Articles tagués : combat

Jean Dutourd, Les taxis de la Marne

L’auteur avait 20 ans en 1940. Il raconte ses deux semaines de mobilisation jusqu’à la débâcle, l’errance en Bretagne, les revolvers enterrés, les fusils jetés, la reddition à Auray avant le transfert en camp de transit à Vannes. Il a été sidéré. Les taxis de la Marne en 14 avaient permis au haut-commandement de contrer les Allemands qui déferlaient sur la France – pas en 40. L’impéritie des généraux, la pusillanimité des politiciens radicaux-socialistes, les interminables mois de farniente de la « drôle de guerre » depuis sa déclaration en 1939 mais sans rien faire, tout a contribué à la défaite. Rapide, immuable, humiliante.

Cet essai ne porte pas sur la guerre de 14 mais sur celle de 40, sur une France première puissance militaire du monde en 1918, effondrée plus bas que terre en juin 1940. Le ton est celui d’un moraliste qui se remémore ces moments de jeunesse où ses yeux se sont dessillés, où il a compris. La France se berçait de sa grandeur, mais sans rien faire pour l’assurer. Les politiciens et les galonnés n’ont rien fait pour l’entretenir, se réfugiant dans la bureaucratie paperassière et les statistiques plutôt que sur le moral de l’armée et la conviction de la nation. Ils rejouaient l’autre guerre, celle de l’immobilisme, celle des tranchées, alors que le progrès technique avait submergé de tanks et d’avions cette façon de faire. Donc les tanks et les avions ont été mal employés par les généraux français qui ne savaient qu’en faire.

L’auteur voit en 1956, date de parution de cet essai, se rejouer la même partition : des politiciens ineptes qui se perdent dans des petits jeux d’egos pour faire valser les ministères et surtout éviter toute responsabilité politique, des généraux qui ne cessent d’être vaincus en Indochine par bêtise – comme celle de se placer dans une plaine à Dien Bien Phu en croyant se protéger sans tenir les hauteurs ! 1958 est tout près, réaction d’un peuple qui en a marre des défaites et des sottises, marre des politiciens affairistes et minables, marre des imprévoyants et des bureaucrates.

Curieusement, notre époque n’est pas loin de ressembler à la sienne. Quand on voit les inepties des Nupes (en consonance avec dupes) qui braillent avant d’avoir mal, assène leur morale tout en ne se l’appliquant pas à eux-mêmes (les violences conjugales et la « démocratie » interne chez les insoumis, le score minable des écologistes aux présidentielles et les déchirements internes, comme chez les socialistes), les inepties de la droite vaguement gaulliste mais qui ne sait plus sur quel sein se dévouer (comme disait un ancien patron de banque qui avait fait peu d’études) ; quand on voit le virage brutal car jamais préparé de la stratégie de défense, la course aux munitions et aux armements de base (oubliés) et l’irénisme français envers la Russie redevenue impérialiste et persuadée comme toujours d’avoir raison – on peut se dire que si l’époque a changé, les misérables humains non.

Nous avons heureusement des institutions meilleures qu’en 1956, une Ve République incomparablement plus efficace que l’anémique IVe, mais la classe politique n’est guère au-dessus. Les querelles de clochers au Parlement sont tout aussi minables et pas à la hauteur des enjeux, la frénésie de « faire des lois » en croyant que cela règle tout (sans se préoccuper des décrets d’application qui tardent parfois sur des années !), la mauvaise foi des oppositions et l’agitation sociale sans cesse brandie pour pas grand-chose, emmerdant les citoyens épisodiquement et accentuant leur exaspération pour les « privilégiés » qui peuvent bloquer le pays, tout cela ressemble fort aux années d’après-guerre.

Bon, cet essai est daté et un peu long, surtout sur la fin comme dirait l’autre. La meilleure partie est la première qui mêle les souvenirs de 40 et la prise de conscience de la chute nationale par lâcheté de ses dirigeants. « La vertu combat », dit Vauvenargues, cité en exergue, « s’il n’y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix » – et c’est bien cette paix minable de vaches à l’étable qu’a négocié le père Pétain puis qu’a voulu assumer la IVe République ; et c’est bien cette même paix qu’on croyait perpétuelle qu’a remis en cause Poutine et sa pensée fasciste : mort aux faibles ! Non, il faut résister, comme De Gaulle en 40, comme les Ukrainiens aujourd’hui.

L’auteur, qui est décédé immortel en 2011, à 91 ans, après s’être évadé, marié, éduqué, être entré en résistance avec les communistes pour libérer Paris, gaulliste, devenu journaliste papier puis radio, a encore quelque chose à dire qui subsiste, même dans cet essai qui a l’âge légal de la retraite.

« Quand j’étais petit, dans mes disputes avec mes camarades, une grande personne survenait immanquablement, qui me disait : « C’est toi le plus intelligent : cède ! » En d’autres termes, la marque de l’intelligence, c’est de faciliter les capitulations. Avec ce raisonnement-là, la bêtise a toujours le dessus. (…) Aujourd’hui que je suis un homme, j’en ai assez de considérer l’intelligence comme un prétexte à abandons. C’est l’attitude contraire qu’il faut prendre. En toute occasion. Toujours. Par respect de la vérité. Je suis le plus intelligent, DONC j’ai raison ; et ce serait rabaisser la raison que de ne pas la faire triompher, fût-ce par la force ». Ce n’est pas si mal vu, ni si mal dit. Qu’on se le dise !

Jean Dutourd, Les taxis de la Marne, 1956, Livre de poche 1962, 256 pages, occasion €2,90

Jean Dutourd chroniqué sur ce blog

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Lian Hearn, Le clan des Otori 4 – Le vol du héron

Si le héron est l’emblème du clan des Otori, le « vol » du titre français est dans le titre anglais un «harsh cry », un cri discordant. C’est en effet le volume qui voit la fin de Takeo. Il meurt selon la prophétie de la main de son fils. Il laisse deux filles survivantes, la troisième ayant tué d’un regard le bébé garçon tout juste né et s’étant jeté sur le pistolet fabriqué par le fils caché dans les ateliers de la Tribu pour protéger son père.

Ce volume est un peu flou avec les dates, il est censé se passé 17 ans après le précédent mais ne donner à Takeo qu’une mi-trentaine alors qu’il avait déjà 22 ans lorsqu’on l’a quitté. Il se passe également sur plusieurs années puisque les jumelles avaient autour de 10 ans en début de volume et 14 à la fin. La survivante, Miki, poussée par la puberté, ressemble d’ailleurs de plus en plus à Takeo adolescent.

Quant à Kaeda, l’épouse chérie de sire Takeo, elle devient carrément folle, ce qui n’étonnera guère le lecteur qui a assisté à sa progressive hystérie au fil des années. Après dix-sept ans d’épreuves puis dix-sept ans de bonheur dans un pays réunifié et apaisé, où les récoltes sont bonnes, les enfants sont bien nourris, les marchands s’enrichissent, les guerriers s’équipent. Une paix que va détruire Kaeda en un moment, lorsque son bébé sera retrouvé sans vie comme de mort subite du nourrisson. Mais c’est bien l’autre jumelle, Maya, qui l’a regardé avec cet œil particulier des Kikuta qui est capable d’endormir comme de tuer.

L’aînée des filles, Shigeko, est digne et sage comme son père et prendra sa succession par testament. Elle ne pourra régner seule mais devra se marier non pas avec son amour Hidoshi, de trop basse extraction pour elle et d’ailleurs grièvement blessé lors d’un combat, mais avec le général Saga, la coqueluche de l’empereur qui a soumis les Huit îles. Il ajoutera les Trois pays aux territoires qu’il contrôle en épousant cette fille–garçon qui monte à cheval comme un guerrier et tire à l’arc avec plus de précision que lui-même. Les deux autres filles sont jumelles, ce qui est mauvais signe dans la superstition japonaise des anciens temps. Autant l’aînée n’a aucun des pouvoirs secrets de la Tribu, autant Takeo a légué aux jumelles certains pouvoirs par hérédité. Non seulement se rendre invisible et le fameux regard mais aussi, pour Maya, la capacité à absorber un chat et à dialoguer avec les fantômes.

Les jumelles se sentent mal aimées par leur mère, au contraire de leur père qui prend son bain tout nu avec elles comme cela se pratique couramment au Japon, de même qu’avoir des relations sexuelles avec ses compagnons de même sexe avant de se marier à l’âge adulte. Maya surtout en souffre et est insupportable, rebelle à toute obéissance. Jalouse de l’amour qu’elle n’a pas, parce que jumelle et parce qu’elle n’est pas un garçon, elle en veut au monde entier – sauf à son père. Elle plonge par exemple son regard dans les yeux d’un jeune chat que tient un moine et qu’il adore. Ce faisant, elle le tue, mais en outre le chat passe en elle, aspiré par ses yeux. Maya va désormais se transformer de temps à autre en chat et aura du mal à maîtriser le phénomène. Le chat mort la possède comme fantôme, ce qui permet à la fillette de passer au travers des murs sans bruit ni se faire voir. C’est parfois bien utile pour s’enfuir ou pour écouter les conversations.

Zendo, le fils aîné de Shuzeki, fille de la Tribu qui a été la concubine du seigneur Araï, a vu son père dans le tome précédent tué d’une balle de fusil apporté par les étrangers, alors qu’il trahissait ouvertement sire Takeo. Il avait 12 ans à l’époque et est devenu un guerrier adulte orgueilleux comme son père et soucieux de reprendre le domaine. Takeo, qui l’a élevé comme son jeune frère Taku, l’a marié avec la sœur de Kaeda, Hana, qui désirait plutôt être la seconde épouse. Orgueil, jalousie, vengeance, soif de pouvoir, sont les ingrédients de la chute. La paix est à jamais compromise par les bas instincts et les passions humaines. Zendo complote contre Takeo et le fait convoquer par l’empereur à la cour, puisque son succès à gérer sa province à suscité des jalousies.

Takeo ne peut que se rendre auprès de l’empereur avec des cadeaux mirifiques, dont la « kirin », cet animal mythique du Japon qui n’a jamais existé mais que l’autrice figure sous les traits d’une girafe, acquise auprès des commerçants pirates. L’empereur est ébahi, la cour flattée, le peuple enthousiaste. Le général Saga défie Takeo à la chasse aux chiens, une épreuve de tir à l’arc sur des chiens lâchés dans une lice, dont l’enjeu est de la toucher sans les faire saigner ni les tuer. Takeo, qui n’est plus tout jeune (on vieillit vite lorsqu’on est un guerrier au Japon), mandate sa fille Shigeko, désormais dame de Maruyama, pour prendre sa place. Les points sont égaux mais l’empereur doit décider quel est le meilleur et la jeune fille est gagnante. Tout irait donc pour le mieux si Zendo ne commençait à mobiliser son armée en l’absence de Takeo, et que ce dernier soit obligé de revenir rapidement sur ses terres. La kirin, qui s’est prise d’amitié pour son cheval Tenba, pour son gardien Hiroshi et pour Shigeko qui l’a nourrie et flattée, ne peut supporter la séparation et s’enfuit de son enclos à la cour. Mauvais présage.

Le général Saga lance donc son armée pour arrêter Takeo et ramener l’animal mais il compte bien également mettre la main sur les Trois pays et contraindre sire Takeo à s’éventrer ou à s’exiler sur une île. Les deux armées se battent au col de la chaîne de montagne séparant les fiefs, et Shigeko parvient à blesser suffisamment Saga d’une flèche sans le tuer pour qu’il ordonne la retraite. Ébahi par cet exploit comme par la défense des armées de Takeo inférieures en nombre, Saga sera beau joueur en proposant le mariage à Shigeko et en obéissant à ces conditions.

Mais l’équilibre cosmique a été rompu et les malheurs s’enchaînent. Avant que Takeo puisse revenir, son fils bébé est mort, sa femme devenue folle, sa belle-sœur épouse de Zendo l’emmène avec elle après qu’elle eut ordonné de détruire le château des Otori à Hagi. Lorsque Takeo, usant de ces pouvoirs d’invisibilité, parviendra à la rejoindre dans un jardin d’une place forte au nez et à la barbe des gardes, il ne trouvera qu’une femelle aigrie, bornée par la colère, qui n’a plus rien à voir avec la femme qu’il a aimée d’un amour absolu toute sa vie. Elle l’accuse de lui avoir caché le fils élevé dans la Tribu, qu’il a eu sur ordre avec Yuki, la compagne d’Akio ; elle l’accuse de ne pas lui avoir confié la prophétie sur sa mort de la main de son fils ; elle l’accuse de l’avoir laissée avec un bébé à peine né ; elle l’accuse de ne jamais être là lorsqu’elle a besoin de lui. Ne pouvant rien faire, face à ce mur mental, Takeo abdique en faveur de sa fille aînée ; celle-ci épouse le général Saga et lui-même envoie son armée contre la rébellion de Zendo qui est obligé de s’éventrer de même que sa femme et son dernier fils. Seuls ses deux aînés, élevés quelque temps auprès de Takeo, suivent le sire déchu au monastère de Terayama où ils sont priés de rester jusqu’à leur dernier souffle.

