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L’Associé du diable de Taylor Hackford

Le droit est, pour les Américains, la loi divine sur terre et ses avocats sont ses clercs et ses prêcheurs. Les lois sont si complexes et proliférantes qu’il ne faut rien moins que des spécialistes pour s’en débrouiller : où l’on retrouve la loi du plus fort chère aux pionniers, ou la loi du plus riche, ce qui revient là-bas au même. Qui a la puissance a l’argent donc les meilleurs avocats – et gagne ses procès.

Lorsqu’un jeune défenseur de Floride gagne trop souvent, le soupçon vient que le diable s’en mêle. Car faire acquitter un prof pédocriminel qui a attouché une ado de quatrième ingrate et bafouillante est un crime aux yeux de Dieu (s’il s’en préoccupe). Or il semble ne rien faire au nom du « libre arbitre ». L’être humain est libre depuis la Chute où la femme, séduite par le serpent, a croqué la pomme. La connaissance s’est révélée au couple humain et « ils virent qu’ils étaient nus » (quelle horreur ! au lieu d’en jouir ils en eurent « honte »). Désormais, ayant désobéi, à eux de se débrouiller tout seul dans la jungle terrestre et avec les autres humains qui prolifèrent à cause de la frénésie sexuelle. Kevin voit son client frétiller de la main sous la table lorsque l’adolescente raconte en pleurant comment il lui a mis la main sur le chemiser, puis l’autre sous la jupe et qu’il est remonté, de plus en plus haut, et ainsi de suite. Rien que le souvenir le fait bander et l’avocat lui dit qu’il irait jusqu’à éjaculer devant le juge ! Il s’aperçoit bien que son client est coupable mais, par vanité, lui qui n’a jamais perdu aucun procès, il ne veut pas laisser la justice gagner et, malin, va discréditer devant le jury la parole de la fille, moins innocente qu’elle ne paraît.

L’adaptation Hollywood du roman The Devil’s Advocate d’Andrew Neiderman, Kevin Lomax (Keanu Reeves, 33 ans) a la beauté du diable et l’habileté qui va avec. Après l’acquittement improbable du pédocriminel, une grande firme juridique de New York lui propose un pont d’or (à cinq chiffres) pour qu’il vienne seulement deux jours choisir un jury pour un procès. Il s’en tire avec les honneurs et son dirigeant John Milton (Al Pacino) décide de l’engager en créant pour lui un service d’avocat pénaliste au lieu d’envoyer les clients habituels vers d’autres cabinets.

Tout est trop beau pour être honnête : salaire mirobolant, appartement de fonction aux trois chambres dans un immeuble donnant sur Central Park, proximité du bureau, des commerces, des écoles et du staff de la firme qui loge dans le même immeuble réservé, d’étage en étage en fonction de la hiérarchie, le dernier au sommet étant réservé au chef. Composé d’une seule pièce immense, un grand feu y brûle toujours, été comme hiver, et une composition gigantesque du Paradis perdu du poète John Milton trône au-dessus du bureau principal.

Mary Ann, l’épouse de Kevin, n’aura plus à travailler mais se fera-t-elle au climat et à la trépidation de New York ? Kevin lui laisse le choix (encore le libre-arbitre). Mais est-on libre lorsqu’on est tentée ? Séduite par le fric et le luxe comme par le discours susurré du serpent Milton sur sa beauté et sa coiffure, elle se laisse tenter et croque la Grosse pomme. Elle va vite s’apercevoir de la fatuité des autres épouses qui ne pensent qu’à se regarder entre filles seins nus pour se faire valoir, dépenser en robes à 3000 $ portées une fois et à s’envoyer en l’air pour passer le temps. Est-ce cela la vie d’une épouse ? Attendre dans l’appartement immense et vide que son mari rentre à pas d’heures et qu’il la délaisse pour un boulot si prenant qu’il passe sa vie avec son patron plutôt qu’avec elle ? Mary Ann (les prénoms de la mère du Christ et de la mère de la Vierge) voudrait un enfant mais « on » (le diable ?) lui a, dit-elle, ôté les ovaires.

Kevin Lomax, de son côté, se prend au jeu et s’active. Son orgueil (plutôt que sa vanité, ainsi qu’il est traduit en français) est le plus grand des péchés capitaux car il voit l’homme tenter de s’égaler à Dieu, offense suprême ! Kevin ne veut jamais perdre et s’investit en totalité dans la défense de ses clients, même les plus vils salauds. Un promoteur immobilier très semblable à Trump, Alexander Cullen (Craig T. Nelson), très gros client de la firme pour se trouver constamment aux marges de la loi (plus de 1600 fois en un an…), est accusé d’avoir tué sa troisième femme, son beau-fils et sa domestique au pistolet en rentrant un soir chez lui. C’est un mégalomane menteur qui ne connait de vérités que celles qu’il affirme et qui compte bien être acquitté de toute accusation. Il va jusqu’à faire témoigner pour lui son assistante : il était en train de la baiser, trois heures durant, à l’heure des meurtres (« vous avez dû être éreintée », susurre malignement Lomax). Sauf que c’est probablement faux et que l’avocat malin s’en rend compte lorsque la fille ne sait même pas si Cullen est « coupé » (circoncis). Comme en Floride, Lomax va-t-il jouer le jeu du client ou celui de la justice ? Son patron Milton lui laisse clairement son libre-arbitre, puisque son épouse Mary Ann ne va pas bien : qu’il laisse l’affaire à un autre et qu’il s’occupe d’elle pour sauver son mariage. Mais est-on libre lorsqu’on est tenté ? L’orgueil parle une fois de plus – une fois de trop – et Lomax fait son métier au détriment de toute humanité. Le diable a gagné et ce pourrait bien être John Milton, patron cynique et sans aucun scrupule dont le sourire sardonique éclate trop souvent pour être honnête.

Mary Ann qui hallucine se réfugie à poil dans la plus proche église de son appartement et, lorsque son époux sort de sa plaidoirie pour la retrouver enveloppée dans un duvet rose de clocharde, sur appel d’une âme charitable, elle lui avoue que John Milton l’a baisée tout l’après-midi – le même argument que celui du promoteur. Or John Milton a assisté au procès aux côtés de Kevin Lomax durant tout ce temps. Déjà que Lomax l’avait surpris à parler plusieurs langues (chinois, italien, espagnol), ne voilà-t-il pas qu’il prend toutes les formes et peut se trouver en plusieurs lieux à la fois ? Si ce n’est pas la définition chrétienne du « diable », qu’est-ce donc ? La mère de Kevin, Alice au pays des Marvel comics (Judith Ivey) a fauté jadis avec un barman aux yeux de braise et a élevé seul son fils ; elle sait bien que New York est la Babylone de la Bible, où la Bête a établi ses quartiers, et que son Kevin a atteint 33 ans, l’âge du sacrifice du Christ. Mais son fanatisme obsessionnel à citer sans cesse les mêmes saintes Ecritures la dessert : qui peut croire en la répétition plutôt qu’en la dialectique ? Obéir à Dieu, c’est abolir toute pensée personnelle pour se soumettre et radoter ce qui est écrit une fois pour toute sans plus penser ; c’est donc abolir son humanité et son libre-arbitre. Est-ce sensé ? Mais le libre-arbitre est-il franchement libre ? La Bible ne guide-t-elle pas l’égaré sur les chemins du juste ?

Kevin fait donc interner Mary Ann qui, malgré les calmants, reste confuse. Quand Pam, l’assistante juridique de Milton (Debra Monk), tend à la jeune femme un miroir pour qu’elle se voit belle, elle aperçoit le visage démoniaque de l’assistante sous le masque de chair et brise le miroir ; elle prend un éclat et se tranche la gorge sous les yeux de son mari et de plusieurs témoins. C’est le moment (mal choisi pour Kevin Lomax) où sa mère lui avoue qui est son père et il déboule au dernier étage de l’immeuble Milton pour y trouver ce dernier avec une fille, Christabella (la belle Christ) que John lui présente comme sa sœur (Connie Nielsen). Ce qu’il lui apprend, je laisse le spectateur le découvrir, mais tout finit comme à Hollywood, avec le libre-arbitre mais dans les flammes et l’hystérie…

…Jusqu’à ce que Kevin Lomax se réveille dans les toilettes du tribunal de Floride du début, juste avant qu’il n’interroge la gamine abusée. Sa prescience le fait changer d’avis et « la justice » pourra peut-être passer. A moins que l’orgueil, toujours présent, ne compromette une fois de plus le processus, en abyme.

Les effets spéciaux ne manquent pas, des visages qui se diabolisent jusqu’à la fresque qui s’anime, faite par William Blake pour le Paradis perdu de John Milton, effet qui aurait coûté à lui seul deux millions de dollars. Keanu Reeves est parfait dans le rôle d’ange déchu ou de diable en herbe, juvénile séducteur de toutes les femmes ; Al Pacino est remarquable en Satan incarné, regard de braise pour les hommes et de baise pour les femmes, sourire méphistophélique qui n’atteint que les lèvres sans aller jusqu’aux yeux ; Charlize Theron est superbe en hystérique devenant progressivement folle à lier (l’hystérie étant une névrose d’origine sexuelle que le Moyen Âge a assimilé à la possession par le diable). La partition musicale angoissante de James Newton Howard ajoute au charme vénéneux du film. Je ne l’avais encore jamais vu, il est très bon.

Nous sommes dans l’extrême de l’Amérique : le tout est possible se transforme en tout peut-il être possible sans y perdre son âme ? Le pacte faustien de Goethe à la Renaissance rejoint l’ambition yuppie des années 1980 et 90 pour faire croire aux jeunes loups du droit, de la finance ou de la promotion immobilière qu’ils sont les maîtres du monde, les égaux de l’Éternel. Satan les tente par le sexe, l’argent, la gloire et le pouvoir. Ils en sont ivres et perdent leur humanité à l’image de Dieu au profit du diable qui en rit et les tient. S’ils trahissent par jalousie, ils sont exécutés, tel le directeur général Eddie Barzoon (Jeffrey Jones), tabassé à mort par deux clochards nègres (aux visages de démons) alors qu’il fait son jogging (à l’envers) autour de Central Park. L’enfer est désormais sur terre.

Il faut bien sûr entrer dans la mythologie chrétienne de Dieu, du Diable, de la tentation du Paradis perdu et de l’Enfer, mais cette culture se mérite tant elle continue d’irriguer tout ce qui vient des Etats-Unis. Une façon de prédire tout ce qui allait arriver en 2000 avec la chute des valeurs Internet en bourse, le krach séculaire de 2008 et l’arrivée du clown populiste Trump au pouvoir en 2016. Ce film apparaît comme une Apocalypse de saint Taylor.

DVD L’Associé du diable (The Devil’s Advocate), Taylor Hackford, 1997, avec Keanu Reeves, Al Pacino, Charlize Theron, Jeffrey Jones, Judith Ivey, Connie Nielsen, Craig T. Nelson, Ruben Santiago-Hudson, Tamara Tunie, Debra Monk, Warner Bros 1999, 1h18, €9.48 blu-ray €14.05 

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Grande peur ravivée par le Covid

Le phénomène social de la « Grande peur » agite périodiquement le peuple dans l’histoire. Il suffit d’observer aujourd’hui les attitudes de répulsion des autres quand vous les croisez dans la rue (en-deçà de deux mètres), le foulard intégral remis au goût du jour en dépit de la loi de 2009 sur le voile dans l’espace public (avec Marine Le Pen en femme voilée allant reflorer la Jeanne !). Certains portent en outre lunettes, capuche et gants au cas où vous auriez la peste en sus du Covid. Je suis persuadé que certains mâles ont même enfilé une capote (on ne sait jamais !) : « sortez couverts », ils se souviennent.

Les masques pour tous ont immédiatement (et en France seulement !) provoqué l’ire des « syndicats » d’infirmières et autres « soignants » qui se voient d’un coup dévalorisés dans la rue parce qu’ils ne portent plus leur signe distinctif de Héros : le masque comme un cimier glorieux. Une sorte de marque d’honneur qui leur était jusqu’ici exclusivement réservée et qui les distinguait du vulgum pecus réduit à subir. Mais oui, le masque pour tous, c’est démocratique ! Et très utile à la santé… de tous ! Ces ignares hors de leur domaine, éduqués par Mélenchon en économie, confondent allègrement flux et stocks, commandes qui arrivent enfin et complot d’accapareurs ! Les mythes éculés de la Révolution ont la vie dure. Le gouvernement devrait penser à leur accorder un badge bien reconnaissable marqué « soignant » en lettres d’or de cinq centimètres de haut sur un fond rouge sang pour panser leur vanité blessée. Les sociétés égalitaires ont toujours retrouvé à un moment ou à un autre le sens des « distinctions » : héros de l’Union soviétique, pins à l’effigie du Grand timonier, médailles militaires, badges scouts… Les privilèges, au fond, chacun aime ça.

Quand aux névrosées obsessionnelles (je l’ai vu surtout chez les femmes), elles ne cessent de passer de la lingette alcoolisée sur tout ce qu’elles touchent, du chariot de supermarché à l’emballage des pommes et aux touches de l’appareil à cartes : pourquoi ne portent-elles pas plutôt, comme moi, des gants jetables ? Je songe aux gestes « barrière » des nobles de Pékin, dans la Chine impériale, qui portaient d’immenses chapeaux garnis de tiges pour éviter que quiconque n’ose les approcher de trop près. Le barrage sanitaire devient vite un barrage social, engendrant méfiance, prophylaxie et soupçons. Rien de tel que le mépris pour engendrer une révolte.

La Grande peur de la Bête (Satan lui-même, invention d’église), aurait donné paniques et croisades autour de l’an mille de l’ère chrétienne. Mais il s’agit de l’interprétation millénariste de l’Apocalypse par saint Augustin car Jean de Patmos lançait un message d’espoir selon Jean Delumeau (L’Express 23.09.1999) : le retour du Christ sur la terre pour un règne de justice de mille ans. C’est Michelet qui en fit le mythe de la Grande peur qui nous reste à l’esprit, alors même que les neuf dixièmes de la population médiévale ne savaient pas lire et qu’ils ne connaissaient ni l’année, ni la date du jour, ni celle de leur naissance. « L’an mille » était donc un temps nébuleux, pas un événement précis ou marquant – sauf peut-être chez les clercs, volontiers enfiévrés de continence et confinés à macérer entre eux. L’Apocalypse de Jean n’est d’ailleurs devenue livre canonique chrétien qu’au XIVe siècle…

Le terme de Grande Peur a été donné en priorité aux insurrections paysannes de 1789 par les historiens marxistes qui faisaient commencer la France sociale moderne à ce moment – en oubliant, comme aurait dit Marc Bloch, le sacre de Reims. Tout vient alors des campagnes, comme aujourd’hui les gilets jaunes. Les mauvaises récoltes (les mauvais salaires et prestations) engendrent la pénurie, donc les théories du Complot. Des racailles (appelés jadis « vagabonds ») sont grossies et déformées par l’imagination pop en « armées » de brigands. Il se propage la rumeur (par les réseaux sociaux d’époque) qu’à Paris une « Saint-Barthélemy des patriotes » a lieu : un grand massacre CRS de gilets jaunes, dirait-on sur Twitter. L’alarme se répand et naissent les inévitables dommages collatéraux (pas perdus pour tout le monde, resquilleurs, détrousseurs et Black Blocs de l’époque) : pillages, émeutes, attentats, incendies, viols. Les symboles du pouvoir social, alors châteaux et abbayes, aujourd’hui préfectures, palais de la République, avenues prestigieuses, banques et grands magasins, sont envahis et dévastés.

La Grande peur du « Boche » en 40 (qui a engendré l’Exode) a été suivie (aux Etats-Unis surtout) de la Grande peur de l’apocalypse nucléaire après-guerre, tandis que l’envolée des cours du pétrole à la fin des années 70, suivie de la récession occidentale et son chômage chronique dont les délocalisations mondialisées ne sont qu’un avatar, ont engendré une Grande peur du déclin inexorable de l’Occident. L’immigration arabe, touchant à la bite et au couteau – ces instruments vitaux du viril – a créé chez les Blancs déclassés, divorcés et en manque d’enfants (combien de gosses chez Renaud Camus ?), la Grande peur hantée d’un Grand remplacement. Plus récemment, avec les tempêtes, les ouragans, les incendies, les catastrophes industrielles (dont Tchernobyl et Fukushima), la Grande peur est celle du climat et de « la Terre qui se venge » dans une Apocalypse prédite par les textes bibliques – jusqu’au virus grippal issu des coucheries incestueuses des hommes et des bêtes en Chine qui a fait jusqu’ici autant de morts que la grippe de 1957 sans engendrer alors de Grande peur (on avait d’autres soucis, à commencer par la guerre civile en Algérie, département français qui allait encourager le putsch des généraux). Même le Sida n’était censé toucher que les déviants (« juste » châtiment divin pour avoir bafoué les Commandements du Père fouettard Jéhovah de ne coucher qu’avec l’unique femme sacralisée devant Lui par le curé).

Aujourd’hui est différent : on joue à se faire peur. Le confinement rend con, finement. Ressasser entre soi les mêmes rengaines paranoïaques n’améliore pas le jugement. Au contraire : la raison se perd au profit de la croyance en tout et n’importe quoi. L’imagination, laissée à elle-même la plupart du temps par le chômage partiel (ou intégral pour les fonctionnaires, payés à rester chez eux jusqu’au dernier centime), travaille (elle) : « on » l’avait bien dit, « on » nous cache des choses, « on » aurait fait mieux, oh, là ! là !

Or, si l’empire inca s’est effondré à cause de la variole et l’empire des Yuan au profit des Ming en Chine à cause d’une épidémie, les différentes pestes et choléras en Europe n’ont rien changé au monde du temps. Le commerce avant tout : la santé, c’est bien, mais celle de l’économie, c’est-à-dire de toute la société dans sa survie, c’est mieux. L’être humain est social et a besoin vital d’échanges. Le commerce en est un, celui des marchandises, et la culture un autre, qui se diffuse aujourd’hui par l’industrie (de la presse, du livre, des concerts, des raves, des spectacles, des réseaux), tout comme les lieux de sociabilité que sont les bars, café, restaurants, théâtres et stades – ou le tourisme. La frénésie de purification ne dure qu’un temps. Une fois éradiqués les boucs émissaires dans la panique, la promiscuité entre égaux retrouve ses droits, parfois entre sectes du même gourou : « le monde ne peut que penser comme moi ». Quitte à bâtir une maison de pierre plutôt que de paille, pour résister au loup méchant, comme dans les Trois petits cochons – ce que Trump entreprend, tonitruant, en fermant les frontières.

La peur, selon le sociologue historien Norbert Elias, est le mécanisme qui permet aux structures élémentaires de la société d’être transmises aux psychologies individuelles. Les peurs sont intériorisées pour que chaque personne se trouve en phase avec sa société dans sa culture. Selon les biologistes, les souvenirs des traumatismes se transmettent de génération en génération par l’épigénétique (Brian Dias, université Emory d’Atlanta, in La Recherche, janvier 2015) ! Dès lors, la Révolution de 1789, la Grande guerre de 14-18, la honteuse Défaite de 40 et son Exode rural, les guerres perdues coloniales, les attentats islamistes, sont des marqueurs français plus profonds qu’une épidémie : ils viennent des humains, pas du destin; des élites défaillantes ou de la lâcheté du peuple. Car d’autres pandémies, nous en auront dans le futur.

Mais la vie continue, elle continue toujours, et il faudra reprendre le collier comme avant, même si quelque chose aura changé (peut-être) dans les mentalités. Un recentrage sur les vrais métiers (alimentaire, santé, artisanat, communications numériques ?) au détriment des futilités (foot surévalué et surpayé, « spectacles » sans intérêt, spéculation financière vide ?), retour aux vrais amis et aux proches (bien oubliés jusqu’ici dans le « virtuel » et les EHPAD ?), bifurcation politique (plus de souverainisme, plus d’achat français et local, cesser de jargonner globish, aspiration à plus de participation, de décentralisation, de parler franc ? de « solidarité » réelle peut-être ?), désurbanisation possible (pour les nantis qui peuvent financer deux résidences ou travailler à distance ?), voire retour à la terre, sinon à « la nature » (concept flou) ?

Une Grande peur marque toujours ; mais elle n’a pas forcément de conséquences directes. Juste une cristallisation des tendances sous-jacentes peut-être, une accélération des remises en causes restées jusqu’ici latentes. Le monde de demain ressemblera à celui d’hier, malgré les utopistes ; le capitalisme restera cette technique inégalée d’efficacité économique applicable en tout, malgré ceux qui annoncent sa chute… depuis deux siècles ; la mondialisation se poursuivra, un peu différente sur certaines chaînes de valeurs, mais inexorable malgré les écolos qui chantent déjà victoire ; les particularismes nationalistes et identitaires s’exacerberont en réaction, malgré les incantations à « gauche ». Il est fort probable que les clowns qui gouvernent soient réélus car ils racontent la « belle histoire » que la majorité veut entendre, même si le conte a souvent peu à voir avec la réalité ; il est fort probable que les oppositions, aujourd’hui nulles, restent dans leur nullité et leur opposition, ici ou ailleurs – pour cause de nullité sans remède à échéance connue et d’opposition systématique qui déconsidère leur soi-disant projet.

