Nous sommes « à Bruxelles » dans le meilleur des mondes où des Pangloss de bureaux « croient » dans leur optimisme béat à l’efficience de leurs règles de droit. Sans « constater » que le monde alentour est peuplé de requins, même s’ils se déguisent en vieillard démocrate à la cape étoilée ou en primus inter pares d’empire. Les relations internationales sont le territoire où s’affrontent les plus forts et pas le jeu réglé du doux commerce. Pas quand il s’agit de vie ou de mort, pas quand il s’agit de son propre peuple à défendre. « Niais : dont l’inexpérience va jusqu’à la bêtise », dit le dictionnaire.
« Nous sommes en guerre » a dit un certain Européen : qu’à cela ne tienne ! Les Etats-Unis ont carrément activé le Defense Production Act pour protéger la capacité de production nationale, même si cela « gêne » la disponibilité des composants des vaccins pour les fabricants étrangers. L’organisation de la chaîne d’approvisionnement est mondiale mais les Etats-Unis sont les plus forts… s’ils ne rencontrent aucun obstacle. Le Royaume-Uni, qui a tenté de faire de même avec « son » vaccin AstraZeneca produit sur le sol européen, a dû reculer face à l’opposition ferme d’une Europe aux abois. Comme quoi se laisser faire n’est JAMAIS la bonne solution, n’en déplaise aux niais moutons qui tendent l’autre joue en espérant un monde meilleur… après décès. Mais, si « nous sommes en guerre », où est donc notre Loi de production pour la Défense ?
La stratégie européenne pour s’approvisionner en vaccins est passée du chacun pour soi initial (car la santé n’est pas une compétence de l’UE) à un effort de coopération louable pour l’efficacité des négociations comme pour la solidarité de la répartition. La mise en commun par les gouvernements des moyens permet des économies d’échelle, de partager les risques d’autorisations ou non de mise sur le marché, l’efficacité relative de chaque vaccin, et de couvrir les éventuelles pertes sur un raté.
Mais la Commission européenne a clairement montré ses limites en dévoilant son ADN : la méthode technocratique. Elle a négocié le prix avant la disponibilité, en bon juridisme comptable d’argent public, sans se préoccuper des priorités de livraison. Elle a ainsi fait le contraire des pays efficaces.
Cette stratégie est très différente de celle déployée par les États-Unis, où le gouvernement a organisé et subventionné lui-même une chaîne d’approvisionnement pour la fabrication et la distribution du vaccin en achetant par anticipation des vaccins pas encore testés (dont une biotech de Nantes délaissée par la bureaucratie française), en soutenant des laboratoires pour les essais cliniques, en travaillant « en même temps » (comme aime à dire certain Européen sans pourtant le faire) avec des fabricants moins connus et des fournisseurs d’équipements et d’ingrédients. Le gouvernement américain a également passé des contrats avec des entreprises spécialisées pour étendre la capacité de production d’intrants. C’est toute la chaîne stratégique depuis les start-ups pharmaceutiques jusqu’à l’administration des vaccins à la population qui a été pensée et organisée. Ce même Européen qui se vante d’être à la tête d’une « start-up nation » n’a rien fait de tel – il a laissé la technocratie juridique européenne agir comme un rouage sans direction, tout en laissant sa propre bureaucratie interne avancer à son train de sénateur dans le cafouillage des querelles de préséances pour organiser qui va faire quoi et qui va piquer qui. Le « quoi qu’il en coûte » du même Européen trop bavard et pas assez acteur s’est traduit aux Etats-Unis par 21,7 milliards de dollars de dépenses pour soutenir les laboratoires, les fabricants sous contrat et les fournisseurs d’équipement et d’intrants. Combien en Europe ? Combien en France ?
L’approche laissée à la technocratie européenne a laissé sans contrôle la population à la merci des capacités de production des labos sans qu’elle puisse « juridiquement » intervenir pour réduire les problèmes d’approvisionnement. Car les contrats ont été signés avec une clause « d’effort maximal » et pas avec une clause « d’exclusivité » comme le Royaume-Uni l’a fait. Résultat : un retard de plusieurs mois dans la livraison – donc un confinement supplémentaire qui coûte encore plus et des morts qui se multiplient dans l’impuissance générale. AstraZeneca n’aurait livré que 30 millions de doses sur 120 au premier trimestre et seulement 70 millions de doses sur les 180 prévues « seraient » livrées au deuxième trimestre – car une partie de la production réservée par l’UE s’est dirigée vers le Royaume-Uni pour obéir à la clause « d’exclusivité ».
