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Georges Blond, Le survivant du Pacifique

George Blond est un ancien marin – donc hostile par préjugé ancré de la Royale à l’Angleterre. Après avoir collaboré avec l’Allemagne dans les années de guerre, il est amnistié en 1953 et devient romancier. Il écrit des histoires policières et des fresques historiques sur la guerre qui vient de se terminer. Il est décédé en 1989 à Paris à 82 ans. Il raconte très bien et son livre sur la guerre du Pacifique, chroniqué ici, est un survol magistral de ce que furent les opérations. Le « survivant » du Pacifique fut le porte-avion américain Enterprise, surnommé le Big E, qui a été souvent endommagé mais jamais coulé. Ayant fait toute la guerre et participé à toutes les opérations importantes, il est un lieu d’observation privilégié.

Ce navire mis en service en 1938, long de 246 m, armé par 2919 hommes et portant jusqu’à 90 avions, est arrivé quelques heures après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor en décembre 1941, qui a précipité les États-Unis « sidérés » dans la guerre. Comme d’habitude, on l’a vu le 11-Septembre 2001, ils n’avaient rien vus, ou plutôt ignoré la montée à la guerre. Les Japonais ont osé, étirant leurs lignes au maximum pour réduire Hawaï, île avancée dans le Pacifique, afin que la flotte américaine (3 porte-avions seulement sur le Pacifique) se replie sur la Californie et laisse le champ libre à l’expansion nippone en Asie du sud-est et du sud-ouest. Les sévères sanctions économiques prises par les Américains après l’invasion japonaise de l’Indochine française (collaborationniste) et des Philippines (protectorat américain), ont poussé le Japon à s’étendre pour assurer son espace vital et l’accès aux matières premières indispensables à son économie.

Mais cette « traîtrise » de Pearl Harbor a généré selon l’auteur une véritable haine contre « les petits hommes jaunes » (les Japonais étaient à l’époque, en fonction de leur alimentation, plus petits en taille que les Chinois). D’où le raid de Doolittle en avril 1942 pour bombarder Tokyo, où l’Enterprise a assuré la protection aérienne du porte-avions Hornet, porteur de 16 B-25. Ce raid audacieux, où les bombardiers n’ont pas regagné leur porte-avions mais ont été abattus ou se sont posés en Chine nationaliste ou en URSS, a permis de « venger » Pearl Harbor et de lancer la mécanique industrielle américaine pour la guerre.

En effet, la puissance des États-Unis ne s’est jamais montrée aussi forte que lorsque le pays était menacé. De quatre porte-avions dans le Pacifique contre onze pour les Japonais on est passé à une trentaine en quelques mois, sans compter les croiseurs, destroyers, frégates, vedettes rapides et autres engins de débarquement. Les avions américains se sont améliorés à grande vitesse, rendant le chasseur Mitsubishi Zero japonais si manœuvrant mais fragile, moins efficace. Les pilotes américains ont été formés dès 18 ans, car l’extrême jeunesse était plus habile à la manœuvre des avions ; les besoins de pilotage des bateaux de transport ont été aussi assurés par des jeunes aux formations en six mois. L’énergie, l’inventivité, la puissance américaine, ont gagné la bataille. Ce n’était qu’une question de temps.

L’Enterprise a participé à la bataille de Midway, la bataille des Salomon orientales, la bataille des îles Santa Cruz, la bataille de Guadalcanal dans les Salomon, la bataille de l’île de Renell dans les Nouvelles-Hébrides, le débarquement sur l’île de Tarawa puis de Kwajalein dans les Marshall, celui des îles Truk dans les Carolines, les Palaos, la bataille de Saipan la bataille de la mer des Philippines, la bataille du golfe de Leyte et un soutien aérien aux débarquements sur Iwo Jima et Okinawa, sous le feu des avions kamikaze. A chaque fois, les Japonais s’étaient fortifié largement et de façon inventive, les assauts n’étaient pas des parties de plaisir car les bombardements massifs – à l’américaine – laissaient intacts les ouvrages enterrés. La disproportion des morts dans les deux camps était abyssale, par exemple 21 000 tués japonais à Iwo-Jima contre 4500 morts ou disparus américains. L’honneur japonais exigeait le sacrifice jusqu’à la mort. Certains soldats sortaient quasi nus, en une excitation quasi sexuelle de la souffrance pour se faire hacher par les balles, percer par les baïonnettes, ou griller par les lance-flammes.

