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L’État est la nouvelle idole, selon Nietzsche

Nietzsche n’aime pas l’État, selon lui une abstraction comme Dieu, qui rend esclave les hommes. Il est en ce sens « anarchiste » tant qu’il existe des États qui s’arrogent le monopole de régir la vie de chacun. Où l’on constate que Nietzsche n’aurait surtout pas été nazi (et pas plus léniniste), puisque dans ces régimes, l’État est tout et l’individu rien. « L’État est le plus froid des monstres froids » : une administration des choses, une moralisation des êtres – un gouvernement, un droit, une loi. De quoi « normaliser », comme l’on dit aujourd’hui, tous les individus par essence originaux et créateurs.

Le philosophe au marteau préfère les peuples et les troupeaux, les premiers organisant leur puissance vitale comme des lions et les second restant soumis comme des chameaux – rappelons-nous les Trois métamorphoses. « Il y a encore quelque part des peuples et des troupeaux, mais pas chez nous, mes frères : chez nous, il y a des États. » Le mensonge de l’État est de dire : « Moi, l’État, je suis le Peuple. » Un certain Mélenchon, qui se croit l’État à lui tout seul comme simple élu parmi 577 autres députés, s’enorgueillit comme Louis XIV de clamer : l’État, c’est moi ! Or il n’est de plus qu’un homme, parmi les autres, et ni l’État, ni le Peuple. Nietzsche n’aurait pas aimé Mélenchon. « C’est un mensonge ! Ce sont des créateurs qui ont formé les peuples et qui ont suspendu au-dessus des peuples une foi et un amour ; ainsi ont-ils servi la vie ».

Mélenchon n’est ni Louis XIV, ni Napoléon, ni De Gaulle – ni même Mitterrand (cela se saurait). Il reste trop haineux et revanchard pour être créateur. Peu importe le personnage (je ne juge pas l’homme lui-même, que je ne connais pas, et qui a ses qualités), pour Nietzsche, le peuple est animé par les créateurs, ceux qui leur donnent une foi et un amour, ceux qui les entraînent. L’organisation d’État ne vient qu’ensuite, comme instrument de la grande Politique, pas comme fin en soi. Nietzsche, en cela, n’est pas fondamentalement « anarchiste », il admet une organisation de la société et une institution pour gouverner – mais comme outil pour la foi du peuple.

L’État comme fin en soi est une idole et « partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’État et il le hait comme un mauvais œil, comme une atteinte aux coutumes et aux lois. » C’est ainsi que l’empereur romain Constantin a converti tout l’empire au christianisme d’un trait de plume, engendrant la répression de tous les autres cultes – dont la disparition des hiéroglyphes égyptiens. Les crétins fanatiques ont alors pu se déchaîner contre les « païens » plus lettrés qu’eux, avant le même fanatisme de l’islam, puis du communisme, puis des islamistes radicaux. Les politiciens qui révèrent l’État sont des « destructeurs (…) Ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits. » Le glaive de la police et de la loi, les cent appétits d’envie de celui qui regarde toujours ce qu’on donne au voisin plus qu’à lui. Chaque peuple a son langage du bien et du mal, son voisin ne le comprend pas, dit Nietzsche, et l’État veut tout normaliser, « l’État ment dans toutes les langues du bien et du mal ». Il dit le bien parce qu’il affirme savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous, cinq fruits et légumes par jour, pas plus d’un verre de vin par repas, obligation de rouler à 80 km/h quelle que soit la route, la voiture ou le conducteur, et tant d’autres prescriptions de moralisme d’État.

Curieusement, Nietzsche associe l’État au nombre des humains. Et il est vrai que l’État a été inventé chez les peuples agriculteurs pour comptabiliser les récoltes et le nombre des hommes en âge de combattre : à Sumer, en Égypte, chez les Aztèques. « Il naît beaucoup trop d’hommes : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! » L’État les discipline et les enrôle – il les rend esclaves. De nos jours, il en fait des fonctionnaires, aptes à fonctionner selon les directives, les bras armés de l’État dans son anonyme toute-puissance. « Voyez comme il les attire, les inutiles ! » Nietzsche s’élève contre l’idéal de Hegel où l’histoire trouve sa réalisation objective dans l’État, reflet de l’esprit et de sa nécessité vitale, le logos. « Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt de Dieu qui ordonne – ainsi clame le monstre ».

Il s’élève aussi contre le nazisme qui pointe déjà chez les nationalistes exacerbés de son époque : « Elle veut tout vous donner pourvu que vous l’adoriez, la nouvelle idole : aussi s’achète-t-elle l’éclat de votre vertu et le regard de vos yeux fiers. Vous devez lui servir d’appât pour les superflus ! » Or l’État éteint le talent créateur dans l’administration (voyez le ministère « de la Culture »), étouffe la grande Politique dans la diplomatie pusillanime (voyez le Quai d’Orsay), multiplie les bureaux qui secrètent des règles pour justifier leur fonction et leur emploi (voyez le ministère des Finances et la fiscalité), cherche (sans y parvenir) à discipliner et à normaliser la grande masse des élèves et les élans de l’adolescence (voyez l’éducation « nationale »). L’État a « inventé là une mort pour le grand nombre, une mort qui se vante d’être la vie. » Un lent suicide, dit Nietzsche, car il éteint l’élan vital, il ne fait pas servir la volonté de puissance personnelle mais la contre par des normes étroites et des condamnations sans appel. Lui seul garde le monopole de tout : de la santé, de l’éducation, de l’information, des richesses, de la politique, des relations avec les autres peuples. Les « superflus » – ces fonctionnaires d’État – « veulent la puissance et avant tout le levier de la puissance, beaucoup d’argent – ces impuissants ! » Car l’argent ne fait pas la puissance personnelle du créateur, il n’est que l’instrument de l’impuissance (qui permet par exemple de se payer une pute quand on ne peut plus séduire, ou un « nègre » pour écrire sa thèse ou son « livre »). « Ils veulent tous approcher le trône : c’est leur folie – comme si le bonheur était sur le trône ! »

Rien à faire avec l’État, cette idole du XIXe siècle (le siècle de Nietzsche) et du XXe siècle, dont il voit à peine la naissance. Mais son siècle est encore d’explorations, de terres vierges. « La terre est encore ouverte aux grandes âmes. Il reste encore pour ceux qui sont solitaires ou à deux, assez d’endroits où souffle l’odeur des mers silencieuses. Une vie libre reste possible aux grandes âmes. En vérité, celui qui possède peu est d’autant moins possédé : louée soit la petite pauvreté ! Ce n’est que là où finit l’État que commence l’homme qui n’est pas superflu : là commence le chant de la nécessité, la mélodie unique et irremplaçable. » Ne rien posséder, c’est n’être pas attaché aux choses matérielles, donc soumis à la protection de l’État. L’être humain peut alors se révéler comme il est, créateur. « Le chant de la nécessité » est celui de son élan vital, de sa volonté pour la puissance, de ses actes uniques d’individu unique. Nietzsche n’est pas un hippie, qui ne refuse l’État et « la société » que pour s’évader dans les brumes des drogues et des illusions orientales ; Nietzsche serait plutôt un navigateur solitaire « ou à deux », comme j’ai quelques amis depuis les années 1970 qui l’ont tenté un temps, avant de travailler pour élever des enfants, et durant leur retraite, une fois les petits grandis et élevés.

La démocratie, comme idéal jamais achevé, est une tentative de dompter la prolifération de l’État comme système d’organisation volontiers totalitaire (comme en Chine, en Russie, en Iran, en Turquie…). Mais la démocratie est procédurière, lente, fragile, à la merci du moindre populisme qui promet tout pour être élu et, une fois au pouvoir, se contente de consolider son pouvoir sans autre intérêt. Une anarchie organisée (mais c’est une contradiction dans les termes), telle pourrait être peut-être le système social qui serait le meilleur compromis entre la volonté de laisser libre l’expression des créateurs et de leur volonté de s’exprimer – et la masse du grand nombre, qui se contente de vivre et est contente comme cela. Au fond, une démocratie vivante n’est-elle pas une anarchie organisée, régulée par des procédures et des instances ? Un peuple entraîné par un créateur, comme le fut De Gaulle et Churchill côté positif, mais aussi Mussolini et Hitler côté négatif, telle peut-être la conséquence du discours de Nietzsche. Mais les premiers laissent l’État à son rôle d’instrument qui libère, tandis que les seconds font de l’État un pouvoir total qui rend esclave.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Nietzsche déjà chroniqué sur ce blog

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New York 1997 de John Carpenter

Le Watergate vient de se terminer, les Etats-Unis se méfient des politiciens et la violence urbaine explose. En 1980, le réalisateur voit la criminalité monter en flèche dans les dix ans à venir et, dès 1988, l’île de Manhattan transformée en prison sur le modèle du Phnom-Penh des « Pot » implacables (encensés alors par la gauche française). Les détenus se démerdent et peuvent crever, toute évasion est rendue impossible par un mur entourant l’île et par des mines sur les ponts. En 1997, année où se déroule l’histoire, la jungle urbaine a suscité des gangs qui exploitent les faibles et les rares ressources, gitant dans les sous-sols.

Il se trouve que cette année-là, des terroristes gauchistes s’infiltrent dans l’avion du président, Air Force One, et le font se crasher sur Manhattan, tout près du World Trade Center, symbole des Amériques (ce qui donnera des idées au barbu en sandales à nom de marque de machine à laver). Ce ne sont pas (encore) des islamistes mais des égéries blanches du gauchisme propalestinien, crachant avec hystérie leur haine du « système », raison d’Etat, inégalités et monopoles industriels confondus. Le président (Donald Pleasance) est encapsulé dans un module à l’intérieur d’Air Force One et sort indemne du crash dans lequel tous les autres crèvent.

Le chef de la police Hauk (Lee Van Cleef) qui se rend en hélico sur les lieux ne voit que l’avion en trois fragments et la capsule vide. Le président a été enlevé par les bandes du coin. Un inverti hâve et dépoitraillé qui crache comme un chat en colère lui intime l’ordre de dégager, avec le sadisme des faibles, sous peine de tuer le président. Ce ne devrait pas être une grande perte mais cela ne se fait pas : une importante conférence internationale est prévue le lendemain et le président des Etats-Unis doit offrir en gage de paix une intervention cruciale sur l’énergie nucléaire. Il porte pour cela une mallette (mal) sécurisée attachée à son poignet droit.

Le temps est compté et la force inefficace. Le chef de la police pense alors à un détenu qui vient d’arriver et doit être envoyé à la prison à ciel ouvert de Manhattan. Il s’agit du célèbre « Snake » Plissken (Kurt Russell), ancien des forces spéciales de 30 ans qui a braqué la Réserve fédérale et a été condamné pour cela. Snake refuse tout d’abord, puis est convaincu par la promesse déjà écrite de voir lever toutes les charges contre lui s’il ramène le président en 24 h. Par précaution, la police lui injecte un « vaccin » contre toutes les maladies qui se révèle un explosif en microparticules. Il fera sauter ses artères s’il ne revient pas à l’heure dite pour qu’on le désactive aux rayons X. Nous sommes dans la science-fiction et tous les gadgets sont surdimensionnés (talkie-walkie, émetteur, montre…).

Snake est équipé d’armes de poing et d’un planeur qui est traîné sur l’une des tours du World Trade Center où il atterrit in extremis en plantant au dernier moment une ancre harpon. Snake le solitaire se met alors en quête. Il est vite reconnu par un chauffeur de taxi qui le croyait mort (Ernest Borgnine) et le conduit auprès de ceux qui pourront l’aider. Notamment auprès de « Brain » (Harry Dean Stanton) dont le cerveau a reconstitué le plan des mines sur les ponts de Manhattan. Il vit avec sa copine Maggie (Adrienne Barbeau) aux seins provocants sous la robe décolletée – rouge pute. Le milieu carcéral est sans tabous et la seule loi qui règne est celle du plus fort. Ainsi un jeune camé se fait-il rudoyer, arracher ses vêtements et violer en bande dans l’une des premières scènes. L’inversion, en 1980, était encore un crime honni par la religion et mal vu de la société.

Snake apprend vite que le président est détenu par le « duc », un nègre de caricature aux gros muscles, petit cerveau macho et torse nu à chaîne d’or sous sa veste de cuir. Il roule en Cadillac sur laquelle sont montés deux lustres grand siècle… Il règne sur une bande de suiveurs, dont l’inverti feulant qui se colle à ses muscles. Après diverses péripéties, Snake force Brain et Maggie à le conduire à Grand Central Station, repaire du fameux duc. Mais il se fait prendre et dépouiller, se retrouvant torse nu et blessé d’une flèche à la jambe droite. Il devra combattre à la batte cloutée un épais lutteur sur un ring pour amuser la galerie pendant que le duc s’amuse à faire un carton tout autour du président, comme les indiens le faisaient des Blancs capturés.

Mais Snake est rusé, il parvient à vaincre le Goliath et à rejoindre Brain et sa moitié qui ont réussi à délivrer le président. C’est alors la fuite, pour respecter le temps imparti. Le planeur est précipité par les hommes du duc en bas de la tour, empêchant de repartir avec. Brain guide Snake qui pilote un taxi jaune récupéré afin de passer le pont de Queensboro. Nous avons alors une course-poursuite entre la Cadillac lustrifiée et le Yellow cab, slalomant entre les explosions. Une mine plus rusée que les autres coupe en deux le taxi et Brain est zigouillé. Le président fuit à pied vers le mur tandis que Snake tente d’emmener Maggie mais elle ne veut plus vivre, seulement se venger du gros nègre frimeur. Elle tire sept fois avec un pistolet à six coups mais de trop loin pour faire le moindre mal à la voiture qui fonce sur elle – et l’écrase.

Le duc se lance à la poursuite de celui qui l’a baisé et du président à qui il veut faire son affaire. Un harnais est descendu du mur par la police et le président s’échappe. Ne reste que Snake qui doit affronter le méchant. Il est en mauvaise posture… lorsque le président saisit une arme et descend le nègre pour se venger d’avoir été humilié et torturé par la racaille. Snake remonte au harnais et est libéré des explosifs a quelques secondes près (pour le suspense), tandis que le président est lavé, rasé et habillé pour conférencer à distance.

Sauf que la cassette audio rapportée par Snake n’est pas la bonne… Il l’a remplacée – volontairement – par une cassette de jazz du taxi parce qu’il n’a pas apprécié que ledit président, en politicien cynique, n’ait aucun remord de tous ceux qui sont morts pour sa vieille peau sans intérêt. Anarchiste antisystème à sa manière (celle des pionniers, pas celle des idéologues), Snake renie son surnom de serpent pour reprendre son nom blanchi grâce au Noir, et détruit la vraie cassette qui livre les secrets de la fusion nucléaire. Nous sommes en prison mais c’est « notre » prison, suggère-t-il, l’année où les Soviétiques envahissent l’Afghanistan pour le « libérer ».

Ce n’est pas un grand film mais un exercice de science-fiction original où il y a de l’action, malgré les personnages de caricature. Il montre combien on peut se tromper sur l’avenir et combien on peut aussi en avoir l’intuition : faire s’écraser un avion sur Manhattan était un fantasme qui est devenu réalité vingt ans après.

Los Angeles 2013 est une suite avec le même Kurt Russell en 1996.

DVD New York 1997 (Escape from New York), John Carpenter, 1981, avec Kurt Russell, Lee Van Cleef, Donald Pleasance, Ernest Borgnine, StudioCanal 2008, 1h39, €7.99 blu-ray €14.00

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Joseph Kessel, Makhno et sa Juive

La folie d’une époque, libérée par la révolution bolchevique de 1917, s’est incarnée en divers monstres. Kessel fait de Nestor Ivanovitch Makhno l’Ukrainien l’un d’eux. La sauvagerie le fascine, cette libération des instincts primaires qui éclatent en viols et pillages, massacres sadiques, violence trouble et raffinements de barbarie. L’auteur, qui a recueilli durant des années les témoignages des rescapés Blancs de Russie, n’est pas objectif et son portrait de Makhno a tout de la caricature, mais il décrit un « type » psychologique né de la révolution qui s’est incarné en diverses figures de « cœurs purs » dans la première moitié du XXe siècle.

Un blogueur du monde.fr d’une intelligence aussi aiguë que paranoïaque avait un temps sévi sous ce pseudonyme dans les années 2000, c’est dire la fascination que le personnage de Makhno exerce encore aujourd’hui sur les âmes faibles.

Le conte populaire de Kessel forme l’image d’Epinal du fanatique sanguinaire dompté puis dominé par un ange de bonté naïve qui ne veut voir que le meilleur en l’humain : la Bête dans les rets de la Belle. Deux « cœurs purs » opposés comme l’eau et le feu. Le « psychopathe inculte (…) à l’ombre du drapeau noir » (notice p.1705 Pléiade) justifiait ses crimes par la libération des paysans et ouvriers de l’emprise des barines, des bourgeois et des Juifs – boucs émissaires faciles et constants de l’histoire russe orthodoxe. Makhno reste un personnage contesté, sali par la propagande blanche comme par la bolchevique, magnifié à l’inverses par les groupes anarchistes encore aujourd’hui. Il ne fut pas un ange sauveur du peuple, pas plus peut-être qu’un monstre dénué de toute conscience. Mais les pogroms sanglants des paysans déchaînés en Ukraine restent un fait historique incontestable. Makhno ne fut pas le seul, il a même démenti mais que vaut sa seule parole contre celle de tous les autres ? Il y eut aussi Boudienny, Grigoriev et Petlioura car c’était dans l’air du temps et l’avidité des bandes armées. La fascination de certaines femmes pour la barbarie et les hommes violents est aussi un fait psychologique certain. De cela, Kessel réalise une fable morale qui lui permet d’explorer les limites de l’âme humaine.

Juif lui aussi, l’auteur rachète la Juive en lui offrant de raisonner la Bête en l’homme. Il n’en fait pas une mission religieuse puisque Sonia se convertit à l’orthodoxie sous les ordres de Makhno pour l’épouser. C’est la peinture de la réalité du temps, Makhno comme le reste des Russes et des Ukrainiens (et de beaucoup d’Européens) voue une haine antisémite viscérale et irrationnelle « à la race qu’il aurait voulu écraser tout entière sous sa botte ». Joseph Kessel est passionné en cette matière puisqu’il sera l’un des fondateurs de la Ligue internationale contre l’antisémitisme en 1928. Il fait de Sonia la Juive une Pure intransigeante dont la force candide fait ramper le serpent de la haine et du vice.

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive, 1926, Folio 2€ 2017, 98 pages, €1.58 occasion, e-book €1.99

Joseph Kessel, Makhno et sa Juive dans Les cœurs purs, Folio 1988, 192 pages, €6.90 e-book Kindle €6.49

Joseph Kessel, Romans et récits tome 1 – L’équipage, Mary de Cork, Makhno et sa juive, Les captifs, Belle de jour, Vent de sable, Marché d’esclaves, Fortune carrée, Une balle perdue, La passagère du Sans-Souci, L’armée des ombres, Le bataillon du ciel, Gallimard Pléiade 2020, 1968 pages, €68.00

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Le modèle de l’Islande viking

La tendance au Xe siècle, en Scandinavie, était à l’autorité centralisée d’un roi et à la hiérarchie des barons – tout comme en pays franc. Seule l’Islande a échappé au mouvement social, préfigurant la démocratie des pionniers et l’utopie « anarchiste » du XIXe avant de devenir, aujourd’hui, écologique. Pierre Bauduin, dans sa récente Histoire des Vikings offre des éléments de réflexion sur ce modèle (chapitre 22, p.443).

Il tient en Islande tient à trois conditions particulières :

  1. L’isolement : une île est plus facile à défendre et moins sollicitée par les contaminations voisines. Chacun peut noter que toutes les îles ont des régimes particuliers, différents des pays du continent : l’Angleterre, le Japon, Taiwan, Jersey, les Cayman, la Corse…
  2. L’absence de périls extérieurs : trop au nord et conservant de bonnes relations avec son puissant voisin norvégien, l’Islande n’a pas eu besoin de développer une aristocratie militaire ni de se doter d’un Etat fort apte à la défense du pays.
  3. L’anthropologie : les Islandais sont issus de Scandinaves mâtinés de celtes. Peuple homogène, ils ont la culture du fermier, « sire de soi » sur ses terres comme on dit en Normandie. Leur société était fondée sur la famille nucléaire, parfois élargie ; mais chaque fils désirait son propre domaine. Les fermiers libres avaient donc tous voix au chapitre.

Les seules institutions étaient les assembles de justice pour arbitrer les différends : les thing (th anglais).

Une coutume s’est établie pour qu’une réunion de vingt fermiers s’associe en commune afin de coopérer et de s’entraider localement. Cette commune gérait les pâturages estivaux mais procurait surtout aux fermiers une assurance en cas d’incendie ou de perte de bétail par une dîme versée par chacun (lorsque l’impôt ecclésiastique sera établi, cette dîme restera aux communes et n’ira pas aux clercs).

La propriété et l’exploitation des ressources ont exigé la tenue d’un parlement de l’île : l’Althing, assemblée chargée d’approuver les nouvelles lois et d’arbitrer en cour suprême. Les chefs s’y assemblaient pour interpréter les lois ou en proposer de nouvelles, conseillés chacun par deux hommes.

Il est à noter qu’aucun pouvoir exécutif n’existait. L’application de la loi ou des arbitrages dépendait donc de chaque famille, le fermier et son réseau d’alliance. La partie qui avait gagné le procès devait assurer elle-même l’application du jugement.

