleur parce que c’est facile et que cela marque la distance, tout comme les Blancs sont appelés Blancs en Afrique noire où ils sont minoritaires et se repèrent de loin. En faire une insulte est peut-être tirer un peu vite la couverture à soi. L’arbitre roumain, 46 ans, est né sous Ceausescu et avait 15 ans à sa chute ; il a vécu dans un régime peu réputé pour son ouverture dans tous les sens du terme. Ce n’est pas l’excuser s’il a des préjugés aujourd’hui inacceptables mais tenter de le comprendre. Il a dit « negrou » (le u se prononce ou) – qui signifie « noir » et pas « negro » comme le joueur noir a peut-être cru l’interpréter.

Dans le contexte électrique d’un match important entre équipes de pays quasi ennemis arbitrées par des Européens moins multiculturels que la moyenne et dans un contexte de persécution des Noirs par la police de Trump, il est compréhensible que tout cela explose.

Mais ne faut-il pas raison garder ?

Il faut bien désigner, donc user de mots. Les modifier sans cesse pour des euphémismes ne change rien : de bamboula on est passé à nègre, plus neutre puisque venant du latin nigra qui signifie la couleur noire (« l’art nègre » était valorisé par Picasso et son époque et la « négritude » par nombre d’écrivains français de couleur, jusqu’à Christiane Taubira), puis à noir à égalité avec blanc ou jaune, puis à « black » en français qui semble mettre des guillemets en usant du mot colonial anglo-saxon courant, puis à afro-américain qui dans notre langue sonne mal parce qu’on entend « affreux »… Non-blanc serait rejeter l’autre, faut-il dire « pas clair » comme le policier soupçonneux ou encore « de couleur » pour noyer encore un peu plus le poisson ? Accepter les différences n’est pas du racisme, c’est décrire la réalité dans laquelle on vit. Certes, l’arbitre aurait dû désigner le joueur par son numéro, puisqu’il est arboré sur le maillot, mais faut-il crier au « racisme » à toute interprétation qui n’engage que son auteur ?

D’ailleurs, Anglo-saxons qui faites la leçon de vertu au monde via vos réseaux coloniaux d’asservissement GAFAM (tout en faisant le contraire via vos politiciens « républicains » et votre flicaille de base), le mot race existe dans votre vocabulaire : il signifie « faire la course », avec une origine douteuse, n’en doutez pas, une supériorité affichée carrément dans The Bell Curve – un livre comme par hasard américain. Que le meilleur gagne, n’était-ce pas la devise du « darwinisme » social (qui était plutôt le fait de Spencer) ? Chez nous, le Racing est-il un club raciste ? Faut-il le changer en Neutral ou en Nemo ?

Peut-être devrait-on éclaircir ces sombres désignations qui virent vite au complot dans les circonstances électriques chez les esprits peu rationnels… Ce serait éviter les méprises comme les mépris et cesser d’inciter les exaspérés du politiquement correct à voter de plus en plus extrémiste, ravivant le racisme et le rejet de tout ce qui n’est pas le plus ressemblant à soi possible.

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Jorge Amado, Tocaia Grande

Vaste fresque sud-américaine dans la lignée de Victor Hugo sans les digressions intellos, à l’image de Cent ans de solitude de Garcia Marquez, ce truculent roman fleuve trousse la genèse d’une ville de l’intérieur vouée aux plantations de cacao, au sud de Bahia, près d’Itabuna où l’auteur est né en 1912.

Elle est fondée par hasard par un jagunço aux ordres d’un « colonel » planteur. Le terme « colonel » est, en sud-Amérique, un gros propriétaire-brigand qui paye une suite de mercenaires. Tocaia Grande signifie la Grande embuscade ; elle se situe en un lieu propice au débouché d’une forêt et au bord d’une rivière. De son promontoire, on peut voir de loin et c’est là que Natario da Fonseca, métis d’indien et de blanc, le chef de la milice du colonel Boaventura Andrade, métis de nègre et de blanc, dirige l’embuscade contre les hommes d’un colonel rival qui veut s’approprier les terres sans maître. La force est encore le droit dans le pays pionnier et, en récompense de son succès, le colonel Boaventura nomme Natario capitaine et lui concède la terre où installer sa maison et sa cacaoyère.

Le lieu n’est d’abord qu’une étape de muletiers pour livrer les cosses de cacao à la ville où des marchands en gros les achètent pour l’exportation en Suisse et en Allemagne. Qui dit muletiers dit putes, qui ne tardent pas à installer des cabanes de rapport. Qui dit muletiers assoiffés et putes à demeure dit bar et bazar, qu’installe Fadul Abdala un Libanais chrétien maronite qui parle arabe et est appelé le Grand Turc. Puis une forge avec Castor Abduim dit Tison (et pas seulement à cause de sa forge), nèg marron autrefois « prince d’ébène adolescent folâtrant dans le lit de la baronne et de sa suivante » p.634, bel animal de 18 ans repéré torse nu dans la forge de son oncle et employé aussi sec à la maison du maître où il servit à table et dans le lit de la maitresse. Tous se veulent libres et pionniers d’une cité nouvelle fondée sur l’entraide et la production.

Les maisons poussent, les couples copulent, les animaux prolifèrent, les plantes germent : tout est vie et joie dans cette bourgade sans lois autres que celle du charisme du fondateur. Natario plante des gamins à sa femme et à ses maîtresses (jusqu’à sa filleule de 14 ans) que la première élève comme s’ils étaient siens. Tout est nature dans les comportements, tout est naturel dans les âmes, et le dieu libertaire favorise ses enfants.

Jusqu’à ce qu’une mission catholique vienne tonner contre l’impiété, baptiser et marier en masse les copulants en état de péché, et maudire ce lieu où les confessions ont révélés aux prêtres célibataires ayant fait vœu de chasteté combien l’amour n’est pas qu’éthéré pour le ciel mais d’abord charnel ici-bas. Chez les primes adolescents dès la puberté, vers 12 ans, « dans la fatigue des jeux de poursuite, les choses n’allaient pas bien loin : ils la pressaient un peu, tentaient quelques touchers, quelques frottements ; quand ils voulaient soulever sa jupe, elle s’enfuyait. Le fait d’agir ensemble empêchait d’aller au-delà et les garnements, au fond, préféraient encore les juments et les mules » p.385. Mais les filles, avec les plus grands, se retrouvent souvent enceintes à 15 ou 16 ans ; elles se mettent en couple avec le père ou un autre. Ils fondent famille et cultivent leur lopin en élevant des bêtes. Le frère Zygmunt n’a pas de saint plus admiré que Torquemada, le grand Inquisiteur de l’Eglise espagnole, qui fit griller tant d’hérétiques et de fornicateurs après les avoir torturés pour leur faire expier la chair, cette immondice qui retient d’aller directement au ciel. « Dans sa cellule solitaire, durant ses nuits blanches consacrées à la prière et au cilice, il se flagellait de verges pour dompter son corps, le libérer des attraits du monde, de l’idolâtrie et de la luxure » p.556. Le lecteur comprend son effarement devant ce grand écart avec son catéchisme. Le catholicisme doloriste et vengeur est loin du christianisme écolo-hippie de Jésus que notre époque adore : il est contre la vie, contre l’amour, contre l’humain. Mais la secte des puritains existe toujours, elle renaît sur l’exemple de l’islam qui devient rigoriste.

La liberté à ses limites, imposées par la religion et surtout l’Eglise catholique, puis par le droit et l’Administration. Le fils Boaventura surnommé Venturinha, a été élevé sous la protection de Natario qui lui a appris à tirer et l’a conduit à sa première fille. Depuis, l’étudiant à Bahia devenu docteur en droit (comme Jorge Amado), poursuit d’interminables études complémentaires auprès des putes de la haute, à Bahia, en Europe. Seule la mort de son père le colonel l’oblige à revenir. Mais il préfère dissiper sa richesse plutôt que de prendre sa suite et voudrait que Natario reste l’intendant de la fazenda. Mais ce denier a fait sa vie, fondé sa famille, bâti sa maison, cultivé sa cacaoyère ; il veut rester libre et refuse. L’allégeance féodale au colonel ne s’étend pas au fils, bien formé et qui doit assumer sa propriété. Ce pourquoi le docteur en droit ingrat va se venger en remettant en cause l’attribution de la terre et en envoyant la police officielle à Tocaia Grande pour soumettre ses habitants au métayage.

Les gens vont partir ou se battre. Ceux qui veulent rester libres sur leurs terres propres vont être tués, loi du nombre. Mais pas sans s’être bien défendu. C’est Natario lui-même qui abattra d’une balle bien placée le Venturinha trop sûr de son droit. La ville, matée, sera renommée Irisopolis (ville imaginaire). Les valeurs fondamentales de la vie sont normalisées. L’Etat contre les libertés : on ne construit plus au hasard, on ne baise plus au petit bonheur, la joie des gens simples « doit » être disciplinée : au nom de Dieu, au nom du droit, au nom des gros propriétaires. Fin de l’utopie et du bon sauvage.

Nommé commandeur de la Légion d’honneur par le président François Mitterrand, année de la parution de Tocaia Grande, Jorge Amado meurt en 2001.

Jorge Amado, Tocaia Grande – La face cachée (Tocaia grande : a face obscura), 1984, Livre de poche 1990, 639 pages, €2.98 occasion

Un commentaire intello sur le roman

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Le coup de l’escalier de Robert Wise

Ce film Noir démontre combien le racisme est destructeur : il fait tout foirer. Dave Burke (Ed Begley) est un ancien flic révoqué injustement à ses yeux pour malversation ; il aurait payé pour tout le monde. Il rêve donc de se venger de la société et d’assurer ses vieux jours tout proches par un « coup » unique, braquer la banque de Melton, petite ville (imaginaire) au sud d’Albany.

Le coup est facile, la banque est approvisionnée en liquide tous les vendredis soir par les commerces et Begley a remarqué qu’un livreur du snack voisin venait après la fermeture apporter des cafés et des sandwiches aux comptables qui bouclent la recette. Il passe par une petite porte latérale d’une rue peu fréquentée et se fait ouvrir par le gardien. Il suffit de profiter du moment pour s’introduire, braquer les employés et rafler les dollars.

Mais pour cela il faut être trois. L’ancien flic propose le coup à un ancien soldat, Earle Slater (Robert Ryan), qui n’a jamais su se réadapter à la vie civile et fuit toujours les boulots comme les liaisons féminines, et à un chanteur noir, Johnny Ingram (Harry Belafonte), sans arrêt endetté parce qu’il joue aux courses pour reconquérir sa femme qui s’est séparée de lui avec leur petite fille. Chacun refuse car trop risqué, mais chacun finit par accepter poussé par la vie. Ils ont besoin de fric et ne savent pas en gagner ou le garder – le drame américain par excellence. Car arriver en société exige un effort et de la constance que ni le flic, ni le soldat, ni le chanteur n’ont assumé.

Slater détruit tout ce qu’il touche depuis l’enfance, même le métier de soldat, pourtant destructeur par excellence. Sa compagne du moment, qui l’aime et le lui dit, en est désespérée. Il faudrait probablement chercher dans l’enfance du jeune Earle cette disposition à n’être jamais sûr de soi, à toujours craindre les autres, à en être jaloux : ce qui fait l’essence du racisme. Earle a été chassé par les tempêtes de poussière de son Oklahoma natal et n’a jamais eu de chez soi ; il en est amer et rejette ce rejet sur « les Noirs ». Le beau Johnny, pas très foncé, a des idées, ce qui hérisse Earle. Il ne lui fait pas confiance.

C’est ce grain de sable qui va faire échouer le coup : il ne lui confie pas la clé de la voiture qui doit les emmener dans leur fuite. Le destin s’en mêlera avec l’industrie chimique de la ville. Le duel western au sommet de silos fait tout sauter, le Noir comme le Blanc et quelques flics avec. Tel est le destin : la haine détruit tout.

Le film est en trois parties : la présentation des personnages et leurs états d’âme (un peu long mais qui prend tout son sens ensuite), la préparation du coup et l’attente (captivant), enfin l’échec et la fuite qui se termine dans le grandiose. La femme de Johnny a raison : Noirs et Blancs, il faut cohabiter donc tenter de se fondre dans une société unique. L’idée était dans l’air du temps depuis la Seconde guerre mondiale mais l’apartheid aux Etats-Unis ne sera levé qu’entre 1964 et 1967, plusieurs années après la sortie du film. Le bruit du vent dans l’ascenseur rappelle la fraternité du bombardier mais Earle la refuse au liftier qui lui fait la remarque, bien qu’il ait embrassé « une petite négrillonne » mignonne juste avant d’entrer dans l’immeuble où Ed l’a convoqué.

Pour nous aujourd’hui, le spectacle de New York et des petites villes américaines a quelque chose de nostalgique : peu de voitures sur les échangeurs, d’immenses péniches automobiles aux chromes étincelants et aux amortisseurs qui balancent, les impers et chapeaux de rigueur pour les hommes, l’émancipation féminine qui progresse : les femmes gagnent l’argent du ménage.

DVD Le coup de l’escalier (Odds Against Tomorrow), Robert Wise, 1959, avec Harry Belafonte, Robert Ryan, Ed Begley, Shelley Winters, Wild Side Video 2009, 1h32, €15.23

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Les Forbans de la nuit de Jules Dassin

Un étrange film noir tourné par un réalisateur exilé pour « activités antiaméricaines » par le maccarthysme dans une Londres noire et dépeignant le sombre milieu de la nuit.

Harry Fabian (Richard Widmark tout jeune) est un perdant d’origine. Il a toujours fui devant les autres, à commencer par son père. La première scène le montre déjà courant dans la nuit pour échapper à un poursuivant à qui il doit seulement cinq livres. Pour compenser, il rêve de faire fortune et s’enivre de son imagination sans relier celle-ci au concret de la réalisation. Il lui manque toujours une centaine de livres pour réussir. Au point d’en être obsédé et d’indisposer tous ses amis, à commencer par sa bien-aimée Mary (Gene Tierney), son patron Nosseross (Francis L. Sullivan) et la « femme » de ce dernier, Helen (Googie Withers).

Un soir où il racole le pigeon friqué pour la boite de nuit du gros Nosseross, il rencontre la légende de la lutte gréco-romaine Gregorius (Stanilaus Zbyszko). Il entend le Grec massif se quereller avec son fils, organisateur de combats de lutte moderne à Londres. Fabian se dit qu’il y a des affaires à faire. Il aborde avec son bagout habituel l’ancienne vedette, la flatte, palpe son poulain Nikolas of Athens (Ken Richmond) et les décide à se donner en spectacle contre l’Etrangleur, la vedette de la lutte moderne du moment (Mike Mazurki). Mais pour cela, il lui faut réunir quatre-cents livres dont il n’a pas la première.

Il va solliciter Nosseross pour qu’il le commandite, mais sa femme lui propose un marché : il met la moitié et le gros l’autre. Harry Fabian fait la tournée de ses connaissances mais toutes refusent ; elles le connaissent trop bien. Il attire alors sa maitresse au loin pour lui voler ses économies mais elle le surprend et il s’enfuit une fois de plus. La Helen de Nosseross lui fait alors signe : elle veut quitter le gros, qui l’écœure, et ouvrir sa propre boite de nuit ; elle en a racheté une, fermée par décision administrative, pour une bouchée de pain. Il lui manque seulement la licence pour ouvrir et elle charge Harry de lui fournir en l’aguichant. Ce dernier n’a pas trop le cœur à la baise mais il frétille devant le fric comme un gamin devant une sucette et accepte. Il arnaquera Helen comme les autres en lui vendant une fausse licence, confectionnée par l’une de ses relations.

Mais il a enfin ses quatre-cents livres et peut organiser le spectacle. Pour cela, il lui faut l’Etrangleur. Il entreprend alors Kristo (Herbert Lom) le manageur du lutteur moderne, pour qu’il accepte le défi. Comme celui-ci se fait tirer l’oreille au prétexte que la lutte gréco-romaine n’attire pas les foules, Fabian provoque l’Etrangleur et le pousse à rencontrer son rival Gregorius. C’est le jeune Nikola qui doit combattre mais, dans la mêlée de vanité blessée qui passe par les coups faute de l’intelligence des mots, ce dernier a le poignet cassé. C’est donc le vieux Gregorius qui combat l’Etrangleur en privé pour lui donner une leçon. Il réussit sur lui la « prise de l’ours » et l’étouffe, mais ce combat l’a épuisé et il en meurt devant son fils, navré, qui jure de le venger.