C’est là que Takeo vit ses derniers jours en peignant des oiseaux auprès de Makoto, son ami devenu le supérieur du monastère. C’est là qu’Akio le haineux empli de vengeance et son fils secret Hisao le surprennent et le tuent, provoquant la mort de Maya en même temps qu’elle zigouille Akio à coup de griffes de chat. Hisao a désormais 16 ans, il n’a jamais vu son véritable père qu’il découvre, a été élevé à la dure et même cruellement dans la Tribu par un Akio jaloux et impitoyable, le dressant le jour à la douleur jusqu’à éventrer sous ses yeux un petit chat qu’il avait adopté et aimait bien, le violant systématiquement la nuit depuis son âge le plus tendre. Hisao ne manifeste apparemment aucun des pouvoirs propres à la Tribu mais est très habile de ses mains, jusqu’à reproduire un pistolet sur le modèle apporté par les étrangers portugais sur leurs bateaux. Il se découvre cependant, grâce à Maya, maître des fantômes et communique avec sa mère Yuki qu’Akio a forcé à se tuer juste après sa naissance. Il est l’instrument involontaire de la mort de Takeo, le dernier élément de la prophétie que Kaede ne connaissait pas.

Lorsqu’elle revient à quelque raison des semaines plus tard, l’épouse irascible Kaeda voit son domaine passé en d’autres mains, son mari et l’une de ses filles morts, et aucun bonheur futur possible pour elle. Elle veut se tuer mais la jumelle survivante, Miki, la supplie de l’aimer et elle se résoud à réparer ses torts, un peu tard mais tel est son expiation pour sa stupidité et sa folie. Ce tome 4 voit donc la fin de Takeo, les suivants devront parler de ses descendants. Nous restons dans l’aventure, épicée, exotique et haletante, avec des personnages qui gagnent à être connus même s’ils n’ont existé que sur le papier.

Lian Hearn, Le clan des Otori 4 – Le vol du héron (The Harsh Cry of the Heron), 2006, Folio 2021, 751 pages, €10.40,  e-book Kindle €9.99

Le Clan des Otori de Lian Hearn déjà chroniqué sur ce blog

Catégories : Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Vallès, L’Insurgé

Dernier tome de la trilogie Jacques Vingtras, semi autobiographique, ce sont cette fois les années de l’empire puis la défaite et la Commune que décrit Vallès, soit de 1860 à 1871. Le lien avec l’enfance, c’est la révolte contre tout ce qui est établi : les institutions représentatives qui trahissent le peuple, la bourgeoisie qui impose ses intérêts, la religion catholique qui rend les gens moutons sous la houlette d’un berger, la religion laïque qui reproduit la précédente sous les Grands mots et les Grands principes qui font rugir mais n’accouchent de rien de concret.

En lisant Vallès, la Commune apparaît comme un foutoir où tout est spontané, ultra local, désorganisé. Chaque quartier s’empare du « pouvoir » mais ne maîtrise rien, aucun plan d’ensemble pour se défendre ni élaborer un programme. Certes la pression des Prussiens était là, celle du gouvernement légitime « versaillais » aussi, certes la Commune est née de hasard, du vide des légitimes et n’a duré que trois mois, certes la « sainte colère » et « la douleur » populaire s’exhalaient en émotion publique plus qu’en actes concrets – mais il semble que le propre des révolutionnaires était d’avoir chacun sa propre idéologie, au détriment du collectif. Marx ne s’y est pas trompé qui parle de « sac de pommes de terre » pour ceux qui n’ont pas la conscience unifiée de leur classe.

Vallès, dans tout cela, court d’un bout à l’autre des quartiers, élu commandant ici pour démissionner juste après, élu à nouveau délégué avec écharpe tricolore pour la rouler en boule sous le bras, jamais le coup de fusil, rarement le coup de main à la barricade, toujours en session à discuter encore et toujours avec les « comités ». Ce qu’il aime, c’est « planter le drapeau » plutôt qu’élaborer une politique. Ce moment historique est pour lui le couronnement de sa vie, le rachat de son enfance torturée par les autres dans la famille qu’il trouve avec les ouvriers révolutionnaires aux chand’vins, la revanche du corps brimé par le corsetage vestimentaire toujours trop cher et toujours trop rigide, la créativité du langage avec son argot, ses abréviations d’époque, ses métaphores – le seul instant de parfait bonheur. D’ailleurs, une fois la plume posée sur ce dernier tome, il est mort l’année qui a suivi, sans voir encore la publication en volume du texte cousu des instants de sa vie.

Le 4 septembre, dont il existe une rue à Paris, est celui où la République fut enfin proclamée en 1870, après la Restauration, le roi et l’empire, « grâce » à la défaite (et à l’amputation de l’Alsace-Lorraine, grosse de guerres futures). « 4 septembre, 9 heures du soir. Nous sommes en République depuis six heures ; « en république de paix et de concorde ». J’ai voulu la qualifier de Sociale, je levais mon chapeau, on me l’a enfoncé sur les yeux et on m’a cloué le bec » p.983 Pléiade. Le 6 septembre, il rencontre Auguste Blanqui, le premier communiste français (non marxiste mais léniniste) : « il a (…) la main nette et le regard clair. Il ressemble à un éduqueur de mômes, ce fouetteur d’océans humains. Et c’est là sa force. (…) Mathématicien froid de la révolte et des représailles, semble tenir entre ses doigts le devis des douleurs et des droits du peuple » p.989. Il le suit.

« La Sociale contre Marianne » : Vallès déteste à l’inverse Gambetta, républicain parlementaire et opportuniste, « mélange de libertinage soûlard et de faconde tribunicienne » p.922 qui se défile au dernier moment après avoir fait rouler les rrr du mot « patrie ». Où était-il lorsque le peuple excédé des politiciens se mit en armes ? « Gambetta a inventé une angine dont il joue à chaque fois qu’il y a péril à se prononcer » p.947.

Vallès fait un sort au mythe des « pétroleuses » qui auraient mis le feu à la ville alors qu’il s’agissait de tactique défensive pour réduire deux maisons envahies par les Versaillais. Il fait un sort aussi aux « massacres », l’exécution des otages s’est faite malgré les ordres, dans l’indiscipline d’une foule en colère qui voulait se venger des curés, des sergents et des mouchards. L’engrenage de la violence n’est pas toujours maîtrisable et il faut s’en souvenir avant d’appeler à n’importe quelle insurrection – comme les intellos de bureau le font souvent trop légèrement. Vallès en témoigne, qui a cherché à tempérer les hargnes.

Au total, un livre de combat où l’auteur à mis sa vie en jeu avant de la coucher sur le papier. C’est parfois haletant, écrit haché, empli de portraits acérés et de scènes populaires. Vallès observe et, s’il a parfois la tentation de créer des statues comme Hugo, se reprend vite lorsqu’il s’en aperçoit – ainsi de lui-même dans la glace « j’avais pris une attitude de tribun et rigidifiais mes traits, comme un médaillon de David ‘Angers. Pas de ça, mon gars : Halte-là ! » p.907.

Jules Vallès, L’Insurgé, 1883 publié 1886, Folio 1975, 410 pages, €8.60

Jules Vallès, Œuvres tome II 1871-1885, Gallimard Pléiade 1990, édition de Roger Bellet, 2045 pages, €72.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Jules Vallès, Le Bachelier

Concilier la passion littéraire avec la passion sociale n’est pas une réussite. Après l’obsession de la mère dans L’Enfant, place à l’obsession de la dèche. Une fois bachelier, le jeune Jacques Vingtras est autorisé à résider à Paris pour quitter Nantes, son ennui, et le foyer familial, sa haine. Ses parents lui assurent 40 francs par mois, ce qui ne suffit qu’à grand peine pour se loger pauvrement et se nourrir un jour sur deux. Quant au reste… à lui de se prendre en main !

Mais Jacques, qui est largement Jules, préfère pérorer devant ses copains et imaginer « la révolution » en boute-en-train et foutraque qu’il est plutôt que de travailler un brin. Il donne certes quelques cours particuliers de grec ou de latin mais ne persévère jamais, toujours pris entre la honte sociale et l’ennui que cela lui cause. Il n’aime pas les collégiens. Il préfère carrément les petits à qui il faut « rentrer la chemise dans le pantalon », mais l’école où il le fait est en faillite et son directeur ne le paye pas au bout d’un mois.

Il cherche donc sans conviction d’autres métiers mais il n’est pas fait pour ça et les ouvriers comme les commerçants le lui signifient très vite. Il est toujours « trop » ou « pas assez » : trop diplômé pour être répétiteur privé ou pas assez pour les collèges ; trop mal sapé pour se présenter ou trop bien vêtu pour faire illusion devant les imprimeurs ou les débardeurs place de Grève ; trop féru de tournures latines et de préciosités littéraires pour répondre au courrier commercial ou pas assez soigneux pour faire des écritures… Les temps n’ont pas changé et quiconque est passé entre les griffes du fameux « Pôle » emploi le sait bien : pour les emplois offerts, on est toujours trop ou pas assez – sinon, on aurait déjà trouvé et pas besoin de « Pôle » d’emploi !

Le Bachelier est donc l’âge bête qui va de 1848 à 1860 environ, de 17 à 28 ans. Il n’est plus enfant contraint, ni encore insurgé par volonté, mais dans cet entre-deux incertain et inconfortable où il n’est pour le moment rien. « Ne voyant la vie que comme un combat ; espèce de déserteur à qui les camarades même hésitent à tendre la main, tant j’ai des théories violentes qui les insultent et les gênent ; ne trouvant nulle part un abri contre les préjugés et les traditions qui me cernent et me poursuivent comme des gendarmes, je ne pourrais être aimé que de quelque femme qui serait une révoltée comme moi » p.660 Pléiade. Une égale donc, pas une soumise. Vallès respecte les femmes malgré son temps.

L’œuvre est malheureuse, qui conte les années de misère entre échec de la révolution de 1848 et l’instauration de l’empire autoritaire : que des défaites, de l’illusion sociale à l’illusion de faire sa situation. Déjà le bac ne suffit plus, une licence est au moins requise ou alors rien – car si l’on est moins payé on paraît plus docile. La culture donnée par la société n’assure pas le pain – au contraire, elle apparaît comme inutile, une fioriture de nantis. Les « lumières » ne servent à rien pour travailler puisque la société devient industrielle et réclame des ingénieurs, ou commerçante et exige d’être pratique plutôt que poète ou lettré.

Pire, la culture isole du peuple d’où l’on vient, établissant dans les limbes sociaux un état ni paysan ni bourgeois ! Paris est toujours peuplé de nos jours de ces petits intellos déclassés qui croyaient à la vertu du « diplôme » et se retrouvent à gagner moins qu’à la chaîne en usine via des piges de hasard dans de « petites » revues ; on comprend qu’ils soient, comme Vallès, aigris et volontiers portés à renverser la table dans les manifs, les complots, les antis, les casseurs.

Rappelons cependant que la trilogie de Jacques Vingtras est un roman, pas une autobiographie. Vallès joue avec les dates, les lieux, les personnages ; si certains sont transparents, d’autres sont inventés ou décalés. Ainsi fait-il mourir son père à Lille alors qu’il meurt à Rouen, l’affuble d’une maîtresse qui le fait renvoyer alors qu’il est dans le réel muté dans un meilleur poste. Ainsi occulte-t-il son internement à Nantes à 19 ans, demandé à un médecin complaisant par son père qui a eu vent de ses débordements révolutionnaires parisiens (le complot de l’Opéra-Comique) et craint pour sa propre carrière. Ainsi fait-il l’impasse sur ses aventures érotiques, malgré sa vigueur de lutteur et son tempérament fougueux qu’il avoue, alors que les variantes gommées en révèlent de fort riches.