La société en était-elle plus violente si chacun pouvait ainsi se faire justice soi-même ? Non, car le jugement était collectif, seule son exécution était laissée à l’appréciation du gagnant. Il fallait donc soupeser les rapports de force, ce qui encourageait la négociation et l’arbitrage au lieu de s’en remettre « à la justice », en s’en lavant les mains (« que fait le gouvernement ? »). Nous en connaissons de nos jours la dérive procédurière venue des Etats-Unis.

L’Islande n’était pas pour cela une « société d’égaux » comme l’utopie anarcho-gauchiste le prône. Les fermiers les plus aisés, mais surtout ceux qui possédaient le plus grand réseau d’alliances, formaient une élite de godar (36 sur 20 000 personnes, estime-t-on). Les fermiers plus modestes se plaçaient sous la protection d’un godi en échange de leur soutien au thing. Cette proto-féodalité non militaire accroissait la responsabilité de chacun : le godi devait savoir gérer les disputes, se poser en arbitre et être capable de gagner un procès ; il devait redistribuer richesses et biens de luxe à ses affidés. Son prestige social était à ce prix. La dépendance était donc mutuelle, assez loin de celle du seigneur et des paysans médiévaux au royaume franc.

Ce modèle anthropologique nordique est utile à notre futur. Il montre comment une société d’Occidentaux libres instaure ses propres institutions légères, en l’absence de contraintes extérieures et de peur vitale.

Mais il faut bien avoir en tête les conditions minimales d’un tel régime : tant qu’une menace existe, un Etat centralisé est nécessaire. Aux démocrates de le flanquer de contrepouvoirs de contrôles suffisants pour éviter de basculer dans la tyrannie, tout en assurant à l’Exécutif les moyens de réagir vite sans obstacles juridiques ou administratifs. Ce fut tout le débat entre la IVe et la Ve République en France, entre l’Etat nazi et le fédéralisme des länders en Allemagne.

La pandémie Covid-19 montre combien « les institutions » ne sont jamais bien adaptées aux crises brutales. La décentralisation des moyens est cruciale – tout comme la centralisation des décisions. Un équilibre nécessaire, mais dur à trouver.

Pierre Bauduin, Histoire des vikings, 2019, Tallandier, 666 pages, €27.90 e-book Kindle €19.99

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Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008

AgoraVox le vendredi 27 mars 2009

Noirs, ils le sont doublement, ces Carnets d’auteur : physiquement parce qu’ils sont de moleskine entourée d’un élastique, le tout tenant en poche ; littérairement parce qu’ils présentent la face sombre d’une existence inapte au bonheur, perpétuellement décalée, amère à la Cioran. Inapte au bonheur parce que cet état est installation durable dans le tiède et la sécurité – mais pas inapte à la joie, qui est toute d’instant, irradiant au plus profond de l’être. Carpe diem est la devise de cet épicurien contemporain qui préfère Lucrèce, Horace et l’abbé de Saint-Cyran, entre autres, à mainte littérature du temps. Matzneff est tourmenté, du côté de Pascal plutôt que de Descartes, de Nietzsche plutôt que de Kant, de Bakounine plutôt que de Lénine, bien plus anarchiste libertaire que partisan de l’État bourgeois.

Or la société a changé. La jeunesse soixante-huit a pris 40 ans, le baby-boum s’est étiolé en papy-boum et la liberté est désormais contrainte par la frilosité de l’âge. Le libertinage adolescent, casanovesque et Renaissance, qui a refleuri dans les années 70 après les années 20, se casse les dents sur le SIDA, la xénophobie et le protectionnisme. Matzneff a surfé sur la vague libertaire, il s’est obstiné à publier le journal de ses conquêtes – souvent de moins de 16 ans – mais avec 20 ans d’écart. C’était louable pour les personnes, dont ne subsistaient que le prénom et l’initiale ; c’était en complet décalage avec le social, travaillé d’ordre moral et de sécurité. L’archange Gabriel s’est vu affublé de pieds fourchus, surveillé d’avocats par ses ex et par la police des mœurs, ostracisé par le marigot lâche et les jalousies du très étroit milieu littéraire. Pourquoi ne pas carrément user de la fiction romanesque, laissant le Journal reposer pour le futur ? Son précédent Carnet, évoquant 1988, ressassait ses caracoles de la cinquantaine avec des lycéennes. Gallimard, avec la tartufferie de règle dans les élites parisiennes, a laissé traîner les corrections, d’où le Gallimatias ; il a fait s’abattre un vol de juristes pour veiller au politiquement correct, d’où le Gallimatois. Échec inévitable du livre, répétitif, dissimulé, presque vide. L’auteur déclare que l’existence est faite de répétitions – certes ! mais une œuvre n’est pas un copié-collé – elle exige un style, et le style, c’est un choix qui tranche. L’auteur déclare aussi que Désir n’a point de loi, comment donc croire à la subite « sagesse » 1988 de ses amours ? Etait-ce l’angoisse de la cinquantaine ? Toujours est-il qu’agir ado lorsqu’on a l’âge d’être grand-père, libertiner comme à 20 ans quand on en a plus du double, et ce dans une société qui est devenue hystérique de Salut moral et de frileux comportements – voilà qui passait mal.

Loin de cette impasse d’hier, les Carnets Noirs 2007-2008 chez un éditeur moins bureaucratisé ont la fraîcheur de l’adéquation. L’auteur accuse son âge, restreint ses amours, beaucoup moins mécaniques, il se donne le temps d’observer, de sentir et de penser. Rattrapé par ses 70 ans bien sonnés, il ne captive plus les lycéennes et ses maîtresses ont désormais la correction d’afficher la trentaine ou la quarantaine. Bien loin des frasques contemporaines à la Catherine Millet ou des partouzes à la Houellebecq, Matzneff apparaît désormais plus proche d’un Philippe Sollers, en moins pontifiant. La période toute récente qu’il raconte le rend plus familier, mieux ancré dans la réalité d’époque avec internet, téléphone mobile et blogs. Le littéraire qu’il est adopte d’ailleurs des mots charmant pour ces nouveautés TIC : émile pour e-mail, telefonino pour mobile. Il ne voyage plus lointain comme dans les années 70-90 mais tout près, en Belgique, au Maroc, en Italie surtout dont il a appris la langue. La musique des mots s’infiltre dans son français, lui donnant saveur nouvelle. Il évoque toujours ses amours féminins, ses dîners avec Untel et sa précieuse santé (jusqu’à trois chiffres après la virgule pour son poids au jour le jour !), mais ces aspects concrets, ancrés dans la réalité vivante, sont entrelardés de réflexions sur les livres qu’il lit, les articles de journaux auxquels il réagit, les paroles des messes orthodoxes qu’il médite. Tout cela fait écho à sa culture classique et nous ravit. Ces Carnets Noirs sont bien meilleurs que les précédents, fors ceux de ses premières années. Ils transmettent un style, nous entraînent dans un univers d’auteur – ce qui est vraie littérature.

Gabriel Matzneff reste égotiste, anarchiste, tourmenté. Mais ce ne sont là qu’étiquettes car ce sont les passions et les tourments qui font la littérature : l’homme heureux n’a pas d’histoire. « Ce mixte d’indifférence et d’hostilité… Je ne pense pas qu’il y ait un seul écrivain français vivant qui soit autant tenu à l’écart que je le suis » (23 avril 2007). C’est pour cette phrase que j’ai envie de parler de Matzneff sur ce blog. J’avais, en son temps (1981), aimé Ivre du vin perdu (indisponible sauf occasion à 200€), l’une de ses meilleures œuvres à ce jour, à mon goût, avec Les lèvres menteuses et Boulevard Saint-Germain (ces deux toujours disponibles). Ma copine de fac, Dominique M., prof à l’université de R. (ainsi qu’on écrit en Gallimatois) l’aimait beaucoup elle aussi. De même que Philippe Sollers, qui s’était fendu d’un article dans Le Monde sur ce « libertin métaphysique ». Et Mylène Farmer, dit-on ! Cette joie de vivre, cette légèreté de pensée, cette ivresse des sens qui conduisaient aux idées saisissantes, étaient en phase avec l’époque optimiste, avec les utopies libertaires issues de mai 68 portée par l’espoir politique de la gauche au pouvoir. La gauche, pas la social-démocratie tiède toujours prête à se coucher devant le premier homme fort venu. Matzneff a aimé la grandeur de Gaulle, apprécié Mitterrand ; il n’a que révulsion, en revanche, pour « la Royal », « cette quakeresse, sortie tout droit des ligues puritaines américaines, sotte, sectaire et méchante » (20 avril 2007). Il a voté Bayrou aux présidentielles, puis blanc, Sarkozy ayant « tonné contre l’hédonisme, l’esprit de jouissance avec des accents rappelant (…) les paladins de la Révolution nationale qui, sous l’occupation allemande, expliquaient que si la France avait perdu la guerre c’était la faute d’André Gide et d’autres artistes sulfureux pourrisseurs de notre belle jeunesse » (2 mai 2007). C’est pour ce genre de remarque que Matzneff nous séduit : « Sans cette liberté absolue, de refus de faux devoirs, cette victorieuse allergie aux corvées de l’arrivisme, cette indifférence au ‘status symbol’, je n’écrirais pas les livres que j’écris, je n’aurais pas la vie amoureuse qui est la mienne » (14 mai 2008).

Il parle très bien des femmes, de la psychologie du sexe, aimant à sauter sans mollir du plume à la plume. Il note fort justement « cette maladie spécifiquement féminine qu’est la réécriture, la réduction du passé » (17 mai 2008). Or la société ne se contente pas de vieillir, ses valeurs se féminisent : voilà qui explique en partie pourquoi les galipettes joyeuses des adolescentes années 70 sont aujourd’hui niées par les mêmes, comme si elles n’avaient jamais eu lieu. « Dieu merci, je n’ai pas eu dans ma vie que des renégates, des truqueuses, des petites-bourgeoises superficielles et oublieuses ; j’ai eu aussi des femmes au cœur généreux et tendre, qui dans leur âge adulte ne se croient pas obligées de calomnier leur premier amour, d’avoir honte du poète qu’elles ont, à l’aurore de leur vie amoureuse, passionnément aimé » (8 septembre 2008). Tartuffe ne gagne jamais tout à fait, malgré les intégristes, les ayatollahs et les ligues de vertu. Pourquoi cacher ce sein que je ne saurais voir, s’il est joli et créé ainsi ? La turpitude n’est-elle pas plutôt dans le regard ?

C’est pourquoi Matzneff, descendant de comte russe blanc, préfère tant l’orthodoxie : « Le catholicisme semble avoir irrémédiablement réduit la sublime folie de l’Incarnation, de l’Esprit qui se fait chair, à un catalogue de quéquettes interdites (…) Plus que jamais, j’ai conscience que seule une bonne théologie de la liberté, c’est-à-dire une bonne théologie du Saint-Esprit, pourrait délivrer l’Église romaine de la tentation moralisatrice, de l’obsession sexuelle » (27 juillet 2008). Tentation qui a contaminé les laïcs ! « Les intellos franchouillards y vont eux aussi très fort : les ‘droits de l’homme’, c’est leur spécialité. Hier c’était au gouvernement russe qu’ils expliquaient doctement ce qu’il convenait de faire. Aujourd’hui, Jeux olympiques obligent, c’est au gouvernement chinois. Le grotesque de ces perpétuels donneurs de leçons (droite libérale et gauche caviar confondues) me fortifie dans la satisfaction de n’être pas un Français pur sucre, dans le bonheur d’être un métèque. Né et grandi en France, c’est sans nul doute à mon sang russe que je dois d’être immunisé contre cette maladie française de la vanité, de la suffisance, de la ridicule prétention à morigéner les autres nations » (8 août 2008). Convenons que « milieu » aurait été plus adéquat que « sang » mais l’idée y est bonne. Elle motive une vision non anglo-saxonne du monde réjouissante et pleine de bon sens, notamment sur la Palestine (p.310, 504, 506), la Syrie, la Géorgie… En politique comme en amour, Matzneff a « horreur de la coercition, seule me captive la réciprocité, le plaisir de l’autre est à mes yeux aussi important que le mien » (16 mai 2008).

« Venere, Baccho et Sol invictus (Vénus, Bacchus et le Soleil invaincu) sont les trois divinités les plus importantes de mon Olympe personnel » (28 mars 2007). Je n’ai pour ma part ni les mœurs ni le genre de vie de l’auteur, mais par quel mystère apprécier une lecture forcerait à en imiter l’auteur ? Lecteurs de romans policiers, devenez-vous meurtriers ? « Nous devons au contraire nous opiniâtrer à demeurer celui que nous sommes, à persévérer dans notre singularité. Si mes carnets noirs présentent un intérêt humain (…) c’est que de la première à la dernière page on y voit vivre un homme en proie à lui-même et à ses passions » (28 septembre 2008). Il y aurait beaucoup à citer et à commenter mais, pour cette invitation à se découvrir tel qu’on est, dans la lignée de Montaigne, pour sa langue fluide, classique et inventive, pour le plaisir de lecture érudite et primesautière qu’il nous donne, lisez donc ce gros livre – il incite à bien vivre. Pourquoi bouder notre plaisir ?

Gabriel Matzneff, Carnets noirs 2007-2008, éd. Léo Scheer, mars 2009, 513 pages

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Les vieux fourneaux de Christophe Duthuron

La BD au cinéma est très mode : le scénario est tout fait et les plans-séquence préparés. Les cases de Wilfrid Lupano et Paul Cauuet dans leur album de 2015 sont donc mises en mouvement par un Christophe Duthuron qui réunit un bouquet d’acteurs très convaincants. Mais il ne réussit pas à rendre irrésistible le rire du spectateur : il manque toujours quelque chose, une coupure image à temps, une chute pour les dialogues… ou, à l’inverse, il y a trop de lourdeur dans les blagues ou les scènes, des sentiments trop soulignés par une musique forcée. Les grands acteurs, il faut les laisser jouer, quitte à dériver du scénario. Le public ne s’ennuiera pas mais gardera un sentiment d’inachevé. Foi d’observateur, je trouve la bande dessinée meilleure que le film.

Lucette, femme d’Antoine (Roland Giraud, portant beau à 76 ans), meurt après une vie bien remplie. Son mari convie ses vieux potes à venir l’enterrer au village, dans le Gers, refuge de tous les révoltés post-68, anarchistes de tempérament. Sans cesse, le sud-ouest rejoue les chevaliers du Nord de l’orthodoxie contre les pauvres Cathares de l’hérésie, ce mythe inépuisable. Eddy Mitchell (76 ans) conduit par Pierre Richard (84 ans), soit Emile et Pierrot, reviennent donc dans leur province d’enfance pour enterrer la vieille et consoler le pote au litre de prune à 50°.

Emile réside dans une maison de retraite chic de la banlieue parisienne après une existence de nomade dans le monde, parti le plus loin possible à 18 ans après un match de rugby raté parce qu’il a planté sa petite amie Berthe (Myriam Boyer), fille de ferme collabo pour faire revenir le père au STO, et que celle-ci, par vengeance, a labouré le terrain de sport ! C’est un brin compliqué mais les gens ne sont jamais ce qu’ils paraissent en façade. Pierrot, dit la Taupe parce qu’il est bigleux (aussi bien physiquement que politiquement), a milité toute sa vie pour l’anarchie et constitué sur ses vieux jours une section anticapitaliste à Paris, où il coince les serrures des agences bancaires et autres petits méfaits inutiles. Seul Antoine apparaît « normal » aux yeux de la société, resté quarante ans à la comptabilité de l’entreprise locale pharmaceutique Garan-Servier, une usine partie de rien dans la région pour devenir multinationale ; il a été délégué syndical durant toute la période et, s’il n’a pu empêcher les licenciements de restructuration pour délocalisation, il en accuse la Berthe qui a toujours refusé obstinément de vendre ses terrains pour agrandir l’usine. Le spectateur apprendra pourquoi en fin de film et les trois compères n’en sortiront pas grandis !

Malgré les apparences, les protagonistes ne sont pas des chevaliers blancs du bien ni des héros humanistes du progrès. Bien qu’ils proclament la solidarité des petits contre les gros et défendent le prolo contre le patron, ils ont bien des choses à se reprocher. La première est de demeurer bornés jusqu’à leurs vieux jours ; la seconde de se draper depuis l’adolescence dans une bonne conscience de classe à laquelle ils ont fini par croire alors que leur réalité humaine est nettement plus douteuse.

C’est encore Lucette qui va faire avancer les choses. Non seulement elle rameute les potes pour son incinération, mais encore elle a laissé ses marionnettes du théâtre Le loup en slip, après avoir quitté l’usine Garan-Servier au bout de huit ans de boulot, et une correspondance révélatrice. Sa petite-fille Sophie (Alice Pol), un polichinelle dans le buffet sans dire de qui, est venue de Paris en quittant une carrière dans la communication se mettre au vert dans une bicoque branlante qu’un paysan du coin retape pour ses beaux yeux (en espérant la suite) ; elle reprend le théâtre de marionnettes de sa grand-mère. Antoine lit une lettre de Lucette à son patron Garan-Servier, évoquant leur baise torride – mais passagère.

Derechef, l’Antoine saisit son vieux fusil et monte dans son antique Renault Chamade du début des années 1990 pour foncer baffer le notaire du coin et lui arracher le lieu où le vieux Garan-Servier est parqué par ses enfants qui convoitent le magot. Il se dirige alors avec sa pétoire vers la Toscane où, dans une somptueuse villa à tourelle entourée d’un grand parc avec piscine, le vieux patron gagate avec son infirmière et conte à sa petite-fille les bribes de son passé lorsque son Alzheimer lui laisse le temps. La petite-fille en question voudrait savoir où sont passés les cent millions qui manquent dans la caisse de l’entreprise et cherche dans les souvenir une maitresse ou autre raison. Mais le vieux se méfie et, s’il n’a plus toute sa tête, ruse suffisamment pour ne rien lâcher.

Les deux potes et la Sophie enceinte de six mois foncent (relativement à la puissance de la vieille camionnette rouge du théâtre) vers le lieu où un crime se prépare. Après quelques péripéties drôle où Antoine ne tue pas le vieux, tous se retrouvent autour des Garan-Servier, et ce dernier (Henri Guybet, 82 ans) prend Sophie pour Lucette car elle lui ressemble fort. Il l’entraîne un soir dans sa chambre… pour lui remettre la marionnette le représentant avec un gros cigare, qu’il a toujours chérie même si Lucette lui avait fait une tête un peu grosse – mais il avoue lui avoir aussi « bourré le crâne ». Il en profite pour lui peloter les fesses, jamais guéri de son coup de foudre.

Fin de l’aventure ? Presque, car tout se révèle, les confidences du vieux Garan-Servier rendues par sa petite-fille rencontrent les questions de la petite-fille de Lucette et d’Antoine sur le rôle des trois ânes dans leur jeunesse imbécile – et ce qui s’ensuivit dans leur vie adulte. Soixante ans plus tard, tout se rattrape, ainsi est le karma. Aucun n’est ce qu’il paraît, ni les anars révolutionnaires qui n’ont pas d’âge pour faire chier le monde, ni le patron impitoyable qui se révèle respectueux.

Les auteurs se moquent des prétentions gauchistes et militent au fond pour un humanisme vécu. Car les grands mots masquent trop souvent les grands maux et l’idéologie à la mode est l’illusion qui cache la médiocrité humaine. La « révolution » passe par celle de chacun et « changer le monde » consiste d’abord à se changer soi. D’où la mise au vert écolo de la Sophie, bien loin des braillards politiques de la génération d’avant dont le gauchisme a fait flop sans rien entamer du productivisme. D’où la repentance forcée des trois potes allant à travers champ comme à Canossa quémander le pardon à la Berthe pour leur reductio at hitlerum, elle campée sur sa hauteur, la fourche à la main.

DVD Les vieux fourneaux, Christophe Duthuron, 2018, avec Pierre Richard, Roland Giraud, Eddy Mitchell, Alice Pol, Henri Guybet, Gaumont décembre 2018, 1h28, standard et blu-ray €14.99

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Désert

La « crise » est certes économique puisque le numérique bouleverse tous les processus de production. Elle est évidemment sociale puisque le système de redistribution est à bout de souffle, prélevant trop et ne redonnant jamais assez pour toutes les quémandes. Elle est politique puisque toute confiance envers les dirigeants a quasiment disparue et que les seuls qui s’en sortent sont ceux qui mentent le plus effrontément, promettant la lune aux imbéciles qui les croient (Trump et les mineurs de charbons, les brexiteurs excités avec la fortune économisée par la sortie de l’UE, la Le Pen et son n’importe quoi complotiste sur tout sujet qui passe à sa portée…) Mais la crise est surtout spirituelle par manque de sens. Oh, certes, les naïfs soixantuitards qui partaient en Inde pour trouver « la Vérité » ne sont plus la majorité, mais ceux qui veulent « une autre société » ou « qu’un autre monde soit possible » ne manquent pas. Sans jamais s’entendre et ne discutant sans fin à la fortune du pot, la convivialité d’être ensemble suffisant à être heureux momentanément sans déboucher sur un projet. Et chacun sait qu’un pot est tout ce qu’il y a de plus sourd.