- La niaiserie européenne est cette illusion juridique du « respect des contrats » face à la puissance des pays qui les signent.
- La niaiserie des gouvernements nationaux est de laisser la Commission européenne sans direction politique sur ce sujet précis et de laisser faire la bureaucratie lente, pointilleuse, à courte vue – alors que « nous sommes en guerre ».
Parler c’est facile, agir c’est mieux. L’Union européenne, sous la pression des opinions publiques « inquiètes », a fini par se rendre compte de cette erreur stratégique et elle a acheté de nouvelles doses à d’autres fournisseurs (on évoque 10 millions de Pfizer/BioNtech). Elle a durci fin janvier le contrôle et la transparence des exportations de vaccins, permettant de bloquer ceux produits sur le territoire de l’UE en cas de retard dans la livraison d’un fournisseur – mais tout en respectant « juridiquement » le principe de réciprocité et de proportionnalité selon la situation de l’épidémie et la population déjà vaccinée. Mais elle n’a pas « saisi » préventivement les 29 millions de doses d’AstraZeneca « découvertes » en stock dans une usine italienne alors qu’il aurait fallu : ce coup de semonce aurait montré que le droit du plus fort ne saurait rester à sens unique et aurait amené plus vite et mieux le Royaume-Uni à « négocier ».
Il n’est certes pas question de faire cavalier seul – puisque nous n’en avons pas les moyens. La chaîne de fabrication des vaccins est mondiale car ses composants sont produits un peu partout. Mais si la coordination politique entre pays est essentielle et le « nationalisme vaccinal » inepte parce qu’il décourage le financement des capacités de production aux différents niveaux de la chaîne de valeur, il s’agit de se défendre et d’exister face aux requins du monde. C’est là qu’un juriste sera toujours plus débile qu’un politique. C’est là qu’une fois de plus est démontré que l’économie, le droit, le social, sont soumis à la politique et non l’inverse. Savoir ce qu’on veut et où l’on va, puis financer les moyens nécessaires pour ce faire, enfin désigner un opérateur qui dirige et contrôle – voilà ce qui aurait dû être fait et qui ne l’a pas été. La guerre nécessite un général d’armée, pas un quarteron de bureaucrates laissé à leurs procédures inadaptées !
Pour augmenter la capacité de production en Europe, la Commission a (pour plus tard…) mis en place une « task-force » pour détecter les problèmes de production et y répondre. Un nouveau plan européen de préparation à la bio-défense contre les variantes de la Covid-19 introduit une autorisation accélérée des vaccins adaptés aux variants, et l’incubateur HERA soutiendra leur mise au point ou leur adaptation grâce à un financement européen. Le projet Fab UE doit aussi (après la bataille) augmenter la capacité de fabrication dans l’Union par des aides à l’investissement d’usines de fabrication, la réaffectation d’installations pour produire des vaccins et des médicaments spécifiques. En bref recréer une filière autonome : il serait temps ! Car la lenteur vaccinale et les mutations qui se multiplient risquent de faire durer les masques, gels, confinements réguliers, télétravail et autres restrictions de voyage au-delà de la fin d’année, voire au-delà de l’élection présidentielle française prévue.
L’irresponsabilité a conduit à la panique – et la courte vue à ignorer les risques d’une pandémie probable depuis les deux alertes du SRAS 2002 et du H1N1 2009. Les gouvernements nationaux se sont empressés de se défausser sur l’Europe en abandonnant leur pouvoir de décision à sa technocratie. Boris Johnson peut se réjouir : le Brexit, à court terme, ça marche, 50% de la population adulte est déjà vaccinée contre 10% en France. Lui gouverne, les autres se rejettent la faute sans avoir rien préparé depuis un an que le virus est connu.
Édouard Tétreau, Analyste
La vraie vie vécue des années folles, celles de la bulle Internet 1998-2000, par un analyste en charge du secteur médias au Crédit lyonnais Securities Europe à Paris. Écrit clair, il y a de l’action à l’américaine et des exemples précis (sous pseudos pour éviter le judiciaire). Tout est vrai – j’y étais.
