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La sangsue de Nietzsche

Chapitre énigmatique que la Sangsue de Zarathoustra. Le prophète se promène près de sa caverne en réfléchissant. Par mégarde, il heurte un homme et, effrayé, le bastonne en plus. C’est le choc entre le philosophe prophète et le scientifique rationaliste. Il présente des excuses. L’homme retire son bras nu du marais le long duquel il était couché et du sang en coule : c’est la sangsue.

Zarathoustra a été pour lui une autre sangsue, « la meilleure ventouse qui vive aujourd’hui », celui qui accroît sa science avec son sang. Mais Zarathoustra n’est pas cela. Il répand, il ne suce pas.

« Je suis le consciencieux de l’esprit », dit l’homme heurté, « et, dans les choses de l’esprit, il est difficile que quelqu’un s’y prenne de façon plus sévère, plus étroite et plus rigoureuse que moi, hors celui de qui je l’ai appris, Zarathoustra lui-même ». Est-ce à dire qu’il faut être obsédé jusqu’à l’obsessionnel et étroit jusqu’à la monomanie ? « Plutôt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses à moitié ! Plutôt être un fou pour son propre compte que sage dans l’opinion des autres ! Moi – je vais au fond. » Fatale erreur ! Arpenter son territoire, qu’il soit grand ou petit, car il n’y a rien de grand ou de petit pour la connaissance. La sangsue, animal répugnant et parasite, mérite autant qu’un autre animal dit « noble » l’étude et la passion de savoir. « C’est aussi un univers ! »

Aussi, l’homme heurté déclare : « Ma conscience de l’esprit exige de moi que je sache une chose et que j’ignore tout le reste : je suis dégoûté de toutes les demi-mesures de l’esprit, de tous les esprits nuageux, flottants et exaltés. » Permettons-nous de ne pas être d’accord avec lui sur ce point. Certes, Zarathoustra vilipende les demi-savants, ceux qui affirment sans vraiment savoir, ni tout savoir – et cela est juste. Mais avoir une teinture d’un peu tout, cela s’appelle la culture générale, et notre siècle en manque de plus en plus. Les spécialistes comme l’homme heurté sont peut-être inégalables dans leur étroit domaine, mais infantiles en tous les autres. Comment sauraient-ils être épanouis, équilibrés, sensés ? Comment sauraient-ils être utiles en société ? Comment pourraient-il préparer l’avenir ?

Nietzsche révère la « probité » mais l’homme heurté veut rester « aveugle » à tout le reste. La probité est l’honnêteté scrupuleuse, la justice et la rectitude. Le mot vient du latin probus, qui signifie examen, vérification ou jugement. Ainsi fait le scientifique, qui ne tient pour avéré que ce qu’il peut vérifier. « Je veux être probe, c’est-à-dire rigoureux, sévère, austère, cruel, implacable. » Car la vérité crue est dure aux illusions ; elle tranche les croyances, elle récure les à peu près. La réalité des choses est cruelle pour l’émotion et la sensibilité humaine. Or, pour Nietzsche, « l’esprit c’est la vie qui incise elle-même la vie. »

Mais cette formule est ambivalente. L’esprit seul ne fait pas l’homme. Nietzsche insiste souvent sur le trio des instincts vitaux, des passions émotives et de l’esprit logique. Pourquoi met-il l’accent en ce texte sur la seule probité de l’esprit ? Parce que les hommes savants considèrent que son prophète est la grande sangsue des consciences étroites. Or Zarathoustra philosophe est seul mais voit loin en altitude, alors que le scientifique est seul en son domaine, proche du marécage. La science est réductrice, elle opère une objectivation des êtres, une désubstantiation, en témoigne le sang qui coule du bras à cause de la sangsue objet d’étude. L’homme heurté par le philosophe est myope, réduit à un domaine très étroit.

Nietzsche critique ici la vérité, la foi en la vérité scientifique, qui n’est pour lui qu’une croyance parmi d’autres, même si elle pousse l’homme supérieur à se surmonter parce qu’elle fissure toutes les illusions – sauf la sienne, celle d’être absolue. Rien d’absolu en ce monde qui ne cesse de changer, pas plus la science – qui n’est qu’un outil. Nourrir son savoir de sa vie, comme le sang pour la sangsue, ne suffit en rien à l’humain : il lui faut encore surmonter ce savoir pour en faire quelque chose, au-delà du ‘savoir pour savoir’, du seul bonheur de connaître qui reste une illusion. Le savoir doit obéir au principe de vie, qui est la volonté de puissance ou, plus exactement en français, le tropisme vers la vie – tel le lotus émergeant de la boue pour monter vers la lumière.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés Amazon partenaire) :

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Bernard Lenteric, Vol avec effraction douce

Bernard Bester, dit Lenteric, a écrit de superbes thrillers dans les années 1980 et 90 qui se lisent ou se relisent (c’est mon cas) encore aujourd’hui. Ils sont d’ailleurs toujours édités, en Livre de poche ou en format Kindle. L’étonnant avec cet auteur est qu’il a anticipé l’avenir, cette époque où nous vivons désormais. Il y a 35 ans, peu s’inquiétaient de l’IA, « l’intelligence » artificielle, car les ordinateurs n’étaient pas encore assez puissants et un joueur d’échecs parvenait à les battre. Lenteric, s’en est inquiété. Le socle de ce roman intermédiaire entre le policier et la science-fiction est l’IA.

Cette puissance technologique fait évidemment envie aux maîtres du monde, ces richissimes milliardaires texans du pétrole – qui ont dégorgé du Trump il y a quelques années pour faire coïncider la politique avec leurs intérêts. Et ils sont prêts à recommencer. D’où l’intérêt de ce thriller français d’anticipation aujourd’hui.

Juliette Langston-Bell est jeune, sexy et sans scrupules. Selon l’auteur, elle est « une véritable chienne, qui traverse le monde prête à déchiqueter de ses crocs le moindre obstacle » p.325. Elle a fondé Brain, une entreprise de captation des connaissances des cerveaux les plus aiguisés de la planète. Il s’agit de mettre leur savoir en machine pour créer des systèmes-experts (ancien nom – plus juste – de l’IA). Cela pour la meilleure efficacité économique évidemment, mais qui n’est que le prétexte à amasser encore plus d’argent pour avoir encore plus de puissance. Aller droit au but est louable et économise des ressources en main d’œuvre, en capital et en matières, mais ce capitalisme réel est le masque de la bonne vieille soif de pouvoir, d’argent et de sexe – dans cet ordre.

Tout est permis aux richissimes, puisqu’ils sont capables de tout acheter, y compris les consciences et jusqu’à la loi même. Les compagnies pétrolières ont leur propre police, leurs propres intérêts, leurs propres centres de recherches.

Mais il y a pire : les plus riches et les plus avides de puissance parmi les dirigeants (et les dirigeantes) aspirent à se libérer encore plus de toutes les contraintes. Ils veulent faire ce qu’ils veulent, au mépris des lois, règlements et déontologies des États. Au mépris de l’humain même.

Ce qui commence comme une compétition économique pour obtenir d’un géologue géophysicien expert la mise en machine de son savoir, devient un totalitarisme personnel. Le français Stewart est un séduisant trentenaire grand, fin et musclé, à l’intelligence déconcertante. Juliette est instrumentalisée pour prendre dans ses filets Stewart, mais il résiste. Il préfère lui aussi la liberté. Son entreprise de prospection indépendante est alors attaquée sans merci par un groupe de mercenaires sur ordre des cartels pétroliers ; le matériel est détruit et son adjoint et ami tué. Stewart se résigne donc à accepter la proposition de Juliette, en attendant de se venger.

La réalisation du système-expert avec ses connaissances et son expérience, le savoir-faire du Japonais Ishiguro en informatique prêt à inventer l’ordinateur interactif de 5ème génération, et la cogniticienne Juliette qui servira à l’interface homme-machine, est un travail d’équipe. Mais des intérêts plus puissants sont à l’œuvre. Tous trois sont enlevés par ceux qui tirent les ficelles et veulent les faire travailler pour eux comme des esclaves, dans un centre fermé, isolé de tout au fin fond du Chili. L’impitoyable Juliette, qui a eu la bêtise d’utiliser un radio-téléphone (ni le net ni le smartphone n’existaient en 1991), a été repérée et la famille innocente qui l’hébergeait est massacrée sans merci, enfants compris.

L’utopie de la science conduit à vendre son âme. Le camp de travail pour scientifiques qui veulent s’affranchir des Droits de l’Homme comme de toute déontologie est financé par les cartels… pétroliers – véritable mafia hors des lois et des États. Le professeur Dessambert qui le dirige a d’ailleurs d’autres projets que le minable système-expert pour trouver du pétrole : il veut carrément extraire les cerveaux pour les faire travailler hors corps (comme on dit hors sol) avec l’ordinateur. Il aura ainsi, croit-il, le meilleur du calcul machine avec le meilleur de l’intuition humaine.

On le voit, le transhumanisme des libertariens américains peut aboutir à de tels délires si aucun contre-pouvoir ne le contrecarre. C’est aussi le mérite de Lenteric, en cette fin des années 1980, de montrer tout cru ce mirage des méthodes et des mœurs américaines sur les cerveaux européens colonisés. Les petit-bourgeois arrivés au pouvoir en 1981 avec Mitterrand, qui ont submergé d’un coup l’ancienne génération politique en France, ont épousé cet égoïsme arriviste à un point jusqu’ici jamais connu (d’où les « affaires » multipliées). Le prétexte du « socialisme » a servi de paravent idéologique à cette soif de pouvoir, d’argent et de sexe qui ont déferlé sur la France à ce moment. « Un monde sans autre loi que celle du plus fort. Le plus fort, le plus malin, le plus riche… Le plus riche parce que le plus fort ou le plus malin. Tant pis pour les autres, les faibles, les pusillanimes, les pauvres, les mal nés » p.264. On inventera pour eux le clientélisme d’État, l’assistance sociale payée par la dette…

Le héros qu’est au fond Stewart, le non-américain, le géologue en phase avec la terre, l’homme à qui on ne la fait pas, notamment les femelles trop aguicheuses, se tirera seul de ce bourbier. Avec un gamin désormais orphelin, un cobaye de laboratoire chilien de 10 ans prénommé Jacinto, le nom espagnol de Hyacinthe, l’enfant préféré d’Apollon dont le cri de lamentation « AI » est l’anagramme de l’IA. Le centre de concentration sera détruit par l’un des siens, en répandant une épidémie tirée du génie génétique en laboratoire afin de faire du fric sur le vaccin antidote. Comme quoi Lenteric, une fois de plus, reste en plein dans l’actualité.

