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Ian McEwan, Opération Sweet Tooth

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Mensonges et trahison renouvelle, dans le roman anglais, le fameux Orgueil et préjugés de Jane Austen. Nous sommes dans les années 1970, le travaillisme est au pouvoir – ou plutôt les syndicats corporatistes. Le Royaume-Uni s’enfonce dans la crise économique, aggravée par l’envolée des cours du pétrole après la guerre du Kippour. L’empire est en ruines, l’économie à vau-l’eau, la société travaillée de drogue pacifiste hippie et de gauchisme bobo.

Serena est une fille d’évêque et, bien que ce ne soit pas très catholique, c’est indifférent car nous sommes dans la secte anglicane, qui permet le mariage des prêtres. La pédophilie et l’homosexualité ne sévissent que dans les collèges privés, soigneusement cachée et réprimée. Ce pourquoi tant d’ex-Eton et Cambridge se feront communistes, rêvant d’une société libérée des préjugés bourgeois.

Mais nous ne sommes pas, avec Ian McEwan, dans un remake du film Another Country de Marek Kanievska, qui conte en 1984 le processus de trahison des « pédés de Cambridge ». On peut trahir pour d’autres raisons, notamment spirituelles, croyant aux Droits de l’homme ou aux contrepouvoirs des puissances. C’est le cas de cet universitaire très hétéro, Tony Canning, qui va remplacer l’homo refoulé Jeremy dans le lit de Serena. Cette dernière, belle et naïve, bonne élève au lycée, surtout en maths, intègre Cambridge pour y poursuivre une licence de mathématique, puisqu’elle y est si douée. Sa mère, comme l’Évêque son père, l’ont convaincue d’obéir à cette facilité alors qu’elle aurait de beaucoup préféré les études littéraires d’anglais.

Ce pourquoi elle lit avec frénésie des romans en poche, trois à quatre par semaine, qu’elle se lie avec Jeremy le littéraire spécialiste du XVIe siècle élisabéthain et que celui-ci, insatisfait car homosexuel inavoué, la présente à Tony, vieux professeur reconnu qui côtoie des ministres. Femme + maths + littérature : voilà le cocktail que recherchent les services de renseignements, dans ces années où il est de bon ton d’ouvrir la profession aux femmes, pas forcément bien nées mais quand même, moins portées à trahir pour scandale que les fils de l’aristocratie trop tentés par les garçons.

Serena intègre le MI5, les services de renseignements intérieurs. Elle est chaudement recommandée par Tony, dont elle apprendra plus tard qu’il avait trahi l’Occident au profit de l’URSS, mais à petit niveau, surtout par idéalisme libéral : celui d’instaurer des contrepouvoirs, un équilibre des puissances. Jeremy la largue, Tony la largue, Serena se retrouve seule à Londres, dans une chambre miteuse, avec le MI5 comme seul horizon. Elle n’est pas très bien payée mais reste fonctionnaire.

Après un apprentissage de plusieurs mois dans diverses fonctions de documentaliste et de secrétariat, son chef Max, cou de poulet et oreilles décollées, lui confie une mission : participer à l’opération Sweet Tooth. Cette ‘Dent douce’ consiste à entreprendre une guerre psychologique contre le marxisme en finançant (comme la CIA) des essayistes et écrivains de talent encore peu connus. Serena a couché avec Max mais celui-ci, pour l’opération, lui annonce qu’il s’est fiancé. Serena va donc aborder un « dossier », celui de Tom Haley, spécialiste de Spenser, lire ses nouvelles publiées, aller le voir pour lui proposer un financement durant deux ans pour qu’il écrire un vrai roman.

Elle découvre un jeune homme mince et dur comme une lame, la peau nue fragile sous les boutons entrouverts de sa chemise. Il est cultivé, hanté par l’écriture, séduit par la proposition. Après avoir mené ses propres investigations sur la Fondation qui va le financer (dont il ne sait pas qu’elle est un sous-marin du MI5), il accepte. Serena est heureuse : elle a rempli sa mission, elle travaille enfin dans la littérature – et elle tombe amoureuse de Tom.