L’égalitarisme revendiqué jusqu’à plus soif est un extrémisme comme un autre. Si on le mène jusqu’au bout, il va jusqu’au libertariens américains, forme d’anarchistes riches du chacun pour soi où l’on se bâtit soi-même (self-made) et où l’homme est un loup pour l’homme (le Colt à la main ou « le droit » si vous êtes capables de payer une armée d’avocats compétents). Cet égalitarisme, venu du christianisme plus que de la Bible qui connaissait le Père tout-puissant et la hiérarchie des rois et prêtres, a été avivé par la révolution bourgeoise et « accompli » (donc poussé à l’absurde) par les révolutions populaires inspirées par le marxisme. Elles ont échoué, comme chacun sait. Une économie ne se réduit pas à l’administration des choses comme le croyait Lénine pour qui la société devait fonctionner « sur le modèle de la Poste ». Le Grand bond en avant maoïste a été une lamentable régression qui a engendré famine et millions de morts avant que la Révolution baptisée « culturelle » fasse du non-savoir des brutes l’alpha et l’oméga de l’obéissance au Parti dirigé par le seul Grand timonier…. qui a fini par crever, comme la biologie l’exige, libérant la société et les forces entrepreneuriales du commerce et de l’initiative.

Le Parti tient la société et impose la morale traditionnelle issue de Confucius en Chine ; Poutine fait de même avec l’Eglise orthodoxe en Russie ; Israël a le droit de la Bible et les Etats-Unis se croient encore une vocation de nouveau monde élu pour construire la Cité de Dieu pour l’humanité entière. Que reste-t-il en Europe ? Le seul idéal (donc inatteignable) de la société marchande pour laquelle chacun est un consommateur lambda – d’autant plus consommateur que lambda – apte à être manipulé par les modes et la foule qui décrète le qu’en dira-t-on.

Nous sommes passés du laisser-passer mercantiliste au laisser-faire libéral et jusqu’au rousseauisme pour qui la société (toute) société est oppressive, toute éducation une contrainte et toute connaissance (même le savoir scientifique) un colonialisme. Dans cet état d’esprit, le sujet est économique, pas politique ni ethnique. L’individu est premier, monade autonome donc universelle qui peut s’installer partout et être chez lui nulle part. Le globish remplace les langues nationales (même en Europe d’où les Anglais vont partir !), le calcul égoïste est la seule relation politique et la culture se réduit aux vogues des pubs, des réseaux sociaux et des séries télé.

Exit la communauté, l’histoire, le sacré – sauf à les utiliser pour exiger un égalitarisme des « droits » encore plus absolu. La politique nationale se réduit à la bureaucratie, la loi aux textes abscons de technocrates et les décideurs deviennent administrateurs : en témoigne la machine européenne, experte à pondre des règlements juridiques mais inapte à susciter enthousiasme et élan, même contre les ennemis économiques que sont Américains et Chinois, qui seront bientôt ennemis politiques par leur impérialisme insidieux mais obstiné. Les derniers grands politiques français furent de Gaulle et Mitterrand, avec Sarkozy en sursaut durant la crise financière et durant la crise avec les Russes en Géorgie. Entre temps et depuis : rien. Même Macron, qui promettait, navigue à vue.

La seule philosophie est l’enrichissez-vous du bourgeois. Sauf que la richesse se fait rare comme en témoignent les gilets jaunes qui n’en peuvent plus des fins de mois, et le niveau de prélèvements obligatoire en France qui atteint des sommets : toujours plus d’argent pour de moins en moins de revenus ! La seule morale est celle du « pas plus que moi » de l’égalitarisme jaloux et « que personne n’obtienne si je n’obtiens pas aussi ». En contrepartie de quoi ? De rien : c’est « un droit », comme de vivre et de respirer, c’est tout. Et qui paye ? Forcément « les riches », ceux qui ont plus. Pourquoi ont-ils plus ? Parce qu’ils ont mieux travaillé à l’école, ont persévéré dans l’effort ou ont quelques talents différents du commun des mortels. Mais ce qu’on accepte des footeux et des stars apparaît intolérable chez les entrepreneurs créateurs de biens ou les bêtes à concours reconnus aptes à diriger.

Il s’agit de profiter plutôt que de donner, de jouir et posséder plutôt que de bâtir ensemble. Le bobo sera nomade ou ne sera rien ; il sera colonisé de l’intérieur ou sera éliminé dans le lumpenproletariat du précaire et de l’assistanat réduit au minimum. Comme aux Etats-Unis où on le laisse dans sa mouise – comme en Chine où on le qualifie d’asocial avant de le rééduquer en camp spécialisé. Big Brother aura gagné dans les filets de Matrix.

Les remèdes ?

Les religions ? (et elles reviennent en force, encore plus obscurantistes, intégristes, autoritaires). Mais la majorité les craint – avec raison, au vu de l’intolérance et de l’hypocrisie dont elles font preuve. On a déjà donné avec l’Eglise catholique et avec l’islam Wahhabite ; même la religion hébraïque montre de quoi elle est capable avec les Palestiniens.

La nation ? Elle n’a plus guère de sens dès lors que le monde des réseaux est globalisé, l’univers économique interdépendant et que « les alliés » sont les pires ennemis (USA de Trump et amendes records aux entreprises pour viol de la loi purement américaine ; Brexit de nos plus proches voisins qui préfèrent s’isoler ; refus du commun par certains pays européens qui ne veulent pas avancer).

Le retour à une certaine forme de féodalisme, comme lors de toutes crises ? C’est un processus peut-être en cours, si l’on considère que des « tribus » se forment sur les réseaux et s’agglutinent en bandes qui ne reconnaissent qu’un seul gourou, s’opposant à tous les autres dans une sorte de guerre civile froide que seuls quelques excités qui mériteraient des opposants physiques à leur mesure poussent jusque dans la rue lors des samedis jaunes. La lutte des casses a remplacé la lutte des classes puisque les classes ont quasi disparu : tout le monde est devenu bourgeois, sauf les immigrés de fraîche date qui ne savent pas encore ce que c’est mais sont venus justement pour « gagner » et acquérir.

Alors le monde nouveau ? Sera-t-il celui des fermes autonomes peuplées d’écologistes intégristes, protégés de hauts murs (et sachant tirer) du rêve libertarien américain ? Celui des bidonvilles de Calcutta face aux quartiers aérés des très riches qui vivent entre eux ? Celui de la partition des régions et communes libres battant monnaie locale et exigeant une solidarité communautaire sous peine d’exclusion ? Le socialisme est mort, la Nuit debout n’a pas vu le jour et les gilets jaunes ne réfléchissent pas mais tournent en rond ou cassent la baraque. Il ne reste au fond plus guère que Macron…

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Individualisme monstre

La modernité est une libération : l’individu est reconnu en tant que personne plutôt qu’en tant qu’appartenant à un seigneur, un royaume, une religion, un clan, une lignée. L’éducation vise à le libérer de l’obscurantisme, des superstitions et des préjugés pour l’amener à penser par lui-même et à rester critique sur l’opinion commune. Le travail le libère des exigences minimales de manger, dormir et se soigner en lui assurant un salaire. La démocratie lui donne une voix dans les affaires de la cité (la politique), tandis que la fiscalité prélève pour assurer les services collectifs tels que la défense, la police, la justice, la formation, les accidents de l’emploi, la retraite et la santé. Tout devrait donc aller au mieux dans le meilleur des mondes.

Mais ce n’est pas ainsi que cela se passe. L’éducation est trustée par une caste de profs qui savent mieux que vous ce qui est bon pour vos enfants et qui sont restés longtemps minés par l’idéologie à la mode, le marxisme. Il ne s’agissait pas d’amener les élèves à penser par eux-mêmes mais à penser idéologiquement « juste », c’est-à-dire à déformer leurs esprits en inoculant des préjugés tenaces sur l’économie (forcément exploiteuse), les riches (non méritants et forcément méchants), le travail (un esclavage), l’égalitarisme (démocratique, forcément démocratique), la révolution (évidemment nécessaire pour « changer le monde »). Le travail est vu comme une corvée, pas comme un épanouissement – sauf chez les artistes, artisans et professions libérales peut-être. Chacun attend avidement la retraite (patatras, on la taxe d’une CSG supérieure !).

La démocratie, tout le monde s’en fout et, puisqu’elle règne depuis plus d’un siècle en France, elle est considérée comme « normale », tel un air qu’on respire. Participer ? Surtout pas ! Voter ? Bof, l’offre commerciale des candidats ne fait plus jouir depuis la grande illusion du « Changer la vie » de Mitterrand en 1981. Les idéologies sont mortes, comme les religions sauf une, la plus violente.Les gens passent donc lentement du tout social de la collectivité, de l’entreprise à vie, de la patrie, au chacun pour soi, dans sa famille, sa bande de potes, son association, son village ou son quartier, parfois sa région lorsqu’elle a gardé une identité. L’individualisme exacerbé atomise la personne en la rendant monade solitaire : divorce aisé, enfants sous pension alimentaire, compagne ou compagnon changé comme de kleenex, travail non investi sauf par peur du chômage, papillonnage politique, manifs pour rien. Le règne du « moi je » ne vise que la satisfaction de ses propres désirs.

D’où la « post-vérité », moment où les faits objectifs sont remplacés par les affects émotionnels et les croyances personnelles. Un fait est « vrai » si l’on ressent qu’il est vrai et qu’on le croit vrai, pas s’il l’est réellement. Chacun sa vérité, c’est mon ressenti, des goûts et des couleurs… Comment faire société de ces aveuglements ? Rien ne tient plus si chacun voit midi à sa porte. Du libéralisme politique avant-hier est né le libertaire des mœurs et l’ultralibéralisme économique d’hier, allant jusqu’aux libertariens américains d’aujourd’hui, parents des anarchistes européens du XIXe en plus radical. Autrement dit la société est passée du collectif ensemble au chacun pour soi. Ce qui signifie qu’un homme est un loup pour l’homme et que règne le droit du plus fort. Dont Trump, cette pointe avancée de l’hyper-individualisme anglo-saxon est le représentant clownesque : un égoïsme sûr de lui et dominateur.

Dès lors, chacun s’agglomère à nouveau en clan, en tribu, car la solitude fait peur si chacun menace tous les autres. Les « réseaux sociaux » remplacent dans leur anonymat les vrais gens. Le panurgisme est plus facile si l’on suit le mouvement, la mode, le flux. Il l’est moins lorsque l’on débat entre quatre yeux. On en revient au féodalisme, l’allégeance à un chef de circonstance qui dit tout haut ce que chacun croit penser tout seul. D’où l’auto-enfermement du refus chez les plus craintifs, qui sont aussi les plus bornés par hantise de se faire avoir. Ce sont les extrêmes à droite, à gauche et ailleurs puisque ceux qui portent gilet n’ont choisi ni le brun, ni le rouge, mais le jaune, la couleur du joker. Rappelons-nous qu’à la dernière élection présidentielle de 2017, plus de 47% des électeurs ont voté extrémiste au premier tour avec 78% de participation ! Le vécu émotionnel a remplacé le vote rationnel et le mouvement anarchique des gilets jaunes n’en est que la lamentable continuation. La démocratie d’opinion remplace la démocratie de compétence. Mais peut-on faire une politique durable avec une opinion forcément versatile ?

Car le durable est dévalué. La culture générale a été délaissée au prétexte qu’elle était sélective et « bourgeoise » – mais par quoi l’a-t-on remplacée ? Par les listes de chien savant des jeux télévisés ? La tête bien faite a été éliminée au profit du savoir se vendre, bien dans l’esprit de marchandise contemporain. Or il existe des souffrances morales et psychiques des individus en France, que la société délaisse ou traite de façon anonyme ou méprisante (les relations épistolaires avec Pôle emploi en sont un triste exemple !). Mais les exclus de l’horreur économique qui râlent contre « le capitalisme » sont à fond dans ce qu’il exige : le vide des esprits pour remplir leur temps de cerveau disponible de toutes les choses à consommer. L’information en continu privilégie ce qui choque et qui fait vendre au recul et à l’analyse. La mise en scène théâtrale et le storytelling sont un grand remplacement de l’intelligence par le tout-formaté, prêt à consommer et à penser. Qu’en disent les écolos, qui prônent la décroissance et le durable ? On ne les entend guère, tout enamourés qu’ils sont devant les manifs où ça pète.

La violence dont font preuve les plus radicaux des embrigadés jaunes est admise, voire admirée par nombre de gilets qui n’iraient pas eux-mêmes casser. Être violent serait une preuve de sincérité, ce serait se mettre physiquement en cause. Mais au mépris des autres, de leur travail et de leurs droits à eux aussi : approuve-t-on le saccage d’un kiosque à journaux qui prive de son salaire de smicarde la kiosquière ? Approuve-t-on la mise en danger d’une femme et de son bébé qui ont le tort d’habiter au-dessus d’une banque ? Approuve-t-on cette haine de classe qui fait d’une habitante du 8ème arrondissement un ennemi à griller comme un vulgaire cochon ? J’y vois pour ma part un jeu dangereux avec les limites acceptables en société. Ces casseurs incendiaires sont dans le chacun pour soi : il ne faudra pas s’étonner le jour où un autre face à eux, tout aussi légitime dans sa « colère » et prêt à défendre violemment sa vie en se mettant en cause comme eux, leur balancera à bout portant une batte de baseball dans la tête. Lorsqu’il n’y a plus de droit, chacun crée son propre droit, avis aux intellos fascinés par la violence des autres.

Ils ont la culpabilité honteuse d’avoir trop peur de se mettre en cause physiquement et d’en rester aux idées générales, confortablement assis à leur bureau. L’intello comme individu peut être intelligent et critique ; les intellos en bande deviennent bornés et totalitaires – communistes, nazis, maolâtres et islamo-gauchistes l’ont montré à l’envi ces dernières décennies. Les idolâtres des gilets jaunes le prouvent aujourd’hui. Pourquoi tant d’autoproclamés intellos n’analysent-ils pas et ne mettent-ils pas en perspective cette jacquerie fiscale qui dégénère en illusion révolutionnaire pour le pire (des poutiniens d’extrême-droite aux anarchistes d’extrême-gauche black bloc) ? Par suivisme de tribu ? Par intimidation de leurs pairs encore plus révolutionnaires (en chambre) que les révolutionnaires (dans la rue) ? Par souci de rester à l’avant-garde, dans le vent de l’histoire ?

Or, plus l’individu est libre, plus il se sent victime. D’où la paranoïa galopante de tous sur tous les réseaux. On « se méfie », toute initiative est forcément prise pour « vous gruger », toute réforme faite pour « le pire ». Comme si figer la situation actuelle était la solution.Mais oui, l’individu est plus libre aujourd’hui qu’hier ! Ce qui implique qu’il s’implique au lieu de tout attendre de maman ou de l’Etat – ou de ne rien attendre de personne. Liberté exige responsabilité – et la liberté fait peur malgré les matamores qui en ont plein la bouche. La monade urbaine se sent vulnérable, désarmée ; l’autiste des banlieues se sent menacé, persécuté ; le solitaire des campagnes se sent incompris, isolé, matraqué par les taxes. L’individualisme en excès engendre des monstres. La méfiance de tous contre tous règne en maître.

Telle apparaît désormais la France au monde entier, cette pauvre nation parmi celle qui prélève le plus d’impôts et qui redistribue le plus aux plus démunis de toute l’OCDE, celle où les « inégalités » ont le moins augmenté sur les dernières décennies…

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Joseph Delteil, Jésus II

Lorsque l’on se prénomme Joseph, la pente naturelle est de devenir papa d’un Jésus. Père adoptif puisque Jésus est Dieu, à ce qu’il a dit ; et Jésus « II » puisque le premier est mort sur la croix voici deux mille ans. Mais l’écrivain Delteil a de l’imagination et l’envie de provoquer pour deux. Son « Jésus, le retour » vaut le détour. Il est absurde et loufoque, moins réaliste que surréaliste.

Si Delteil a quitté Breton, qu’il trouvait totalitaire, il est resté imprégné de cette atmosphère ludique et exploratoire qui est survenue après la Grande guerre, la guerre la plus con de tous les temps, celle qui a transformé le combat en boucherie industrielle. Joseph n’a pas fait la guerre mais a été mobilisé en 14, au régiment colonial de Toulon puis chez les tirailleurs sénégalais à Fréjus jusqu’à l’armistice en 18. Il n’a connu la boucherie que par ouï-dire mais il s’est trouvé imbibé de cette atmosphère, analogue à celle de mai 68, qui a saisi les lettrés au sortir des tranchées et de la discipline.

Volontiers potache, il est saisi par la débauche des mots et adopte un style goulu rabelaisocélinien, pour jouer des termes et surtout, en rhapsode, des assonances en voyelles. Sa plume primesautière saute de page en page, s’interrompant pour reprendre plus loin, moins avisée ou d’un souffle plus retenu – habitude de poète qui fait des œuvres courtes. Jésus II retrouve un peu la verve d’Au-delà du fleuve Amour, l’histoire en moins. Car il fait de Jésus II une sorte de Don Quichotte flanqué d’apôtres improbables qu’il cueille au fil du chemin avant de les perdre tous dans un bordel – y compris le gamin qu’il a nommé Charlemagne. Ne reste avec lui qu’une fille, Albine, avec qui il va voir le Pape.

Mais au final il échoue, comme l’Autre. Il a tenté « l’apostolat, l’action directe et l’appel à l’Autorité », en vain (p.125). Il se résigne à Voltaire, grand anticlérical s’il en fut, mais qui croyait peut-être en Dieu : « Cultiver son jardin » candidement est sagesse ; plutôt que vouloir changer le monde, se changer soi dans son pré.

La liberté, c’est la folie ; faire la bête, voilà le secret. Dans une variante de sa fin, il est rattrapé par « une bande d’ostrogoths » – qui étaient des Germains de l’est – et doit fuir, pourchassé comme espion, anarchiste, assassin, en tout cas pas clair. Fusillé, il tombe du haut d’un chêne – où l’on rend habituellement la justice – « s’empalant net sur une branche cassée… jusqu’au fondement » p.144. Le voilà de nouveau en croix, éternel retour.

« Le mensonge et la violence, voilà les deux couilles du Diable » p.120. Ce mot de génie reste d’une brûlante actualité. « En vérité je vous le dis, mieux vaut coucher avec cent pucelles qu’avec la lâcheté », dit encore Jésus II au Pape ébahi. Sauf que la lâcheté règne plus que le vice. « Une fille de dix-huit ans qui s’en va délivrer Orléans, est-ce fou ? Un garçon de trente ans qui s’en va conquérir l’Asie, est-ce fou ?… A l’échelle d’Alexandre, de Jésus, hein !… Ah !… pardi, à l’échelle de Tartempion, de Me Cudecuir, notaire, de l’épicier de la rue Froidequeue… » p.124. Au fond, la lâcheté si répandue est de la paresse morale. Delteil mérite d’être relu pour être un brin secoué.

Joseph Delteil, Jésus II, 1947, Grasset les Cahiers rouges 1998, €12.70 e-book Kindle €5.49

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Christian Signol, La rivière espérance (trilogie)

Christian le rossignol nous chante en trois volumes une belle histoire, celle d’un passé idéalisé pour le meilleur et pour le pire mais où l’homme vivait au rythme de la nature, accordé aux paysages qui l’avaient vu naître. Alors le lecteur marche pour les bons sentiments, pour le romantisme diffus, pour le vieux rêve d’une humanité à sa place dans son environnement. Et puis, un peu de réflexion éloigne et rend sévère.

Une documentation serrée ne fait pas le réalisme des personnages comme des situations. Il s’agit plutôt d’une utopie, sous des oripeaux à la Zola. Nous n’avons rien contre les utopies, même si elles ne sont plus dans l’air du temps. Rien non plus contre le réalisme à la Zola, même s’il nous paraît un peu voyeur. C’est le mélange qui nous irrite : la prétention de faire vrai alors que l’imagination devrait être au pouvoir. Il y a presque falsification, une amplification de presse du cœur ou de littérature sentimentale. Et c’est dommage : le site, le métier, l’époque, les personnages, auraient tous mérité mieux. L’auteur aussi, qui sait écrire, il l’a montré dans d’autres romans plus resserrés. Tout se passe comme si, cette fois, la Dordogne et ses bateliers l’avaient dépassé bel et bien, entraîné dans ses méandres et ses tourbillons pour le laisser sans gouvernail, à la dérive. Comme son héros, l’auteur abdique presque, sa barque va où elle veut, jusque dans l’océan d’où l’on ne revient pas, à ce qu’on dit.

Le premier tome est le plus réussi, peut-être, parce qu’il évoque l’enfance et que les personnages sont encore frais, à peine éclos de l’imagination, parés de mille beautés. Ni l’époque, ni le métier, ne les ont encore vraiment agrippés, et l’auteur reste roi. Benjamin est un gosse de rêve parmi un rêve de parents. Amoureux dès 10 ans, vigoureux, volontaire, courageux, il a une mère aimante et dynamique qui mourra au tome trois dans son sommeil, à un âge avancé, un sourire encore aux lèvres ; il a un père fort, tenace et consciencieux, qui aime et protège son petit comme Dieu seul sait le faire. Alors on s’étonne passablement par la suite que Benjamin devienne obstiné et borné, anarchiste égoïste, envie son propre fils aîné, voulant que tous se courbent devant lui, orgueilleux jusqu’au suicide, ne s’arrêtant plusieurs fois que juste au bord – somme tout un vieux con. Il y a quelque invraisemblance à cette métamorphose. Une hérédité idéale, une éducation parfaite, des épreuves d’homme à l’âge nécessaire – comment tout cela peut-il aboutir à cette quarantaine obtuse et aigrie, à ce conservatisme replié sur sa routine, violent contre l’époque et le monde entier ?