Bernard Lenteric, Vol avec effraction douce, 1991, Livre de poche 2002, 382 pages, €6,29 e-book Kindle €6,49

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Bernard Lenteric, La guerre des cerveaux

Décédé en 2009 à 75 ans, Bernard Lenteric fut l’un des auteurs de bons thrillers français, au temps où le genre faisait florès. Il a surfé sur les modes. Autant aujourd’hui c’est la Chine qui focalise l’attention, autant dans les années 1980 c’était le Japon. La guerre froide subsistait et l’URSS faisait peur plus par ce qu’on imaginait de mystère que par la triste réalité des choses. Mais les Américains se devaient de considérer l’empire soviétique comme un égal. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, au grand dam du tyran mongol national-xénophobe qui voudrait bien renverser le cours de l’histoire malgré son pays en déclin qui ne fait plus le poids face à des mastodontes démographiques et technologiques comme l’Inde, la Chine, les États-Unis, l’Union européenne ou le Japon…

Un prix Nobel américain pète les plombs après avoir reçu un coup de téléphone ; il massacre toute sa famille avant de s’éradiquer. Un peu plus tard, un neurochirurgien de renom saccage un cerveau blessé avant d’être interné. Encore plus tard, un Français au Muséum détruit ses bureaux et brûle toute sa recherche. Puis un Anglais élitiste va tuer d’un coup de canne-épée un savant qu’il ne connaît pas en lui transperçant le cerveau avant de se tirer une balle dans la tête. Mais cet Ashby n’est pas n’importe qui. Il appartient au club très fermé des intelligences de la planète qui se nomment entre eux les Titulaires. Ils se chargent de détecter les savants prometteurs pour les financer au travers de leur Fondation, avant de les coopter éventuellement pour leur succéder.

Ashby était l’un des quatre, il avait choisi son successeur : un Japonais de la trentaine suprêmement intelligent et descendant de samouraï. Travaillant pour la firme Mitsubishi, il étudiait le cerveau, ou plutôt comment détecter la pensée via l’électronique. L’intelligence artificielle en était à ses débuts et lui avançait par l’imagerie cérébrale tandis que l’Américaine Jessy Flanaghan mettait en conserve les connaissances des cerveaux qu’elle choisissait encore vivants. Les coups de folies répétés des vieux savants étaient une perte pour l’humanité comme pour cette science en devenir.

Peskov, un physicien américain d’origine russe, qui avait travaillé sur la Bombe, se pose des questions. Qu’est-ce qui peut bien relier ces morts successives ? Un sondage auprès d’un savant de ses amis, affilié au KGB à Leningrad, lui apprend que la même chose a eu lieu en URSS, mais évidemment tue par goût du secret. Un savant parti pêcher avec un jeune garçon l’a étranglé après l’avoir sodomisé puis s’est suicidé. Il n’avait jamais montré de tendances à la violence ni d’attirance pour son sexe.

Le point commun ? Si le lecteur observe que les premiers savants fous sont tous juifs, la piste s’arrête là. Il s’agit d’autre chose : tous ont en commun d’avoir séjourné au Japon et de s’être intéressés aux travaux sur le cerveau de la firme Mitsubishi. Difficile d’en dire plus sans déflorer la jeune histoire, mais il s’agit de complot mondial, de manipulation subtile, d’ambitions nationalistes. Qui joue avec qui ? Dans quel but ? S’agit-il d’une « guerre » des cerveaux ou n’est-ce qu’un propos de journaliste ?

Bien mené, ce thriller des années 80 nous conduit là où il faut. Il montre en tout cas que les passions humaines restent éternelles et que la curiosité scientifique peut déraper au service de la puissance.

Bernard Lenteric, La guerre des cerveaux, 1985, Livre de poche 1986, 315 pages, €3,87

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Nietzsche parle de la guerre

Dans un discours de Zarathoustra, Nietzsche évoque la guerre et les guerriers. Il s’agit de la guerre symbolique que l’on se fait à soi-même pour grandir, se grandir, pas vraiment de la guerre conventionnelle. C’est un peu comme le djihad : la guerre spirituelle de soi-même l’emporte sur la guerre contre les infidèles qui ne pensent pas comme soi. Il ne s’agit pas de tuer les autres mais de vaincre les démons, comme saint Michel terrassant le dragon.

« Mes frères en la guerre ! Je vous aime du fond du cœur, je suis et j’ai toujours été votre semblable. Je suis aussi votre meilleur ennemi. » Car la guerre est celle du lion qui n’est pas encore parvenu au stade enfant de l’innocence du vouloir. C’est une guerre de révolte comme le font les esclaves, ceux qui ne se sentent pas libres. Les guerriers sont donc incomplets, pas tout à fait hommes et surtout pas surhommes ; ils sont une étape sur le chemin de la liberté. « Je connais la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte ! » Seuls ceux qui se sont surmontés, qui se sont libérés, sont exempts de haine et d’envie, ces deux mamelles de la révolte. « La révolte, c’est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit l’obéissance ! ». Obéir à soi est une liberté et la liberté de l’esclave est la révolte. Se révolter est donc obéir à son statut de soumis. C’est le reconnaître, donc agir contre. « Un bon guerrier entend plus volontiers ‘tu dois’ que ‘je veux’. » Tu dois te former et t’informer, tu dois lutter pour tes droits, tu dois te faire entendre en politique.

Les esclaves ne sont pas seulement les serfs médiévaux, ni les citoyens mobilisés des dictatures, ni même les fonctionnaires des États démocratiques ou les employés des patrons. Ce sont aussi les croyants, les intellectuels, tous ceux qui sont soumis à une loi qu’ils n’ont pas faite, à une morale qui leur est imposée et pas librement consentie. Ainsi, le droit n’est-il pas esclavage lorsqu’il est librement débattu par des propos libres dans une assemblée élue sans contraintes. Ce n’est pas le cas dans les républiques « autoproclamées » (depuis le Kremlin) en Ukraine.

Sans l’être entièrement, c’est le cas chez nous : le débat existe, sur les réseaux, dans les médias, dans les urnes, dans les associations et syndicats, dans la rue. Ce que décide la majorité n’est pas du goût de tout le monde, et ceux-là peuvent se sentir contraints, mais telle est la règle du jeu, librement acceptée, de la constitution démocratique. Si elle n’existait pas, l’homme serait un loup pour l’homme et toute société s’effondrerait dans le chaos et la guerre civile. Surtout que le débat se poursuit et que le droit évolue, les contraints peuvent se libérer en faisant valoir de bons arguments qui convainquent. L’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme mentionne, à la suite de Jean-Jacques Rousseau : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque Homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Ce n’est pas être esclave des autres que d’assurer un minimum d’harmonie commune. En cela les antivax, qui imitent servilement les libertariens américains, ont tort. Une société moderne n’est pas régie par la loi de l’Ouest où régnait la Bible et le Colt, la première servant à justifier la seconde au nom du droit du plus fort. Nietzsche n’est pas partisan des libertariens, malgré la « volonté de puissance ».

« Et si vous ne pouvez pas être les saints de la Connaissance, soyez-en du moins les guerriers. » Ceux qui savent – les « savants » – sont la plupart du temps de simples « sachants » : ils ne savent pas qu’ils ne savent pas grand-chose. La Connaissance (avec un grand C) est une guerre à l’ignorance – et il y a du boulot ! Or, dit Zarathoustra, « je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » Les guerriers ordonnent et combattent, les soldats obéissent et suivent. Les chercheurs de Connaissance ne sont pas tous des guerriers. « Vous devez être de ceux dont l’œil cherche toujours un ennemi – votre ennemi. » Ils sont trop souvent portés à « être d’accord » plutôt qu’à se trouver des ennemis avec lesquels ferrailler pour faire avancer la science. « Vous devez faire votre guerre, pour vos pensées ! »

« On ne peut se taire et rester tranquille que lorsqu’on a des flèches et un arc : autrement on bavarde et on se querelle ». Sur le sexe des anges, sur les théories impossibles à prouver, sur des convictions non fondées sur des faits. L’arc est la méthode et les flèches les arguments : ainsi avance-t-on dans le débat et dans la Connaissance. Tout est fait pour être remis en cause, c’est ainsi que l’on va ; mais les avancées sont cumulatives, ce pourquoi on progresse. « Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » La bonne façon de procéder qui assure le résultat vérifiable et efficace. « La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié mais votre bravoure qui a sauvé jusqu’à présent les victimes. » A quoi cela sert-il de déplorer, de « s’indigner », de se répandre en lamentations ? Agir est mieux – pour soi, pour tous, pour l’espèce, pour la planète.