Tout est de la faute de Fabian et le forban offre mille livres à qui le lui livrera. Le mot est passé à toute la pègre de Londres et une course-poursuite s’engage. Une fois de plus Harry Fabian fuit son destin, mais le tragique est qu’il va inévitablement le rattraper. Le jeune homme tente alors de se racheter en clamant sur les quais de la Tamise que c’est son aimée qui l’a retrouvé et livré, afin qu’elle touche la prime pour la rembourser de tout ce qu’il lui a soutiré. L’Etrangleur survient et l’étrangle avant de le jeter comme un déchet dans le fleuve qui le conduira chez les morts. Exit Harry Fabian, le raté de la vie. Il n’était pas assez cynique ni impitoyable pour les forbans de la nuit.

Ce film sombre n’a pas plu aux Yankees qui préfèrent toujours l’eau de rose du happy end ; ni aux Anglais qui ont vu de Londres sa face cachée très noire. Mais il reste un grand film tragique aux contrastes marqués et tourné en ombres et lumières d’une esthétique qui impressionne encore.

DVD Les Forbans de la nuit (Night and the City), Jules Dassin, 1950, avec Richard Widmark, Gene Tierney, Googie Withers, Hugh Marlowe, Francis L. Sullivan, Herbert Lom, Stanilaus Zbyszko, Ken Richmond, Mike Mazurki, Carlotta films 2005, 1h35, €14.03

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Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant

Un prof d’université au bord de la retraite et portant un nom juif se trouve en butte à une étudiante noire gauchiste qui exige agressivement une zone réservée aux non-blancs pour « faire reculer leurs privilèges ». Le mot « race » n’existe plus officiellement dans le vocabulaire et ne « signifie » rien selon les scientifiques, mais il est revendiqué par les « racialisés » qui inversent la définition. En butte à la soi-disant inertie de l’Administration (à prouver) et au politiquement correct (socialiste ou contaminé) de l’Education nationale (réelle) et du préfet (ce qui est moins sûr), il se lance dans une croisade désespérée et sans aucun succès.

C’est que le bonhomme est un perdant-né. Son couple a naufragé après avoir perdu un bébé fille à la naissance ; sa maitresse de rencontre porte le voile en musulmane syrienne et leurs relations restent platoniques depuis des années ; son métier d’enseignant sur l’histoire l’ennuie et les étudiants sont rares ; son grand livre sur les croisades n’apporte rien et reste inachevé. Comme souvent chez l’auteur, le personnage de velléitaire maladroit et fatigué prend le pas sur tout le reste. Ce qui n’encourage en rien le lecteur…

J’ai eu du mal à entrer dans l’intrigue et n’ai pu adhérer à aucun personnage. Outre l’avocat, cynique mais réaliste et pragmatique, et le doyen de l’université qui sait nager dans le politiquement correct, les autres personnages sont falots. La maitresse rapportée n’apporte rien au thème de la croisade. Elle l’aurait pu, par son exemple d’épouse qui sait se sortir de la tradition. Les démêlés avec le règlement universitaire et la justice sont bien décrits et c’est ce qui reste solide dans l’histoire mais aurait mérité d’être développé et précisé par des références aux textes de lois réels. Après tout, ce genre de mésaventures peut arriver, autant savoir de quels instruments dispose « la loi républicaine ».

Le reste n’est pas encourageant, suite de dénis lamentables où s’englue le croisé qui n’exploite ni son origine juive, ni les moyens modernes de filmer ou d’enregistrer les invectives, ni les alliés « blancs » qui se proposent spontanément, ni sa maitresse femme et musulmane (deux statuts valorisés, qu’il aurait pu en outre faire « violer » par un racialisé pour rajouter un autre statut valorisé), ni les médias pourtant avides de scandales en tous genres (surtout de genre !)… Il n’a aucun projet personnel, aucun idéal affirmé, allant jusqu’à laisser penser qu’il vaudrait mieux se faire royaliste ou fasciste si l’on veut survivre en tant que Blanc en France. Nous ne sommes même pas dans « la croisade des enfants » qui suivaient la mode (les niais de l’époque et pas les prépubères) mais dans le suicide assisté d’un adulte mal dans sa peau.

Le thème, polémique jusqu’à la caricature, pourra intéresser les excités lors des présidentielles de 2022. J’apprécie l’écriture, meilleure que dans certains romans précédents.

Christian de Moliner, La croisade du mal-pensant, 2020, Les éditions du Val, 164 pages, €9.00 e-book Kindle €4.50

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Django unchained de Quentin Tarantino

Django est un esclave déchainé (Jamie Foxx). D’où la fascination et la répulsion qu’engendre le film. Il est fort bien construit avec scènes fortes, second degré et explosions hollywoodiennes. Mais le sadisme affiché de la violence esclavagiste, la jouissance de se venger de façon atroce et l’inversion des valeurs humanistes produit un net malaise.

Django est un Noir esclave, vendu pour rébellion après avoir été abondamment fouetté pour s’être enfui, deux ans avant la guerre de Sécession. Il est convoyé en tunique, enchaîné avec d’autres, comme les bourgeois de Calais soumis par l’envahisseur anglais dans notre culture. Dans la forêt profonde arrive une carriole surmontée d’une quenotte branlante, la voiture d’un dentiste itinérant. Son conducteur, un Allemand américain qui se présente comme le docteur Schultz (Christoph Waltz) propose dans un vocabulaire fleuri et un brin précieux de racheter l’un des nègres de la caravane aux deux soudards qui les conduisent. Mais ceux-ci n’en ont cure ; ils sont donc descendus aussi sec et les nègres libérés. Django est donc en premier lieu désenchaîné.

Le dentiste est un chasseur de primes incognito et il propose à Django de lui donner sa liberté s’il reconnait pour lui, car il ne les a jamais vus, trois frères condamnés pour meurtre recherchés par la justice et pour lesquels une grosse prime est promise. Commence alors une association entre l’Allemand et le Nègre (la carpe et le lapin dans l’imaginaire) qui fait le sel du film. La chasse est palpitante, les fusils précis et les maximes définitives.

Sauf que l’humaniste germain qui croit en l’égalité des hommes et délivre les esclaves n’a aucun scrupule humaniste à descendre un père, certes meurtrier et condamné, mais sous les yeux de son fils encore enfant. Son acolyte ne manque pas de lui faire remarquer. Mais l’existence est une struggle for life darwinienne et les Etats-Unis ne se sont construits que sur le droit du plus fort. L’esclave est donc requis d’imiter le maître : il singera son adresse au tir, ses décisions sans pitié, son bagout pour circonvenir les niais. Mais ce n’est pas se libérer, le chameau ne fait que se transformer en lion selon la métaphore de Nietzsche. Il ne devient pas « enfant », c’est-à-dire entière liberté, épanouissement personnel. En témoigne son déguisement en Gainsborough 1770 et son ultime costume de mac qu’il trouve à son goût. Tout frimeur montre sa faiblesse au regard des autres en affichant sa prétention.

Une fois l’hiver de chasse passé et fortune faite pour les deux, Django désire retrouver sa jeune femme esclave Broomhilda dont il a été séparé de force (Kerry Washington). Le prénom est allemand, le Brunhilde de la Chanson des Nibelungen, et Schultz est séduit. Même fouettée et violée, utilisée par tous ceux qui le peuvent, elle reste le grand amour de Django, mythe américain puissant mais un brin naïf, comme quoi l’univers Disney n’est jamais loin des gros machos à Colt. C’est ce qui fait la faiblesse du scénario : si une vie nouvelle commence, pourquoi renouer avec les vieilleries ?

Les oripeaux du passé vont d’ailleurs détruire l’alliance miraculée entre le pseudo-docteur Schultz et l’ex-esclave Django. Le premier va élaborer un scénario alambiqué et à mon avis complètement tordu pour racheter la belle sans en avoir l’air (pourquoi, justement, ne pas en avoir l’air ?). Le planteur Calvin J. Candie (Leonardo DiCaprio) dans sa plantation du Mississippi, la quatrième par ordre d’importance de l’Etat, est riche et n’a cure de faire affaires avec ceux qu’il ne connait pas. Comme il est amateur de lutte mandingue, Schultz l’appâte avec une offre d’achat d’un lutteur. Mais ledit Calvin, au prénom de célèbre prédicateur protestant et au nom de sucre d’orge, n’est pas intéressé. Il fait combattre les lutteurs pour son plaisir de voir du muscle souffrir et le vaincu est tué d’un coup de marteau par le vainqueur : telle est la loi de nature.

C’est alors que le docteur fait exprès une offre extravagante, la tactique même du « pied dans la porte » des manuels de marketing. C’est que l’Amérique reste l’Amérique et que seul le « deal » est digne des relations sociales et est propice, croit-on, à faire avancer les choses. Offrir 12 000 $ pour un nègre qui en vaut en gros 500 est à considérer. « Messieurs, vous aviez ma curiosité, maintenant vous avez mon attention », dit le cabot. Car le Caprio est cabotin comme jamais, soucieux de se démarquer une fois de plus de son rôle d’éphèbe romantique dans Titanic, il ne cesse d’accumuler les personnages de Tycoon machos et cruels ; il en rajoute, il en fait trop, il est immonde. Ce qui fait la faiblesse du casting.

Le maître blanc est flanqué d’un intendant noir obséquieux et gluant comme on en fait peu (Samuel L. Jackson). Il se veut plus blanc que blanc, plus conventionnel que les conventions, gardien scrupuleux des règles et punisseur sans pitié. Il a fait enfermer Broomhilda entièrement nue dans « l’étouffoir », un coffre de métal laissé en plein soleil. Il ne comprend pas que son maître lui demande de la délivrer pour que son hôte puisse parler allemand avec elle, langue qu’elle a apprise d’une précédente maitresse. Il ne comprend pas non plus qu’un nègre puisse monter un cheval et il surnomme Django « nègre en selle ». Il n’aura de cesse que de soupçonner un complot contre l’ordre social dans lequel il a su se couler (et il n’aura pas tort). Ce personnage est original et amusant, caricature mais de qualité du larbin inamovible, de l’esclave-né. Il hait Django et en même temps le délivre, espérant en la liberté par procuration, lorsque celui-ci se retrouvera nu pendu par les pieds et menacé de se voir couper les couilles.

Je ne vous conte pas la fin, ce serait déflorer l’action, mais fusillades et explosion font partie du programme (sauf que la dynamite n’a été inventée qu’en 1866, soit 16 ans après l’histoire). La liberté dans un grand feu d’artifice, cela fait barnum, effet tout à fait adapté au QI étriqué des partisans de Trump qui pointaient déjà sous Obama (un « nègre » à la Maison Blanche, vous n’y pensez pas !).

Tarentino, dans sa haine de mode pour tout ce qui a construit le monde d’aujourd’hui inverse les valeurs. Les Blancs se croyaient supérieurs aux Noirs ? Un Noir leur prouve qu’ils sont plus cons. Candie avait nommé l’un de ses lutteurs d’Artagnan avant de le jeter aux chiens mais, lorsque le docteur Schultz lui demande s’il apprécie Alexandre Dumas, l’auteur des Trois mousquetaires paru sept ans auparavant dont d’Artagnan est le personnage principal, il répond qu’il le prise fort. Or, répond Schultz, Dumas est issu d’une grand-mère esclave noire aux Antilles… Le Blanc étale sa culture mais ne la possède pas. Il croit se fonder sur la science, la phrénologie ou étude des crânes, comme il était de bon ton à l’époque, pour « prouver » que les trois petits bourrelets à l’arrière du crâne d’un Noir sont plus petits que ceux d’un Blanc.

Tarantino a hésité entre film spaghetti, drôle et décalé, et message humaniste. La violence gratuite très commerciale, censurée pour les versions télé en prime time, a tout gâché. Si elle permet de ne pas masquer le réel, c’est-à-dire l’exploitation cruelle d’êtres considérés comme sous-humains, elle alimente chez le spectateur un voyeurisme morbide qui va alimenter chez certains la pulsion d’imiter. Ce n’est pas le meilleur du cinéma américain qu’il soit poussé vers de plus en plus d’outrance pour faire du fric.

DVD Django unchained, Quentin Tarantino, 2012, avec Jamie Foxx, Christoph Waltz, Leonardo DiCaprio, Kerry Washington, Samuel L. Jackson, Sony Pictures 2013, 2h39, standard €1.79 blu-ray €12.20

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MASH de Robert Altman

MASH est l’abréviation de Mobile Army Surgical Hospital, hôpital militaire mobile de chirurgie, rien à voir avec la « purée » (mash en anglais). Encore que… la guerre de Corée (1950-1953) a inspiré en 1968 à l’ancien chirurgien militaire Richard Hornberger un roman satirique sous le pseudo de Richard Hooker, Mash : A Novel About Three Army Doctors. Faire une satire de l’armée en pleine guerre du Vietnam en prenant prétexte de la Corée est une façon de dénoncer la guerre.

Le film se passe en 1951 au moment où deux « capitaines » chirurgiens débarquent dans l’unité de campagne du 4077e M.A.S.H., « Hawkeye » (Œil-de-faucon) Pierce (Donald Sutherland) et « Duke » Forrest (Tom Skerritt). Le grade de capitaine est donné automatiquement aux médecins dans l’armée, afin qu’ils aient le pouvoir hiérarchique nécessaire à l’exercice de leur métier qui exige souvent des ordres dans l’urgence.

Mais ces deux-là agissent comme des étudiants en corps de garde : ils défient les règles, parlent en même temps, draguent à tout va, picolent comme pas deux. C’est que « la guerre » est devenue ridicule après l’affrontement mondial des deux blocs entre 1939 et 1945 et que la Corée ne justifie pas les vies américaines. Dès lors prier Dieu la Bible à la main tous les soirs, respecter à la lettre les règles bureaucratiques imbéciles et faire révérence aux hiérarchies troufion n’est pas le principal. Mieux vaut bien faire son métier médical sur le terrain, opérer des blessés dans l’urgence et la fatigue lors des arrivages massifs après les combats. Les opérations à ventre ouvert, les mains baignant dans le sang, ponctuent tout le film. Or, pour faire bien son métier, il faut savoir se détendre.

Jeu de poker, martinis composés par le boy coréen à qui l’on apprend son métier d’homme (17 ans), flirt poussé avec les infirmières et gradées du camp, passage au lit pour une bonne baise, blagues en tout genre – voilà ce qu’il faut. Les gags sont convenus et ne font plus autant rire qu’à l’époque coincée où le film est sorti, mais certains marchent toujours.

Les deux compères commencent par « emprunter » une Jeep que le colonel Henry Blake (Roger Bowen) commandant leur unité ne rend pas, ordonnant seulement d’en changer les plaques. Ils se frittent presque aussitôt avec leur compagnon de tente, le major Frank Burns (Robert Duvall) – burns signifie brûlures – d’autant plus cul bénit qu’il se révèle mauvais chirurgien, préférant voir « la volonté de Dieu » ou la faute d’un sous-fifre – et jamais la sienne – lorsque l’un de ses patients meurt. Œil-de-faucon et Duke exigent du colonel qu’il fasse dégager Burns de leur tente et qu’il demande un chirurgien thoracique. Et c’est « Trapper John » (Elliott Gould) qui débarque, réservé et mystérieux, pas très heureux d’être mobilisé loin du pays. Mais Hawkeye l’a déjà rencontré et finit par reconnaître en lui le héros d’un match de football (américain) universitaire et il est intégré au duo.

Arrive en même temps que lui une infirmière major, Margaret Houlihan (Sally Kellerman), qui va chapeauter toutes les infirmières. Elle aussi est règlement-règlement et les chirurgiens ne tardent pas à la chambrer. Comme elle s’entend avec Burns (qui se ressemble s’assemble) pour dénoncer dans une lettre conjointe au général l’anarchie et le joyeux bordel que font régner les docteurs, ces derniers ne manquent pas d’aller tirer un micro sous la tente où elle baise avec Burns à grands cris, soupirs et aveux tels que « oui ! oui ! » ou « j’ai les lèvres en feu ». Elle en tirera son surnom car ses ébats sont diffusés en direct sur les haut-parleurs du camp et tout le monde sait qu’elle baise chaude comme l’enfer et trompe sans vergogne maris, femmes et fiancés. Sous la douche, elle voit brusquement la toile se lever alors qu’elle est à poil et l’assemblée alignée comme au théâtre (même le chien est assis comme les autres) pour se repaître du spectacle et vérifier si elle est une fausse blonde. Seul le boy est éloigné par une « bonne âme », probablement cul bénite, en arrière-plan (scène réjouissante) alors que le capitaine Œil-de-faucon lui avait donné le premier jour une revue porno pour parfaire son apprentissage de la lecture et son bon usage de « la langue ».