Mais, mieux que les anecdotes navrantes (la lâcheté Messier) ou croustillantes (le Puritain maître de la finance américaine et ses putes à Paris), une interrogation sur le snobisme social, les sursalaires indus et la course à la cupidité court-terme. La finance anglo-saxonne est une nuisance de l’économie globale, une guerre économique où « le droit », brandi par les puritains yankees, sert surtout à ligoter les autres, Européens et Japonais – alors que des hordes de lawyers et d’opportuns centres offshore à quelques dizaines de minutes de côtes américaines permettent d’y échapper.
Ce livre est écrit après l’éclatement des prémisses de la grande bulle (les valeurs technologiques en 2000 ont précédé la paranoïa du 11-Septembre en 2001 puis la comptabilité frauduleuse et l’audit mafieux en 2002) – mais avant le délire des dérivés en 2007 et la faillite de Lehman Brothers en 2008 – avec les conséquences systémiques, donc économiques, donc sociales, donc politiques dont on n’a pas encore vu tous les effets. Il décrit « comment ce théâtre de gens si savants au-dehors est en fait construit sur du sable. Le sable mouvant des fantasmes et des incohérences humaines » p.273.
Car vous pensiez que les analystes, après 5 ans minimum d’études supérieures en macroéconomie, audit, évaluation des entreprises et mathématiques financières, sont des experts capables de diagnostiquer la santé ou la maladie des sociétés cotées, de proposer des remèdes et de conseiller utilement les investisseurs ? Vous n’y êtes pas ! « Dans la formulation de son message comme dans sa conception, l’analyste doit aller au plus vite. Ce qui signifie : lire le communiqué de presse de la société, ou l’interview, ou le tableau de chiffres et, dans un minimum de temps, sortir le commentaire qui va faire vendre » p.39. Il ne s’agit pas de mesurer mais d’agiter. La bourse exige de la volatilité, des écarts de cours pour générer du business, donc de juteuses commissions. Ce pourquoi l’analyste passe plus de temps à commenter l’immédiat, appeler les clients, organiser des roadshows, qu’à analyser les entreprises. Il n’a plus « dans l’année que deux ou trois douzaines d’heures pour travailler activement sur chacune des entreprises suivies » p.174.
A son époque (2004) c’étaient les conseils d’achat et de vente aux gestionnaires de portefeuille pour faire tourner plus vite leurs actifs ; aujourd’hui (2014) plus besoin des gérants, le trading à haute fréquence, par algorithmes informatisés, s’en charge tout seul : plus besoin non plus d’analystes, ni de vendeurs, ni même de clients… Seul le marché pur et abstrait est le terrain de jeu pour les spéculateurs, entièrement déconnecté des entreprises réelles, de ce qu’elles produisent et des gens qui y travaillent.
Mais ce n’est pas que le commerce ou la bougeotte qui tord le métier d’analyste. C’est aussi la chaîne d’organisation, depuis l’entreprise jusqu’aux portefeuilles, qui incite à la stupidité. « Le processus d’investissement sur les marchés est simple : il suffit de suivre, ou de se raccrocher à la recommandation déjà émise par quelqu’un d’autre » p.49.
L’auteur l’a vécu, analyste médias dans les années flambeuses de J6M chez Vivendi (Jean-Marie Messier moi-même maître du monde, disait-il de lui-même…). « Le 6 mai [2002], deux jours après un changement de notation de l’agence Moody’s sur la dette de Vivendi, j’envoyais une note, alertant les clients investisseurs du Crédit lyonnais Securities d’un risque de faillite (bankruptcy) de ce groupe. Le lendemain, tous mes travaux furent placés sous embargo, en prélude à diverses sanctions disciplinaires. Le 3 juillet, Jean-Marie Messier quittait la présidence d’un groupe à quelques heures de la quasi-cessation de paiement » p.15.