Mais nous aurons vécu quelque chose, une période inédite dans l’histoire ; nous nous serons recentrés sur nous-mêmes et nos proches, forcés à confiner, ce qui peut inciter à penser par soi-même au lieu de suivre les hordes ou les modes. Qui sait ?

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Le masque de la mort rouge de Roger Corman

Une épidémie menace le nord de l’Italie à la Renaissance – déjà ! C’est « la mort rouge » qui saisit les gens et les contamine, une métaphore diabolique de la peste, de la variole ou de toute autre maladie. Ce film fantastique du satanisme années 60 est tiré d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe publiée en 1842 et l’acteur principal, qui joue le prince Prospéro (Vincent Price), y apparaît suavement pervers.

Au crépuscule menaçant de nuages noirs, une vieille cueille la ramée pour son foyer. Un homme vêtu en moine écarlate, capuche sur la tête, lui donne une rose que, d’un tour de main, il mute de blanche en rouge. Il lui dit d’annoncer au village que chacun va prochainement être libéré de ses chaînes. Le soir même, le prince Prospéro arrive en carrosse confirmer sa fête annuelle au village de masures ; il leur jettera les restes du festin. Son véhicule manque d’écraser une fillette qu’un jeune dépoitraillé en tunique de cuir sauve in extremis, Gino (David Weston). Mais comme il ouvre sa gueule, le prince ordonne qu’il soit étranglé.

Sa fiancée, la jeune et rousse Francesca supplie le seigneur de lui pardonner et d’avoir pitié. Touché plus par sa beauté extérieure que par son âme pure, mais un brin émoustillé de pouvoir la souiller corps et âme tout en faisant souffrir son cœur, il consent à surseoir et le fiancé comme le père de la fille sont emmenés au château et jetés aux oubliettes – où l’on n’aura garde de les oublier. Ils doivent en effet participer au plaisir de la société en se battant en duel à mort. Seul le survivant sera gracié – ou pas. Des cris déchirants de vieille clament au seigneur que la mort rouge est là : Prospéro fait brûler le village et chasser les habitants. Il court se réfugier au château, vaste demeure bien garnie et inexpugnable sur un piton rocheux qui domine la plaine.

Prospéro, viveur mûr revenu de tout et notamment de « l’amour », après l’avoir abondamment consommé avec telle ou telle, s’est voué au Diable depuis qu’il a constaté que le Dieu de bonté n’agit nullement en ce monde : ce ne sont que pestes, famines, guerres, viols, pillages et trahisons. Il se livre donc à ce qui est qualifié de « vices » par l’Eglise, ce qui veut dire l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, la luxure, la paresse et la gourmandise – en bref les sept péchés capitaux, pour lui capiteux. Il a créé en son logis une chambre secrète toute noire vouée au culte de Satan, appelé jadis Bélial. On n’y accède qu’après avoir traversé la chambre jaune, la chambre violette et la chambre blanche – une allégorie des divers types de personnalités humaines. Seule la couleur rouge est bannie des yeux du prince, lui rappelant le sang, la mort, le diable.

Il fait conduire Francesca dans la chambre de sa femme et la fait jeter dans la baignoire pour s’y décrasser de la vie ; l’épouse laissée prendra une autre chambre. La paysanne en ressort parfumée et parée comme une princesse, digne d’être aux côtés du prince pour une soirée de bal masqué où il a convié tous les seigneurs de la région, ses féaux, pour les protéger de la mort rouge qui rôde et s’amuser de leur sottise. Il a fait fermer les frontières du castel, porte et herse à défaut de pont-levis. Tous ceux qui viennent demander asile une fois les portes fermées sont rejetés comme contaminés et, s’ils récriminent, le prince les fait flécher du haut des remparts. Après tout, n’est-ce pas leur rendre service que de leur donner la mort subite plutôt que la mort lente dans les affres de la maladie ? Ainsi raisonne le Malin, feintant la bonté pour mieux arrimer les âmes. Pour nier la mort, il faut assouvir tous les désirs que suscite la vie : ordonner, posséder, tuer, violer, dominer, jouir. Le seigneur agit comme le Seigneur : il est tout-puissant sur son terrain.

Francesca est horrifiée et sa foi simple comme sa bonté naïve séduisent Prospéro. Elle est originale, bien supérieure à la mentalité des riches qui font la cour et à l’abbé confit en perversités sexuelles qui se ferait bien la naine Esmeralda à l’apparence d’une fillette de dix ans (Verina Greenlaw). Comme elle passe trop près de lui en dansant devant les invités, elle renverse sa coupe et il la gifle. Le nain Quasimodo (Skip Martin) n’aura de cesse que de se venger – par ruse – en faisant déguiser le gros abbé en singe avant de le livrer aux bouffons. Francesca est un défi, un ange qu’il faut déchoir. Prospéro s’y emploie sans y parvenir et cela l’excite.

Cela excite aussi la jalousie de Juliana (Hazel Court), la princesse en titre, qui a été réticente jusqu’ici à se vouer à Satan. Devant sa rivale plus jeune et plus séduisante, elle doit par vanité faire le grand saut pour s’attirer ainsi les grâces renouvelées de son seigneur. Mais péché d’orgueil est toujours puni : sa beauté parée, marquée au fer par une croix inversée l’engageant au Malin, se trouve déchirée par un oiseau de proie, corbeau ou faucon. L’abbé est grillé par ses désirs ardents. Prospéro lui-même est rattrapé par la mort qui surgit au bal en froc rouge, malgré son ordre de bannir la couleur.

Tous se voulaient puissants et invulnérables, tous sont frappés. Seuls les purs survivent : la fillette des villageois épargnés par la peste mais fléchés par le seigneur, Francesca que Prospéro ne peut se résoudre à souiller, son fiancé plein de vie Gino pour le happy end hollywoodien de rigueur (qui ne figure pas chez Poe), et le couple de nains : les premiers seront les derniers…

Outre l’outrance symbolique biblique, rajoutée par le réalisateur, l’opposition constante entre la vie et la mort, la jeunesse et l’âge mûr, le cuir ouvert sur la poitrine nue et le fin costume chamarré d’or, la puissance et la ruse, font de la Mort rouge une allégorie du Bien et du Mal, de la Vie et de la Mort. Nul n’échappe à son sort, petit ou grand, puissant ou misérable. La pandémie frappe où elle veut, qui elle veut, sans considération de rang ou d’âge. Le masque de la mort rouge est-il de Dieu ou de Satan ? Nul ne sait, sinon que le destin est le même pour tous.

A revoir pour la puissance des images, le jeu des acteurs… et la résonance avec l’actualité la plus immédiate.

DVD Le masque de la mort rouge (The Mask of the Red Death), 1964, Roger Corman, avec Vincent Price, David Weston, Hazel Court, Jane Asher, Nigel Green, Patrick Magee, Sidonis Calista 2011, 1h25, €9.97 blu-ray €25.99

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Georges Minois, Le diable

Ce petit opus d’un docteur en histoire agrégé de l’Université fait utilement le point sur cette particularité occidentale qu’est le diable. Un concept qui n’existe quasiment nulle part ailleurs : Satan est absent de l’Ancien testament et Sheïtan se fait très discret dans le Coran. Quant aux Grecs et aux Romains, ils l’ignorent : pour Platon, le mal est l’absence de Bien, un non-être ; le polythéisme grec fait du bien et du mal deux forces inhérentes à la nature. Les maux humains sont dus au destin et aux frasques des dieux et l’on en est parfois responsable (Achille à Troie, Ulysse en son périple, Œdipe et son père). Le diable n’apparaît que dans l’extrême monothéisme, dont le christianisme est la pointe avancée : il est inséparable de Dieu, sa face sombre, le revers de sa médaille. Car comment un Dieu réputé parfait aurait-il pu créer un monde aussi mauvais ?

On l’ignore trop souvent, « Satan est né dans les milieux sectaires apocalyptiques juifs » p.4. Yahvé est ambivalent, ordonnant l’extermination des adversaires de son peuple élu, envoyant des épreuves via des anges messagers. Le Satan signifie « l’obstacle » et fait partie de la cour de Dieu, serviteur fidèle de Yahvé (Livre de Job, Zacharie) ; il prend plus d’autonomie au IVe siècle avant avec l’affirmation du pouvoir sacerdotal qui lave Dieu de la responsabilité du mal. Le démon a été inspiré des mythes cosmiques babyloniens, cananéens et zoroastriens où un héros positif combat un monstre négatif (Gilgamesh/Huwawa, Marduk/Tiamat, Ninusta/Anzu, Baal/Mot, AhuraMazda/Ahriman).

Le diable est en revanche omniprésent dans le Nouveau testament, inspiré des milieux sectaires qui bouillonnaient au tournant du 1er millénaire en Palestine (Esséniens). Les Evangiles canoniques sans le diable seraient sans signification : ils le citent 188 fois ! Jésus s’incarne sur terre pour le grand combat de Dieu contre le Mal qui, lui, s’incarne dans les possédés, induit les tentations, inspire les reniements (Pierre) et les trahisons (Judas). « Seule une explication cosmique de l’origine du mal peut ainsi justifier la nature divine du Christ » p.27. Le serpent de la Genèse ne pouvait dès lors rétroactivement qu’être le diable, « ce qu’aucun texte biblique ne dit » !

La littérature apocalyptique non retenue par l’Eglise assure la transition entre Ancien et Nouveau testament. Des anges de Dieu se révoltent et s’unissent aux femmes humaines, engendrant des géants qui répandent le mal que sont le sexe et la technique. Ce sont des activités d’orgueil qui visent à créer comme Dieu… Naît alors la théorie du complot : « Les membres de ces sectes s’imaginent être les élus du Seigneur, le petit reste promis au salut, rejetant les ennemis d’Israël mais aussi la masse du peuple infidèle dans le camp de l’Adversaire, de Satan, devenu responsable du mal, et qui va être vaincu dans la grande lutte cosmique qui s’ouvre » p.22. Tous les millénarismes resteront sur ce schéma : des croisades en l’an mille à la terreur révolutionnaire, des procès staliniens au féminisme le plus contemporain qui rejette comme « le diable » le mâle blanc dominateur capitaliste – et souvent juif – dont Weinstein est l’incarnation caricaturale la plus récente (juste après Polanski).

Le christianisme aura dès lors la permanente tentation du dualisme des deux mondes antagonistes avec les gnostiques, les manichéens, les Bogomiles, les Vaudois, les Cathares – sans parler de la Kabbale juive. Bien que le diable ne soit pas un dogme catholique, dès la fin du IIe siècle de notre ère il est devenu le personnage central de la foi. Pour saint Augustin, Satan reste un ange, mais qui a péché par orgueil ; il fait partie du plan de Dieu pour laisser le choix de la liberté de faire bien ou mal, d’obéir ou non. Saint Thomas accorde au diable une place éminente, détaillant toutes les façons qu’il a d’influencer l’être humain. Le catéchisme 1992 de l’Eglise catholique n’en fait qu’« une voix séductrice opposée à Dieu ». Ce sont les moines médiévaux qui vont amplifier et déformer le diable jusqu’au mythe : « Moines et ermites, issus de milieux populaires, menant une vie de privation et de solitude, sont assaillis de tentations, d’hallucinations, et sont facilement la proie de troubles nerveux, physiques, psychiques attribués à l’action du diable » p.36. L’anti-Christ est le bouc émissaire facile de ses propres turpitudes : c’est pas moi, c’est l’autre ; je n’y peux rien ; je suis une victime, irresponsable… Cette culture de victimisation sévit encore largement de nos jours. Ce n’est pas la personne qui cède mais le séducteur qui force ; ce n’est pas la tentation qui est condamnable mais le tentateur ; ce n’est pas la faiblesse morale mais l’emprise de l’Autre ! Les démons chrétiens sont comme les Juifs : « ils sont partout ».

La peur du Malin est une forme du pouvoir des clercs d’Eglise, institution qui reprend les traits des anciens dieux païens pour mieux les dénoncer, le chamane cornu de la grotte préhistorique des Trois-Frères, le Cernunnos gaulois, les Thor et Loki vikings, le dernier changeant d’apparence et prenant toutes les formes – comme le diable est censé faire. « L’Eglise, en condamnant tous les plaisirs terrestres, contribue à renforcer l’attrait du diable, dont le caractère ambigu se reflète fort bien dans les hésitations des artistes » p.41. La beauté du diable fait de lui un Apollon séducteur tandis que la monstruosité le rend bestialement sexuel, ogre trapu, velu et fort comme Gilles de Rais, donc fascinant.

Les grandes peurs de l’an mille font faire passer le diable de bel éphèbe païen à bouc en rut barbare et repoussant. Le Concile de Trente exige que le diable soit représenté laid ! Mais Satan disparaît dans l’art classique, revenu avec la Renaissance aux canons grecs. Il faut attendre le baroque pour qu’il fasse son retour, avant le romantisme. Du 14ème au 16ème siècle, c’est « la grande chasse au diable » en Occident. L’Eglise de Rome, pressée par les rois qui secouent sa tutelle, en butte aux hérésies, confrontée aux Sarrazins et aux Juifs accusés de pratiques « pas très catholiques », crée l’inquisition et les bûchers des sorcières. Elles sont accusées de sabbat (« tous les jeudis vers minuit ») et même « les enfants sont torturés et brûlés avec les adultes » jusqu’en 1612 ! Les protestants comme le pouvoir civil ne sont pas en reste. Les manuels de démonologie et de sorcellerie sont « un vrai catalogue des fantasmes de clercs névrotiques imaginant tous les types de perversions, sexuelles en particulier, se déroulant au cours des sabbats » p.56.

Les exorcismes publics deviennent un théâtre propre à frapper les imaginations et à assurer le pouvoir de l’Eglise sur les âmes en insufflant la peur de Dieu et de son clergé. Ce dernier est déclaré dès l’an 416 seul apte à exorciser le démon (ce sera un monopole officiel catholique en 1926 !). Paul VI ne supprimera qu’en 1972 l’ordre des exorcistes dans l’Eglise. Les procès en sorcellerie touchent surtout les femmes rurales pauvres car ce sont elles qui tentent le plus un clergé frustré, forcé au célibat, d’autant que dans les campagnes peu éduquées subsistent encore des rites bacchiques de fécondité. « Ce sont les clercs eux-mêmes qui, par leurs traités, affirment l’existence de la sorcellerie et des sabbats et en répandent la croyance, en se basant sur des aveux extorqués par la torture et qui correspondent à l’idée qu’ils se font de l’action démoniaque dans le monde » p.59. Les procès staliniens se dérouleront de la même façon en faisant « avouer » aux membres du parti considérés comme traîtres au grand Staline des crimes que leurs accusateurs inventent et qu’ils leur font signer sous la torture ou celle de leurs proches, gamins compris. Les rois reprennent cette politique pour réprimer ceux qui leur font de l’ombre : Philippe le Bel contre les Templiers, contre le pape Boniface VIII ; le pape lui-même contre les évêques de Troyes et de Cahors. Plus tard, les missionnaires attribueront la résistance des indigènes au Démon.

Les 17ème et 18ème siècle verront le scepticisme grandir, préparé par Montaigne qui, en 1588, ridiculise la chasse aux sorcières dans son essai sur « les boiteux ». En 1682 est supprimé par ordonnance royale en France le crime de sorcellerie, la supercherie de « cas » de possession démoniaques par des nonnes sexuellement frustrées ayant été éventée à Loudun en 1632 et à Louviers en 1643. Le diable devient un mythe littéraire avec le Méphistophélès de Faust qui ressemble à Monsieur Tout-le-monde (il n’a pas, comme au Moyen Âge, la gêne de devoir rouler sa queue dans sa poche, de cacher ses cornes sous un grand chapeau et de chausser de bottes ses pieds de bouc). Le mal de vivre est l’autre nom du démon, attesté chez Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix. Voltaire « considère le diable comme une autre invention de l’Eglise pour tenir le peuple en laisse » p.87. Sade récuse l’existence de Satan et Milton en fait un enjôleur.

Au siècle suivant, Dorian Gray le voit en lui par son miroir et le Mr Hyde du Dr Jekyll réduit Satan à la psychiatrie en l’homme. Le satanisme est de mode dans la bourgeoisie des grandes villes, comme le rapporte Huysmans dans Là-bas : c’est avant tout un ésotérisme sexuel, dans une époque victorienne trop répressive. Mais le 20ème siècle voit « Satan superstar ». Il est le Rebelle aux pouvoirs, le Libérateur des obscurantismes, le promoteur du progrès prométhéen. Vigny chante sa beauté maudite en porteur de lumière, Hugo chante La fin de Satan, Baudelaire le rend compagnon du désir. La fascination du cinéma rend le diable plus tentateur : le septième art n’est-il pas l’incarnation même du faux-semblant et de l’illusion ? Nosferatu incarne le mal indestructible, le Dr Mabuse l’orgueil diabolique de la science dévoyée, Rosemary’s Baby et L’Exorciste revivalisent l’image du diable qui possède sexuellement, rendant les filles pubères « victimes » et non pas actrices de leurs désirs. Le Mal, c’est les autres, au point que Charles Manson incitera sa secte à massacrer les riches hollywoodiens qui l’ont rejeté. Le satanisme est aujourd’hui une provocation ado, encouragée pour des raisons commerciales par le rock rebelle et transgressif qui pulse pour assommer l’angoisse de vivre.

Mais « tous les mouvements fondamentalistes et sectaires cultivent la hantise du diable jusqu’à l’absurde » p.107. Il s’agit de sans cesse rejouer Moi contre les autres, Nous contre les Ennemis, les forces du bien contre celles du mal : Le seigneur des Anneaux, Harry Potter, Star Wars font du combat positif contre les forces négatives les ressorts de l’histoire. Car, s’il n’y a pas de diable, il ne reste que l’homme : sa liberté, sa responsabilité, son éventuelle lâcheté. Les psychiatres, depuis Freud, font du diable l’image pulsionnelle de peur et de séduction de l’Interdit. Le sexe, parce qu’il fait l’objet de nombreux tabous, est la principale origine des maux « diaboliques » contemporains.

Georges Minois, Le diable, 1998, PUF Que sais-je ? 2000, 126 pages, €12.63 e-book Kindle €5.49

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American sniper de Clint Eastwood

Comment renouveler le western ? En le plaquant sur la réalité contemporaine. Les acteurs sont en Irak mais ce sont bien les mêmes cow-boys, la Bible dans une main et le fusil à lunette de l’autre, qui font régner l’ordre sur la planète – au nom de Dieu. Ils sont missionnés pour civiliser les sauvages et éradiquer le Mal.

Ah, le « Mal » ! Il est tout ce qui n’est pas dans la morale américaine, biblique, familiale, patriote, puritaine. Les islamistes ne sont pas une « race » à part mais l’incarnation dans leurs comportements du Mal qui vient du diable. Il ne tiendrait qu’à eux de s’élever au Bien – et devenir américains. D’ailleurs, certains collaborent, conscients que la guerre ne justifie pas tout.

Chris Kyle (joué par Bradley Cooper) a réellement existé et Clint Eastwood chante sa gloire dans un film patriotique qui touchera la fibre populaire et populiste, tiré de de son livre American Sniper : l’autobiographie du sniper le plus redoutable de l’histoire militaire américaine. Mais il opère aussi une réflexion sur ce qu’est être américain. C’est en effet toute une culture qui se bat pour mettre à mort. La télé en continu qui horrifie et sidère en passant en boucle les attentats de Nairobi puis du World Trade Center, rendent fou le citoyen moyen ; la bande dessinée ou le « roman graphique » qui caricature les héros et met en scène les Vengeurs ; l’éducation paternelle rigoriste aux garçons qui veut en « faire des hommes » aptes à se battre et à défendre leur famille depuis tout gamin ; le paroxysme du Texas où ces valeurs viriles, machistes, sûres d’elles-mêmes et dominatrices se donnent libre court dans un individualisme paroxystique fondé sur les armes, la chasse, le rodéo et le body building.

American sniper est l’histoire des quatre Opex (opérations extérieures) effectuées en quelques années par un tireur d’élite des Navy Seals particulièrement doué. Formaté à défendre son petit frère contre les gros méchants, initié à la chasse dès 7 ans par un père dans l’esprit des pionniers, bouleversé par les attentats du 11-Septembre sur le sol même des Etats-Unis, il s’engage dans ce que l’armée propose de plus dur : les commandos marines comme on dit chez nous. Il est calme, rationnel, bien qu’en tension constante ; son devoir est de protéger et il se moque des buts de guerre ou de l’idéologie : éradiquer le Mal lui suffit. Tout est simple, voire simpliste, dans cette démarche. Elle met en scène l’efficacité même du capitalisme : faire son boulot, juste à sa place. L’ordre divin surgira comme une Main invisible de chacun des actes individuels effectués au nom du Bien.