La guerre, c’est la vie même, le vouloir qui incite à résister aux forces d’inertie, l’élan qui pousse le bébé à grandir et l’adolescent à devenir un homme, tout comme le bulbe du lotus émerge de la boue à travers l’eau de la mare, vers le soleil où il s’épanouit. « Que votre amour de la vie soit l’amour de votre plus haute espérance ; et que votre plus haute espérance soit la plus haute pensée de la vie » – la vitalité en sa plénitude. « Et voici votre plus haute pensée, laissez-moi vous l’ordonner – la voici : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Ainsi vivez votre vie d’obéissance et de guerre. » Obéissance à ce que vous êtes profondément, l’élan de la vie en vous, et guerre pour affirmer votre existence et votre vouloir.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

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Pierre Boulle, Les jeux de l’esprit

Pierre Boulle est surtout connu pour La planète des singes, roman duquel a été tirée toute une série de films, sans parler de la télé ; il est aussi connu pour Le pont de la rivière Kwaï, qui a été célébré au cinéma. Les jeux de l’esprit sont une curiosité. Ingénieur à l’imagination vive, Pierre Boulle s’était décentré en orient, d’où il avait une vision plus globale du monde qu’à Paris. Il propose dans ce roman de science fiction pas moins que de refaire le monde au début du XXIe siècle.

Nous y sommes et rien n’est venu de ce qu’il pensait possible cinquante ans auparavant, lorsqu’il a publié son roman après le grand bazar de 1968 dans le monde entier (mais oui, pas qu’au Quartier latin!). Il met en scène des savants, tous prix Nobel dans leur spécialité, qui mûrissent le projet d’un gouvernement mondial dirigé par des gens compétents, avancés dans le savoir. Mélange de saint-simonisme et de platonisme selon La République, ils ne veulent cependant pas former une nouvelle caste mais épousent la méritocratie à la française qui est celle du concours. Des savants volontaires, présélectionnés sur leurs titres, devront passer une série d’épreuves comme en écoles de commerce. L’ultime sélection des cinq planchera en finale sur un projet de gouvernement mondial.

L’un d’eux l’emporte – Fawell l’Américain. Il est physicien puisqu’à l’époque le nucléaire et les mystères des particules forment la pointe la plus avancée du savoir. Le second lauréat est double : Yranne, un mathématicien français (nous avions les meilleurs) au curieux nom et une Chinoise (américanisée), Betty Han, qui a commencé à étudier les sciences avant de bifurquer vers la philosophie puis la psychologie. Ce trio va gouverner le monde, surveillé par le sénat des Nobel.

Tout se passe bien, ce qui est étonnant, même les peuples en ont assez de leurs dirigeants incompétents et parfois corrompus (ce n’est pas nouveau), mais aussi des querelles de bac à sable nationalistes (ce qui est plus étrange). La fin des années soixante était à l’optimisme et à l’internationalisme, la morale était universelle et les religions ne comptaient pas, reléguées dans la sphère privée comme il se devrait. Pierre Boulle ne les évoque même pas. Pour marquer les esprits, un hymne mondial est créé, fait de bouts d’hymnes nationaux, et un drapeau mondial, blanc avec une femme à poil dessus (la vérité sortant du puits). Car la Science est reine et l’administration des choses, centralisée au niveau global (comme dans l’URSS de l’époque, encore triomphante), devrait rationaliser et engendrer des économies comme un surplus de bien-être égalitaire.

Sauf que, quelques années plus tard, la planète s’ennuie (comme la France de 68 vue par Viansson-Ponté au Monde quelques mois avant « les événements »). Les gens, ayant tout le confort, ne sont plus motivés. Ils n’aspirent à rien et l’aisance matérielle ne leur suffit pas. La spiritualité est absente, même si les horoscopes et l’astrologie les intéressent encore, le sexe est gommé (l’auteur, né en 1912, n’a pas fait siens les débordements de libido pré et post-68). Des pilotes se retrouvent même incapables de décision au moment crucial aux commandes de leur avion ; ils ne savent plus prendre d’initiative, se confiant aux robots. Cette anomie un brin mystérieuse, comme l’augmentation du taux des suicides, fait réagir le gouvernement. Comment inverser la tendance et rendre du goût à la vie ?

Betty la psychologue a une idée : il faut les divertir. Comme à Rome le pain et les jeux allaient de pair, laissant les sénateurs gouverner en paix, instaurons des jeux. Sauf qu’il faut que ces jeux soient autre chose que ces compétitions de midinettes d’avant, où seule la xénophobie des supporters de chaque équipe mettait du piment. Il faut que ce soient de vrais combats où la mort est au bout – à moins que ce ne soit la gloire. Rien de tel qu’un catch à poil entre hommes et femmes par équipes mixtes pour susciter l’enthousiasme. Les corps plastiques se mettent en valeur, les coups engendrent la souffrance et le plaisir sadique du voyeur, le sang qui gicle et enduit les peaux est d’une somptuosité barbare, tout comme les cris et grognements des combattants. Mais le catch finit par lasser. Il en faut toujours plus… On reconstitue in vivo les grandes batailles du passé, Trafalgar, Waterloo, le Débarquement. Les équipes (uniquement des volontaires) sont plus nombreuses et doivent s’organiser elles-mêmes pour leurs armes et leurs positions ; seule règle : les armes d’époque peuvent être améliores, mais seulement avec les techniques connues à l’époque. Gagnera qui sera le meilleur, pas comme dans la vraie histoire. C’est grandiose, la télévision est incluse et se poste aux endroits stratégiques pour des plans spectaculaires. Les vaincus sont tous tués évidemment.

La planète est heureuse… mais tout ça pour ça ?

Eradiquer les nationalismes pour rationaliser la production sans épuiser la planète, quatre milliards d’habitants seulement autorisés et le contrôle des naissances installé, l’utopie de favoriser la connaissance par l’éducation de tous et la recherche fondamentale de quelques-uns – tout cela réduit à organiser des jeux de guerre comme de vraies guerres et à détourner les savants du fondamental pour inventer de nouvelles techniques pour tuer et améliorer la prévision sur les paris ?

La morale de ce conte philosophique est probablement qu’il est vain de vouloir « changer le monde » ; les gens sont tels qu’ils sont et rien n’y fera. Ils seront toujours avides et égoïstes, moins férus de connaissance que de divertissements, toujours volontaires pour gagner, même si c’est pour se faire tuer. Ce n’est pas un grand cru Boulle, mais une curiosité – intéressante à lire un demi-siècle après.

Pierre Boulle, Les jeux de l’esprit, 1971, J’ail lu 1972, 307 pages, occasion €17.00

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Vers Boukhara et Tamerlan

Une fois pris le petit-déjeuner, nous filons vers Boukhara. « Tamerlan voulait que sa ville soit la plus belle du monde, nous dit Rios, il a donc pris ce qu’il y avait de mieux à l’étranger. Il a donné aux quartiers de Samarcande et aux villages alentours, que nous quittons, des noms de villes célèbres du monde : Madrid, Farouj (Paris), Bagdad… »

Dans le bus, comme la route est longue et pour nous tenir éveillés, Rios tient absolument à nous lire un texte français qu’il trouve exceptionnel sur Tamerlan. Il est tiré du journal Le Monde du 25 mai 2000, sous la plume de Jean-Pierre Langellier. Suit une interminable lecture – intéressante mais trop écrite. Rios pratique assidûment son français et le prononce de mieux en mieux lorsqu’il lit un texte long – comme s’il entrait dans la langue. Le fond lui-même est édifiant, le style cultivé. Mais j’avoue avoir décroché quelques minutes de temps à autre. Tamerlan ou Timur Lang signifie ‘le boiteux’. Chef d’un petit clan turco-mongol récemment converti à l’islam, il est né en 1336, s’est taillé un empire et est mort en 1405, juste avant de jeter son dévolu sur la Chine. A 69 ans, il était atteint de tuberculose osseuse et souffrait de diverses blessures dont la boiterie qui lui valut son surnom. Il était usé par une vie de batailles et de beuveries. Ce soir-là à Otrar, il but force vin mêlé d’épices. Le froid, la fièvre, une infection intestinale – le tout l’emporta dans la nuit. On se souvient de lui par les ‘minarets de crânes’ qu’il aimait faire ériger par ses guerriers, au fait des meilleurs techniques de propagande. Il reste aussi Samarcande. C’est sa ville, et Rios en est amoureux.

Car, contrairement à Gengis-Khan, Timour le conquérant se révèle sage. Dans tous les pays qu’il réduit à merci, il épargne les savants, les artistes et les poètes, qu’il déporte vers la cité de Samarcande, dont il a fait sa capitale. Cette concentration de talents, sous la protection du terrible boiteux, vaut un développement intense à la petite cité-oasis sur la route des caravanes qui apportent à l’Occident la soie et les épices. Les armées mongoles avaient contribué à faire régresser l’humanité, dévastant les villes, massacrant leurs habitants, détruisant à plaisir les systèmes d’irrigation, pillant les richesses, piétinant les cultures, razziant le bétail, réduisant en esclavage et putasserie femmes et enfants. Un siècle et demi après cette régression barbare, les révoltes populaires et marchandes mettent à leur tête Amir Timour, un fameux guerrier et organisateur depuis tout petit. Il s’installe à Samarcande en 1370, au centre de son domaine, la fortifie, l’embellit. Il en fait le point de reconquête contre les Mongols avant de contenir l’expansionnisme turc en attaquant et faisant prisonnier le sultan Bajazet (1402). Les Ouzbeks nomades de la Horde d’Or prirent leur revanche sur les Timourides au 16ème siècle en chassant Babour shah de Samarcande et de toute l’Asie centrale, avant de s’assimiler dans la population de langue turque.

Boukhara est à 300 km de Samarcande. Via des routes défoncées, il faut 4 h. Les routes sont par tronçons refaites, mais cela ne dure jamais. De temps à autre à quatre voies (on me disait, dans la Bulgarie soviétiques des années 70 qu’il s’agissait d’aéroports stratégiques en cas de guerre), nous passons vite à deux voies, les deux autres en construction ou réfection. Des camions roulent à contresens sur quelques kilomètres lorsque la route revient à quatre voies : soit ils sont trop cons pour l’avoir remarqué soit – et je crains que l’hypothèse ne soit la bonne – ils décident sciemment de frauder pour avoir de la place pour rouler… Des ânes déambulent sur le côté des routes, des gens ne cessent de traverser, comme s’il était vital d’aller voir le champ d’à côté. Nous sommes dans la préhistoire du trafic automobile en ce pays, comme chez nous il y a un siècle et demi. Nous doublons ou croisons des Moskvitch de vingt ans d’âge, chargées jusqu’à la gueule de produits agricoles, des Damas bourrés de passagers comme sur le Bosphore aux belles heures. Pommes de terre, maïs, tabac, tout est produit le long de la route et les récoltes sont véhiculées en voiture ou en charrette sur le marché du bourg. Des gamins, dépenaillés de courir tout le jour dans les buissons et de se rouler par terre, sont un folklore du lieu ; d’autres vont sans chemise depuis des mois, la peau cuite.