Ce n’est pas la seule invraisemblance. Qu’un homme découvre la lecture, les philosophes et le grand large, qu’il devienne républicain, marin, qu’il trouve l’amitié, la solidarité, et qu’il voie du pays – comment peut-il finir braqué contre le progrès, contre le temps qui change, haineux du fils qui s’adapte, celui-là même qui ressemble le plus à son grand-père, ce père aimant et aimé, exemplaire ? Cette malfaçon psychologique suffirait à elle seule. Mais que les filles disparaissent est plus invraisemblable encore. Le Benjamin avait deux sœurs : pfuit ! Envolées. L’enfance finie, où l’on s’aimait, on ne les revoit plus. Ceux que l’on côtoie encore n’ont pour enfants que de petits garçons qui deviennent vite des gamins magnifiques, musclés, vifs et volontaires – des utopies de gosses – avant de se transformer aussi vite en adultes balourds et falots. Christian Signol n’aime ni les femmes (sauf les mères de héros ou la vierge Marie ?), ni les adultes moyens. Il fait une véritable fixation sur les prénoms qui se terminent en « in »  ou « ien » : Benjamin, Victorien, Vivien, Aubin, Émilien…

Parmi les mères, Marie, la femme de Benjamin, est un personnage réussi. Modeste mais tenace, elle aime et sait ce qu’elle veut. On la respecte comme mère et comme épouse, celle qui seconde son mari et le remplace lorsqu’il est empêché. C’est à se demander si ce n’est pas Marie la véritable héroïne du roman. C’est elle qui fixe l’amour du garçon, lui fait de beaux petits mâles, les élève avec équilibre, après avoir élevés et aimés ses petits frères difficiles ; celle qui maintient l’entreprise de batellerie ; celle qui conserve et transmet, en rythme avec l’époque.

Malgré toutes ces critiques, la saga se lit bien. Le style coule comme de l’eau, l’auteur a un véritable amour pour ses personnages, assez rare en littérature où les écrivains se font volontiers entomologistes. Un amour pour le paysage aussi, cette vallée de la Dordogne cent fois décrite, complaisamment, en ces trois volumes.

Mais le lecteur reste avec cette idée que les êtres imaginés ont dépassé leur créateur. Qu’une fois le premier livre écrit, l’auteur avait tout dit. En labourant lourdement une suite, il a gâché l’ouvrage, usant du raccourci, de l’agacement, du parti pris. Les bons sentiments ne supportent pas de s’étaler. Pas plus que les modes politiques d’être plaquées sur une histoire. La saga des Donnadieu était belle sans la démagogie « républicaine », qui apparaît bien plus anarchiste et individualiste que fraternelle ou révolutionnaire dans le déroulement de cette histoire. Elle eut gagné aussi à éviter les outrances suicidaires des protagonistes qui, rituellement toutes les 150 pages, tentent de se perdre. Sans évoquer les caricatures tout d’une pièce que sont les comparses du décor, tous bien bons ou bien méchants sans nuance, ou bien l’insignifiance insigne de la piétaille avec qui, pourtant, ces paysans enrichis par le commerce, ont été élevé !

On a trop aimé le cœur du sujet – la Dordogne – et les personnages idéalisés qu’elle secrète sous la plume de Christian Signol, pour ne pas souffrir de les voir déformés, abîmés par l’absence de maîtrise. L’auteur aurait pu être grand ; il a failli. Nous en avons, nous lecteurs, un profond regret.

Christian Signol, La rivière espérance / Le royaume du fleuve / L’âme de la vallée, 1993, trilogie Robert Laffont 2007, 848 pages, €28.50 e-book Kindle €19.99 ou Pocket tome 1 €6.40, tome 2 €5.50, tome 3 occasion €3.50

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Bill Watterson, Calvin et Hobbes

Dans cette bande dessinée qui s’étire sur des années, Bill Watterson met en scène un petit garçon de 6 ans philosophe ; il est solitaire et turbulent, fils unique, et s’est fait pour ami son tigre en peluche, Hobbes.

Rien de tel que de se faire sauter dessus (atavisme de tigre), dévaler la pente en luge l’hiver, se couvrir de terre lors des bagarres homériques avec le tigre, d’herbe, de boue ou de neige quand c’est la saison. Ou, mieux, de balancer une grosse bombe à eau sur la fille d’en face (qui se croit plus intelligente) ou sur maman dont les mantras se résument à « va te coucher », « tu vas rater le bus pour l’école » ou « au bain ». Papa, moins présent, n’en répète pas moins « éteint cette télé » ou « va jouer dehors ». Ce n’est pas drôle quand on est seul enfant et que les adultes ne s’occupent pas de vous.

A l’école, les discours de la maitresse sont soporifiques et il y a toujours des exposés à faire ou des devoirs à réaliser. Comme c’est la mode, Calvin raconte les dinosaures ; sinon, il s’évade dans l’espace et atterrit brutalement quand on lui pose une question. En vacances, camping au bord du lac avec papa et maman, il fait trop chaud en tee-shirt, trop gluant de crème torse nu, trop froid à l’ombre ; il y a trop de sable qui entre dans le slip, trop de moustiques qui piquent la peau. Rien ne vaut sa chambre fermée avec un ventilateur ! L’enfance a horreur de sortir du nid climatisé et de la routine confortable – et les petits garçons doivent être stimulés par d’autres pour exercer leur corps. On ne sort de la solitude que par l’émulation.

Les parents sont limités et sans aucune fantaisie, empêchant de sortir tout nu dans la rue ou même dans la maison, et de jouer dans la boue par exemple ; l’institutrice n’est pas plus libérale, interdisant de se déshabiller en classe pour jouer à l’homme invisible.

La voisine Susie, 6 ans elle aussi, est une chipie ; elle joue à la dinette. Calvin et Hobbes ont fondé le club DEFI pour (traduction française bancale) Dehors Enormes Filles Informes. Les filles ne sont pas des garçons, on sait ça à 6 ans ; elles ne savent pas jouer aux jeux brutaux comme se battre, filer en luge, dompter le vélo ou lancer des bombes.

Il faut, pour être un garçon, exercer des superpouvoirs et être un héros comme au cinéma et à la télé, pulvériser les chiens au fusil laser avec de gros jurons cochons – et que tout explose à la fin. Que peut comprendre une fille au défi d’avaler tout cru un ver de terre ou au plaisir de la colère quand on se prend une superbombe à eau sur la tronche qui vous trempe en entier ? C’est l’âge où l’on préfère rester entre garçons même si les autres, à l’école, choisissent plutôt d’être conformes en jouant au baseball en équipe qu’individualiste à rêver des histoires imaginaires. Quand ils sont épais et cons, leur bonheur limité consiste à tabasser les plus faibles.

Calvin est égoïste, anarchiste, et se croit un génie. C’est un petit garçon incompris dont personne ne s’occupe ni ne joue avec lui. Il est insupportable et attachant mais les parents ne conçoivent pas qu’il vienne d’eux et songent parfois à s’en débarrasser. Le gamin gavé de télé se fait alors philosophe et s’évade dans le monde imaginaire où il est Spiff l’astronaute ou Hyperman plus que super. Une boite en carton fait office de vaisseau spatial tandis que le vélo est un bronco agressif qui vous rue volontiers dessus.

Monstres sous le lit la nuit, horreurs dans l’assiette quand on n’a pas saisi les ingrédients d’une recette qu’on a vu faire, peur d’être transformé en pop-corn quand le bain est trop chaud, Calvin est le mal-aimé. Il reste dans son monde ; lorsqu’il en sort, tout l’agresse, il s’angoisse d’un rien, de peurs d’enfant. Il compense avec Hobbes le tigre, qui aime les sandwiches au thon et les grosses bagarres.

Watterson nous offre un bain de jouvence, une liste interminable des bêtises des adultes, de fautes d’éducation, une satire du formatage social auquel s’affronte l’anarchie foncière de l’enfance.

Bill Watterson, Calvin et Hobbes BD, édition Hors collection, tome 1 Adieu monde cruel, 1991, 63 pages, €10.00

tome 2 En avant tête de thon €10.00 

tome 3 On est fait comme des rats €10.00

tome 4 Debout tas de nouilles €10.00

tome 5 Fini de rire €10.00

Intégrale tome 10 (volumes 20 et 21) €16.90

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Propos d’Alain et culture républicaine

La lecture des Propos d’Alain nous ramène aux racines de notre culture scolaire. La IIIe République, sous laquelle écrivit Emile Chartier dit Alain, triomphait dans nos programmes et nous inculquait sa vision du monde dès l’école primaire.

Ces premières années à l’école nous marquent plus que nous ne voudrions le croire. La morale s’y apprend au contact des maîtres et des maîtresses comme auprès des condisciples, le cœur connait ses premières joies et ses premières peines, et la raison fourbit ses premières armes. Difficile de se défaire de ce qui est acquis là, entre 6 et 10 ans.

Le principe de cette culture républicaine est la raison. L’esprit est considéré comme un outil pour mesurer le monde et réfréner ses passions et instincts. Le bon sens se doit d’être le mieux partagé. Sur un socle d’idées établies par les savants précédents et les grands exemples proposés à notre admiration, notre être sage doit examiner avec tranquillité les événements qui surgissent au présent.

La discipline physique de l’école, surtout dure aux garçons, consiste à ne pas bouger, à rester assis et à se taire. Elle a son pendant dans le modèle intellectuel proposé : considérer les choses avec détachement, prendre du recul, interposer un écran entre sa raison et ses passions, et une barrière d’avec ses instincts. Il nous faut prendre ce qui vient comme un problème, prétexte à une leçon de chose.

L’attitude du philosophe Alain est celle de l’homme mûr, revenu des passions et ayant des instincts émoussés. Il se veut l’idéal retrouvé de l’antiquité romaine. Le sage, avant de le devenir, a connu les instincts impérieux de l’enfance concernant la peur et l’abandon, puis la fureur adolescente et ses exigences d’absolu. Il ne les ignore pas mais les considère avec les pincettes morales de l’objectivité à prétentions scientifiques et le bon sens valorisé comme la vertu du plus grand nombre. Il n’est pas encore fatigué du monde et de la vie, il se tient donc éloigné du nihilisme désabusé comme du laisser-faire indulgent. Il veut la règle.

Moins révolutionnaire mais pas encore conservateur, ainsi se veut le radical Alain. Plus enfant, ni encore adolescent, pas encore vieillard, mais dans sa maturité adulte. Démocrate, mais radical ; anarchiste, mais critique parce que nulle chose n’est parfaite, même l’Etat. Républicain vertueux, s’il en est, parce que toute création n’est rien sans ordre ni principe.

Ses Propos, un peu surannés mais agréables à lire, sont le terreau de la vision du monde de ma génération sortie du primaire avant 1968.

Alain, Propos, Gallimard Pléiade 1956, tome 1, 1345 pages, €62.00, tome 2, 1312 pages, €54.00

Alain, Propos sur le bonheur, Folio 1985, 217 pages, €8.20 e-book format Kindle €7.99

Alain, Propos sur les pouvoirs – éléments d’éthique politique, Folio 1985, 384 pages, €10.40

Alain, Propos sur la nature, Folio, 272 pages, e-book format Kindle €7.99

Alain, Propos sur l’éducation suivi de Pédagogie enfantine, PUF Quadrige 1998, 392 pages, €8.88

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1941 de Steven Spielberg

Quand la guerre est chose trop peu sérieuse pour la confier aux militaires et que l’incurable Amérique, qui vit en rose, ne peut croire qu’on l’attaque : 1941, en Californie, c’est du cinéma.

La paranoïa Pearl Harbour a frappé, mais dans l’anarchie la plus complète. Le futur maître du monde ne sait rien maîtriser. Et c’est dans une débauche d’explosions et de hurlements que ce film transforme la géopolitique en comédie.

Comme souvent avec Spielberg, c’est « trop » : trop de bêtises gentillettes, trop d’hystérie collective, trop de laisser-aller des soldats, trop de patriotisme béat. Mais ça marche : le spectateur rit. Du moins s’il n’est pas américain – et peut-être même s’il l’est, gavé de Tex Avery et de Disney productions. Car ce film n’est pas « antipatriotique » comme l’a dit John Wayne, gros macho dépassé ; il critique de façon acerbe la vision rose bonbon du monde américain.

Tout commence par une fille qui se lance à poil dans les eaux fraîches du Pacifique un matin d’été (Susan Backlinie) sur la musique des Dents de la mer… On se croirait dans une publicité. Sauf que l’eau commence à bouillonner autour d’elle et que, de ce chaudron de sorcière, surgit un sous-marin maléfique – évidemment japonais. La fille nue est empalée sur le périscope et personne ne l’aperçoit, sauf un benêt nippon qui croit voir la lune.

Les Japonais sont caricaturés à souhait, dans le racisme de bon ton de l’Amérique profonde : l’officier dictateur n’a soif que d’honneur médiéval (Toshiro Mifune) ; il veut « détruire » un symbole d’Amérique. « Hollywood » ! s’écrie le benêt. Va pour Hollywood : mais où est-ce ? Le compas du sous-marin semble affolé, la technique japonaise est peu fiable selon le Germain observateur du bord. Une carte routière et l’enlèvement d’un marchand de produits de Noël appelé Hollis Wood (Slim Pickens) achèvent de désorienter les Nippons trop formatés. La boussole jouet, trouvée dans le paquet de cacahuètes sucrés du père Hollis est avalée par ce dernier – comme si elle servait à quelque chose avec des dizaines de tonnes ferraille autour ! Mais les Japonais, obstinés, vont faire chier (au sens sale) Hollis Wood pour la reprendre. Le sous-marin, comme s’il était en terrain conquis, reste des heures dans la baie de Los Angeles – au mépris des règles les plus élémentaires de l’art militaire.

Et personne, côté américain, ne s’aperçoit de rien, ni le colonel paranoïaque Maddox qui surveille un dépôt de munitions en plein désert et voit des parachutistes partout (Warren Oates), ni les servants du canon qui surveillent la baie partis faire la foire en ville pour le concours de danse de l’USO (l’organisme de divertissement des soldats !), ni l’aviateur américain « bas de plafond » et constamment bourré qui se croit Buffalo Bill (John Belushi). Le plus con des personnages, le plus clown aussi.

Car l’Amérique est fêtarde, pas guerrière. Le total inverse du Japon en 1941.

La « vraie guerre ne commencera qu’en 1942 » comme le prophétise un sergent qui a reçu un coup de père Noël sur la tête – donc qui dit vrai, comme tous les timbrés (Dan Aykroyd). Même le patriotisme du père de famille (Ned Beatty) dans le jardin duquel le canon a été installé est d’une naïveté à la fois attendrissante et dangereuse. Lui ose tirer en amateur sur le sous-marin nippon, d’après les « secrets qu’il ne faut pas dire » du sergent chargé de l’arme. Aidé de ses trois gosses déguisés en indiens il pointe le canon, le charge, l’arme et tire par deux fois. Mais il ne pense pas une seconde que le sous-marin pourrait pulvériser sa maison et toute sa famille en retour. Heureusement que « l’honneur » japonais préfère dézinguer la grande roue du parc d’attraction, « structure industrielle » plus honorable qu’une banale demeure en bois de cette Amérique à vaincre. Pour les Yankees en 1941, la guerre est un jeu et « tout ça » c’est du cinéma. Le gros con d’aviateur en est d’ailleurs persuadé.

Nous suivons avec délices les péripéties d’un capitaine (Tim Matheson) qui drague la secrétaire du général (Nancy Allen) et s’élance en coucou d’entraînement, alors qu’il n’a que quelques heures de vol, parce que cela excite la fille et la fait jouir ; elle le viole d’ailleurs en plein vol, tandis que le Buffalo débile canarde ces « japs » dont il ne sait pas reconnaître le moindre avion.

Nous suivons passionnément le jeune couple touchant du serveur latino (Bobby Di Cicco) et de la blonde hôtesse (Diane Kay). Amoureux, ils se voient séparés par un bravache de caporal (Treat Williams) qui ne songe qu’à sauter la fille plutôt que sur les Japonais, tandis que le fiancé fait des pieds et des mains pour échapper à son poing redoutable, déguisé en marin, dans un authentique concours de jitterbug – où il gagne d’ailleurs un contrat de six ans à Hollywood.

Il n’y a guère que les vrais guerriers pour garder leur bon sens, le général américain à terre (Robert Stack) – où il regarde avec émotion Dumbo, dessin animé ! – et le capitaine observateur nazi sur le sous-marin nippon (Christopher Lee, ex-Dracula) – où il est éjecté d’un coup de karaté ! Les Japonais sont trop rigides pour gagner et les Américains trop anarchistes pour l’emporter. En 1941.

Car il faudra que la réalité s’impose à la fiction, ce qui semble toujours très difficile aux Yankees (on l’a vu au Vietnam, en Afghanistan, en Irak…), pour qu’enfin ils réussissent la guerre. La seule qu’ils aient gagnée depuis… Pas si bouffon que cela, le film.

DVD 1941 de Steven Spielberg, 1980, avec  Dan Aykroyd, Ned Beatty, John Candy, Mickey Rourke, Andy Tennant, Universal Pictures France 2012, 114 mn, €6.92, blu-ray €8.36

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Noam Chomsky, De la propagande

noam chomsky de la propagande
Linguiste américain juif, Noam Chomsky qui a fondé la grammaire générative et transformationnelle ne s’en laisse pas conter. Il démonte les discours dominants des États-Unis, d’Israël et du Royaume-Uni sur le « droit » humanitaire (qui masque l’ingérence impérialiste), sur la « défense » des intérêts nationaux (qui permettent la guerre préventive), sur les « réformes » économiques (qui sont l’autre mot des régressions sociales) et sur la déréglementation financière (qui augmente la volatilité et engendre des crises). Les États n’ont pas de morale mais seulement des intérêts. Les entreprises et les banquiers de même, jusqu’à la cupidité. Lorsque la collusion entre gros entrepreneurs, grosses banques et gros États s’effectue, le monde peut trembler.

Rares sont les intellectuels à pouvoir tenir un contre-discours et démonter cette « propagande ». C’est l’autre nom – plus pragmatique – de l’idéologie qui, comme Marx l’a montré, justifie toujours les intérêts.

Ces entretiens datent du début de la décennie 2000 et font référence à des événements passés. Ce livre est-il pour cela daté ? Un peu sans doute, mais pas tant que cela si l’on y réfléchit. Dialogué, très facile à lire, il est une bonne approche de la fonction d’intellectuel critique américain.

Ce qui m’effare est que les « scies » que l’on entend partout chez nous aujourd’hui à gauche, dans les médias chez les économistes, chez les politiciens, dans le discours intello… sont exactement les mêmes que celles que Chomsky développait en 2000 ! Le capitalisme prédateur, le fondamentalisme de marché, la stagnation des salaires pour les classes moyennes, l’essor des inégalités, la nationalisation des pertes et la privatisation des profits, l’impérialisme sur le tiers-monde… tout cela est depuis longtemps (dès 1969 !) dans le discours de Noam Chomsky. Nos intellos si fiers de leurs talents n’ont même pas été capables de le penser par eux-mêmes, ni même de soutenir des analyses qui se tiennent sur ces sujets ! Ils se créent en revanche sur mesure des poupées vaudou qu’ils s’empressent de piquer de leur dard venimeux – mais ces poupées n’ont pas grand-chose à voir avec le réel, elles sont plutôt des constructions fantasmatiques.

Comme si, depuis Sartre, Glucksmann et Bourdieu, les intellos français ne savaient plus penser. La gauche française ne savait plus à quelle propagande se vouer – la contre-propagande venue des États-Unis tenant lieu d’idéologie. Certes, la droite s’est aussi calquée sur le binaire américain : Sarkozy a fait prendre à son parti le nom de Républicain ; même la droite extrême se positionne vis-à-vis des États-Unis en renversant la table libérale pour révérer le nationalisme autoritaire de Poutine. Mais nos politiciens de gauche, si volontiers professeurs de vertu et défenseur de la Morâââle (voire des Lumières elles-mêmes, ils ne se refusent rien), apparaissent pour ce qu’ils sont : de minables toutous serviles de la pensée libérale américaine (autre nom de la gauche outre-Atlantique). Décidément oui, les États-Unis sont leaders ! « La puissance la plus concentrée du monde, les pays les plus riches, les plus forts, les multinationales, les institutions financières internationales, le contrôle quasi-total des médias. Un tel pouvoir, aussi concentré, est inédit dans l’histoire » p.25.

« Et pourtant, dit Noam Chomsky – volontiers anarchiste et proche d’un socialisme syndical à la Proudhon – l’activisme de base a pu l’arrêter » : l’opinion publique. Car l’idéologie du laisser-faire exige dans le même temps le laisser-penser… Paradoxe de la démocratie américaine, bien PLUS démocratique que la nôtre, où même les puissants ne peuvent pas tout car ils sont susceptibles d’avoir honte devant leur opinion publique. Rien de tel dans notre société de cour, centralisée à Paris, où le quarteron de médias ne réagit que dans l’entre-soi des mêmes écoles, mêmes milieux et mêmes modes politiques ! Aux États-Unis existe la religion, sa morale s’impose à tous ; en France n’existe que l’idéologie, sa morale ne s’impose qu’à ses croyants. Or ceux de la génération Mitterrand, actuellement au pouvoir dans la société, sont de plus en plus ignorants, de plus en plus effrénés d’avant-garde, angoissés de rater tout mouvement du Progrès.

Où est donc le progrès ? Mais aux États-Unis, bien sûr ! D’où le penser américain qui remplace le penser par soi-même, dans une débauche de panurgisme qui décalque les idées libérales (ô pardon, « de gauche » bien sûr). Sauf que les mots ne voulant plus rien dire à gauche, à force de langue de bois, ils incitent à ne plus penser. Les socialistes ont même fait de Sarkozy un « libéral », lui qui était plutôt reaganien ! Ils n’ont donc rien compris, ni au sarkozysme, ni à la gauche elle-même : un comble.