Malgré un début un peu poussif et peu convaincant sur les motivations profondes du gars, le film prend son essor avec les premières actions et captive. Le spectateur ne sait pas au juste pourquoi défendre sa patrie attaquée est supérieur à défendre sa famille en formation – et la femme est là pour ramper de pitié et appeler à « l’Hamour » (Sienna Miller). Ses deux enfants, un garçon et une fille, apparaissent plus comme une propriété que comme des êtres objets d’affection à protéger et aider à grandir. Chris paraît doué d’une belle paire de couilles, plus que son petit frère (Keir O’Donnell) qui s’engage aussi mais crève de peur et ne comprend pas cette guerre, mais Chris semble plus mené par ses hormones que par son cerveau. S’il parle si peu c’est qu’il n’a rien à dire, et s’il n’a rien à dire c’est qu’il ne réfléchit guère. Il est le cow-boy type, le chien de berger de son troupeau, ici sa section de Marines qu’il doit protéger des « traîtres » embusqués.

L’attrait du métier, qu’il fait bien au point de devenir « la Légende » avec 255 ennemis tués à son actif, est doublé d’un duel comme au saloon avec Mustafa (Sammy Sheik), le tireur d’élite syrien quelques années plus tôt sur le podium des jeux olympiques, venu en Irak défendre ses « frères » musulmans (une invention du film pour illustrer la maxime biblique « œil pour œil, dent pour dent »). Des exactions de Saddam Hussein, il n’en est jamais question ; du comportement conquérant et méprisant de l’armée américaine en Irak non plus ; de la stupidité stratégique des généraux aux commandes ou des politiciens ras du front encore moins. Le film est tout entier à la gloire de l’individu, pas des Etats-Unis. Chris est un pionnier en milieu hostile, un cow-boy lâché parmi les nouveaux Indiens basanés et sauvages qui n’hésitent pas à torturer et à bafouer la décence commune.

Ce pourquoi il n’hésite pas à descendre un enfant, « un gamin qui avait à peine quelques poils aux couilles » parce que sa mère lui a passé une grenade (russe) de sous sa burqa et qu’il s’apprêtait à tuer une dizaine de Marines qui s’avançaient pour « sécuriser » le périmètre. Il descendra la mère aussi, puisqu’elle récupère la grenade pour la lancer à son tour. Notons que le vrai Chris Kyle n’a pas tué l’enfant. Tous sont atteints par « le Mal » et les renvoyer dans les Ténèbres extérieures est le devoir moral d’un « croisé de Dieu ». Les ennemis sont de vrais suppôts de Satan, métaphore biblique bien facile qui évite de penser au pourquoi d’une telle résistance au néocolonialisme yankee. Car les adversaires, croyants d’une autre religion tout aussi totalitaire que le puritanisme botté, appellent Chris « le diable de Ramadi ». Chacun a l’Ennemi qu’il peut.

Chris n’est pas une machine mais un homme formaté par sa culture. La guerre lui est une addiction, plus parce qu’il peut révéler sa vraie nature de Protecteur de ses camarades que pour le plaisir de tuer ou l’adrénaline du combat. Mais il est fragile au fond, comme la plupart des Ricains qui reviennent de guerre traumatisés à vie faute de sens réel à leur combat (la Bible n’est qu’un paravent) et par manque de structure psychologique dans une société où tout est trop facile. Le spectateur au fait du métier des armes s’étonnera de voir le tireur d’élite appeler sa femme en plein combat pour lui susurrer des mots doux, complètement ailleurs que dans l’action, déconcentré, psychologiquement vulnérable. La technologie affaiblit parfois plus qu’elle n’aide, car un combat se gagne par le mental, pas par les seules armes.

La fin de Chris Kyle, tué misérablement au stand de tir par un vétéran atteint de stress post-traumatique qu’il essayait de soigner par les armes, montre combien cet « héroïsme » culturel est vain – et combien « les armes » sont mortelles, malgré le lobby puissant (et principalement texan) de la National Rifle Association. La patrie n’est pas reconnaissante, la famille est laisse à elle-même, l’individu est seul face à son destin.

DVD American sniper, Clint Eastwood, 2014, avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Kyle Gallner, Ben Reed, Elise Robertson, Warner Bros 2015, 2h13, standard €6.99 blu-ray €8.46

Chris Kyle, American sniper: L’autobiographie du sniper le plus redoutable de l’histoire militaire américaine, Nimrod 2015, 350 pages, €21.00  

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La voie lactée de Luis Buñuel

Athée grâce à Dieu, Luis Buñuel entreprend dans la tourmente de 1968 un pèlerinage aux absurdités de la religion catholique romaine. La voie lactée est celle de saint Jacques qui aboutit à Compostelle, la fin de terre occidentale. Un cadavre, qu’on dit sans tête, aurait été retrouvé par des bergers et attribué au fils de Zébédée, frère de l’apôtre Jean chéri du Christ. Comme il était pêcheur sur le lac de Tibériade, il devait connaître la navigation… Ou plutôt son cadavre, car il aurait été tué en Palestine. Mais on ne sait même pas s’il a existé, tant la mention de son nom n’apparait que tardivement (comme Jésus le Christ, d’ailleurs). Sa « tombe » a été découverte sous le roi Alphonse II des Asturies, né en 791 et mort en 842 or, dès 785, saint Jacques est déjà présenté comme le sauveur de l’orthodoxie chrétienne et l’on peut supposer que le saint mythique fut choisi comme étendard pour contrer l’invasion arabe de l’Espagne, entreprise de 711 à 726. D’autant que la ville Santiago de Compostella fut prise et pillée en 997 par Muhammad ibn Abî Amir dit el-Mansour. Jacques est considéré comme matamore, tueur de Maures.

Mais, fin 1968, le « pèlerinage » est bien oublié ; il faudra attendre le livre de Barret et Gurgand, Priez pour nous à Compostelle et l’émission Apostrophe pour que le pèlerinage redevienne à la mode, et pas uniquement chez les catho-gauchistes. Aujourd’hui, « marcher » permet de retrouver son corps, donc de reprendre ses esprits tout en apaisant ses passions (le chemin fatigue), donc de « se retrouver » – saint ou pas. Faire le chemin est une « voie » comme dans le zen, il donne un but mais ce qui compte est le cheminement, pas le tombeau. A l’époque, en ces années glorieuses, tout le monde aspire à devenir bourgeois, apprêté et bien vêtu, possesseur d’une automobile. Le film montre à l’envie les voitures antiques de la fin des années 60 défilant sur les autoroutes, depuis Paris jusqu’en Espagne.

Mais ce que dénonce Buñuel constamment est l’hypocrisie bourgeoise sur la religion : célébration en paroles et actes au rebours. Deux compères vagabonds, Pierre et Jean (Paul Frankeur et Laurent Terzieff), prénommés comme les deux apôtres qui découvrirent le tombeau du Christ vide, se voient en butte aux « charités » à géométrie variable des gens rencontrés sur la route. Pierre le vieux (59 ans) est croyant parce qu’il « ne peut plus » (baiser), Jean, le jeune, plutôt athée parce que remontent à sa mémoire des souvenirs de la guerre civile espagnole – et même le fantasme puissant du pape fusillé par les rouges. Pourquoi vont-ils à Santiago ? Pour voler les pèlerins peut-être… Ou pour quêter leur voie, on ne sait pas.

Sur leur route, des « miracles » se produisent, souvent ambigus, à la limite de la coïncidence – probablement exprès : ce grand homme en noir (Alain Cuny) à l’écharpe rouge (tout comme Mitterrand qu’on appellera « Dieu » 13 ans plus tard…) donne un billet à celui qui épargne mais rien à l’autre qui n’a rien, et s’éloigne en trois parties avec un nain et une colombe, figure de la Trinité ; ce gamin qui a du sang sur les mains et un trou rouge au côté gauche de sa chemise, prostré en bord de route et qui stoppe une limousine américaine pour faire monter les deux pèlerins serait incompréhensible sans culture catéchiste : il est l’image de Jésus adolescent portant les stigmates (les deux se feront d’ailleurs virer peu après le départ pour avoir juré le nom de Dieu) ; la foudre tombe non pas sur le mécréant qui défie Dieu mais à une vingtaine de mètres ; le souhait réalisé de voir se crasher la DS arrogante aux yeux bridés qui passe à toute allure sans daigner s’arrêter aux pouces levés ; l’apparition de la Vierge toute en bleu ciel dans une forêt où deux « chasseurs » hérétiques ont tiré sur un rosaire. Certains miracles présumés sont des fantasmes, comme ce jeune homme beau comme Satan (Pierre Clémenti) qui dit aux deux compères de filer après l’accident de la DS, ou ces compagnes surgies d’on ne sait où dans le lit d’à côté de l’auberge espagnole (où chacun apporte ce qu’il souhaite) ; incident conforté par le curé (Julien Guiomar) qui raconte comment l’économe d’un couvent, après avoir prié la Vierge, dépose les clés du coffre et part faire sa vie, se marier et avoir plusieurs enfants, avant de retourner au couvent pour finir son existence… et retrouver ses clés à la même place, comme si elle avait rêvé un destin en l’espace d’un instant.

De Paris à Santiago, le chemin est picaresque, composé d’une arlequinade de scènes réalistes ou rêvées, présentes ou mythiques. C’est l’occasion d’exposer de façon complaisante toutes les variantes du christianisme, que le dogme papal a qualifié évidemment « d’hérésies » par soif de pouvoir. Ainsi le faux pape qui en appelle à s’unir selon le Christ, la communion des corps fornicateurs après celle du pain et du vin ; Marie (Édith Scob) qui dit à Jésus (Bernard Verley) de ne pas se raser, Jésus qui transforme l’eau en vin à un dîner fort joyeux, ou qui « guérit » les deux aveugles dans une forêt… jusqu’à ce que leur canne rencontre un petit fossé qui les empêche d’avancer. Ce curé gourmand de transsubstantiation (François Maistre) qui jette son café à la face du brigadier (Claude Cerval) lequel l’interroge en gros bon sens sur tous ces mystères – parce qu’il est un vrai curé devenu fou échappé de l’asile qui ne supporte pas qu’on le contrarie (comme toute religion). Ou cet arrogant et vicieux marquis de Sade (Michel Piccoli, tout à fait dans son rôle de vieux salaud), qui nie Dieu et torture une très jeune fille, en athée libertin. Ou ces deux nobles, l’un jésuite (Georges Marchal) et l’autre janséniste (Jean Piat), qui se défient en duel pour des arguties de théologien tandis qu’une nonne janséniste convulsionnaire se fait clouer sur une croix dans une église. Ou encore cet évêque espagnol qui excommunie et brûle le squelette de son prédécesseur parce que l’on a découvert un manuscrit de lui qui doute de la légitimité de certains dogmes. Tout le monde parle en citations : Osée dans la bouche de Dieu le Père, des textes de Jean de la Croix, de Louis de Grenade, des propositions du Denzinger ; tout le monde perroquette la religion – mais sans la vivre au quotidien, comme si le catholicisme s’était réduit avec les siècles aux simagrées. D’ailleurs, les deux pèlerins sont accueillis à Saint-Jacques de Compostelle par une pute (Delphine Seyrig) qui veut baiser avec chacun d’eux pour avoir « un enfant de putain » ordonné par Dieu lui-même avec des prénoms à coucher dehors.

Au fond, si Dieu est omniscient, omniprésent et tout-puissant, il importe peu de croire ou non puisque tout est écrit et que la destinée adviendra, et que la grâce sauvera toutes les créatures. Si Dieu n’est qu’un concept, une projection des désirs humains de toute-puissance, peu importe qu’il existe, il s’agit pour chacun de réaliser pleinement toutes ses potentialités humaines, de devenir totalement homme, « sur » homme diraient certains. Tout le reste est crédulité de superstitieux et jeux de communication pour assurer son pouvoir sur les autres.

Ce film de peu de succès est une fantaisie baroque d’un cinéaste latin hanté par les curés et sur ces années de bourgeoisie régnante et de franquisme en Espagne. Un autre monde désormais bien lointain, conté avec simplicité et mystère.

DVD La voie lactée, Luis Buñuel, 1968 (sorti en 1969), avec Laurent Terzieff, Paul Frankeur, Delphine Seyrig, Edith Scob, Bernard Verley, Alain Cuny, Jean Piat, Michel Piccoli, édition espagnole en français et espagnol, standard €12.17 blu-ray €12.38

The Luis Buñuel Collection – 7 DVD : Belle de jour / Le Journal d’une femme de chambre / Le Charme discret de la bourgeoisie / Cet obscur objet du désir / Le Fantôme de la liberté / La Voie lactée / Tristana, €66.98

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Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan

Le destin de certains écrivains est de refléter fidèlement leur époque – et d’être oubliés aussitôt après. Bien peu passent à la postérité avec un message universel traversant les générations et les milieux. Michel de Saint-Pierre fut un écrivain catholique fort lu dans les années cinquante ; après 1968, il l’a beaucoup moins été, d’autant qu’il est mort en 1987, à 71 ans. Qui s’en souvient encore ?

Il a pourtant fait partie des premiers à être édité en Livre de poche. Les aristocrates sont plus célèbres que Les murmures de Satan pour avoir fait l’objet d’un film, mais il s’agit bien du même milieu et des mêmes caractères. Nous sommes dans la France catholique traditionnelle qui tente sans grand succès de s’adapter à la modernité. La guerre et la Collaboration ont beaucoup déconsidéré la religion catholique, l’Eglise – sinon les prêtres – s’étant rangés massivement du côté de Pétain qui représentait l’ordre, donc « la volonté de Dieu ». Mai 1968 et ses suites laïcardes et « de gauche » ont achevé la déconstruction, jusqu’aux années récentes où le surgissement d’une autre religion du Livre, dans sa version sectaire et fanatique, a réveillé la Tradition. Relire Michel de Saint-Pierre peut alors aider à comprendre ce monde qui tente de renaître.

Le roman se situe à la fin des années cinquante, une dizaine d’années seulement après la guerre, et met en scène une « communauté » catholique formée par Jean, chef en tout. Chef de famille, chef croyant de la communauté qu’il a formé, chef de projet technique, chef d’entreprise – il est le « saint militant » de la cause chrétienne, celui qui remet en question le confort et les habitudes. Au point de fâcher ses proches, ses enfants, sa femme et son curé. La question est de savoir comment vivre sa foi chrétienne dans la société moderne.

L’auteur ne tranche pas, mais il met en scène le déroulement par chapitres bien séparés comme au théâtre : la pelouse, le dîner, le curé, l’atelier… Jean a la quarantaine et, dans la plénitude de ses facultés, il a engendré cinq enfants, créé son entreprise, inventé des prototypes de matériel électronique, et réuni autour de lui plusieurs couples et célibataires pour vivre ensemble dans la foi – dans le même château. Mais à se vouloir le Christ, il faut en avoir les épaules…

Satan murmure à l’oreille de chacun pour détruire l’élan et déconstruire tout cet échafaudage. La femme de Jean est-elle insensible à la robuste sensualité de Léo, sculpteur de pierre et incroyant, qui aime la chair pour la modeler sous ses mains ? L’inventeur Lemesme, associé à l’entreprise de Jean, n’est-il pas prêt à livrer tous ses secrets pour le seul plaisir de voir ses inventions publiées ? L’entreprise elle-même, perdant l’ouvrier Gros-Louis de maladie, va-t-elle perdurer, inaltérable en créativité, fraternité et production ? L’aumônier de la communauté, sceptique sur la « vie chrétienne » menée par les châtelains, ne reçoit-il pas l’ordre de dissoudre cette expérience hasardeuse, trop hardie pour l’Eglise et trop portée aux tentations mutuelles ? Jusqu’à Jean lui-même, la clé de voûte, qui a des faiblesses coupables pour la jeune Roseline, 15 ans, vue nue dans l’atelier de Léo – il la posséderait bien, après 15 ans de mariage exclusif…

Le lecteur le comprend dès le premier chapitre, c’est bien la chair qui est l’ennemi des catholiques – plus que l’argent. La sensualité affichée par Léo, chemise ouverte sur la naissance d’un torse puissant « lisse comme celui d’un adolescent », fait se pâmer les femmes – même si Léo déclare plusieurs fois à Jean qu’il « l’aime ». Est-ce fraternité chrétienne ou inversion ? Même les enfants, laissés libres puisqu’encore non dressés, révèlent leur goût pour la matière : ils préfèrent jouer dans la boue de l’égout que sur la pelouse trop policée ; de rage après que son anniversaire fut décommandé par des parents trop imbus de leur recherche sur les rats, le jeune Yves, 14 ans, en arrache sa chemise avant de massacrer tous les rongeurs, lézards et fennec de l’appartement où il est délaissé au profit des sales bêtes ; Laura la fille aînée de Jean, 13 ans, commence à jouer de sa féminité et Léo la verrait bien poser pour lui.

Dans cet univers ordonné, chacun doit être à sa place : les hommes, les femmes, les enfants ; ceux qui ont fondé un foyer et les « encore » solitaires (le rester est suspect) ; ceux qui travaillent et ceux qui se contentent de s’y efforcer. Tout grain de sable est alors « satanique ». Le désir, la passion, l’argent, l’abandon, sont autant de murmures que Satan profère pour lézarder la façade et faire retomber l’humain. Au lieu de s’adapter, on résiste – la foi est une et indivisible, elle ne souffre aucune concession. Le lecteur comprend vite que cette société va dans le mur – et qu’elle s’en doute mais ne peut s’en empêcher. « Les gens m’obéissent, me servent et m’aiment », déclare Jean p.129. Jusqu’à ce qu’ils apprennent à être eux-mêmes, et alors… tout s’écroule.

Jean ne peut rien contre la mort de Gros-Louis ; rien contre la décision de la grosse entreprise qui envisage d’acheter son brevet – ou non ; rien contre le désespoir de l’adolescent Yves que les parents ignorent ; rien contre les désirs sexuels suscités par Léo auprès de Carol, de Geneviève et de sa propre femme ; rien contre la volonté de tigresse de celle-ci à défendre le patrimoine de ses cinq petits que le père veut brader par charité chrétienne à n’importe qui ; rien contre son propre désir, violent, pour cette Roseline vierge, « ce corps lisse et frais, ces yeux bleus larges ouverts, où ne paraissait qu’une pureté animale sans appel et sans pudeur – et les petits seins de fillette, la grisante et suave odeur qui s’exhale de l’extrême jeunesse, pimentée, irremplaçable, à en fermer les yeux, soûlante comme un vin à parfum de fleur… » p.146.

Ce que l’on observe, près de soixante ans après que ces lignes furent écrites, est que le catholicisme traditionnel – lui dont le nom signifie « universel » et qui se place sous le signe de l’amour – a très peu d’universel et ne pratique que très peu l’amour. La société est corsetée par des règles de bienséance et une morale rigide, l’amour du prochain est lointain, le plus éthéré possible. Les femmes doivent obéir et les enfants être domptés, les humains doivent se soumettre à la hiérarchie sociale, bénie par l’Eglise qui interprète la volonté de Dieu via les Ecritures. Patriarcale, autoritaire, soumise au catéchisme et volontiers colonialiste (pour le bien des égarés), la société catholique française des années cinquante ainsi décrite a du mal à s’adapter aux changements incessants du monde.

Les désirs s’exacerbent d’être mis sous pression par le couvercle des bienséances, le vêtement entrouvert possède bien plus de pouvoir que le nu intégral. A se vouloir sans cesse autre que l’on est, pur esprit méprisant le corps et ses besoins, on se prépare des lendemains cruels. Satan n’existe que là où existe un pape – sans soupape.

N’est-ce pas péché d’orgueil que de se croire un saint alors que l’on n’est qu’un homme ?

Michel de Saint-Pierre, Les murmures de Satan, 1959, Livre de poche 1964, 252 pages, occasion €2.25

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Prince des ténèbres

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Œuvre lourde, lente, où l’angoisse monte, lancinante, scandée par une musique envoûtante. Nous sommes dans un huis-clos où chacun se referme sur soi, ni les autres en tant que collègues d’une même recherche, ni l’espoir d’un couple, ni même la Bible qui dit l’espoir d’être sauvé à la fin des temps, ne permettant de s’en sortir. Car le Mal est en nous, le démon dans le monde, l’antimatière à l’intérieur de la matière.

Un prêtre meurt dans un quartier délabré de Los Angeles où subsiste une église désaffectée ; il laisse une clé dans un coffre et un journal en testament. Il révèle appartenir à la mystérieuse Confrérie du sommeil, dont l’existence a été cachée au Vatican depuis des siècles, afin de protéger le monde. L’église recèle, dans sa crypte, un étrange cylindre de verre où tournoient des effluents verts qui, peu à peu, s’amplifient. En émane une puissance, en conjonction avec les ondes qui parviennent d’une lointaine galaxie et atteignent enfin la Terre.

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Le père Loomis (Donald Pleasence), dépositaire du testament, va mandater le physicien Birack (Victor Wong, asiatique à barbiche et à l’œil gauche demi-fermé) pour étudier la chose, en accord avec les cardinaux catholiques de Los Angeles. C’est toute une équipe d’étudiants post-doc, chacun brillant en sa spécialité, qui est réunie par le professeur un week-end dans l’église déserte. Ce qu’ils vont découvrir remet en cause toutes les certitudes. La science comme la religion ne sont que des croyances ; elles sont mises à l’épreuve de la réalité inouïe. Et c’est une mathématicienne, Catherine (Lisa Blount), qui va découvrir que le cylindre contient le fils de Satan… L’angoisse saisit les personnages face à cet inconnu que l’on croyait refoulé selon la Bible dans les ténèbres extérieures.