Édouard Tétreau s’est reconverti en créant Mediafin, conseil en communication pour les entreprises. Il a publié fin 2010 ’20 000 milliards de dollars’ témoignage de trois années aux États-Unis après 2007 pour développer une filiale du groupe Axa, qui lui a fait comprendre combien la religion de la finance restait prégnante, laissant présager une bulle de la dette américaine vers 2020. L’ouvrage a été traduit en chinois, montrant combien la Chine est vigilante sur ses investissements en bons du Trésor des États-Unis…
Il y a pire que la vente à tout prix et la mauvaise organisation : l’emprise de toute une idéologie de la finance qui s’apparente à une véritable religion venue des États-Unis. Les croyants usent de mots magiques comme « création de valeur », « benchmark », EBITDA (bénéfices avant toute autre dépense), WACC (coûts du capital) et autre jargon en anglais. Lorsqu’il n’existe aucun mot dans votre langue pour traduire des concepts étrangers, vous les utilisez comme des boites noires sans savoir trop ce qu’elles contiennent. Mettant les habits d’une autre culture, vous avancez patauds, incertains, servilement scolaires. Ne comprenant pas le fond, vous singez. Non seulement vous vous abêtissez, mais vous agissez comme tout le monde pour donner le change et l’illusion sociale d’avoir compris. C’est bien ce qui se passe en analyse financière comme en gestion de portefeuille, j’en ai eu l’expérience directe personnellement (voir Les outils de la stratégie boursière, 2007).
Le « benchmark » est par exemple considéré par les directeurs de gestion français comme un garde-fou à surtout ne jamais franchir au-delà d’une étroite fourchette. La simple lecture d’un dictionnaire vous apprend que benchmark signifie en anglais utile le niveau du maçon : il est donc une mesure, pas un carcan ! Un maçon qui pave un trottoir parfaitement horizontal, selon le niveau à bulle, est un mauvais ouvrier doublé d’un imbécile : l’eau va stagner dans les creux. Le trottoir doit être en légère pente vers le caniveau pour remplir sa fonction de trottoir, le benchmark sert de référence pour marquer cette pente. Pas en France – où l’on doit obéir : à la hiérarchie qui n’y connais rien, à l’abstraction scolaire du mot anglais mal compris ! Quand on ne comprend pas on imite, quand on n’est pas pénétré de l’esprit on régurgite la leçon mot à mot. « Je mets d’ailleurs au défi n’importe lequel des dirigeants des vingt premières banques européennes d’être capable de comprendre, et accessoirement de faire comprendre à ses administrateurs et actionnaires, ce qui se passe exactement dans ces boites noires de l’industrie financière que sont les départements d’ingénierie financière et de produits dérivés… » p.75. M. Bouton, PDG de la Société générale, l’a illustré à merveille lors de l’affaire Kerviel.
Édouard Tétreau prend le même exemple en analyse avec la « shareholder’s value », maladroitement conçue en français comme « créer de la valeur pour l’actionnaire ». Or on ne « crée » pas de valeur, on en a ou on en hérite, l’entrepreneur ne crée que de la richesse (du flux), pas de la valeur (du stock). L’analyste français, par ce concept mal compris, ne va donc s’intéresser qu’à l’actionnaire, à la distribution de dividendes, au retour sur investissement du portefeuille. Alors que la base de la richesse de l’entreprise, celle qui va permettre qu’elle soit durable et puisse investir pour générer du bénéfice (à répartir ensuite en partie aux actionnaires apporteur de capital), est mesurée par la rentabilité : le retour sur fonds propres en fonction du risque assumé. C’est cela qu’il faut analyser, pas la distribution.
Plus qu’un simple témoignage de ces années stupides, ce livre est une sociologie de l’entre-soi parisien où les gens d’un même milieu, sortis des mêmes écoles avec les mêmes concepts abstraits, baignant dans le même jargon anglo-saxon qu’ils comprennent mal, font du fric en toute bonne conscience en enfumant les clients – qui sont, au total, vous et moi, les assurés comme les retraités. Mais ce qui est vrai de l’analyse financière l’est aussi en d’autres domaines : les médias, l’engouement web, les capteurs solaires, en bref tout ce qui est trop à la mode et qui fait délirer comme, il y a 4 siècles, les bulbes de tulipes !
Édouard Tétreau, Analyste – Au cœur de la folie financière, 2005, Prix des lecteurs du livre d’économie 2005, Grasset, 283 pages, €4.96 (occasion) à 18.34 (neuf)
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L’auteur de cette note a passé plusieurs dizaines d’années dans les banques. Il a écrit ‘Les outils de la stratégie boursière’ (2007) et ‘Gestion de fortune‘ (2009).