Lorsque le dentiste du camp Waldowski (John Schuck) reste impuissant avec une infirmière, il se croit devenir pédé et veut se suicider « puisqu’il ne peut plus être un homme ». Les trois docteurs lui demandent comment il voudrait procéder. La balle dans la tête ne le tente pas, « trop sale », et il demande plutôt « une pilule comme Hitler ». L’homosexualité assimilée au nazisme était d’époque, tout cela était « le Mal ». Mais les docteurs ne sont pas des meurtriers, plutôt des mystificateurs. Cérémonie est faite pour la mort annoncée en une Cène reconstituée où le dentiste tient le rôle de Jésus entouré de ses douze apôtres. Le traître Judas lui remet sa pilule et, après avoir rompu le pain et bu le vin, il se couche dans son cercueil sur la musique « Painless Suicide, Funeral and Resurrection » de Johnny Mandel. D’où il ressuscite à la troisième heure ragaillardi, Œil-de-faucon ayant soudoyé une caporale infirmière pour coucher avec le gisant soigneusement réparé par une bonne nuit de sommeil avec la pilule de somnifère. La fille est convaincue lorsqu’elle soulève le drap qui recouvre le gisant, le sommeil le fait bander raide.

Un lieutenant arrive en hélicoptère bulle destiné aux blessés (un sur une planche posée sur chaque patin). Il est porteur d’un ordre de mission pour Duke qui doit en urgence aller au Japon opérer le fils d’un député gravement blessé, sur demande de Washington. Duke emmène son compère Œil-de-faucon et leurs clubs de golf. Une fois encore, le colonel commandant l’hôpital américain au Japon veut la jouer règlement mais les chirurgiens ont noté une erreur de diagnostic qui aurait pu être fatale, l’éclat blessant n’ayant pas fait un caillot dans la veine mais dans l’artère allant au cœur, et leur compétence leur vaut d’échapper aux arrêts. Ils soignent de même un bébé américano-nippon du bordel associé à l’hôpital, ce qui est théoriquement interdit par le règlement. Mais un bébé est un bébé et une vie vaut autant qu’une autre.

La lettre de dénonciation étant parvenue au général, celui-ci débarque au 4077e M.A.S.H. et, en attendant le colonel, lie connaissance avec le trio de chirurgiens de retour au camp en train de déguster un martini préparé par le boy. Il les trouve sympathiques et, dans la conversation, propose un match de football américain entre unités avec pari en prime, 5000 $ au pot, la sienne étant bien préparée. Il n’existe aucune équipe au 4077e mais Œil-de-faucon décide de faire demander par le colonel un neurochirurgien. Ce sera Oliver Harmon « Spearchucker » (Fer de lance, traduit par « Bazooka » dans la VF) Jones (Fred Williamson), un ancien joueur de football professionnel… noir. Les Noirs comme les homos sont mal vus dans les années cinquante aux Etats-Unis mais seul le talent compte et, comme dit le colonel, « sur un terrain de foot, on est tous égaux ». Le match se déroule de façon burlesque, le « plan » étant de jouer la première mi-temps en amateur de façon à faire monter les paris, et d’introduire le professionnel Bazooka en seconde mi-temps pour rafler la mise. Ce qui est réussi de justesse, non sans ruse burlesque comme ce joueur qui dissimule le ballon ovale sous son maillot et profite que les autres se foutent sur la gueule pour courir tranquillement le porter au but.

Puis les chirurgiens sont démobilisés, ils ont fait leur temps de spécialiste. Ils repartent dans la Jeep « empruntée » qu’ils rendent ainsi à son unité. Ils ont œuvré en professionnels, ils se sont bien amusés, ils ont montré l’absurdité des guerres offensives qui écharpent les humains pour l’orgueil des politiciens et l’honneur du pays. Mais, un demi-siècle plus tard, les Yankees ne l’ont toujours pas compris. Nous-mêmes, que faisons-nous encore au Mali ?

Palme d’or du Festival de Cannes 1970. Une série TV est tirée du film au vu de son succès.

DVD MASH, Robert Altman, 1970, avec Donald Sutherland, Elliott Gould, Tom Skerritt, Sally Kellerman, Rene Auberjonois, Robert Duvall, Twentieth Century Fox 2003, 1h56, standard €7.64 blu-ray €8.46

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Un justicier dans la ville 2 de Michael Winner

Juste avant le tournant moral et rigide opéré sous Reagan, Hollywood n’en finissait plus de vilipender le laxisme post-68. New York, Los Angeles, étaient gangrenées par la violence des jeunes marginaux, dealers, violeurs, voleurs. L’architecte Paul Kersey (Charles Bronson) avait dans un premier film (plus soft en 1974) vu sa femme tuée et sa fille violée à New York. Malgré sa description précise des agresseurs, la police n’avait rien foutu et les juges avaient laissé tomber ; il avait dû régler lui-même cette affaire. Cette fois, lorsque la même chose lui arrive à Los Angeles, il ne fait plus ni confiance à la police ni à la justice : il se fait justice lui-même.

Chacun sait que le christianisme version protestante ne reprend les livres de l’Ancien testament que dans leur version en hébreu, alors que le catholicisme les reprend dans leur version traduite en grec par les Septante. Il y a quelques divergences d’interprétation. Pas plus l’une que l’autre n’est « authentique » car les versions ont été copiées et recopiées durant des centaines d’années, non sans quelques modifications, mais la Bible en hébreu est plus radicale que la Bible en grec, et les protestants sont plus rigoristes (et les producteurs du film, Menahem Golan et Yoram Globus, sont juifs). Si le Christ leur dit qu’il faut aimer ses ennemis, eux préfèrent le diction ancien : œil pour œil, dent pour dent. Ce pourquoi la peine de mort subsiste dans de nombreux états américains.

La République américaine est née de la résistance au colonialisme anglais et s’est voulue fédérale pour diviser les pouvoirs. Chaque citoyen est comptable de la patrie, il ne délègue à « l’Etat » le monopole de la violence légitime que sous vigilance. Ce pourquoi il garde le droit de porter des armes. Lorsque l’Etat et les institutions sont défaillants, il prend lui-même son destin en main. Ces films du début des années 1980 ne font que préfigurer ce qui sera la « réaction » américaine après le 11-Septembre 2001, puis le Wikileaks de Julian Assange ou le film XIII : la résistance personnelle soit à l’anarchie laxiste, soit au contrôle centralisé.

A Los Angeles, les jeunes populaires, Blancs et Noirs mêlés, sont gonflés d’hormones et égarés de cocaïne. Ils se baladent en groupe, torse nu sous des gilets ouverts ou arborant un tee-shirt filet qui laisse voir leurs muscles. Ils bousculent, insultent, prennent. La société bourgeoise libérale de gauche les laisse faire, idéologiquement impuissante et physiquement indigente. Son inverse, Rambo, naît à cette date, revivifiant le mythe du Batman athlétique qui bat les méchants sur leur propre terrain. Kersey se voit dépouillé de son dollar mais aussi de son portefeuille par cinq gars en allant acheter une glace pour sa fille Carol (Robin Sherwood), restée muette après son viol à New York. Il poursuit l’un des agresseurs, un Noir armé d’un couteau au tee-shirt filet – mais ce n’est pas lui qui a le portefeuille.

Il passerait donc la chose par pertes et profits si son permis de conduire avec son adresse ne figurait dans le portefeuille. La bande des cinq va repérer sa maison, une demeure cossue dans un quartier vert. Et elle décide d’entrer. La cuisinière femme de chambre Rosaria (Silvana Gallardo) est brutalement violée, ses vêtements déchirés. Elle est prise dans le couloir, sur le lit, par chacun des jeunes hommes bien membrés. Le film la montre entièrement nue et s’étend complaisamment sur la scène du viol avec violence suivie de meurtre, dans les cris de la victime et les halètements d’excitation des agresseurs. Kersey rentre à ce moment avec sa fille et il est vite assommé. La femme de chambre nue tente d’attraper le téléphone mais maladroitement, ce qui fait du bruit ; le chef blond qui porte un pied de biche lui en balance un coup qui lui fend le crâne aussi sec.

Le gang doit fuir et Carol est emmenée dans leur squat, un sous-sol de parking miteux. Comme elle est belle et pubère, l’un des Noirs la viole consciencieusement, doucement mais profond, après lui avoir ôté soutien-gorge et culotte. Carol reste frigide comme une poupée gonflable malgré les caresses sur les seins, les suçons de téton et l’ardeur du mâle. Comme quoi le « faites l’amour, pas la guerre » des hippies pacifistes ne suffit pas au bonheur. Une fois l’affaire faite, elle se relève et profite d’un moment de flottement pour fuir. Poursuivie, elle se jette dans une fenêtre et tombe sur une grille hérissée de piques où elle s’empale et meurt. Est-ce un suicide ? Est-ce une réaction normale de fuite ? Est-ce une « leçon morale » pour dire que la loi du plus fort aboutit à la volonté de ne plus vivre du reste de la société ?

Devant ce désastre, Kersey ne décrit pas les agresseurs à la police qui, de toutes façons, sera inefficace ; s’ils arrêtent l’un ou l’autre, les juges décréteront des circonstances atténuantes ou un égarement psychiatrique au moment des faits. Lui préfère faire justice à sa manière : au revolver, comme un cow-boy de l’ancien temps.

Il va dès lors acheter des vêtements de pauvre, louer une chambre miteuse pour 50 $ par mois à un Chinois dans le quartier miteux, et passer ses soirées à rechercher la bande. Il s’y reprendra à deux fois avant de les abattre un à un, profitant de nouvelles agressions de leur part ou d’un deal d’armes contre drogue. Un flic de New York (Vincent Gardenia) a été appelé en renfort par la police de Los Angeles parce que le mode opératoire des exécutions rappelle celui qui avait eu lieu. Rusé, le flic suit Kersey en taxi lors de son périple nocturne mais se trouve embringué dans la fusillade avec les trafiquants et prend une balle mortelle. Kersey peut donc continuer sa traque car il lui en manque un au palmarès (Thomas F. Duffy).

Las ! Les flics mettent la main sur lui in extremis et il passe en jugement. Comme de bien entendu, le juge prononce un internement psychiatrique car sa raison était altérée au moment des faits. Le violeur fait un signe de victoire à sa mère. Kersey va s’introduire dans l’hôpital psychiatrique et finir par le tuer, non sans mal car la bête est puissante et réactive.

Pour lier la sauce, une amourette sans grand intérêt avec une journaliste de radio (Jill Ireland, épouse de Charles Bronson) s’entremêle à la vengeance. La belle a des idées libérales, milite contre la peine de mort et se trouve convaincue par « l’antipsychiatrie » (très à la mode dans les décennies 1960 et 70) qui traite en douceur les malades, ce qui leur permet le plus souvent de mieux simuler et d’échapper au pénitencier. La belle âme s’offusque de la loi du talion et ne conçoit pas « l’amour » à l’état de nature. Elle fait donc ses valises et fuit dans sa coûteuse voiture de sport racée, la Chevrolet Corvette Sting Ray convertible. L’intello-bourgeoisie refuse de regarder le réel en face, ce pourquoi un ancien acteur cow-boy réactionnaire remporte la présidence en janvier 1981.

Car si la vengeance personnelle n’est pas socialement acceptable (auquel cas, à quoi sert l’Etat ?), les carences de la police, de la justice et le laxisme moral ambiant des couches intellectuelles n’est pas plus socialement acceptable. Un juste milieu humain est à tenir entre la punition (indispensable) et la faute sociale équitablement pesée (qui entraînera réinsertion). Seul l’un des garçons a tué ; les autres ont violé. Quand Kersey donne la mort à chacun, est-ce proportionné ? Est-ce « justice » ? La froideur de Kersey face aux bourreaux, son absence de souffrance exprimée lors de l’enterrement de sa fille, l’absence d’empathie envers sa compagne journaliste, en font une sorte de machine implacable peu crédible. Est-ce voulu ? Tout citoyen ne peut s’improviser vengeur impunément.

DVD Un justicier dans la ville 2 (Death Wash 2), Michael Winner, 1982, avec Charles Bronson, Robin Sherwood, Jill Ireland, Vincent Gardenia, Ben Frank, Silvana Gallardo, Thomas F. Duffy, Laurence Fishburne, VERSION LONGUE Sidonis Calysta 2019, 1h31, standard €16.99 blu-ray €19.99

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Les figures de l’ombre de Theodore Melfi

Les mathématiques ne se trompent jamais ; elles permettent d’expliquer la structure de l’univers et restent un champ d’exploration sans limites pour l’esprit humain. Un esprit également attribué aux femmes et aux hommes, aux Noirs et aux Blancs, aux Russes et aux Américains. C’est le sens de ce film documentaire sur trois femmes noires de la NASA, mathématiciennes entrées dans le programme Mercury et Apollo au tout début des années 1960 par besoins pressants de compétences.

Comme quoi la démocratie invite à l’égalité des chances par l’efficacité des résultats. Dans l’histoire, le capitalisme aussi, jusqu’à une période récente où la spéculation avide a pris le pas sur la gestion économique.

Le documentaire est tiré directement d’un roman de Margot Lee Shetterly intitulé comme le film Hidden Figures et traduit en français sous le titre Les figures de l’ombre. Il évoque les calculatrices humaines afro-américaines Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson. Le terme anglais hidden a la même origine que le mot français hideux, mais ce vocabulaire un brin excessif et démagogique du titre n’est pas la réalité. Les calculatrice humaines, noires comme blanches, ont été reconnues par la NASA depuis de longues années et racontées depuis 1990. Le prurit féministe et raciste victimaire pourrit l’esprit américain et fait dévier la vérité vers le mythe que l’on veut croire.

Malgré cet aspect déplaisant, le film retrace avec brio et un certain humour le destin professionnel de ces trois amies qui partent au travail dans une invraisemblable vieille guimbarde bleu turquoise typiquement américaine, aussi lourde qu’une péniche.

Dans les années 1950, l’apartheid règne en maître aux Etats-Unis et les Noirs, qui plus est les femmes, se voient reléguées aux tâches subalternes et sous-payées. Le domaine scientifique est peut-être le seul qui, comme en URSS à la même époque, échappe à l’idéologie. Les calculs sont en effet imparables et ne sauraient être biaisés par les idées ou les préjugés.

Katherine devenue Johnson par second mariage (Taraji P. Henson) a été reconnue dès son lycée comme surdouée en maths. Entrée au Département de guidage et de navigation de la pré-NASA pour vérifier les calculs des ingénieurs à la main, elle est vite promue au Space Task Group après le lancement réussi de Spoutnik 1 pour préparer la course à l’espace. Les Soviétiques ont en effet de l’avance, ayant envoyé en orbite autour de la terre une chienne, Laïka, puis un homme, Youri Gagarine. Les Yankees ont peur que les Soviétiques ne mettent une bombe H en orbite ; il leur faut aller voir et surtout maîtriser les techniques.

Pour envoyer leur premier astronaute américain, John Glenn, il ne faut se priver d’aucun talent. Al Harrison, directeur du projet (Kevin Costner), ne voit que l’efficacité et intègre tous les génies qu’il peut malgré son ingénieur en chef Paul Stafford (Jim Parsons), imbu de sa science de bon élève et socialement blanc guindé. Ce qui donne quelques scènes cocasses où Katherine doit courir 800 m pour aller aux toilettes réservées aux gens de couleur et se voit attribuer une cafetière unique pour ne pas « souiller » celle des autres.

Le directeur Harrison joue le rôle que devrait jouer l’Etat en instance suprême et arbitre entre les talents : il abolit la ségrégation des toilettes (mais la maintient entre hommes et femmes, tout comme les féministes dont je ne crois pas qu’elles réclament leur abolition) et celle de la cafetière ; il introduit Katherine dans les briefings avec l’armée pour l’amerrissage des capsules afin qu’elle puisse calculer en temps réel les trajectoires. John Glenn (Glen Powell) demandera personnellement aux techniciens que ce soit Katherine Johnson qui vérifie elle-même les chiffres calculés par l’ordinateur IBM pour sa première mise en orbite : « Si elle dit qu’ils sont bons, alors je suis prêt à partir ».

Je suis effaré de me souvenir que tous les calculs se faisaient encore à la main et à la règle à calcul durant mon enfance et mon adolescence. L’informatique était balbutiante, très lourde et chère, centralisée et hiérarchiquement organisée, ce qui la réservait à quelques-uns, surtout les militaires. L’installation de l’IBM à la NASA dans le film est un morceau de folklore qu’il ne faut pas rater. Les installateurs de la machine pour les affaires à l’international (International Business Machine) ne savent pas trop comment la programmer pour l’espace et ont du mal avec les connexions. C’est Dorothy Vaughan (Octavia Spencer) qui apprend seule à l’aide d’un livre « emprunté » à la bibliothèque municipale pour Blancs le langage FORTRAN, créé par IBM en 1957, et bidouille l’ordinateur géant qui prend toute une salle, afin de lui faire cracher des données, 24 000 opérations par seconde. Elle pressent qu’avec le progrès technique, les jours des calculatrices humaines sont comptés et que toute son équipe doit se mettre au langage informatique pour s’élever au niveau et survivre. Comme quoi la technique promeut, le progrès matériel permet le progrès humain et social. Vaughan impose son sens de l’organisation et du management d’équipe.