C’est qu’il écrit 1848 à la lumière de la Commune 1871 et l’adolescence à l’aune de l’âge adulte qu’il a fini par atteindre malgré lui. L’idéalisme romantique, qu’il a tant reproché à l’icône nationale Victor Hugo, a contaminé la jeunesse et a empêché la véritable révolution qui est pratique et sociale, non religieuse laïque (les Grands principes) et parlementaire. La bohème si chère à Murger et aux poètes maudits n’est que noire misère et fins de mois affamées. A chaque fois l’illusion a amené la force, le romantisme a suscité le bonapartisme : après 1789, après 1848. Nous pouvons même ajouter, pour notre temps, la Chambre introuvable gaulliste après mai 1968. L’idéalisme prépare au fascisme, si l’on caricature – et il n’y a qu’un pas de Hugo à Wagner : il s’agit toujours de « mythes » qui font mouvoir la masse, agitée par des fureurs et guidée par des gourous. Mélenchon ces dernières années a tenté de jouer cela, autant que les sbires intelligents que Marine Le Pen a viré successivement.

Vallès : « Mais tu nous le paieras, société bête ! qui affame les instruits et les courageux quand ils ne veulent pas être tes laquais ! » p.713. L’écrivain polémiste voulait faire l’histoire de sa génération ; il s’aperçoit au fond qu’elle n’existe pas, qu’elle est un trou noir de l’histoire sociale française. Ce n’est qu’à la fin de sa trentaine qu’il émergera… dans le volume suivant.

Jules Vallès, Le Bachelier, 1879-1881, Folio 2020, 512 pages, €5.70

Jules Vallès, Œuvres tome II 1871-1885, Gallimard Pléiade 1990, édition de Roger Bellet, 2045 pages, €72.00

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Le vent se lève de Ken Loach

L’Irlande secoue en 1920 la tutelle impériale britannique. L’insurrection de Pâques 1916 à Dublin, en pleine guerre mondiale, avait proclamé la république mais avait été durement réprimée par des navires de guerre, et ses meneurs exécutés. Le sentiment d’indépendance continue néanmoins à couver et le parti indépendantiste Sinn Fein a remporté haut la main les élections de 1918. Le gouvernement anglais a interdit le parlement. C’est dans ce contexte que les partisans irlandais rendent le pays ingouvernable par la grève, le boycott des tribunaux et des impôts, le refus syndical de transporter des troupes dans les trains. Les Anglais réagissent comme des Anglais : brutalement. Pour eux, les Irlandais sont des bougnoules incultes, paysans sous la coupe des prêtres catholiques, et il faut les mater comme fut matée en Inde la révolte des Cipayes.

Damien Donovan, devenu docteur en médecine, prépare son départ pour un hôpital de Londres. Il participe à un dernier tournoi de hurling avec ses copains lorsque des paramilitaires anglais, les Black and Tans (noirs et fauves), les alignent contre le mur de la ferme et les humilient au bout de leur fusil. Ils ont le courage des lâches : la sauvagerie faute de légitimité. Comme Micheál Ó Súilleabháin, un adolescent de 17 ans au nom imprononçable pour un anglais, refuse d’articuler avec l’accent requis, il est emmené à l’intérieur, torturé et tué. « Ça fait un de moins, sergent ! », s’exclame un jeune con, sûr de sa bande et des fusils. Damien témoin s’insurge mais ne peut rien ; il semble se résigner malgré les objurgations de ses amis pour qu’il reste parmi eux, avec les partisans.

Mais lorsqu’il va pour prendre le train, il assiste à une nouvelle brimade des Anglais armés sur la population. Une escouade menée par un sergent irascible exige de monter dans le train, ce que refusent le chef de gare et le chauffeur. Ils sont frappés. Ils seraient même tués si la troupe ne retenait son sergent, le train ne pouvant partir sans conducteur… Damien décide alors de rester pour faire cesser cette barbarie. Seule l’indépendance conquise les armes à la main permettra de bouter les impériaux hors d’Irlande et de vivre enfin en paix. Il rejoint donc son grand frère Teddy O’Donovan, chef de maquis et recherché.

Menacé en sa famille par son seigneur foncier sur la requête d’officiers anglais, un jeune homme que Damien a vu grandir livre l’endroit où les partisans se cachent. Ils sont encerclés par les paramilitaires, capturés, emprisonnés. Teddy est torturé pour lui faire avouer où sont les (rares) armes ; on lui arrache les ongles un à un à la pince. Il ne parle pas et son frère Damien le soigne. Ecœuré, une jeune recrue d’origine irlandaise ouvre les cellules et déserte avec eux. Sauf trois car il n’a pas la clé ; ils se feront fusiller. Teddy et Damien retrouvent ceux qui les ont trahis et les exécutent en pleine campagne.

Dès lors, ce sont des actions de guérilla. La ferme des Donovan est incendiée en représailles et la fiancée de Damien rasée. Mais survient la trêve, message apporté par un gamin à vélo envolé : un accord proposé par le Premier ministre britannique David Lloyd George en 1921 pour un Etat libre d’Irlande mais sans six des neufs comtés de l’Ulster au nord, et avec exigence de rester dominion de l’empire. Ceux qui acceptent le compromis et ceux qui veulent lutter pour une complète indépendance s’affrontent – et les deux frères se déchirent comme Abel et Caïn. Le traité est ratifié par le Dáil Éireann, le parlement d’Irlande, en décembre 1921. Mais une majorité du peuple le rejette, d’où la guerre civile jusqu’en 1923.

Ken Loach montre la contradiction entre les nationalistes (qui se contentent provisoirement de l’acquis) et les révolutionnaires (qui veulent instaurer une république de plein exercice et sociale). En caricaturant : les bourgeois et les prolétaires. L’Eglise, comme toujours, est du côté des puissants. Mais le curé est désorienté lorsqu’il voit plus de la moitié de ses paroissiens quitter « son » église quand il les somme de se taire et d’obéir – comme s’il était la Voix de Dieu lui-même, orgueil habituel  à ceux qui croient détenir la Vérité. Quant aux bourgeois, ils agissent comme les Anglais il y a peu, alignant les paysans contre les murs pour trouver les armes, arrêtant les opposants et les faisant fusiller s’ils refusent de parler…

Damien y passera, tué par son frère pour la même cause, mais chacun pris dans l’engrenage de son propre engagement. Damien, qui a exécuté le traître qu’il avait vu grandir, mais qui a livré le groupe aux Anglais, ne peut pas trahir à son tour – même au nouveau gouvernement irlandais. Une tragédie bien amenée dans la camaraderie de combat et les verts paysages. Un grand film.

Le titre anglais est un vers du médecin poète irlandais Robert Dwyer Joyce (1830-1883), né à Limerick, qui chantait la Rébellion de 1798 en Irlande où les partisans emportaient de l’orge dans leurs poches comme provision. Lorsqu’ils étaient tués et enterrés à même la terre, l’orge poussait sur leurs tombes comme une régénération de la vie.

Palme d’or du Festival de Cannes 2006.

DVD Le vent se lève (The Wind that Shakes the Barley), Ken Loach, 2006, avec Cillian Murphy, Padraic Delaney, Liam Cunningham, Gerard Kearney, William Ruane, Arcadès 2019, 2h07, €17.00

Catégories : Cinéma, Irlande | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Georges Minois, Le diable

Ce petit opus d’un docteur en histoire agrégé de l’Université fait utilement le point sur cette particularité occidentale qu’est le diable. Un concept qui n’existe quasiment nulle part ailleurs : Satan est absent de l’Ancien testament et Sheïtan se fait très discret dans le Coran. Quant aux Grecs et aux Romains, ils l’ignorent : pour Platon, le mal est l’absence de Bien, un non-être ; le polythéisme grec fait du bien et du mal deux forces inhérentes à la nature. Les maux humains sont dus au destin et aux frasques des dieux et l’on en est parfois responsable (Achille à Troie, Ulysse en son périple, Œdipe et son père). Le diable n’apparaît que dans l’extrême monothéisme, dont le christianisme est la pointe avancée : il est inséparable de Dieu, sa face sombre, le revers de sa médaille. Car comment un Dieu réputé parfait aurait-il pu créer un monde aussi mauvais ?

On l’ignore trop souvent, « Satan est né dans les milieux sectaires apocalyptiques juifs » p.4. Yahvé est ambivalent, ordonnant l’extermination des adversaires de son peuple élu, envoyant des épreuves via des anges messagers. Le Satan signifie « l’obstacle » et fait partie de la cour de Dieu, serviteur fidèle de Yahvé (Livre de Job, Zacharie) ; il prend plus d’autonomie au IVe siècle avant avec l’affirmation du pouvoir sacerdotal qui lave Dieu de la responsabilité du mal. Le démon a été inspiré des mythes cosmiques babyloniens, cananéens et zoroastriens où un héros positif combat un monstre négatif (Gilgamesh/Huwawa, Marduk/Tiamat, Ninusta/Anzu, Baal/Mot, AhuraMazda/Ahriman).

Le diable est en revanche omniprésent dans le Nouveau testament, inspiré des milieux sectaires qui bouillonnaient au tournant du 1er millénaire en Palestine (Esséniens). Les Evangiles canoniques sans le diable seraient sans signification : ils le citent 188 fois ! Jésus s’incarne sur terre pour le grand combat de Dieu contre le Mal qui, lui, s’incarne dans les possédés, induit les tentations, inspire les reniements (Pierre) et les trahisons (Judas). « Seule une explication cosmique de l’origine du mal peut ainsi justifier la nature divine du Christ » p.27. Le serpent de la Genèse ne pouvait dès lors rétroactivement qu’être le diable, « ce qu’aucun texte biblique ne dit » !

La littérature apocalyptique non retenue par l’Eglise assure la transition entre Ancien et Nouveau testament. Des anges de Dieu se révoltent et s’unissent aux femmes humaines, engendrant des géants qui répandent le mal que sont le sexe et la technique. Ce sont des activités d’orgueil qui visent à créer comme Dieu… Naît alors la théorie du complot : « Les membres de ces sectes s’imaginent être les élus du Seigneur, le petit reste promis au salut, rejetant les ennemis d’Israël mais aussi la masse du peuple infidèle dans le camp de l’Adversaire, de Satan, devenu responsable du mal, et qui va être vaincu dans la grande lutte cosmique qui s’ouvre » p.22. Tous les millénarismes resteront sur ce schéma : des croisades en l’an mille à la terreur révolutionnaire, des procès staliniens au féminisme le plus contemporain qui rejette comme « le diable » le mâle blanc dominateur capitaliste – et souvent juif – dont Weinstein est l’incarnation caricaturale la plus récente (juste après Polanski).

Le christianisme aura dès lors la permanente tentation du dualisme des deux mondes antagonistes avec les gnostiques, les manichéens, les Bogomiles, les Vaudois, les Cathares – sans parler de la Kabbale juive. Bien que le diable ne soit pas un dogme catholique, dès la fin du IIe siècle de notre ère il est devenu le personnage central de la foi. Pour saint Augustin, Satan reste un ange, mais qui a péché par orgueil ; il fait partie du plan de Dieu pour laisser le choix de la liberté de faire bien ou mal, d’obéir ou non. Saint Thomas accorde au diable une place éminente, détaillant toutes les façons qu’il a d’influencer l’être humain. Le catéchisme 1992 de l’Eglise catholique n’en fait qu’« une voix séductrice opposée à Dieu ». Ce sont les moines médiévaux qui vont amplifier et déformer le diable jusqu’au mythe : « Moines et ermites, issus de milieux populaires, menant une vie de privation et de solitude, sont assaillis de tentations, d’hallucinations, et sont facilement la proie de troubles nerveux, physiques, psychiques attribués à l’action du diable » p.36. L’anti-Christ est le bouc émissaire facile de ses propres turpitudes : c’est pas moi, c’est l’autre ; je n’y peux rien ; je suis une victime, irresponsable… Cette culture de victimisation sévit encore largement de nos jours. Ce n’est pas la personne qui cède mais le séducteur qui force ; ce n’est pas la tentation qui est condamnable mais le tentateur ; ce n’est pas la faiblesse morale mais l’emprise de l’Autre ! Les démons chrétiens sont comme les Juifs : « ils sont partout ».