Ils font l’amour, se voient régulièrement, tout va bien. Trop bien. Car cette opération n’est pas stratégique pour le MI5, elle dépend du bon vouloir des pontes, tous mâles, dont certains ont les passions viles de l’humanité : l’envie, la jalousie, le sexe, le machisme. Max rompt ses fiançailles pour Serena alors que Serena vient de tomber amoureuse de Tom… L’engrenage des manipulations réciproques prend donc un tour personnel : Max n’aura de cesse de torpiller le « dossier » qu’il a lui-même lancé.

Bureaucratie, influence, ego des chefs de service : « Il fallait que je comprenne que n’importe quelle institution, n’importe quel organisme finit par devenir une sorte d’empire autonome, agressif, n’obéissant qu’à sa logique propre, obsédé par sa survie et la nécessité d’accroître son territoire. Un processus aussi aveugle et inexorable qu’une réaction chimique » p.434. La guerre psychologique avec le socialisme n’est pas du ressort évident du service de renseignements intérieurs, les agents ne sont que des rouages obéissants, les écrivains que des pions, tous sont des matériaux pour l’ego. Sauf que le matériel se révolte d’être ainsi manipulé comme une chose. Les « services » nomment cela mensonges et trahison. Est-ce vraiment le cas ?

Ian McEwan, dans un retournement final, présente le roman écrit par la main de Serena comme le costume que Tom a enfilé pour se mettre à sa place. Le vrai héros est Tom, c’est-à-dire lui-même, le romancier McEwan. A-t-il été approché lui aussi dans la réalité par un MI5 ou équivalent pour se lancer dans la littérature ? Il évoque les écrivains de sa génération, Marin Amis, J.G. Ballard et d’autres ; il égratigne cette société contente d’elle-même, inutile pour une grande part dans un fonctionnariat pléthorique ; il renverse le mythe si anglais de James Bond en montrant la misère réelle du renseignement.

Voilà un bon roman avec sa psychologie fouillée, ses observations sociologiques, ses réflexions sur la guerre des idées et ses retournements de situation. Une satire, mais à l’anglaise, pétrie d’humour et d’understatement. Ne décrit-il pas une femme fatale, psychotique et ravageuse, au « clitoris (…) monstrueux, du la taille du pénis d’un garçonnet » ? p.159. Il y revient plus tard, tant cette trouvaille l’enchante. Serena est elle-même une version édulcorée du même type de femme, possessive, presque mygale : « je pensais à lui comme à un enfant qui m’appartiendrait, que je chérirais et ne quitterais jamais des yeux » p.353. Sauf que Tom, découvrant toute la vérité, rompra d’une longue lettre littéraire, coquetterie d’écrivain qui parodie à la fois le dénouement type Agatha Christie et l’opération Mincemeat réussie de Ian Fleming.

Sauf que cette fois, dans le Royaume-Uni minable des années 1970, « l’intelligence a voulu brider l’inventivité » p.454. Intelligence étant compris comme usage de la raison, mais aussi comme renseignement, dans le sens anglais du mot bien plus riche qu’en français. L’auteur n’aime pas la société dans laquelle il a grandi, il est féroce avec ces bureaucrates qui se croyaient des dieux parce qu’ils sortaient de Cambridge. Il en fait un roman, « œil pour œil, dent pour dent ». Le manipulateur manipulé, ce n’est pas mal. Sauf qu’il existe encore un autre retournement – de dernière minute – que je vous laisse découvrir !

Ian McEwan, Opération Sweet Tooth (Sweet Tooth), 2012, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Folio 2015, 461 pages, €8.20

e-book format Kindle, €7.99  

Les œuvres de Ian McEwan chroniquées sur ce blog

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Carantec le réseau Sibiril

Lorsque la France s’effondre en six semaines, en juin 1940, certains ne l’acceptent pas. ils ne sont pas tous à Londres.

carantec musee maritime

Le musée maritime de Carantec – dont j’ai déjà parlé –  créé par Yves Le Gall rend hommage depuis 1990 à ces héros de la résistance française.

drapeau a croix de lorraine

Jakez Guéguen, marin qui habite près de Caractec, au Pont de la Corde, effectue trois allers-retour vers Jersey, encore non occupée avec son sablier de 8 m, le Pourquoi-Pas.