Quant à Mary Jackson (Janelle Monáe), elle a été dans l’équipe de calculatrices Vaughan avant d’obtenir le droit de suivre un cours du soir en mathématiques et en physique pour devenir ingénieur. Elle a dû pour cela créer un précédent dans l’Etat ségrégationniste de Virginie en convainquant un juge de l’autoriser selon la loi fédérale. Elle a été aidée par l’ingénieur en soufflerie aéronautique polonais Kazimierz Czarnecki, qui travaillait avec elle. Lui est rescapé des camps nazis et ne voit pas comment on peut supposer a priori la supériorité d’une race sur une autre ou d’un homme sur une femme.

Au total, un hymne américain à la nation démocratique elle-même, consacrée par l’élection d’un Noir à la présidence. Jusqu’à l’élection du Clown vaniteux comme un paon, en réaction de petit-Blanc outré.

DVD Les figures de l’ombre (Hidden Figures), Theodore Melfi, 2016, avec Taraji P. Henson, Octavia Spencer, Janelle Monáe, Kevin Costner, Kirsten Dunst, Jim Parsons, Glen Powell, 2h01, 20th Century Fox 2017, €8.40 blu-ray €9.41

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Transamerica Express d’Arthur Hiller

Le train Trans Amérique qui relie Los Angeles à Chicago en deux jours est propice à la détente et aux rencontres coquines. George Caldwell (Gene Wilder), éditeur de jardinage, sexe et autres bricolages, compte bien se reposer avant d’aller au mariage de sa sœur à Chicago. C’est compter sans Hollywood.

Il fait la connaissance au bar d’un grassouillet représentant en vitamines (Ned Beatty), dont la E est particulièrement propice à la vigueur sexuelle, dit-il. D’autant que le balancement incessant du train incite à la chose. D’ailleurs, une ravissante blonde écluse déjà au bar des whiskies pour éluder sa solitude (Jill Clayburgh). Le représentant va draguer celle qui se fait appeler Hilly mais elle le rembarre en lui injectant le verre entier qu’il lui offre dans le slip, glaçons compris. Pour le refroidir. C’est dire si ces premières scènes situent le film : un policier comique.

Car la belle est la secrétaire particulière d’un professeur d’histoire de l’art, érudit en correspondance de Rembrandt. Il va à Chicago révéler lors d’une conférence que certaines lettres originales qu’il a découvertes remettent en cause l’authenticité de tableaux certifiés par le directeur de l’Institut d’art de la ville, Roger Devereau (Patrick McGoohan), expert à ses heures et spéculant sur les œuvres. Cela n’a pas l’heur de plaire à ce ponte et, à l’aide de trois sbires, il veut mettre la main sur ces lettres. Malheureusement le professeur est bordélique et il ne les trouve pas. D’où une interrogation musclée qui aboutit au premier meurtre.

La belle Hilly entreprend de séduire George Caldwell qui ne demande rien. On le retrouve allongé sur sa couchette, la chemise ouverte et le torse délicieusement caressé par les mains expertes, lorsqu’il voit à la fenêtre du compartiment un homme pendre la tête en bas, une balle dans la tête, avant de choir du train. Il croit avoir une hallucination, persuadé par la fille, surtout après martini, Mouton-Cadet et champagne, mais il doute… Au matin avisant le dernier livre du professeur, il découvre sa photo au dos (Stefan Gierasch) : c’est bien lui qu’il a vu mort !

Qu’à cela ne tienne, il suffit de vérifier. Hilly lui demande d’aller au compartiment du professeur, juste derrière le bar. Lorsqu’il toque à la porte, un inconnu soupçonneux lui ouvre, deux autres sont en train de fouiller les affaires. Il dérange et est expulsé manu militari du compartiment, du wagon et même du train par un géant simplet au sourire d’acier d’appareil dentaire ! Il se retrouve en rase campagne, loin de tout.

Une ferme est installée au milieu de nulle part et sa patronne est en train de traire une vache. Elle écoute son histoire qui la change de la routine animale et se propose de l’accompagner à la ville voisine. Mais ce sera en avion, un petit coucou à deux ponts, car ladite ville est à plus de cent kilomètres ! L’avion va plus vite que le train, qui ne semble pas dépasser les 80 km/h dans la première économie du monde (à l’époque), et George peut remonter dedans à l’arrêt de la ville.

Il retrouve au déjeuner Hilly qu’il a quitté avant le petit-déjeuner mais découvre qu’elle est en grande conversation amicale, sinon intime, avec Devereau. Lorsqu’il va dans son compartiment, la belle s’étonne de sa disparition du matin. Ne tarde pas à entrer, comme si de rien n’était, le directeur de l’Institut d’art qui l’a fait éjecter. Celui-ci, tout urbain, présente ses excuses pour ce malentendu, le « chauffeur » a outrepassé ses ordres en l’éjectant sur la voie. Mais le professeur va très bien, le voici qui arrive. Et George, confus, serre la main au sosie de la photo.

Tout irait bien, sauf que… Nouveaux rebondissements et deux autres meurtres que je vous laisse découvrir, dont celle du sourire d’acier avec un fusil sous-marin sur le toit du train – et nouvelle chute du train qui part tout seul. Stop laborieux jusqu’à une ville en pleine cambrousse où le shérif est aussi bouseux que son environnement et veut l’arrêter comme assassin (Clifton James). George se découvre des talents d’agent spécial, vole son pistolet au shérif, puis sa voiture que ramène son adjoint et neveu. A l’arrière, un voleur noir, Grover (Richard Pryor), qu’il délivre des menottes et qui l’aide, notamment à écouter les messages et à forcer un barrage de shérifs – mais aussi à se déguiser en Noir avec du cirage et à dansoter sur la musique de transistor pour berner la police qui surveille le train. Ce blackface ne passerait plus auprès des communautaires nord-américains bornés d’aujourd’hui – c’est dire si les Yankees sont devenus moralement bornés et politiquement cons par rapport aux années 70 !

Retour en voiture au train lors d’un arrêt en gare. George Caldwell est comme le chat, il a sept vies. Mais Devereau est obstiné et met la main sur les lettres de Rembrandt… que George récupère à l’aide de son nouvel ami Grover. Nouvelle éjection du train (comédie de répétition) mais cette fois à deux. La police de l’Etat les arrête mais le FBI est au courant par l’agent spécial descendu et cette fois George est du bon côté. Il est décidé d’arrêter le train avant l’avant-dernière station, où Devereau a l’intention de descendre après avoir brûlé les lettres originales de Rembrandt. Les Américains se sont toujours foutu de l’histoire ; elle n’est pour eux qu’une source d’antiquités à acheter et vendre, ou à détruire quand elles sont dangereuses – en témoignent les villes bombardées durant la Seconde guerre mondiale, y compris les villes normandes ou le Monte Cassino italien, ou les destructions en Irak.

Mais tout ne se passe pas comme prévu et le train fera une entrée fracassante dans les vitrines de la gare de Chicago en alerte panique. Sur un ton de parodie des films catastrophes.

L’action est prétexte aux gags mais ceux-ci ne sont pas aussi outrés que dans les décennies suivantes ; ils restent agréables à suivre, et mettent de l’ironie dans l’intrigue policière. Les décors comme les acteurs sont furieusement années 1970 et ceux qui n’ont pas connu l’époque pourront en avoir une assez juste idée. Le train est un puissant diesel qui crache des panaches de fumée bourrée de CO2 – l’écologie n’était pas vraiment la préoccupation de l’époque. Les coiffures des hommes sont afro ou longues, les pantalons patte d’éléphant et les chaussures chic des boots. Tout le monde porte costume et cravate, seuls les « hippies » sont accusés de toutes les dégradations. La clope est de mise et le whisky coule à flot. Pas de net ni de mobile, le train est la parenthèse idéale pour une autre vie en deux jours. Et le sexe s’est « libéré » de nombreux tabous.

L’Amérique se moque d’elle-même : un train qui n’avance pas, des experts filous, un professeur obstiné, un shérif de campagne dépassé, une fermière sympathique… C’est un divertissement de bon ton comme les Yankees après le 11-Septembre ne savent plus en produire.

DVD Silver streak – Transamerica Express, Arthur Hiller, 1976, avec Gene Wilder, Jill Clayburgh, Richard Pryor, Stefan Gierasch, Ned Beatty, Patrick McGoohan, 20th Century Fox 2006, €12.98

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American History X de Tony Kaye

Le melting pot américain n’est en fait qu’une salad bowl : les ingrédients ne s’y mélangent pas et chaque communauté reste entre soi, haineuse à l’égard des autres. Ce pourquoi un pompier blanc parti éteindre un incendie dans le ghetto noir se fait descendre par un dealer noir : par simple haine. Ce pompier, incarnation du citoyen américain moyen, bon époux et bon père de famille, était le père de Derek (Edward Norton), alors bon élève en Terminale.

Celui-ci, dès lors, pète les plombs : à quoi cela sert-il d’obéir à la loi si l’ambiance sociale est à l’indulgence pour les délinquants ? Si le libéralisme féminin de gauche trouve toujours des circonstances atténuantes à une minorité noire qui n’est plus esclave depuis déjà 150 ans ? Si les aides sociales et la discrimination positive profitent toujours aux mêmes, qui ne font rien pour se prendre en main ? Si les Blancs démissionnent et se soumettent à la loi des Noirs qui occupent les terrains de sport près de la plage de Venice et font de leur quartier une zone de non-droit ? L’exemple récent de Rodney King (en 1992), tabassé par les flics de Los Angeles parce qu’il les agressait après avoir été arrêté pour rouler bourré à 190 km/h est exemplaire : le coupable ce n’est pas lui mais les flics qui défendent la loi et les citoyens ! Ce que Derek ne veut pas voir est que faire respecter la loi est une chose, abuser de sa force une autre. Ni les délits, ni les inégalités, ni les injustices économiques ne justifient de transgresser la loi ou de se séparer de la nation. Même si certains se sentent plus « frères » que les autres, les états sont unis et le patriotisme doit être plus fort. C’est ce que se dit l’intelligent Derek, à qui son père a pourtant appris l’esprit critique : tout ce qu’on lit ou apprend à l’école n’est pas à prendre au pied de la lettre ; la Case de l’oncle Tom, c’était il y a plus d’un siècle et demi.

Derak s’est sculpté un corps aryen sainement musclé mais sa jeunesse le rend vulnérable aux passions et la haine est la première, équivalente en intensité à l’amour. Il aimait son père, il aime son petit frère Danny (Edward Furlong), 14 ans, qui le voit comme un dieu et s’est rasé le crâne sans acquérir une carrure comme la sienne ; il aime sa mère cancéreuse et ses sœurs vulnérables. Cet amour centré sur la cellule familiale engendre en réaction la haine des Noirs qui l’ont écornée. Il cherche un coupable pour expulser sa hargne et le mécanisme du bouc émissaire agit à plein sur son âge influençable. Il suit les conseils insidieux d’un Blanc mûr qui révère le Troisième Reich et vit de la vente de vidéos pronazies. Cameron (Stacy Keach) a fondé un gang de jeunes Blancs musclés au crâne rasé avec pas grand-chose dedans qu’il a nommé Disciples du Christ ; il joue au führer mais reste dans l’ombre, se délectant de voir la pègre défiée.

Sur le fond, pourquoi pas ? A toute communauté qui se ferme répond une autre communauté qui revendique autant de droits. Les territoires se gagnent, le respect aussi. Lorsqu’il organise un match de basket sur le terrain en bord de plage, Derek fait gagner son équipe, ce qui expulse les Noirs de la zone. Jusque-là, rien que de légitime.

Tout dérape lorsque la haine en retour de certains Noirs de l’équipe vaincue aboutit à tenter de voler la voiture du père de Derek, garée devant la maison. Alerté par son frère Danny alors qu’il est trop occupé à baiser à grands ahans sa copine gothique Staecy (Fairuza Balk), il sort en caleçon, svastika noire glorieusement affichée au-dessus du cœur et défouraille, menacé par l’un des agresseurs qui tient un pistolet. Jusque-là, c’est de la légitime défense, rien à dire dans les mœurs américaines – même si les armes en vente libre constituent selon nous, Européens, un net danger social. Mais lorsqu’il achève volontairement le second Noir blessé, un membre de l’équipe adverse qui l’avait défié les yeux dans les yeux après l’avoir frappé en plein match au mépris des règles, il va trop loin. Il lui place la mâchoire sur le rebord du trottoir et, d’un coup de talon, lui éclate la tête devant les yeux horrifiés du jeune Danny. Est-ce un rite nazi ? Une pratique esclavagiste ? Il semble que le Noir sait de quoi il retourne avant de crever.

Les flics arrivent aussitôt, alertés par les voisins des coups de feu. Derek est inculpé d’homicide volontaire et écope de trois ans à la prison pour hommes de Chino. Trois ans seulement parce qu’il est Blanc et en état de semi-légitime défense ; son codétenu Lamont (Guy Torry), un Noir à la lingerie qui le fait rire et le prend en amitié, a écopé de six ans pour avoir seulement laissé tomber un téléviseur volé sur le pied du flic qui lui attrapait le bras. Deux poids, deux mesures ? C’est ce que comprend Derek en prison.

Il n’est pas au bout de ses surprises : son idéalisme suprémaciste blanc est mis à mal par l’un des durs de la Fraternité aryenne incarcérée. Derek le voit ostensiblement trafiquer avec des Hispanos, violant le code racial idéal. Dès lors, le jeune homme comprend que c’est l’égoïsme qui mène les gens, pas les principes, et que « la race » n’est qu’un prétexte pour gagner et réussir. On ne joue pas collectif comme dans l’équipe de basket, on en profite perso pour ses trafics. Renouant alors avec « les nègres », Derek est violé sous la douche par le plus macho des Frères aryens. Après cette mésaventure et six points de suture à l’anus, il reçoit la visite du docteur Sweeney (Avery Brooks), son ancien prof d’histoire en prison, le même que celui de Danny. Il fait partie du comité ayant à juger de sa libération conditionnelle. Derek lui expose ses doutes et sa désorientation. Et celui-ci lui demande s’il s’est posé les vraies questions. Par exemple : « Est-ce que ce que tu as fait a amélioré ta vie ? »

Tout est là. La haine engendre la haine en retour, comme une vendetta sans fin ; elle aveugle sur les qualités des autres, les différents – ce dont Derek se rend compte en prison, forcé de travailler face à Lamont ; elle ne permet pas de constater avant la sortie que Lamont le protège sans en avoir l’air des viols et des blessures mortelles des Noirs, bien plus efficacement que les soi-disant « frères » blancs. Le docteur Sweeney avoue avoir eu la haine lui aussi quand il était jeune, contre les Blancs qui avaient asservi sa race et maintenaient sa communauté dans le sous-développement social, contre la société et même contre Dieu ! Mais il s’en est sorti par les études, et la culture lui a montré que le racisme était une castration de l’être, inefficace en société. C’est une réaction primaire, qu’il faut surmonter si l’on veut avancer. L’identité oui, la haine des autres pour se la constituer, non.

Lorsqu’il sort de prison après trois ans, son petit frère Danny vient de remettre par provocation un devoir d’histoire sur Mein Kampf : le sujet était de commenter un livre, ce qui choque son prof, juif et ex-amant de sa mère. Le principal est le docteur Sweeny qui connait bien les deux frères ; il décide alors de prendre en main Danny et lui offre le choix : l’expulsion ou un cours d’histoire qu’il intitule American History X. En référence à Malcolm X qui reprenait le sigle appliqué sur le bras des esclaves ; en référence au Christ qui était désigné par cette abréviation (le « vrai » Christ opposé au « faux » de Cameron ?). Mais X est aussi la valeur inconnue en mathématique, ce qu’il faut trouver. Son premier devoir sera donc de relater l’itinéraire de son frère aîné et de l’analyser.