La peur du Malin est une forme du pouvoir des clercs d’Eglise, institution qui reprend les traits des anciens dieux païens pour mieux les dénoncer, le chamane cornu de la grotte préhistorique des Trois-Frères, le Cernunnos gaulois, les Thor et Loki vikings, le dernier changeant d’apparence et prenant toutes les formes – comme le diable est censé faire. « L’Eglise, en condamnant tous les plaisirs terrestres, contribue à renforcer l’attrait du diable, dont le caractère ambigu se reflète fort bien dans les hésitations des artistes » p.41. La beauté du diable fait de lui un Apollon séducteur tandis que la monstruosité le rend bestialement sexuel, ogre trapu, velu et fort comme Gilles de Rais, donc fascinant.

Les grandes peurs de l’an mille font faire passer le diable de bel éphèbe païen à bouc en rut barbare et repoussant. Le Concile de Trente exige que le diable soit représenté laid ! Mais Satan disparaît dans l’art classique, revenu avec la Renaissance aux canons grecs. Il faut attendre le baroque pour qu’il fasse son retour, avant le romantisme. Du 14ème au 16ème siècle, c’est « la grande chasse au diable » en Occident. L’Eglise de Rome, pressée par les rois qui secouent sa tutelle, en butte aux hérésies, confrontée aux Sarrazins et aux Juifs accusés de pratiques « pas très catholiques », crée l’inquisition et les bûchers des sorcières. Elles sont accusées de sabbat (« tous les jeudis vers minuit ») et même « les enfants sont torturés et brûlés avec les adultes » jusqu’en 1612 ! Les protestants comme le pouvoir civil ne sont pas en reste. Les manuels de démonologie et de sorcellerie sont « un vrai catalogue des fantasmes de clercs névrotiques imaginant tous les types de perversions, sexuelles en particulier, se déroulant au cours des sabbats » p.56.

Les exorcismes publics deviennent un théâtre propre à frapper les imaginations et à assurer le pouvoir de l’Eglise sur les âmes en insufflant la peur de Dieu et de son clergé. Ce dernier est déclaré dès l’an 416 seul apte à exorciser le démon (ce sera un monopole officiel catholique en 1926 !). Paul VI ne supprimera qu’en 1972 l’ordre des exorcistes dans l’Eglise. Les procès en sorcellerie touchent surtout les femmes rurales pauvres car ce sont elles qui tentent le plus un clergé frustré, forcé au célibat, d’autant que dans les campagnes peu éduquées subsistent encore des rites bacchiques de fécondité. « Ce sont les clercs eux-mêmes qui, par leurs traités, affirment l’existence de la sorcellerie et des sabbats et en répandent la croyance, en se basant sur des aveux extorqués par la torture et qui correspondent à l’idée qu’ils se font de l’action démoniaque dans le monde » p.59. Les procès staliniens se dérouleront de la même façon en faisant « avouer » aux membres du parti considérés comme traîtres au grand Staline des crimes que leurs accusateurs inventent et qu’ils leur font signer sous la torture ou celle de leurs proches, gamins compris. Les rois reprennent cette politique pour réprimer ceux qui leur font de l’ombre : Philippe le Bel contre les Templiers, contre le pape Boniface VIII ; le pape lui-même contre les évêques de Troyes et de Cahors. Plus tard, les missionnaires attribueront la résistance des indigènes au Démon.

Les 17ème et 18ème siècle verront le scepticisme grandir, préparé par Montaigne qui, en 1588, ridiculise la chasse aux sorcières dans son essai sur « les boiteux ». En 1682 est supprimé par ordonnance royale en France le crime de sorcellerie, la supercherie de « cas » de possession démoniaques par des nonnes sexuellement frustrées ayant été éventée à Loudun en 1632 et à Louviers en 1643. Le diable devient un mythe littéraire avec le Méphistophélès de Faust qui ressemble à Monsieur Tout-le-monde (il n’a pas, comme au Moyen Âge, la gêne de devoir rouler sa queue dans sa poche, de cacher ses cornes sous un grand chapeau et de chausser de bottes ses pieds de bouc). Le mal de vivre est l’autre nom du démon, attesté chez Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix. Voltaire « considère le diable comme une autre invention de l’Eglise pour tenir le peuple en laisse » p.87. Sade récuse l’existence de Satan et Milton en fait un enjôleur.

Au siècle suivant, Dorian Gray le voit en lui par son miroir et le Mr Hyde du Dr Jekyll réduit Satan à la psychiatrie en l’homme. Le satanisme est de mode dans la bourgeoisie des grandes villes, comme le rapporte Huysmans dans Là-bas : c’est avant tout un ésotérisme sexuel, dans une époque victorienne trop répressive. Mais le 20ème siècle voit « Satan superstar ». Il est le Rebelle aux pouvoirs, le Libérateur des obscurantismes, le promoteur du progrès prométhéen. Vigny chante sa beauté maudite en porteur de lumière, Hugo chante La fin de Satan, Baudelaire le rend compagnon du désir. La fascination du cinéma rend le diable plus tentateur : le septième art n’est-il pas l’incarnation même du faux-semblant et de l’illusion ? Nosferatu incarne le mal indestructible, le Dr Mabuse l’orgueil diabolique de la science dévoyée, Rosemary’s Baby et L’Exorciste revivalisent l’image du diable qui possède sexuellement, rendant les filles pubères « victimes » et non pas actrices de leurs désirs. Le Mal, c’est les autres, au point que Charles Manson incitera sa secte à massacrer les riches hollywoodiens qui l’ont rejeté. Le satanisme est aujourd’hui une provocation ado, encouragée pour des raisons commerciales par le rock rebelle et transgressif qui pulse pour assommer l’angoisse de vivre.

Mais « tous les mouvements fondamentalistes et sectaires cultivent la hantise du diable jusqu’à l’absurde » p.107. Il s’agit de sans cesse rejouer Moi contre les autres, Nous contre les Ennemis, les forces du bien contre celles du mal : Le seigneur des Anneaux, Harry Potter, Star Wars font du combat positif contre les forces négatives les ressorts de l’histoire. Car, s’il n’y a pas de diable, il ne reste que l’homme : sa liberté, sa responsabilité, son éventuelle lâcheté. Les psychiatres, depuis Freud, font du diable l’image pulsionnelle de peur et de séduction de l’Interdit. Le sexe, parce qu’il fait l’objet de nombreux tabous, est la principale origine des maux « diaboliques » contemporains.

Georges Minois, Le diable, 1998, PUF Que sais-je ? 2000, 126 pages, €12.63 e-book Kindle €5.49

Catégories : Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les Vikings de Richard Fleischer

« Les » Vikings sont réduits à ceux qui opèrent des raids sur les côtes anglaises, les autres sont laissés de côté. Les années 1950 aux Etats-Unis restent très anglo-saxonnes et portée à juger tout ce qui est « germain » comme barbare. Or les Vikings, venus de Norvège, sont germains. La guerre a laissé des traces. Même si les Angles sont d’origine germanique eux aussi – mais la culture américaine se borne aux préjugés.

Le récit commence donc par un combat et un viol, le chef viking Regnar (Ernest Borgnine) tue le petit roi des Angles de Northumbrie (au sud-est de l’Ecosse) et viole sa femme à même le campement. La sexualité brutale n’est décrite que par ellipse, cris et seuls bras nus sous la tente. Un nouveau roi est désigné par les pairs du royaume, le fourbe Aella cousin du précédent (Frank Thring), faute d’héritier en ligne directe. Mais la reine violée est enceinte d’un petit viking et le chapelain du palais, frère Godwin (Alexander Knox) lui conseille de le confier à un monastère. La reine prend cependant soin d’accrocher au cou du bébé un lacet portant la pierre verte qui ornait le pommeau de l’épée royale, détaché durant la cérémonie d’intronisation du cousin – un mauvais présage.

Vingt ans après, comme aurait écrit Alexandre Dumas, le bébé est homme et se prénomme Erik (Tony Curtis). Il est pris sur le bateau qui le transporte en Italie et réduit en esclavage par les Vikings de Ragnar. C’est là qu’il apprend à vivre : à se vêtir peu (une tunique de cuir au ras des fesses fort échancrée sur la poitrine), à se battre, à chasser au faucon, à construire un bateau et naviguer. Les autres partent en raid et reviennent fêter ça en beuveries homériques dans des cornes à boire en invoquant Odin (dieu de la magie, du savoir et des victoires), mangeant des oies rôties à mains nues, lutinant les jolies filles qui servent et les culbutant sur la table du banquet. Au fond, la « barbarie » c’est cru, joyeux et réjouissant : ils savent vivre ! Mieux que les Anglais réduits à voire pérorer leur roi hypocrite et lâche dans une cour soumise à son bon vouloir.

Ragnar a un fils légitime, le beau blond Einar (Kirk Douglas oxygéné), qui ne se prend pas pour rien et ravit les femmes comme les ennemis avec la même fougue : il plante son épée dans leur intimité avec appétit. Une rivalité ne tarde pas à apparaître entre Einar et Erik (demi frères sans le savoir) lorsque ce dernier prouve devant témoin qu’il a mieux dressé son faucon que le fils du chef. Mais Erik est esclave et a lâché son oiseau sur Einar qui l’a frappé, ce qui lui a fait perdre un œil (tout comme le dieu Odin) et l’a défiguré. La vengeance serait la mort si la devineresse ne lisait dans les runes que quiconque tuerait Erik verrait sa mort prochaine. Regnar décide alors que la marée va s’en charger et Erik est ligoté à un pieu pour que l’eau le noie et que les crabes le dévorent.

Mais la devineresse invoque Odin et le vent du nord se lève, puissant dans le fjord, qui chasse la marée et empêche Erik d’être englouti. Frigorifié, il est délivré par le traître anglais Egbert (James Donald) qui guide les raids vikings contre le roi Aella qu’il n’aime pas. Comme l’esclave lui doit la vie, il en réclame la possession. Einar n’aurait pas cédé si son père ne l’avait convaincu par un projet guerrier : enlever la princesse de Galles Morgane (Janet Leigh) pour exiger une rançon. Elle doit naviguer vers le roi Aella et Egbert sait où et quand. Mais pour être payé, Einar ne doit pas la toucher. Ce n’est pas l’envie qui lui manque mais la fille résiste même à un simple baiser, n’hésitant pas à le mordre. Les Yankees croient que les Vikings étaient maso et n’aimaient rien tant que forcer les gens, à l’amour comme à la guerre. Pas de jouissance sans griffures et blessures, pas de plaisir sans combat. Evidemment, l’amour « chrétien » prôné par la morale en vigueur exige plutôt platonisme et longs préliminaires avant la promesse de mariage et enfin la couche, mais conjugale !

Ragnar montre avec ostentation son mépris de l’argent (comme tous les prédateurs qui pillent ce qu’ils veulent quand ils veulent) et autorise son fils à violer la future reine puisque tel est son plaisir. Ce pourquoi Erik s’empresse d’aller la sauver, déjà amoureux sans le savoir (elle lui rappelle peut-être sa mère ?). Avec son fidèle second, un Noir qui possède une pierre magnétique pointant toujours vers le nord, ils fuient dans la brume et les snekkars de Ragnar et Einar, lancés à leur poursuite, transgressent toute prudence. Le bateau de Regnar se fracasse sur un rocher et le chef coule ; il est récupéré à la gaffe par Erik et fait prisonnier.

Tout ce beau monde gagne l’Angleterre à la voile et à la rame (ce n’est pas si loin) et le roi Aella est ravi, même si Erik lui demande comme récompense la main de Morgane. Il jette Regnar aux loups dans une fosse, mœurs barbares venue des Romains qui n’a rien à envier aux mœurs prêtées par le film aux vikings si l’on y pense. Mais un guerrier suivant Odin doit mourir l’épée à la main s’il veut gagner le paradis, le Valhalla. Erik le sait et contrevient aux ordres du roi en tranchant les liens de Regnar et lui donnant son épée. Ce qui lui vaut d’avoir la main gauche coupée pour avoir désobéi, mais il a la vie sauve sur l’intervention de Morgane qui l’aime de plus en plus.

Pourquoi Erik rejoint-il la Norvège ? Pour défier Einar ? Non, pour se venger du roi des Angles. Le fils de Regnar veut opérer un raid pour reprendre la fille, qu’il veut violer, et Erik veut se venger de sa mutilation. Einar ne trouve presqu’aucun viking pour aller avec lui jusqu’à ce qu’Erik apprenne aux guerriers qui veulent le lyncher après beuverie que Regnar est mort en Angleterre mais en viking, arme à la main grâce à lui. Le raid est donc décidé sur le château du roi anglais, tourné au Fort La Latte en Bretagne, aisément reconnaissable.