Passée la frontière de région de Samarcande, curieusement, la route s’améliore. La province dans laquelle nous entrons est plus riche. Elle recèle des mines d’or et de réserves de gaz qui sont exploités en coopération avec des entreprises américaines. La Zarafshan-Newmont, par exemple, est le septième producteur d’or du monde, extrayant 32 kg par jour de la mine.

Pause au caravansérail Raboti Mafik. Un rare point d’eau est surmonté d’une construction ancienne sous laquelle la nappe phréatique affleure, Sardoba. L’ensemble est restauré et se visite. Du caravansérail, ne restent que la porte monumentale et les fondations. Le bâtiment, carré, s’étendait sur deux étages. Le rez-de-chaussée était dédié aux marchandises puis aux salles de réception et de prières. L’étage était destiné à l’habitation, pour le repos des voyageurs. Les animaux étaient parqués à l’extérieur de l’ensemble. Les marchands qui arrivaient en caravanes étaient ainsi gardés, protégés, taxés. La chaleur est accablante, le soleil nu se réverbérant sans contraintes sur le sol sec. Seuls de petits épineux au ras du sol survivent : leurs racines, très longues, puisent l’eau nécessaire à leur vie très profond, jusqu’à 20 m sous la surface. Des paysans ouzbeks ont d’ailleurs imaginé de greffer des melons sur ces plantes-phénomènes. C’est un succès : nul besoin de les arroser ! Une brochette de filles adolescentes sont assises à l’ombre sur les rebords et nous regardent déambuler. Nous sommes leur Star Academy et elles commentent les mérites des uns et des autres à mi-voix.

Des femmes travaillent les champs de tabac, reconnaissables à ce qu’ils sont bien verts, sans doute arrosés comme il faut. En passant près d’un village, le chauffeur du bus a raconté à Rios une histoire « vraie » estampillée « rumeur ». Un jujubier a poussé entre deux maisons. Les parents ont toujours dit aux enfants de ne pas le couper. Une fois les parents morts, enfants et voisins s’entendent pour se débarrasser de l’arbre : ils le coupent. Puis ils se mettent à attaquer la souche à la hache. C’est alors qu’un animal sort d’un trou entre deux racines, une sorte de « chat » avec une grosse tête – une tête « humaine » dit la rumeur. Comme la bête est agressive, les voisins veulent la tuer. On ne fait pas de détail chez les paysans. La bête alors aurait dit d’une voix « humaine » : « ne me tuez pas ! » Ce pourrait être une incarnation du diable, alors les paysans la tuent. Depuis lors, des armoires s’enflamment toutes seules dans la maison et le cadavre de la bête est introuvable, on croit se souvenir qu’il se serait « envolé en fumée. » La police, appelée, a bien constaté le feu, mais aucun dégât. L’imam, appelé lui aussi, n’a aucun cadavre de bête à exorciser et reste impuissant. « Le démon ! c’est le démon ! » a dit l’homme dont l’épouse a raconté qu’une voisine lui avait affirmé tenir d’un témoin oculaire de bonne foi ce qui est arrivé après le drame…

A Boukhara, l’hôtel Malika se dresse face aux remparts de la vieille ville, dans une ruelle étroite. Les chambres sont claires et climatisées, d’une atmosphère bois blond due aux rideaux orange qui filtrent le soleil et avivent le mobilier rustique et suffisant. Nous commençons par déjeuner. Le restaurant, frais, est bien décoré, mais le menu très banal, à base de salade composée de conserves, de frites froides et d’escalope panée de bœuf (donc sèche). Le dessert est un gâteau industriel mou, sans goût ni aucun intérêt.

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Édouard Tétreau, Analyste

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La vraie vie vécue des années folles, celles de la bulle Internet 1998-2000, par un analyste en charge du secteur médias au Crédit lyonnais Securities Europe à Paris. Écrit clair, il y a de l’action à l’américaine et des exemples précis (sous pseudos pour éviter le judiciaire). Tout est vrai – j’y étais.

Mais, mieux que les anecdotes navrantes (la lâcheté Messier) ou croustillantes (le Puritain maître de la finance américaine et ses putes à Paris), une interrogation sur le snobisme social, les sursalaires indus et la course à la cupidité court-terme. La finance anglo-saxonne est une nuisance de l’économie globale, une guerre économique où « le droit », brandi par les puritains yankees, sert surtout à ligoter les autres, Européens et Japonais – alors que des hordes de lawyers et d’opportuns centres offshore à quelques dizaines de minutes de côtes américaines permettent d’y échapper.

Ce livre est écrit après l’éclatement des prémisses de la grande bulle (les valeurs technologiques en 2000 ont précédé la paranoïa du 11-Septembre en 2001 puis la comptabilité frauduleuse et l’audit mafieux en 2002) – mais avant le délire des dérivés en 2007 et la faillite de Lehman Brothers en 2008 – avec les conséquences systémiques, donc économiques, donc sociales, donc politiques dont on n’a pas encore vu tous les effets. Il décrit « comment ce théâtre de gens si savants au-dehors est en fait construit sur du sable. Le sable mouvant des fantasmes et des incohérences humaines » p.273.

Car vous pensiez que les analystes, après 5 ans minimum d’études supérieures en macroéconomie, audit, évaluation des entreprises et mathématiques financières, sont des experts capables de diagnostiquer la santé ou la maladie des sociétés cotées, de proposer des remèdes et de conseiller utilement les investisseurs ? Vous n’y êtes pas ! « Dans la formulation de son message comme dans sa conception, l’analyste doit aller au plus vite. Ce qui signifie : lire le communiqué de presse de la société, ou l’interview, ou le tableau de chiffres et, dans un minimum de temps, sortir le commentaire qui va faire vendre » p.39. Il ne s’agit pas de mesurer mais d’agiter. La bourse exige de la volatilité, des écarts de cours pour générer du business, donc de juteuses commissions. Ce pourquoi l’analyste passe plus de temps à commenter l’immédiat, appeler les clients, organiser des roadshows, qu’à analyser les entreprises. Il n’a plus « dans l’année que deux ou trois douzaines d’heures pour travailler activement sur chacune des entreprises suivies » p.174.

A son époque (2004) c’étaient les conseils d’achat et de vente aux gestionnaires de portefeuille pour faire tourner plus vite leurs actifs ; aujourd’hui (2014) plus besoin des gérants, le trading à haute fréquence, par algorithmes informatisés, s’en charge tout seul : plus besoin non plus d’analystes, ni de vendeurs, ni même de clients… Seul le marché pur et abstrait est le terrain de jeu pour les spéculateurs, entièrement déconnecté des entreprises réelles, de ce qu’elles produisent et des gens qui y travaillent.

Mais ce n’est pas que le commerce ou la bougeotte qui tord le métier d’analyste. C’est aussi la chaîne d’organisation, depuis l’entreprise jusqu’aux portefeuilles, qui incite à la stupidité. « Le processus d’investissement sur les marchés est simple : il suffit de suivre, ou de se raccrocher à la recommandation déjà émise par quelqu’un d’autre » p.49.

  • L’analyste sell-side (attaché aux vendeurs de titres) va suivre le communiqué de la société, pondérer par les analyses des autres notamment des puissants anglo-saxons, bidouiller un objectif de cours au pif, faute de temps pour valider ses nouvelles hypothèses et recalculer, tout cela à l’intérieur du « consensus » qui fait que la soi-disant « analyse » tourne en rond dans l’entre-soi.
  • Puis l’analyste buy-side (attaché aux investisseurs) va résumer les analyses des sell-side, opérer une synthèse en fonction de ses convictions – en général très consensuelles pour ne pas faire de vagues – et conseiller aux gérants tel investissement plutôt qu’un autre.
  • Ledit gérant n’est pas obligé de suivre mais, s’il ne le fait pas, il travaille sans filet ! Sa hiérarchie le blâmera pour ne pas avoir suivi le « comité d’investissement », les « analyses maison », le « processus raisonné de choix des valeurs »… Il n’est pas grave de se tromper avec tout le monde ; mais c’est se faire virer que d’avoir raison contre tout le monde.

edouard tetreau

L’auteur l’a vécu, analyste médias dans les années flambeuses de J6M chez Vivendi (Jean-Marie Messier moi-même maître du monde, disait-il de lui-même…). « Le 6 mai [2002], deux jours après un changement de notation de l’agence Moody’s sur la dette de Vivendi, j’envoyais une note, alertant les clients investisseurs du Crédit lyonnais Securities d’un risque de faillite (bankruptcy) de ce groupe. Le lendemain, tous mes travaux furent placés sous embargo, en prélude à diverses sanctions disciplinaires. Le 3 juillet, Jean-Marie Messier quittait la présidence d’un groupe à quelques heures de la quasi-cessation de paiement » p.15.