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D’autant que le cercle se referme : ce secret bien gardé qu’aucun humain ne soupçonne, l’église désaffectée entourée de SDF zombies qui massacrent tous ceux qui tentent de fuir, la crypte où le cylindre étend sa maléfique influence, le réseau mis en commun des câbles informatiques et des compétences qui converge sur la même chose : l’innommable. Rien ne peut briser le cercle paranoïaque : ni la fuite, ni les hypothèses, ni le couple que tente vainement de former Brian (Jameson Parker) et Lisa Blount (Catherine Danforth). Les ténèbres envahissent tout, la Créature contamine ceux qui s’approchent de trop près, candidement confiants en leur savoir scientifique ou abêtis par la curiosité (maléfique depuis Eve) : un jet de liquide comme une éjaculation faciale – et les voilà recréés à l’image du non-Être, zombies d’humain animés par le Mal. Comme quoi le sexe était perçu comme le véhicule du Mal à l’ère du retour à l’ordre moral sous Reagan, quelques années après la découverte du SIDA en 1983. Le retour au puritanisme des mœurs date de ce moment-là, et Prince des ténèbres en témoigne.

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Chacun est seul avec ses fausses certitudes : la Bible pour le père Loomis, qui prie vainement à Jésus-Sauveur avant de prendre en main une hache pour trucider le diable incarné en zombie ; les autres pour le gay du groupe, Walter (Dennis Dun, sino-américain de 35 ans), qui attend d’être sauvé des chiottes où il s’est réfugié avant de creuser lui-même le mur (dont on s’étonne qu’il fasse près d’un mètre d’épaisseur à cet endroit !) ; son nouveau boy-friend possible Jameson, après un grave échec pour Lisa, qui choisit de précipiter le fils du diable (et elle-même avec) au travers du miroir alors qu’il commence à tirer son père Satan dans ce monde-ci. Agir plutôt qu’attendre, faire plutôt que croire, dans l’immédiat plutôt que dans l’attente. Car si tout vaut tout, autant choisir par instinct – on ne fera pas plus mal.

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Le miroir est, comme dans les temples shinto, l’image même de l’incertitude : il renvoie ce qu’on lui envoie. Matière-antimatière, Jésus-Diable, raison-phobies, science-croyance, espoir-pessimisme, action-soumission. C’est de même un message du futur qui parvient en miroir au présent, via le même rêve que fait tout membre du collectif venu étudier le cylindre.

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Ce film est sorti en 1987, sous le président Ronald Reagan qui pourfendait « l’empire du Mal ». L’URSS vivait ses dernières années sous Gorbatchev, un traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire et les euromissiles sera signé en fin d’année. Mais les Etats-Unis étaient menacés aussi par la drogue, le dictateur du Panama Manuel Noriega sera inculpé cette année-là par un tribunal de Floride pour trafic. Et par sa finance : le krach de 1987 sera le premier d’une série qui mènera vingt ans plus tard à celui dont nous vivons aujourd’hui les derniers développements politiques.

Pour sauver le monde, il faut reconnaître ses faiblesses – dont savoir que l’on ne sait rien n’est pas la moindre. Une fois ceci posé, il n’y a pas de tragique car nous sommes en Amérique : si chacun se prend en main, choisit la raison et le positif, alors le Mal n’aura aucune prise. Encore faut-il « vouloir », ce qui signifie avoir l’énergie en soi-même. Tel est le message du pays des self-made men.

DVD Prince des ténèbres (Prince of Darkness) de John Carpenter, 1987, avec Donald Pleasence, Victor Wong, Jameson Parker, Catherine Danforth, Dennis Dun, Susan Blanchard, Anne Marie Howard, Studiocanal 2005, €13.00

D’autres films de John Carpenter chroniqués sur ce blog

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René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde

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René Girard est mort à 91 ans. Grand, impérieux, magnétique, il a marqué son époque. C’est le jour de Pâques, 1987 ans après la naissance supposée du supposé Christ, que j’ai lu cet ouvrage. Il ouvre un horizon nouveau au christianisme. Il expose en effet une anthropologie fondamentale où… il découvre que la religion chrétienne apporte la réponse nécessaire. Toute la théorie mimétique, inventée par René Girard, serait contenue dans les Évangiles.

Pour René Girard, et c’est un fait d’expérience, l’homme est un être d’apprentissage ; mais il est aussi, et conjointement, un être social. Son désir a besoin du désir des autres pour exister. Sans concurrence, pas de désir précis, seulement des désirs vagues, informulées. L’émulation permet de désirer ce que les autres désirent. Ce mimétisme du désir est volonté de se fondre dans l’autre, son double pour s’emparer de ce qu’il veut.

Telle est, selon l’auteur, la source de la violence entre les hommes.

La fonction des interdits sociaux est de « prohiber le mimétisme » en mettant un tabou sur certains objets et certains êtres les plus proches car appartenant au groupe de cohabitation, enjeux les plus évidents de relations rivales. Le rôle des rituels religieux est justement de désamorcer la violence en la mimant. Le meurtre d’une victime émissaire change l’opposition de chacun contre chacun en opposition de tous contre un seul.

Ce « sacrifice » fonde les règles sociales et établit la culture. Le transfert d’agressivité sur la victime rend celle-ci « sacrée », et la paix que ce meurtre apporte par catharsis fait l’objet d’un transfert de réconciliation sur la communauté.

Voilà qui est bel et bien dit malgré un freudisme un peu lourd qui demanderait à être nuancé. Mais une telle clarté est salutaire après les cafouillages folkloriques de nos manuels d’ethnologie.

Donc le sacré, c’est la violence. Celle qui vient de soi sans qu’on sache pourquoi, celle qui fait que l’on désire toujours ce que l’autre désire – parce que l’on est ainsi fait. Violence involontaire, irrationnelle, brutale. Ce que l’on ne comprend ni ne maîtrise, on l’appelle volontiers « Dieu ». L’esprit humain se reconnait dépassé et transcendé par une force qui lui paraît extérieure à lui-même et qui semble mener la communauté où elle veut. La religion, la philosophie, l’ethnologie, la psychologie ne seraient pas des tentatives pour comprendre mais des masques pour oublier la violence fondamentale. Celle qui est inconnaissable parce qu’effrayante autant que hors de toute maîtrise. Une sorte de vouloir être sauvage qui submerge toute rationalité.

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Pour René Girard, « Satan » est l’image incarnée des mécanismes circulaires de la violence qui emprisonne les hommes dans des systèmes culturels et philosophiques assurant un modus vivendi avec elle. « Le Christ », à l’inverse, révèle le meurtre fondateur à la base de toute religion et fait comprendre par la Crucifixion qu’il ne pourra plus désormais y avoir de victime expiatoire car sa persécution sera comprise, à son exemple, comme injuste. La communauté ne pourra plus se réconcilier sur le dos d’un bouc émissaire. C’est l’effacement du christianisme qui a engendré la Shoah – ou le génocide cambodgien.

Les Évangiles seraient donc une mutation de la pensée par rapport aux textes de l’Ancien testament et des autres religions. Ces Évangiles empêchent désormais – par leur révélation – le mécanisme fondateur de fonctionner. Contrairement à la lecture médiévale du christianisme, contre laquelle Nietzsche avait raison de s’élever, jamais dans les textes évangéliques retenus par l’Église, la mort de Jésus n’est définie comme « un sacrifice ». Aucun dieu ne l’a voulu, pas plus qu’il ne « veut » les maladies, les catastrophes ni la mort qui tous affectent les humains. La violence apocalyptique prédite par les textes n’est pas divine, mais est le fait des hommes – eux dont le conflit mimétique ne connaît pas de fin.

Les Évangiles seraient une explication du monde et de la place de l’homme. L’être humain est libre : ce qui lui arrive est de son seul fait, de par sa violence essentielle. Dieu – s’il existe, et cela est du domaine de la foi, pas du fait – est extérieur à tout cela. Le Christ, homme plus qu’humain mais avant tout homme, révèle les moyens de sortir de la crise mimétique. Son Royaume est celui où les humains, par un effort de raison et de volonté, auront su mettre un terme à la violence mimétique. En dehors de l’expulsion réconciliatrice, seul ce renoncement inconditionnel peut mettre fin aux rapports de vengeance. Du moins il faut y croire…

Selon René Girard, aucune autre possibilité ne subsiste, une fois les ressources sacrificielles épuisées par la révélation du Christ. C’est l’attitude d’Antigone qui refuse la version officielle du sacrifice de ses frères, que l’un aurait été juste et l’autre rebelle. Pour elle, les deux sont morts pour rien, dans une rivalité aussi absurde que l’hypocrisie politique de la cité. Antigone aurait dit la même chose que le Christ : « je ne suis pas venu pour partager la haine, mais l’amour ».

Notre univers contemporain illustre étrangement cette théorie. La paix nucléaire repose sur une appréciation froidement scientifique des conséquences fatales qu’auraient pour tous les adversaires l’utilisation massive des armes accumulées. Le renoncement à toute représaille est la seule condition de survie de l’humanité : ce que dit l’Évangile. D’autant que ce conflit impossible permet de libérer des forces pour la création et pour la vie. « L’amour », la paix, sont bien révélateurs, ils échappent à tout esprit de revanche. Tout ce qui fit de notre univers occidental, depuis 1945, le plus énergique et le plus créateur qui fut jamais en savoir scientifique, en technologie, en pensée et en art, est due à cette guerre impossible, à cette paix forcée, lentement conquise. Même si elle est relative – des guerres conventionnelles ne manquant pas d’éclater.

Aurions-nous enfin su dépasser le simple désir mimétique pour lui faire servir moins la guerre que l’émulation ? Ne serait-ce pas plutôt le fait qu’une seule puissance soit restée hégémonique jusqu’à la seconde guerre d’Irak, sous George W. Bush, qui a produit le désir de l’imiter elle seule, plutôt que de la défier ? La Chine qui émerge et la Russie nostalgique de son ex-puissance, le salafisme qui veut dominer les femmes et tous les incroyants, défient désormais, depuis la parution du livre, cet irénisme candide.

La paix, qui surpasse l’entendement humain, ne peut surgir qu’au-delà de la passion chicanière du jugement. Différencier le coupable et l’innocent, c’est perpétuer la violence – alors qu’il faudrait selon le Christ « pardonner », car tous sont coupables et tous sont innocents. Il n’empêche qu’en face d’un fanatique brandissant son couteau, tout cet échafaudage de bons sentiments et de pensées élevées s’effondre, se réduisant au dilemme simple : lui ou moi. Lorsqu’il s’agit de politique, la chose se conçoit, lorsqu’il s’agit d’humains déshumanisés par leur religion ou leur idéologie, le « pardon » ne tient pas. Il faut d’abord les maîtriser et de les empêcher de nuire avant – le temps qu’ils se reprennent – de leur donner une chance de réintégrer l’humanité.

Le bouc émissaire ne fait qu’assouvir la violence collective sur un faible qui ne peut se justifier. « L’amour » que le Christ demande aux hommes de pratiquer ne serait, selon René Girard, pas bêlant de faiblesse mais de force et de volonté. La paix doit se construire et elle demande de hautes vertus, plus sans doute que la guerre, qui n’est qu’un laisser-aller à ses instincts de violence.

Sauf que la guerre est parfois nécessaire, qu’il faut parfois être violent pour ne serait-ce que se faire entendre de ceux que leur croyance rend aveugles et sourds. C’est probablement toute la différence entre les époques, 1978 et 2015…

René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, 1978, Livre de poche Biblio essais 1983, 640 pages, €7.60

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Paul Doherty, Le porteur de mort

Paul Doherty Le porteur de mort
Nous sommes en 1304 dans l’Essex. Saint-Jean d’Acre – dernier bastion chrétien en Terre sainte – est tombée aux mains des musulmans quelques années plus tôt. Le donjon des Templiers a résisté le dernier avant que les survivants soient tous massacrés, sauf les jeunes filles et les enfants de moins de 15 ans, voués aux plaisirs et en vente avec profit sur le marché aux esclaves. A Mistelham dans l’Essex, en ce mois de janvier glacial, le seigneur du lieu s’appelle Scrope ; il est l’un des rares à avoir échappé à la prise d’Acre. Il s’est servi dans le trésor templier avant de s’évader en barque avec ses compagnons dont Claypole, son fils bâtard et un novice du Temple.

Mais justement, il a volé le Sanguinis Christi, une croix en or massif ornée de rubis enfermant le sang de la Passion enchâssée dans du bois de la vraie Croix, dit-on. Les Templiers veulent récupérer ce bien tandis que Scrope l’a promis au roi Edouard 1er d’Angleterre qui l’a fait baron et bien marié. Or voici que des menaces voilées sont proférées par rollet contre Scrope tandis qu’une bande d’errants messianiques établis sur ses terres pratiquent l’hérésie et la luxure. Le roi, dont le trésor de Westminster a été pillé par une bande de malfrats particulièrement habiles (fait historique !), ne veut pas que le Sanguinis Christi lui échappe.

Il mande donc sir Hugh Corbett, chancelier à la cour, pour enquêter et juger sur place au nom du roi. Il sera accompagné de Chanson, palefrenier, et de Ranulf, formé au combat des rues par sa jeunesse en guenilles et que Corbett a sauvé jadis de la potence. Le trio débarque donc au manoir de Scrope, muni des pleins pouvoirs de la justice royale. Lord Scrope est sans pitié, il aime le sang ; sa femme Lady Hawisa, frustrée, qu’il méprise ; sa sœur Marguerite, abbesse du couvent voisin ; son chapelain maître Benedict ; Henry Claypole, orfèvre et bailli de la ville, qui est son bâtard dévoué ; le père Thomas, curé de la paroisse et ancien guerrier ; frère Gratian, dominicain attaché au manoir.

Qui sont ces Frères du Libre Esprit, que Scrope a fait passer par les armes un matin, pour complot et hérésie, dans les bois de son domaine ? Une bande d’errants hippies rêvant de religion libérée de toute structure et hiérarchie, adeptes de l’amour libre et de la propriété communiste ? Artistes habiles à la fresque et à chanter ? Pourquoi donc aiguisaient-ils des armes sur la pierre tombale d’un cimetière abandonné ? Pourquoi s’entraînaient-ils au long arc gallois dont les flèches sont mortelles à plus de 200 m ? Depuis quelques mois, un mystérieux Sagittaire tue d’une flèche galloise un peu au hasard dans le pays, après avoir sonné trois fois la trompe. Qui donc est-il ? De quelle vilenie veut-il se venger ?

Ce seizième opus de la série Corbett est très achevé. L’intrigue est complexe à souhait, comprenant comme il se doit un meurtre opéré dans une pièce entièrement close sur une île entourée d’un lac profond sans autre accès que par une barque bien gardée. Il y a du sang, beaucoup de sang ; un passé qui ne passe pas, des péchés commis qui poursuivent les vivants ; des instincts qui commandent aux âmes, aiguillonnés par Satan. Nous sommes entre James Bond et Hercule Poirot, entre l’action et l’intrigue, la dague et le poison. Nightshade, c’est l’ombre de la nuit, la noirceur des âmes mais aussi le petit nom de la belladone, cette plante mortelle ingérée à bonne dose.

Whodunit ? Qui l’a fait ? C’est à cette éternelle question des romans policiers que Corbett doit répondre, aussi habile à démêler les passions humaines qu’à agiter ses petites cellules grises.

Paul Doherty, Le porteur de mort (Nightshade), 2008, poche 10/18 janvier 2011, 345 pages, €8.80

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Mary Shelley, Frankenstein

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Tout dépend peut-être des traductions, mais le roman se lit d’un trait, écrit d’une plume fluide et romanesque. Évidemment, ce n’est pas proféré avec les 400 mots des banlieues ni avec le laisser-aller de mise à l’Éducation nationale : nous sommes au XIXe siècle, où la télé n’existait pas, et où les gens cultivés savaient se servir de leur plume, imparfait du subjonctif inclus ! J’ai lu la traduction d’Alain Morvan en Pléiade, elle est sans accroc.

Issu d’un concours entre auteurs célèbres – lord Byron, le poète Shelley, le médecin Polidori, et Mary – réunis un soir de pluie battante dans les environs grandioses de Genève, ce roman gothique a été conçu dans la fièvre et l’insomnie, l’auteur s’effrayant elle-même de sa création osée. Elle manie avec vigueur les grands mythes du temps, le savant faustien qui veut égaler l’œuvre de Dieu, la Chute par orgueil, l’innocence des simples à la Rousseau, le Mal engendré par le désamour, et même le Juif errant condamné à arpenter la terre jusqu’à ce qu’il expie son crime d’avoir nié Jésus sauveur…

En ce siècle optimiste de foi en la science (qui donnera Jules Verne), la chimie était la discipline reine, en plein essor. Recréer la vie en éprouvette était un rêve presque alchimique, que la découverte des propriétés galvaniques de l’électricité mettait à portée d’imagination. Le jeune Victor Frankenstein est donc le créateur enfiévré d’une « créature » qui ne porte aucun nom. Car Frankenstein n’est pas « le monstre » – mais son auteur. Garçon au début de sa vingtaine, empli d’enthousiasme et d’obstinée volonté comme sont souvent les Suisses de cet âge, il a été élevé dans la nature, flanqué d’une sœur de lait d’un an moins âgée et belle comme le jour qui est vouée à l’épouser dès l’âge propice, et de deux petits frères vigoureux et aimants. Parti à l’université allemande d’Ingolschadt, Victor va faire sa découverte décisive et, avec les meilleures intentions du monde, donner vie à un être vivant doué de raison et d’une force physique peu commune, haut de « huit pieds », soit 2 m 44 pour être précis.

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Mais sa créature est une machine qui n’a pas l’étincelle humaine : ses yeux sont froids, jaunes et délavés, son visage sans émotions, et son attitude effraye au-delà de tout entendement. Son « père » le rejette dès ses premières manifestations de vie et le monstre doit se débrouiller tout seul. Il apprend à parler, apprend à lire, apprend à connaître les hommes et à s’orienter dans le pays par lui-même – ce qui est peu vraisemblable, mais tient au mythe. Solitaire, rejeté par la société humaine, sans amour ni reconnaissance, il « devient » méchant, vieille antienne rousseauiste selon laquelle on nait « page blanche » et où la société y inscrit le bien et le mal à mesure. Victor est coupable d’avoir donné naissance tout seul à un monstre et de l’avoir rejeté sans vergogne. Faux père, niant la sexualité et n’assumant pas ses actes, le lecteur d’aujourd’hui ne peut compatir à ses malheurs. Malgré ses attraits « romantiques » (beau, bien fait, agréable, aimant…) il a sciemment appelé le malheur non seulement sur sa tête, mais aussi sur celle des autres.

mary shelley frankenstein gf

Car ce sont les innocents qui (comme toujours) vont payer : son jeune frère William (prénom du fils des Shelley), adorable petit suisse sportif de dix ans, étranglé dans un parc par le monstre qui l’a tant malmené que sa poitrine découverte révèle le médaillon de sa mère qui a été volé. Il va se retrouver dans la poche d’une jeune servante dévouée de la famille et elle sera condamnée à mort par le machiavélisme du monstre. C’est ensuite Henry, l’ami intime de Victor depuis son enfance, qui va payer de sa vie le ressentiment de la créature, après que Victor ait refusé de lui créer une compagne. Enfin Élisabeth, sa cousine à peine épousée, étranglée à grands cris dans la chambre nuptiale lors d’une absence du mari (pourquoi l’a-t-il laissée, pourtant prévenu par le monstre qu’il se vengerait justement « la nuit de noces » ?).

Son vieux père meurt, seul Ernest, 19 ans semble épargné. Victor, réduit à lui-même, se lance dans la traque du monstre qui le mène dans une course démoniaque vers les étendues glacées du pôle. La créature, comme l’homme de Neandertal (qui ne sera découvert qu’en 1856), survit sans peine mais son « père » ne peut connaître que la souffrance dans ce climat inhospitalier. Victor est recueilli par le navire du jeune Anglais Walton, explorant le passage du nord-ouest et le secret de l’attraction magnétique. Il mourra d’épuisement avant sa créature mais celle-ci promet, dans un assaut d’éloquence diabolique, de s’immoler sur un bûcher sur la banquise (on se demande où il va trouver le bois…).

mary shelley frankenstein livre de poche

Malgré ce tissu d’invraisemblances, les récits emboités de l’explorateur à sa sœur, de Victor à l’explorateur, du monstre à Victor, sont enlevés par la jeunesse énergique (quasi électrique) des protagonistes. L’histoire avance au galop, pleine de bruit et de fureur – et de rebondissements. Le totalitarisme, ici, n’est pas l’Église mais le scientisme, cette croyance en la toute-puissance humaine sur les choses, la monomanie personnelle délirante du savant solitaire en son laboratoire, cet orgueil à la Prométhée (sous-titre du roman) pour voler le feu vital aux dieux, tel Satan défiant son Créateur.