Les scènes d’action sont alors grandioses, du bélier qui est un chêne entier à l’escalade du pont-levis par les haches lancées plantées dans le bois, jusqu’à l’éventration du vitrail chrétien pour violer la chapelle où s’est réfugiée Morgane avec le chapelain. La princesse crache à Einar qu’elle n’aime qu’Erik et cela finit par un duel sur les toits. Elle a appris à Einar que l’autre est son demi-frère issu d’un viol de reine et celui-ci, qui a réussi à briser l’épée d’Erik et à le terrasser, a une seconde d’hésitation – une de trop. Erik lui plante son tronçon d’épée dans le bas-ventre – puis lui rend son épée tombée à terre afin qu’il meure devant témoins en vrai viking. Il est porté mort sur son bateau dont les amarres sont larguées, et des flèches enflammées très médiévales en font un bûcher romantique qui s’éloigne sur la mer au soleil rougeoyant.

Amour, rivalité fraternelle, bagarres, paysages bien tournés – rien ne manque à ce film hollywoodien pour plaire au spectateur. Ni même les scènes du village de Norvège où les gamins courent torse nu, comme le fils du réalisateur qui avait 11 ans et que l’on voit courir partout en veste de fourrure ouverte à même la peau. Les snekkars (le terme « drakkar » est une invention des clercs médiévaux) ont été reconstitués d’après le navire de Gokstad conservé au musée d’Oslo. Seul Tony Curtis fait un peu tapette parmi ces vikings virils, court vêtu et cils charbonneux, visage rondelet malgré la barbe et les cheveux trop noirs.

DVD Les Vikings (The Vikings), Richard Fleischer, 1958, avec Kirk Douglas, Tony Curtis, Ernest Borgnine, Janet Leigh, James Donald, 1h51, Rimini éditions 2019, standard €14.46 blu-ray €15.00

Pour en savoir plus sur les vrais Vikings, vient de paraître une somme du professeur d’histoire médiévale à l’université de Caen Pierre Bauduin : Histoire des Vikings – des invasions à la diaspora, Tallandier 2019, 672 pages, €27.90 e-book Kindle €19.99

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Contre Jacques Chirac

Tous ces hommages à Chirac… les bras m’en tombent. Le second président le plus mauvais de la Ve République n’est-il adulé que par nostalgie d’un passé qui paraît meilleur aujourd’hui ? Qui se souvient encore que, sur le moment, la vie n’était pas rose ? Il est presque heureux, pour la mémoire de Jacques Chirac, que François Hollande soit devenu président : il fut pire ! Et par comparaison…

En 2006, le philosophe Yves Michaud, alors interlocuteur de l’émission L’esprit public (mais chassé quelques années plus tard par l’implacable et toujours content de lui Michel Meyer) écrit un pamphlet sur Chirac qui reste d’actualité lorsqu’on évoque sa mémoire. Il est à mon avis la meilleure critique jamais parue.

Il fait de Jacques Chirac, Président des Français, le pilier des institutions. Donc, par la construction voulue par ces institutions « à la française », le principal responsable de la déliquescence de la vie politique du pays. Jacques Chirac a passé sa vie dans l’Administration, entré en politique en même temps que dans le grand monde en épousant un nom à particule et en faisant aussitôt l’acquisition d’un château à la campagne.

Jacques Chirac fut énarque et a cumulé plusieurs retraites plus un traitement présidentiel – sans aucune vergogne. Vorace et opportuniste comme une perche du Nil, ses seules passions semblent avoir été le pouvoir et l’argent.

Il fut constitutionnellement « irresponsable » et aimait à avouer à la télévision ses écarts à la déontologie en les minimisant jusqu’au « pschitt » ! Jacques Chirac ne se contentait pas d’être l’incarnation même de la « non-politique » : discours fleuves sans rien dedans, promesses graves jamais remplies, d’autant plus volontariste affirmé qu’il manquait de tout projet, magistère de la parole sans que surtout rien de concret ne change – la thèse défendue par Yves Michaud est que Jacques Chirac a « pourri » le monde politique par son « incivilité ».

Aucun ami de Jacques Chirac ne pourra aimer ce livre. Mais la politique (et Jacques Chirac la pratique ainsi) n’a que faire des sentiments.

Yves Michaud ne fait en effet jamais référence à l’homme mais uniquement à ses postures et aux écarts à sa Fonction. Il juge l’acteur à son rôle, pas l’être vulnérable et probablement humain derrière le masque. L’auteur n’a jamais rencontré Jacques Chirac ; il a en revanche étudié attentivement tous ses discours, qui ont fait l’objet d’un premier livre : Chirac dans le texte, la parole et l’impuissance, paru chez Stock en 2004. C’est dire s’il connaît bien le sujet devenu Roi.

Et il est nécessaire à tout jugement qui se veut lucide de quitter l’affectif pour l’efficace, de jauger le Président à sa Présidence, pas à son bon cœur intime. Etre « sympa » ou « pas fier » ne fait pas une politique. Ce n’est pas « haïr » Jacques Chirac que de dire haut et fort à l’homme public qu’il s’est voulu que sa prestation n’a pas satisfait. Seul le vulgaire peut haïr un acteur, parce que le vulgaire a l’esprit confus et qu’il croit volontiers que le rôle est l’homme. Yves Michaud n’est pas vulgaire ; son pamphlet s’adresse à l’acteur-Président Chirac, pas à l’être humain Jacques. Pour relativiser, il suffit souvent de voir une photo du personnage enfant.

Selon Yves Michaud, Jacques Chirac le politique a agi comme Obélix, obéissant aux con : combat, concorde, cocarde. Castagneur, il est le tueur qui a trahi chacun des siens pouvant lui faire de l’ombre et son camp en laissant voter Mitterrand en 1995 ou Jospin en 1997 ; cocardier, il a joué volontiers selon le vent du nationalisme bonapartiste malgré deux siècles de retard et le ridicule qui va avec (le cocorico sonore, les pieds dans la merde du tas de fumier) ; concordataire par tempérament, il fut l’homme de l’éternel « compromis social » voué à conforter un conservatisme d’Etat (il faut que tout change pour que rien ne change, il faut sans cesse parler du changement pour surtout ne jamais le faire), un compromis fantasmé comme le dernier rempart d’une société sans cesse en proie aux velléités de guerre civile.

Tacticien politique :

« Toujours jouer le jeu du troisième homme pour avancer ses intérêts, être celui dont personne ne veut mais dont il faudra bien se contenter le cas échéant. En 1974, Chaban-Delmas en fit les frais, en 1981 Giscard d’Estaing, en 1988 Barre, en 1995 Balladur et maintenant, en 2002, c’était le tour de Jospin. » (p.152) Ajoutons peut-être Sarkozy et Villepin à la liste. Mais « qu’il est beau, l’assassin de papa !

Roi fainéant :

Pour gagner, la tactique ci-dessus est efficace – mais pour gouverner, lamentable : « cette stratégie de la destruction n’a permis à cet habile politicien de ne gouverner en tout et pour tout que trois fois deux ans avant de s’empêtrer dans un ultime quinquennat vicié dès l’origine. » (p.152) Après le 21 avril 2002, « Il fallait laisser le fanfaron de la Corrèze tuer sa bête du Gévaudan. (…) Au lieu de quoi, on lui offrit sur un plateau un consensus informe qui lui permettait une fois encore d’échouer tout en prétendant que tout le monde était d’accord pour qu’il en soit ainsi. » (p.157) « On », c’est notamment la gauche, naïve au point de croire à son slogan du « fascisme à nos portes », et veule de se coucher sans contrat négocié au second tour avec la pose cocasse d’aduler Chirac tout en « se bouchant le nez ». L’anesthésie sur fond de clameur antifasciste. Que faire ? – « Comme si de rien n’était… »

Adepte du « bon plaisir », réducteur de la Loi en démagogique agitation :

« La folie législative française, M. Chirac l’a portée à son point orgasmique : Quoi qu’il se produise, de grave ou de pas grave, d’accidentel ou de substantiel, pourvu que cela ait ému l’opinion une minute, il faut faire une loi (…) Une fois que la loi est faite, on a la conscience tranquille d’avoir agi. Et peu importe si la loi est en partie inapplicable (…), ou reste sans décrets d’application, ou n’est pas appliquée parce que personne n’y comprend rien… » (p.125) Le pire est que, dans la France contemporaine, c’est l’Exécutif qui fait les lois, le Parlement se contente de les entériner puisque le gouvernement est maître de l’ordre du jour et fait passer ses projets avant les propositions des Assemblées ; c’est l’Exécutif qui est comptable de la justice puisque le Président de la République est lui-même Président du Conseil de la Magistrature après avoir nommé nombre de ses membres. Séparation des pouvoirs ? – Allons donc ! C’est bon pour la télé.

Européen du rétroviseur :

« Avec son nationalisme cocardier et son ignorance profonde de tout ce qui n’est pas hexagonal, il n’est pas un Européen de conviction mais d’opportunité. Il a commencé par s’opposer violemment à l’Europe dans les années 1970. Rappelons l’accablant appel de Cochin en 1978… » (p.168) Jacques Chirac reste un conservateur rural, à teinture radicale d’avant 14, et surtout anti-américain – ça fait bien chez les intellos et dans la France profonde, toujours méfiante envers ce qui vient de « l’étranger ».

Telle est, selon Yves Michaud, la « malédiction Chirac » : « C’est bien le même homme qui, tantôt pourrit l’exercice du pouvoir de ses adversaires par ses agitations partisanes, tantôt est aux commandes d’une politique intérieure de pure simulation où le populisme et le conservatisme sont maquillés de compassion pour aboutir à l’immobilisme, d’une politique internationale où les grandes déclarations sur les droits de l’homme et l’écologie sont constamment démenties par un réalisme cynique, où l’empirisme et l’opportunisme font fonction de politique européenne » p.171.

La conclusion du « Précis » est digne de Cicéron : « Il fallait donc se débarrasser de M. Chirac, non par esprit partisan mais par rationalité politique » p.171. Et encore, le meilleur : « Que dire de plus alors qu’on a déjà l’impression d’avoir exagéré ? Que c’est seulement la réalité qui est exagérée – au sens propre de surréelle » p.129. Aujourd’hui, il y a Trump, Boris Johnson, Mélenchon comme bouffons, mais Jacques Chirac a soigneusement savonné la planche dans laquelle tous sont tombés ! On ne me fera pas aduler un tel histrion !

Yves Michaud, Précis de recomposition politique, collection Climats, Flammarion 2006, 298 pages, €18.30 e-book Kindle €14.99

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Joe Kidd de John Sturges

Un western bancal avec Clint Eastwood dans le rôle-titre. Il incarne Joe Kidd, l’éleveur de chevaux pionnier, individualiste, qui considère les lois mais avec une marge. Il a été mis en prison par le shérif (Gregory Walcott) pour avoir tué un daim dans une réserve où c’était interdit. « Mais le daim ne savait pas où il allait et je ne savais pas où je me trouvais », dira-t-il au juge à cheval sur la loi.

Il le condamne à payer 10 $ d’amende ou à effectuer 10 jours de travaux d’intérêt général dans la petite ville. C’est à ce moment que surgit une bande de Mexicains armés qui réclament leurs droits. Ils ont été spoliés de leurs terres ancestrales occupées depuis des générations (mais piquées elles-mêmes aux Indiens) parce que les titres de propriété ont brûlé. « Il y a eu un grand incendie à Santa Fe et les archives sont parties en fumée ». Le gouverneur attribue donc les terres aux colons blancs. Luis Chama (John Saxon), à la tête du mouvement de résistance, somme le juge de rétablir le droit et, comme celui-ci ergote sur les papiers, pénètre dans le tribunal pour brûler les actes de propriétés des Blancs. Ainsi chacun se retrouve à égalité et ce sera le droit du plus fort ou du plus nombreux.

Joe Kidd reste en spectateur dans cette querelle qui ne le concerne pas. Il est Blanc mais parmi les Mexicains, aussi petit qu’eux, et n’occupe la terre que pour y élever des chevaux. Sauf que le racisme, qui n’est jamais à sens unique, incite l’un des sbires de Chama à lui faire une mauvaise affaire lorsque Joe fait sortir le juge par une porte arrière pour lui éviter d’être enlevé. Kidd tue le sbire au moment d’être tué.

