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Le capitalisme de Joseph Schumpeter

De nombreux intellectuels médiatiques versés en économie évoquent le processus de « destruction créatrice ». Le concept a été inventé par Joseph Aloïs Schumpeter.  Économiste autrichien né en 1883 et décédé en 1950, il est de cette génération pour qui l’économie ne va pas sans l’histoire ni sans la sociologie. Comme John Maynard Keynes, son contemporain, il sera littéraire, cosmopolite et praticien. Cela afin d’embrasser au mieux la pâte humaine dont sont faits les échanges, la production et la confiance.

Mais si Keynes est le représentant du capitalisme anglo-saxon, axé sur la monnaie et la régulation, Schumpeter représente le capitalisme rhénan, fondé sur l’entrepreneur et l’ingénieur, l’aventure et le travail bien fait. Né dans l’actuelle Tchéquie, Schumpeter étudie puis enseigne à Vienne, séjourne à Londres, devient professeur à Columbia (New York) avant Harvard à partir de 1932. Il sera aussi brièvement Ministre des finances et Président de banque. Il n’est donc pas théoricien de l’abstrait, contrairement à beaucoup (Marx entre autres), mais élabore sa théorie du capitalisme comme Keynes dans le concret des choses et des hommes.

joseph schumpeter

Son œuvre comporte des livres et des disciples.

Mais la postérité de Schumpeter sera surtout composée de disciples : James Tobin, Paul Samuelson, Vassili Leontief, John Kenneth Galbraith seront, parmi d’autres, ses élèves.

Schumpeter montre que le capitalisme est une technique de production motivée par une aventure. Ce mariage (bien loin des technocrates de son temps) fait de l’économie non pas une comptabilité chargée d’administrer les biens rares et de répartir la pénurie, mais bel et bien une dynamique à replacer dans l’histoire et dans les sociétés. La monnaie n’est que le voile qui masque la nature des échanges : cette nature est réelle. La valeur des produits ne se résume pas à leur coût de production plus la rente du profit. Cette vision statique du système marxiste fait l’objet d’une revendication ‘morale’ pour le partage du profit. Ce serait légitime si… l’économie était un système fermé, enclos dans un État aux frontières étanches. Tel est bien le vieux rêve caché des revendications d’aujourd’hui – mais telle n’est pas la réalité. L’économie est une aventure dans un système ouvert et dynamique, pas l’administration fermée d’un lieu clos.

C’est l’innovation qui fait évoluer l’économie. Une innovation n’est pas forcément une découverte scientifique : l’inventeur découvre, l’innovateur met en œuvre – et l’on peut innover avec l’ancien (les Japonais s’en sont fait les spécialistes dans les années 60). Des biens nouveaux peuvent être créés, mais aussi des méthodes de production neuves mises en œuvre, des débouchés inédits découverts, la source de matières premières ou de produits semi-ouvrés, une organisation différente – voilà qui stimule la concurrence. Innover crée de nouveaux besoins, secoue les routines des producteurs, permet un monopole temporaire (donc un profit provisoire), rend plus mobiles travail et capital, les orientant vers le progrès, des activités anciennes vers les nouvelles.

L’innovation ne va donc pas sans « destruction créatrice » et il est vain de tenter de résister. Il n’y a plus d’allumeurs de réverbères ni de chaisières, on ne construit plus de locomotive à vapeur ni de moulin à vent, il y a aujourd’hui beaucoup moins de traders qu’en 2007. Autant accompagner les nouvelles technologies, les nouvelles façons de travailler plus efficacement et la création de nouvelles entreprises.

À l’origine de l’innovation est l’entrepreneur. Un chef d’entreprise qui n’innove pas n’est qu’un administrateur qui exploite le connu, un fonctionnaire de son conseil d’administration. Ce pourquoi les affaires familiales sont les plus dynamiques dans la durée. Néanmoins, il n’est pas besoin d’être propriétaire du capital pour être « entrepreneur », il suffit de convaincre ses ingénieurs, ses techniciens, ses commerciaux. Les actionnaires suivront s’il existe un projet dynamique, correctement financé. L’important est de prendre le risque de briser la routine et d’avoir le charisme d’entraîner son équipe à sa suite. Le capitaliste schumpétérien a ce côté allemand du chef de bande, bien loin du manageur démocrate à la Keynes.