Cette fresque, outre un exemple de sacrifice patriotique où chacun « fait son boulot » pour accomplir la grande œuvre stratégique, montre combien la puissance économique et industrielle fait le sort des guerres. C’est la tare de la Russie actuelle de l’ignorer encore, commandée par des mafieux qui ne songent qu’à leur intérêt propre ; c’est l’objectif de l’Iran, qui évite tant se faire que peut la guerre ouverte pour se renforcer d’abord, malgré son régime religieux qui incite peu au patriotisme ; ce devrait être la préoccupation de l’Union européenne, engluée dans la paresse de la paix. Mais les nigauds préfèrent toujours leur fin de mois à la fin de leur monde.

Georges Blond, Le survivant du Pacifique – l’odyssée de l’Enterprise, 1957, Livre de poche 1962 réédité 1976, 442 pages, occasion €12,00 (liens sponsorisés Amazon partenaire)

– édition pour les 9-12 ans adaptée par Raoul Auger en e-book Kindle, €6,99

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Ian McEwan, Opération Sweet Tooth

ian mcewan operation sweet tooth

Mensonges et trahison renouvelle, dans le roman anglais, le fameux Orgueil et préjugés de Jane Austen. Nous sommes dans les années 1970, le travaillisme est au pouvoir – ou plutôt les syndicats corporatistes. Le Royaume-Uni s’enfonce dans la crise économique, aggravée par l’envolée des cours du pétrole après la guerre du Kippour. L’empire est en ruines, l’économie à vau-l’eau, la société travaillée de drogue pacifiste hippie et de gauchisme bobo.

Serena est une fille d’évêque et, bien que ce ne soit pas très catholique, c’est indifférent car nous sommes dans la secte anglicane, qui permet le mariage des prêtres. La pédophilie et l’homosexualité ne sévissent que dans les collèges privés, soigneusement cachée et réprimée. Ce pourquoi tant d’ex-Eton et Cambridge se feront communistes, rêvant d’une société libérée des préjugés bourgeois.

Mais nous ne sommes pas, avec Ian McEwan, dans un remake du film Another Country de Marek Kanievska, qui conte en 1984 le processus de trahison des « pédés de Cambridge ». On peut trahir pour d’autres raisons, notamment spirituelles, croyant aux Droits de l’homme ou aux contrepouvoirs des puissances. C’est le cas de cet universitaire très hétéro, Tony Canning, qui va remplacer l’homo refoulé Jeremy dans le lit de Serena. Cette dernière, belle et naïve, bonne élève au lycée, surtout en maths, intègre Cambridge pour y poursuivre une licence de mathématique, puisqu’elle y est si douée. Sa mère, comme l’Évêque son père, l’ont convaincue d’obéir à cette facilité alors qu’elle aurait de beaucoup préféré les études littéraires d’anglais.

Ce pourquoi elle lit avec frénésie des romans en poche, trois à quatre par semaine, qu’elle se lie avec Jeremy le littéraire spécialiste du XVIe siècle élisabéthain et que celui-ci, insatisfait car homosexuel inavoué, la présente à Tony, vieux professeur reconnu qui côtoie des ministres. Femme + maths + littérature : voilà le cocktail que recherchent les services de renseignements, dans ces années où il est de bon ton d’ouvrir la profession aux femmes, pas forcément bien nées mais quand même, moins portées à trahir pour scandale que les fils de l’aristocratie trop tentés par les garçons.

Serena intègre le MI5, les services de renseignements intérieurs. Elle est chaudement recommandée par Tony, dont elle apprendra plus tard qu’il avait trahi l’Occident au profit de l’URSS, mais à petit niveau, surtout par idéalisme libéral : celui d’instaurer des contrepouvoirs, un équilibre des puissances. Jeremy la largue, Tony la largue, Serena se retrouve seule à Londres, dans une chambre miteuse, avec le MI5 comme seul horizon. Elle n’est pas très bien payée mais reste fonctionnaire.