Un gros propriétaire et spéculateur nommé Frank Harlan (Robert Duvall) débarque dans la ville avec un groupe de « chasseurs » munis de fusils techniquement perfectionnés. Nous sommes au début du XXe siècle, comme en témoigne la date de fondation de la ville de Sinola, affichée sur la gare (1896), et l’Amérique connait un essor industriel sans précédent, conduisant à l’orgueil qui subsiste jusqu’à nos jours. Tout doit plier devant la volonté du plus apte, et la loi du plus fort s’appliquer à tous et partout. C’est ainsi que le gros achète le petit pour 1000 $ plus prime afin de traquer et abattre Luis Chama. Joe Kidd refuse, en bon individualiste qui n’aime pas les puissances mauvaises de l’argent et du pouvoir – thème classique.

Mais lorsqu’il retourne à sa ferme, il trouve ses chevaux volés et son contremaître torturé, ligoté avec du fil barbelé à la clôture : les Mexicains de Chama ont fait le coup, en particulier un certain Ramón que Joe n’oubliera pas. Kidd décide alors d’accepter la proposition Harlan et se retrouve à la tête de la petite troupe de chasseurs sur la piste qui mène vers les montagnes où se sont enfuis les rebelles.

En route, ils trouvent dans une ferme Helen, une Mexicaine qui était avec Chama au tribunal (Stella Garcia). Elle dit ne pas savoir où se trouve le Mexicain mais est enrôlée par ce macho de Harlan pour faire la soupe et servir le café (on s’étonne qu’elle n’ait pas été violée mais certaines allusions permettent d’en douter). Dans un village de la montagne, le spéculateur excédé de ne rien trouver prend en otage les habitants et menace officiellement Chama, dont la bande tire depuis les rochers, d’exécuter cinq personnes le lendemain à midi s’il ne s’est pas rendu, et encore cinq autres s’il persiste. Ce sont des femmes, des enfants et des vieillards, mais la force rend fou et hitlérise les comportements. Devant cette brutalité d’hubris (le film date de 1972 et le Premier ministre suédois compare à cette époque la guerre du Vietnam aux massacres nazis), Joe Kidd reprend son indépendance et joue en solo.

Enfin de l’action ! La séquence où il retrouve une arme grâce au padre du village, descend sans un coup de feu du haut du clocher le sbire le plus con au revolver à crosse longue portée (Don Stroud), puis la sentinelle derrière l’église d’un coup de jarre remplie d’eau, s’évade avec Helen en piquant un fusil à lunette, est un grand moment. Les deux chassent les chevaux de Harlan et consorts puis vont retrouver Chama dans la montagne. La cause des rebelles est perdue si le Mexicain ne va pas plaider sa cause devant un tribunal, comme l’a dit le juge. Ils devront tuer, sinon, tous ceux qui viendront les pourchasser et ils savent que c’est un combat désespéré. Est-ce pour cela qu’il ne faut pas le mener ? Non, mais si une solution existe, il faut la saisir selon la bonne maxime chrétienne : aide toi, le Ciel t’aidera.

C’est ainsi que Kidd clame à Harlan qu’il retrouvera Chama à la ville. En chemin, un « chasseur » les vise à lunette mais Joe Kidd use de l’arme équivalente qu’il a dérobée et, malgré un montage maladroit et fort lent du fusil, descend le tireur. Signe que les occupants et les résistants se trouvent bien à égalité. Tout se jouera donc à Sinola, à l’arrivée.

Et c’est un autre moment d’action qui voit la troupe de Harlan se positionner aux endroits stratégiques pour descendre le Mexicain avant qu’il parvienne à faire entendre ses droits, puis la bande de Chama être licenciée par son chef qui veut livrer ce combat seul, enfin Joe Kidd utiliser le petit train à vapeur pour éviter les rues sous le feu des balles et entrer au saloon où se tiennent les chasseurs. Tout se terminera comme il se doit, non en droit mais en résistance, le combat moral individuel comptant plus que la loi collective car étant, selon la mentalité pionnier, d’une essence supérieure – biblique. Les musulmans qui mettent le Coran au-dessus des lois humaines ne disent pas autre chose que les chrétiens américains persuadés d’être les Élus pour fonder la Cité de Dieu sur la terre promise du nouveau monde.

C’est un peu primaire, curieusement moral, et respectueux des Mexicains – mais pas un grand western tant l’intrigue est mince, l’action dispersée et les personnages convenus. Y aura-t-il un amour véritable entre Joe et Helen ? Le droit sera-t-il rétabli par le juge ? Nul ne saura jamais. Mais on ne s’ennuie pas et l’on s’amuse parfois.

DVD Joe Kidd, John Sturges, 1972, avec Clint Eastwood, Robert Duvall, John Saxon, Don Stroud, Stella Garcia, James Wainwright, Paul Koslo, Gregory Walcott, Universal Pictures France 2003, 1h28, standard €7.98 blu-ray €8.16

Catégories : Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Thomas Cleary, La voie du samouraï

L’auteur est un Californien né en 1949, tombé dans le zen quand il était adolescent. Après des études universitaires sur les langues asiatiques, il se lance dans la traduction des classiques chinois et japonais notamment Sun Tzu, L’art de la guerre, et Miyamoto Musashi, Le livre des cinq roues. Dans cette synthèse pratique sur la stratégie au Japon, Thomas Cleary tente de distinguer ce qui appartient au zen authentique des formes militaires qu’il a pu prendre au pays du soleil levant.

« Les premiers shoguns utilisèrent le zen comme une stratégie destinée à encourager une véritable révolution culturelle, seule à même de rehausser le prestige et d’accroître la légitimité des guerriers en tant que chef séculier. Ainsi fut-il, en quelque manière, associé à la caste militaire, jusqu’à devenir la religion officielle des samouraïs » p.21. Cela a pris plusieurs générations car « le bouddhisme authentique fut toujours considéré comme une menace par l’État, dans la mesure même il refusa inlassablement de se plier à tout mécanisme autoritaire » p.26. Le zen est la voie japonaise du bouddhisme venu de Chine.

L’auteur analyse plusieurs traités du zen japonais, ce qui est précieux pour nous, occidentaux.

Miyamoto Musashi a écrit Le traité des cinq roues ou des cinq anneaux. Pour lui, ce qui fonde la volonté du guerrier est une irrépressible volonté de vaincre. La voie du zen ne doit pas seulement s’accomplir dans le combat mais dans chaque aspect de l’existence. « L’art de l’avantage » constitue une expression plus globale « qu’arts martiaux » car elle renvoie à la science de la stratégie en général. La maîtrise d’un métier se fait par un processus naturel de développement ; le samouraï en cela est comme un charpentier qui apprend son métier. L’être aux prises avec un monde changeant doit développer son adresse et sa fluidité, outils essentiels à sa survie.

Yagyû Munenori, auteur du Livre des traditions familiales sur l’art de la guerre (traduit en français par Le sabre de vie : les enseignements secrets de la maison du Shôgun) note que les maîtres de zen ne sauraient avoir droit au nom d’adeptes tant qu’ils n’ont pas surmonté tout attachement à leur pratique. La « maladie » est le blocage de l’attention qui provoque une inhibition de la réaction libre et spontanée. La « normalité » est un état de maîtrise inconsciente et naturelle où l’esprit n’est pas fixé mais vacant, constamment disponible. Quels que soient vos actes, si vous les accompagnez d’une pensée et les exécutez avec une concentration « violente », ils perdront aussitôt toute coordination. La pratique, assimilée, doit devenir inconsciente pour acquérir la maîtrise. Devenu part de soi-même, elle s’accomplit avec liberté et efficacité. Munenori condense les enseignements de Maître Takuan : « Lorsque votre esprit est vacant, toutes choses semblent aller d’elles-mêmes. Pour cette raison, l’étude de tous les arts zen n’a d’autre objectif que de nettoyer votre esprit ». L’être humain est un être d’éducation ; sa langue, ses mœurs, son métier sont des caractères acquis que l’entraînement développe jusqu’à en faire une seconde nature. Cela est valable dans la vie courante, mais vitale pour le guerrier qui met en jeu sa vie à chacun de ses actes au combat. « Lorsque le contenu même de votre étude quitte entièrement votre esprit, et que la pratique elle aussi s’évanouit, alors vous pouvez acquérir avec aisance la maîtrise de toutes les techniques, sans être entravé le moins du monde par votre apprentissage – et sans toutefois vous en écarter » p.48. Le grand artiste est celui qui a copié ses maîtres avant de les surmonter. Dans tous les arts japonais traditionnels, la coutume voulait que le novice observât aveuglément les formes et les rites classiques. Cette règle visait à introduire chez le disciple une perception intuitive de son art, échappant aussi bien à la rationalisation forcenée qu’à la projection de toute idée subjective sur l’action elle-même. L’objectif de cette discipline rigide ne consistait pas à transformer le novice en automate mais bien plutôt à lui fournir une base solide permettant le jaillissement d’une perception non ordinaire, en faisant précisément disparaître l’attention consciente portée habituellement sur les formes de l’enseignement. L’ultime fonction du zen vise à aiguiser le discernement au travers de la toile subtile des relations de cause à effet, cela en ôtant le voile des préoccupations mentales. Mais ce n’est qu’après avoir transcendé les étapes de la pratique et de l’attachement que l’enseignement s’accomplit pleinement.

Sumki Shosan a écrit Zen et samouraï. Pour lui, sans une authentique métamorphose interne, la pratique des disciplines zen peut exercer une influence désastreuse sur l’ego et développer de dangereux travers tels que l’arrogance ou l’insensibilité. Le bouddhisme est une pratique de chaque instant, dégagée de toute aspiration future. Il rejoint le « aide-toi, le ciel t’aidera » du bon sens populaire chrétien. Shosan : « De nos jours, nombre de gens pense que le bouddhisme ne vaut rien s’il ne conduit pas à l’éveil. C’est là une grave erreur. Utiliser au mieux son esprit dans l’instant à des fins d’efficacité immédiate – voilà ce qu’est le bouddhisme. En vérité, la pratique bouddhiste consiste à se servir de son esprit avec toute l’énergie possible. À mesure que votre esprit gagne en vigueur, s’accroît d’autant son efficacité » p.68. Ni impatience, ni excès dans la pratique, tout comme dans la vie quotidienne.

Se contraindre ne sert à rien, l’authenticité est le seul critère qui vaille. Si vous cherchez à dépasser vos limites ou à vous distinguer par quelques mortifications, vous vous épuiserez en vain et affaiblirez votre potentiel sans le moindre résultat. Se connaître est un outil qui permet de connaître aussi les racines psychologiques du comportement social. « Ceux qui ne se connaissent pas en profondeur critiquent les autres du point de vue de leur ego inculte. Ils admirent ceux qui les flattent et détestent ceux qui n’abondent pas dans leur sens. À cause de leurs préjugés, ils finissent par devenir irascibles. Ceux qui ont surmonté leurs propres préjugés ne rejettent pas les autres qui, à leur tour, les accueillent à bras ouverts » p.70. Le zen attire l’attention sur l’irrationalité d’une vie dominée par les instincts et les émotions. Notre époque devrait en prendre de la graine ! Oublier le moi ne signifie pas qu’il n’y ait plus conscience du moi, mais que la conscience n’est pas enclose dans le seul moi. Le moi doit être contrôlé, conscient, ouvert. La fluidité et le non–attachement sont des conditions préalables d’une vision en perspective – qui peut seule replacer les objectifs et les effets de nos actes dans la lumière de leur contexte global. La voie se fonde sur la raison : l’application d’une honnêteté authentique, axée sur la lucidité envers les faits, l’exactitude du raisonnement et la justesse de l’action. La perspective zen réduit la tendance naturelle de l’être humain à la stagnation morale fondée sur le pharisaïsme et le cynisme.

L’irréalité ultime des choses ne signifie pas qu’elles soient insignifiantes ou négligeables, mais qu’elles se révèlent malléables et exploitables. La prise de conscience du vide ne renvoie pas à un retrait du monde mais a une capacité à le transformer, à progresser soi-même dans les changements incessants qui surviennent. L’objectif du zen n’est pas d’accomplir le vide en soi-même, mais d’éliminer les visées subjectives et autres complexes psychologiques indésirables qui fixent l’attention sur les apparences, attachent aux choses et laissent superficiel.

Une force intérieure est nécessaire pour se discipliner en vue de cette libération. Si la discipline est vécue comme une armure, de l’extérieur, elle devient un attachement, un accessoire de l’ego, conduisant à une religiosité sentimentale ou à un attachement communautaire. Il faut distinguer entre la férocité animale du samouraï qui cherche à détruire ses adversaires et la férocité spirituelle du guerrier zen décidé à trancher le nœud de l’illusion.

