Jean-Paul Galibert, Suicide et sacrifice

Jean Paul Galibert Suicide et sacrificeLorsque l’on m’a confié l’essai de Monsieur Galibert, je m’attendais à lire une analyse économique de la société. Il n’en est rien, l’économie n’est évoquée qu’en passant, dans un ciel des idées hors sol. Le capitalisme de l’auteur, agrégé de philosophie, a tout du bouc émissaire commode.

Il préfère l’appeler « hyper » capitalisme, parce que plus puissant, plus étendu et plus implacable que le simple capitalisme de papa (appelé ‘capitalisme rhénan’ il y a 20 ans par Michel Albert). Un hypercapitalisme comme réalité augmentée – autrement dit un fantasme de la caverne, pour parler en philosophe. Or, échafauder tout un système à partir de prémisses fausses est voué à l’échec.

Le livre se lit bien, sans jargon, ce qui est remarquable. Mais il fait le procès de la modernité plus que du système économique. Les entreprises ont toujours le même but : produire le plus et le mieux avec le moins (de capital, de salariés, de matières premières, de taxes, de coûts). Qu’y a-t-il donc de nouveau sous le soleil ?

De la globalisation, l’auteur ne retient que la pression financière des syndicats de retraités (fonds de pension, assurance-vie, plans d’épargne entreprise). Il croit que « l’entreprise la plus rentable est celle qui supprime le plus de salaires » p.17. C’est faux : l’entreprise la plus rentable est celle qui a su créer (par innovation ou marketing) un monopole temporaire : Sony, Apple, Toyota, Hermès, Société générale avant Kerviel… Évidemment soumis à défi par les autres, encouragés à faire mieux : Sony, BMW, etc.

L’auteur parle surtout de la France, limitant son analyse aux suicidés français, à la téléréalité française, au principe de précaution français (exception mondiale inscrite par les politiques – et pas par les entrepreneurs – dans la Constitution française). Or la France est le pays développé dont la production intérieure est le plus due à l’État : 56% du PIB global français… Parler des méfaits de l’hypercapitalisme pour un pays d’une telle puissance publique sonne assez étrange aux oreilles d’un économiste.

Il y aurait autre chose à dire que l’auteur sur les causes (bien réelles, et bien décrites) d’aliénation télévisuelle, de peur entretenue par le système médiatique, de mensonges politiques, de fermeture de soi, d’indignation stérile. Mais il s’agit là de politique et d’anthropologie, non d’économie.

Jean-Paul Galibert, qui est professeur, n’évoque en rien la débâcle de l’éducation – dite « nationale » pour faire collectif alors qu’elle se réduit au débrouillez-vous hyperindividualiste. Est-ce que ce sont les entreprises hypercapitalistes, les financiers aux doigts hypercrochus, les zélotes d’un complot hyperplanétaire qui ont fait de l’enseignement ce chaos où l’on n’apprend plus ni à écrire correctement, ni à s’exprimer à l’oral sans mots-valises, euh ! et borborygmes, ni à connaître un pourcentage ?

Ne serait-ce pas plutôt l’idéologie hyper68 issue des Foucault, Deleuze et Bourdieu qui a détruit la culture qui permettait d’exister ? Tous sont des intellectuels estimables mais caricaturés, amplifiés et déformés par les précieux ridicules des nouveaux salons médiatiques. Si « les ouvriers se suicident plus que les cadres » (et sont te tés par le Front national…), n’est-ce pas parce qu’ils manquent plus que les autres de repères culturels ?

Nombre d’enquêtes européennes ou OCDE pointent la sélection uniquement mathématique du système scolaire français, ses redoublements qui excluent, son système de notation qui enfonce au lieu d’aider (et que les notants refusent pour eux-mêmes, c’est dire !) – en bref le stress permanent de l’éducation publique à la française.

eleve stresse

Jean-Paul Galibert écrit un réquisitoire sévère sur la société que notre génération a créée. Il a raison, mais il lui manque la perspective internationale et la position critique vis-à-vis de notre pays. Se suicidait-on moins dans l’ex-URSS – pays anticapitaliste par excellence ? La France est étatiste, régie par le politique, formée par le système public. Quelle est la part du capitalisme dans ce système anthropologique ? Ce même capitalisme qui stresse beaucoup moins les travailleurs en Allemagne (leurs syndicats sont largement plus représentatifs que les nôtres), beaucoup moins les élèves au Danemark, en Suède ou en Finlande, beaucoup moins la société toute entière au Brésil ou en Inde (malgré les inégalités plus criantes qu’ici).