sablier pourquoi pas 31 evades

Mais c’est le constructeur de bateaux Ernest Sibiril, à Carantec, qui va développer le réseau. Dès le 3 juillet 1940, il rapatrie quatre soldats anglais et plusieurs dizaines de jeunes français volontaires pour la France libre.

sablier pourquoi pas jacques gueguen

Guéguen est arrêté par la police allemande, relâché pour raison de santé, puis menacé d’être à nouveau arrêté pour purger sa peine ; Sibiril va l’aider à fuir avec son fils en février 1942. Le réseau réussira par la suite une vingtaine d’autres évasions, selon plusieurs routes maritimes : 4 par Jacques Guéguen, 14 par Ernest Sibiril, et trois autres évasions individuelles.

souvenirs d occupation musee carantec

Près de 200 évadés dont 4 aviateurs américains et 2 britanniques ont ainsi pu rejoindre l’Angleterre et emporter des renseignements sur l’armée allemande pour le deuxième bureau et le MI5.

evasions par mer a partir de carantec

Comme tous les bateaux en état de flotter avaient été recensés par l’occupant, il a fallu en construite de nouveau clandestinement, et remettre en état de vieilles coques de rebut. C’est ainsi qu’Ernest Sibiril construisit dans son chantier naval le Requin, un cotre de 5.99 m, pour s’évader lui-même avec toute sa famille et sept autres, dont un pilote anglais. Sibiril avait échappé par miracle à une arrestation en juillet 1943.

cotre le requin pour rallier angleterre

Il fallait aussi équiper et ravitailler les bateaux pour qu’ils puissent traverser la Manche, parfois sur plusieurs jours. Puis transporter à Carantec en camion sans se faire prendre les candidats à l’évasion. Les héberger et les nourrir en attente de la nuit propice. Piloter les bateaux pour sortir de la baie de la Penzé.

routes evasion réseau Sibiril depuis carantec

Les départs avaient lieu discrètement, de nuit, les dates sans lune et à pleine mer afin de profiter du courant sans mettre les voiles ni actionner le moteur. La météo n’était pas non plus toujours propice… Les gardes-côtes anglais ont arraisonné tous les bateaux sauf un, à l’arrivée dans les eaux territoriales ; ils craignaient les espions.

temoignage evade reseau sibiril

Armand Léon, goémonier de l’île Callot, jouxtant Carantec, fut le dernier à traverser, à la barre de son 6.75 m Amity. En février 1944 il emmena 21 volontaires, entassés comme on l’imagine. Malgré la tempête, tout se passa bien car « ils étaient assez nombreux pour écoper », déclara le tranquille marin à l’arrivée.

ici londre radio

Les messages codés de la BBC, dans l’émission Les Français parlent aux français, annonçaient l’arrivée à bon port des évadés.

bbc evades parlent aux francais

Les Anglais, fair play, disent que Carantec détient le record des évasions réussies. Le professionnalisme des marins, le bon sens breton et la prise de risques raisonnée a permis ce succès.

alain sibiril a 14 ans

Le fils d’Ernest Sibiril, âgé de 11 ans en 1940, s’est évadé avec son père à 13 ans en 1943. Il assurait les missions de surveillance aux abords du chantier, situé près du port en bord de mer, et a gardé toutes ces années ce lourd secret. Petit homme déjà, il n’a jamais eu le temps d’être adolescent.

de gaulle a carantec

Le général de Gaulle est venu, après guerre, rendre hommage aux Carantécois.

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Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse

daniel easterman la nuit de l apocalypse
Nous sommes en Irlande, avant les accords de paix. Catholiques et protestants en chrétienté sont aussi haineux que sunnites et chiites en islam. L’auteur, Irlandais malgré son pseudo à consonance juive, professe l’histoire musulmane à l’université de Newcastle ; il connait bien les diverses sectes du Livre. Il part du banal quotidien – un attentat en Ulster, une conférence de religieux musulmans – pour bâtir un scénario poussé à l’extrême.

La caractéristique du livre est un meurtre toutes les deux pages, plus d’une centaine au total, par balle, bombe, grenade, au couteau, au fil à étrangler, dans un incendie… L’auteur croit que l’attrait du thriller est la tuerie implacable, la volonté en marche qui ne tolère aucun obstacle autre que la force en face de soi. C’est un peu outré, mais efficace. Aucune guerre ne doit faire de sentiment. Or le terrorisme, qu’il soit chrétien ou islamiste, est une guerre. Ce pourquoi on ne peut user des moyens de la paix pour cantonner ses effets : la police reste et restera impuissante, elle n’est pas faite pour autre chose que le maintien de l’ordre. La guerre totale, à motifs religieux, lui échappe.