Après un apprentissage de plusieurs mois dans diverses fonctions de documentaliste et de secrétariat, son chef Max, cou de poulet et oreilles décollées, lui confie une mission : participer à l’opération Sweet Tooth. Cette ‘Dent douce’ consiste à entreprendre une guerre psychologique contre le marxisme en finançant (comme la CIA) des essayistes et écrivains de talent encore peu connus. Serena a couché avec Max mais celui-ci, pour l’opération, lui annonce qu’il s’est fiancé. Serena va donc aborder un « dossier », celui de Tom Haley, spécialiste de Spenser, lire ses nouvelles publiées, aller le voir pour lui proposer un financement durant deux ans pour qu’il écrire un vrai roman.

Elle découvre un jeune homme mince et dur comme une lame, la peau nue fragile sous les boutons entrouverts de sa chemise. Il est cultivé, hanté par l’écriture, séduit par la proposition. Après avoir mené ses propres investigations sur la Fondation qui va le financer (dont il ne sait pas qu’elle est un sous-marin du MI5), il accepte. Serena est heureuse : elle a rempli sa mission, elle travaille enfin dans la littérature – et elle tombe amoureuse de Tom.

Ils font l’amour, se voient régulièrement, tout va bien. Trop bien. Car cette opération n’est pas stratégique pour le MI5, elle dépend du bon vouloir des pontes, tous mâles, dont certains ont les passions viles de l’humanité : l’envie, la jalousie, le sexe, le machisme. Max rompt ses fiançailles pour Serena alors que Serena vient de tomber amoureuse de Tom… L’engrenage des manipulations réciproques prend donc un tour personnel : Max n’aura de cesse de torpiller le « dossier » qu’il a lui-même lancé.

Bureaucratie, influence, ego des chefs de service : « Il fallait que je comprenne que n’importe quelle institution, n’importe quel organisme finit par devenir une sorte d’empire autonome, agressif, n’obéissant qu’à sa logique propre, obsédé par sa survie et la nécessité d’accroître son territoire. Un processus aussi aveugle et inexorable qu’une réaction chimique » p.434. La guerre psychologique avec le socialisme n’est pas du ressort évident du service de renseignements intérieurs, les agents ne sont que des rouages obéissants, les écrivains que des pions, tous sont des matériaux pour l’ego. Sauf que le matériel se révolte d’être ainsi manipulé comme une chose. Les « services » nomment cela mensonges et trahison. Est-ce vraiment le cas ?

Ian McEwan, dans un retournement final, présente le roman écrit par la main de Serena comme le costume que Tom a enfilé pour se mettre à sa place. Le vrai héros est Tom, c’est-à-dire lui-même, le romancier McEwan. A-t-il été approché lui aussi dans la réalité par un MI5 ou équivalent pour se lancer dans la littérature ? Il évoque les écrivains de sa génération, Marin Amis, J.G. Ballard et d’autres ; il égratigne cette société contente d’elle-même, inutile pour une grande part dans un fonctionnariat pléthorique ; il renverse le mythe si anglais de James Bond en montrant la misère réelle du renseignement.

Voilà un bon roman avec sa psychologie fouillée, ses observations sociologiques, ses réflexions sur la guerre des idées et ses retournements de situation. Une satire, mais à l’anglaise, pétrie d’humour et d’understatement. Ne décrit-il pas une femme fatale, psychotique et ravageuse, au « clitoris (…) monstrueux, du la taille du pénis d’un garçonnet » ? p.159. Il y revient plus tard, tant cette trouvaille l’enchante. Serena est elle-même une version édulcorée du même type de femme, possessive, presque mygale : « je pensais à lui comme à un enfant qui m’appartiendrait, que je chérirais et ne quitterais jamais des yeux » p.353. Sauf que Tom, découvrant toute la vérité, rompra d’une longue lettre littéraire, coquetterie d’écrivain qui parodie à la fois le dénouement type Agatha Christie et l’opération Mincemeat réussie de Ian Fleming.