Édouard Tétreau s’est reconverti en créant Mediafin, conseil en communication pour les entreprises. Il a publié fin 2010 ’20 000 milliards de dollars’ témoignage de trois années aux États-Unis après 2007 pour développer une filiale du groupe Axa, qui lui a fait comprendre combien la religion de la finance restait prégnante, laissant présager une bulle de la dette américaine vers 2020. L’ouvrage a été traduit en chinois, montrant combien la Chine est vigilante sur ses investissements en bons du Trésor des États-Unis…

Il y a pire que la vente à tout prix et la mauvaise organisation : l’emprise de toute une idéologie de la finance qui s’apparente à une véritable religion venue des États-Unis. Les croyants usent de mots magiques comme « création de valeur », « benchmark », EBITDA (bénéfices avant toute autre dépense), WACC (coûts du capital) et autre jargon en anglais. Lorsqu’il n’existe aucun mot dans votre langue pour traduire des concepts étrangers, vous les utilisez comme des boites noires sans savoir trop ce qu’elles contiennent. Mettant les habits d’une autre culture, vous avancez patauds, incertains, servilement scolaires. Ne comprenant pas le fond, vous singez. Non seulement vous vous abêtissez, mais vous agissez comme tout le monde pour donner le change et l’illusion sociale d’avoir compris. C’est bien ce qui se passe en analyse financière comme en gestion de portefeuille, j’en ai eu l’expérience directe personnellement (voir Les outils de la stratégie boursière, 2007).

Le « benchmark » est par exemple considéré par les directeurs de gestion français comme un garde-fou à surtout ne jamais franchir au-delà d’une étroite fourchette. La simple lecture d’un dictionnaire vous apprend que benchmark signifie en anglais utile le niveau du maçon : il est donc une mesure, pas un carcan ! Un maçon qui pave un trottoir parfaitement horizontal, selon le niveau à bulle, est un mauvais ouvrier doublé d’un imbécile : l’eau va stagner dans les creux. Le trottoir doit être en légère pente vers le caniveau pour remplir sa fonction de trottoir, le benchmark sert de référence pour marquer cette pente. Pas en France – où l’on doit obéir : à la hiérarchie qui n’y connais rien, à l’abstraction scolaire du mot anglais mal compris ! Quand on ne comprend pas on imite, quand on n’est pas pénétré de l’esprit on régurgite la leçon mot à mot. « Je mets d’ailleurs au défi n’importe lequel des dirigeants des vingt premières banques européennes d’être capable de comprendre, et accessoirement de faire comprendre à ses administrateurs et actionnaires, ce qui se passe exactement dans ces boites noires de l’industrie financière que sont les départements d’ingénierie financière et de produits dérivés… » p.75. M. Bouton, PDG de la Société générale, l’a illustré à merveille lors de l’affaire Kerviel.

Édouard Tétreau prend le même exemple en analyse avec la « shareholder’s value », maladroitement conçue en français comme « créer de la valeur pour l’actionnaire ». Or on ne « crée » pas de valeur, on en a ou on en hérite, l’entrepreneur ne crée que de la richesse (du flux), pas de la valeur (du stock). L’analyste français, par ce concept mal compris, ne va donc s’intéresser qu’à l’actionnaire, à la distribution de dividendes, au retour sur investissement du portefeuille. Alors que la base de la richesse de l’entreprise, celle qui va permettre qu’elle soit durable et puisse investir pour générer du bénéfice (à répartir ensuite en partie aux actionnaires apporteur de capital), est mesurée par la rentabilité : le retour sur fonds propres en fonction du risque assumé. C’est cela qu’il faut analyser, pas la distribution.

Plus qu’un simple témoignage de ces années stupides, ce livre est une sociologie de l’entre-soi parisien où les gens d’un même milieu, sortis des mêmes écoles avec les mêmes concepts abstraits, baignant dans le même jargon anglo-saxon qu’ils comprennent mal, font du fric en toute bonne conscience en enfumant les clients – qui sont, au total, vous et moi, les assurés comme les retraités. Mais ce qui est vrai de l’analyse financière l’est aussi en d’autres domaines : les médias, l’engouement web, les capteurs solaires, en bref tout ce qui est trop à la mode et qui fait délirer comme, il y a 4 siècles, les bulbes de tulipes !

Édouard Tétreau, Analyste – Au cœur de la folie financière, 2005, Prix des lecteurs du livre d’économie 2005, Grasset, 283 pages, €4.96 (occasion) à 18.34 (neuf)

L’auteur de cette note a passé plusieurs dizaines d’années dans les banques. Il a écrit ‘Les outils de la stratégie boursière’ (2007) et ‘Gestion de fortune‘ (2009).

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Jean-Michel Riou, Le secret de Champollion

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Un Da Vinci Code français ? Du moins une tentative – fleurie, un rien bavarde, sans trop d’action. Mais les petites cellules grises sont enfiévrées par cette quête de l’écriture « sacrée ». Déchiffrer Pharaon va-t-il donner des pouvoirs d’éternité ? Une civilisation qui a duré plus de 3000 ans ne possédait-elle pas un secret ? Bonaparte le croit lorsqu’il part pour l’Égypte ; les savants des Lumières le croient lorsqu’ils le suivent avec enthousiasme ; le Vatican le craint, ce qui est bon signe. Et les Anglais espionnent, interviennent, confisquent ce qui pourrait bien devenir une arme imparable entre les mains de la France. C’est donc qu’il y a quelque chose plutôt que rien.

Nous sommes après Mozart et son opéra maçonnique de La flûte enchantée ; nous sommes après la Révolution de 1789 qui libère les esprits de tout obscurantisme ; nous sommes avec le Corse qui incarnera pour les siècles l’autoritarisme égalitaire qui plaît tant aux Français, du mythe gaulois au bonapartisme politique. L’époque est à percer les mystères, et le déchiffrement des hiéroglyphes en est un – de taille. L’écriture n’a-t-elle pas été interdite en 391 par un empereur chrétien, le Romain Théodose 1er et sa lecture « perdue » depuis lors ? Pourquoi ce tabou s’il n’y avait quelque redoutable secret de pouvoir à cacher ?

Trois amis d’âge inégal, Morgan, Orphée et Pharos, séduits déjà par l’égyptomanie Directoire, vont être entraînés à la suite de Bonaparte pour percer le secret des sources. La découverte de la pierre de Rosette, qui expose en trois écritures la même proclamation en -196, va permettre de résoudre l’énigme. Mais les Anglais veillent jalousement, les Français se chamaillent comme toujours, chaque détenteur d’un petit pouvoir toujours plus bureaucrate que le voisin même dans la lointaine Égypte sous le feu de l’ennemi. Les Anglais vont s’emparer en 1801 de la pierre de Rosette, du nom de la localité du delta où le creusement de fortifications par l’armée l’a mise au jour.

Dès lors, la course s’engage pour enfin savoir. C’est un gamin de 12 ans, Jean-François Champollion, né à Figeac et élevé jalousement par son grand frère qui va, une fois adulte, avoir la révélation. Il n’a jamais vu l’Égypte et ne connait rien aux intrigues politiques ni aux querelles d’érudits. Volontiers indiscipliné et d’une curiosité sans borne, il apporte un esprit neuf et parvient à lire l’écriture pharaonique qui n’est pas alphabétique mais véhicule « des idées et des sons ». La pierre de Rosette porte en effet trois écritures : égyptien en hiéroglyphes, égyptien en écriture démotique et alphabet grec ; en passant par la langue copte, le jeune homme trouve la clé en 1822, à 32 ans. Napoléon ne l’aura pas connue, mort en 1821.

Les trois amis se transmettent le flambeau de la quête sous forme d’un manuscrit qui doit être conservé en coffre-fort durant 150 ans. Le premier évoque la fièvre de la conquête d’Égypte et la quête du mystère ; le second la découverte et la formation de Séghir, « le petit » en arabe, surnom affectueux du surdoué Champollion ; le troisième aborde enfin « la » question qui taraude toute la quête : y a-t-il une révélation au-delà des mots ? Comprendre Pharaon est-ce accéder à l’au-delà où Dieu parle directement ? Ma foi… François Mitterrand avait lui aussi ce sentiment.

Les trois parties emboitées, le discours indirect, les fréquents retours de paragraphes qui bouclent sur eux-mêmes sont au premier abord un peu longs. Puis le lecteur de trouve comme envoûté par cet espoir mystique au-delà des faits, par ce « peut-être » en filigrane derrière le déchiffrement. Il découvre que les trois amis n’écrivent pas sous leurs vrais noms, que l’amour peut cacher une espionne, que la fièvre peut être due à un empoisonnement. Pourquoi ?

D’une idée originale, traitée à la façon des vieux grimoires, plongée dans l’histoire peu connue de Bonaparte en Égypte, Jean-Michel Riou a fait un roman classique qui tire vers le fantastique avec un zeste de Sherlock Holmes. Un abord neuf de l’égyptomanie, d’un pays très ancien qui ne cesse de fasciner, le pouvoir de l’imagination.

Jean-Michel Riou, Le secret de Champollion, 2005, Flammarion, 433 pages, €19.19

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Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Nietzsche Par dela le bien et le mal

Zarathoustra voulait séduire, Par-delà veut attaquer, il s’agit d’un livre de combat contre l’esprit moderne (à fin XIXème) : la morale kantienne, la politique hégélienne, l’esprit plébéien, la foi scientiste. Nietzsche y est excessif, il démontre au marteau. Il s’agissait d’ébranler les certitudes – et avec raison puisque nous vivons encore avec…

Or l’homme est pour Nietzsche un être en devenir. Va-t-il devenir animal de troupeau à droits égaux ou aristocrate créateur de valeurs ? La discipline force à aiguiser ses instincts et à sublimer ses passions qui naissent avec l’exubérance d’une plante tropicale. Il ne faut ni les réprimer ni les haïr, mais les faire servir : procréer, entreprendre, créer. Le livre s’étend en neuf parties, suite de causeries cycliques sur la vérité et l’esprit libre, le phénomène religieux et l’histoire naturelle de la morale, nous les savants et nos vertus, les peuples et l’esprit aristocratique.