Car le libéralisme a été l’idéologie des libertés, il s’est confondu avec les mouvements de gauche tout au long de son histoire (c’est la pensée sociale, « la pensée de la majorité », dit Chomsky) – mais pas en France où l’attrait jacobin pour la dictature ne s’est jamais démenti (encore aujourd’hui avec Mélenchon, chez les socialistes ringards avec Aubry, toujours à froncer les sourcils – et même chez les écolos avec l’autoritarisme Duflot). Il ne nous reste donc plus comme « penseurs » de gauche que les extrémistes idéologiques : Alain Badiou et son communisme des essences platonicien, Jean-Luc Mélenchon et son jacobinisme chaviste ou castriste.

Les autres « penseurs » en France ne pensent pas, ils imitent en technocrates. Les pires étant les technocrates de gauche qui se disent « politiques » : « La Banque mondiale a inventé une belle expression pour cela : les gens doivent être à même de travailler dans ce qu’elle appelle ‘l’isolement technocratique’. Il s’agit des technocrates qui savent comment gérer et diriger, les ultra-diplômés, qu’il faut isoler du contrôle et de l’interférence plébéienne » p.30. Tout le parti socialiste, des sociaux-libéraux honteux aux grondeurs qui n’osent pas la Fronde, est calqué sur ce modèle.

Quant aux économistes de gauche, en France, ils vilipendent avec une suspecte unanimité « le marché », ce « grand méchant » comme ralliait un bon livre… Or le marché « libre et non faussé » de l’incantation idéologique libérale n’existe pas ; il est un voile pour les gogos, un bouc émissaire commode des bobos – qui n’ont jamais compris l’économie, faute d’enseignement digne de ce nom ou (plus simplement) de la volonté de savoir. « L’administration Reagan fut l’administration la plus opposée au marché de toute l’histoire américaine moderne. Elle a pour ainsi dire doublé les droits de douane à l’importation pour sauver l’industrie des États-Unis (…) Au surplus, elle a prodigué des fonds publics à l’industrie » p.43. Bush et Obama ont fait pareil, sur les banques et l’automobile, entre autres. Où est le libéralisme en Amérique ?

Pour contrer la propagande, c’est-à-dire la pression de l’idéologie à penser en mouton de Panurge sous la houlette des manipulants, « la première chose à faire, c’est d’être très sceptique », dit Chomsky. « Dès qu’il existe une quasi-unanimité, nous devons nous méfier. Rien n’est à ce point évident ici-bas » p.55. Est-ce à dire qu’il faut devenir paranoïaque et voir systématiquement un Complot dans toute parole officielle ? Certes non ! Penser par soi-même ne signifie pas passer d’une croyance béate à une anti-croyance tout aussi bête. Car la théorie du Complot dispense de penser : tout est écrit, tout est schéma identique, tout est signé. Or, « rien n’est à ce point évident ici-bas »

Penser par soi-même n’est pas simple, surtout tout seul. « Les industries intéressées par la définition des pensées et des attitudes : la publicité, l’industrie des relations publiques et de la communication, les intellectuels responsables qui pérorent sur la manière de gérer la planète » – tous ont intérêt à tenir les gens isolés, atomisés. « Aussi longtemps qu’ils sont seuls, les gens ne sont pas capables de comprendre grand-chose. S’ils sont ensemble, ils commencent à échanger des avis, à s’interroger et à apprendre » p.57.

Sauf que les intellos et les politiciens français courent toujours après le pouvoir ; leur petite notoriété importe plus que n’importe quelle vérité. Or le pouvoir appartient à la force, parfois à l’argent, la plupart des cas à la puissance. « C’est H.R. Haldeman, je crois, qui l’a attribuée à Nixon. (…) Elle consiste à déclarer : nous ne pouvons convaincre les gens, et nous sommes puissants. Il est donc fructueux d’adopter le masque d’une nation violente, vindicative, irrationnelle et hystérique » p.91. Faites peur et les intellos comme les politiciens se coucheront – exactement comme sous l’Occupation, ou sous Staline (à qui Aragon a dédié un poème… n’est-ce pas mignon ?)

Un exemple, que nul intello de gauche n’a jamais osé reprendre : « Nous continuons à donner à nos hélicoptères de combat des noms de victimes de génocide, et cela n’émeut personne : Faucon noir, Apache et Comanche. Si la Luftwaffe donnait à ses hélicoptères militaires les noms de Juif et Tsigane, je suppose qu’on s’en émouvrait » p.286. Pas en France, où les gens de gauche, écolos compris, sont drogués aux séries télé et révèrent la puissance et la gloire – quand elles sont celles du plus fort auquel il est bon de s’identifier.

Ce n’est en France que les gens de gauche se prennent le plus au sérieux. Regardez leurs tronches sur les écrans : ce ne sont que faces austères, visages indignés, voix impérieuses pour « dénoncer ». Rien à voir avec les gauches du reste de l’Europe. Or, déclare Noam Chomsky : « nous ne sommes pas divins, après tout. Si nous sommes sérieux, nous savons que nous sommes faillibles. Quiconque est trop catégorique s’agissant de ses convictions dans ces domaines est en mauvaise posture. Il en résulte que les différences d’opinion nous donnent des raisons de nous remettre en question » p.312. Michel Onfray le dit très bien aujourd’hui – honni pour cela par tout ce que la gauche moutonnière peut générer d’ânerie – mais Noam Chomsky l’avait dit dès 2001 : « C’est une remarque que Trotski fit jadis, quand on l’accusa de fascisme parce qu’il critiquait le stalinisme dans les mêmes termes que les fascistes. Si quelqu’un se trouve émettre les mêmes critiques que vous, et qu’elles soient exactes, ce n’est pas une raison pour y renoncer » p.313.

Comme quoi la gauche française d’aujourd’hui, de Hollande à Mélenchon en passant par les écolos qui voudraient bien être de gauche, suit aveuglément le modèle critique américain – mais sans en assimiler le ressort, que Chomsky nous dévoile. Tout en restant imprégnée du modèle de pensée stalinien – que jamais la gauche américaine n’a connu. Une pâle copie donc : grenouille (froggy) qui se croit aussi grosse que le bœuf ?

Noam Chomsky, De la propagande – entretiens avec David Barsamian (Propaganda and the Public Mind), 2001, 10-18 2003, 329 pages, €8.10

Un blog personnel sur Noam Chomsky

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Vladimir, Ce cri qui nous décrit…

vladimir ce cri qui nous decrit
Pascal Saint-Vanne, peintre écrivain – né à Verdun – crie en écorché vif sous le patronyme de Vladimir. Le grand prince de Kiev a décidé le baptême pour la Russie en 988 avant que son métropolite du même nom ne périsse en martyr en 1918. Pascal-Vladimir est créateur d’art brut parce qu’autodidacte sans culture du geste scolaire, exprimant sans tabou le subconscient, révolté social, anarchiste limite libertarien. Il en veut aux Normalisateurs, qu’ils soient médecins-psychiatres qui castrent chimiquement les délires artistes, les gens du marketing qui packagent le prêt-à-jouir pour le commun abêti, ou les « Mélenchon Le Pen » qui imposent impérialement leurs façons de voir aux citoyenfantiles.

« De la tripe ou du banquier, qui produit, à votre avis, l’œuvre la plus authentique ? » L’auteur éructe sa rancœur. Vlad l’empaleur enfile le monde actuel au bout de son pinceau et le lacère avec délectation de sa plume. Sainte Colère ! Dont « la rapidité d’exécution s’est faite de la lenteur ». Il enfile les mots comme des perles d’un collier étrangleur. Un exemple :

« Nous sommes au sommet d’un populaire assommé, déraisonné : il nous en pollue le salubre et l’insalubre du lugubre ou le dernier salut de l’air, et la terre n’est pas conçue pour se taire et il devrait y avoir encore à faire parmi tout ce décor ou serait-ce le corps à corps aux gestes télévisés : une dualité très perverse s’est ainsi réalisée dans cette impasse bien paisible, cette docilité mondialisée nous fronce bien des sourcils, à sa sourde vitesse : j’irais montrer mes fesses délectées dans la paresse, il en reste ainsi la baise d’un peuple défroqué… » p.25. C’est ample, dense, presque somptueux de sens à découvrir.

vladimir 1995

Lui Vladimir impose le fascisme narcissique du « narcisme » par ses « autoportraits fusionnés à la pornographie de la femme » – comme il l’explique en des textes confus où la phrase est dissociée pour mieux associer les assonances. Son « je auto-érotique » provoque, consciemment, pour faire sortir de sa coquille et réagir. Il y aurait du Rimbaud si Vladimir en avait l’âge ; bien qu’il chie les ombres comme Schiele, il y a plutôt du Artaud ou du Rotko.

« Mes couleurs n’expriment que de la vie et ne veulent rien dire ». Art à la racine, psychose. Des yeux hallucinés vous fascinent, trous noirs parmi les ombres violentes. Ils interpellent, ils appellent. Dialogue impossible, tant la raison est ici volontairement absente. Il faut subir l’assaut, se laisser hanter par les fresques qui gagnent à être vues en grand. Les couleurs sont « mortes dans la douleur », ambiance rouge pâle que perçoit le fœtus dans le ventre. Et tout ce noir. Des yeux, des trous, des ombres, embabouinées de mandibules en noir et sang sur fond de glaires, parfois. Tout l’être disparate criant la Mère.

« Rature de la nature », ce Vladimir ? Il promeut « l’acte de peindre la fièvre exaltée du nulle part », presque sartrien inclination Heidegger lorsqu’il démontre que « l’être doit disparaître avant l’après d’atteindre l’acte d’exister !…» Reconnaissez son génie dans l’acrobatie des concepts. « La schizophrénie est un luxe, très en vogue dans le chic et l’Afrique » p.107. Les textes qui accompagnent les peintures sont « le constat qu’il est urgent de constater » p.188.

vladimir 1998

Mais vous convaincre de raison sur une œuvre de passion n’est pas de saison. Il vous faut voir Vladimir, vous perdre dans ses textes qui – dissociant – associent. Vous perdre dans ses peintures expressionnistes de turbulences. Il envoûte, il crie de mots et de couleurs. Il est lui – et nul autre.

Vladimir, Ce cri qui nous décrit…, 2015, éditions La Découvrance, 215 pages et 100 photos couleurs des œuvres, préface par Luis Marcel, €29.00

Éditions La Découvrance, 10 rue Jean Perrin 17000 La Rochelle, www.ladecouvrance.net
Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com
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Patrick Rambaud, Le Maître

patrick rambaud le maitre
« C’était il y a vingt-cinq siècles au pays de Song, entre le Fleuve Jaune et la rivière Houaï » – dès la première phrase, le ton est donné. Patrick Rambaud sait introduire une histoire, il écrit direct, avec des phrases qui tapent dans le mille. Le Maître est ce philosophe chinois antique qui n’a justement pas voulu être un maître. Il a lu Confucius mais son existence durant les Royaumes combattants l’a fait se dégager bien vite de cette sagesse de maître d’école, souple aux puissants et rigide aux faibles – tout comme Montaigne au temps des guerres de religion.

D’un ton léger mais incisif, l’auteur conte au galop la vie imaginée de Tchouang Tcheou dont le nom peut être inconnu des lecteurs, mais probablement pas son interrogation favorite : « Était-ce Tchouang Tcheou qui se rêvait en papillon ou un papillon rêvant qu’il était Tchouang Tcheou ? » p.229. Il faut dire que l’orthographe française hésite sans cesse entre la francisation et la pression anglo-saxonne ; le personnage est donc écrit aussi Tchouang-tseu ou Zhuāng Zhōu.

Son existence constamment mêlée de réflexion distille une sagesse primesautière et volontiers anarchiste, au fil des événements. On connait peu sa vie réelle, seulement qu’il fut fonctionnaire et qu’il a refusé un poste de Premier ministre. Le talent de Patrick Rambaud tisse une trame plausible pour une vie qui n’a peut-être jamais existé mais qui apparaît exemplaire de la sagesse millénaire.

La base : « A dix ans, Tchouang avait saisi les fondements de la pensée chinoise, laquelle reposait sur des principes simples. Oui et non n’existaient pas à l’état naturel. Il n’y avait pas de contraires mais des contrastes ; le monde était une somme d’impressions. Les forces se combinaient, se succédaient, permutaient, s’alliaient, s’harmonisaient, se remplaçaient comme le yin et le yang, la nuit et le jour, l’ombre et la lumière, la femme et l’homme. La vie évoluait à chaque instant, rien n’était définitif » p.23. Nous ne sommes pas dans l’univers des religions du Livre, où « Dieu » a révélé aux vermisseaux humains tout ce qu’ils ont à savoir, avec interdiction de chercher ailleurs. Peut-être pourrions-nous nous inspirer aujourd’hui de la pensée chinoise ?

Le rôle social de l’intello : « Tu gardes un air sombre, tu plisses le front, tu trousse à l’occasion des sentences obscures, tu joues au passeur inspiré. Tu seras d’autant mieux inspiré que personne ne te comprendra, mais chacun cherchera un sens profond à tes paroles pourvu qu’elles soient floues : voilà ce qui compte » p.56. Il suffit d’ouvrir une chaîne de télé pour voir que ce qui compte reste ce Grand sérieux inspiré – outre gonflée de vent le plus souvent car, dès que l’on creuse un peu, la baudruche médiatique éclate.

La sagesse personnelle est de se couler dans les forces naturelles, comme un nageur se joue de l’eau. Pour être heureux, goûter les dons de la nature et pour cela s’ouvrir, faire taire sa raison bavarde qui cherche à tout théoriser. « Faire le vide. Il fallait quitter ses intentions, interrompre ses mouvements, et puis s’écouter respirer, écouter le souffle qui s’apaise, ralentit, devient imperceptible » p.150. Une fois calme, s’ouvrir à ce qui est, car le vide n’est pas le rien, mais la disponibilité. Le poète est le berger de l’être, disait il y a peu Heidegger.

Afin d’être sage et heureux, surtout fuir les spécialistes, les prophètes, les clercs, les vertueux ! Pour cela, dompter ses peurs, devenir adulte, libre et responsable. Car « de la peur naît un besoin de réconfort, du besoin de réconfort naissent les croyances, des croyances naît la vanité et de la vanité naît la haine » p.199. Hier comme aujourd’hui. Tchouang Tcheou dénonce les bonnes âmes, les soi-disant purs, les professeurs de vertu : « Tes charitables, ils guettent la souffrance des autres pour compatir en public et se donner un rôle » p.215. Parfait portrait des bobos.

« Tchouang expliqua qu’il y avait plusieurs niveaux de conscience, que la réalité était une métamorphose permanente, qu’il fallait l’épouser telle qu’elle était, sans préjugés, sans constructions savantes, et s’oublier soi-même comme cet enfant dès qu’il saurait avancer sur ses jambes » p.227. Le sage est un enfant qui joue, dira Nietzsche plus tard…

Voici la philosophie telle qu’elle était jadis et telle qu’elle devrait être de nos jours, facile à lire et à comprendre, des exemples concrets devenues fables, le style aérien qui domine son sujet et sait le faire passer dans la vie même.

Tout le monde ne tournera pas contemplatif ni oisif comme Tchouang Tcheou mais, contrairement à lui, aimera ses enfants et les élever, participera à la vie de la société voire à la chose publique. Mais la leçon de Rambaud, distillée sous couvert du Chinois, est que prendre au sérieux tout cela empêche de réussir chaque cela : la politique rend avide, la vie sociale vaniteux, l’éducation n’est ni élevage ni domptage mais élévation par discipline, l’oisiveté sans personnalité n’est que vie futile, la contemplation sans réflexion n’est que nihilisme. Il faut de tout un peu, équilibrer les contraires, nager dans l’eau selon les vagues et les courants.

Ce qui déplaît aux critiques médiatiques français qui préfèrent trop souvent être guidés par un maître vers la Vérité suprême. Or il n’y a pas de vérité, montre Tchouang Tcheou, la voie du Tao est personnelle, pas collectiviste, chemin bien plus digne d’attirer le lecteur lassé des politiciens et du sectarisme que le panurgisme médiatique. Ces lecteurs, à en croire la presse décidément indigente, sont-ils devenus si rares ?

Rambaud, le pasticheur de Roland Barthes et de Marguerite Duras (gendegôch qui se prenaient tellement au sérieux…) mais aussi de Charles de Gaulle et de Malraux (gendedroit qui s’élevaient volontiers des statues de leur vivant), a erré un temps dans le roman politique contre Nicolas Sarkozy (dont les tomes seront vite oubliés, comme le personnage). Il réussit mieux dans le roman historique, sur la Grande armée ou sur Tchouang Tcheou. Langue souple et acérée, conte léger qui vise profond, récit enlevé qui jamais n’ennuie, voici un bon roman qui se lit comme il vient et qui laisse à penser.

Patrick Rambaud, Le Maître, 2015, Grasset, 237 pages, €19.00

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Claude Delay, Roger la Grenouille

claude delay roger la grenouille
Claude Delay, épouse du chirurgien Tubiana, est écrivain de l’Académie française et psychanalyste ; elle a écrit diverses biographies sur Chanel, Giacometti et Marilyn, entre autres, dont j’ai rendu compte il y a quelque temps. Pour les 78 ans en 1978 du bistrotier parisien célèbre près de la Seine, Claude Delay a composé ce portrait intime, issu des souvenirs du Chef.

Roger la Grenouille est un restaurant, sis 28 rue des Grands Augustins dans le 6ème arrondissement de Paris ; Roger la Grenouille est un homme, l’âme du bistro, orphelin obsédé par la mangeaille et dont la gouaille a enchanté Paris, des sans-logis aux enfants pauvres.

Il a accueilli des artistes, des professeurs et étudiants en médecine (la fac est toute proche), des écrivains (Léon-Pol Fargue, Malraux) et peintres dans la dèche avant d’être célèbres (Derain, Picasso, Balthus), des actrices énamourées (Mistinguett, Rita Hayworth), des aviateurs pionniers (Mermoz, Saint-Ex), des officiels incognito (Bidault, Auriol, Spaak le belge, Ali Khan) et jusqu’au pape Jean XXIII (connu lorsqu’il n’était que nonce Roncalli)… « A table, il a mis ses rangs, de bourgeois du coin, de curés et de copains. Et nourris les exclus, les clochards, les enfants » p151.

paris roger la grenouille enseigne

Roger Spinhirny (au nom alsacien) et son jumeau Henri ont été abandonnés par leur fille-mère à l’âge de 4 ans. Il était mal vu, dans la France catholique en plein débat passionnel sur la loi de séparation de l’Église et de l’État 1905, de n’avoir pas de mari officiel. Le père ignorait ses enfants, soit il n’en savait rien, soit il était trop jeune pour s’en soucier. La « Grande » guerre (par le nombre morts, pas par la gloire…) l’a incité à les rechercher, mais bien tard ; il ne les a jamais vus, mort en 1917 par la bêtise crasse du général Nivelle. La mère, Rosalie, était chef de cuisine à l’hôtel des Réservoirs, à Versailles. Elle ne pouvait pas déroger, ce dragon femelle : hop ! en nourrice les gniards, avant l’orphelinat industriel et catholique d’Élancourt, immense bâtisse caserne où sévissaient les bonnes sœurs sous-off. Il fallait les dompter, ces fils de Satan de moins de 10 ans, les punir d’être nés hors des liens sacrés du mariage catholique, les remettre à leur place – inférieure – dans la société bien-pensante.

Roger dit Nini (son nom était imprononçable) ne s’en est jamais remis. Nini peau-de-chien (il pelait enfant à cause de la crasse), Nini patte-en-l’air, il a des surnoms de révolté. Dur à cuire, généreux avec les pauvres, obnubilé par le manger, il a eu 14 ans en 14 – trop tôt pour aller en guerre – et 40 ans en 40 – trop tard pour être mobilisé. Sa bataille aura été alimentaire, depuis trouver à manger comme commis boucher, serveur de grand hôtel, cuisinier parfois, jusqu’à donner à manger lorsqu’il crée en 1930 le restaurant Roger. Il ne l’appellera la Grenouille que lorsqu’il aura financièrement presque touché le fond, « mangé la grenouille » selon l’expression populaire.

roger la grenouille carte presentation

Le quartier si chic aujourd’hui, discret et volontiers snob, des rues entre boulevard Saint-Michel et rue Dauphine, était avant guerre le repère des putes de 13-14 ans et de leurs barbeaux. Ils se battaient au couteau parfois le soir, à l’angle de la rue Christine et de la rue de Savoie. Les vieux hôtels particuliers, enserrés dans des rues étroites débouchant sur la Seine, abritaient des bordels et des garnis pour rapins ou artistes dans la dèche. Picasso a peint Guernica au bout de la rue. Ce sont les professeurs de médecine de la fac juste au-delà du boulevard Saint-Germain (dans la rue où Marat fut tué), qui vont faire la réputation de Roger, comme Jean Rostand. « C’est alors que, un jour de 1933, le professeur Vilmain, avec sa belle barbe entra. – Vous avez des grenouilles ? – Oui, Monsieur, ment effrontément Roger qui se précipite chez le marchand de poisson rue de Buci… » p.66.

paris roger la grenouille restaurant

Roger la Grenouille a fait de l’authentique. Que des produits frais achetés aux marchands qu’il connaissait de père en fils, dans le quartier ou aux Halles de Baltard (avant déménagement à Rungis). Il donnait les restes aux gens dans la dèche ; par fidélité, il a invité chaque jeudi les enfants orphelins ; il a aidé les résistants, caché quelques Juifs dans sa propriété de campagne durant l’Occupation. « Ce mélange typiquement français d’anarchiste et de conservateur, ne lui ont pas enlevé son côté gueule d’amour » p.121.

paris roger la grenouille menu fevrier 2015

Depuis février 2006, Roger la Grenouille a été repris par Sébastien Layrac, gérant du restaurant Allard, cuisine traditionnelle, à 50 m rue de l’Éperon, en face du lycée Fénelon très connu pour les amours adolescentes de Gabriel Matzneff dans les années post-68. Il a gardé son décor et son authentique. Il a conservé sa carte traditionnelle française avec cuisses de grenouille, escargots, queue de bœuf et foie gras – et ses desserts normands, résidence campagnarde du vrai Roger.

roger la grenouille carte fevrier 2015

Une très bonne adresse, parisienne populaire.