Sauf que cette fois, dans le Royaume-Uni minable des années 1970, « l’intelligence a voulu brider l’inventivité » p.454. Intelligence étant compris comme usage de la raison, mais aussi comme renseignement, dans le sens anglais du mot bien plus riche qu’en français. L’auteur n’aime pas la société dans laquelle il a grandi, il est féroce avec ces bureaucrates qui se croyaient des dieux parce qu’ils sortaient de Cambridge. Il en fait un roman, « œil pour œil, dent pour dent ». Le manipulateur manipulé, ce n’est pas mal. Sauf qu’il existe encore un autre retournement – de dernière minute – que je vous laisse découvrir !

Ian McEwan, Opération Sweet Tooth (Sweet Tooth), 2012, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Folio 2015, 461 pages, €8.20

e-book format Kindle, €7.99  

Les œuvres de Ian McEwan chroniquées sur ce blog

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Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Nietzsche Par dela le bien et le mal

Zarathoustra voulait séduire, Par-delà veut attaquer, il s’agit d’un livre de combat contre l’esprit moderne (à fin XIXème) : la morale kantienne, la politique hégélienne, l’esprit plébéien, la foi scientiste. Nietzsche y est excessif, il démontre au marteau. Il s’agissait d’ébranler les certitudes – et avec raison puisque nous vivons encore avec…

Or l’homme est pour Nietzsche un être en devenir. Va-t-il devenir animal de troupeau à droits égaux ou aristocrate créateur de valeurs ? La discipline force à aiguiser ses instincts et à sublimer ses passions qui naissent avec l’exubérance d’une plante tropicale. Il ne faut ni les réprimer ni les haïr, mais les faire servir : procréer, entreprendre, créer. Le livre s’étend en neuf parties, suite de causeries cycliques sur la vérité et l’esprit libre, le phénomène religieux et l’histoire naturelle de la morale, nous les savants et nos vertus, les peuples et l’esprit aristocratique.

La vérité n’existe pas, car « qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? » Les philosophes sont les penseurs de leurs préjugés : « Toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Un jugement peut être faux mais utile s’il permet la vie et améliore l’espèce. Exemple : « les fictions de la logique » qui « ramènent la réalité à la mesure (…), la notion de nombre ». La science physique n’est que l’adaptation à nous-mêmes, à nos capacités de compréhension ; elle n’est pas une explication mais une croyance sur les données des sens. Expérimenter, c’est voir et toucher, donc un sensualisme populaire, une technique démocratique – opposée à la pensée platonicienne conceptuelle, aristocratique. Certaines fonctions grammaticales d’une langue sont des « sortilèges » qui influencent la façon de voir le monde. Les langues ouralo-altaïques développent mal la notion de sujet ; la relation de cause et d’effet leur paraît absurde ; ils mélangent toujours interaction et dialectique. Nietzsche critique donc le ‘libre-arbitre’ des Lumières, tout comme le « serf-arbitre » des conditionnements. Cette « balourdise du mécanisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu’au moment où l’effet est obtenu ». La nature n’est pas soumise à des lois mais à des forces. Et « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ».

L’esprit libre est celui qui « se cherche instinctivement une forteresse » Chez l’homme moyen, rencontrer le cynique est un bien. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité ». Il faut être tout oreille dès qu’on entend parler sans indignation, car « nul ne ment autant que l’homme indigné » (prenez-en leçon, lecteurs du pamphlet à la mode). Vertu de la légèreté, celle du monde antique : « l’élan, le souffle, l’ironie libératrice d’un grand vent salubre qui vivifie toutes choses en les faisant courir ». Exemple Aristophane et Pétrone. Plus près, Machiavel et Stendhal. « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » De quoi remettre pas mal d’intellos sur les rails. Et pas mal de blogueurs aussi : « Il faut renoncer au mauvais goût de vouloir être d’accord avec le plus grand nombre. Ce qui est ‘bon’ pour moi n’est plus bon sur les lèvres du voisin. Et comment pourrait-il y avoir un ‘bien commun’ ? Le mot enferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur. »