La vérité n’existe pas, car « qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? » Les philosophes sont les penseurs de leurs préjugés : « Toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Un jugement peut être faux mais utile s’il permet la vie et améliore l’espèce. Exemple : « les fictions de la logique » qui « ramènent la réalité à la mesure (…), la notion de nombre ». La science physique n’est que l’adaptation à nous-mêmes, à nos capacités de compréhension ; elle n’est pas une explication mais une croyance sur les données des sens. Expérimenter, c’est voir et toucher, donc un sensualisme populaire, une technique démocratique – opposée à la pensée platonicienne conceptuelle, aristocratique. Certaines fonctions grammaticales d’une langue sont des « sortilèges » qui influencent la façon de voir le monde. Les langues ouralo-altaïques développent mal la notion de sujet ; la relation de cause et d’effet leur paraît absurde ; ils mélangent toujours interaction et dialectique. Nietzsche critique donc le ‘libre-arbitre’ des Lumières, tout comme le « serf-arbitre » des conditionnements. Cette « balourdise du mécanisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu’au moment où l’effet est obtenu ». La nature n’est pas soumise à des lois mais à des forces. Et « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ».

L’esprit libre est celui qui « se cherche instinctivement une forteresse » Chez l’homme moyen, rencontrer le cynique est un bien. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité ». Il faut être tout oreille dès qu’on entend parler sans indignation, car « nul ne ment autant que l’homme indigné » (prenez-en leçon, lecteurs du pamphlet à la mode). Vertu de la légèreté, celle du monde antique : « l’élan, le souffle, l’ironie libératrice d’un grand vent salubre qui vivifie toutes choses en les faisant courir ». Exemple Aristophane et Pétrone. Plus près, Machiavel et Stendhal. « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » De quoi remettre pas mal d’intellos sur les rails. Et pas mal de blogueurs aussi : « Il faut renoncer au mauvais goût de vouloir être d’accord avec le plus grand nombre. Ce qui est ‘bon’ pour moi n’est plus bon sur les lèvres du voisin. Et comment pourrait-il y avoir un ‘bien commun’ ? Le mot enferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur. »

Le phénomène religieux est préférence pour la servitude : « ce qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres et les a soulevé contre eux, ce n’a jamais été leur croyance, mais leur indifférence à toute croyance, leur insouciance mi-souriante mi-stoïque à l’égard du sérieux de la foi. » D’où le délire de pureté pour punir (et se punir) : « En quelque lieu de la terre qu’apparaisse la névrose religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses prescriptions diététiques : solitude, jeûne et chasteté ». A l’inverse, « ce qui surprend dans la religiosité des anciens Grecs, c’est l’exubérante reconnaissance dont elle déborde ». Vertus de la religion :  « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. Revers de la médaille, christianisme et bouddhisme conservent tous les souffrants, les ratés de la vie. » D’où une détérioration de l’espèce, « le christianisme a empoisonné Éros – il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ».

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La morale est une cristallisation provisoire de sentiments et valeurs. ‘La’ morale passe pour donnée parmi les philosophes, alors qu’elle n’est le plus souvent que celle de leur milieu (Marx reprendra l’idée). « L’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » – exemples : le langage en vers pour le poète ou la méthode pour le savant, l’étiquette de cour, les postulats d’Aristote, le long vouloir de l’esprit pour justifier jusque dans le moindre hasard le Dieu chrétien. « Tout cet effort violent, arbitraire, dur, terrible, déraisonnable, s’est avéré comme le moyen d’inculquer à l’esprit européen sa vigueur, sa curiosité sans frein, son agilité ; avouons que du même coup des trésors irremplaçables de force et d’esprit ont été irrémédiablement étouffés et détruits ; car la ‘nature’, ici comme partout, se montre telle qu’elle est, grandiose dans sa prodigalité et son indifférence qui nous révoltent, quelle qu’en soit la noblesse. » Ni bien ni mal, la contrainte est utile, mais dommageable… Aux vertueux de la faire servir.

« Qu’est-ce qu’un homme de science ? C’est d’abord une variété roturière de l’humanité, avec les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni dominatrice, ni assurée de sa propre opinion ; il a l’assiduité au travail, la docilité de rester dans le rang, la régularité et la médiocrité des aptitudes et des besoins ; il flaire instinctivement ses pareils et sait de quoi ils ont besoin ». Attention à l’objectivité, l’esprit scientifique, l’art pour l’art : « tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » La science est un outil qui doit servir la civilisation humaine, la meilleure et la pire des choses, car RIEN n’est jamais bon ou mauvais ‘en soi’. « Le savant idéal chez qui l’instinct scientifique, après une multitude d’échecs totaux ou partiels, est enfin parvenu à croître et à fleurir, est certainement un des plus précieux instruments qui soient ; mais il faut qu’un plus puissant le manie. Il n’est qu’un instrument… » Car l’homme est un être qui doit évoluer vers un être supérieur : « Notre pitié (…) ne s’adresse pas à la ‘misère sociale’ (…) Notre pitié est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez. (…) Le bien-être tel que vous l’entendez n’est pas pour nous une fin ; c’est la fin de tout, un état qui rend aussitôt l’homme ridicule et méprisable (…) Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui donne l’énergie, son sursaut devant le grand naufrage, son inventivité, son courage à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter et à l’utiliser, tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » Se contraindre pour s’affiner, mieux réussir, pas pour en jouir. Pas question d’être maso, mais de faire un effort pour arriver à quelque chose.

Nos vertus : « une haute intellectualité n’a de valeur que si elle (…) est une synthèse de toutes les qualités attribuées à l’homme ‘simplement moral’, (…) acquises une à une, au prix d’une longue discipline, d’un long exercice, peut-être au cours de chaînes entières de générations ; une haute intellectualité, ajouterai-je, n’est jamais que la forme quintessenciée de la justice et de cette sévérité bienveillante qui se sait chargée de maintenir la hiérarchie dans le monde, entre les choses et non seulement entre les hommes. » Tout ne vaut pas tout. « Si à l’hérédité et à l’éducation s’ajoutent des instincts puissants et intraitables, avec leur virtuosité propre et l’art subtil de se faire la guerre à soi-même, c’est-à-dire l’empire sur soi et l’art de s’abuser soi-même, alors naissent ces hommes prodigieux, insaisissables, insondables, ces hommes énigmatiques, prédestinés à vaincre et à séduire, dont les plus beaux exemples sont Alcibiade et César (j’y ajouterai volontiers Frédéric II de Hohenstaufen, (…) et parmi les artistes peut-être Léonard de Vinci). » Mais dès que la société est bien assise, les vertus utiles que sont « des instincts forts et dangereux comme l’esprit d’aventure », sont calomniés car on les craint.

Parmi les peuples et patries de son époque (1886), Nietzsche distingue deux sortes : « ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands. » La France garde : « au XVIe et au XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Mais il nous faut tenir mordicus à cet équitable jugement historique (…) : toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre. » Pourquoi les Français ? Grâce à « leur vieille et très riche culture de moralistes qui fait que l’on trouve en moyenne, même chez les petits romanciers des gazettes, et chez le premier venu des boulevardiers de Paris, une sensibilité et une curiosité psychologique (…) ; si l’on veut chercher l’expression la plus heureuse d’une curiosité et d’une ingéniosité bien française dans ce domaine de frissons délicats, on peut citer Henri Beyle [alias Stendhal], cet homme étonnant, si fort en avance sur son temps »

nietzsche moustaches

Qu’est-ce que l’aristocratie ? « L’ardent désir d’établir des distances à l’intérieur de l’âme même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l’élévation du type humain, le continuel dépassement de l’homme par lui-même », une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. Quand on dit « élever » un enfant, cela n’a pas d’autre sens que d’en faire autre chose qu’un sauvageon. Pour l’aristocrate, il s’agit de « rester le maître de quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude. Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté ». Bon = noble tandis qu’ignoble = mauvais. A l’inverse, « l’esclave voit avec défaveur les vertus du puissant (…) Inversement, il met au premier plan et en pleine lumière les qualités qui servent à alléger aux souffrants le fardeau de l’existence ; (…) Une morale d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. » Pour lui, bon = bête (un bonhomme, un bon coup, un bon coin…).

Notre époque est plébéienne en paroles mais aristocrate en fait. On appelle cela méritocratie, avec raison. Sauf que l’argent et le copinage viennent corrompre la reconnaissance des mérites. Ce qui règne ? « Une répugnante impuissance à se maîtriser, une jalousie sournoise, une lourde façon de se donner toujours raison – trois traits qui de tous temps ont caractérisé le type plébéien ». Et Nietzsche d’ajouter, prémonitoire des histrions qui peuplent nos télés, radios et journaux : « A notre époque très populaire, je veux dire très populacière, ‘éducation’ et ‘culture’ doivent très essentiellement [promouvoir] l’art de faire illusion, de dissimuler ». La pub, le marketing, le storytelling, l’esbroufe, le « bon » coup médiatique. Avec Nietzsche, plus que jamais actuel – résister…

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Henri Albert révisée Jean Lacoste, édition Bouquins, Œuvres t.2, 1993, pp.549-741, €31.83

(citations ici tirées de la traduction Geneviève Bianquis, 10-18, 1970)

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Maître et esclave chez Nietzsche

Les termes de « maître » et « d’esclave » ont pris de nos jours des déterminations absolues qu’il faut relativiser. En concept philosophique, le maître est sujet et l’esclave objet. Pour Nietzsche, le premier possède une énergie vitale qui déborde en création et en jeu, imposant sa façon de voir et posant des actes. Le second a une faiblesse intrinsèque qui le fait se réfugier dans le groupe, obéissant à un chef, à une communauté, un règlement, à une morale extérieure à lui-même, par confort de suivre et de reproduire plutôt que d’inventer. L’esclave jalouse le maître qui déplore l’épuisement de l’esclave.

Randonneur sur montagne Caspar David Friedrich

Chez Nietzsche, ces positions philosophiques (et non pas sociales) sont existentielles (et non pas essentielles). Est esclave, dit Nietzsche, celui qui ne dispose pas des deux-tiers de son temps. Le travail aliène, comme le devoir, les idées reçues, l’opinion, la famille, les rituels sociaux – les choses qui se font. L’épouse, les enfants, les parents, l’amitié sont un bonheur si l’on choisit le moment et la distance – pas s’ils sont un boulet à traîner. Travailler n’aliène pas si l’on est créatif, entreprenant, si l’on possède son métier au lieu d’être possédé par lui. Il faut avoir le respect de soi.