Derek est accueilli comme un dieu par le gang de skinheads et Cameron lui fait miroiter la direction de tous les gangs qui se sont développés sur la côte ouest et qui se rassemblent. Mais il n’en veut pas ; il veut rompre avec tout ce folklore pour demeurés, avec ce ressentiment sans avenir, avec cette haine qui n’aboutit qu’à reconduire la haine – tout en profitant aux affaires commerciales de Cameron. Il le frappe, maîtrise le gros Seth (Ethan Suplee qui déclare « je ne suis pas gros, je suis costaud ! »), rejette sa copine Stacey qui ne pense qu’à briller dans le gang, jouissant quasi sexuellement de la violence et des gros muscles. Elle ne l’aime pas puisqu’elle ne veut pas lui faire confiance et le suivre. Danny, 17 ans, ne comprend pas et le violente mais Derek le calme, lui explique son itinéraire en prison et pourquoi il en est venu à penser que tout doit être différent. Son petit frère, au contraire de Stacey, lui fait confiance parce qu’il l’aime. Il le suit. Edward Furlong est très bon acteur dans les rôles de petit frère soumis.

Il rédige donc dans ce sens le devoir que le docteur Sweeney lui a demandé pour le lendemain et sa conclusion, après que Derek lui ait raconté, est celle du discours d’investiture d’Abraham Lincoln : « Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être ennemis. Même si la passion nous déchire, elle ne doit pas briser l’affection qui nous lie. Les cordes sensibles de la mémoire vibreront dès qu’on les touchera, elles résonneront au contact de ce qu’il y a de meilleur en nous. » Hélas ! Alors qu’il va pisser au collège, un Noir le descend d’un coup de pistolet, celui-là même qu’il avait défié d’un regard quelques jours auparavant. La haine demeure – la vendetta va-t-elle se poursuivre ? Le film reste sur ce suspens.

Mais l’on voit avec Trump, vingt ans après, qu’elle est sans fin parce que le ressentiment ne meurt jamais et que, plus courtes sont les idées, plus elles marquent les esprits obtus et faibles. Les Yankees ne forment pas un peuple mais une mosaïque, le patriotisme n’existe que s’ils sont attaqués sur leur sol. Entre temps, c’est chacun pour soi, le Colt dans une main pour expédier et la Bible dans l’autre pour justifier ; les financiers et le lobby de l’armement et du pétrole commandent, les riches se préservent de la racaille, les flics tuent plus de Noirs que de Blancs, l’école se délite dans le politiquement correct et la niaiserie sentimentale.

Qu’avons-nous encore de commun avec ces gens-là ?

DVD American History X, Tony Kaye, 1998, avec Edward Norton, Edward Furlong, Beverly D’Angelo, Avery Brooks, Jennifer Lien, Ethan Suplee, Stacy Keach, Fairuza Balk, Metropolitan video 2001, 2h03, standard €6.99 blu-ray €8.70

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Pulp Fiction de Quentin Tarantino

Une parodie des films américains jouée par une pléiade de grands acteurs, John Travolta, Bruce Willis, Samuel L. Jackson, Uma Thurman, Maria de Medeiros… C’est bien coupé, enlevé, dôle. Et dit en même temps beaucoup sur cette Amérique du terre-à-terre, du tout est possible et de l’égoïsme forcené.

L’univers est celui d’une bande de malfrats de Los Angeles dont le patron est Marsellus Wallace (Ving Rhames), un gigantesque Noir aux deux boucles d’oreilles. Il truque les matches de boxe pour encaisser le fric, il zigouille via ses mercenaires tous ceux qui tentent de l’arnaquer. Mais Butch le boxeur au prénom de boucher (Bruce Willis) le baise (dans son orgueil), refusant de « se coucher » au cinquième round, puis un flic pédé (Peter Greene) le sodomise (littéralement) alors qu’il avait investi la boutique d’un prêteur sur gage (Duane Whitaker) par hasard en poursuivant le boxeur.

L’histoire est celle des vicissitudes où la nécessité des armes et du machisme rencontre le hasard des gens ou des événements. Ainsi le duo Jules Winnfield (Samuel L. Jackson) et Vincent Vega (John Travolta) va récupérer une valise pleine de (probables) lingots d’or qui s’ouvre avec le code 666 (le chiffre de la Bête) dans un appartement miteux. Il troue trois adolescents apeurés qui tentaient d’exister et emmènent le troisième, le seul « nègre » de la bande (ainsi est-il traduit dans le film), Marvin (Phil LaMarr) qui est leur informateur. Mais Travolta, en se retournant dans la voiture le flingue à la main pour poser une question au garçon, lui explose la tête sans le vouloir. Les deux compères sont dans une merde noire avec du sang partout et des morceaux de cervelle dans les cheveux en poil de couille du Jules noir au volant qui aime citer les Ecritures avant de tirer. Comme s’il se croyait le bras vengeur de Dieu…

Il appelle au secours un copain du coin (Quentin Tarantino lui-même), au saut du lit à 8 h du matin. Mais sa meuf doit rentrer de l’hôpital où elle bosse – et pas question pour elle de découvrir « un nègre sans tête éclaté à l’arrière d’une voiture en bas de chez elle » ! On la comprend. Jules appelle donc le bon papa Wallace qui, s’il veut récupérer son or, doit les aider. Il envoie son spécialiste, un expert en organisation et dissimulation de traces de crime (Harvey Keitel). Il ordonne aux deux de nettoyer l’intérieur de la bagnole, de mettre le cadavre dans le coffre ainsi que leurs vêtements tachés de sang, puis de se récurer eux-mêmes aussi soigneusement que les sièges, à poil sous le jet d’eau sur la pelouse pour ne pas laisser de traces dans la salle de bain, avant de conduire la bagnole chez un casseur spécialisé. Tout disparaîtra.

Et les deux, déguisés en plagistes via short et tee-shirt trouvés dans les affaires du copain, poursuivent leur livraison d’or au père Wallace. Mais au lieu de prendre tout bêtement un taxi et de s’acquitter de leur mission, ils folâtrent, se prennent un petit-déjeuner dans un fast-food, discutaillant interminablement sur le hasard qui serait la main de Dieu. Dans l’appartement, en effet, le troisième jeune (un peu moins que les autres) qui était aux chiottes, sort en défouraillant mais rate à deux mètres les deux éléphants dans son couloir. Voilà le « miracle » : les tueurs sont indemnes et le défenseur est criblé de balles en riposte. C’est eux « en ont » et pas lui. Le machisme le plus gros est clairement affiché : celui qui a des couilles reste maître de celui qui a trop peur pour en avoir. Et plus on vieillit, plus on en a dans le mythe, contrairement à la physiologie : cela s’appelle l’expérience.

Les filles du film sont d’ailleurs considérées comme moins que rien : des putes ou des niaises. Tout se passe entre hommes, les vrais. Même la « femme » de Wallace Mia (Uma Thurman) agit comme une gourde, flirtant ouvertement avec Travolta à qui le patron a demandé de la sortir (ce qui ne veut pas dire « sortir avec », comme il l’explique à son copain le Noir un brin borné), puis se shootant une fois de trop avec les trois grammes d’héroïne trouvés dans la poche de l’imper du mec – pendant qu’il est aux chiottes (grande scène de piqûre dans « le cœur », situé largement au-dessus du sein pour les puritains !).

Les chiottes jouent un rôle prépondérant dans ces histoires, elles sont comme un destin suspendu, une bifurcation d’univers. Ainsi le boxeur, qui a fui dans un motel une fois le match terminé (en tuant son adversaire d’un coup de poing – « il n’avait qu’à apprendre à boxer »), ne trouve pas dans sa valise préparée par sa pétasse (Maria de Medeiros) la montre héritée de son père qui l’avait lui-même hérité de son père qui… Cette montre mythique avait séjourné dans le cul d’un capitaine, prisonnier des Viêt-Cong avec le papa qui y est resté, mort. Le boxeur l’a reçue tout enfant et y tient bien plus qu’à ses fringues mais la nunuche qu’il a racolé comme copine est tellement bête qu’elle a zappé. En retournant à l’appartement, où il sait qu’il peut être attendu par les sbires de Wallace, il ne se contente pas de récupérer sa montre oubliée mais entreprend de se griller des toasts ! Il avise alors un flingue à silencieux, aussi gigantesque que le Wallace, et perçoit un bruit de chiotte : le sbire est dedans et, quand il tente d’en sortir, il l’y renvoie d’une balle magnum dans le sternum.

Le problème de cohérence est que le sbire est Travolta en personne, alors que le film se poursuit avec Travolta toujours en vie. Mais l’histoire est volontairement éclatée en séquences non linéaires comme dans les magazines sur papier chiotte (pulp paper) destinés aux gosses ou aux demeurés. Travolta a déjà remis la mallette à Wallace auparavant. Il sort justement des chiottes du fast-food où son copain Jules a décidé d’arrêter après le « miracle » pour chercher le sens de la vie en nomadisant dans le monde en clochard céleste. Deux miteux, Ringo et « Lapin » (Tim Roth et Amanda Plummer), ont en effet décidé de tirer leur dernier coup ensemble en rackettant les clients et la caisse. Le Noir mate leurs envies mais les aide, bon prince, en ne les zigouillant pas à l’aide de l’Ecclésiaste comme d’habitude et en leur laissant les billets récoltés. Il n’est plus très certain d’être le bras vengeur de Dieu…

Tout a commencé dans un lieu miteux d’une aire de banlieue avec une paire de miteux qui se la joue au lieu d’entreprendre ; tout se termine de même, dans l’amoralité jubilatoire de la pop-culture yankee. Chacun repart à ses affaires comme a poor lonesome cow-boy, aussi minable qu’avant, après six morts de trop. C’est conté comme dans un magazine de pulp fiction (sexe, violence et ego surdimensionné), en récits à épisodes ayant chacun leur cohérence mais présentés comme liés.

Palme d’or au Festival de Cannes 1994, Oscar du meilleur scénario original 1995, ce film qualifié de « postmoderne » faute de le mettre dans les cases préétablies des critiques, a fait beaucoup gloser depuis sa sortie. Que m’importe : c’est un bon divertissement et il révèle le nihilisme viscéral de la culture américaine qui préfère agir plutôt que réfléchir, flinguer au lieu de discuter, se raccrochant à la Bible pour se justifier.

DVD Quentin Tarantino, coffret 6 films : Pulp Fiction 1994 – Jackie Brown – Kill Bill – Vol. 1 – Kill Bill – Vol. 2 – Boulevard de la mort – Inglorious basterds, TFI 2011, standard €52.66 blu-ray €69.96

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La honte jaune

Les gilets pouvaient avoir des choses à dire sur la fiscalité et l’organisation économique inégalitaire dans notre pays. Mais « les » gilets n’existent pas : ils se révèlent un agglomérat de pommes de terre mises dans le même sac par des médias en mal de chocs. Les premiers gilets jaunes ont obtenu qu’on les écoute et 10 milliards d’euros ont été consacrés à mettre du baume au cœur de leur malaise. Ce n’est pas suffisant car on ne règle pas une situation durable par un versement de circonstance. Mais changer de modèle prend du temps et le grand débat en est l’initiation qu’il faudra suivre dans la durée.

Débat démocratique que refusent les plus radicaux des gilets, la honte des jaunes : ceux qui aiment à casser ou à regarder autant excités qu’enamourés les plus violents casser pour eux. Ça fait du buzz, coco ! Les médias lassés autant que l’opinion après quatre mois et dix-huit baroufs de démolition systématique, ont besoin de chocs supplémentaires pour s’intéresser encore à ces gilets qui s’effilochent et dont le jaune se noircit.

Car le « mouvement » rassemblait au départ le ressentiment des classes très moyennes qui se sentaient glisser sur la pente du déclassement. Elles étaient sociologiquement les mêmes qu’en Italie dans les années 1920 et en Allemagne dans les années 1930 : une marge de manœuvre du fascisme et du nazisme. Pourquoi la France a-t-elle à cette époque résisté au « mouvement » ? Peut-être parce qu’elle était un Etat établi depuis plus longtemps, avec une identité plus forte que l’amalgame trop récent des royaumes italiens et des principautés allemandes sous la férule de la Prusse. Mais aujourd’hui ? Parce qu’il n’y a aucun projet équivalent à celui du fascisme dans l’offre politique, qu’aucun chef charismatique n’émerge (autre que la pâlotte Marine à la peine), et que les individualismes exacerbés de l’ultra-modernité sont allergiques à tout collectif, donc aux partis.

Reste le nihilisme : depuis le « ça ne changera jamais » des fatalistes qui rentrent lentement chez eux en préparant d’autres actions plus ciblées (sur l’écologie ou les salaires) aux extrémités de la violence aveugle, enivrée de son pouvoir sans limite lorsque la foule anonyme permet n’importe quel déchainement en toute impunité. Là est le fascisme : dans l’ultra-individualisme qui mandate Anders Breivic et Brenton Tarrant (suprêmes racistes blancs) et Mohammed Merah ou autres Kouachi (dévots de la lettre d’Allah au point de se croire sans aucune humilité Son bras armé) autant que les Black blocs anars qui se revêtent de noir – la couleur de la mort – pour commettre leurs méfaits. Ils sont nés en Allemagne de l’est, le pays vitrine du socialisme triomphant ; ils font des émules en Occident, pays des libertés mais du chacun pour soi.

Réclament-ils un niveau décent de revenus, d’éducation et de santé ? Pas même, ils réclament un idéal pour lequel se battre et pas un niveau de croissance. Hier d’extrême-droite poussés par Poutine pour déstabiliser la France, en pointe sur les sanctions après l’annexion de la Crimée (environ 40% des gilets jaunes au début), ils sont aujourd’hui plutôt anarchistes et d’extrême-gauche, du moins à Paris. Le grand remplacement des gilets jaunes a commencé et il menace la démocratie.

Les petits-fils de Mélenchon qui cassent du capitaliste ne savent pas qu’ils vivent en Etat de droit. Pour eux, c’est naturel ; ils ont le « droit » de manifester. Qu’en serait-il si leur chef chéri parvenait au pouvoir ? Autant Poutine que Chavez ou Castro (ces modèles politiques de Mélenchon) feraient très vite tirer dans le tas et enverraient les survivants en camp de rééducation par le travail. Cela apprendrait par la force à ces cervelles de piafs égoïstes incapables de servir le collectif, à respecter le travail des autres. Pour un kiosque à journaux brûlé sur les Champs-Elysées, cinq ans de travaux forcés à bâtir des kiosques dans toutes les villes du pays. Pour un meurtre évité in extrémis en foutant le feu à un bâtiment dont le rez-de-chaussée est une banque, vingt ans de goulag.

Est-ce à ce genre régime qu’ils aspirent ? Est-ce à ce genre de régime qu’ils poussent les citoyens modérés prêts à voter autoritaire pour endiguer l’intolérable ? Lorsqu’on les attrape, ces petites frappes, ils apparaissent tout aussi soumis que les autres à la Consommation mondialisée venue du modèle yankee : Smartphone Apple dernier cri, YouTube évidemment où ils se mirent, Facebook où ils commentent leurs exploits, Twitter pour dénigrer et injurier tous ceux qui ne sont pas de leur bande, chaussures Nike et jean Lewis, rock alternatif US dans la tête. Ils sont les frustrés de la marchandise, les laissés pour compte de la globalisation heureuse, les nuls de l’emploi – ce pourquoi, comme des gamins vexés, ils cassent les jouets. Que personne n’en jouisse puisque je n’y ai pas accès !

La démocratie, c’est autre chose : c’est participer au grand débat, apporter sa contribution, voter aux élections, se proposer pour agir à son niveau – dans les associations, les communes, les partis.

Le contraste est flagrant entre des gilets jaunes en capilotade, qui marchent en rond, et les marcheurs pour le climat de la génération d’après. Les nihilistes adultes destructeurs du monde sont dépassés par l’espoir plein de vie de la jeunesse en fleur. Malgré leurs naïvetés et l’emprise de la mode les adolescents, menés le plus souvent par les adolescentes, sont dans le positif – pas dans le négatif. Ils pensent au futur, pas au no future.

D’ici peu, on ne parlera plus des gilets jaunes, ces patates égoïstes du sac sociologique ; mais on continuera à parler des filles et jeunes, cet espoir collectif en un demain vivable.

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Philip Roth, Goodbye Columbus

Philip Roth est Juif américain, né à Newark en 1933. Pour son premier livre, publié à 26 ans, il livre six nouvelles dont la première – un petit roman – donne son titre au recueil. Le tout est à la fois ironique et vécu, implacable et tendre. L’écrivain est incisif avec les membres de sa communauté mais il les analyse en tant qu’individus, non en tant qu’ethnie. En ces années cinquante, le lecteur peur mesurer combien l’Amérique restait une mosaïque de communautés ethniques qui se côtoyaient sans se fréquenter, chacun vivant en son milieu sans guère en sortir.