À la suite de Max Weber, Schumpeter rend compte de la mentalité capitaliste. Elle cherche à rationaliser les conduites, à rendre la production plus efficace grâce aux techniques et à l’organisation, dans un monde de biens rares (matières premières, énergie, capital, compétences humaines). Cette technique d’efficacité est la seule qui permette le développement « durable » – puisqu’elle produit le plus avec le moins. Le capitalisme, dit Schumpeter, met le savoir scientifique au service de la société, ce qui n’était pas le cas auparavant (ni au moyen-âge, ni dans la Grèce antique par exemple).

Le profit ne sert que d’instrument de mesure de l’efficacité ; il a pour but de servir et non de se servir, de réinvestir et non d’accumuler. L’attitude mentale est celle du conquérant, pas du jouisseur. La joie est celle du succès technique, pas l’avarice de la rentabilité maximum. Car le profit est transitoire : sans innovation, le monopole fragile de l’avance acquise est vite rattrapé par la concurrence. C’est pourquoi Schumpeter ne considère pas les entrepreneurs comme formant une « classe sociale » : leur situation de fortune et de pouvoir n’est ni durable, ni héréditaire – mais sans cesse remise en jeu par la concurrence et par l’innovation.

L’innovation a pour contrepartie les cycles économiques, donc la gêne des profits puis des pertes, avant de rebondir. Ce qui ne plaît ni aux syndicats conservateurs, ni à la mentalité fonctionnaire. Mais qui est pourtant le propre de toute production : l’agriculture ne connait-elle pas de saisons ? Il existe quatre cycles économiques, dont seul le dernier est boursier, lié à la psychologie.

  1. Les inventions techniques majeures, qui surviennent par grappes, fondent de grands cycles de 40 à 60 ans que Kondratiev théorisera.
  2. Les cycles de l’investissement et de la dette, de 8 à 10 ans, seront mis au jour par Juglar.
  3. Le cycle des stocks des entreprises est plus court, correspondant à la saturation de la demande avant la réorientation de la production vers une nouvelle demande, Kitchin l’a théorisé.
  4. Le cycle le plus rapide, à l’année, est le cycle psychologique saisonnier lié à la parution des résultats annuels des entreprises (à fin décembre et à fin juin en majorité) et aux tendances des opérateurs (euphorie en janvier, précaution, dès octobre). Mais il ne faut pas confondre les mouvements boursiers avec les mouvements, plus longs et emboîtés, de l’économie.

Celle-ci avance par croissance, crise, récession et reprise. La croissance économique se répand quand le pouvoir d’achat passe des innovateurs aux producteurs et à leurs travailleurs, qui sont aussi consommateurs ; l’État prélève des taxes qui alimentent le pouvoir d’achat des fonctionnaires et les travaux et services publics. L’innovation se sert de la dette comme levier. La récession intervient quand il y a surproduction provisoire ; la baisse des prix qui en résulte rend le coût de l’investissement plus bas, permettant de nouvelles opportunités d’investissement dans d’autres innovations. Pour réduire l’intensité des crises, Schumpeter préconise une politique d’État de prévision, de recherche, d’aide à la formation, et des filets sociaux pour préserver le tissu de la croissance.

Mais Schumpeter croit à tort (c’était de son temps) que la très grande entreprise est le moteur de l’innovation. La dernière révolution des technologies de l’information et de la communication nous a prouvé que non : Apple et Microsoft ont supplanté IBM et les banques privées suisses réussissent mieux que la mondiale UBS. Schumpeter croyait aussi que le capitalisme pouvait s’autodétruire par bureaucratisation des tâches et spécialisation des métiers qui fait perdre la mentalité d’entrepreneur. Le garage de Steve Jobs comme le club de jeunes de Bill Gates montrent que ce n’est pas le cas. Reste qu’il faut lutter sans cesse contre le confort et le conformisme. Le confort est de rester dans la routine et de partager les acquis de monopole ; le conformisme de se contenter de gérer une exploitation plutôt que d’entreprendre, d’innover et d’exporter.

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Jean-Paul Galibert, Suicide et sacrifice

Jean Paul Galibert Suicide et sacrificeLorsque l’on m’a confié l’essai de Monsieur Galibert, je m’attendais à lire une analyse économique de la société. Il n’en est rien, l’économie n’est évoquée qu’en passant, dans un ciel des idées hors sol. Le capitalisme de l’auteur, agrégé de philosophie, a tout du bouc émissaire commode.