Entre maîtres et esclaves joue la dialectique. Elle pousse les premiers à s’affirmer par rapport aux seconds, à se réinventer sans cesse, à aller de l’avant avec une énergie inépuisable ; elle pousse les seconds à envier les premier, à tenter de les égaler, à unir leur faiblesse pour améliorer leur sort. Chacun peut être maître dans son domaine, esclave à la maison ou à la boutique et maître ailleurs, dans l’orchestre ou sur le dojo par exemple. Chacun peut être maître et esclave à l’intérieur de soi, cédant parfois à ses instincts, d’autres fois dominant et organisant ses passions.

L’idéal est cependant d’être maître de soi, Maître en soi, pleinement homme supérieur. Il faut alors se préoccuper de développer toutes ses qualités cachées, s’informer et penser par soi-même au lieu de suivre le troupeau de la foule, du parti ou des potes. Il faut donc être « fort » pour résister à la facilité de céder aux premiers entraînements venus.

maitre aikido

Ce pourquoi Nietzsche dit du maître qu’il est un aigle, solitaire dans l’éther, regard aigu, ailes larges et serres puissantes. L’esclave, par contraste, est mouton bêlant dans un troupeau, sous la houlette d’un berger et cerné par les chiennes de garde. Le maître est créateur : loin de suivre ou d’imiter, il invente, il se brûle dans chacun de ses actes comme Galilée sur le bûcher de l’Inquisition ou Jeanne d’Arc, hérétique selon l’évêque Cauchon.

Aucun maître ne peut jamais être intégriste : il ne lit rien pour l’appliquer littéralement. Il ne croit personne aveuglément, surtout pas les prêtres ou les intellos qui se posent en intermédiaires de la parole de Dieu, de l’Histoire ou de la Morale ! Le maître transpose et transforme ce qu’il entend et ce qu’il voit selon ce qu’il est, il l’adapte à ce qu’il veut. Ce qui compte avant tout est sa volonté propre et non pas l’impératif catégorique divin, moraliste ou de mode.

Est-ce à dire qu’il crée sa propre morale ?

Oui, dans le sens où ce qu’il fait, c’est LUI qui le fait et pas un Principe abstrait. L’être humain « maître » n’est pas agi par le destin ou les conventions : il agit. Il est responsable : ni fonctionnaire d’un Règlement divin, ni servant d’une morale ‘naturelle’ qui n’existe pas, ni soumis aux diktats « scientifiques » des savants qui se veulent gourous ou du politiquement correct de la mode intello.

Non, dans le sens où, tout maître qu’il soit, l’homme supérieur appartient à une société avec ses traditions et son milieu. Il n’est pas seul mais inséré dans de multiples liens : verticaux de générations et horizontaux de famille, d’amis et de collègues. Ce qui le distingue de l’esclave est qu’il n’obéit qu’en tant qu’il adhère, selon ce que Rousseau réclamait des démocrates. Le maître est maître de soi et de son existence, il est heureux ici bas. S’il désire une autre position, il s’emploie à l’obtenir.

esclave nu torture michel ange

L’esclave au contraire rêve d’être conforme, conservateur et non pas créateur. Il rêve d’absolu déjà écrit et non pas d’aujourd’hui à écrire, de Grands Principes intangibles et non pas d’actes individuellement responsables et historiquement contingents. Il lira la Bible ou le Coran en intégriste, littéralement, surtout sans l’interpréter – il a bien trop peur d’oser ! Il croira aveuglément les climatologues sur la catastrophe à venir et les éthologues sur la violence héréditaire. L’esclave – celui qui n’est pas maître de lui – cherche consolation à son impuissance, se glorifie de sa couardise dans la chaleur du bétail. Il cherche désespérément à « être d’accord » avec celui qui parle, jaloux d’égalité faute d’être par lui-même. Si l’autre ne pense pas comme lui, cela l’énerve, le désoriente et il devient grossier. Il injurie celui qui est différent plutôt que d’argumenter pour le comprendre : il a bien trop peur de se remettre en cause !

Si le maître veut devenir ce qu’il est (trouver la voie dirait le zen), l’esclave cherche surtout à devenir ce qu’il n’est pas, refusant ce qu’il sent en lui-même : son énergie, ses désirs, ses passions. Il a peur de la vie qu’il sent bouillonner en lui, il refoule ses instincts, il brime ses passions, ignore toute logique ; il se mortifie, fait pénitence, se confesse, s’autocritique. Il se veut conforme aux Principes, non pas être vivant mais robot désincarné, passe-partout socialement acceptable, politiquement correct et fonctionnant rouage. L’esclave est agi par les modes, la morale commune et les Grands Principes, il est malheureux ici bas et dans sa condition, il ne rêve que de compensations ultérieures (la société sans classes) ou au-delà (le paradis terrestre). Toujours demain ou ailleurs, c’est plus facile que d’exister aujourd’hui en s’affirmant…

Il est simple d’être esclave, dit Nietzsche ; beaucoup plus difficile d’être maître.

Est-ce pour cela qu’il faut céder à ses penchants pour la paresse et laisser tomber ? Surtout pas ! La voie est étroite mais elle offre une vie bien plus exaltante. Nous sommes tous en partie maîtres dans certains domaines et esclaves pour le reste. Mais il nous appartient de développer notre maîtrise : cultivons notre jardin, disait Voltaire !

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, 410 pages, €4.37 

Frédéric Nietzsche, Généalogie de la morale, Livre de poche, 311 pages, €4.84

Frédéric Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Folio, 288 pages, €7.12 

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Tahiti et la mer

Article repris par Medium4You.

En attendant le passage de Vénus devant le soleil phénomène qui durera six heures, les préparatifs vont bon train. On construit Pointe te fauroa ou pointe Vénus à Tahiti une réplique du fort de James Cook mais en décor de théâtre. James Cook, jeune officier fut chargé de conduire jusqu’à Tahiti sur un ancien navire charbonnier rebaptisé l’Endeavour l’astronome Charles Green, ainsi que deux autres savants chargés d’étudier la flore et la faune. A son arrivée le 13 avril 1769, Cook entreprend la construction d’un fort afin de protéger l’astronome et ses instruments. L’inauguration du site ce sera la 6 mai. Aux armes, Maohi !

Le roi de Tonga est mort, vive le roi. Cette petite monarchie polynésienne de 106 000 habitants dont le roi George Tupou V vient de décéder en mars est une constellation de 170 îles, éparpillées sur 700 km2 au nord-est de la Nouvelle-Zélande et à 650 km à l’est de Fidji. Le pays est touché de plein fouet par la crise mondiale car 35% de son PIB est apporté par la diaspora tongienne. Quelques 200 000 Tongiens (le double de la population de l’archipel) vit et travaille en Australie, en Nouvelle-Zélande, aux USA et envoient au pays une part de leurs revenus. Or ces expatriés sont employés dans le bâtiment et l’aménagement. Un bon nombre d’entre eux ont perdu leur emploi. Le seul vrai potentiel de développement de Tonga est le tourisme qui piétine autour de 90 000 visiteurs par an. Tonga table sur une croissance de 2% en 2013/2014 mais le pari n’est pas gagné vu la pauvreté des infrastructures d’accueil, le manque de fonds pour la promotion, le mauvais entretien des sites historiques et les problèmes dus à l’éloignement géographique.

Quatre pays s’engagent, Australie, France, Nouvelle-Zélande, îles Cook pour surveiller la pêche en haute-mer. La marine française avait sur zone le P400 « La Tapageuse » qui a réalisé 4 contrôles, le Patrouilleur « Arago » 3 contrôles, le FS « Prairial » 2, le patrouilleur « Tekukupa » des îles Cook. Treize navires contrôlés : 8 Chinois, 2 Taiwanais, 1 Japonais, 1 Fidjien, 1 Singapourien et seulement 2 infractions relevées. Une première opération d’une longue série… atation ! Chaque bateau devait patrouiller dans une zone délimitée. La Tapageuse accompagnée du Tekukupa des Cook étaient dans les eaux polynésiennes occidentales et dans la zone jouxtant les ZEE (zone économique exclusive) des îles Cook et Kiribati. Les palangriers chinois avaient leurs soutes pleines ce qui rend les contrôles « difficiles » au milieu des carcasses de thons, marlins et requins. Les ailerons de requin font l’objet d’une attention particulière de « India ». Le Prairial a quant à lui rejoint l’est de la ZEE polynésienne. Aucune infraction relevée. L’« Arago » était envoyé dans le nord de ZEE polynésienne entre les Kiribati et les Marquises, une zone importante sise sur la « Tuna Belt ». Les thonidés représentent 25% des ressources mondiales dans cette zone.

Après 15 ans de desserte du Maupiti Express, le capitaine a eu la surprise d’être accueilli, pour ce dernier trajet, dans la passe d’Onoiau avec une couronne de tiare de 50 (cinquante) mètres de long.

Marquises, vos beaux yeux me font mourir d’amour… pour les dauphins ! C’étaient certainement les paroles des scientifiques qui ont joué les photographes avec les dauphins entre les îles Marquises, de Hiva Oa à Ua Pou. Ils ont répertorié 9 espèces de dauphins : des péponocéphales ou dauphins d’Electre qui faisaient le spectacle avec du spyhopping, des dauphins tachetés, des dauphins à long bec, des globicéphales, des grands dauphins communs, des péponocéphales, un Kogia sima (cachalot nain), des dauphins de Risso. Vous pourrez consulter le site où vous trouverez tous ces détails que je ne saurais vous donner.