Ou avec les difficultés des préjugés et le malaise de se tenir en société. Tel est le thème de la première nouvelle où Neil courtise Brenda, un jeune homme et une jeune fille, sauf que tous deux sont Juifs. Mais si l’une habite le quartier chic, l’autre demeure dans ce Newark laborieux à peine sorti de la pauvreté. Lui est obligé de travailler à la bibliothèque municipale pour financer ses études dans un lycée modeste tandis qu’elle, fille chérie des Eviers et lavabos Patimkin, part à l’université Harvard. L’amour est-il possible entre modeste et nouveau riche ? Les parvenus ont gommé leur judéité pour singer les WASP et sont comme eux décérébrés par le sport et le commerce. Ils ne parlent que de ça qui est leur seule culture. Neil en Christophe Colomb de quartier explore ce continent inconnu pour lui qui est une face de l’assimilation.

Car on ne nait pas Américain, on le devient. Il faut pour cela accepter le compromis entre ses traditions ethniques et la vie en commun. Les Patimkin en sont incapables et « l’amour » sera résumé à quelques scènes de sexe sans lendemain. Neil en est capable et il le comprend grâce à un jeune Noir dans les 12 ans qui vient à la bibliothèque lui demander les « teintures » ; il veut dire les peintures – et tombe fasciné par les tableaux de Gauguin. Non pour se titiller la queue, comme d’autres de son âge selon le gardien, mais pour rêver à ce paradis impossible des femmes nues de Tahiti, bien loin de celles de son quartier sordide du bas de Newark. Neil est entre les deux : sorti des bas-fonds, il n’accède pas encore au milieu huppé. Telle est la condition du petit-bourgeois né Juif mais qui veut devenir écrivain américain.

L’appartenance ethnique n’est pas une essence mais une contrainte et la rébellion est une façon de choisir d’être comme les autres. C’est le cas d’Epstein, juif de la soixantaine qui entretient exceptionnellement une liaison avec sa jolie voisine car il en a assez de la vie terne qu’il mène avec sa femme. Il choisit l’amour et la mort plutôt qu’une longue vie trop normale. Lui aussi est en rébellion. Tout comme le personnage de L’habit ne fait pas le moine, adolescent qui se lie au lycée avec deux délinquants italiens ; l’un ment sur son talent au sport, l’autre se défile lorsqu’il s’agit de savoir qui est responsable d’un coup de poing qui a brisé une vitre lors d’un défi de boxe. L’ado comprend qu’en société américaine ce qui compte est l’apparence, pas la réalité, et qu’être « fiché » comme délinquant ou simplement pour un premier incident vous suivra toute la vie.

La conversion d’Ozzie montre un gamin de 13 ans en butte à son rabbin : Freedman (affranchi) contre Binder (lié). Le religieux est psychorigide, il « croit » et applique la Loi – point à la ligne. Quand le garçon lui pose des questions logiques, il s’énerve et va jusqu’à le gifler. C’est alors la révolution dans le cœur de l’adolescent : il court se réfugier sur le toit de la synagogue et menace de sauter. Ses copains l’encouragent, les pompiers tendent un filet, sa mère punitive apparaît. Et c’est contre tous ceux-là, les soumis, les normatifs, les punisseurs, qu’Ozzie se révolte. Son chantage à mettre sa vie en jeu lui permet de les obliger à l’écouter, à genoux, et à avouer comme lui que si « Dieu est tout-puissant », il peut fort bien faire enfanter une femme sans père comme le disent les chrétiens. Qu’il est donc imbécile d’être aussi intolérant.

Dans Eli le fanatique, des Juifs assimilés vivant dans un quartier paisible autrefois habités par des protestants se trouvent brusquement en face de Juifs rescapés de la Shoah qui s’affichent en caftan noir et chapeau archaïque. Eli est l’avocat mandaté par la communauté pour faire déguerpir ces gêneurs. Comme Neil et Ozzie, Eli se découvre en médiateur : ni fanatique, ni assimilé, il tente de concilier ses racines avec la modernité, sa judéité avec l’Amérique. Loi négociée entre les hommes pour s’entendre, ou loi dictée par Dieu et applicable une fois pour toutes ? Dans sa lettre d’avocat, Eli dit comment résoudre ce qui arrive aujourd’hui en Europe, où les islamistes agissent comme hier les juifs intégristes : « Pour atteindre cette harmonie, les Juifs comme les Gentils ont dû renoncer à certaines de leurs pratiques les plus extrêmes afin de ne pas se choquer ni s’offenser mutuellement. Une telle entente est assurément souhaitable. Si de telles conditions avaient existé dans l’Europe d’avant-guerre, la persécution des Juifs (…) n’aurait peut-être pas pu être menée avec un tel succès – n’aurait peut-être pas été menée du tout » p.207 Pléiade. Ce que ces propos de bon sens prouvent, est que les islamistes d’aujourd’hui cherchent à provoquer la persécution et la guerre civile afin de se poser en martyrs – et de soulever, croient-ils, les musulmans contre le reste du monde pour le convertir tout entier. Un rêve de fanatique que la seule façon de contrer est de garder son bon sens et d’appliquer les lois de la république.

Eli va trouver le directeur de la yeshiva récemment installée et le convainc de faire changer de costume son intendant tout en noir. Sauf que les nazis lui ont tout pris sauf sa religion et cela est symbolisé par son costume : il n’en a qu’un. Eli lui en donne deux des siens pour qu’il apparaisse « normal » dans le quartier. Ce qui est fait – mais l’autre lui donne en retour son costume noir, usé. C’est alors qu’Eli l’essaye et se coule dans cet habit ancestral. Tant de noir l’habite qu’il a comme un trou au fond de lui : l’impensable de la Shoah dans une Europe pourtant civilisée. Il se balade en cette tenue et les gens du quartier qui le connaissent croient à une dépression – autre façon juive à la suite de Freud de vouloir se changer. Un fils lui naît ce jour-là, mais le costume le fait interner.

Vivre en Juif ne signifie pas rester entre soi ni favoriser exclusivement sa communauté, tentation facile dont il est aisé pour chacun de trouver des exemples. Défenseur de la foi met en scène un appelé juif manipulateur en toute candeur et son sergent juif au nom de leur commune appartenance. Mais ne sont-ils pas tous deux dans la même armée « américaine » ? L’éthique va s’opposer à l’ethnique, l’universel à l’appartenance. Le sergent Marx, après avoir combattu en Europe, a vu les ravages de l’antisémitisme – mais il soupçonne qu’il peut être né des privilèges que les Juifs se consentaient entre eux en excluant les autres… Il se reconnaît dans l’appelé Grossbart mais surmonte sa tentation au favoritisme pour une loi supérieure : celle de la patrie commune, les Etats-Unis. S’il accorde une permission pour une fête juive, il n’exempte pas l’appelé d’aller en guerre dans le Pacifique – comme les autres – car ce serait un passe-droit.

Bien écrit, souvent satirique, d’un réalisme impitoyable, disant le bon des humains comme leurs travers, cette première œuvre mérite qu’on la lise : elle a passé les décennies.

Philip Roth, Goodbye Columbus, 1959, Folio 1980, 359 pages, €8.30

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

 

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Tom Wolfe, Le bûcher des vanités

Voici un livre américanissime. Gros succès à sa parution, il y a vingt ans, aux Etats-Unis. Il aide toujours ceux qui, en Europe, cherchent à comprendre ce pays et cette époque. Mieux que le livre d’un sociologue, ce roman d’un journaliste à l’œil aigu et méchant livre un inventaire à la Bourdieu – en plus lisible. Voyeurisme, jalousie de classe, absence de références : l’auteur ne se pose pas en juge, faute d’un point de vue alternatif. Il n’a rien à proposer et ce constat de réalité est ce qui fait toute la force du livre. Tom Wolfe s’imbibe du milieu et recrache ses tics en une caricature plus vraie que nature. Son Amérique a préparé celle de Trump, dont la bouffonnerie et l’effarant néant intellectuel et spirituel éclate dans le moindre tweet du président.

Le personnage principal du roman est un WASP riche et dans le vent, à l’itinéraire classique : père avocat connu, études à Yale, appartement newyorkais sur Park Avenue, épouse décoratrice, calculatrice et snob, emploi de golden boy à Wall Street. Il appartient à cette haute société bien dressée, isolée et à courte vue. Pourquoi voir plus loin quand on est bien ?

Un soir, il se retrouve par hasard dans le Bronx avec sa maîtresse, face à deux jeunes Noirs prêts à le racketter. Dans la lutte brouillonne où la peur joue le premier rôle, la voiture touche l’un des jeunes. C’est le début d’un engrenage. Les médias se déchaînent, manipulés par des politiciens démagogues et des journalistes en mal de scoop. Les protagonistes deviennent des emblèmes de classe et des champions de camp. Personne ne se préoccupe de ce qui s’est vraiment passé, « on » veut un exemple, montrer que « la justice » – qui condamne chaque jour son lot « de Blacks et de Latinos » – peut aussi condamner un WASP de Park Avenue et le traiter sans faveurs particulières.

De l’univers d’origine, il ne reste rien. Le rêve américain offrait le choix entre la Morale et l’Enfer, la réussite et l’échec – soit à l’arrivée Park Avenue et le Bronx. Wall Street, où les opérateurs se veulent les maîtres du monde est surtout une jungle où chacun lutte pour la vie sociale. Les Noirs, porte-parole de leur communauté, sont aussi arrivistes et corrompus que les Blancs. Le maire ne pense qu’aux élections prochaines, le procureur qu’à son avancement, l’avocat qu’à l’argent de son client, l’évêque (noir) qu’à son statut, le « révérend » (noir) qu’à son pouvoir et à son prestige. Chacun suit son chemin personnel, trace à coup de machette sans égard pour les autres son chemin dans la jungle qu’est la société hyperindividualiste. Tant pis pour la morale, la vérité, la loi, l’humanité, la religion… Aucun scrupule : tout est bon pour atteindre ses fins. Même les solidarités de classe ou de lignage disparaissent dans ce struggle for life social : les Noirs manipulent les Noirs, les employeurs lâchent leurs subordonnés, les femmes laissent tomber leur mari et les amants leur maîtresse.

A New York, vous n’existez que lorsqu’on parle de vous. Chacun cherche donc à faire des coups d’éclat pour obtenir ce « quart d’heure de célébrité » qui le fera exister socialement. Le journaliste minable remuera la merde et travestira le réel pour offrir « un putain de bon sujet explosif » – selon la vulgarité de langage habituelle à l’inculture crasse de tous les personnages. L’avocat médiocre fera jouer la solidarité de sa communauté irlandaise et tirera des traites sur « la banque des faveurs ». Le révérend voudra prouver qu’il s’occupe de ses ouailles en occupant les tabloïds, le maire guignera les voix du Bronx pour être réélu…

Lorsque rien ne vous arrive, affichez toujours votre appartenance, cela peut vous servir : menton de Yale, costume à 2000 $, chaussures de chez Machin (une marque de luxe) ; votre femme sera décolorée et émaciée telle que le veut la mode. Si vous êtes Noir, vous porterez des Reebok blanches et adopterez le « pimp roll », cette démarche chaloupée des singes ou des maquereaux, les muscles roulant sous le tee-shirt collant.

Chacun regarde l’autre pour l’évaluer. Non avec l’œil humain et humaniste mais avec les rayons X de l’appartenance. Idéal du robot : faire ce que l’on est censé faire, pas plus ; montrer de quelle fabrique sociale on sort à la chaîne ; afficher toutes ses références de conformité (langage, attitude, vêture, marques commerciales). La classe, c’est la classification. Les nègres sont « de couleur » et les femelles des « féministes », les hommes n’ont qu’à bien se tenir, quant aux homos, s’ils sont joyeux (eh oui, gay veut aussi dire joyeux), ils sont étiquetés comme tels et réduits à leur masculinité incomplète. Et si vous « êtes » latino ou « musulman », vous avez une tache indélébile tatouée sur le front.

Voilà l’Amérique. Hier, lorsque je l’ai lu en 1989, je pouvais penser que ce pourrait être notre avenir ; aujourd’hui, cela ressemble de plus en plus à notre présent ! Un roman à lire si vous ne l’avez jamais fait, juste pour comprendre ce qui nous arrive. C’est en plus un vrai thriller avec suspense qui se dévore avec jubilation.

Tom Wolfe, Le bûcher des vanités, 1988, Livre de poche 2001, 917 pages, €9.90, e-book format Kindle €11.99

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Arnaldur Indridason, Le lagon noir

Comment se renouveler lorsqu’on a usé son héros jusqu’à la corde ? En remontant au temps de sa jeunesse. Erlendur n’est alors qu’inspecteur, nous sommes au début des années 1970. Il a quitté l’école à 16 ans, travaillé un peu dans la police à pied avant d’hésiter longtemps (trois ans !) à intégrer la brigade criminelle, sur les instances de sa directrice Marion Briem. Celle-là même qu’il verra mourir d’un cancer, des années plus tard, lors d’une de ses enquêtes. Marion a décelé chez ce policier taiseux et lourd une obstination de chasseur toute policière. Et cette qualité va lui servir.

En se baignant dans un lac artificiel créé par une centrale thermique, où la boue calme les démangeaisons de la peau, une femme découvre avec horreur que ce qu’elle prenait pour une vieille chaussure n’était que la partie émergée d’un homme mort portant des santiags. Sauf que l’autopsie va révéler qu’il ne s’est pas noyé mais est cassé de partout, comme s’il était tombé de haut. Et qu’un hématome sur la nuque montre qu’il ne s’est pas jeté tout seul.

Dès lors, qui l’a fait ? Pourquoi le tuer ? Et déplacer son cadavre si loin de tout ?

Ne serait-ce pas à cause de ce cancer islandais qu’est la base militaire américaine de Keflavik, ouverte en 1951 en pleine guerre froide ? Mise en sommeil en 2006, la base a été réveillée récemment face aux menées belliqueuses de Poutine. Or l’Islande qui n’a pas de forces de défenses et dont les policiers ne portent aucune arme, s’est mise sous le bouclier OTAN. Les Américains y basent des avions, laissent une garnison de 1900 hommes au plus fort de leur présence, et assurent la maintenance des appareils tout en convoyant de mystérieuses cargaisons par gros porteurs Hercules remisés dans de gigantesques hangars. Cet état de fait choque une minorité importante des habitants de l’île, alors que la majorité y voit surtout l’opportunité économique d’avoir du travail, de vivre de la sous-traitance, d’offrir des marchandises nouvelles et d’ouvrir au monde.

Erlendur serait plutôt du côté des premiers, d’origine paysanne du nord isolé de l’île et méfiant envers tous les changements. « Il avait quelque chose de vieillot et d’anachronique, ne parlait jamais de lui, n’appréciait pas vraiment la ville et ne s’intéressait pas au présent sauf pour exprimer son agacement face à l’époque actuelle », est-il décrit p.171.

L’homme mort découvert dans le lac ne travaillait-il pas à la base américaine ? De fil en aiguille, les enquêteurs vont découvrir la face cachée des relations entre Américains et Islandais, les trafics, les jalousies, les dissimulations. Et l’aboutissement ne surprendra personne, même s’il a été durement amené. Il faudra toute l’astuce des Islandais pour découvrir la vérité et la faire reconnaître, les Américains craignant l’espionnage et gardant un complexe de supériorité quasi raciste envers ces péquenots d’Islandais en ces années 70. Le lecteur ne ressentira aura aucun frisson mais se délectera lentement du pas à pas de l’enquête qui avance à son rythme, dans la lenteur nordique de ce peuple d’introvertis. Faire parler quelqu’un là-bas n’est pas simple !

L’inspecteur en sait quelque chose, lui dont la marotte est de lire les récits de disparitions. Ceux qui connaissent le personnage savent qu’il a perdu son petit frère lors d’une tempête de neige dans le nord lorsqu’il avait huit ans et qu’on ne l’a jamais retrouvé. Ce pourquoi toutes les disparitions sont pour lui une obsession. Il va par exemple doubler son enquête criminelle d’un hobby : retrouver la trace d’une jeune fille qui a disparu entièrement entre chez elle et son école, dans les années cinquante. Elle aurait connu un garçon du quartier pauvre et mal famé de Camp Knox (d’où le titre islandais), cet ensemble de baraquements construits par l’armée américaine durant la Seconde guerre mondiale et qui a servi de logements à la population islandaise durant les années de pénurie après-guerre. Les GIs de la base de Keflavik apportaient de chez eux les tous derniers disques à la mode et les jeunes Islandais en étaient très friands. Est-ce la cause de la disparition de Dagbjört ?