Claude Delay, Roger la Grenouille, 1978, Pauvert, 156 pages, €11.59

La page Facebook de Roger la Grenouille-restaurant

Le restaurant Roger la Grenouille sur :

Tripadvisor
Figaroscope
Télérama
Parisinfo
Resto à Paris
Bienvenue à ma table, blog
Ideal gourmet, « offrez ce restaurant » en pochette-cadeau valable 1 an

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James Ballard, Millenium People

ballard millenium people

James Graham Ballard tire de son enfance aventureuse une propension à agiter le confort social et à mettre en doute les idées reçues qui est fort réjouissante. Rappelez-vous qu’à 11 ans il s’est retrouvé arraché à ses parents et à sa villa de Shanghai pour être interné trois ans dans un camp japonais. Il en a tiré cet hymne à la vie qu’est Empire du soleil où l’accroche quotidienne à l’existence se mêle à l’éveil de l’adolescence. Steven Spielberg en a tiré un film superbe avec John Malkovitch en salaud égoïste et le jeune Christian Bale en préado irradiant de vitalité.

A 73 ans, J.G. Ballard examine avec son œil anglais la société de consommation des années 60 mûrie par la crise des années 70 et aigrie par l’écart social croissant des années 90. Cela donne Millenium people, les gens de l’an 2000, publié en 2003 et disponible en français chez Folio. Les nouveaux « prolétaires » seraient de vrais bourgeois. Ils ont fait des études, grimpé dans la hiérarchie, se sont installés dans le confort et scolarisent leurs enfants dans le privé. Brusquement, une hausse des taxes de leur résidence cossue de « la Marina de Chelsea » dans le tout-proche Londres, les fait basculer dans la révolte. A quoi sert l’abondance, au fond, sinon à tourner indéfiniment et sans but dans la cage, comme l’écureuil ?

Le cocasse est la reprise des slogans et autres happenings de la fin des années 60, dans ces années 2000 si peu faites pour ça. La page 68 (ça ne s’invente pas !) pose les acteurs : « tous les protestataires étaient les membres bon enfant de la classe moyenne – étudiants pondérés et professionnels de la santé, veuves de médecins et grand-mères fréquentant l’université du troisième âge. » En face, les forces de l’ordre : « Moroses et imprévisibles, les flics avaient une crainte paranoïaque du moindre défi à leur autorité. » Au milieu (et ravis du scoop permanent) les « reporters de la télé (qui) n’étaient guère que des agents provocateurs qui s’efforçaient sans cesse de précipiter les manifestations pacifiques dans l’action violente. » Vous avez la névrose des repus, la psychose des gardiens et la perversion des médias qui veulent à toutes forces « créer » l’événement, surtout lorsqu’il est insignifiant.

Existe-t-elle vraiment, la « révolte des classes moyennes » ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit surtout de mouvements d’humeur comme l’enfant qui casse ses jouets… avant d’en racheter d’autres. Il suffira d’ailleurs d’une « baisse de l’immobilier » pour que tout, dans le roman, rentre dans l’ordre. C’est pourquoi il peine à démarrer.

Lotus Elan 1966

Heureusement, le fil conducteur est donné par l’enquête d’un psychiatre sur un attentat à Heathrow qui a tué sa première femme. Cet acte gratuit gidien le turlupine et il n’aura de cesse de s’informer auprès des trublions, de s’infiltrer (sans aucun mandat officiel) auprès des meneurs de la révolte, pour comprendre. Une enquête quasi policière démarre et donne de la vie à ce roman qui n’est pas « prophétique » comme l’écrit sans réfléchir la quatrième de couverture, mais tristement « actuel ». Il tient au sens de la vie dans une société d’abondance, pas à l’abondance elle-même ; à l’insignifiance des êtres empêtrés dans leurs névroses et dont les actes sont tout sauf « gratuits » ; aux mensonges du discours.

Là où l’auteur ne saurait être français est qu’aucun de ses acteurs ne croit un seul instant à ce qu’il accomplit. Pas d’idéologie dans les attentats symboliques, ni de « mission » dans les harangues aux foules, uniquement du pratique et du concret : comment rassembler autour de soi les résidents, comment toucher les médias pour qu’ils en parlent, comment frapper l’opinion pour se faire entendre des officiels. C’est ce ton décalé par rapport à l’incurable « sérieux » du militantisme français qui donne sa légèreté au roman. Un militant est un militaire dont l’uniforme est à l’intérieur, disait à peu près Ambrose Bierce. J.G. Ballard reste foncièrement anarchiste, sa prime adolescence livrée aux Japonais en Orient l’a définitivement éloigné de toute croyance en une quelconque idéologie, comme de toute confiance envers un État bienveillant…

475 pages à dévorer au soleil.

James Ballard, Millenium People, 2005, Folio 2006, 480 pages, €8.46

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Anatole France, La révolte des anges

anatole france la revolte des anges

Il y en a qui aiment, pas moi. Certes, ce roman est paru durant la Première guerre mondiale, époque de stupidité sans nom du patriarcat hiérarchique catholique et napoléonien qui agita le nationalisme et l’animalisation du boche pour mieux encadrer et envoyer au casse-pipe des millions d’illettrés paysans. Certes, Anatole France s’y montre quasiment libertaire, incitant à la révolte des anges contre Iahvé, qui aurait usurpé le rôle de démiurge dans la création du monde. Incitant lesdits anges rebelles à fomenter la révolution anarchiste en posant des bombes un peu partout dans Paris. Incitant aussi à la révolte de la vie passionnelle contre la raison morte des bibliothèques, nouveaux temples du savoir bourgeois. Mais quel ennui…

Ces pages sans nombre qui répètent une fois de plus toute la geste humaine depuis les cavernes jusqu’à Dreyfus ; ces pages qui racolent la cocotte dans les garçonnières bourgeoises ; ces pages qui étalent l’érudition jusqu’au pédantisme… Que de fois ai-je passé des pages entières de ce livre décidément bien vieilli ! Qui va s’intéresser encore, après 1968, aux hiérarchies célestes ? Aux états d’âmes des jeunes riches forts marris de voir leur ange gardien les quitter ? Aux convenances des putains de salon devant un jeune homme tout nu qui les regarde baiser – fût-il un ange tombé du ciel ?

Anatole France écrit une langue admirable, souple et riche. Mais quand il n’a rien à dire, quel délayage ! Après les pingouins, les anges, pour dire tout le mal qu’il pense de ses contemporains ! Les seules pages encore lisibles sont celles d’action : le ravage dans la bibliothèque, le désordre amoureux maté par l’impalpable bien visible, le combat de l’ange contre deux mitrons « torse nu » le soir dans une ruelle ; l’anarchie de Léon, 7 ans, qui poursuit la bonne pour lui mettre la main à la culotte, tandis que sa sœur, un peu plus âgée, écrit des lettres anonymes de dénonciation sexuelle à sa mère… C’est trop rare pour captiver.

Et plus la Banquart, éditrice Pléiade de la grande œuvre du Maître, écrit de pages pour dire combien c’est beau, utile, historique, et inciter à lire (92 pages écrites tout petit dans l’édition), plus je fuis !

caresse nu

Retenez un Satan hédoniste, rédempteur de la chair et de la vie bonne comme il était dans la Grèce antique ; un ange déchu égal du roi du Ciel, qui quitte la forteresse cachée du Dieu tonnant pour donner le feu et le savoir aux humains ; un ange-chef parmi des millions qui ont chu sur la terre et se sont déguisés en humains pauvres et philosophes. Des sortes de Diogène qui distillent la sagesse hédoniste et matérialiste, tels un Michel Onfray attisant le populo pour mieux se venger de la vie hautement sociale qu’il n’a pas pu avoir. Et vous aurez ce pensum – que certains aiment. Pas moi.

Anatole France, La révolte des anges, 1914, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, La révolte des anges, 1914, Rivages poche 2010, 299 pages, €8.22

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Peter Robinson, Matricule 1139

1989 Peter Robinson Matricule 1139

Peter Robinson, auteur policier du Yorkshire qui vit au Canada, a évoqué la vie autarcique et décalée des marginaux post-68. A Necessary End, publié en 1989, n’a été publié en France qu’en 2007 sous le titre trompeur (et stupide) de Matricule 1139. Le chiffre évoque le bagne ou le camp – rien de tel dans le roman ! Comme toujours, le « milieu » littéraire français veut faire original intello alors qu’il n’est que bête (il s’agit bien d’un Milieu dans le sens de Mafia). Passons… Le roman policier de 477 pages, « enquête de l’inspecteur Banks », vaut mieux que les afféteries d’éditeur germanopratin.

Nous sommes en effet au cœur de l’Angleterre, dans le Yorkshire cher à l’auteur, dans les années Thatcher du libéral-dogmatisme. Lors d’une manif, un flic est tué et une centaine de suspects sont possibles. Est-ce politique ? La manif portait contre l’implantation d’une centrale nucléaire et contre l’extension d’une base d’avions américains. Est-ce personnel ? Le flic descendu se trouve être un gros bras vantard et résolument réactionnaire, qui a découvert le plaisir sadique de matraquer la foule hostile, surtout les femmes et surtout à la tête. Est-ce coup de sang ? Un couteau dans la poche, la haine qui monte, le coup qui part dans la bousculade.

Évidemment, comme il s’agit d’un membre de la maison Poulaga, tombé en service commandé alors que l’organisation laissait à désirer, les enquêteurs locaux sont sensés n’être pas objectifs. On éloigne le superintendant du coin pour adjoindre à Banks, inspecteur, un superintendant pugnace venu de Londres. Le fameux Burgess est un tantinet parano, brutal, provocateur. Il a une haine idéologique pour tout ce qui est anarchiste, communiste, pacifiste, étudiant qui pense, féministe, pédé, hippie, marginal et racaille de tout sexe et acabit. De plus, il saute tout ce qui porte nichons et qui passe à portée…

hippie

Nous avons donc tous les éléments bien noir et blanc pour s’identifier au bien contre le mal, comme il était d’usage entre 1965 et 1991. Un délinquant à peine sorti de prison (déstructuré, violent et très peu sûr de lui) fait le coupable idéal. Un militant d’âge mûr, pontifiant et borné, en fait un autre. Sans parler de deux étudiants, froids et peut-être terroristes. Mais nous sommes en Angleterre, pas au Far-West ; Peter Robinson est plus subtil que le stalinien ou le reaganien moyen ; les choses ne sont donc jamais comme elles paraissent, ni les êtres d’un bloc.

La cause hippie, bêlante et gentillette, a produit de l’égoïsme forcené dont les gamins ont souffert. La militance anti-ce-qu’on-veut a des objectifs louables mais se trouver servie bien souvent par des manipulateurs contents d’eux-mêmes et qui se prennent pour des politiciens. Les policiers, en charge du respect de la loi, dérapent à l’envi dans le machisme et le plaisir de frapper ou de soumettre. Les drogués sont dépendants, mais aussi paumés et incapables de vivre une quelconque liberté s’ils sont remis dans la nature. Les féministes ont secoué les conventions, mais braqués les mâles, et se retrouvent esseulées, éperdues de protection et de maternage, une fois l’âge mûr venu…

L’intrigue est subtile et sa résolution in fine une vraie surprise. Ce roman est un bonheur de lecture tant il fait la part belle aux gens, aux doutes, aux scrupules humains. Banks y joue là l’un de ses meilleurs rôles en mari aimant (mais tenté), en père soucieux de ses enfants (mais absent), en policier respectueux des lois (mais qui a ses convictions politiques). Il aime la musique (l’opéra, le blues, le rock « jusqu’à la séparation des Beatles »), les bons whiskies, les diverses sortes de bières, le tabac, la tourte aux huîtres – et surtout les gens.

En cette année de « printemps » un peu partout, il est intéressant de voir comment ont vécu les post-68 et ce roman sans prétentions intellos nous en dit plus que les traités de sociologues.

Peter Robinson, Matricule 1139 (A Necessary End) Le Livre de Poche policier, octobre 2007, 477 pages, €6.75

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Social-individualisme

Article repris par Medium4You.

Terminé le national-socialisme, vive le social-individualisme ! Tel semble le message de notre époque, qui a remplacé les élans collectifs (pour le meilleur comme pour le pire – voir l’Iran) par des élans narcissiques, centrés sur l’individu. Le mouvement démocratique libère la personne des appartenances biologiques, claniques, sociales et même physiques. L’hérédité ne fait plus l’identité. Celle-ci devient multiple, construite tout au long de la vie, bariolée. Mais cela ne va pas sans risques.

Le premier risque est celui de la peur. La liberté fait peur car nombreux sont ceux qui ne savent qu’en faire, effrayés de devoir décider par eux-mêmes après avoir réfléchi. D’où cette régression réactionnaire vers un âge d’or, un Dieu qui commande, une religion qui prescrit en détail comment se comporter, un parti qui décide de la morale, des syndicats qui défendent obstinément les zacquis, un chef qui montre le chemin… Merah se croyait missionné d’Allah pour tuer de sang froid de jeunes enfants élevés dans une autre religion (sans même qu’on leur ait laissé le choix).

Le second risque, inverse, est celui de la démesure : tout est permis. La liberté devient la licence, l’émancipation le droit de faire ce qu’on veut, au gré des désirs les plus fous. On se marie entre gais, on baise avec n’importe quel « cochon », on tue sans assumer les suites (dans la série Poubelle la vie), on refuse l’Europe-contrainte, on nie les simples lois de l’économie, on refuse toute entrave au désir du tout tout de suite. Ainsi, l’éthylotest en voiture devient-il une contrainte insupportable, incitant un gouvernement de gauche à agir comme Chirac, président de droite : « je promulgue la loi mais je demande qu’on ne l’applique pas ». Pourquoi rendre légalement « obligatoire » l’éthylotest si ne pas en avoir n’emporte aucune conséquence ? Autant supprimer l’obligation pour n’en faire qu’un conseil de la Prévention routière. Mais non : jamais un gouvernement jacobin n’acceptera de laisser le choix à la société civile, il lui faut toujours énoncer le Bien.

Peur de la liberté, démesure de la licence, ces deux pôles semblent les tentations de la politique. La droite veut conserver, voire revenir sur les excès de libertés ou de réglementation. La gauche veut aller toujours plus de l’avant, faisant du « progressisme » un objectif en soi, sans but, sans définir un progrès vers quoi. La droite veut immobiliser le changement trop rapide de la société, la gauche veut chevaucher le mouvement social. Rien n’a changé en apparence, nous serions dans le clivage classique.

Mais ce serait trop simple, car en économie, c’est l’inverse. En France, la droite est pour s’adapter au monde qui bouge, la gauche frileuse pour résister des quatre fers à tout ce qui change. La gauche d’immobilisme et la droite de mouvement, c’est nouveau… mais rappelle les années 30, où le « progressisme » sort du collectif à gauche pour s’incarner dans l’individualisme, tandis que la droite l’investit massivement !

Cela en théorie, car droite et gauche se rejoignent au gouvernement. Hollande fait concrètement du Sarkozy, il n’y a que le style qui soit différent. Le résultat des élections est tiède, déplaisant à tous ceux de droite comme à tous ceux de gauche. Restent les raisonnables, de moins en moins nombreux, les européens de conviction, les centristes et les sociaux-(qui voudraient bien être)-démocrates – mais sans syndicats puissants.

La tentation de la politique sera donc de refaire du clivage entre droite et gauche. Comment ?fefe Lucile Butel

Depuis des décennies, la droite ne dit rien de l’avenir. De Gaulle montrait le chemin de l’indépendance et de la grandeur nationale, jusqu’à Giscard avec les réformes de mœurs devenues indispensables pour adapter le pays aux mœurs (divorce, avortement, égalité dans le couple, majorité à 18 ans). Mais Chirac n’a rien foutu, roi fainéant conservateur, médiatique anesthésiant. Sarkozy changeait d’avis de mois en mois, reniant ce qu’il affirmait d’abord, refusant d’abolir ce qu’il aurait dû, par exemple ISF et 35 heures, surfant en avant des médias pour faire tout seul l’actualité. Ni le somnifère ni le prozac ne sont de bons moyens de gouverner : la droite n’aurait-elle rien à proposer de plus équilibré ? Ni Chirac, ni Sarkozy, où sera le nouveau projet de société ? Bruno Le Maire, François Fillon, NKM ? Comme nul ne voit rien venir, certains ont la nostalgie du retour de Sarkozy.

Depuis des années, la gauche est restée hors du gouvernement. Elle n’assume donc qu’avec réticences et couacs répétés les « ajustements » nécessaires des promesses au réalisable, de l’idéal « de gauche » au quotidien concret. Promettant l’emploi pour tous dans quelques mois, elle ne réussit que le chômage pour tous par ses insultes aux créateurs d’entreprise, par sa pression fiscale sur les sociétés et sur « les riches » (de la classe moyenne), par sa posture anti-finance (malgré une réforme bancaire avortée) et son théâtre anti-repreneurs s’ils sont étrangers (Mittal, Taylor…). Après avoir accusé la TVA d’être « de droite », voici que la gauche va l’augmenter, après avoir accusé Sarkozy de « brader » les acquis de retraite, voici que la gauche va les remettre en cause, après avoir vilipendé la semaine de 4 jours, voilà que les syndicats d’enseignants vilipendent l’abolition de la semaine de 4 jours, après avoir juré que « jamais » il ne signerait le pacte de stabilité européen, voilà que le gouvernement de gauche le signe selon la version Sarkozy et les désirs allemands. C’est que la réalité des choses rattrape les grands discours abstraits – dans le même temps que l’individualisme narcissique se fiche du collectif comme de son premier slip. Le « Moi, président de la République, je serai irréprochable » nomme ses copains plutôt que des compétents (Jack Lang, Olivier Schrameck, Ségolène Royal…). Les rodomontades du Montambour (merci Alain Ternier pour cet heureux surnom) sonnent creux devant les nécessités industrielles de Florange, Pétroplus, Goodyear et du journal la Provence. Toujours, c’est le « moi je » qui règne et pas le collectif, plus de salaire au détriment de l’intérêt des élèves, plus de copains confort qui ne feront pas de vagues, plus de célébrité auprès de syndicats et de la gauche radicale.

La gauche délaisse alors l’économie où elle ne peut rien – que surveiller et punir (ce qui aggrave la crise) pour faire diversion dans le libéralisme… sociétal. Il répond au narcissisme moi-je d’époque et devrait faire dévier la ligne raisonnable de François Hollande en radicalisme anarchiste à la Beppe Grillo. C’est la vraie tentation de la gauche que de reconstituer du clivage en ce sens. En manipulant le politiquement correct, mariage gai, mères porteuses, droit de vote aux étrangers, toutes les revendications minoritaires deviennent des « droits » pour répondre au prurit d’égalité sans limites. Même les casseurs et autres agresseurs condamnés par la justice deviennent légitimes… s’ils sont syndicalistes ! Le gouvernement de gauche leur reconnaît une égalité supérieure aux citoyens ordinaires : ils peuvent impunément tabasser, casser, séquestrer, sans être condamnés pour autant. Il s’agit de « luttes sociales », donc permises. Un conseil aux maris jaloux ou autres vengeurs : prenez votre carte de la CGT, entraînez votre ennemi dans une manif et foutez lui sur la gueule : vous resterez impunis.

Mais les ouvriers déclinent, mondialisation et productivité obligent. Ceux qui restent délaissent la gauche, surtout le parti socialiste, au profit des fronts, d’ailleurs plus le national que le « de gauche ». Le socialisme perd alors son prétexte social pour changer de clients. Vive l’immigré et le bobo urbain ! Donnons le droit de vote aux étrangers, abolissons les genres, permettons toutes les provocations individualistes-narcissiques. Là est l’avenir puisque là serait « le progrès », induit par le mouvement social qui va sans but.

couple erotique

Le pire vient probablement d’avoir lieu avec le roman Iacub où culture s’abrège en cul tout court. Nous avons là le meilleur exemple de l’amoralité bobo de gauche : l’individualisme absolu, le narcissisme du désir exacerbé, l’aboutissement du libertaire revendiqué depuis Fourier en passant par mai 68. Entre adultes consentants, tout est permis s’il n’y a ni torture ni meurtre ; le désir violent d’être violée peut même se concevoir dans une démarche de jouissance jusqu’au bout (et très vit). On peut même rire de cette lutte pour la domination entre bourgeois cosmopolites mâle et femelle. Mais où serait l’information si le naming répété dans les médias ne constituait les ragots croustillants ? Où serait la « littérature » s’il ne s’agissait de la marque déposée DSK, « ex-Directeur du FMI, ex-candidat à la présidence de la République, ex-figure de la gauche socialiste » ? Le niveau s’abaisse au caniveau. Nul ne peut croire qu’on cherche la « sainteté » en devenant pute à « cochon ». A moins qu’il ne s’agisse de victimiser le prédateur pour renverser l’opinion ? Les victimes apitoient toujours… alors qu’un procès en prostitution a bientôt lieu à Lille.