L’humeur enjouée est une voie vers l’éveil, l’humeur sombre conduit à la prison des sens. « Pour transcender le monde, l’humeur enjouée dispose d’innombrables moyens : le courage de l’esprit, l’insouciance quant à la vie et la mort, la gratitude envers les bienfaits que nous apporte la vie, la confiance Indomptable en ses propres progrès, la conscience de la causalité, la juste perception de l’impermanence et de l’irréalité des choses, l’attention accordée à la valeur du temps, la vigilance dans la connaissance de soi, la capacité à l’abandon, le sens de l’autocritique, le respect pour toutes choses, la pratique de l’équité, l’écoute des maîtres, la bonté, la compassion, la droiture, l’honnêteté, la réflexion, etc. Cette humeur jaillit d’un esprit ferme et courageux, à même d’abandonner toutes les formes d’attachement et de s’élever au-dessus des choses ».

Takuan, Le Zen des samouraïs : Mystères de la sagesse immobile et autres textes, affirme : « Bien que vous aperceviez le mouvement du sabre, ne fixez pas votre esprit sur lui. Veillez à faire le vide en vous, et parez le coup dès la perception, sans réfléchir ni conjecturer » p.87. Ce n’est pas la rapidité du geste acquis par l’entraînement, mais la vigilance de l’attention qui rend l’action possible. Or cette attention à tout ce qui survient ne se produit que dans la liberté la plus totale de l’esprit, ce que le zen appelle « le vide » mais que l’on pourrait traduire plus justement par « disponibilité ». L’état sans pensée n’est pas l’absence de pensée mais un éveil, une attention à tout ce quiarrive et non une indifférence.

Acquérir cette disponibilité nécessite un entraînement en deux étapes. Première étape, il faut se concentrer sur un seul point, par exemple en combat diriger son esprit entièrement sur l’adversaire, ne voir que lui, être attentif à tout ce qu’il fait. Cet exercice est destiné à contrôler les perturbations de l’esprit, à contrôler son attention pour l’empêcher de penser à autre chose et de divaguer hors de l’instant. La seconde étape est l’objectif ultime, le non-attachement. Le bushido des samouraïs s’attache trop souvent à la première étape, sans aller jusqu’à la seconde qui est l’étape ultime du zen.

C’est ainsi que la voie du zen dépasse celle du guerrier. Elle s’applique à la vie quotidienne avant de s’appliquer au combat. Surtout, toute référence à une loyauté personnelle de type féodal ou communautaire n’est pas zen – elle reste un attachement…

Thomas Cleary, La voie du samouraï – Pratique de la stratégie au Japon, 1991, Points Seuil 2016, 192 pages, €7.60

Catégories : Japon, Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Pompéi de Paul Anderson

Plum plum péplum ! Revu XXIe siècle mais bel et bien péplum avec héros invincible et musculeux, amour impossible et victorieux, épreuves inouïes vite évanouies. La mode n’étant plus à la civilisation ni à la morale, les Romains sont les méchants qui ont massacré les gentils Celtes si délicieusement sauvages, les gens de Rome sont des gens de la capitale qui méprisent les bouseux de province, et le sénateur est un arrogant officiel qui ne se sent plus aucune probité face à la femelle qu’il convoite.

En face, Milo le Celte qui porte curieusement un nom gréco-latin (Kit Harington). Il a vu enfant son père tué à l’épée au combat et sa mère décapitée par le sénateur Corvus – qui signifie corbeau – (Kiefer Sutherland), alors tribun en Bretagne (l’actuelle « Grande » Bretagne). Fuyant sous la pluie dans la forêt, le gamin inoxydable est récupéré par un marchand d’esclaves qui le baffe, l’élève à la dure et le fait gladiateur. Le jeune homme, qui n’a plus rien à perdre, vainc sans problème tous les adversaires qu’on lui oppose car il est vigoureux et habile. Bardé de muscles comme d’une cuirasse, il manie l’épée courte des Romains comme personne.

Un imprésario des jeux plein d’ennui en province le voit combattre et l’achète pour l’arène. Il le produira à Pompéi, sa ville, où le cirque tient sa réputation intacte depuis un siècle. Sur le chemin, la colonne d’esclaves enchaînés en haillons voit un chariot s’embourber dans une ornière et l’un des chevaux de l’attelage s’écrouler en hennissant, blessé. Milo le Celte, qui aime les chevaux pour les avoir fréquentés quand il portait encore tunique et cheveux longs, demande qu’on le déchaîne pour achever l’animal. Sur les instances de la belle Romaine qui occupe le chariot, Cassia (Emily Browning), le bellator y consent.

Cassia est la fille d’un riche campanien promoteur immobilier qui veut bâtir une ville nouvelle à Pompéi avec un nouveau cirque et attend de l’empereur Titus qu’il l’encourage et le finance pour sa gloire. Mais ce dernier envoie un sénateur dans la lointaine province du sud à l’automne de l’an 79, au moment des Vinalia, la fête du vin – et ce sénateur est Corvus. Il est toujours flanqué de son âme damnée Proculus, soldat costaud et vrai Romain qui l’a aidé à mater la rébellion celte (Sasha Roiz). Corvus se moque de Pompéi, il y voit une occasion d’y faire de l’argent mais surtout d’obtenir contre sa participation au projet du père, la main de sa fille qui se refuse à lui et qui a quitté Rome pour le fuir.

Pour flatter le sénateur, le père fait venir les deux plus beaux esclaves gladiateurs comme décor érotique à la réception officielle du projet. Cassia revoit donc les muscles et l’amoureux du cheval qui lui avait tapé dans l’œil. Milo calme la jument qui a pris peur des signes avant-coureurs d’un tremblement de terre ; il la calmera de nouveau lorsqu’elle revient sans son palefrenier parti la débourrer le soir aux abords du Vésuve. Le volcan gronde comme si la débauche, l’orgueil et les méfaits des Romains devenaient insupportables aux dieux. Pline le Jeune le décrira, cité dès les premières images.

Corvus sénateur est jaloux de l’aura de Milo et exige de l’impresario qu’il le fasse combattre en premier aux jeux du cirque et le tue. Ce n’est pas ce qui était prévu car le bellator (qui a donné bellâtre) désirait garder le jeune homme pour Atticus, un gigantesque Noir (Adewale Akinnuoye-Agbaje), dans le dernier combat – attendu grandiose – entre deux montagnes de muscles rusées dont le prix sera en théorie la liberté. Telle est la loi romaine, mais qui peut y croire, opérée par des arrogants qui se croient tout permis ? Atticus s’en aperçoit très vite lorsqu’il se retrouve enchaîné à la colonne centrale du cirque, aux côtés de Milo, jouant avec leurs compagnons les Celtes rebelles contre une centurie de gladiateurs déguisés en soldats romains. Rejouer devant lui la victoire du sénateur Corvus sur la rébellion celte est destiné à le flatter et le chœur en rajoute lourdement (pour ceux qui n’ont pas compris).

Mais Milo et Atticus réussissent à résister, Atticus abat la colonne fait de mauvais plâtre armé (signe que le promoteur immobilier est véreux) et Milo parvient à briser l’aigle romaine. C’en est trop pour le sénateur qui, cette fois, impose sa volonté sans nuance : Cassia est renvoyée à la maison malgré son père et enfermée sous bonne garde, tandis qu’il ordonne à Proculus d’aller tuer le Celte. C’est à ce moment que le Vésuve, atterré, se réveille un peu plus et, quoique Corvus tente de récupérer les événements naturels en invoquant Vulcain, le cirque s’écroule (au sens propre et figuré) et les spectateurs des gradins fuient dans une panique indescriptible.

Le port est bombardé de boules de lave volcanique, un tsunami submerge toute l’avant-ville tandis que des cendres incandescentes commencent à dévaler des pentes du volcan dont le sommet explose dans un Grand-Guignol de fin du monde apprécié d’Hollywood. Milo part délivrer Cassia prise sous les décombres du toit de sa maison mais ne peut fuir et retourne au cirque chercher des chevaux. C’est là que Corvus reprend Cassia et l’enchaîne à son char avant de partir au triple galop pour quitter la ville. Milo les poursuit et réussit à les rattraper comme dans un western où l’Indien serait le gentil contre ceux de la diligence, tandis que Cassia se délivre toute seule. C’est au tour de Corvus d’être attaché à son char renversé, puis laissé là par un Milo curieusement magnanime à la vengeance des dieux.

Les deux amants fuient mais ils sont trop lourds pour un seul cheval et la nuée les rattrape. Fin tragique, montrée dès le début : deux amants ensevelis sous les cendres du Vésuve, unis dans un baiser éternel.

Le scénario est primaire mais l’action violente. Les effets spéciaux sont bien redoutables mais le Vésuve en fond de toile fait quand même un peu décor peint. Tout saute, tout explose, la vague engloutit tout et la nuée rattrape le reste. La Pompéi antique est bien reconstituée sur maquettes archéologiques mais le cirque a résisté, on le visite encore… Les caractères sont bien trempés et le spectateur le plus stupide n’a aucun effort à faire pour distinguer sans peine le bien et le mal. Reste le puritanisme anachronique des producteurs américano-germano-canadien qui drape les femmes comme sous Victoria et a grand peine à dénuder partiellement les hommes, même au combat. La musculature de Kit Harington aurait sans conteste mérité mieux et aurait justifié l’excitation d’Emily Browning qui paraît un brin rapide pour être vraisemblable. Mais, vous l’aurez compris, un péplum ne fait jamais dans la nuance depuis Ben-Hur, quand même bien meilleur malgré son âge.

En bref un film pour ados juste avant les boutons ou pour un primaire qui n’apprécie au cinéma que la romance, la bagarre et l’apocalypse. No future !

DVD Pompéi, Paul Anderson, 2014, avec Kit Harington, Emily Browning, Adewale Akinnuoye-Agbaje, Kiefer Sutherland, Carrie-Anne Moss, M6 vidéo, 1h41, standard €7.99 blu-ray €11.81

Pompéi, ce qu’il en reste, sur ce blog

Catégories : Archéologie, Cinéma, Italie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Christian de Moliner, Trop loin de Campo Villa

Dans une république bananière d’Amérique du sud parlant espagnol, un étudiant de bonne famille revient au pays. Sa mère, à la tête du parti libéral, l’a suppliée de ne pas le faire mais la queue est plus forte que le sentiment et le jeune homme veut absolument revoir son grand amour, la gauchiste rouge Virginia.

Il manque de se faire tuer par les éléments « progressistes » qui occupent l’université où siège Virginia au comité central. Elle ne veut plus le revoir car il est d’une famille exploiteuse et elle dans l’autre camp. Elle use cependant de son autorité pour le faire sortir du piège dans lequel il s’est volontairement fourré.

La bêtise succède alors à la stupidité. Francesco veut absolument assister au meeting libéral que va tenir sa mère, malgré les risques insensés que tous les « modérés » prennent toujours dans un pays en proie aux affres de la guerre civile. Il faut choisir son camp et la neutralité n’est pas de mise. Evidemment maman est assassinée par un garde que l’on a menacé en prenant sa famille en otage. Francesco appelle à une manifestation de protestation où – évidemment – des provocateurs viennent tuer encore plus.

Va-t-il s’en tenir là et quitter le pays comme le bon sens le voudrait ? Hélas, non. Le pays est pris entre révolutionnaires soutenus par Cuba et nationalistes soutenus par les Etats-Unis. Où se situer ? Les circonstances réclament un choix clair – tout comme en 1940. Francesco hésite et finit par se laisser enlever par les nationalistes qui voient en lui une belle prise politique.

Il râle, vocifère, refuse de collaborer, mais il n’a désormais plus le choix. Ou il choisit le refus et c’est la mort, ou il collabore même du bout des lèvres et il reste un espoir. Pour lui et pour son pays. Comme l’heure est grave, il est envoyé avec le grade de capitaine au fort de Campo Villa, qu’il doit défendre à la tête de sa compagnie. Il n’a aucune formation militaire mais l’instinct de survie et son intelligence font qu’il s’adapte au combat très vite et réussit à tenir. Au fond, ses scrupules de conscience se sont évanouis dès qu’il a vu que le Mal lui tirait dessus tandis que le Bien le défendait. Peu importe qui représente le bien et le mal, il s’agit d’abord de survie, « tel un fauve acculé » p.61.