C’est donc le rôle des services secrets, plus ou moins parallèles, emberlificotés dans les alliances OTAN, UE ou Commonwealth. Dans le roman, tous s’en mêlent et se marchent sur les pieds, la Garda irlandaise, le MI5 anglais, la CIA américaine. Sans parler des manipulateurs qui complotent pour embraser les sociétés afin d’accomplir la « fin du monde » que laissent croire imminente les textes interprétés de façon littérale. Déjà, la CIA était pointée du doigt, force secrète avide de mener le monde en mettant la force américaine au service de la mission religieuse des pionniers.

Dublin, petit nouveau européen qui veut agir comme un grand et damer le pion aux Anglais exécrés, organise une conférence de chefs religieux musulmans du Moyen-Orient. En 1995, c’était encore possible ; ce serait impossible aujourd’hui où chacun s’est radicalisé et regarde comment les autres admirent son intransigeance. Plus proche de moi qu’Allah, tu meurs ! L’auteur porte un regard indulgent et respectueux sur les représentants lettrés de l’islam, comme sur les radicaux qui ne voient que les armes à opposer à la force au Liban, en Irak, en Syrie. Un chef religieux se proposera même en sacrifice à la place d’une femme athée – ce qui apparaît aujourd’hui comme utopique, d’une générosité quasi divine. Mais ce n’est pas de l’islam, même extrémiste, que viennent dans ce livre les malheurs.

Declan Carberry, chef de la lutte antiterroriste de la République d’Irlande, est chargé de sécuriser la réunion. Las ! Ses hommes, même entrainés, se font tirer comme des pigeons. La sentinelle a toujours un handicap par rapport à l’agresseur : elle reste visible, donc vulnérable ; elle ne peut user de la meilleure défense qui est l’attaque, étant obligée de tenir un point. Les dignitaires sont enlevés, les politiciens incapables qui minimisaient les risques osent le déni : tout va bien, ils travaillent, il ne s’est rien passé.

Or il se passe régulièrement quelque chose. Les ravisseurs sont des chrétiens fondamentalistes, que révéleront les années 2000 aux États-Unis, jusqu’au Tea party. La raison pour laquelle George W. Bush a attaqué l’Irak était peut-être plus rationnelle, mais ces forces obscures qui travaillent l’Amérique ont poussé au choc des civilisations, l’islam étant considéré comme la dernière œuvre de Satan avant l’Apocalypse annoncée par Jean. Juifs orthodoxes et chrétiens intégristes se rejoignent sur ce constat – et l’auteur, dès 1995, l’avait pointé sous l’habillage du thriller. Ce pourquoi il ne faut jamais négliger les thrillers, ils révèlent beaucoup des tendances à l’œuvre dans notre monde, sous leur aspect divertissant.

Un prêcheur est à la tête du commando ravisseur, échappé d’un assaut donné à la secte qu’il dirigeait au Texas (vous aurez une surprise en apprenant son nom). Des bureaucrates du renseignement malintentionnés l’ont chargé de faire le sale boulot à leur place : répondre au terrorisme arabe par un terrorisme blanc, couper les mains et les têtes comme là-bas, au prétexte de revendiquer le droit de faire circuler la Bible en Arabie saoudite et de prêcher les Évangiles en terre d’islam.

Je ne vous raconte pas comment tout cela se termine, mais l’action est efficacement menée, les chapitres haletants, même si le nombre de tués augmente sans cesse, jusqu’à deux gosses qui s’amusaient dans une voiture. Dans les guerres de religion, nul n’est innocent. Ce pourquoi ce genre de roman d’action est salutaire pour contrer la naïveté rose bonbon des bobos béats. Pas de conclusions hâtives sur des faits qui se répètent ? Certes, mais il faut bien, un moment conclure : la lucidité exige autre chose que le déni pour que survive la société.

Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse (Night of the Apocalypse), 1995, Pocket 1998, 415 pages, €3.87

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