Si notre société française est « suicidaire », n’est-ce pas plutôt parce que son étatisme est devenu inadapté au mouvement démocratique ? Le taux de suicides au travail est plus élevé dans les ex-monopoles d’État (La Poste, France Télécom, Renault…) que dans les entreprises privées en France : n’y aurait-il pas là matière à question sur le système public réel plus que sur l’hypercapitalisme abstrait ? A comparer avec les pays de l’ex-URSS où l’on se suicide plus que partout ailleurs en Europe. C’est moins « la rentabilité » qui rend stressé que l’absence de repères et de projet d’entreprise : les fonctionnaires sont-ils aptes à dire où l’on va ? La hiérarchie administrative à le penser ? Le système politique à l’affirmer ? Du Président à l’employé du guichet, toute la construction est pyramidale, faite d’exécution, de règlements, de « je ne veux pas le savoir ». Est-ce adapté à la population d’un pays développé au XXIème siècle ?

Au contraire, que le professeur Galibert se rassure, les Français aiment bien certaines entreprises : c’est le cas de Leclerc, d’Yves Rocher, d’Airbus, de Michelin, d’Auchan, de Danone… J’y vois l’attachement à un capitalisme « traditionnel » dans la culture française, l’entreprise de type familial, soucieuse des salariés et des consommateurs, qui ne fait ni de la technique pure (Concorde, invendable), ni de la finance pure (McDo, invivable), mais a le souci du durable (travailleurs performants, production adaptée et solide, coûts maîtrisés, insertion dans la collectivité). Ce que le rapport Gallois prône d’ailleurs.

Je l’appelle « capitalisme asiatique » dans mon étude sur la Gestion de fortune, parce qu’ l’idée du service au client d’abord est née au Japon, en Corée, en Chine, avant d’être envisagée aux États-Unis et en Europe. Le capitalisme rhénan est obsolète, féru de technique avant tout, il consomme trop et coût trop cher ; le capitalisme financier anglo-saxon a explosé en vol en 2007 (après le krach des technologiques en 2000 et celui des bilans comptables en 2002). Reste l’asiatique, qui rejoint les préoccupations de développement durable et d’ancrage social : Apple, Volkswagen, Danone, Samsung sont quelques exemples. Il y en a beaucoup d’autres parmi les PME (comme les Laboratoires Urgo à Dijon).

La démocratie a toujours encouragé l’individu au détriment de ses déterminants biologiques, familiaux, sociaux et religieux ; mais l’épanouissement individuel, signe de sa liberté, ne va pas sans stress car il exige la responsabilité. Notre système éducatif, notre État, nos familles, préparent-ils aussi bien qu’ailleurs les enfants à ce changement anthropologique ? Peut-être est-ce là, et non dans le fantasme imaginaire d’un concept d’hypercapitalisme sorti de toute application concrète, que l’intellectuel critique devrait creuser.

Il manque notamment de perspective d’avenir ou d’observation même du présent : qu’en est-il de ces presque 50% des consommateurs que pointent les enquêtes ? Les désabonnés qui n’ont pas envie et vivent difficilement (14% des Français) et les désabusés qui vivent confortablement mais n’ont pas plus envie (25%) ? Tous se mettent « en retrait » de la société actuelle (refusant plus ou moins Internet, la télé, le mobile, le vote, la pub, les supermarchés, la consommation, l’« art officiel » des festivals, etc.) ? Qu’en est-il de la perspective écologique (hors du parti arriviste), comme nouvelle harmonie homme/environnement ?

Mais surtout : quelles alternatives nous propose l’auteur pour sortir de l’inexistence ? La révolution ? L’indignation ? Le professorat ? Le livre fait penser, c’est indéniable, mais je me demande si Suicide et sacrifice, ne serait pas le nom réactualisé d’Orgueil et préjugés.

Mais peut-être ai-je mal compris ? Je ne suis pas opposé au débat.

Jean-Paul Galibert, Suicide et sacrifice – Le mode de destruction hypercapitaliste, novembre 2012, Nouvelles éditions Ligne, 85 pages, €12.35

L’auteur de cette analyse a travaillé trente ans dans la banque comme analyste crédit, conseiller de clientèle, gérant de patrimoine, directeur de SICAV, analyste financier, stratège et directeur de la recherche financière. Il est aujourd’hui enseignant, chroniqueur, et a écrit ‘Les outils de la stratégie boursière‘ (2007) et ‘Gestion de fortune‘ (2009).


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