En reprenant l’enquête à sa cadence lente et besogneuse mais implacable, l’inspecteur Erlendur va résoudre aussi cette seconde affaire. Il le fera seul, en même temps que la première dont son chef assurera le dénouement.

Presque tout est noir dans ce roman : en premier lieu le temps, gris et venteux, en général glacial avec la nuit très longue en hiver ; en second lieu la vie qui n’est pas drôle, l’économie étant rudimentaire jusque dans les années 1980, fondée sur les métiers rudes de l’agriculture et de la pêche ; en troisième lieu le tempérament fermé et peu expansif des habitants, portés à ne pas s’occuper des affaires des autres et à résoudre leurs problèmes au brennivin (le brandy local). Il faut du temps et de la psychologie pour désarmer les défenses des uns et des autres, il est nécessaire de revenir à la charge sous plusieurs angles, de passer par-dessus ou par-dessous les barrières érigées. Ce n’est pas simple, mais c’est ce qui donne ce plaisir de lire le Simenon islandais.

D’autant que l’auteur, se sachant désormais publié à l’international, en rajoute un peu sur l’identité islandaise. Erlendur ne savoure-t-il pas p.126 « de la raie faisandée à la graisse de mouton fondue » ? Un plat typique d’un pays de pêcheurs longtemps sans moteur aux bateaux ni frigo à la maison, dont l’odeur est particulièrement repoussante à nos narines délicates… Mais c’est un trait indubitable d’humour nordique !

Arnaldur Indridason, Le lagon noir (Kamp Knox), 2014, Points policier 2016, 382 pages, €7.90, e-book format Kindle €7.99

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Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre

Vaste programme que ce livre qui se veut un roman ! Comment parler de Dieu sans paraphraser la Bible ou tomber dans l’essai indigeste ? L’auteur, toujours brillant, s’en tire par une pirouette : des chapitres philosophiques soigneusement dictés sur le ton de la conversation, afin qu’il ne subsiste aucune obscurité de « langue écrite », alternent avec des fragments d’histoires, véridiques ou romancées. A 92 ans, Jean d’Ormesson vient de passer de l’autre côté de la vie et saura peut-être enfin ce qu’il en est.

« On fait avec ce qu’on a », ose dire Jean d’Ormesson en langage familier. Un peu de l’œuvre de Dieu s’attrape dans l’histoire. Nous voici donc plongés dans l’époque favorite de l’auteur, celle de l’Empire et des amours de Chateaubriand. L’écrivain est pris comme type d’homme exemplaire autour duquel gravitent diverses destinées. Sa vie est un fil qui permet de tirer d’un coup l’écheveau emmêlé des histoires particulières censées donner, elles, l’idée de l’histoire majeure, contemplée par Dieu dans ses hauteurs – à supposer qu’il existe.

C’est ainsi que le capitaine du bateau négrier qui transporte un jeune Noir n’est autre que le père de Chateaubriand, que ce nègre parmi les autres est le fils mêlé d’une Sénégalaise et du comte de Vaudreuil qui sera amant de Gabrielle, et peut-être d’Hortense Allart qui… mais arrêtons-là ces correspondances infinies qui sont l’un des charmes du livre. Elles sont contées par courts fragments par un concepteur qui sait captiver son auditoire en quelques lignes.

J’écris bien « auditoire », car Jean d’Ormesson semble écrire comme il converse, c’est-à-dire avec toute l’élégance classique des salons d’hier. La familiarité s’allie avec une belle fluidité dans les tournures aimables de la langue française. Le lecteur y sent l’influence de Chateaubriand bien-sûr, mais aussi de Stendhal qui n’hésitait pas à aller droit au but, de Saint-Simon qui ne manquait jamais une satire, et même de Flaubert, le côté laborieux du « gueuloir » en moins. Dieu, qu’il est agréable de lire Jean d’O !

Ce compliment global n’empêche nullement de dénoncer quelques longueurs dans la partie « essai » qui assaisonne dans le roman. Redites incantatoires, répétitions en termes différents, monologues de théâtre qui durent – comme si Péguy en avait été l’inspirateur. De grâce, usez de le la gomme et des ciseaux, Monsieur l’écrivain, vous n’en serez que mieux compris ! Si vous avez voulu montrer que tout discours sur « Dieu » n’est qu’alignement de mots et rebutante scolastique, vous avez presque réussi. Heureusement que vous enrobez le lavement d’anecdotes historiques séduisantes, ce que vous appelez « un mot d’esprit infini ».

Quelques remarques surnagent qui méritent d’être retenues.

A l’origine (s’il y en eût une) le rien et le tout étaient confondus. Dieu flottait, infini, immobile (incréé par sa créature ?). Un grand mystère est cette idée de l’Autre qui a traversé Dieu, être parfait qui se suffit à lui-même. Plutôt que rester Narcisse à se complaire dans son reflet, il a l’idée d’une manifestation à être et à aimer. Dieu crée l’Autre, c’est-à-dire Lucifer et sa liberté, donc le mal qui est opposition à l’immobilité repue de Dieu. Sans cette liberté, toute création resterait confondue en Dieu. L’orgueil du Diable est plein de Dieu, mais enivré de lui-même comme ce que Dieu ne veut pas être. Ainsi naît le mal dans le bien. Le mal était nécessaire, faute de quoi le monde n’aurait pu exister. Contenu en Dieu, il ne devait d’être distinct que par la liberté qui y règne. L’imperfection permet le malheur et les crimes, mais aussi les grandes choses, plus précieuses encore, que sont l’amour, la générosité, la conquête du bien. Un jour l’expérience cessera avec « la fin » du monde et la réconciliation en Dieu sera générale. Tout retournera dans tout, au sein de Dieu l’Unique et incréé. Et le tout et le rien seront à nouveau confondus…

Vous suivez ? Pour notre savoir scientifique bien parcellaire, l’univers serait né d’une boule de matière dense qui aurait explosé. Le temps, donc l’espace, sont la conséquence de ce Big Bang originel. Dans le futur, cette expansion est vouée à se ralentir ; l’univers dilué se ramassera à nouveau, jusqu’à la concentration propice à une nouvelle explosion. Peut-être – nous n’en saurons jamais rien. Y avait-il un « avant », y aura-t-il un « après » ? Il est beau de laisser la pensée dériver parfois dans les rêves cosmiques. Cela apaise et grandit.

Justement, « Dieu », qui est-il ? Comment des êtres humains limités et éphémères peuvent-il concevoir leur inverse complet, infini et éternel ? Jean d’Ormesson a cette jolie formule « On ne parle pas de Dieu, on parle seulement à Dieu (…) Je ne parle que de mes rêves, qui sont les rêves d’un homme. Mais, qu’on le veuille ou non, Dieu fait partie de ces rêves. Tout homme, un jour, s’est interrogé sur Dieu » 1.XXV p.111. Le politiquement correct féministe exigerait qu’on parlât « d’être humain » plutôt que de « l‘homme », mais le neutre latin passé en français s’est simplifié au masculin.

L’être humain donc, est partie de quelque chose qu’il imagine, qui n’est peut-être qu’un rêve, qu’un désir de Père, qu’une projection compensatoire aux humiliations et souffrances de la vie – mais un rêve qui le dépasse, l’inclut et le comprend. « C’est cet ensemble que j’appelle Dieu ». Ainsi évoque-t-on brillamment un mystère. « Je n’ai pas dit : voici Dieu. Je dis : les rêves sont les idées. Et les idées sont réelles » – tout simplement.

Mais cette simplicité masque la question des origines : « Puisque j’ai dû venir, puisque je serai venu – et peut-être par hasard, ou peut-être par nécessité – je n’oserai pas soutenir que je suis venu tout seul et par mes propres forces. Je le crois, je le sens, je le sais, j’en suis sûr : j’ai été porté par quelque chose. Par quoi ? Qui me le dira ? Par le temps, par l’histoire, par l’ensemble des hommes, par les lois de la nature. C’est tout cela que j’appelle Dieu. Le vocabulaire est libre et j’ai l’âme généreuse : j’ai été créé par Dieu » p.114. De la croyance à la certitude, la démarche se tient, même si elle peut n’être ni la mienne, ni la vôtre.

Mieux encore : « Nous autres – je veux dire les hommes – nous manquons de sérieux à un point stupéfiant. Nous nous occupons de tout, sauf du tout – je veux dire de Dieu. Je ne croirai à rien. Ôtez tout : je crois à ce qui demeure. Par un prodigieux paradoxe, qui est la clé de ce livre, lorsque vous ôtez tout, ce qui reste, c’est tout. Le premier tout, c’est des détails, des anecdotes, la futilité du savoir, la frivolité du pouvoir. Le second tout, c’est tout. C’est Dieu ». Et paf ! Pour ceux qui l’ont reconnu, Descartes n’a qu’à bien se tenir.

Mais ce n’est pas fini. Je ne connais pas de croyant pour se coucher et laisser Dieu faire, dit encore l’auteur (même en islam qui signifie « soumission »). Plus on croit, plus on est persuadé que le devoir consiste à agir au nom de Dieu – à sa place. Croire est adhésion, et toute adhésion est action. Dès lors, que Dieu existe ou non, peu importe – du moment qu’il est réel dans l’esprit des hommes et qu’il est un moteur qui les pousse à agir. A l’inverse, je ne connais pas d’incroyant, poursuit Jean d’Ormesson, qui ne cherche un jour ou l’autre à penser l’univers comme une totalité et à lui donner un sens. Et ce sens peut être le mal, ou le hasard, ou l’histoire, ou la nécessité, ou l’absurde, ou le néant – c’est pourtant encore un sens. Vous avez entendu, lecteurs lettrés, l’écho de Dostoïevski, de Marx, du biologiste Jacques Monod, de Camus, de Sartre. Même les fous ont leur logique. Le monde n’a peut-être pas de sens, les hommes lui en prêtent encore un.

« Cette totalité, et ce sens du croyant, c’est ce que j’appelle Dieu » : puissant, non ? Rien que pour cette virtuosité de l’intellect qui fait bouillir les idées en jonglant avec les concepts, et pour le charme infini des anecdotes qui s’enfilent l’une à l’autre comme dans un coït amoureux, je vous conseille de lire ce gros livre. On en ressort différent : pas converti, mais plus intelligent.

Jean d’Ormesson, Dieu, sa vie, son œuvre, 1980, Folio 1986, 526 pages, €9.30

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T. C. Boyle, Water Music

Premier roman écrit en trois ans d’un auteur américain né en 1948, il reprend la biographie romancée de l’explorateur écossais Mungo Park sur le fleuve Niger et l’entrecroise avec le destin à la Dickens d’un titi londonien inventé, Ned Rise. Drôle, picaresque, aventureux, ce gros roman joyeux évoque la misère et le rêve, ce qui pousse les êtres humains à entreprendre pour s’en sortir, malgré la bassesse des passions et l’hypocrisie de la société.

Les Water Music (musique sur l’eau) sont trois suites orchestrales composées par le musicien anglais Georg Friedrich Händel pour le roi George 1er (1660 – 1727). Une barque de 50 musiciens accompagnait la barque royale lors de son voyage sur la Tamise. Mungo Park, né en 1771, était un grand blond athlétique obsédé de savoir si le fleuve Niger coule vers l’ouest comme l’affirme Léon l’Africain dans l’antiquité, ou vers l’est comme l’affirme le bon sens. En fait, le Niger s’écoule d’abord vers le nord-est avant de faire une boucle aux marges du désert pour couler vers le sud et se jeter dans le golfe de Guinée.

Le roman cueille l’explorateur à 24 ans lorsqu’il est prisonnier du musulman fanatique Ali Ibn Fatoudi qui traite les chrétiens comme des bêtes sur ordre d’Allah. Esclave, « Mungo Park exposait ses fesses nues aux yeux du hadj… ». Dans l’Amérique encore politiquement incorrecte de 1980, les musulmans n’étaient pas épargnés : pas tous, seulement les intolérants et bornés, chasseurs d’esclaves et pourfendeurs de nègres. « Pour les Maures, ce type de village est une proie facile il n’y vit que des Caffres, autrement dit des infidèles, et il est du devoir de tout bon musulman de répandre la parole d’Allah partout où il le peut. Sans compter que ces Caffres sont notoirement connus pour leur incapacité à se défendre. CQFD. : proies faciles. Les Noirs illettrés de Jarra, des Mandingues pour la plupart, ont le bon goût de tomber dans la catégorie des Caffres même si, de fait, ils ont presque tous adopté les principes de la religion islamique. Les Maures regardent leurs tapis de prières, leurs sandales et leurs djoubbas, observent leurs visages noirs et plats. Ils ne s’y laissent pas prendre. A leurs yeux, les habitants de Djarra appartiennent à une sorte de sous-espèce, à une race infrahumaine qu’Allah a chargé de traire les chèvres et de beurrer les tartines du Peuple élu, entendez eux-mêmes. Voilà pourquoi ils considèrent que bétail, enfants, femmes, grain, bijoux, cases et vêtements, tout ce qui a le malheur d’être caffre leur appartient de plein droit » édition Pocket 1990 p.110.

La suite est une série d’aventures dans les pays barbares, entre Maures cruels et Noirs avides, sous un climat ou bien ardent ou bien diluvien, parmi les bêtes et les parasites ; son guide et ami Johnson, nègre lettré féru des œuvres complètes de Shakespeare reliées pleine peau, est happé par un crocodile de six mètres de long. Mais Mungo s’évade, Mungo guérit, Mungo regagne l’Angleterre, où son livre de voyage connait un énorme succès.

Il se marie, fait quatre gosses en sept ans à sa femme (presque comme l’auteur, qui en a trois), puis repart malgré elle et ses petits, pour une nouvelle expédition sponsorisée par la couronne afin d’ouvrir le commerce africain avant les Français (Napoléon 1er taille des croupières au Royaume-Uni en ces temps-là). Malgré la saison des pluies, les maladies et son incompétence diplomatique à négocier le passage, Mungo Park parvient à suivre le Niger sur 1600 km avant de sombrer, noyé, aux portes de Boussa. Son second fils Thomas, qui lui ressemble, partira sur ses traces mais mourra des fièvres. Seul de son groupe survit un Anglais tout nu, qui charme les pygmées avec sa clarinette. Ce Blanc est le personnage de Ned.

Il est tout droit sorti de Dickens, enlevé enfant à sa mégère pour être vendu à Londres, survivant d’expédients, offrant sa bouche et son corps, dit l’auteur en verve, il parvient à monter adulte quelques entreprises comme un numéro de cabaret sexuel et la vente de caviar de la Tamise, avant d’être filouté par vengeance, arrêté et pendu… d’où il ressuscitera quelques heures plus tard, mal étranglé par le bourreau pressé. Envoyé au bagne de Gorée pour avoir franchi les limites d’une ferme en Ecosse et être passé pour braconnier alors qu’il ne voulait retrouver que son ex-fiancée. N’ayant plus rien à perdre, il s’engage aux côtés de Mungo Park pour sa seconde expédition de 1805 et lui devient bientôt, dans l’impéritie générale, indispensable.

Les deux histoires parallèles ne se croisent que page 478, mais s’unissent jusqu’à la fin, où elles se justifient. « Un homme facile à convaincre, ce Mungo Park, un fou égoïste. S’il ne lui avait pas repris les rênes, il y a longtemps qu’ils seraient tous morts. Cela dit, Ned ne lui veut aucun mal, le bonhomme lui est plutôt sympathique ; il a un but, il s’accroche (…) Que Mungo soit un vaniteux dévoré d’ambition, égoïste, aveugle, incompétent, infatué de lui-même, n’empêche pas qu’il ait un projet dans la vie, une raison d’être » p.649. Ned va donc efficacement seconder Mungo, et se presque noyer avec lui à Boussa. Mungo n’en sort pas, Ned si. Comme les chats, il a sept vies.

Le lecteur est pris et emporté dans le tourbillon des aventures de Mungo en Afrique et dans les espoirs et les déboires misérabilistes de Ned à Londres. Nous sommes dans le réalisme romantique, curieux mélange d’où l’idéalisme est absent mais les misères prétextes à rebondir. C’est une véritable leçon de vie que nous livre l’auteur en ce roman-fleuve, le Niger étant le prétexte à évoquer la vie qui roule malgré tout.

Tom Coraghessan Boyle, Water music, 1981, Phébus libretto 2012, 831 pages, €15.80, e-book format Kindle €14.99

Site officiel en anglais de l’auteur

Site de ressources sur TC Boyle en français

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Salon d’Hélène Darroze à Paris

Situé au 4 de la rue d’Assas dans un environnement bourgeois proche du boulevard Raspail, le Salon d’Hélène Darroze, ouvert à la fin du précédent millénaire, ressemble à une entreprise de pompes funèbres. Tout est noir, la devanture, le décor. A l’étage le restaurant, au rez-de-chaussée le salon – moins cher – où règne le menu « tapas ».