Et toujours aux Marquises, la mission du navire océanographique Alis rend compte : une richesse. Les scientifiques se sont attelés à caractériser les éléments biologique, végétal et marin de l’archipel. Tout y est passé : flore, plantes médicinales, spongiaires, mollusques. Les Marquises ont été gâtées par le ciel ou la mer. Imaginez, 3752 mollusques appartenant à 182 espèces récoltées dont six nouvelles pour la Polynésie française. C’est une richesse exceptionnelle de la faune malacologique (mollusques) littorale, tant par son intensité que par sa diversité. L’extrême isolement géographique, la dispersion des îles sont parmi les facteurs qui ont favorisé la spéciation des plantes vasculaires à l’origine d’une flore endémique relativement riche.

Et si les Marquises qui possèdent un patrimoine considérable, une langue propre, une culture propre, des ressources alimentaires, faisaient sécession d’avec Tahiti ? Un département supplémentaire ?

Hiata de Tahiti

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Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion

On ne trouve plus ce livre que chez les bouquinistes, tant les Français préfèrent l’illusion du roman ou le prêt-à-penser histrion aux faits observés. Ce livre ne date pourtant que de 2007, l’année où Sarkozy devint Président. Il était d’actualité à l’époque, tant le gauchisme mystique répandait ses libelles contre le Hongrois comme hier la Ligue catholique contre le Béarnais. Cette époque pourrait bien ressurgir, d’où l’intérêt d’aller regarder l’histoire d’il y a quatre siècles.

Car, au fond, les Parisiens n’ont pas changé. Toujours badauds, naïfs, prêts à croire n’importe quel prêcheur armé de la logique cléricale, amoureux des processions et autres manifs fusionnelles où l’on se sent fort dans sa bêtise, ce qui compense de sa médiocrité, volontiers poussés à piller du moment qu’il s’agit de faire rendre gorge à ceux qui ont réussi mieux qu’eux, voire à violer si c’est en bande et en toute impunité.

Pierre de l’Estoile était audiencier au Parlement de Paris, de petite noblesse de robe, mais de robe longue qui décide, pas un mercenaire de robe courte qui exécute. Ces distinctions avaient alors autant d’importance qu’aujourd’hui la thèse ou le diplôme de grande école. Il a durant des années de désordre, collecté les libelles et graffitis qui couvraient les murs de Paris contre le roi Henri III et ses mignons, puis contre le roi potentiel Henri IV, hérétique. Il en a fait un recueil où il intervient peu, disant les faits tels qu’ils lui sont rapportés ou qu’il a observés. Même les plus absurdes, par exemple : « Le samedi 5 de ce mois [décembre 1592] fut brûlé, place de Grève à Paris, un jeune garçon âgé de dix-sept ans qui avait engrossé une vache, de laquelle était sorti un monstre moitié homme moitié veau. Le contenu de cette accusation fut modifiée, pour l’énormité du fait » p.94.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage et la déferlante stalinienne de gauche n’a pas montré plus d’intelligence civilisée que les gueux de la Ligue, quatre siècles avant eux. Autre exemple : les mignons. Tout le monde croit qu’il s’agit de pédés que le roi fêtard et insoucieux de religion mettait chaque soir dans son lit. En réalité, les mignons étaient les favoris, ses meilleurs amis en qui le roi avait confiance. Aujourd’hui on appelle son « péché mignon » la chose qu’on préfère. Le mot n’avait donc pas le sens perverti qu’il a pris durant ces années d’intégrisme catholique. Les serviteurs zélés du roi ne pouvaient être pris parmi la grande noblesse, qui soutenait la Ligue pour mieux être roi. C’est donc dans la noblesse seconde que le roi régnant choisissait cette élite. Leur raffinement était réel, mais pour se distinguer de la brute épaisse qu’était trop souvent le noble de province, sale, ignorant et crotté, et qui s’en faisait gloire comme voué au culte des armes par fonction héréditaire. Les mignons sont donc les hauts fonctionnaires de l’époque, dont la modernité s’inspirait de la Renaissance italienne plutôt que de la glèbe terreuse.

C’est que les intellos d’époque à Paris n’étaient ni des plus savants ni des plus ouverts, on dirait aujourd’hui « scientifiques ». « En ce même temps, la Sorbonne et la faculté de théologie, comme porte-enseignes et trompettes de la sédition, déclarèrent et publièrent, à Paris, que tout le peuple et tous les sujets de ce royaume étaient absous du serment de fidélité et d’obéissance qu’ils avaient juré à Henri de Valois, naguère leur roi. (…) Ils firent entendre à ce furieux peuple qu’en saine conscience il pouvait s’unir, s’armer et contribuer en deniers, afin de lui faire la guerre ainsi qu’à un tyran exécrable qui avait violé la foi publique, au notoire préjudice et au mépris de leur sainte foi catholique et romaine et de l’assemblée des états de ce royaume » p.244. Ce procès en hérésie ressemble fort aux appels à la « résistance » de toute une frange de gauche – souvent universitaire – qui ne jure que par la doxa marxiste, accusant le Président élu d’être hérétique de violer la Charte de 1945 ou de saper l’État-providence.

A chaque mouvement social, le peuple adore défiler en troupe, en ligue, en procession, de 1589 à aujourd’hui. « Entre autres, il s’en fit une d’environ six cents écoliers, pris de tous les collèges et endroits de l’Université, la plupart n’ayant atteint l’âge de dix ou douze ans au plus. Ils marchèrent nus, en chemise et les pieds nus, portant dans leurs mains des cierges ardents de cire blanche et chantant bien dévotement et mélodieusement (mais quelquefois de manière bien discordante), tant par les rues que par les églises… » p.246.

C’est que la conception du monde est quelque chose de sérieux. Le rire est diabolique et les grands personnages se doivent d’arborer cette tronche sévère, sourcils froncés, qui disent tout le sérieux qu’ils prennent en la foi. Hier catholique, aujourd’hui socialiste, rien de change. François Hollande a vu sa cote de popularité remonter début 2010 parce qu’il avait cessé de sourire, calquant Martine Aubry et autres Moscovici qui font toujours la gueule. « A Paris, il était alors dangereux de rire, à quelque occasion que ce fut, car ceux qui portaient seulement le visage un peu gai étaient tenus pour Politiques ou Royaux. Comme tels ils couraient la fortune parce que les curés et les prédicateurs avertissaient d’y prendre garde et criaient qu’il fallait se saisir de tous ceux qu’on verrait rire et se réjouir » p.272. Le rire, c’est la liberté ; l’inquisition de toute religion, catholique, islamique ou marxiste, voit dans la liberté le Mal parce qu’elle délivre de la foi obligatoire, de la vérité révélée et donc du pouvoir de ses clercs. Albert Camus fustigeait déjà « la France haineuse » des normalesupiens et autres sartreux staliniens.

Les métaphores elles-mêmes n’ont pas changé en quatre siècles ! La gauche nous fait souvent le coup du renard libre dans le poulailler libre, image qui ne veut rien dire car si les poules sont libres elles ne vivent certes pas en poulailler ! Pierre de l’Estoile cite les ligueux contre le roi hérétique : « Badauds que vous êtes, qui ne savez pas que ce vieux loup fait le renard uniquement pour entrer et manger les poules ! » p.416. La mauvaise foi fait feu de tout bois sans honte de violer la logique et plus c’est gros, plus ça passe (disait Goebbels, repris avec avidité par Staline).

Comme quoi la badauderie parisienne retombe toujours dans ses vieilles ornières qui s’appellent crédulité, respect envers les gueulards, dévotion envers les clercs de quelque religion qu’ils représentent, préférence pour la foule qui permet tout et dont l’aspect fusionnel est confondu volontiers par les Français avec « la démocratie ». Gageons que la campagne qui commence verra autant d’outrances et de stupidités avant qu’Henri IV ne mette tout le monde d’accord en collant carrément la poule de la métaphore dans les pots de tous.

Pierre de l’Estoile, A Paris pendant les guerres de religion, 1611, présenté, annoté et mis en français moderne par Philippe Papin, Arléa, 2007, 559 pages, €5.00

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Les bienfaits du rêve

Vous êtes ou vous allez partir en vacances, vivre libre, bien manger, dormir tout votre saoul, rêver peut-être ?

Un numéro spécial de la revue de vulgarisation scientifique La Recherche actualise ce que les savants ont appris sur le sommeil et sur le rêve. Que du bien ! Tirez-en profit. Le savoir a avancé depuis les travaux pionniers de Freud sur l’interprétation des rêves et de Michel Jouvet sur le sommeil.

Désormais, ce que l’on sait sur les rêves :

  • le rêve dure longtemps et pas seulement en fin de nuit,
  • il est éminemment utile pour apprendre, en répétant les acquis de la journée,
  • il n’est pas réalisation imaginaire de désirs refoulés ou fantasmes interdits comme Freud, obsédé sexuel, le croyait mais simulation des menaces émotionnelles possibles, créant des hypothèses sur les possibles (c’est ainsi que l’on traite les cauchemars traumatiques).

Quant au sommeil, il est vital :

  • il doit se déployer en « sommeil lent » puis en « sommeil paradoxal » pour consolider la mémoire et procéder à l’oubli des informations inutiles, d’où l’intérêt de dormir suffisamment, les micro-réveils (comme dans le cas des apnées du sommeil) fatiguent, angoissent et abrutissent,
  • la plupart des humains ont besoin de 6 à 9 h de sommeil par nuit, la mortalité constatée augmente pour les petits et les gros dormeurs,
  • l’insomnie favorise irritabilité et obésité comme maladies cardiovasculaires, les adolescents qui dorment le moins sont aussi les plus déprimés,
  • les gens sont génétiquement inégaux devant les effets du café sur le sommeil,
  • les enfants grandissent s’ils dorment plus, soit la nuit soit par sieste, les parents peuvent les aider à dormir par des horaires adaptés et un rituel du coucher.

Avec quelques indications de sites Internet et de livres pour les parents et les curieux, voici un numéro utile au savoir, à lire surtout… avant le coucher !

La Recherche, revue en kiosque, n°454 juillet-août 2011, 116 pages, €6.50

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