Le phénomène religieux est préférence pour la servitude : « ce qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres et les a soulevé contre eux, ce n’a jamais été leur croyance, mais leur indifférence à toute croyance, leur insouciance mi-souriante mi-stoïque à l’égard du sérieux de la foi. » D’où le délire de pureté pour punir (et se punir) : « En quelque lieu de la terre qu’apparaisse la névrose religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses prescriptions diététiques : solitude, jeûne et chasteté ». A l’inverse, « ce qui surprend dans la religiosité des anciens Grecs, c’est l’exubérante reconnaissance dont elle déborde ». Vertus de la religion :  « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. Revers de la médaille, christianisme et bouddhisme conservent tous les souffrants, les ratés de la vie. » D’où une détérioration de l’espèce, « le christianisme a empoisonné Éros – il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ».

exuberance irrationnelle ephebe

La morale est une cristallisation provisoire de sentiments et valeurs. ‘La’ morale passe pour donnée parmi les philosophes, alors qu’elle n’est le plus souvent que celle de leur milieu (Marx reprendra l’idée). « L’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » – exemples : le langage en vers pour le poète ou la méthode pour le savant, l’étiquette de cour, les postulats d’Aristote, le long vouloir de l’esprit pour justifier jusque dans le moindre hasard le Dieu chrétien. « Tout cet effort violent, arbitraire, dur, terrible, déraisonnable, s’est avéré comme le moyen d’inculquer à l’esprit européen sa vigueur, sa curiosité sans frein, son agilité ; avouons que du même coup des trésors irremplaçables de force et d’esprit ont été irrémédiablement étouffés et détruits ; car la ‘nature’, ici comme partout, se montre telle qu’elle est, grandiose dans sa prodigalité et son indifférence qui nous révoltent, quelle qu’en soit la noblesse. » Ni bien ni mal, la contrainte est utile, mais dommageable… Aux vertueux de la faire servir.

« Qu’est-ce qu’un homme de science ? C’est d’abord une variété roturière de l’humanité, avec les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni dominatrice, ni assurée de sa propre opinion ; il a l’assiduité au travail, la docilité de rester dans le rang, la régularité et la médiocrité des aptitudes et des besoins ; il flaire instinctivement ses pareils et sait de quoi ils ont besoin ». Attention à l’objectivité, l’esprit scientifique, l’art pour l’art : « tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » La science est un outil qui doit servir la civilisation humaine, la meilleure et la pire des choses, car RIEN n’est jamais bon ou mauvais ‘en soi’. « Le savant idéal chez qui l’instinct scientifique, après une multitude d’échecs totaux ou partiels, est enfin parvenu à croître et à fleurir, est certainement un des plus précieux instruments qui soient ; mais il faut qu’un plus puissant le manie. Il n’est qu’un instrument… » Car l’homme est un être qui doit évoluer vers un être supérieur : « Notre pitié (…) ne s’adresse pas à la ‘misère sociale’ (…) Notre pitié est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez. (…) Le bien-être tel que vous l’entendez n’est pas pour nous une fin ; c’est la fin de tout, un état qui rend aussitôt l’homme ridicule et méprisable (…) Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui donne l’énergie, son sursaut devant le grand naufrage, son inventivité, son courage à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter et à l’utiliser, tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » Se contraindre pour s’affiner, mieux réussir, pas pour en jouir. Pas question d’être maso, mais de faire un effort pour arriver à quelque chose.