Il préfère l’appeler « hyper » capitalisme, parce que plus puissant, plus étendu et plus implacable que le simple capitalisme de papa (appelé ‘capitalisme rhénan’ il y a 20 ans par Michel Albert). Un hypercapitalisme comme réalité augmentée – autrement dit un fantasme de la caverne, pour parler en philosophe. Or, échafauder tout un système à partir de prémisses fausses est voué à l’échec.

Le livre se lit bien, sans jargon, ce qui est remarquable. Mais il fait le procès de la modernité plus que du système économique. Les entreprises ont toujours le même but : produire le plus et le mieux avec le moins (de capital, de salariés, de matières premières, de taxes, de coûts). Qu’y a-t-il donc de nouveau sous le soleil ?

De la globalisation, l’auteur ne retient que la pression financière des syndicats de retraités (fonds de pension, assurance-vie, plans d’épargne entreprise). Il croit que « l’entreprise la plus rentable est celle qui supprime le plus de salaires » p.17. C’est faux : l’entreprise la plus rentable est celle qui a su créer (par innovation ou marketing) un monopole temporaire : Sony, Apple, Toyota, Hermès, Société générale avant Kerviel… Évidemment soumis à défi par les autres, encouragés à faire mieux : Sony, BMW, etc.

L’auteur parle surtout de la France, limitant son analyse aux suicidés français, à la téléréalité française, au principe de précaution français (exception mondiale inscrite par les politiques – et pas par les entrepreneurs – dans la Constitution française). Or la France est le pays développé dont la production intérieure est le plus due à l’État : 56% du PIB global français… Parler des méfaits de l’hypercapitalisme pour un pays d’une telle puissance publique sonne assez étrange aux oreilles d’un économiste.

Il y aurait autre chose à dire que l’auteur sur les causes (bien réelles, et bien décrites) d’aliénation télévisuelle, de peur entretenue par le système médiatique, de mensonges politiques, de fermeture de soi, d’indignation stérile. Mais il s’agit là de politique et d’anthropologie, non d’économie.

Jean-Paul Galibert, qui est professeur, n’évoque en rien la débâcle de l’éducation – dite « nationale » pour faire collectif alors qu’elle se réduit au débrouillez-vous hyperindividualiste. Est-ce que ce sont les entreprises hypercapitalistes, les financiers aux doigts hypercrochus, les zélotes d’un complot hyperplanétaire qui ont fait de l’enseignement ce chaos où l’on n’apprend plus ni à écrire correctement, ni à s’exprimer à l’oral sans mots-valises, euh ! et borborygmes, ni à connaître un pourcentage ?

Ne serait-ce pas plutôt l’idéologie hyper68 issue des Foucault, Deleuze et Bourdieu qui a détruit la culture qui permettait d’exister ? Tous sont des intellectuels estimables mais caricaturés, amplifiés et déformés par les précieux ridicules des nouveaux salons médiatiques. Si « les ouvriers se suicident plus que les cadres » (et sont te tés par le Front national…), n’est-ce pas parce qu’ils manquent plus que les autres de repères culturels ?

Nombre d’enquêtes européennes ou OCDE pointent la sélection uniquement mathématique du système scolaire français, ses redoublements qui excluent, son système de notation qui enfonce au lieu d’aider (et que les notants refusent pour eux-mêmes, c’est dire !) – en bref le stress permanent de l’éducation publique à la française.

eleve stresse

Jean-Paul Galibert écrit un réquisitoire sévère sur la société que notre génération a créée. Il a raison, mais il lui manque la perspective internationale et la position critique vis-à-vis de notre pays. Se suicidait-on moins dans l’ex-URSS – pays anticapitaliste par excellence ? La France est étatiste, régie par le politique, formée par le système public. Quelle est la part du capitalisme dans ce système anthropologique ? Ce même capitalisme qui stresse beaucoup moins les travailleurs en Allemagne (leurs syndicats sont largement plus représentatifs que les nôtres), beaucoup moins les élèves au Danemark, en Suède ou en Finlande, beaucoup moins la société toute entière au Brésil ou en Inde (malgré les inégalités plus criantes qu’ici).