Voilà de quoi renforcer à la fois le Front national et les islamistes ou cathos intégristes. Voilà de quoi séparer un peu plus le peuple et les élites, la classe moyenne familiale laborieuse et l’hyper-classe supérieure individualiste et riche. Comme à Athènes au IVème siècle : comme quoi le « progrès du mouvement social » est une idéologie qui n’a aucune consistance historique…

D’où mon pronostic (pas mon souhait) :

  • Les classes moyenne et populaire vont volontiers voter de plus en plus à droite (comme chez les Républicains américains) – tant mieux si la droite sait récupérer le raisonnable, l’Etat protecteur sans entraver l’initiative, le moindre gaspillage des deniers publics. Sinon ce sera le Front national qui va grossir.
  • La classe des élites mondialisée et des petits intellos « révolutionnaires » va voter de plus en plus à gauche, surfant sur l’individualisme narcissique – en cherchant à racoler les antisystème, immigrés, étrangers, gais-bi-trans-lesbiens, artistes, écolos, fonctionnaires et autres clients captifs de l’État-prébendes. Tant mieux si le hollandisme ne déçoit pas trop. Sinon les troupes pourraient bien conforter le PDG de Mélenchon, qui se verrait volontiers en Saint-Just appelant aux armes contre les riches et aux frontières contre Bruxelles.

La France pourrait connaître une évolution à l’américaine, avec une droite de plus en plus à droite mais refuge du collectif national, et une gauche de plus en plus anarchiste-bobo, exaspérée de tout est permis. Ce qui promet de prochaines élections intéressantes…

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Mario Vargas Llosa, Histoire de Mayta

Mayta est un prénom indien. Il est porté par un condisciple de l’auteur au lycée salésien (établissement de curés saint François-de-Sales, congrégation pontificale… où est d’ailleurs allé enfant François Hollande). Condisciple ? Peut-être, en tout cas l’auteur fait comme si. Car son personnage n’est pas réel, tous les noms, les lieux et les dates sont changés. De quoi fabriquer un « roman » à partir de la vie vraie, mais reconstituée pour en montrer le sel.

Ce roman est celui de la tentation révolutionnaire au Pérou dans les années 1950. Tentation qui débute par l’idéalisme catholique d’un adolescent qui jeûne par sympathie avec les pauvres, qui se poursuit par l’entrée au parti communiste, puis par la scission trotskiste, jusqu’à ce qu’il trouve plus révolutionnaire que lui. Car les groupuscules marxistes pullulent dans ces pays où la division est la règle. Pas de partido unido mais l’individualisme petit-bourgeois (comme on disait alors), qui s’éclate en de multiples sectes qui se haïssent l’une l’autre.

Jusqu’à ce qu’une rencontre de famille, alors que Mayta a déjà la quarantaine, le mette face à un jeune sous-lieutenant prêt à prendre les armes, Vallejos. S’emparer de la petite ville de Jauja dans les Andes, pas moins. Sidération chez les trotskistes ! La révolution serait donc autre chose que des mots enfilés, des textes fleuves distribués à la sauvette et que personne ne lit, des coupages intellos de cheveux en quatre dont « le peuple » se fout ?

Le romancier joue au romancier et enquête. Tout son livre va entrelacer dans le même paragraphe les souvenirs présents des protagonistes et le présent de reconstitution. Nous sommes ici et ailleurs, maintenant et jadis. C’est ce qui fait le style original de Vargas Llosa. Nous sommes dans la littérature : « Dans un roman, il y a toujours plus de mensonges que de vérités, un roman n’est jamais une histoire fidèle. Cette enquête, ces entretiens, n’avaient pas pour but de raconter ce qui s’est réellement passé à Jauja mais, plutôt, de mentir en sachant sur quoi je mentais » p.446. Le roman tente de donner une cohérence à la vie, qui n’en pas toujours.

Ainsi, Mayta est naïf et pitoyable ; convaincu et inhabile ; activiste et velléitaire. Mayta est « un révolutionnaire de catacombes qui a passé la moitié de sa vie à intriguer et à combattre avec d’autres groupuscules aussi insignifiants que le sien » p.464. S’il s’embarque dans l’aventure, c’est que l’action l’excite. Mais sans plan, sans soutien, sans base populaire, ce n’est que du romantisme anarchiste – tellement dans la vogue de l’époque. Che Guevara et Fidel Castro vont redonner espoir à ces bras cassés là, mais ils n’ont réussi que par le miracle de conditions propices : ils ont échoué partout ailleurs.

Le besoin de changer le monde est fort, mais suicidaire si le monde n’est pas prêt à basculer. « Là-bas, chez les salésiens, il y a un demi-siècle, il croyait ardemment à Dieu. Ensuite, quand Dieu mourut dans son cœur, il crut avec la même ardeur à la révolution, à Marx, Lénine, Trotski. Ensuite, les événements de Jauja ou, peut-être avant, ces longues années de militantisme insipide, affaiblirent et tuèrent aussi cette foi. Quelle autre la remplaça ? Aucune » p.465. Croire n’est pas agir, c’est se donner à une idée. Mais cette idée vous contraint : par exemple à braquer des banques pour « exproprier » le grand capital en vue de redistribuer l’argent aux pauvres. Sauf que rares sont les purs et les « militants » se laissent tenter à garder le butin ; transformant « la révolution » en vulgaire banditisme.

Ce roman des années 1980 est bien daté aujourd’hui. Le romantisme des sachant-lire qui se grisent de grands mots et pondent des éditoriaux fleuves dans des feuilles de chou illisibles est bien passé de mode. Il ennuie. Certes, « la crise » fait bouger les lignes, mais c’est le monde qui change, les courants de fond, pas l’écume vague des petits-intellos qui se croient l’instrument de l’Histoire.

Le procédé littéraire reste, et peut être apprécié comme tel. Le thème n’intéresse plus.

Mario Vargas Llosa, Histoire de Mayta (Historia de Mayta), 1984, Gallimard Folio 2005, 482 pages, €8.17 

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Michel Onfray, La sagesse tragique

Article repris par Medium4You.

Voici un petit livre sur Friedrich Nietzsche, écrit dans l’enthousiasme de la jeunesse à 28 ans et préfacé vingt ans plus tard par un philosophe devenu passeur des œuvres. C’est une excellente introduction à Nietzsche, courte et percutante, se mettant dans le courant de la branchitude pour mieux recadrer les préjugés. Il faut lire Nietzsche, dit le médiatique libertaire ! Car il vous libère personnellement de tous les esclavages, à commencer par celui de l’opinion, de la mode, de la morale, de la politique, des déterminants économiques, des religions.

« Je sais que Nietzsche n’est pas de gauche, ni hédoniste, libertaire, ou féministe » p.12. On pourrait ajouter chrétien ou socialiste dans la liste de ce qu’il est de bon ton « d’être » en apparence dans les années 2000. Tout ce que le philosophe n’est pas suscite automatiquement la haine pavlovienne des fusionnels, des branchés, de tous ceux qui n’ont qu’une ambition : être comme les autres, d’accord avec le dernier qui parle, surtout pas « différent », oh là là ! Il y a donc mauvaise foi, méchanceté, manipulation des textes, jeu de pouvoir intello dans ce qui paraît sur Nietzsche depuis des décennies. Michel Onfray, c’est son grand mérite, rectifie au bulldozer ces tortillages de cul pour donner la cohérence de la vie et des idées du philosophe au marteau, prophète de Zarathoustra l’apollinien dionysiaque.

Nietzsche c’est l’énergie au cœur de toutes choses. Ce qu’il appelle la volonté de puissance n’a rien de la tyrannie SS ni de l’emprise stalinienne sur les masses mais constate l’énergie vitale en chaque être, de la cellule végétale à nos corps de primates intelligents. Cette énergie est un fait, elle sourd de la vie même puisque vivre est lutter contre l’inertie de la matière.

Aux hommes d’exception de faire servir cette énergie au mieux de leurs capacités humaines. Ils sont appelés « sur »-hommes parce qu’ils se détachent de la masse indistincte vouée à seulement survivre et se reproduire. L’indistinction est ce « dernier homme » qui rumine bovinement en regardant passer les trains de l’histoire, masse grégaire à la Ortega y Gasset qui se laisse modeler comme une vulgaire pâte à partis collectivistes, fascistes ou communistes, humains « esclaves » de la mode, de l’apparence, de l’opinion.

Qu’est-ce qui empêche les Alexandre et les Diogène aujourd’hui, les Léonard de Vinci et les Einstein ? La mauvaise conscience morale prescrite par les « esclaves » qui ne trouvent bien que ce qui rabaisse tout le monde à leur niveau, et imposée en système par les religions du renoncement : christianisme, bouddhisme, socialisme. Ce dernier – une hérésie laïque du christianisme – est marxiste bismarkien, le seul que Nietzsche connût. Le Surmoi rigide des religions et des idéologies au nom d’un au-delà, d’un ailleurs ou d’un éternel lendemain (qui chante et qui rase gratis…), secrète une moraline permanente qui refoule les instincts vitaux comme le montrera Freud. La répression sociale des désirs engendre névrose de civilisation et ressentiment politique, envie de tout casser et d’éradiquer le vieil homme au nom d’une utopie radicale d’égalité abstraite.

A chacun, dit Nietzsche, de se révolter contre ces contraintes et structures qui aliènent : travail, famille, patrie. La morale comme la domination économique, l’asservissement politique comme la crainte religieuse sont des carcans qui rendent esclaves. Chaque  individu doit être maître de ses propres valeurs, ce qui signifie avant tout maître de lui. Nietzsche n’est pas un nihiliste pour qui tout vaut tout, ni un anarchiste pour qui tout est permis, ni même un libertaire vautré dans l’accomplissement ici et maintenant de tous ses désirs. C’est un peu la limite de Michel Onfray que de le tirer vers ses propres fantasmes. Nietzsche aime le bouillonnement des passions et désirs (son côté Dionysos) mais il aime y mettre son ordre par une rigueur qui hiérarchise (son côté Apollon). Non, tout ne vaut pas tout ! Des valeurs sont préférables à d’autres – mais ce n’est pas à une instance extérieure à chacun de l’imposer comme un commandement. Chacun se commande lui-même : telle est sa liberté.

Nietzsche est grec antique pour qui la minorité exemplaire des être humains d’exception doit entraîner les autres à incarner l’homme au mieux de son potentiel : un esprit sain dans un corps sain, avec de saines affections. Nietzsche a pour maître les moralistes français, de Montaigne à Chamfort, qui jugent du bon et du mauvais pour eux, et non pas du bien et du mal en soi. Ce que l’on accomplit ici et maintenant, il faut le vouloir comme s’il devait revenir éternellement. C’est ainsi que l’éternel retour du même peut être désiré comme matrice des actes. Telle est la seule façon d’agir selon sa conscience. Il ne s’agit pas de morale venue d’ailleurs, ni de contrainte sociale politiquement correcte, mais d’éthique personnelle : être fier de soi dans ce que l’on fait. Être responsable de ses actes et les assumer à la face du monde.

Il n’y a donc pas d’élitisme social chez Nietzsche, non plus que de contrainte de « brutes blondes », comme quelques citations sorties de leur contexte pourraient le laisser croire. Michel Onfray insiste bien sur ce point et le démontre. « Le Maître donne, non par pitié ou compassion, mais par excès de force, débordement de vie. Ses objectifs ? Maîtrise de soi, rigueur et vigueur, noblesse et grandeur. Non pas commander, mais se gouverner » p.140. Et d’ajouter, perfide pour la mode médiatique qui se pose afin d’anticiper les places à venir (si les socialistes compassionnels du ‘care’ gagnent l’élection présidentielle) : « Jaurès ne s’y était pas trompé, lui qui voyait dans le surhumain une potentialité à laquelle il suffirait de consentir » p.144. Nietzsche déclare que le socialisme est une supercherie qui conforte le système d’esclavage industriel et la tyrannie de la majorité médiocre en reportant toujours à demain la liberté personnelle au nom de la Morale.

Le travail aliène lorsqu’il est imposé et n’offre aucune satisfaction à l’être humain. A l’inverse, le loisir (l’otium des anciens), permet la création personnelle au quotidien. « Qui n’a pas les deux-tiers de sa journée pour lui-même est esclave », déclare Nietzsche dans ‘Humain trop humain’, §283. Humour de Nietzsche, qui n’est pas relevé par Onfray : 2/3 d’une journée de 24h font 16h… ce qui laisse 8h de travail pour la société et pour gagner sa croûte. On peut bien sûr ne considérer que les heures éveillées et calculer les 2/3 de 16h, ce qui laisse 10h de loisirs et donc… 35h de travail par semaine. Mais les individus sont-ils moins aliénés quand ils ont du temps libre ? La pression sociale des potes, des cousins, de la famille, du quartier, de la télé et des médias, de fesse-book et autres chaînes mobiles, des associations, du parti, de l’État, de la religion, permet-elle d’être enfin soi ? Bien sûr que non. Ni le temps de loisir ni la technique ne libèrent… si chacun ne se prend pas lui-même en main pour épanouir ses potentialités.

Pour cela, rire, danser et jouir de ses sens, prescrit Nietzsche. Il faut penser léger, se moquer de ceux qui font la tronche, des politiciens pour qui tout est « grave » et des religions prêchant l’enfer à qui n’obéit pas aux Commandements. Il faut une vie bonne à la Montaigne, parce qu’elle est la seule que nous ayons, sans illusions sur l’au-delà. Exubérance et maîtrise, élan mais art : croit-on que la danse n’est pas une discipline ? Marcher, randonner pour penser mieux, en mouvement, loin de ce « cul de plomb » qui caractérise « la pensée allemande » (et tant de philosophes-bureaucrates français). Écrire souvent mais ciseler ses aphorismes par le travail comme on forge une épée avant de la plonger dans l’eau froide.

« Soyons les poètes de notre vie », dit Nietzsche à ceux qui ne l’ont pas compris, « et tout d’abord dans le menu détail et le plus banal » (Gai savoir §289). Lisez Nietzsche ! Il est un maître de vie. Lisez-le avec le guide Onfray, qui est un bon pédagogue.

Michel Onfray, La sagesse tragique – du bon usage de Nietzsche, 1988, Livre de poche 2006, 188 pages, €5.70

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Louis-Ferdinand Céline, Nord

L’histoire romancée suit la mémoire, pas l’ordre chronologique. Nord se situe donc avant ‘D’un château l’autre’ dans l’existence Destouches, avant Sigmaringen (écrit cette fois sans le ‘e’ de Sieg). Le roman commence parmi les aristos décadents français en fuite à Baden-Baden en 1944 ; il se poursuit par un passage à Berlin sous les bombes alliées ; il se termine par le hameau de Zornhof (nom inventé) à une centaine de kilomètres au nord de la capitale du Reich. Nous sommes à l’automne 1944 et rien ne va plus pour l’Allemagne qui recule partout. Un attentat contre Hitler vient d’échouer. Dans le petit monde campagnard des villageois non mobilisés, d’objecteurs allemands, de prisonniers russes, de putes exilées de Berlin et de gitans, sous la houlette de hobereaux à particule, fermentent les passions. Passions de race, de classe, d’idéologie. Céline y est à son affaire. Il n’aime rien tant qu’observer en entomologiste la bassesse humaine en milieu fermé, avec la guerre aérienne comme tragédie.

L’auteur tresse comme l’osier. Il croise l’événement historique aux souvenirs amplifiés et déformés, ce qui survient et ce qui dérive dans sa pensée. Il raconte, invente, reprend. « Le mieux je crois, imaginez une tapisserie, haut, bas, travers, tous les sujets à la fois et toutes les couleurs… tous les motifs !… tout sens dessus dessous !… prétendre vous les présenter à plat, debouts ou couchés, serait mentir… la vérité : plus aucun ordre en rien du tout à partir de cet attentat [contre Hitler]… » p.318.

La débâcle de fin 44 dans le tremblement continu des Forteresses maîtresses du ciel a quelque chose d’un crépuscule des dieux. Pendant ce temps cosmique, les petites haines humaines recuisent, sans répit, dans la réalité terrestre. Autoritarisme rigide, frasques sexuelles, esclavage par le maître, vanité de vaincre, bouillonnent et éruptent dans le chaos. L’histoire se double d’une quasi intrigue policière où le village cherche à tout prix à accuser du meurtre des trois hobereaux haïssables les trois Français, parfaits décalques des haines et boucs émissaires propice à fusion retrouvée dans la débâcle. Ferdine, Lili et La Vigue (pour Louis-Ferdinand, sa femme Lucette et l’acteur Le Vigan) sont prévenus par des Français requis (hostiles au Reich et pas collabos). Le trio doit se montrer constamment aux côtés des autorités et sous les yeux du village durant la nuit des meurtres, de peur qu’on leur fasse un sort expéditif. Ce pourquoi ils trimballent partout en sac Bébert le greffe, le gros chat familier.

Les personnages, issus du réels mais réinventés par Céline, sont hauts en couleur. Céline les enprouste par la mémoire, les rabelaise par la gouaille, les santantonise par l’argot. Style matamore, héneaurme, épopée. Plus Malaparte que Flaubert, au fond, précurseur de San Antonio. Le Rittmeister, 80 ans, joue et fesse les petites filles polonaises aux robes légères et toujours pieds nus. Marie-Thérèse von Leiden aimerait bien du sexe, elle dont le mari est amputé des deux jambes. Kracht, vieux sergent de police, est raide et bon garçon comme un Teuton de caricature. Le médecin général SS Haas a la rondeur du pouvoir, le bras long et jouit de l’existence comme elle vient, tant qu’elle dure. Le pasteur est taré, les gitanes séductrices et rusées, les villageois hostiles aux étrangers. Pas facile de « collaborer » avec des xénophobes au nom de la xénophobie !

Des procès après guerre montreront combien Céline a joué avec les vraies personnes pour en faire des caricatures de tragédie, chargées en hystérie. Même Le Vigan est déformé en fol en Christ. Et le chat Bébert déclenche à lui tout seul la flak de Berlin en allant batifoler dans le parc SS (p.377). Mais qu’est-ce que « la vérité » ? L’énormité confortée par la toute-puissante Opinion ? L’époque élevait les « foâmmes » et rabaissait les « mômes ». Céline, lui, remet sur ses pieds l’ordre naturel : la beauté est dans le naturel môme, pas « dans les grands Illustrés de la Beauté »« les femmes sont déjà plus regardables.. ; je veux dire vétérinairement, à la façon saine et honnête dont sont jugés poulaines, lévriers, cockers, faisanes… ». Il objecte lui-même, allons, « les femmes ne sont pas que corps !… goujat ! elles sont ‘compagnes’ ! et leurs habits, charmes et atours ? à votre bonne santé ! si vous avez le goût du suicide, charmes et babil, trois heures par jour, vous pendre vous fera un drôle de bien !… haut ! court !… soit dit sans méchante intention ! ou vous passerez toute votre vieillesse à en vouloir à votre quéquette de vous avoir fait perdre tant d’années à pirouetter, piaffer… faire le beau, sur vos pattes arrières, sur un pied, l’autre, qu’on vous fasse l’aumône d’un sourire » p.478.

Beaucoup moins haché et éructant que les précédents, ce roman renoue avec le style du ‘Voyage’, mieux maîtrisé pour cibler l’émotion. La vérité sourd des mots par les décalages de vocabulaire, le parler cru, les trois points, les bruitages. « Je vous mène, je vous fais voir ». Et l’on suit. Le lecteur interpellé souvent, ramené au présent célinien des années 1950 puis remporté fin 1944 par le fil solfatare de la mémoire, est emporté par le torrent. ‘Nord’ se lit très bien.

La pression de la guerre met à nu les instincts : la peur venue du ciel, l’obsession de la bouffe, l’avidité sexuelle (que Céline appelle « l’instinct braguette »), les fantasmes pour l’enfance. Si le vieux hobereau attouche et sadise les petites filles, Céline admire plutôt les « enfants sauvages ». Ce sont les petits Russes prisonniers avec leurs parents à Zornhof. Ils courent pieds nus dans la première neige en portant des briques aux adultes, se bousculent, se battent, roulent en haillons défaits dans la boue, se relèvent en riant malgré les bombes. Il y a une capacité à jouer de l’enfance, à se refaire dans toutes les situations, qui séduit la vitalité de Céline. Dans chaque roman, il revient inlassablement sur « les mômes ».

Et ce ne sont pas les petits hitlériens blonds sportifs adulés de la Collaboration, qu’il aime. Ceux-là sont décrits au contraire comme agressifs et groupés, le pire de la foule ignare et lyncheuse. Une bande de 12-14 ans a cru voir en Céline et ses compagnons dans le métro de Berlin ces fameux « parachutistes » de la Propaganda parce qu’ils portaient des canadiennes. Ces hordes cracheuses de haine et griffeuses, réagissant comme des chiens de Pavlov aux images ancrées par la publicité nazie, ne peuvent être chassées que par de grands SS adultes, ce qui arrive heureusement. L’ordre hiérarchique règne. Céline fait de ces bandes d’enfance l’embrigadement politique par excellence, l’Opinion toute pure, fanatique et bornée, parfaite exécutante. Céline : « anarchiste suis, été, demeure, et me fous bien des opinions ! » p.394. Ce qui lui sera évidemment reproché par les groupistes, tant par les pronazis que par les zhéros-grands-résistants de la dernière heure. Comme le Tartre (Sartre).