Ce n’est pas la connaissance (raisonnable) mais la passion (déréglée) que Mary Shelley dénonce avec une force peu commune ; non pas la recherche en équipes pour l’utilité humaine, mais l’ambition personnelle de trouver tout seul la nouvelle pierre philosophale. Les Lumières s’éteignent, feu à feu, par la Révolution française et sa foule déchaînée, par l’obsession scientiste à manipuler la vie, par la colonisation pour imposer la Morale unique – avant que surgissent les dictatures féroces du XXe siècle et les délires « scientifiques » du Dr Folamour, du clonage génétique et des algorithmes automatiques du trading de haute fréquence, jusqu’aux « retours » aux vampires, œil de Sauron et autres puissances maléfiques.

C’est dire combien le mythe créé par Mary Shelley résonne encore, et combien sa postérité a de beaux jours à venir !

Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818, Livre de poche 2009, 345 pages, €4.10
Mary Shelley, Frankenstein, Garnier-Flammarion 1993, 371 pages, €5.40
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60
Films DVD :
Frankenstein de Mae Clarke avec Colin Clive et Boris Karloff, Universal pictures 2010, €11.70
Frankenstein de Kenneth Branagh avec Robert de Niro, Sony pictures 2010, €11.49
Coffret Frankenstein (contient Frankenstein, La Fiancée de Frankenstein, Le Fils de Frankenstein, Le Fantôme de Frankenstein, La Maison de Frankenstein) des réalisateurs Mae Clarke, John Boles, Boris Karloff, Colin Clive, Valerie Hobson, Universal pictures 2004, €99.00

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Matthew Gregory Lewis, Le moine

Lewis Le Moine babel
Écrit par un attaché d’ambassade anglais à La Haye d’à peine 19 ans, ‘Le moine : un roman’ a fait irruption dans une Europe secouée par la tourmente révolutionnaire et marquée par les massacres de septembre durant la Terreur. Il dénonce résolument l’Église catholique et la compromission de la religion avec les pouvoirs, véritable tyrannie dans la tyrannie avec ses lois d’exception appliquées dans ses couvents et cachots. Il dénonce dans le même mouvement la foule imbécile, prête à suivre toutes les superstitions, puis à se retourner contre ses dominants sans distinction, lynchant tout ce qui porte soutane. Foule dont les intellectuels parisiens de la « bonne » société imitent les mœurs creuses, malgré leur naissance : « je découvris que ceux parmi lesquels je vivais, et dont l’apparence était si policée et séduisante, étaient au fond frivoles, indifférents et dénués de sincérité » p.286 Pléiade. En bref – ce qui est très anglais – ‘Le moine’ dénonce l’absolutisme, celui venu de Rome comme celui issu de la Révolution.

Mais ce fil conducteur n’est une leçon qu’au final, l’essentiel est l’action qui ne cesse pas, entre coups d’éclat et rebondissements. Une histoire de soutane et d’épée qui met en avant le père Ambrosio, moine d’à peine trente ans qui n’est jamais sorti des griffes de l’Église et se trouve donc fort dépourvu devant la vanité, la femme et les désirs de la chair. « On lui apprit à voir dans la compassion qu’on ressent pour les erreurs des autres un crime de la pire espèce. Il troqua la noble franchise de son caractère contre une servile humilité. Et, afin de le guérir du courage qui lui était naturel, les moines terrifièrent son jeune esprit en lui représentant toutes les horreurs qui la superstition leur pouvait inspirer » p.401. En cause les paradoxes et les sophismes, qui déforment la droite Raison, dont le moine use et abuse pour couvrir de hautes justifications ses bas instincts. La nature est distordue par l’institution, l’Église catholique ne faisant que préfigurer le socialisme réel sous Staline puis Mao. Le premier chapitre montre le père Ambrosio en majesté, prêchant dans la cathédrale de Madrid, sa voix mâle et vigoureuse remuant les rombières et faisant se pâmer les jeunes filles. Il est de la dernière mode d’avoir pour confesseur ce vertueux avéré.

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Deux gentilshommes espagnols forts titrés surprennent un échange de lettres lors de la procession des sœurs du couvent, et l’un d’eux est le frère de la jeune fille ainsi vouée à Dieu. En remontant le fil, une série d’histoires imbriquées à la manière du cinéma (à venir) va emporter le lecteur dans une auberge alsacienne où l’on égorge les voyageurs, en un château de Bavière où erre à minuit tous les cinq ans une Nonne sanglante, dans une maison modeste d’un faubourg de Madrid où se languissent une femme déchue et sa fille. L’amour et la mort, l’érotisme et la cruauté, se côtoient sans cesse ; l’un est attisé par l’autre, exaspéré jusqu’au pire. Et il faut l’ingénuité d’un Théodore, valet de 13 puis 14 ans, pour passer entre les gouttes du Mal qui ronge les adultes, comme un elfe messager au bon cœur naturel.

Nous sommes plongés dans le roman gothique de la plus belle eau, les forces de vie tourmentées des carcans imposés par l’immobilisme d’Ancien régime. Quand pouvoir temporel et spirituel sont unis, leur tyrannie s’abat sur tous les déviants aux normes sociales, jeune fille amoureuse d’un autre que le fiancé arrangé, novice ayant prononcé ses vœux un peu trop tôt, fauteuse prête d’accoucher… C’est en retournant les situations que l’auteur montre l’horreur cléricale, le vice du pouvoir et du stupre paré de la vertu des anges. Ambrosio se prend d’affection pour le novice Rosario – qui se révèle la fille Matilda, nymphomane éperdument attirée par lui pour le tenter et qu’il va violer et revioler à satiété avant de s’en lasser. Mais il est pris au sexe et à la menace du scandale : il va devoir suivre sa pente, désirer puis violer Antonia, étouffer sa mère Elvira qui s’oppose, puis poignarder la fille qui se sauve. Ce qu’il devient au final relève du grand guignol aujourd’hui, mais impressionnait vivement les foules d’époque, puisque Satan en personne intervient pour le châtier.

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Le moine a son alter ego femelle en la personne de la prieure du couvent de Sainte-Claire à côté, sadique qui remet en vigueur les lois implacables du passé en ce qui concerne les sœurs ayant fauté : mourir lentement de faim au cachot, nourri d’un pain par semaine et d’un pichet d’eau par jour, à moitié nue dans la vermine. Elle infligera cette punition à Agnès, sœur du comte Lorenzo. Ses crimes étant dévoilés au grand jour, la dame du couvent sera écharpée par la foule ivre de vengeance en plein Madrid. L’érotisme sadien est partout présent dans les excès des instincts mal domptés par la fausse vertu religieuse. Ambrosio s’enfièvre à la vue d’Antonia nue sous son linceul : « Comment pourrais-je renoncer à ces membres si blancs, si tendres, si délicats ? A ces seins gonflés, rebondis, fermes et élastiques ! A ces lèvres, pleines d’une douceur aussi inépuisable ? » p.521. La prieure se repaît d’infliger des souffrances au corps d’Agnès, enceinte : « Elle était à moitié nue ; ses longs cheveux dépeignés lui tombaient en désordre sur le visage, qu’ils cachaient presque entièrement. Un bras décharné pendait inerte sur une couverture couvrant ses membres tremblants et agités de mouvements compulsifs » p.510. Ramener l’être humain au rang de bête dans la fange est un plaisir délicat des pires tortionnaires.

La sœur qu’on avait crue morte n’était qu’endormie, la fiancée enlevée tuée in extremis – permettant à son amoureux trop titré pour elle d’épouser mieux. Car, si Lewis conteste l’absolutisme, il ne conteste pas l’inégalité des rangs. Chacun doit épanouir ses vertus, mais à sa place. Il n’est guère que l’adolescent Théodore qui échappe à cette injonction, tel le Chérubin de Beaumarchais dans Le mariage de Figaro, joué pour la première fois à la Comédie française en 1784. Il est la nature en actes, jeune mâle en liberté qui révèle ses talents par l’exemple de ses protecteurs titrés. Le page Théodore lit beaucoup et compose des poèmes, chante admirablement en pinçant son luth, et prend des initiatives pour régler les affaires de son maître qui, en retour, lui prodigue son affection.

Il existe du Moine une édition réécrite par Antonin Arthaud, mais nous avons préféré l’édition originale, non expurgée. Il existe aussi un film de 2011 avec Vincent Cassel, mais c’est une autre œuvre, orientée vers le spectaculaire de la tentation, qui n’a pas la saveur lente distillée par la lecture.

Matthew Gregory Lewis, Le moine, 1796, Actes sud 2011 collection de poche Babel, 512 pages, €10.70
Frankenstein et autres romans gothiques, édition et traduction Alain Morvan, Gallimard Pléiade 2014, 1373 pages, €57.60
Film DVD Le moine, Dominik Moll avec Vincent Cassel, Deborah François, 2011, Diaphana, 100 mn, €8.79

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Arabie saoudite et djihad intégriste jusque dans nos villes

La vision sectaire de l’islam ne vient pas de nulle part. Elle est la rencontre historique du féodalisme bédouin et de l’argent du pétrole, encouragé longtemps par les États-Unis, pays respectueux jusqu’à l’imbécilité envers toutes les croyances religieuses. Mais la situation semble remise en cause.

  • 1744, le sabre de Mohammed ben Saoud se croise avec le goupillon de Mohammed ben Abdelwahhab : en témoigne le drapeau du royaume, un verset coranique au-dessus d’un cimeterre. Abd el-Aziz III ibn Séoud (1880-1953) prend, avec l’aide des britanniques à partir de 1915, le contrôle de la péninsule arabique en investissant La Mecque en 1924, Djeddah et Médine en 1925 ; il se fait proclamer roi en 1932 : l’Arabie saoudite est née.
  • 1945, ibn Séoud conclut avec le président américain Roosevelt sur le croiseur USS Quincy un pacte de défense, pétrole contre protection, renouvelé en 2005 pour 60 autres années par George W. Bush : le royaume wahhabite n’a qu’une vingtaine de millions d’habitants dans une région qui compte des mastodontes démographiques musulmans menaçants sa mainmise sur les lieux saints.
  • 2013, l’Arabie saoudite est vexée par l’absence d’intervention militaire américaine en Syrie, ennemie du royaume, et par le rapprochement avec l’Iran après l’élection d’Hassan Rohani à la présidence. Dans le même temps, l’exploitation qui monte en puissance du pétrole de schiste défait la dépendance des États-Unis vis-à-vis du pétrole saoudien. C’est l’une des raisons de la politique de non-intervention sur le prix du baril en 2014, la chute des cours devant forcer les producteurs américains à revenir acheter du pétrole moins cher dans le Golfe.

arabie saoudite drapeau

État théocratique qui ne subsiste que par le pétrole et la religion, que l’un ou l’autre fléchisse et s’en est fait du pays. Mais la religion a peu à peu asservi l’État. La formation idéologique permanente des mosquées et des écoles coraniques a une emprise plus forte sur les âmes faibles que le prestige militaire ou tribal de la famille régnante. Aujourd’hui, l’État a besoin de la religion et finance son expansion dans le monde entier. Djihad pacifique par les imams envoyés prêcher et enseigner mais aussi – et de plus en plus – djihad violent pour aider les mouvements islamistes sur tous les points chauds de la planète. Au risque d’un retour de flammes de la part des activistes musulmans comme des alliés occidentaux. Pour l’Arabie saoudite, nous sommes probablement à un tournant.

arabie saoudite en sursis

La concurrente directe et active des chiites iraniens depuis la révolution cléricale de Khomeiny en 1979 a incité Arabie saoudite et émirats satellites à donner toujours plus d’argent pour défendre – non la vraie foi – mais la vision étriquée wahhabite, appelée aussi salafiste, de salaf as-salih ou compagnons du Prophète aux origines. Il s’agit d’en revenir à la lettre du texte sacré, avant tout commentaire.

Mais, une fois sur le terrain, les moudjahidines saoudiens n’ont plus de contraintes, ils peuvent enfin donner libre cours au wahhabisme pur qu’on leur a seriné depuis tout petit (14 h de cours par semaine sur 35 dans les écoles saoudiennes) mais que leur propre pays les empêche d’appliquer intégralement : prendre femme avec une pubère de 9 ans comme le Prophète, se « marier » ici ou là en prononçant juste une formule pour forniquer légalement, torturer les impies, amputer les voleurs, flageller les fornicateurs, pendre les homosexuels, crucifier et massacrer tous les non-musulmans et tous les musulmans non wahhabites, glorifier la kalachnikov et le couteau comme instruments de Dieu, commettre les pires exactions possibles – du moment que c’est au nom d’Allah.

C’est ainsi que les femmes sont considérées par nature inférieures aux hommes, manquant d’intelligence et de religion car elles abandonnent prière et jeûne durant menstrues et accouchements. Le Coran indique clairement qu’il faut le témoignage de deux femmes pour contrer celui d’un seul homme. « Chaque fois qu’un homme s’entretient avec une femme, Satan est présent », traduit aussi le Prophète – donc c’est vrai. Ce pourquoi les femmes ne sauraient enseigner aux garçons car « dès 10 ans » l’adolescence qui commence est attirée par la femme… Le troisième calife Othman (gendre de Mahomet, qui a régné de 644 à 656) fit procéder à la rédaction officielle du texte coranique, ordonnant en même temps la destruction de tous les documents fragmentaires contraires.

Le wahhabisme fait de l’islam une religion haïssant toutes les autres. Le recours à la force contre les hérétiques et les égarés est encouragé (versets 5 et surtout 29 de la sourate 9), l’esclavage permis sans limites. Il faut détruire tous les livres autres que « le Livre » (« Boko haram » – books interdits) et démolir les tombes des saints musulmans car elles créent un échelon entre Allah et ses serfs. Le Coran est la seule source de légitimité et détache de toute obéissance au pouvoir temporel. Tout y a été dit une fois pour toute, ce pourquoi la terre ne saurait être ronde et l’homme n’a jamais pu marcher sur la lune. Qu’on ne s’étonne pas des « théories du complot » qui fleurissent sur le net à ce sujet : c’est moins le sionisme ou la CIA qui sont mis en cause que l’impossibilité pour un musulman sectaire wahhabite de concevoir que tout ce qui arrive ne soit pas contenu dans le texte littéral du Coran.

2015 je suis mohamed

Ce tout-est-permis a rencontré le nihilisme des jeunes de banlieue européens du no future. Les armes fascinent parce qu’elles sont un substitut de sexe plus facile à utiliser que le vrai : pas besoin de séduire pour jouir. La mort fascine depuis les jeux violents, les conduites à risque, la drogue et la baston, les règlements de compte « barbecue » (exécution rôti dans le coffre d’une voiture, très courante à Marseille). Nos marginaux se sentent tout-puissants par la violence et se mettent en scène en vidéos narcissiques postées sur YouTube et Facebook. Ils se moquent bien du savoir : contrairement à Jésus, qui débattait à 12 ans avec les docteurs du Temple, Mahomet ne savait ni lire ni écrire et cela ne l’a pas empêché d’être pur aux yeux de Dieu. Mal appris et mal intégrés, ils sont indifférents aux valeurs de la république française mais ils n’ont pas pour ambition de bâtir l’État islamique ou de combattre pour la foi collective –  seule compte leur image virile dans le regard des autres et leur détermination personnelle aux yeux d’Allah : ils veulent être reconnus. La mort au bout, mais pas sans avoir joui comme jamais – avant les plaisirs promis au ciel (ou en enfer…). En rupture, les jeunes de troisième génération ou convertis de nos ghettos sont des suicidaires, manipulés par un acteur régional, le daechiste Baghdadi, qui ne représente que lui-même.

La présence de 30 millions de musulmans dans une Europe ouverte et tolérante pose un problème sans précédent s’ils sont gagnés par la propagande haineuse. Les intégristes nihilistes sont pour l’instant minoritaires, mais le trou noir syro-irakien crée un violent appel d’air. Une fois la barrière psychologique de tuer franchie, pas de retour en arrière : quiconque revient en Europe revient pour son djihad et pour se valoriser à ses propres yeux en massacrant sous prétexte d’Allah. La prise de conscience des intellos de gauche iréniques sur les dangers du cléricalisme armé semble avoir enfin eu lieu avec le choc Charlie.

Fanatisme saoudien

Il nous reste donc maintenant à faire plusieurs choses :

Assurer le droit français et européen, sans surenchère mais surtout sans faiblesse : les lois existent, elles doivent être appliquées sans « polémiques ». Et contrairement aux affirmations gratuites, il existe bel et bien en France des lois « contre le blasphème » : par la loi Gayssot, on ne peut tout affirmer sur la Shoah ni rire des victimes en prônant le négationnisme.

Après le « Charlie du souvenir » éviter de multiplier les insultes bêtes et méchantes qui mettent en danger toute une société pour amuser la galerie ; on peut rire de tout, mais pas de tout le monde, et pas de la même façon brute. Dénoncer par l’ironie le cléricalisme oui, injurier gratuitement et de façon répétée Allah, le Prophète et les croyants n’a aucune utilité durable – au contraire. Je ne dis pas « se taire », je dis « mesurer ses propos » à ce qu’on veut dire comme notre civilisation a su longtemps le faire : voir la note Quand l’Europe parlait français.

Inciter les musulmans non intégristes à assumer leur propre critique des dérives de l’islam et promouvoir mieux encore les œuvres de Mahmoud Hussein, Abdelwahab Meddeb, Hamadi Redissi et d’autres. Non seulement leur donner la parole (comme cela commence à se pratiquer ici ou là) mais aussi monter des colloques sur les différents courants de pensée historiques en islam, soutenir les musulmans non salafistes au lieu de se taire, lorsqu’ils sont attaqués par les réactionnaires d’Arabie saoudite ou d’ailleurs sur des points de conduite. Comme par exemple ces « mille coups de fouet » pour un blog ! Ou l’emprisonnement des militants anti-esclavage en Mauritanie (car La Mauritanie pratique encore l’esclavage, bien qu’officiellement illégal).

Prendre de vraies initiatives diplomatiques pour faire pression sur les États qui financent, directement ou par l’impôt islamique privé, le djihad armé et les prêches intégristes. L’Arabie saoudite et les Émirats, mais aussi le Yémen, l’Égypte, le Pakistan, l’Algérie, la Turquie doivent faire l’objet de vigilance. Les desperados convertis ne sont pas vraiment religieux, mais le prétexte religieux, le financement, les armes et les encouragements viennent de sectes financées plus ou moins en sous-main par ces États. Ce pourquoi « demander des imams en Algérie ou en Turquie » (comme je l’ai entendu d’un fonctionnaire de l’Intérieur) me paraît une idée d’enfer… pavé de bonnes intentions culcul. De même, laisser financer le club de foot Paris Saint-Germain par le Qatar ou participer aux coupes du monde dans les pays cléricaux du Golfe, est une ineptie. C’est laisser croire que l’argent peut tout acheter, y compris l’âme républicaine. Faire preuve de lâcheté, est-ce vraiment ce qu’on veut ?

Et ne plus suivre des États-Unis aussi naïfs que courte-vue dans les interventions contre tous les pays arabes. Nos intérêts ne coïncident pas avec les leurs.

Géopolitique de l’Arabie saoudite

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Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse

daniel easterman la nuit de l apocalypse
Nous sommes en Irlande, avant les accords de paix. Catholiques et protestants en chrétienté sont aussi haineux que sunnites et chiites en islam. L’auteur, Irlandais malgré son pseudo à consonance juive, professe l’histoire musulmane à l’université de Newcastle ; il connait bien les diverses sectes du Livre. Il part du banal quotidien – un attentat en Ulster, une conférence de religieux musulmans – pour bâtir un scénario poussé à l’extrême.

La caractéristique du livre est un meurtre toutes les deux pages, plus d’une centaine au total, par balle, bombe, grenade, au couteau, au fil à étrangler, dans un incendie… L’auteur croit que l’attrait du thriller est la tuerie implacable, la volonté en marche qui ne tolère aucun obstacle autre que la force en face de soi. C’est un peu outré, mais efficace. Aucune guerre ne doit faire de sentiment. Or le terrorisme, qu’il soit chrétien ou islamiste, est une guerre. Ce pourquoi on ne peut user des moyens de la paix pour cantonner ses effets : la police reste et restera impuissante, elle n’est pas faite pour autre chose que le maintien de l’ordre. La guerre totale, à motifs religieux, lui échappe.

C’est donc le rôle des services secrets, plus ou moins parallèles, emberlificotés dans les alliances OTAN, UE ou Commonwealth. Dans le roman, tous s’en mêlent et se marchent sur les pieds, la Garda irlandaise, le MI5 anglais, la CIA américaine. Sans parler des manipulateurs qui complotent pour embraser les sociétés afin d’accomplir la « fin du monde » que laissent croire imminente les textes interprétés de façon littérale. Déjà, la CIA était pointée du doigt, force secrète avide de mener le monde en mettant la force américaine au service de la mission religieuse des pionniers.