Si notre société française est « suicidaire », n’est-ce pas plutôt parce que son étatisme est devenu inadapté au mouvement démocratique ? Le taux de suicides au travail est plus élevé dans les ex-monopoles d’État (La Poste, France Télécom, Renault…) que dans les entreprises privées en France : n’y aurait-il pas là matière à question sur le système public réel plus que sur l’hypercapitalisme abstrait ? A comparer avec les pays de l’ex-URSS où l’on se suicide plus que partout ailleurs en Europe. C’est moins « la rentabilité » qui rend stressé que l’absence de repères et de projet d’entreprise : les fonctionnaires sont-ils aptes à dire où l’on va ? La hiérarchie administrative à le penser ? Le système politique à l’affirmer ? Du Président à l’employé du guichet, toute la construction est pyramidale, faite d’exécution, de règlements, de « je ne veux pas le savoir ». Est-ce adapté à la population d’un pays développé au XXIème siècle ?

Au contraire, que le professeur Galibert se rassure, les Français aiment bien certaines entreprises : c’est le cas de Leclerc, d’Yves Rocher, d’Airbus, de Michelin, d’Auchan, de Danone… J’y vois l’attachement à un capitalisme « traditionnel » dans la culture française, l’entreprise de type familial, soucieuse des salariés et des consommateurs, qui ne fait ni de la technique pure (Concorde, invendable), ni de la finance pure (McDo, invivable), mais a le souci du durable (travailleurs performants, production adaptée et solide, coûts maîtrisés, insertion dans la collectivité). Ce que le rapport Gallois prône d’ailleurs.

Je l’appelle « capitalisme asiatique » dans mon étude sur la Gestion de fortune, parce qu’ l’idée du service au client d’abord est née au Japon, en Corée, en Chine, avant d’être envisagée aux États-Unis et en Europe. Le capitalisme rhénan est obsolète, féru de technique avant tout, il consomme trop et coût trop cher ; le capitalisme financier anglo-saxon a explosé en vol en 2007 (après le krach des technologiques en 2000 et celui des bilans comptables en 2002). Reste l’asiatique, qui rejoint les préoccupations de développement durable et d’ancrage social : Apple, Volkswagen, Danone, Samsung sont quelques exemples. Il y en a beaucoup d’autres parmi les PME (comme les Laboratoires Urgo à Dijon).

La démocratie a toujours encouragé l’individu au détriment de ses déterminants biologiques, familiaux, sociaux et religieux ; mais l’épanouissement individuel, signe de sa liberté, ne va pas sans stress car il exige la responsabilité. Notre système éducatif, notre État, nos familles, préparent-ils aussi bien qu’ailleurs les enfants à ce changement anthropologique ? Peut-être est-ce là, et non dans le fantasme imaginaire d’un concept d’hypercapitalisme sorti de toute application concrète, que l’intellectuel critique devrait creuser.

Il manque notamment de perspective d’avenir ou d’observation même du présent : qu’en est-il de ces presque 50% des consommateurs que pointent les enquêtes ? Les désabonnés qui n’ont pas envie et vivent difficilement (14% des Français) et les désabusés qui vivent confortablement mais n’ont pas plus envie (25%) ? Tous se mettent « en retrait » de la société actuelle (refusant plus ou moins Internet, la télé, le mobile, le vote, la pub, les supermarchés, la consommation, l’« art officiel » des festivals, etc.) ? Qu’en est-il de la perspective écologique (hors du parti arriviste), comme nouvelle harmonie homme/environnement ?

Mais surtout : quelles alternatives nous propose l’auteur pour sortir de l’inexistence ? La révolution ? L’indignation ? Le professorat ? Le livre fait penser, c’est indéniable, mais je me demande si Suicide et sacrifice, ne serait pas le nom réactualisé d’Orgueil et préjugés.

Mais peut-être ai-je mal compris ? Je ne suis pas opposé au débat.

Jean-Paul Galibert, Suicide et sacrifice – Le mode de destruction hypercapitaliste, novembre 2012, Nouvelles éditions Ligne, 85 pages, €12.35

L’auteur de cette analyse a travaillé trente ans dans la banque comme analyste crédit, conseiller de clientèle, gérant de patrimoine, directeur de SICAV, analyste financier, stratège et directeur de la recherche financière. Il est aujourd’hui enseignant, chroniqueur, et a écrit ‘Les outils de la stratégie boursière‘ (2007) et ‘Gestion de fortune‘ (2009).

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