Nos vertus : « une haute intellectualité n’a de valeur que si elle (…) est une synthèse de toutes les qualités attribuées à l’homme ‘simplement moral’, (…) acquises une à une, au prix d’une longue discipline, d’un long exercice, peut-être au cours de chaînes entières de générations ; une haute intellectualité, ajouterai-je, n’est jamais que la forme quintessenciée de la justice et de cette sévérité bienveillante qui se sait chargée de maintenir la hiérarchie dans le monde, entre les choses et non seulement entre les hommes. » Tout ne vaut pas tout. « Si à l’hérédité et à l’éducation s’ajoutent des instincts puissants et intraitables, avec leur virtuosité propre et l’art subtil de se faire la guerre à soi-même, c’est-à-dire l’empire sur soi et l’art de s’abuser soi-même, alors naissent ces hommes prodigieux, insaisissables, insondables, ces hommes énigmatiques, prédestinés à vaincre et à séduire, dont les plus beaux exemples sont Alcibiade et César (j’y ajouterai volontiers Frédéric II de Hohenstaufen, (…) et parmi les artistes peut-être Léonard de Vinci). » Mais dès que la société est bien assise, les vertus utiles que sont « des instincts forts et dangereux comme l’esprit d’aventure », sont calomniés car on les craint.

Parmi les peuples et patries de son époque (1886), Nietzsche distingue deux sortes : « ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands. » La France garde : « au XVIe et au XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Mais il nous faut tenir mordicus à cet équitable jugement historique (…) : toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre. » Pourquoi les Français ? Grâce à « leur vieille et très riche culture de moralistes qui fait que l’on trouve en moyenne, même chez les petits romanciers des gazettes, et chez le premier venu des boulevardiers de Paris, une sensibilité et une curiosité psychologique (…) ; si l’on veut chercher l’expression la plus heureuse d’une curiosité et d’une ingéniosité bien française dans ce domaine de frissons délicats, on peut citer Henri Beyle [alias Stendhal], cet homme étonnant, si fort en avance sur son temps »

nietzsche moustaches

Qu’est-ce que l’aristocratie ? « L’ardent désir d’établir des distances à l’intérieur de l’âme même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l’élévation du type humain, le continuel dépassement de l’homme par lui-même », une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. Quand on dit « élever » un enfant, cela n’a pas d’autre sens que d’en faire autre chose qu’un sauvageon. Pour l’aristocrate, il s’agit de « rester le maître de quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude. Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté ». Bon = noble tandis qu’ignoble = mauvais. A l’inverse, « l’esclave voit avec défaveur les vertus du puissant (…) Inversement, il met au premier plan et en pleine lumière les qualités qui servent à alléger aux souffrants le fardeau de l’existence ; (…) Une morale d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. » Pour lui, bon = bête (un bonhomme, un bon coup, un bon coin…).

Notre époque est plébéienne en paroles mais aristocrate en fait. On appelle cela méritocratie, avec raison. Sauf que l’argent et le copinage viennent corrompre la reconnaissance des mérites. Ce qui règne ? « Une répugnante impuissance à se maîtriser, une jalousie sournoise, une lourde façon de se donner toujours raison – trois traits qui de tous temps ont caractérisé le type plébéien ». Et Nietzsche d’ajouter, prémonitoire des histrions qui peuplent nos télés, radios et journaux : « A notre époque très populaire, je veux dire très populacière, ‘éducation’ et ‘culture’ doivent très essentiellement [promouvoir] l’art de faire illusion, de dissimuler ». La pub, le marketing, le storytelling, l’esbroufe, le « bon » coup médiatique. Avec Nietzsche, plus que jamais actuel – résister…

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Henri Albert révisée Jean Lacoste, édition Bouquins, Œuvres t.2, 1993, pp.549-741, €31.83

(citations ici tirées de la traduction Geneviève Bianquis, 10-18, 1970)

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Méliandre Stern, Les étoiles de Tareth 1

Méliandre est une fille de l’Essonne qui n’a pas vingt ans et publie déjà son premier roman. Une épopée échevelée d’heroic fantasy un peu bizarre, pleine d’action et d’imagination. D’une famille de « cultureux » comme on dit en province, Méliandre appartient aux grands lecteurs par hérédité. Son prénom, déjà, a l’originalité de ne pas être référencé dans les sites d’orientation des parents. On dit que l’auteur commence des études d’histoire bien qu’elle mêle allègrement prénoms grecs et langue « runique » dans un pays imaginaire aux noms slaves et au paysage mésopotamien. Métissage culturel très tendance, chaos historique dû à la déstructuration de l’Éducation nationale, nous sommes au présent, dans un temps « ancien » avec chevaux, arcs et épées mais nous ne savons rien d’autre.