L’enfance est l’âge d’innocence où l’existence est anarchiste et tout instinct. Avec elle on peut s’entendre. « Quand elle a fini d’être môme, l’humanité tourne funèbre, le film y change rien (…) là, dans les étendues à Zornhof, à travers patates, ça s’amusait énormément, marmaille nu-pieds… à coup de navets ! à coup de carottes ! filles contre garçons !… plus tard quand on a des chaussures, on a peur de les abimer… le bel âge on regarde à rien, pflac ! une beigne et une autre !… » p.410. Il écrit comme on cause, Céline, avec des onomatopées comics qui imagent le bruit. Lui le popu, né à Paname, n’a jamais été à l’aise en société. Car la société début de siècle est hiérarchique, figée en castes. Il faut être « né », hobereau ou bourgeois, le populo n’a qu’à obéir et subir sans rien dire. « Le vrai rideau de fer c’est entre riches et les miteux… Les questions d’idées sont vétilles entre égales fortunes… » p.417.

Louis-Ferdinand Céline, Nord, 1960, Romans II, Gallimard Pléiade édition Henri Godard 1974, 1272 pages, €50.35

Louis-Ferdinand Céline, Nord, Folio 1976, 625 pages, €8.45

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Ben Laden tué, les problèmes continuent

Article repris par Medium4You.

Réjouissons-nous, celui qui s’était mis volontairement hors de l’humanité par ses actes et ses revendications a été tué. Le monde ne pourra en être que moins pire, même s’il reste quelques ordures à nettoyer encore ici ou là. A chaque peuple de balayer devant sa porte. Ben Laden a idéologiquement échoué. Mais son installation aux frontières du Pakistan et de l’Afghanistan montre que les problèmes qu’il avait voulu soulever demeurent. Il n’avait pas le bon levier mais l’équilibre reste fragile.

Son fanatisme religieux qui faisait du retour à la lettre de la Parole, dictée par Djibril à Mohammed qui ne savait pas lire, n’a pas convaincu les masses islamiques. La meilleure preuve est que les révolutions arabes, qui déstabilisent enfin les colosses aux pieds d’argile autour de la Méditerranée, n’ont pas été des révolutions au nom de la religion. Ben Laden était un symbole et l’échec est bien symbolique : jamais la terreur n’a fait changer le monde. Ce sont les mouvements sociaux qui le font changer, pas les massacres aveugles d’illuminés fascinés par la violence. Lénine a su organiser la brutalité des anarchistes russes et des blanquistes français pour en faire un parti structuré, il a réussi. La nébuleuse Ben Laden ne fait qu’apposer un label « Au-delà compatible » à des actes qui n’ont aucun lien entre eux. Le vrai sac de pommes de terre.

Mais ni l’Afghanistan ni le Pakistan ne sont des états stables. Ils n’ont pas de nation mais sont composés de tribus irrédentistes que ni la religion ni les ennemis parfois communs n’arrivent à souder. Le Pakistan est en façade allié des forces internationales contre le terrorisme mais il protège aussi ses Talibans pakistanais pour contrôler l’Afghanistan voisin. Il ne combat de fait que les militants étrangers d’Al-Qaïda installés dans ses zones frontières. Stratégie d’équilibriste, en constante bascule : la stabilité du Pakistan est menacée par les Talibans du TTP.

Le Tehrik-i-Taliban-Pakistan ou TTP est le plus puissant des réseaux terroristes de la région. Il a été créé en décembre 2007 au Waziristân par la tribu Mehsud.  Ses attaques portent sur les convois de l’OTAN mais aussi sur les officiels pakistanais. Le TTP honnit le ralliement du président Musharraf à l’Amérique de Georges W. Bush et l’engagement de l’armée pakistanaise dans les zones tribales contre les subventions américaines. Tout ce qui n’est pas dans sa ligne puritaine – islamiste sunnite – est bon à faire sauter. Ce TTP rassemble des Talibans locaux et des militants étrangers d’Al-Qaïda, « la base » du djihad international. C’est Oussama ben Laden qui l’a implanté en 1984 à Jaji, en Afghanistan, à quelques kilomètres de la frontière pakistanaise contestée, tracée jadis par les Anglais. Pas par hasard : il voulait faire levier sur la zone fragile des nationalités et entraîner les « bons » Musulmans derrière sa guerre sanctifiée, comme jadis contre l’URSS « athée ».

Al-Qaïda met la communauté des croyants au-dessus des États issus de la colonisation. Les frontières « établies » ne sont que des chiffons de papier que la théologie wahhabite salafiste balaie au profit d’une nation conforme aux dires du Prophète. L’idéal est celui du Califat, duquel seraient expulsés tous les hérétiques, les non musulmans comme les mauvais musulmans : exemple les Chiites. Attiser les nationalismes locaux permet l’exaltation de guerre sainte pour la diriger contre les États. Ben Laden s’y est essayé en Afghanistan contre les Soviétiques, avec la bénédiction des Américains dans les années 1980. Puis contre le Cachemire, en majorité musulman, mais resté dans le giron de l’Inde à la partition. Enfin contre l’OTAN, allié du Pakistan et pour le président afghan Karzaï.

Le Pakistan est ainsi pris à son piège. Fondé sur la religion comme le « pays des purs », en scission d’avec l’Inde majoritairement hindoue, il se trouve débordé par plus musulman que lui. Tandis que les nationalistes Pachtounes et Baloutches contestent l’emprise de l’islam amalgamée à celle de l’État pakistanais. A cheval de part et d’autres des frontières, ils restent irréductibles tant à l’Afghanistan qu’au Pakistan. Les nationalismes continuent d’alimenter les guerres tribales, prenant prétexte de religion pour attirer les étrangers bien armés (militants arabes d’Al Qaïda pour les tribus, Américains et OTAN pour les États afghan et pakistanais). Mais ce n’est pas la religion qui est première : c’est la terre, le territoire.

C’est pourquoi Ben Laden a échoué, mais les problèmes qui l’ont longtemps protégé demeurent… Les idées simples n’ont pas droit de cité dans l’orient réel.

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Pourquoi Céline était antisémite

Article repris par Medium4You.

Tut ! tut ! les censeurs, les ligues de vertu et autres vierges effarouchées, je vous vois venir ! Tout comprendre n’est pas tout pardonner. En revanche, bien comprendre permet d’éviter la reproduction des fantasmes et obsessions.

F. Mitterrand, ministre, en a fait l’une des personnalités célébrées par la France cette année… jusqu’à ce que le lobby juif lui fasse retirer le nom à peine un jour plus tard (après avoir interdit Stéphane Essel de Normale Sup). Good crif ! comme dirait Snoppy. On peut comprendre, sauf que le communautarisme n’est pas la solution. Le voile sur l’antisémitisme n’est pas plus acceptable que le voile islamique, question de débat démocratique. Planquer la poussière sous le tapis n’est pas faire le ménage ! Au contraire, mettre un couvercle fait toujours monter la pression. Qu’en est-il donc de ce sulfureux Céline ?

Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, sera mort depuis cinquante ans au premier juillet prochain. Il est né le 27 mai 1894. A son époque, ni le mobile ni Internet n’existaient, ce qui nous fournit une belle moisson de correspondances qui couvrent toute sa vie. La collection la Pléiade, chez Gallimard, a eu l’heureuse idée de forcer le politiquement correct qui voudrait qu’on ne parlât jamais de ce qui fâche et d’éditer en 2009 un choix étendu de lettres, sous la direction d’Henri Godard.

Qu’y apprend-t-on ? Que Céline, tout jeune avait la phobie des microbes, question de milieu et d’éducation, probablement. Qu’il a fait la grande guerre trop tôt et en est resté durablement marqué, jetant aux orties le froc des convenances avec la morale des curés ou des « démocrates ». Qu’il est resté autodidacte, n’ayant jamais été au lycée mais ayant passé ses bacs tout seul, ce qui l’a fait manquer la culture classique et sa maturation. Le « Juif » est pour lui un microbe social, une maladie contre les Aryens, tout ce qui est faiblesse et compromis est « juif ».

A 13 ans ½, en 1908, il écrit à ses parents : « Mon ami Kurt et beaucoup de gamins d’ici attrapent des refroidissements, c’est pas épatant : ils sont couverts comme avec du papier à cigarette. Ils ont au plus une chemise de toile, un veston et un gilet, un point c’est tout. Ils attrapent à ce régime une espèce d’influenza qui dure juste deux jours, c’est une maladie qui règne chaque hiver et qui paraît aux parents toute naturelle. Je prends beaucoup de précautions depuis que mon ami a cela. Je ne mets plus les pieds dans la maison et je suis toujours des plus prudents. Cela n’a rien d’épidémique et je suis bien persuadé que bien couvert et prenant toutes les précautions nécessaires je n’attraperai rien… » (p.34). Il précise, à 45 ans : « Enfant tous les conseils de santé m’ont été prodigués, je suis hygiéniste, formé à l’hygiène stricte depuis mes couches » (p.448). A l’une de ses petites amies en 1932 : « attention aux maladies » (souligné) p.337 puis, en 1933 à Robert Denoël : « L’eau de la Vendée est pleine de typhoïde » (p.394). Le sale, le caché, le grouillant, voilà ce qu’il hait.

Quant à la morale elle ne peut être que pratique, après la guerre « patriotique » la plus imbécile que le monde développé ait connue, fomentée par le parlementarisme des partis. Il écrit en 1934 à Elie Faure : « Tout système politique est une entreprise de narcissisme hypocrite qui consiste à rejeter l’ignominie personnelle de ses adhérents sur un système ou sur les « autres ». Je vis très bien, j’avoue, je proclame haut, émotivement et fort, toute notre dégueulasserie commune, de droite ou de gauche, d’Homme. Cela on ne me le pardonnera jamais » (p.416). Un peu plus tard au même : « Le complexe d’infériorité de tous ces meneurs est palpable. Leur haine de tout ce qui les dépasse, de tout ce qu’ils ne comprennent pas, visible. Ils sont aussi avides de rabaisser, de détruire, de salir, d’émonder le principe même de la vie que les plus bas curés du Moyen Âge » (p.418). Voilà « le Juif » plein de ressentiment qui pointe.

Car tous ceux qu’il n’aime pas deviennent « Juifs », comme Henri Beyle, dit Stendhal. Obsession de la décadence, de la pourriture, des bassesses encouragées pour acheter le pouvoir. En 1936, il écrit au journal Le Merle blanc : « Dès qu’un homme se croit à l’abri, dissimulé, il nous montre ce qu’il est vraiment dans le fond de son âme. Un con et un assassin » (p.510).

Sa paranoïa antisémite et sa « mystique raciale » se révèlent après les critiques baveuses sur son livre, ‘Mort à crédit’, paru en mai 1936. La montée du Front populaire et de son leader Blum, sa démission forcée en juin 1936 du dispensaire de Clichy dirigé par un Juif où il officie depuis douze ans, le font délirer. Il se sent persécuté et trouve un bouc émissaire en l’image du Juif suceur de sang, mythologie d’époque. Pourtant, avant cette date il encourage le mariage de son amie Cillie, Autrichienne, avec le juif Max qui lui a fait un enfant (et qui ira en camp de concentration). Il reste ami avec Elie Faure, médecin et historien d’art qu’il admire, bien qu’au quart juif comme il l’écrit lui-même.

Lucide par instant, il explique en 1938 à Lucien Combelle : « Le Juif n’explique pas tout, mais il catalyse toute notre déchéance, toute notre servitude, toute la veulerie râlante de nos masses, il ne s’explique lui, son fantastique pouvoir, sa tyrannie effarante, que par son occultisme diabolique, dont ni les uns ni les autres ne voulez être conscients. (…) Bien sûr que le Blanc est pourri ! (…) – mais le Juif a su gauchir cette pourriture en sa faveur, l’exploiter, l’exalter, la canaliser, la standardiser, la monopoliser comme personne. (…) Désorganisés contre férocement organisés – Larves contre fourmis. Libéraux contre racistes ! où allez-vous ! » (p.564). D’ailleurs, l’antisémitisme n’a pas vraiment pris en France, il s’agit plus d’une lutte pour les places que d’un racisme mythologique, à l’allemande. Il l’écrit en mars 1942 à Jacques Doriot : « Combien sommes-nous d’antisémites en tout et pour tout sur notre sol ? Je ne parle pas des badauds. A peine une petite préfecture !… et, parmi ces émoustillés, combien de chefs ? valables, armés, présentables ? Une douzaine… En ce moment décisif, inspiré, mystique, à quelle tâche les voyons-nous passionnément s’adonner ? A se tirer dans les pattes ! Ne parlons pas de la troupe, un seul souci : éliminer, dénigrer, exclure, reléguer au second plan le rival possible ! Moi ! moi ! moi ! envers et contre tous… La maladie du crapaud, jalousie ! Chacun vedette ! et seul en scène ! au palmarès ! au micro ! à l’Élysée ! Et merde donc pour l’équipe ! (…) Et crèvent tous les cons d’Aryens ! (…) La cause est perdue. Elle finit même, à tout prendre, par vous écœurer un peu, cette cause aryenne impossible » (p.691).

Les Français vaincus en 1940, le Parlement socialiste et radical-socialiste vautré aux pieds de Pétain, la foule veule qui rampe devant l’Occupant, voilà qui excite l’ire célinienne. En mai 1942 : « les dégoulis tropicaux avachis américano-youtres (…). Ajoutez à cette mélasse une bonne dose branleuse de mélancolie slavo-chinoise et le complot sera complet… Enculez l’aryen ! c’est le grand programme. Lui ramollir l’oignon, c’est le rêve de tous vos Lewis et de vos Stravisky biscornus – Les bougres savent bien ce qu’ils font… ! » (p.704).

Comment réagir ? Par l’éruption. Tel est le style de Céline, qu’il explique complaisamment en 1943 à Robert Brasillach : « Passer dans l’intimité même du langage, à l’intérieur de l’émotion et du langage, à l’aveugle pour ainsi dire comme le métro sans se préoccuper des fâcheux incidents de l’extérieur. Une fois lancé de la sorte, arriver au bout d’émotion en émotion – au plus près toujours, au plus court, au plus juste, par le rythme et une sorte de musique intime une fois choisi, à l’économie, en évitant tout ce qui retombe dans l’objectif – le descriptif – et toujours dans la transposition » (p.739). Il force un peu l’excuse, mais se révèle sur le fond en 1946 à Thorvald Mikkelsen, son avocat danois : « Aurais-je inventé l’antisémitisme ? (…) L’antisémitisme est aussi vieux que le monde, et le mien, par sa forme outrée, énormément comique, strictement littéraire, n’a jamais persécuté personne. D’autant que je n’ai jamais dans mes livres recommandé aucune mesure antisémite, j’ai recommandé l’émulation, le réveil des aryens abrutis, et l’union franco-allemande pour la Paix » (p.811).

Voilà comment un homme écorché par son milieu étriqué, traumatisé par la guerre, éreinté pour son style par les critiques ignares, a dérivé vers la paranoïa. Il a trouvé en son époque l’aliment pour son obsession du microbe qui affaiblit les organismes, du cancer qui ronge la société, du « juif » qui foule aux pieds toute morale au profit de l’arrivisme, exploitant sans vergogne les gogos. Mais « le juif » n’est qu’un bouc émissaire commode. Remplacez-le par « bourgeois » ou « capitaliste » ou, plus récemment par « islamiste », et vous aurez le même repoussoir.

C’est cela qu’il faut comprendre : l’antisémitisme est avant tout la haine de soi et de son milieu social étriqué. Charger l’autre de ses péchés permet de se purifier à bon compte, d’exsuder son ressentiment social et national. Célafôtâ ! est le grand cri du déni, il clame bien au-delà des races et des ethnies !

La transparence est donc utile à la démocratie, toute censure ne fait que conforter la théorie du Complot et engendrer l’extrémisme. Ce pourquoi le chœur des pleureuses qui hurle au tabou dès que quelqu’un prononce un mot grossier ne fait qu’amplifier la rancœur de ceux qui voudraient bien savoir. Les associations communautaires qui se font les procureurs de la Vertu ne défendent que des intérêts très particuliers. Les « procès » pour un détail ne font que ridiculiser la notion de justice, la censure des publications que donner envie de les lire, les cymbales bruyantes des « choqués » que mettre au jour l’intimidation d’un groupe restreint.

Oui ! Il faut parler de Céline, de son antisémitisme délirant, de ses préjugés irrationnels, de ses haines enfouies. Car cet antisémitisme pourrait être n’importe quelle déviance, à commencer par celle de qui n’est pas d’accord avec les autres. Faire la lumière reste la seule façon, depuis les Grecs, que nous avons d’écraser l’infâme en démocratie.

Louis-Ferdinand Céline, Lettres, édition Henri Godard, Gallimard Pléiade 2009

Des photos de Céline sur Overblog

Faut-il commémorer Céline ? Rue89 s’interroge, vidéos à l’appui.

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Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde

Les décennies 1970-1980 aimaient lire ; la culture avait explosé dans la lignée de 1968 et chacun était avide de savoir. Les auteurs en profitaient pour se lancer dans leur ‘Guerre et paix’. Nous trouvions des ouvrages aussi bien garnis en pages que ‘Le pavillon des cancéreux’, ‘La gloire de l’empire’ ou ‘Cent ans de solitude’. Il s’agissait de décrire un univers total, une Somme au sens théologique qui dirait tout du monde et des hommes. Vargas Llosa en a profité pour sortir son pavé : ‘La guerre de la fin du monde’.

Le roman se situe en une fin de siècle, vers 1897, dans un pays neuf, le Brésil, qui vient de s’émanciper de l’empire portugais pour créer une république indépendante. Mais la république, pour les masses tenues par les curés, est le diable, le Chien comme ils disent. La république ne veut-elle pas recenser les hommes pour établir l’impôt ? Ce classement technocratique n’est-il pas le prélude à un retour de l’esclavage, aboli par la monarchie ? Tous les délaissés, les prostituées, les bancroches, les bandits se rebellent contre l’établissement de l’État. Anarchistes ou libertariens, c’est selon, ils suivent un prophète illuminé, Antonio qu’ils appellent le Conseiller. Celui-ci déclare que son royaume n’est pas de ce monde et que l’Apocalypse arrive à bride abattue, menée par les républicains, francs-maçons anglo-saxons et autres pas très catholiques. Il s’agit donc de se retirer loin des villes, dans le sertao du Nordeste, pour fonder un phalanstère. Là, dans la solitude et la prière, chacun pourra se purifier avant de se présenter devant le Père.

De cet épisode peu connu – mais réel – de l’histoire brésilienne, Vargas Llosa fait un conte philosophique. Il évoque le millénarisme, les mouvements de foule, le merveilleux qui saisit les gueux. Il compose une galerie de personnages attachants qu’il suit dans leur destin improbable jusqu’au bout. Car tout se terminera par le retour à l’ordre, trois expéditions militaires échouent devant les jagunços (bravaches ou rebelles) ; mais la quatrième, où la république a mis « les moyens » triomphe : il y aura très peu de survivants à cette guerre d’État contre communauté.

Les statuts se croisent, c’est ce qui fait le sel du conte. Le baron de Canabrava, riche propriétaire terrien, monarchiste et conservateur, se trouve déstabilisé par la foi des humbles ; ils brûlent deux de ses fermes et sa femme en devient folle. Il voit alors combien sont vains les petits combats politiciens contre la subversion de l’ordre au nom de l’Ailleurs. Il renonce à la politique au profit de son rival républicain, un jacobin à poigne, pour que survive l’État de Bahia dans la fédération du Brésil. Le révolutionnaire communard Galileo Gall (surnom qu’il s’est choisi), aspire ardemment à la révolution contre la bourgeoisie. Il prône la liberté totale et l’amour libre. Mais lorsqu’il viole la femme d’un gueux, adepte du Conseiller, dans un moment de désir reichien, il s’aperçoit que des notions aussi archaïques que l’honneur viennent se mettre en travers de l’utopie. Il n’ira pas à Canudos, village aux centaines de maisons où réside le Conseiller, qui s’est isolé en brûlant tous les alentours. Il disparaîtra dans un duel absurde, pour une femme qu’il n’aime pas et qui ne l’aime pas, simplement parce qu’il a obéit à ses instincts animaux. Un journaliste bigleux et très laid, affligé de crises d’éternuements interminables, est allé à Canudos. Non par conviction mais pour savoir la vérité. Il y découvre l’élan social de la communauté et, pour lui, l’amour que sa laideur lui a toujours refusé.

L’État, c’est la contrainte, l’anti-communauté. L’armée, c’est la bêtise, l’anti-efficacité. L’armée symbolise l’État, elle promeut les plus stupides, ceux qui ont pris du galon parce qu’ils n’ont jamais d’initiative, se contentant d’obéir aveuglément aux ordres et au manuel. D’où les pertes lorsque des soldats vêtus de flanelle, portant pantalon rouge qui se voit de loin, épuisés par les marches sous le soleil, rencontrent les paysans du cru, reposés et connaissant le terrain, camouflés par des herbes et autres ruses d’indiens. Les soldats chargent sabre au clair, ils se font allumer. C’est bravache et inutile, comme l’honneur. L’honneur est la vertu des imbéciles, la carapace rigide qui camoufle le vide intérieur. L’État, l’armée, l’honneur, forment une constellation philosophique à laquelle s’opposent la communauté, l’organisation à la base et la foi. Telle est la leçon du conte, racontée somptueusement par l’auteur.

Ne vous laissez pas rebuter par le nombre élevé de pages, vous serez captivés par cette histoire éternelle.

Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde (La guerra del fin del mundo), 1981, Folio, 700 pages

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