Dublin, petit nouveau européen qui veut agir comme un grand et damer le pion aux Anglais exécrés, organise une conférence de chefs religieux musulmans du Moyen-Orient. En 1995, c’était encore possible ; ce serait impossible aujourd’hui où chacun s’est radicalisé et regarde comment les autres admirent son intransigeance. Plus proche de moi qu’Allah, tu meurs ! L’auteur porte un regard indulgent et respectueux sur les représentants lettrés de l’islam, comme sur les radicaux qui ne voient que les armes à opposer à la force au Liban, en Irak, en Syrie. Un chef religieux se proposera même en sacrifice à la place d’une femme athée – ce qui apparaît aujourd’hui comme utopique, d’une générosité quasi divine. Mais ce n’est pas de l’islam, même extrémiste, que viennent dans ce livre les malheurs.

Declan Carberry, chef de la lutte antiterroriste de la République d’Irlande, est chargé de sécuriser la réunion. Las ! Ses hommes, même entrainés, se font tirer comme des pigeons. La sentinelle a toujours un handicap par rapport à l’agresseur : elle reste visible, donc vulnérable ; elle ne peut user de la meilleure défense qui est l’attaque, étant obligée de tenir un point. Les dignitaires sont enlevés, les politiciens incapables qui minimisaient les risques osent le déni : tout va bien, ils travaillent, il ne s’est rien passé.

Or il se passe régulièrement quelque chose. Les ravisseurs sont des chrétiens fondamentalistes, que révéleront les années 2000 aux États-Unis, jusqu’au Tea party. La raison pour laquelle George W. Bush a attaqué l’Irak était peut-être plus rationnelle, mais ces forces obscures qui travaillent l’Amérique ont poussé au choc des civilisations, l’islam étant considéré comme la dernière œuvre de Satan avant l’Apocalypse annoncée par Jean. Juifs orthodoxes et chrétiens intégristes se rejoignent sur ce constat – et l’auteur, dès 1995, l’avait pointé sous l’habillage du thriller. Ce pourquoi il ne faut jamais négliger les thrillers, ils révèlent beaucoup des tendances à l’œuvre dans notre monde, sous leur aspect divertissant.

Un prêcheur est à la tête du commando ravisseur, échappé d’un assaut donné à la secte qu’il dirigeait au Texas (vous aurez une surprise en apprenant son nom). Des bureaucrates du renseignement malintentionnés l’ont chargé de faire le sale boulot à leur place : répondre au terrorisme arabe par un terrorisme blanc, couper les mains et les têtes comme là-bas, au prétexte de revendiquer le droit de faire circuler la Bible en Arabie saoudite et de prêcher les Évangiles en terre d’islam.

Je ne vous raconte pas comment tout cela se termine, mais l’action est efficacement menée, les chapitres haletants, même si le nombre de tués augmente sans cesse, jusqu’à deux gosses qui s’amusaient dans une voiture. Dans les guerres de religion, nul n’est innocent. Ce pourquoi ce genre de roman d’action est salutaire pour contrer la naïveté rose bonbon des bobos béats. Pas de conclusions hâtives sur des faits qui se répètent ? Certes, mais il faut bien, un moment conclure : la lucidité exige autre chose que le déni pour que survive la société.

Daniel Easterman, La nuit de l’apocalypse (Night of the Apocalypse), 1995, Pocket 1998, 415 pages, €3.87

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Tuer le rire ?

L’un des tueurs voulait massacrer du juif ; les deux autres faire rentrer le rire dans la gorge. Car pour ces raccourcis du cerveau, on ne peut rire de tout. Si le rire est le propre de l’homme (Rabelais), Dieu l’interdit – ou plutôt « leur » Dieu sectaire, passablement fouettard, Dieu impitoyable d’Ancien Testament ou de Coran, plus proche de Sheitan et de Satan. Ange comme l’islam, mais déchu comme l’intégrisme.

Comme le Prophète ne savait ni lire ni écrire, il a conté ; ceux qui savaient écrire ont plus ou moins transcrit, et parfois de bouche à oreille ; les siècles ont ajoutés leurs erreurs et leurs commentaires – ce qui fait que la parole d’Allah, susurrée par l’archange Djibril au Prophète qui n’a pas tout retenu, transcrite et retranscrite par les disciples durant des années, puis déformée par les politiques des temps, n’est pas une Parole à prendre au pied de la lettre. Le raisonnable serait de conserver le Message et de relativiser les mots ; mais la bêtise n’est pas raisonnable, elle préfère ânonner les mots par cœur que saisir le sens du Message.

rire de mahomet

La bêtise est croyante, l’intelligence est spirituelle. Les obéissants n’ont aucune autonomie, ils ne savent pas réfléchir par eux-mêmes, ils ont peur de la liberté car ce serait être responsable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Ils préfèrent « croire » sans se poser de questions et « obéir » sans état d’âme. Islam veut-il dire soumission ? Un philosophe musulman canadien interpelle ses coreligionnaires : « une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive – est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l’islam ordinaire, l’islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l’islam de la tradition et du passé, l’islam déformé par tous ceux qui l’utilisent politiquement, l’islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? »

Il ne faut pas rejeter la faute sur les autres mais s’interroger sur sa propre religion, distinguer sa pratique de la foi.

Mahomet s’est marié avec Aisha lorsqu’’elle avait 6 ans (et lui au-delà de la cinquantaine) ; il a attendu quand même qu’elle ait 9 ans pour user de ses droits d’époux : c’était l’usage du temps mais faut-il répéter cet usage aujourd’hui ? L’ayatollah Khomeiny a abaissé à 9 ans l’âge légal du mariage en Iran lorsqu’il est arrivé au pouvoir… Les plus malins manipulent aisément les crédules, ils leurs permettent d’assouvir leurs pulsions égoïstes, meurtrières ou pédophiles, en se servant d’Allah pour assurer ici-bas leur petit pouvoir : Khomeiny, Daech, mêmes ressorts. Trop d’intermédiaires ont passés entre les Mots divins et le texte imprimé pour qu’il soit à prendre tel quel. Croyons-nous par exemple que Jésus ait vraiment « marché sur les eaux » ?

voies du seigneur

Il ne faut pas croire que le Coran soit la Parole brute d’Allah. Que font les intellectuels de l’islam pour le dire à la multitude ?

Toute religion a une tendance totalitaire : n’est-elle pas par essence LA Vérité révélée ? Même le communisme avait ce tropisme : « peut-on contester le soleil qui se lève ? » disait à peu près Staline pour convaincre que les lois de l’Histoire sont « scientifiques ». Qui récuse la vérité est non seulement dans l’erreur, mais dans l’obscurantisme, préférant rester dans le Mal plutôt que se vouer au Bien. Il est donc « inférieur », stupide, malade ; on peut l’emprisonner, en faire son esclave, le tuer. Ce n’est qu’une sorte de bête qui n’a pas l’intelligence divine pour comprendre. Toutes les religions, toutes les idéologies, ont cette tendance implacable – y compris les socialistes français qui se disent démocrates (ne parlons pas des marinistes qui récusent même la démocratie…). Les incroyants, les apostats, les hérétiques, on peut les « éradiquer ». Démocratiquement lorsqu’on est civil, par les armes lorsqu’on est fruste.

kamikaze se fait sauter

Le croyant étant « bête » parce qu’il croit aveuglément, comme poussé par un programme génétique analogue à celui de la fourmi, ne supporte pas qu’on prenne ses idoles à la légère. Toutes les croyances ne peuvent accepter qu’on se moque de leurs simagrées ou de leurs totems : la chose est trop sérieuse pour que le pouvoir fétiche soit ainsi sapé. C’est ainsi que Moïse va seul au sommet de la montagne et que nul ne peut entrevoir l’Arche d’alliance ou le saint des saints du temple, que Mahomet est-il le seul à entendre la Parole transmise par l’ange et que nul infidèle ne peut voir la Kaaba. Dans Le nom de la rose, dont Jean-Jacques Annaud a tiré un grand film, Umberto Ecco croque le portrait d’un moine fanatique, Jorge, qui tue quiconque voudrait simplement « lire » le traité du Rire qu’aurait écrit Aristote. Ce serait saper la religion catholique et le « sérieux » qu’on doit à Dieu… Les geôles de l’Inquisition maniaient le grand guignol avec leurs tentures noires, leurs juges masqués, leurs bourreaux cagoulés devant des feux rougeoyants. Pas question de rire ! Même devant Louis XIV (sire de « l’État c’est moi »), Molière devait être inventif pour montrer le ridicule des médecins, des précieuses ou des bourgeois, sans offusquer les Grands ni Sa Majesté elle-même.

Il ne faut pas croire que le rire soit le propre de l’homme ; ce serait plutôt le sérieux de la bêtise. Que font nos intellectuels tous les jours ?

rire beachboy

C’est cependant « le rire » qui libère. Il permet la légèreté de la pensée, le doute salutaire, l’œil critique. Rire déstresse, rend joyeux autour de soi, éradique peurs et angoisses – ce pourquoi toute croyance hait le rire car son pouvoir ne tient que par la crainte. Se moquer n’est pas forcément mépriser, c’est montrer l’autre en miroir pour qu’il ne se prenne pas trop au sérieux. C’est ce qu’a voulu la Révolution française, en même temps que l’américaine, libérer les humains des contraintes de race, de religion, de caste, de famille et d’opinions. Promotion de l’individu, droits de chaque humain, libertés de penser, de dire, de faire, d’entreprendre. Dès qu’un pouvoir tend à s’imposer, il restreint ces libertés-là.

rire de tout

Est-ce que l’on tue pour cela ? Sans doute quand on n’a pas les mots pour le dire, ni les convictions suffisamment solides pour opposer des arguments. Petite bite a toujours un gros flingue, en substitution. Surtout lorsque l’on a été abreuvé de jeux vidéos et de décapitations sans contraintes sur Internet : tout cela devient normal, « naturel ». C’est à l’école que revient de dire ce qui se fait et ce qui ne se fait en société : nous ne sommes pas dans la jungle, il existe des règles – y compris pour la diffamation et le blasphème. Il est effarant d’entendre certains collégiens (et collégiennes) dire simplement « c’est de leur faute ». Donc on les tue, comme ça ? C’est normal de tuer parce qu’un autre vous a « traité » ? Est-ce ainsi que cela se passe dans les cours de récré ? Si oui, c’est très grave…

rire de tout france

L’écartèlement entre les cultures, celle de la France qui les a partiellement rejetés, celle de l’Algérie qu’ils n’ont connue que par les parents et cousins, ont rendu les frères Kouachi incertains d’eux-mêmes, fragiles, prêts à tout pour être enfin quelqu’un, reconnus par un groupe, assurés d’une conviction. La secte est l’armure externe des mollusques sans squelette interne. Ils se sont créé des personnages de héros-martyrs faute d’êtres eux-mêmes des personnes.

Il ne faut pas croire que la multiculture enrichit forcément. Que font les politiciens pour établir les valeurs du vivre-ensemble sans les fermer sur l’extérieur ; pour faire respecter les lois de la République sans faiblesse ni « synthèse » ?

Comment faire pour « déradicaliser » les individus ? Une piste de réflexion intérieure, européenne et géopolitique. Lire surtout la seconde partie.

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William Faulkner, Absalon, Absalon !

william faulkner absalon absalon
Tout commence par une scène primitive : un « nègre-singe » d’une grande plantation de Virginie renvoie un gamin anglo-écossais de 14 ans, vêtu en tout et pout tout d’une salopette de coton bleu recoupée à sa taille et rapiécée, à la porte de derrière pour qu’il porte sa commission. Le gamin, devenu brusquement homme par cette injustice biblique (un fils de Cham rabrouant un fils de Japhet !), est Thomas Sutpen ; il décide de prendre désormais son destin en main, tout seul, puisque Dieu et son père ont failli.

Il quitte donc la cabane où végète son paternel ivrogne et ses sœurs mères sans mari, pour aller tenter fortune ailleurs. Aux îles occidentales il réussit, jusqu’à épouser la fille d’un planteur après une révolte d’esclaves où il a fait montre de sa bravoure. Mais la fille a une tare dissimulée : elle est un peu nègre. Il négocie alors la séparation et laisse la propriété et le fils issu de cette union pour n’emporter avec lui dans l’état du Mississippi qu’une vingtaine d’esclaves nègres qui travaillent nus. Il fait sensation lorsqu’il débarque dans la petite ville endormie du sud où il va s’établir, négociant cent milles carrés de terre aux Indiens pour y établir une plantation de coton. Il va choisir soigneusement une épouse, fille de pasteur méthodiste, en avoir deux enfants, un garçon Henry et une fille Judith, et engrosser accessoirement une négresse puis la fille de 15 ans d’un pauvre Blanc paludéen. Il a désormais réussi à bâtir sa vie – sa maison, son industrie et sa descendance – de ses propres mains, sans l’aide ni d’un Dieu injuste ni de sa famille incapable.

Cet orgueil, proprement démoniaque, va le perdre. « Il habitait cette solitude de mépris et de méfiance qu’apporte le succès à celui qui l’a conquis parce qu’il était fort au lieu d’être simplement chanceux » chap.4. Sutpen lâche la proie (la vie éternelle) pour l’ombre (le pouvoir ici-bas où prestige et loisir appartiennent à la caste des planteurs). Macho, paternaliste, pater familias tout-puissant, Sutpen supplante Dieu : « l’autre sexe est divisé en trois catégories distinctes séparées (pour deux d’entre elles) par un abîme que l’on ne peut franchir qu’une seule fois et dans une seule direction – les dames, les femmes et les femelles » chap.4. William Faulkner, né en 1897 dans l’État du Mississippi, appartient à ce genre de vieille famille aristocratique qui sera ruinée par la guerre de Sécession. Et c’est en effet la guerre, mais pas seulement, qui va miner le château de sable bâti par Sutpen par sa seule force morale. Car l’homme n’est pas tout seul, Satan le fait croire mais dérange l’ordre divin, ange déchu défiant le Dieu unique. Tout dépend de Jéhovah ou du Destin, selon que l’on croit ou non, en tout cas de forces qui dépassent la maîtrise humaine. L’intelligence est de faire avec et de naviguer par tous les temps, pas de passer en force. En 1910, lorsqu’est raconté l’histoire, les grands-pères sont vaincus et les fils de Cham libérés, les plantations remplacées par l’industrie et l’égalité du nord a submergé l’aristocratie du sud.

torse nu salopette

Pire, le nord et sa mentalité ont gagné : « les principes d’honneur, de bienséance et de savoir-vivre appliqués à l’instinct humain parfaitement normal que vous autres Anglo-Saxons vous obstinez à nommer concupiscence (…) la perte de ce que vous appelez la grâce entourée d’une nuée obscure de paroles blasphématoires d’atténuation et d’explication, le retour à la grâce proclamé par les hurlements expiatoires d’un rassasiement d’humilité et de flagellation, dans ni l’un ni l’autre desquels – le blasphème ou l’expiation – le ciel ne peut trouver d’intérêt ni même, après les deux ou trois premières fois, de divertissement » chap.4. Le puritanisme, voilà l’ennemi ! « Il croyait au malheur à cause de cette éducation rigoriste, ardue et poussiéreuse d’eunuque qui enseignait que l’homme doit abandonner sa chance et ses joies à Dieu » chap.8.

Absalom (dont on ne prononce pas le m, d’où l’écriture en -on), est dans l’Ancien testament le troisième fils de David. Audacieux mais gâté par l’ambition, il tue son demi-frère Amnon, épris de la sœur d’Absalom Tamar qu’il a violée. Entrainé par l’orgueil de ce premier succès, il complote contre le roi son père mais est vaincu. Dans sa fuite, son opulente chevelure dont il est si fier (signe de virilité dans la Bible), se prend aux branches d’un térébinthe sauvage ; il est rattrapé et tué, malgré les ordres de David. Dieu a puni l’orgueil, malgré le père, son héros préféré. Absalom a eu des filles mais pas de fils, au grand dam de sa virilité irrésistible. Faulkner reprend ce schéma implacable du Dieu vengeur, jaloux paranoïaque, pour interpréter la situation faite au sud sécessionniste.

Car il y a pour lui une malédiction du sud, une punition jéhovesque par les élus puritains du nord sortis du Mayflower par la décadence due au péché originel de l’esclavage, importé des mœurs françaises aristocratiques. « Elle avait vu tout presque tout ce qu’elle avait appris à considérer comme stable se disperser comme des brins de paille dans une tempête » chap.6. Sécession ratée, plantations ruinées, nègres émancipés et – le pire – mélange ethnique insupportable du à la concupiscence sexuelle, dégénérescence raciale qui fait régresser auprès de Dieu, lui qui a clairement distingué dans la descendance de Noé ses fils Sem, Cham et Japhet. Le second, s’étant moqué de son père qui montrait à nu son sexe dans son ivresse, s’est vu maudit par lui et rendu esclave de ses frères, Sem le sémite élu du Dieu jaloux et Japhet dont sont issus les autres Blancs, domine Cham, l’ancêtre des Noirs.

Au-delà du suicide de la société sécessionniste, l’un des thèmes du roman est donc le racisme de la société du sud. Sutpen en est exempt, qui travaille nu avec ses nègres et ne les bat jamais, sauf à la loyale, ce qui révulse et fait vomir son fils quand il le voit, à 14 ans. En cause, l’intégrisme mortifère de l’Ancien testament, l’interprétation puritaine de la Bible qui oublie les Évangiles. Mais un autre thème en est l’orgueil comptable, lui aussi ancré dans la mentalité américaine comme en témoigne le récent krach des subprimes.

Sutpen a voulu se faire tout seul, il croit que l’humain se calcule et que cette comptabilité doit livrer son bénéfice si les efforts ont été suffisants, niant la liberté humaine. Il a répudié sa première femme non pour sa part nègre mais parce que le statut social inférieur que lui confère ce mensonge plus ou moins su ne sert pas ses desseins calculateurs d’ambition sociale ; celle-ci s’est vengée en lançant leur fils Charles à l’assaut de sa demi-sœur Judith, pour la séduire et commettre l’inceste ; Charles le nonchalant n’aime pas cette fille et attend surtout que son père biologique Thomas le reconnaisse ; mais il n’en est rien, Sutpen laisse faire, et la séduction que Charles exerce sur son demi-frère Henry signe sa perte car il n’est rien de pire qu’un amour déçu. « Peut-être, dans son fatalisme, était-ce Henry qu’il aimait le plus des deux, ne voyant peut-être dans la sœur que le double, le vase féminin au moyen de quoi consommer l’amour dont le jeune homme était le véritable objet » chap.4. Caïn va se venger d’Abel dans l’absence du Père, vouant Judith à la stérilité et poussant Sutpen à vouloir un autre fils avec la fille de 15 ans de son métayer – qui va le tuer. Ne restera de toute cette descendance stérile qu’un nègre idiot, engendré par Sutpen avec une esclave. Ô dérision… « Alors c’est le mélange de races, ce n’est pas l’inceste que tu ne peux tolérer » dit Charles à Henry chap.8. Métis, quarterons, octavons et même seizièmes sont insupportables à la « pureté » puritaine, à cette croyance d’être « élu » par Dieu après la déchéance des fils de Sem, élus de l’Ancien, qui ont crucifié Dieu en la personne du Christ. Sutpen s’est battu non seulement contre Dieu mais aussi contre la société, faisant des êtres ses pions. C’est de tout cela qu’il pâtit.

Comme trop souvent chez Faulkner, le roman commence trépidant avant de se perdre en marécages, puis de retrouver un rythme sur la fin. Absalon n’y échappe pas, signe d’un processus d’écriture difficile avec narrateurs-relais. Le trop lourd chapitre 5 aligne de façon incantatoire des phrases à la Proust emplies d’incises subordonnées ou entre parenthèses. Page après page – éditées en cet italique très pénible à lire – s’étend le bavardage inconséquent et logomachique de Rosa la vieille fille, logorrhée incontinente comme un radotage d’auteur un peu fêlé – une limite de cette littérature dont la démesure rappelle l’ambition de Sutpen. Mais la construction en suspenses et retours en arrière, ne livrant à chaque fois que des bribes d’informations au lecteur, tient en haleine et donne du souffle à mon avis bien mieux que les maniaqueries de composition, télescopages de mots et absence de ponctuation. Contrairement à ce qu’affirment les progressistes, toujours en mal de « transgression » de tout et de n’importe quoi – comme si seule la transgression faisait « moderne ».

William Faulkner, Absalon, Absalon ! (Absalom, Absalom !), 1936, Gallimard L’Imaginaire 2000, 434 pages, €13.50
William Faulkner, Œuvres romanesques tome 2, Gallimard Pléiade 1995, 1479 pages, €58.90

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Anatole France, La révolte des anges

anatole france la revolte des anges

Il y en a qui aiment, pas moi. Certes, ce roman est paru durant la Première guerre mondiale, époque de stupidité sans nom du patriarcat hiérarchique catholique et napoléonien qui agita le nationalisme et l’animalisation du boche pour mieux encadrer et envoyer au casse-pipe des millions d’illettrés paysans. Certes, Anatole France s’y montre quasiment libertaire, incitant à la révolte des anges contre Iahvé, qui aurait usurpé le rôle de démiurge dans la création du monde. Incitant lesdits anges rebelles à fomenter la révolution anarchiste en posant des bombes un peu partout dans Paris. Incitant aussi à la révolte de la vie passionnelle contre la raison morte des bibliothèques, nouveaux temples du savoir bourgeois. Mais quel ennui…

Ces pages sans nombre qui répètent une fois de plus toute la geste humaine depuis les cavernes jusqu’à Dreyfus ; ces pages qui racolent la cocotte dans les garçonnières bourgeoises ; ces pages qui étalent l’érudition jusqu’au pédantisme… Que de fois ai-je passé des pages entières de ce livre décidément bien vieilli ! Qui va s’intéresser encore, après 1968, aux hiérarchies célestes ? Aux états d’âmes des jeunes riches forts marris de voir leur ange gardien les quitter ? Aux convenances des putains de salon devant un jeune homme tout nu qui les regarde baiser – fût-il un ange tombé du ciel ?