L’histoire est celle de six adolescents d’un petit village, enfuis pour échapper aux sbires du Gouverneur. Mais ils seront arrêtés, emprisonnés, torturés. Ils s’évaderont, seront rattrapés, passés au fil de l’épée… mais comme ils ont neuf vies, survivront. Les personnages sont très jeunes, 12 à 19 ans semble-t-il, mais ils ne sont jamais décrits, pas même comment ils sont vêtus (sauf une pintade, fille de gouverneur). Ils pourraient être attachants si l’on en savait un peu plus sur eux, ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, qui ils aiment. C’est ainsi qu’un gamin de 13 ans se retrouve « un poignard dans le torse »… Étrange façon de dire : on ne parle de torse que lorsqu’il est nu, serait-ce le cas ? Sinon on dit poitrine ou dos, ce qui est plus précis. Le lecteur adulte a l’impression de suivre par écrit un jeu vidéo où les rôles sont incarnés par des personnages standards : le Voyant, le Guerrier, le Magicien…

Divers tropismes montrent que l’auteur a été très influencée par les séries américaines. Les filles ont naturellement un plus beau rôle que les garçons, féministe militant oblige. Dommage qu’elles ne soient pas plus consistantes. Comment aimer de telles poupées Barbie, même prénommées Électre ou Mira ?

Rêve étasunien de la jeunesse actuelle pour l’au-delà du réel, chacun est doté par hérédité de « pouvoirs » sans qu’il en soit pour rien. Pas d’initiative, pas de courage, la simple mécanique des gènes qui le « font » lire l’avenir ou être habile aux armes. L’imprégnation de la mentalité d’outre Atlantique transpire nettement dans ces déterminations : chacun n’est-il pas « de naissance » ci ou ça, gros ou mince, homo ou hétéro, pervers ou normal…? Toute la recherche psy américaine se focalise sur « le gène » qui va tout expliquer.

Autre fascination d’époque : la torture et la mort. On ne compte plus les pages où les filles ont les extrémités écrasées, les os brisés, les oreilles arrachées, après que « toute la garnison » leur soit passée dessus. Pas les garçons, ce qui est étrange, à moins qu’ils soient épargnés par l’auteur fille parce qu’ils sont trop jeunes ? Les hommes, cependant, sont volontiers dénudés, liés, tailladés, les plaies enduites de vinaigre et enfin brûlés vifs avec le bois du coin…

Défauts de la mode et du premier roman, dira-t-on, ce pourquoi nous sommes indulgents. Il reste une épopée qui se lit avec plaisir si l’on se laisse emporter par le galop de l’action, en « oubliant » l’absence de profondeur et la profusion massive de personnages qui embrouille. Peut-être les tomes suivants seront-ils plus mûrs, moins jetés comme scénarios de série télé et plus écrits, laissant moins place aux rôles standard au profit d’être humains plus véridiques ? Il ne s’agit pas d’écrire aujourd’hui comme Flaubert, mais de donner un peu de consistance aux héros, de façon à ce que le lecteur les aime.

Un bon point : l’absence totale de faute de français et d’orthographe. On ne peut pas en dire autant de tous les livres de l’éditeur et c’est à marquer.

Il demeure que l’on est touché de l’inventivité de cet univers onirique. Pour un premier roman, écrit à moins de vingt ans, c’est une réussite. Peut-être en calmant un peu les chevaux de l’imagination, en lui tenant mieux la bride par des rajouts qui éclairent (ainsi écrivait Balzac), en donnant plus de consistance aux personnages par des descriptions, des états de pensée, des anecdotes édifiantes sur leur caractère, en remplissant un peu plus le canevas de l’aventure – peut-être la suite sera-t-elle mieux réussie ? Relire le Seigneur des anneaux (le livre) serait probablement de bon conseil.

Mais n’hésitez pas à passer une heure dans le livre de Méliandre, elle mérite des encouragements.

Méliandre Stern, Les étoiles de Tareth 1 – Les monts perdus, juin 2012, éditions Baudelaire, 136 pages, €12.83

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