Lorsque vous entrez dans la caverne, passez sous le catafalque, une délicieuse fraîcheur de caveau vous saisit par tout le corps. Elle contraste heureusement avec la chaleur d’enfer qui règne à l’extérieur, 37° centigrades au moins, réverbérés par les trottoirs et les murs !

Les tables en noir ne ravivent pas l’ambiance et le champagne glacé (19€ la flûte en plus du menu) réfrigèrent la gorge. L’endroit est trop calme, comme si les clients se sentaient morts-vivants, osant à peine élever la voix dans cette grotte climatisée, pensant peut-être même à leur fin. Il y a peu de monde en ce midi, deux tables seulement sont occupées, la saison touristique n’est pas vraiment commencée.

Le service est fait par un faux jeune homme (selon ses références d’enfance en dessins animés, il est de la génération des presque 40 ans) ; il est onctueux, tout en noir comme un croque-mort, mais nettement plus aimable. Il nous décline le choix du menu par des mots qui enjolivent. Toute sauce se voit haussée au nom d’émulsion, toute cuisson prolongée au nom de confit.

Les soi-disant « tapas » (mot qui fait bien à la mémoire courte des bobos ignares) sont des plats courts multipliés, et emplis de virtuosité ; ils n’ont pas grand-chose d’espagnol… Nous prenons ceux du jour, mais la carte offre d’autres choix. Le menu « du jour » change semble-t-il chaque semaine.

Nous commençons par des ravioles de homard dans un bol ; elles ne peuvent pas se battre en duel parce qu’elles sont trois. Elles sont accompagnées de petits pois justes raidis au bouillon et arrosées d’une « émulsion ». Le tout a un goût délicat, un peu fade selon certains, un ravissement selon d’autres.

Suit un gaspacho étonnant, qui renouvelle le genre de bonne façon : deux quartiers de tomates (épluchées), un huitième de citron (tout juste confit) décoré d’un brin ou deux de coriandre fraîche avec, à côté de l’assiette une fiole d’« émulsion » de poivron rouge, d’ail, de vinaigre et d’eau (avec un peu d’huile peut-être). J’ai beaucoup aimé, préférant déguster les légumes seuls avant le potage.

Arrive le (mini) pavé de cabillaud (60 g ?), juste passé au grill avec sa demi-mini-courgette poire, sa fleur de (mini) courgette,  son herbe (indéfinie) et son « émulsion » verte – probablement de courgette. A notre table, certains usent du piment (évidemment d’Espelette) et de sel (probablement de Guérande, comme il se doit). Pas pour ma part bien que l’« émulsion » ait peut-être mérité d’être un tantinet plus assaisonnée.

Enfin arrive le cochon de lait « confit » dans sa graisse, très tendre et goûteux, accompagné de sa fleur de mini-courgette farcie d’herbes aromatiques. La qualité des produits, leur cuisson au respect, leur goût au naturel, font tout le charme de la chef Darroze, il faut le reconnaître.

En dessert, je choisis le Paris-Brest, d’autres le riz au lait sur rhubarbe avec son coulis de framboise. Le Paris-Brest est rond comme le veut la tradition (qui vient de la course cycliste), mais la pâte à choux est pralinée et la crème fortement garnie de noisettes sur un cœur en chocolat. C’est assez léger et fort en goût d’enfance, juste de quoi désirer un bon café.

Il existe un menu 3 tapas du jour pour 30€, nous avions pris le menu 4 tapas du jour et 1 dessert pour 49€. L’originalité et la variété méritent ce prix, vite atteint dans n’importe quelle brasserie pour des banalités.

Restaurant Hélène Darroze à Paris, 4 rue d’Assas 75006 Paris, tél. 01 42 22 00 11 reservation@helenedarroze.com

  • Ouvert du Mardi au Samedi, service de voiturier (sauf en août).
  • Déjeuner : de 12h30 à 14h30 (sauf dimanche et lundi).
  • Dîner : de 19h30 à 23h30 (sauf dimanche et lundi)

Métros proches : Sèvres-Babylone (lignes 10 et 12) et Saint Sulpice (ligne 4)

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William Faulkner, Les larrons

Un grand-père raconte à son petit-fils les quatre jours où il est devenu un homme, lorsqu’il avait 11 ans. C’est drôle, plein de rebondissements, d’expériences de la vie. Faulkner a écrit là son dernier roman, une histoire d’initiation universelle en langue parlée. Il paraît, en 1962, dans un monde qui change à toute vitesse, manière peut-être de retenir ce qui vaut pour tous les jeunes garçons à toutes les époques. Un mois plus tard, son auteur mourait d’un œdème pulmonaire aigu.

L’histoire se passe en 1905 et met en scène Lucius, petit-fils du propriétaire d’une des rares automobiles du temps, une Winton Flyer, le chauffeur Boon Hogganbeck et le nègre palefrenier Ned McCaslin, descendant de la même famille que le grand-père blanc, mais par une branche annexe. D’une maison enclose à une maison close via la maison sur roue automobile, de la ferme provinciale au bordel de la ville, le jeune garçon découvre le monde et les humains comme Huck Finn sur son radeau.

Boon profite de l’absence durant quatre jours du patron (le grand-père de Lucius) pour aller à la ville (Memphis) avec cette automobile qu’il aime conduire. Rien que cela est un périple, la poussière de la piste, les bourbiers à passer, ôtant chaussures et pantalons, le nègre caché sous la bâche qui se révèle passager clandestin en plein voyage et sera cause de tous les ennuis, le paysan qui laboure exprès la piste près du fleuve pour enliser les voitures et venir les en tirer avec ses mulets attelés pour quelques dollars… Une vraie leçon du capitalisme de rente.

Une fois à Memphis, la « pension de famille » promise par Boon s’avère être une maison close où des filles fort jeunes et très jolies reçoivent de vieux messieurs compassés. Mais comme nous sommes dimanche, tout est calme. Ned part à ses affaires, Boon gare l’auto devant la maison et tous deux entrent faire connaissance. Boon est raide dingue d’une pute dont il fera ultérieurement sa femme ; Lucius est invité à faire la connaissance d’Otis, fils de pute, qui a l’air d’avoir 10 ans mais en a en réalité 15, ce qui lui donne des obsessions autres que celles du gamin de 11 ans. Car cet âge, en cette époque, est celui où l’on accède aux fonctions d’homme : 10 ans pour cesser l’école et travailler, 15 ans pour aller au bordel, boire de la bière et baiser.

Lucius découvre, effaré, que le monde protégé qu’il a toujours connu est bien plus inquiétant qu’il ne l’imaginait. « Il y a des choses, des circonstances, des conditions dans ce monde qui ne devraient pas y être mais qui y sont, et tu ne peux pas leur échapper et en fait tu ne chercherais pas à leur échapper même si tu avais le choix, puisqu’elles aussi font partie du Mouvement, du fait d’avoir la vie en partage, d’être en vie » (chap. VII p.922 Pléiade). Il apprend peu à peu à gérer ses élans et ses émotions, à distinguer entre la vertu et la non-vertu, pour devenir un vrai gentleman du sud – qualité que lui reconnaitra son grand-père à la fin, cessant de le traiter en enfant. Il découvre aussi que, dans le sud des Etats-Unis, un Blanc ne pourra jamais voir le monde par les yeux d’un Noir.

Ned en effet, dès le premier soir, troque l’automobile (qui n’est pas à lui) contre un cheval de course (qui perd toutes celles qu’il entreprend). C’est alors la comédie pour reprendre possession de l’auto avant les quatre jours fatidiques… Ned est à la fois le grain de sable dans la machine, le démon qui fait avancer l’histoire et le rusé qui fait s’en sortir. Matois, il a reconnu dans ce cheval la même façon qu’un mulet qu’il eut jadis ; il veut le faire courir car il a une botte secrète. Toute l’affaire est alors de transporter le cheval à Parsham pour l’affronter à l’écurie d’un riche éleveur qui adore les paris. Gagner deux des trois courses permettra de racheter l’automobile et de se faire une galette. D’où l’entremetteuse du bordel qui connait un aiguilleur chef qui usera de ses relations pour, en pleine nuit, accoler un wagon supplémentaire et y faire entrer le cheval.

Lucius, pas vraiment conscient, consent. Il se dira plus tard qu’il a choisi de suivre et qu’il pouvait arrêter à tout moment. Mais il n’a pas repris sa raison, préférant l’aventure et l’imagination. C’est ainsi que l’on grandit. Lucius devenu grand-père raconte donc son éducation à son petit-fils pour faire son éducation. Mensonge (de Boon, de Ned), boisson, jeux d’argent, honneur des femmes (contre Otis, contre le sheriff violeur) – tout y passe de ce qui distingue un homme d’une brute. « On n’oublie jamais rien. Rien n’est jamais perdu. Ça a trop de prix » – tel est l’apprentissage de la responsabilité personnelle. Savoir dire non n’est pas toujours facile, mais évite de se laisser entraîner là où l’on ne veut pas aller. Si l’on dit oui, il faut savoir vivre avec ce qui suit. « Un gentleman accepte la responsabilité de ses actes et en supporte les conséquences, dit le grand-père de Lucius – même s’il n’en était pas lui-même l’instigateur mais qu’il les a simplement acceptés, qu’il n’a pas dit Non tout en sachant qu’il devait le faire » (chap. XIII p.1053).

Un grand roman, édifiant, cocasse, humain. Il en a été tiré un film en 1969, The Reivers, avec Steven McQueen.

William Faulkner, Les larrons (The Reivers), 1962, Gallimard L’imaginaire 2014, 420 pages, €9.90

DVD The Reivers (langues : anglais et français), 1969, avec Steve McQueen, Sharon Farrell, Ruth White, Michael Constantine, Clifton James, Mitch Vogel (Lucius), CBS 2005, € 11.99

Œuvres romanesques V : La ville-La demeure-Les larrons, Gallimard Pléiade 2016 édition François Pitavy et Jacques Pothier, 1197 pages, €62.00

Les œuvres de William Faulkner déjà chroniquées sur ce blog

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Michel Déon, Un taxi mauve

Un décor originel, une histoire racontée en belle langue, des personnages crédibles – tels sont les ingrédients d’un bon roman. Celui-ci ne fait pas exception à la règle.

Le décor est cette Irlande atlantique des fjords de Galway, la lande et les bois, les marais, où grouille toute une faune de loutres et d’oiseaux parmi la profusion des plantes, sous la pluie et les nuages ou le soleil miraculeux qui ne dure qu’un instant.

L’histoire est celle, douce-amère, d’un narrateur qui se croit cardiaque à la cinquantaine et qui est venu s’isoler pour mourir ; il raconte librement, dans de longues phrases littéraires et fluides, sa redécouverte de la vie.

Il découvre surtout un jeune homme perdu venu d’Amérique, puis un Gargantua mystificateur qui triche au jeu et sa mystérieuse fille pseudo-muette Anne, ainsi qu’un docteur à l’antique qui passe en trombe dans son taxi mauve. Nombre d’autres personnages entourent les principaux, comme les deux sœurs Sharon et Moïra, les deux pédés touchants Billie et Teddy, la logeuse cancanière grenouillant en bénitier Mrs Colleen.

Humour et gravité font bon ménage chez Déon. Ainsi, le jeune Américain perdu se nomme-t-il jerrycan, ou plutôt, à l’irlandaise, Jerry Kean. Il a été retrouvé défoncé dans un hôtel avec sa copine iranienne morte d’overdose. Ses parents, les riches héritiers d’un grand-père parti d’Irlande en loques pour faire fortune, ont envoyé le garçon se mettre au vert en Irlande, dans le cottage rustique ancestral – où il n’y a même pas l’électricité. Le narrateur et sa chienne rencontrent dans les bois Jerry et son chien et font sympathiser leurs solitudes. C’est aussi durant une chasse que Jerry fera la connaissance de l’ogre Taubelman, personnage trouble dont on ne sait s’il est déjà mort dans un accident d’avion, s’il est vraiment le père de sa fille, s’il est un ex-nazi camouflé sous un nom juif, ni pourquoi il triche au jeu s’il est comme il le dit assez riche. Car ce Taubelman rappelle le Abel Tiffauges du roman de Michel Tournier, Le roi des aulnes, paru trois ans auparavant.

L’intrigue va se tisser autour des femmes, comme souvent chez Déon. Anne la mystérieuse est jeune et souple comme un garçon ; les deux compères en leur vingtaine et cinquantaine la retrouvent un matin évanouie sur la plage à la suite d’une chute de cheval, alors que la marée monte. Ils la conduisent à l’hôpital et le narrateur tient dans sa main un sein tiède sous la chemise à cru. Cette image érotique suit Michel Déon de roman en roman comme un fantasme. Il est en train de tomber amoureux de la jeunesse et de la fragilité, tandis qu’il a laissé à Paris la digne Marthe, qu’il ne sait s’il doit encore aimer. Sharon, la sœur de Jerry, a épousé un prince allemand décati et se fait désormais appeler « princesse ». Elle est aussi frivole que fantasque, papillonnant d’être en être sans jamais se poser par peur d’être prise – mais en manque éperdu. Le narrateur croit un moment en tomber amoureux, mais cela ne pourra être qu’un feu de paille.

En revanche Jerry va tomber amoureux d’Anne. Mais l’amour est-il compatible avec le mensonge ? La vérité « alternative » véhiculée par Taubelman peut-elle faire encore illusion dès que l’intimité exige l’engagement ? Tous nos actes nous rattrapent, comme si le karma existait. C’est ainsi que Taubelman l’apprendra à ses dépens, tout comme les deux pédés « années 70 », et Moïra, l’autre sœur de Jerry, célèbre actrice dont le dernier film transgressif très « années 70 » fut un four (il faut dire qu’elle se faisait baiser par une horde de Noirs efféminés). Les allusions à l’actualité des mœurs et de la morale du tout début des années 70 ne manquent pas dans ce roman écrit par un homme mûr qui réprouve ces pratiques du nouvel âge. Ainsi Sharon aimait se montrer nue sous sa robe, écartant les jambes sur la balançoire, apprenait son tout jeune frère Jerry à se masturber, le laissant s’initier entre les cuisses de l’une de ses copines – et ainsi de suite. Ces piments très datés (qui horrifient aujourd’hui la réaction catho-islamiste) font l’un des charmes de ce gros roman bien écrit et qui berce tout en captivant.

D’autres ravissent plutôt ceux qui pensent, telle cette remarque proférée en passant selon laquelle ce que l’on écrit est évacué de la mémoire tandis que ce que l’on garde pour soi reste vif « indélébile dans ma mémoire et je pouvais revivre avec une effarante précision » p.203. De même la barbe qu’on se laisse pousser jeune modifie le regard des autres sur soi : elle virilise, ce pourquoi nombre d’adolescents, mode ou pas, tentent l’expérience un moment. « La barbe modifie d’abord l’attitude d’autrui à notre égard puis, par contrecoup, notre propre caractère, comme si notre comportement était conditionné par l’idée que nous inspirons » p.263. Ainsi « bébé Jerry » ne pourra plus être appelé ainsi par ses sœurs, avec tout ce que cela connote, une fois sa barbe fournie. Ou encore : « Qu’y a-t-il de mieux que les rapports conventionnels, qu’une politesse parfois excessive qui enrobe d’un voile de pudeur nos foucades, à la rigueur nos passions ? » p.366. Ne sont-ce pas les apparences qui permettent la liberté ?

L’amour, la mort, hantent ce roman conté légèrement comme si rien n’avait réellement d’importance. « Au fond, ce qui est beau fait mal : les femmes, les enfants, le lever ou le coucher du soleil, le parfum du chèvrefeuille et l’amour, l’amour quand il est harmonieux et heureux. Tout fait mal tant chaque chose est unique et inéchangeable, fatale, alors que dans l’approche de la mort et sa certitude imminente, notre vision, dépouillée du désir insensé de la possession, savoure la beauté comme une chance inespérée, un présent des Dieux, dont le seul inconvénient est de susciter en nous une doucereuse et invincible mélancolie » p.398. C’est pour cette phrase notamment que j’aime Michel Déon – tout y est.

Ce roman a reçu le Grand prix du roman de l’Académie française en 1973.

Michel Déon, Un taxi mauve, 1973, Folio 1993, 445 pages, €8.80

e-book format Kindle, €8.49

Coffret Michel Déon, 4 volumes : Un taxi mauve – Les Poneys Sauvages – Le Jeune homme vert – Les Vingt ans de jeune homme vert, Folio 2000, 2080 pages, €37.20

Les romans de Michel Déon chroniqués sur ce blog

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