Anatole France écrit une langue admirable, souple et riche. Mais quand il n’a rien à dire, quel délayage ! Après les pingouins, les anges, pour dire tout le mal qu’il pense de ses contemporains ! Les seules pages encore lisibles sont celles d’action : le ravage dans la bibliothèque, le désordre amoureux maté par l’impalpable bien visible, le combat de l’ange contre deux mitrons « torse nu » le soir dans une ruelle ; l’anarchie de Léon, 7 ans, qui poursuit la bonne pour lui mettre la main à la culotte, tandis que sa sœur, un peu plus âgée, écrit des lettres anonymes de dénonciation sexuelle à sa mère… C’est trop rare pour captiver.

Et plus la Banquart, éditrice Pléiade de la grande œuvre du Maître, écrit de pages pour dire combien c’est beau, utile, historique, et inciter à lire (92 pages écrites tout petit dans l’édition), plus je fuis !

caresse nu

Retenez un Satan hédoniste, rédempteur de la chair et de la vie bonne comme il était dans la Grèce antique ; un ange déchu égal du roi du Ciel, qui quitte la forteresse cachée du Dieu tonnant pour donner le feu et le savoir aux humains ; un ange-chef parmi des millions qui ont chu sur la terre et se sont déguisés en humains pauvres et philosophes. Des sortes de Diogène qui distillent la sagesse hédoniste et matérialiste, tels un Michel Onfray attisant le populo pour mieux se venger de la vie hautement sociale qu’il n’a pas pu avoir. Et vous aurez ce pensum – que certains aiment. Pas moi.

Anatole France, La révolte des anges, 1914, dans Œuvres IV, édition Marie-Claire Banquart, Gallimard Pléiade 1994, 1684 pages, €65.08

Anatole France, La révolte des anges, 1914, Rivages poche 2010, 299 pages, €8.22

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Anatole France, Thaïs

anatole france thais

Thaïs est une courtisane. Trop belle et mal aimée durant son enfance à Alexandrie, « elle se donna avant l’âge à des jeunes garçons du port » – elle avait 11 ans. Mais Alexandrie est ce bouillon de cultures romain où fermente l’Occident naissant dans un Orient qui meurt. Juifs et Grecs côtoient Levantins et Égyptiens dans une atmosphère futile et inquiète, propice aux croyances les plus folles. La vie vivace résiste encore et toujours aux doctrines de la souffrance. Il y a là message, en cette fin de siècle (1890) trop rationaliste mais travaillé de hantises. Thaïs résume en elle toutes les séductions du temps : femme, comédienne, putain, orientale. Elle est celle par qui tout est permis, la luxure comme la foi.

Anatole France était marié et amant de Madame de Caillavet, bien plus cultivée et sensuelle que sa femme. La maîtresse encouragea l’œuvre et Thaïs est un hommage qui reprend un vieux conte copte. Oh, certes, les cathos intégristes du temps, déjà fâchés de la république, ont manifesté dans les revues littéraires contre ce blasphème qui mêlait sexe et religion. Car Thaïs fut sauvée par la foi, tandis que son sauveur, le moine anachorète du désert Paphnuce, s’est abîmé dans les œuvres du diable.

Thaïs fut sauvée car, bien qu’ayant depuis l’enfance brûlé sa chandelle par les deux bouts, elle a reconnu ce qui meut toute sur la terre : le désir. Sans désir, nulle action, nulle connaissance, nul art, nulle science. Le désir est sexuel, mais pas seulement ; il est curiosité pour l’autre, goût pour l’ailleurs, conquête de l’impossible – tout ce qui compose le bonheur. Même l’épicurien Nicias, ami d’études de Paphnuce, n’est pas heureux car il ne réalise pas la vie même en ne connaissant rien aux vrais désirs. Pour lui tout reste tempéré, modéré, illusoire. Les humains n’étant pas des dieux, abolir les passions et les instincts ne se peut. C’est nier l’humain, choisir l’abandon, la mort, le néant. Ce n’est pas suivre la voie de Dieu, montrée aux hommes par son Fils unique Jésus.

Ce pourquoi les anachorètes qui se macèrent au désert, croyant vivre déjà hors de cette vallée de larmes, ne sont pas des hommes mais des rebuts. Ils sont des hommes déchus, en proie aux tentations des anges déchus que sont les démons. Le refoulement du désir aigrit et ferme l’esprit au réel. La maîtrise des désirs passe par leur reconnaissance et leur bon usage, pas par leur refus névrotique. C’est ce que dit Palémon, gai vieillard qui cultive son jardin en philosophe, à Paphnuce dévoré d’austérités.

N’est-ce pas par orgueil que ce moine quitte le désert pour la ville, afin d’aller arracher la courtisane la plus belle aux griffes du sexe ? Il va réussir, certes, et l’on saura pourquoi en écoutant son enfance. Mais il se prend pour Dieu et cet excès le perdra. « Il bondit, se dressa devant elle, pâle, terrible, plein de Dieu, la regarda jusqu’à l’âme, et lui cracha au visage ». Une telle haine de l’autre ne peut cacher qu’une haine de soi. Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre, exhortait pourtant Jésus. Lorsqu’on est « plein de Dieu » on n’est plus en soi, et le soi finit par vous rattraper lorsque Dieu s’éloigne. Car nul ne peut être rempli de Dieu constamment durant cette vie – l’être humain n’a pas été créé pour s’abolir, mais pour s’accomplir.

C’est ce que ne comprend pas Paphnuce, battu dans la foi par un fol, Paul le Simple, une innocence qui « voit » par le cœur bien mieux que par la raison tordue de désirs refoulés. Paphnuce devient néphélococcynien (une ville des nuées qui intercepte les offrandes aux dieux chez Aristophane). Pour se punir, Paphnuce se juche en haut d’une colonne et prend à lui tous les péchés du monde. Ne se prend-t-il pas pour le Christ ? Les mendiants, les malades et les illuminés affluent, une ville se crée. Le bouc émissaire s’enfle de sa souffrance pour se glorifier. Jusqu’à Satan, qui lui montre l’étendue à ses pieds, comme il a tenté Jésus au désert. Orgueil, tourments de luxures et doutes, est-ce cela vie bonne ? cela la vie grande ?

Thaïs, qui a vécu, connait l’espérance et la crainte plus que l’orgueil ; l’amour total plutôt que la luxure avec chacun ; la foi unique plutôt que le doute perpétuel. Mais pour trouver la voie, il faut d’abord vivre et ne rien refuser. Albine, la mère abbesse, est bien plus sage que le moine Paphnuce : « j’ai pour règle de ne point contrarier leur nature ». Tout excès est orgueil car qui sait les desseins de Dieu ? Thaïs : « Mais pourquoi l’offenserions-nous ? Puisqu’il nous a créés, il ne peut être ni fâché ni surpris de nous voir tels qu’il nous a faits et agissant selon la nature qu’il nous a donnée. On parle beaucoup trop pour lui et on lui prête bien souvent des idées qu’il n’a jamais eues. (…) Qui es-tu pour me parler en son nom ? » Tous les intégrismes sont contenus dans cette phrase : leur haine née d’un incommensurable orgueil, leur vanité de se prendre pour le glaive de Dieu – comme s’il en avait besoin, le Tout-Puissant… Les femmes sont plus sages que les hommes en ces matières, montre Anatole France : « Aussi les femmes qui, d’ordinaire, sont moins réfléchies, mais plus sensibles que les hommes, s’élèvent-elles plus facilement à la connaissance des choses divines. »

Thaïs est un conte comme la vie est un songe. Il montre que la folie et l’imagination supplantent trop souvent la raison ; que l’ignorance emplit de foi plus que la science ; mais que chaque fois le second doit dompter le premier pour le faire servir la vie. « Les uns cherchent la beauté éternelle et ils mettent l’infini dans leur vie éphémère. Les autres vivent sans grandes pensées. Mais, par cela seul qu’ils cèdent à la belle nature, ils sont heureux et beaux et, seulement en se laissant vivre, ils rendent gloire à l’artiste souverain des choses ; car l’homme est un bel hymne de Dieu ».

Anatole France, Thaïs, 1890, Dodo Press 2008, 148 pages, €9.37 (ou format Kindle €2.35)

Anatole France, Œuvres tome 1, édition Marie-Claire Bancquart, Pléiade Gallimard 1984, 1460 pages, €51.30

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Presqu’île de Crozon

Article repris sur Medium4You.

La bête géologique qui mord rageusement l’océan sur les cartes de Bretagne a une langue trifide : c’est la presqu’île de Crozon. Les vagues salées ont giflé les roches tendres jusqu’à ce qu’il ne reste que la peau et les os du grès armoricain. La croix de roc qui s’avance vers le large est en à-pic sur l’eau et ne garde pas beaucoup de terre. D’où son aspect désolé, inexploitable sauf pour quelque élevage, et sa préservation « naturelle » jusqu’à nos jours.

Au nord, Brest, port de guerre où les sous-marins gîtent à l’Île Longue ; au sud Douarnenez, port de pêche et capitale européenne de la conserve de poisson ; au centre Camaret, port langoustier qui sert aux peintres du dimanche ; au pied de la croix, Crozon, gros bourg où il faut aller voir le massacre des Arméniens, soldats convertis au Christ sous Hadrien, sur un retable de 1602.

Ce qui importe, sur la presqu’île, ce sont ses points de vue et ses paysages. Les pointes rocheuses s’avancent haut sur les flots, permettant au regard d’aller loin. La pointe des Espagnols – la plus remaniée, la moins sauvage – permet de surplomber Brest et sa rade. Des découpes de la côte vers le large jusqu’au porte-avion désarmé à quai au loin, l’estuaire qui mène à Brest est rempli, pendant que nous sommes là, du vacarme d’un hélicoptère Marine et de deux vedettes rapides. Un sous-marin entre en rade, rasant l’eau, son château dressé comme un aileron sur la surface. Probablement un « nuc » – nucléaire lanceur d’engins. Vedettes et hélico chassent les bateaux de pêche et de plaisance qui peinent à sortir du goulet.

Le fort des Espagnols, construit par eux pour soutenir la Ligue, repris par les Français et renforcé en bunker par les Allemands, est un poste de guet européen au-dessus de la rade. Il est aménagé en musée, avec de curieuses plaques diapositives dans ses meurtrières.

Camaret sert surtout à déjeuner, le front de mer est garni de bistrots, pizzerias et restaurants pour tous les goûts et à tous les prix. La tour et la chapelle Vauban rappellent que l’endroit était fort convoité par les autres Européens, aux temps des guerres fratricides. Une escadre anglaise fut mise à mal en 1694 par les dragons du fort et les batteries cachées. En revanche, nulle trace du fameux curé de la chanson chère aux marins. Les petits ne la connaissent pas.

La pointe du Toulinguet surplombe Camaret au nord-ouest, déchiquetée comme si le chien de mer s’était amusé à s’y faire les dents depuis des millénaires. Un sémaphore de la Marine dresse ses tours blanches tandis que la plage de Pen-Hat étale langoureusement son sable blond tentateur ; les peaux tendres à peine hâlées encore, aspirent à s’y rouler avant de se jeter à l’eau.

En face, la pointe de Pen-Hir. Le chemin étroit qui mène au bout est bordé de lande rase vers la mer et de perspectives d’arbres et de prairies vers la ville. Nous sommes au cœur des contrastes crozoniens. Pen-Hir est célèbre pour ces Tas de Pois, trois rochers de taille décroissante qui essaiment sur la mer. Les voiliers aiment la prouesse de passer entre deux, lorsque le vent le permet. Un gigantesque monument aux marins, soldats et résistants, est élevé en béton un peu plus loin, tandis qu’un hélico effectue des manœuvres au ras de la falaise, côté Toulinguet.

Pour aller sur la pointe de Dinan, il faut repasser par Crozon, en longeant la large plage de la baie. Elle fait envie aussi, mais on ne va pas s’arrêter à toutes les plages ! D’ailleurs, le vent souffle fort sur la pointe ; il faut se rhabiller et mettre des chaussures. Le chemin qui longe la falaise permet de belles vues mais exige de tenir les gamins à l’œil (les plus petits à la main). Le regard plonge en effet vers les flots, une quarantaine de mètres plus bas. On aperçoit au loin des Tas de Pois, dans une brume marine d’un bleuté fort seyant.

A nos pieds s’élève le Château de Dinan, une pointe de pointe, sous laquelle la mer a creusé une arche, dite ‘percée des Korrigans’. Ce sont des esprits malicieux, souvent malfaisant, que l’on accuse d’avoir creusé là – comme si l’œuvre de Dieu se devait de rester immuable, sans aucune des usures du temps… L’arche soupire en cadence à chaque vague qui lessive. Le sentier étroit qui mène sur le château est fort caillouteux, suspendu au-dessus du vide, mais s’il n’y avait aucun risque on ne sortirait pas de chez soi. Il suffit de responsabiliser, surtout être bien chaussé de semelles à relief. Au retour apparaît une petite plage inviolable, sur la gauche, à l’abri du vent. Un fort désir de se tremper renaît, mais l’endroit n’est accessible que par la mer, à ce qu’il semble…

Direction le cap de la Chèvre, au bout de l’autre bras de la croix. Il n’y a pas vraiment de route, mais nous évitons de revenir à Crozon pour passer par Morgat. C’est là que se déploie le paysage de landes rases à bruyères, dont les petites fleurs mauves éclatent sous le soleil. La plage de la Palud étale ses dunes basses, longuement, côté large et les rouleaux s’y écrasent, inlassablement. Mais l’endroit est peu sûr avec de grandes vagues ; nous préférons l’une des plages de Morgat.

Les gamins rencontrés au parking du Cap de la Chèvre semblent avoir été fourrés tels quels à l’arrière de la voiture au sortir des vagues. Leur peau, agacée de sel et de rayons n’est pas prête à enfiler un quelconque tee-shirt et c’est torse nu qu’ils veulent se promener. Malgré l’air qui souffle comme sur toutes les pointes. Mais cet âge tendre a le sang chaud et ils ne tiennent pas en place, farfadets en short et sandales. D’ailleurs ils sont beaux à voir, graciles et musclés, dorés par le soleil.

Des craves à bec rouge nous regardent, l’œil torve, passer sur la lande. Les ajoncs font briller leurs gouttes d’or. Le poste d’observation était fort apprécié des Allemands il y a un demi-siècle ; on y voit en effet Pen Hir et ses Tas en pois, l’île de Sein où attend le recteur, le cap Sizun et les ‘finis terae’, ces Finistère bouts du monde connus que sont la pointe du Raz et celle de Van, vers Douarnenez. Le monument aux pilotes disparus en mer figure une aile d’avion plantée au sol, tandis qu’une crypte-labyrinthe serpente à son pied, gravée de tous les noms. Les kids s’y engouffrent d’un bond, pressés d’explorer et – je le soupçonne, de se mettre à l’abri du vent.

C’est au large de ce cap que la légende situe la ville d’Ys, capitale du roi Gradlon, chantée dans les lais de Marie de France. Dans le Trou Dahut, ce père indigne aurait précipité sa fille, sous prétexte qu’elle se livrait ‘à la débauche’. Satan-le-beau aurait séduit Dahut pour qu’il lui livre les clés de la digue. Un saint a prévenu le roi et Dieu, qui se mêle de tout, a décidé de la punir : les flots engloutiront la ville, comme à Sodome. Depuis, tous les garçons font la chasse au Dahut, surtout quand les cloches les appellent. Il existe une autre histoire de Dahut dans les Alpes…

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Paris en un jour

Nombreux sont les touristes ou les voyages scolaires qui viennent à Paris en coup de vent. Leur itinéraire logique suit la Seine, de Notre-Dame à la tour Eiffel. Paris est en effet une ville-centre grâce au fleuve. Il relie dans l’histoire les foires de champagne, les blés de Beauce et les vignobles bourguignons aux marchandises venues par mer depuis Le Havre et Rouen.

Il est aussi le fil symbolique de la tradition qui va de la spiritualité médiévale (Notre-Dame) à la modernité révolutionnaire (place de la Concorde), commerçante (Champs-Élysées) et industrielle (tour Eiffel), en passant par l’Etat et la culture (Louvre).

La tête de l’Etat a migré depuis les Romains de l’île de la cité vers le château du Louvre sur la rive droite, puis le palais de l’Élysée – toujours plus loin vers l’ouest. Le début de l’été est propice, les jours plus longs, le temps souvent beau sans être accablant, une brise rend cristalline l’atmosphère. Paris reste vivant tant que les vacances scolaires ne vident pas les Parisiens, les commerces sont ouverts.

Notre-Dame est la grande cathédrale, vaisseau de l’esprit sur l’île d’origine. Tous les élèves et les Japonais commencent ici. Le mieux est de commencer la visite par le pont de la Tournelle, qui permet de bien voir le chevet. Puis revenir par la rue Saint-Louis en l’île où trônent les boutiques, dont les fameuses glaces Berthillon.

Au centre du portail de Notre-Dame, au-dessus du Christ en majesté, Satan pèse les âmes, surveillé par saint Michel. Sur le parvis, au-dessus de l’ancien Paris qui se visite, des animations attirent plus les gamins que les vieilleries. Mais les rues tracées au sol montrent combien l’ancien Paris vivait à l’étroit, les boutiques n’ouvraient souvent que 4 m²… Dès que le soleil s’établit, le bronzage sur les quais est de rigueur. Cela sous la préfecture de Police bordée de cars de flics, quai des Orfèvres, rendu célèbre par le Maigret de Simenon.

Le Pont-Neuf marque la transition des îles avec le Louvre. Le ‘N’ qui figure sur ses piles n’est pas la marque de Nicolas Sarkozy, comme j’ai entendu un collégien l’affirmer à ses copains, peut-être après la propagande politique de son prof, mais celle de Napoléon 1er.

Il fit en effet aménager les grèves de sable en quais de pierre pour les bateaux de commerce, tel le quai des Grands-Augustins, juste à côté. Le pont date de 1607 et sa construction a duré 29 ans.

Henri IV l’a inauguré, sa statue trône au-dessus du square du Vert-Galant, ex-île aux Juifs. Le Vert-Galant, c’est lui, Henri IV, fort galant avec les dames et fort vert pour baiser plusieurs fois par jour, dit-on.

Une plaque rappelle que Jacques de Molay, grand Maître des Templiers y a été brûlé. Il a lancé sa malédiction à Philippe le Bel vers les fenêtres du Louvre en face, faisant débuter ainsi la dynastie des rois maudits.

Le Louvre est le palais des rois de France avant Versailles. Une passerelle le relie à l’Institut, siège de l’Académie Française (qui n’est pas un tombeau comme les Invalides malgré la coupole, comme j’ai entendu un autre gamin le répéter à ses copains).

La cour Carrée s’élève sur les fondations médiévales du château ; elles se visitent en sous-sol. Un passage voûté, où flûtistes et violonistes aiment à tester la belle sonorité du lieu, débouche sur le XXe siècle Mitterrand. La pyramide de verre attire toujours autant, telle une gemme futuriste parmi tant d’histoire. Les touristes adorent s’y faire prendre et leurs petits tremper leurs mains ou leurs pieds dans les bassins, et plus si grosses chaleurs.

Les statues des grands hommes veillent, Voltaire toujours caché d’un filet (pour cause d’islamiquement correct ou de « rénovation » qui dure depuis 7 ans ?). Racine vous regarde d’un air classique.

Louis XIV caracole un peu plus loin, donnant l’exemple aux gendarmes à cheval qui disent encore « l’Etat c’est moi ».

Il suffit de traverser la rue pour se retrouver parmi les buis du jardin à la française, au Carrousel. Les profondeurs de l’arc de triomphe recèlent un bas-relief de femme nue séduisante aux ados mâles (j’ai entendu un collégien détailler ses attraits à ses copains ébahis).

Dans les jardins batifolent les statues mafflues des femelles Maillol, tout comme les jeunes, en couples ou en amis, qui aiment à s’allonger plus ou moins déshabillés.

Les provinciaux gardent cette impression tenace que Paris est Babylone où les turpitudes sont possibles : la nudité, la drague éhontée, les filles faciles, les gays disponibles. Certains explorent les dessous des statues pour étudier le mode d’emploi d’une femelle métallique.

Les pubères restent sans voix devant Diane, si réaliste.

Comme devant les reliefs protubérants de Thésée ou du jeune Enée portant Anchise. Les ados s’y comparent volontiers, gonflant la poitrine et faisant des effets de muscles pour impressionner leurs copains d’abord, leurs copines potentielles ensuite. Parade de jeunes mâles qui s’essaient à grandir.

Certains veulent s’y comparer et ôtent leur tee-shirt avant de se faire rappeler à l’ordre par leur prof (« on est en sortie de classe, on n’est pas à la plage »), malgré les collégiennes qui trouvent ce puritanisme castrant.

A l’extrémité poussiéreuse des Tuileries se ferme un curieux monument contemporain en métal rouillé.

On y entre comme dans un con avant d’apercevoir le pénis égyptien qui marque le centre de la place de la Concorde (et pas la Bastille, comme un autre gamin le disait en toute naïveté). Ici a été guillotiné Louis XVI et, dans l’hôtel adjacent, a été négocié durant des mois le traité de Versailles où l’intransigeance franchouillarde a produit la guerre suivante.

En face, sur l’autre rive, l’Assemblée Nationale attire peu, on dirait une bourse du commerce assoupie dans une ville du centre. Les godillots intéressent moins les Français que les vrais chefs, si l’on en juge par l’écart d’abstention.

Reste à suivre les quais pour aborder le pont en l’honneur du tsar russe Alexandre III, où des putti des deux sexes se contorsionnent selon l’art pédophile de la fin XIXe (rires des collégiens, « hé, on dirait ton p’tit frère à poil ! – T’as vu, c’est ta sœur en nettement mieux ! »).

Dès le Grand Palais, s’ouvrent les Champs-Élysées. L’avenue n’est pas si grande que ça et les moins de 13 ans sont toujours déçus ; les autres sont plutôt alléchés par les affiches de film, les belles bagnoles, les disques Virgin et par le McDonald’s.

L’Arc de triomphe, au bout, n’est pas le tombeau de Napoléon 1er (comme le croyait Edgar Faure enfant) mais un monument à ses victoires. Sous son arche repose le soldat inconnu de la Grande Guerre, avec sa flamme perpétuelle. Il faut marcher vers la Seine pour terminer le périple par la tour Eiffel. S’il fait beau, monter au sommet vaut le détour : tout Paris s’étale à vos pieds, comme le Trocadéro.

Le visiteur d’un jour passera une heure à Notre-Dame et autour avant d’aller au Louvre. Il pourra y rester deux heures en choisissant de voir soit la Joconde et quelques peintures, soit le Louvre médiéval et le département des sculptures, soit l’aile égyptienne, soit une exposition temporaire. Ne pas tenter de « tout » voir, c’est impossible et lassant.

Ce sera l’heure de déjeuner. Un café-sandwichs existe dans le Louvre même, un restaurant plus chic sous les arcades, d’un bon rapport qualité/prix. Mais les fauchés peuvent aussi remonter l’avenue de l’Opéra pour trouver le Monoprix, trottoir de gauche, avec ses plats tout prêts, ou la boulangerie du pain Paul, juste à côté, aux sandwiches composés de pain délicieux. Une pause chez Verlet, rue Saint-Honoré, permettra de goûter plusieurs centaines de crus de cafés ! Le reste de l’après-midi sera consacré aux Tuileries, aux Champs-Élysées avec ses boutiques et ses cafés, avant de filer vers la tour Eiffel pour le coucher du soleil.

Vous n’aurez pas vu tout Paris, mais vous aurez vu le plus beau.

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Christianisme et paganisme

L’émérite professeur de Yale University Ramsay McMullen analyse avec forces notes et références (210 pages, presque la moitié du livre !) ce passage obscur entre paganisme au IVe siècle de notre ère et christianisme, définitivement majoritaire au VIIIe siècle. Occident et orient connaissent des évolutions contrastées en raison de la séparation de l’empire entre Rome et Byzance. Pour faire bref, disons que l’orient plus urbanisé et plus cultivé assimilera le christianisme plus vite et plus fort que l’occident resté largement barbare, surtout aux marges. La thèse de l’auteur est que les païens étaient trop loin de l’abstraction chrétienne pour adopter le monothéisme d’un coup ; c’est au contraire le paganisme des dieux proches et guérisseurs qui a progressivement phagocyté le christianisme pour en faire cette légende merveilleuse du moyen-âge.

 En 5 chapitres mais 3 parties, l’auteur examine la persécution des païens, la superstition endémique du temps, enfin l’assimilation du paganisme par le christianisme qui s’en trouve transformé.

Le dogme en histoire voulait qu’après Constantin (312), tous chrétiens. Cette légende dorée répandue par les moines est loin d’avoir été la réalité. Il a fallu en effet quatre siècles, des persécutions physiques, l’élimination par crucifixion et décapitation de toute une élite intellectuelle, son remplacement à la Staline par une nouvelle élite moins éduquée venue du peuple, la destruction par le feu et le martelage de grands centres de savoir antique (destruction du Sérapis en 390, iconoclasme après 408, martelage du temple d’Isis à Philae en 530), la manipulation de foules ignares et brutales pour écharper les bons orateurs philosophes (telle Hypatie d’Alexandrie lynchée en 415, dissolution de l’école d’Athènes en 529), l’interdiction par la loi, la confiscation fiscale et la terreur militaire… pour que la foi chrétienne s’impose contre les fois anciennes. Les Chrétiens d’alors n’avaient rien à envier en cruauté, brutalité et ignorance fanatique aux talibans d’aujourd’hui.

Car le paganisme était ancré dans les siècles, il était rationnel, décentralisé et tolérant. Remplacer cette foi personnelle, locale et guérisseuse par un dogme unique, irrationnel et lointain n’allait pas de soi. La tolérance est un bel exemple d’incantation inefficace quand elle n’est pas appuyée par la force. Prenons-en de la graine aujourd’hui ! « Avant le IIe siècle et après, des appels à la tolérance se font entendre des deux côtés. (…) Naturellement ils sont lancés aux forts par les faibles avec la plus grande honnêteté ; on les entend donc d’abord dans la bouche des porte-paroles chrétiens, puis chez les chrétiens comme les non-chrétiens (…), enfin chez les non-chrétiens avec le maximum de publicité. On connaît bien l’appel que Symmaque lança vainement à saint Ambroise. Alors, en 384, il était trop tard pour parler de tolérance » p.27. Quand un Tarik Ramadan en appelle à la tolérance entre islam et laïcité, c’est simplement qu’il est faible ; une fois la moitié de la population ralliée à sa cause (certaines projections démographiques parlent de 2050…), sa fameuse tolérance disparaîtra tout aussi vite que celle des chrétiens au IVe siècle. L’église unissait en effet près de la moitié de la population vers l’an 400.

La nouvelle religion n’avait pas réponse à tout, contrairement à l’ancienne. A la base, les gens étaient préoccupés, tout comme aujourd’hui, de santé et de prévoir l’avenir, d’où la force des dieux guérisseurs, des sources contre les maladies, des oracles et des rêves faits dans l’enceinte des temples. Tout ramener à Satan ne résout rien, il faudra le culte des martyrs puis des saints réalisant des « miracles » (Antoine Théodore, Basile, Gervais, Etienne, Félix, Martin, Foy…), les exorcismes et même une intervention d’archange contre le dragon (saint Michel) pour que les pratiques chrétiennes se rapprochent des pratiques païennes et soient donc acceptées… L’église tolèrera aussi les danses parfois, la musique souvent (dont les chœurs des vierges ou de jeunes garçons) et les banquets funéraires – tous usages très païens des temples antiques – pour que le peuple reconnaisse son autorité sur la communauté. Pour les païens, « la conduite juste, c’était la joie. La joie était culte » p.170. Le christianisme a dû ainsi se paganiser par la joie pour être accepté.

Au sommet, les élites sceptiques, cultivées et aptes à la critique rationnelle devaient être remplacées. Staline n’a pas procédé autrement au Parti communiste dans les années 1930 : il a fait monter des illettrés fidèles pour les mettre aux postes de commande, marginalisant brutalement l’ancienne élite. Dioclétien a donné l’exemple : « on assista sous Dioclétien à une augmentation très rapide des effectifs du gouvernement. Elle se poursuivit pendant une centaine d’années. (…) Le nombre des fonctionnaires, environ 300 sous le règle de Caracalla (211-217) était passé à 30 000 ou 35 000 à un certain moment du Bas-empire » p.132. Conséquence inévitable : « Le spectre des croyances fut amputé de son extrémité sceptique et empirique. Il ne restait plus que le milieu et l’extrémité la plus crédule » p.133.

On assiste donc à une formidable régression de la pensée humaine qui durera… mille ans, jusqu’à la Renaissance ! Non, le progrès de l’humanité n’est pas linéaire : la pensée rationnelle du monde a laissé place à la croyance aveugle durant plus de 33 générations… Tertullien : « Nous, nous n’avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l’Évangile » (cité p.138). Saint Augustin : « Pour lui, toute enquête que nous dirions scientifique s’expose au ridicule. Les Grecs, sots qu’ils étaient, perdaient leur temps et leur énergie à identifier les éléments de la nature, etc. (…) Inutile de savoir comment la nature fonctionne, car cette prétendue connaissance n’a rien à voir avec la béatitude » (p.139). Une certaine mentalité écologiste ne fonctionne aujourd’hui pas autrement.

Anglo-saxon, Ramsay McMullen n’a rien de cette clarté à la française où les chapitres sont divisés en paragraphes dont chacun ne contient qu’une seule idée à la fois illustrée d’exemples. Lui est plutôt touffu, très proche des sources qu’il cite avec abondance et redondance. Ce pour quoi il s’est senti obligé de rédiger une conclusion longue, qui fait le chapitre 5 et dernier, pour récapituler les idées qu’il avance et étaie. Mais que cela n’empêche pas de lire cet ouvrage court, écrit d’une plume fluide jamais ennuyeuse, et qui apprend beaucoup sur cette époque laissée volontairement dans l’ombre par l’hagiographie chrétienne qui a fait la loi en histoire durant deux millénaires. Ce n’est guère que dans les années 1980 en effet, selon l’auteur, que l’étude plus précise des sources a permis d’y voir plus clair. Nous sommes donc dans l’histoire en train de se faire, dans la révision du mythe au profit de la science – ce n’est pas rien !

D’autant que nous avons des leçons politiques très actuelles à en tirer.

Ramsay McMullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, 1996, collection de poche Tempus Perrin 2011, 453 pages, €10.45

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Que faisiez-vous le 11-Septembre 2001 ?

Je rentrais de vacances, justement de trois semaines au Pakistan. Les attentats ont été préparés par Ben Laden et ses complices, cachés quelque part dans la zone floue entre Afghanistan et Pakistan. Cette zone tribale d’ethnie Patan déborde des deux côtés de la frontière, mêlant clanisme familial et seigneurs locaux de la guerre. Le Pakistan n’a jamais voulu s’aliéner ces ethnies montagnardes, soucieux de conserver une profondeur stratégique à son pays, s’il était menacé par l’Inde. Les États-Unis ont soutenu cette idée en finançant à tour de bras les islamistes contre les soviétiques.

Ce qui m’a surpris, le 11-Septembre, est que cette haine affichée de l’Occident n’existait absolument pas quelques jours avant dans les bazars de Peshawar, grande ville la plus proche de l’Afghanistan et de la fameuse passe de Khyber. Notre guide à moustaches, Karim, nous a emmenés à l’intérieur de la mosquée Jakeola. Les dalles de marbre étaient chaudes aux pieds nus en cette heure méridienne. Des gamins se poursuivaient sous l’œil protecteur des adultes qui les réprimandent rarement tant l’exemple joue pour ces gosses qui sont constamment mêlés aux hommes. Nombre d’adultes en turbans faisaient la sieste allongés sur les dalles, à l’ombre de la galerie ; quelques-uns priaient à l’intérieur de la mosquée. Le bruit dominant était celui des jeunes garçons ânonnant le Coran pour l’apprendre par cœur, en balançant le haut du corps en rythme. Un lettré barbu par groupe, baguette à la main, lançait les versets et reprenait la récitation fautive des élèves dans une indifférence agacée. Nul doute que notre présence ne perturbait les séances bien que nous tentions de nous faire discrets. Mais des petits quittaient l’école pour s’agglutiner autour de nous. Ils étaient mis en récréation, de toute façon ils ne pouvaient plus être à leur devoir. Ils nous disaient « hello ! » et «what’s your name ? » Ils n’attendaient pas vraiment de réponse car les plus jeunes ne savaient même pas ce que ces expressions anglaises voulaient dire. Ils copiaient les grands. Mais ils étaient en tout cas amicaux envers les Occidentaux et soucieux de faire la conversation.

Du gamin au vieillard, les hommes portaient tous le pantalon large et la chemise longue ouverte sur la poitrine. Dans une société où les femmes et les mères sont confinées dans les intérieurs, les garçons vivent dehors dès qu’ils savent marcher. Comme tous les gosses, l’habillement est le dernier de leur souci, Les rues ne sont peuplées que de mecs dépoitraillés (il fait 40°) et les femmes mettent les voiles. Les très rares qui passaient rasaient les murs, en silence, voilées de la tête aux pieds avec un grillage serré devant les yeux. Élevés et éduqués sans jamais voir le sexe opposé, dans une théologie sexiste datant du 7ème siècle bédouin, les étudiants en religion (talibans) parviennent à l’âge adulte sans connaître la femme autrement que comme tentation, vulve à crocs, Satan incarné. Cet enfermement expliquerait leur peur de la simple vue d’une femme et les mesures délirantes qu’ils prennent pour conjurer leur immense émotion de puceaux tourmentés.

Si le Paradis promis aux croyants comporte « de jeunes serviteurs, pareils à des perles renfermées dans leur nacre » (Coran LII, 24) – jolie métaphore pour désigner le teint adolescent – il comprend aussi de jeunes vierges aux yeux noirs qui « ressemblent à l’hyacinthe et au corail » (LV, 58). Les musulmans ne sont pas insensibles à la beauté des femmes, mais ils la réservent à leur mari, leurs enfants, frères et neveux, pour lesquels tout inceste est prohibé. On considère, en islam, que la femme « encadrée » par le mariage et par les rites sociaux qui restreignent sa liberté, ne sera pas tentée de succomber à Satan et à ses pompes. « Les femmes sont votre champ ; cultivez-le de la manière que vous l’entendez » (sourate II, 223). Car « les maris sont supérieurs à leurs femmes. Dieu est puissant et sage » (II, 228) et en cas de partage des biens, « donnez au fils mâle la portion de deux filles » (IV, 12). En effet, « les hommes sont supérieurs aux femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu a élevé ceux-là au-dessus de celles-ci » (IV, 38). C’est une tautologie, mais ce que Dieu veut… « Il ne convient pas aux croyants des deux sexes de suivre leur propre choix, si Dieu et son apôtre en ont décidé autrement » (XXXIII, 34). Le désir homosexuel existe inévitablement dans une société qui valorise tant le mâle et dévalorise tant la femelle. Si ce n’est pas le dessein de Dieu, c’est un péché véniel : « Dieu ne pardonnera point le crime d’idolâtrie ; il pardonnera les autres péchés à qui il voudra » (IV, 51).

Le fils de l’un de nos chauffeur de car, un Ali d’une beauté froide à 14 ans, restait debout alors qu’un siège lui tendait les bras. Ma compagne et moi avons bien mis une heure à comprendre, nous lui disions en anglais qu’il pouvait s’asseoir et il déclinait toujours. C’était la religion ! Nous avons échangé nos places, elle et moi. Ali s’est assis à mon côté presqu’aussitôt après : il ne pouvait supporter être assis près d’une femme, comme si elle était Satan en personne qui allait le violer.

Plus tard dans la montagne, un instituteur qui marchait avec moi pour revenir au village, m’a exposé son existence. Il ne faisait classe que le matin ici, l’après-midi ailleurs, faute de moyens. Il gagnait très peu, se faisant payer en nature par les paysans pour subsister. Impossible pour lui de songer à se marier car il n’était pas du clan, venait de la ville et restait trop pauvre. Comment résolvait-il ses problèmes de libido ? Il ne m’en a rien dit, mais on peut deviner avec tous ces jeunes garçons de la campagne curieux du plaisir…

J’ai lu une fois ‘The News’, le quotidien en anglais du Pakistan. Le numéro du lundi 6 août 2001 m’a permis de voir ce qui intéresse la fraction éclairée du pays. En première page, la fierté nationale : le Cachemire, la Palestine (où un chauffeur de car « a blessé dix Israéliens » en fonçant dessus), les Talibans (qui ont arrêtés dix membres d’ONG « prêchant le Christ »), un lama tibétain (« qui voudrait venir en visite »). On le voit, les « problèmes mondiaux » se réduisaient à l’islam. Le supplément hebdomadaire du journal laissait parler ses lecteurs : on y lisait les peines de cœur et les angoisses d’identité des filles et des garçons. Le conservatisme social et la morale – le « religieusement correct » – rendent les adolescents moins autonomes, Une fille qui utilisait internet s’étonnait que les tchats la conduise à « recevoir des propositions de rencontres directes » ! Réaction ingénue : les êtres humains sont-ils de purs esprits ?

La première force politique du Pakistan reste l’armée, la seconde le clergé musulman, viennent ensuite les propriétaires fonciers puis les industriels, enfin les petits commerçants. 44% de la population vit de l’agriculture (mais ne produit que 25% du PIB), 39% vit des services et 17% seulement de l’industrie. Poids de l’armée… L’industrie produit surtout du textile, de l’alimentaire et des boissons, des matériaux de construction, à destination du marché intérieur et, à l’exportation. Fait amusant : le Pakistan exportait en 2001 surtout vers les USA (22%), Hongkong, le Royaume-Uni et l’Allemagne (7%). Le Pakistan importait un peu plus qu’il n’exporte, principalement machines et pétrole, surtout des États-Unis et du Japon. Pays pauvre, surpeuplé, sous-éduqué, souffrant de disputes tribales et politiques internes, manquant d’investissement international et en coûteuse confrontation avec son voisin l’Inde, le Pakistan s’est constitué en entre-soi xénophobe. Il se voulait le Pays des Purs où seul l’Islam est permis.

Muhammad Saïd al-Ashmawy, ancien Président de la Haute Cour de justice du Caire, dit des fondamentalistes islamistes : « leur doctrine, système de vie total, sinon totalitaire, s’inspire de la même obsession d’une cité terrestre parfaite, conforme à la cité céleste dont ils déterminent l’organisation et la séparation des pouvoirs à travers les lunettes de leur lecture fantasmatique du Coran. » L’État n’est pas séparé de l’Église, ni la Morale du Livre : Dieu a tout créé, il veut tout. Pervez Hoodbhoy, professeur de physique pakistanais, déclarait à l’Express le 20 septembre 2001 : « cela me peine de le dire, mais l’Islam propose toujours des solutions faciles à des questions complexes. Voilà 700 ans que le monde musulman n’a pas produit un seul penseur marquant, dont les écrits auraient une valeur universelle. (…) Parce qu’elle a cristallisé une série de règles et d’interdits, l’orthodoxie islamiste nous rend introvertis, voire xénophobes. »

Cela dit, constatons que le fanatisme islamique a été encouragé par les États-Unis, notamment par Kissinger et Brezinski, ces brillants stratèges. Les États confessionnels non marxistes pouvaient résister efficacement aux sirènes soviétiques, cet ennemi de l’Amérique durant la longue guerre froide. La promotion de la vulgate coranique qui bloquait avec bonheur toute modernisation des pays musulmans ne pouvait que profiter au capitalisme américain, heureux de cette dépendance technique. La démographie galopante créait un marché pour les produits made in USA (armes, blé, machines) en échange de l’énergie vitale pour l’Amérique : le pétrole. C’est ainsi qu’ont été déstabilisés l’Égypte de Nasser, l’Iran du Shah et l’Irak de Saddam Hussein, brisant net leur développement. Mieux vaut reprendre la vieille diplomatie britannique impériale du « diviser pour régner ». D’autant que le fondamentalisme islamique ne saurait gêner les fondamentalistes protestants puritains…

Les attentats du 11-Septembre ont été un drame humain et un acte de terreur inacceptable qui a conduit à la guerre en Afghanistan puis en Irak, faisant des centaines de milliers de morts… surtout musulmans. Bravo Ben Laden, défenseur de l’islam, vous avez bien mérité d’Allah en tuant surtout ses fidèles. Convenons cependant que les États-Unis naïfs de Clinton ou cyniques va-t-en-guerre de Bush l’ont provoqué. La naïveté à courte vue est malheureusement le lot des experts de la CIA et des élites du pays. La priorité donnée aux liens commerciaux et financiers sur tout autre motif est la clé de la situation. Instrumentaliser les islamistes radicaux a peut-être protégé le pétrole un temps en contenant les appétits de l’URSS et en sous-traitant les problèmes en Méditerranée et en Asie centrale, mais l’apprenti sorcier se révèle avec le temps. La haine religieuse surprend les Américains, persuadés de leur mission sur cette terre ; il ne surprend hélas pas les Européens, habitués aux guerres de religion ou d’idéologie. Et les révolutions arabes, un mixte de 1848 et de 1968, sont une heureuse surprise… imprévue, comme le reste.

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