L’instinct dicte aussi le sexe et il a une aventure d’un coup avec Héléna, docteur qui soigne les blessés et dont c’est « la première fois ». Ce sera le coup de trop, engendrant sa cascade de conséquences que je vous laisse découvrir. Rien de « romantique » mais le pur et simple chantage à l’engrossement, dont il est très difficile de croire que cela puisse s’affirmer au bout de seulement une semaine. Mais il fallait cette rapidité pour faire avancer l’histoire.

Car le roman est écrit comme un thriller, d’un style direct aux phrases rapides qui se lit avec avidité. Reconnaissons-le, même si la psychologie des personnages et les dialogues parfois un peu lourds ne restent pas dans les mémoires, la lecture tient en haleine car Christian de Moliner a un style. Il excelle dans le récit haletant.

Quant au cas de conscience posé par la guerre civile, il est clair : la révolution ou la réaction, tout modéré s’exilera. Embringué par sa bêtise, le jeune homme se retrouvera dans le camp des possédants qui veulent garder leur pouvoir et les richesses. Il ne choisit pas, les circonstances l’y conduisent. Bien que… « Il ressentait la barbare attirance du fascisme, de cette communion sauvage dans laquelle ses camarades de combat se fondaient. Son esprit savait combien cette idéologie était morbide et nihiliste mais il n’arrivait pas à réprimer l’attraction qu’elle exerçait sur lui » p.81. C’est assez finement analysé : en cas de crise, la peur exige l’unité de son camp, le fusionnel de la communauté. Le « fascisme » peut être aussi bien rouge que brun, ce qui compte est la foi qui amalgame le groupe. L’idéologie n’est qu’un prétexte à cette union animale en horde, dans laquelle on se sent au chaud, programmé par des millénaires de survie.

L’auteur cite le cri de ralliement des franquistes espagnols, mais bizarrement : Viva la muerte ! est transformé en viva EL muerte comme s’il s’agissait d’un personnage. Or Arrabal en a fait un film, sorti en 1971. Rien que ce souvenir suffirait à qui connait mal l’espagnol.

Christian de Moliner, Trop loin de Campo Villa, Les éditions du Val 2018, 157 pages, €9.00

Attachée de presse Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 balustradecommunication@yahoo.com

Catégories : Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Thomas Cleary, La voie du samouraï

La thèse de l’auteur est la suivante : « Les premiers shoguns utilisèrent le zen comme une véritable stratégie destinée à encourager une véritable révolution culturelle, seule à même de rehausser le prestige et d’accroître la légitimité des guerriers en tant que chefs séculiers. Ainsi fut-il, en quelque manière, associé à la caste militaire, jusqu’à devenir la religion officielle des samouraïs » p.21. Cette déviance autoritaire prit plusieurs siècles. Il est nécessaire de dégager le zen authentique de ses formes militaires.

Voilà un superbe programme, que l’auteur met en œuvre en analysant de façon critique quatre auteurs japonais : Miyamoto Musashi (Traité des cinq roues), Yagyu Munenori (Livre des traditions familiales sur l’art de la guerre), Susuki Shosan, et Takuan (Mystères de la sagesse immobile).

De tout cela, il ressort que :

1/ La voie ne doit pas s’accomplir seulement dans le combat mais dans chaque instant de la vie. Si la férocité animale du samouraï cherche à détruire ses adversaires, le zen vise à une férocité spirituelle destinée à trancher le nœud de l’illusion partout où il se forme. La première étape de la voie est une attention scrupuleuse favorisée par des exercices de concentration : par exemple, en combat, diriger son esprit entièrement sur son adversaire pour chercher la faille. Il s’agit de contrôler son esprit pour l’empêcher de divaguer hors du réel qui requiert toute l’attention.

La seconde étape est le but ultime du zen : le non-attachement aux événements du monde, qui sont impermanents, éphémères. Tout passe, pourquoi s’accrocher à des acquis de toutes façons condamnés à muter ? C’est ainsi que progresse d’ailleurs la recherche scientifique, en remettant en cause à tout moment non seulement les dogmes, mais ce que l’on croit scientifiquement vrai à un moment donné : il n’y a pas de « bible » écrite une fois pour toute mais un livre qui se corrige et s’améliore sans cesse. L’état de « sans pensées » n’est pas un vide « d’absence de pensées », mais un éveil, un espace de liberté fluide et non une indifférence. Exemple : « Bien que vous perceviez le mouvement du sabre, ne fixez pas votre esprit sur lui. Veillez à faire le vide en vous et parez le coup dès la perception, sans réfléchir ni conjecturer » p.87. Ce n’est pas la rapidité des muscles mais l’immédiateté des réflexes entraînés, l’attention prête à tout, qui rend l’action possible.

2/ L’« art de l’avantage » est une expression plus juste qu’« art martial »  selon l’auteur, car elle renvoie à la stratégie. Tout être est aux prises avec un monde changeant où l’adresse et la fluidité se révèlent des outils essentiels à la survie. La « maladie » est le blocage de l’attention qui provoque l’inhibition de la réaction libre et spontanée du « premier mouvement » qui, souvent, est le bon. La normalité implique une vision large, non bloquée ou focalisée, stratégique : un état de maîtrise inconsciente et naturelle où l’esprit ne se fixe pas mais reste vacant, disponible à tout ce qui survient ici mais aussi ailleurs pour les répercussions en chaîne, maintenant mais aussi hier et demain pour les causes et les conséquences. Quels que soient les actes, s’ils sont accompagnés d’une pensée et exécutés avec une concentration « violente », ils perdent toute coordination. L’efficacité vient de la liberté, c’est-à-dire de la maîtrise. « Oublier le moi » ne signifie pas qu’il n’y ait plus aucun « moi » conscient, mais que la conscience de l’individu ne reste pas enclose dans son petit moi. Ni impulsif, ni insouciant, mais un moi contrôlé, conscient des interactions, ouvert aux autres et à ce qui survient.

La voie se fonde sur la raison, elle est l’application d’une honnêteté authentique axée sur l’exactitude du raisonnement et la justesse de l’action ; il s’agit d’agir à propos. Mais, pour bien raisonner, il faut comprendre la logique sous-jacente, donc entrer en sympathie avec le mouvement des choses et des êtres ; il faut les « laisser être » ce qu’elles sont avant de les préjuger, les observer avec détachement, lucidité et compassion. L’irréalité ultime des choses ne signifie pas qu’elles soient insignifiantes ou négligeables, mais qu’elles se révèlent malléables et exploitables. La prise de conscience du vide ne renvoie pas à un retrait du monde mais à une capacité de transformation, une possibilité d’action sur le monde. L’objectif du zen n’est pas l’accomplissement du vide en soi-même, mais la méthode par laquelle sont éliminées les visées subjectives et autres complexes psychologiques indésirables qui fixent à tort l’esprit sur les apparences, l’attachent aux choses, l’enchaînent aux angoisses névrotiques et le laissent impuissant, velléitaire, superficiel.

3/ Le zen est une voie sur laquelle chacun avance pas à pas. On peut le comparer au métier de charpentier qui entre peu à peu par expérience et entraînement. La maîtrise de soi est progressive, due à l’apprentissage et au travail. Le métier n’est pas entré tant que l’adepte reste attaché à sa pratique. Assimilée, la pratique doit devenir inconsciente ; elle s’accomplit alors avec liberté et efficacité. Dans tous les arts traditionnels japonais la coutume voulait que le novice observât aveuglément les formes et les rites de la tradition. Cette règle visait à introduire chez le disciple une perception intuitive de son art, échappant aussi bien à la rationalisation forcenée qu’à la projection de toute idée subjective sur l’action elle-même. L’objectif de cette discipline stricte n’était pas de transformer le novice en automate obéissant, mais de lui fournir une base solide permettant le jaillissement d’une perception propre non ordinaire – en faisant précisément disparaître l’attention consciente portée instinctivement sur les formes de l’enseignement.

La pratique bouddhiste consiste à se servir de son esprit avec toute l’énergie possible. En ôtant le voile des préoccupations mentales, de l’attachement aux formes ou à la pratique, l’esprit gagne en disponibilité, donc en vigueur. Il devient alors plus efficace, plus aigu en analyse. Ni impatience, ni excès dans la pratique, l’authenticité et la persévérance sont les seuls critères qui vaillent. Si l’on cherche à atteindre ses limites ou à se distinguer par quelque mortification, on s’épuise en vain et l’on affaiblit son potentiel. L’entraînement doit être progressif et tempéré au niveau atteint. Le zen attire l’attention sur l’irrationalité d’une vie dominée par les instincts revendiqués et les émotions mises en avant (tout ce que mai 68 a promu). Leur contrôle et leur maîtrise demande du temps et de la discipline à la jeunesse gonflée d’hormones. Elle demande surtout une force intérieure que tout le monde n’a pas au même degré, une volonté vivace de s’accomplir pleinement. Sinon, la discipline reste une contrainte extérieure qui devient un attachement, une obéissance qui devient une croyance aveugle, un accessoire de l’ego qui conduit à une religiosité sentimentale, superstitieuse et inefficace. Au contraire de l’humeur sombre qui prend tout au sérieux et bat sa coulpe, prison des sens, une humeur enjouée est une voie vers l’éveil.

Cet ouvrage, à mes yeux capital et bienvenu pour notre époque, clarifie ce qu’est le zen ; il le dégage du militarisme nippon comme de de la gouroutisation béate venue de Californie. Il offre une conscience plus claire de la voie à suivre pour devenir ce que l’on est.

Thomas Cleary, La voie du samouraï – Pratique de la stratégie au Japon, 1991, Points Seuil 2016, 192 pages, €7.60

Catégories : Japon, Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alexander Kent, Second ne daigne

alexander-kent-second-ne-daigne

Napoléon est revenu de l’île d’Elbe, mais Waterloo le guette. Sir Richard Bolitho l’amiral est mort d’une balle tirée par l’ennemi dans le tome précédent, sur la dunette de son navire. Les héros sont finis – comme dans notre après-guerre avec Churchill, Eisenhower, de Gaulle… Douglas Reeman l’auteur, qui a pris pour pseudo de plume le nom d’un ami dans la marine mort au combat, Alexander Kent, s’est engagé à 16 ans en 1940 dans la Navy. C’est aussi son histoire, qui rejoint la grande Histoire, qu’il raconte avec les Bolitho, deux siècles plus tôt.

Si les grands ne sont plus, subsistent les fils et les neveux. Adam Bolitho, capitaine de vaisseau, reste fringant et piaffe d’impatience plus que son oncle. Il recevra comme mousse le fils de l’amiral Dreighton, mort dans l’attaque de Washington avec sir Richard ; l’adolescent de 15 ans semble moins pusillanime que son géniteur. Adam a été rappelé d’Amérique où la guerre se termine pour être envoyé en Méditerranée avec une frégate toute neuve, la Sans-Pareil, dans l’escadre du remplaçant de sir Richard. Ce dernier avait signalé combien le dey d’Alger pouvait être dangereux, donnant asile à des frégates renégates françaises ou espagnoles qui pillent allègrement les navires marchands anglais.

L’aventure continue donc avec Adam. Il va couler un brick, emporter un brigantin et capturer quatre frégates en moins de 500 pages. Sa jeunesse et sa fougue balayent la prudence passée de son oncle comme les précautions diplomatiques de son successeur. Indépendant, il préfère agir le premier : second ne daigne d’être. Au point parfois de désirer une femme qui est celle d’un autre. Il ira même contre les ordres formels de son amiral Rhodes, jaloux des succès passés de sir Richard et vertueusement choqué du compagnonnage d’un amiral de la flotte avec Lady Catherine – qu’il considère comme une « pute ». Mais Adam, s’il enfreint les ordres, a toujours une raison recevable par la bureaucratie navale : l’attaque d’un vaisseau ami qu’il faut soutenir, l’assistance à un bâtiment moins armé, la prise de guerre d’une frégate…

Car les ennemis se cachent au cœur même du Royaume-Uni ; ils renseignent les prédateurs par intérêt, financent des corsaires, se partagent les gains… Adam s’efforcera de tuer le capitaine Martinez, renégat espagnol qui pirate pour Alger et que son oncle avait rencontré, mais c’est un fusilier qui le devancera, discipliné et sans état d’âme. Adam, le sabre à la main, n’aurait pas eu le temps face à un pistolet armé. Il devait protéger en outre son mousse Napier, 14 ans, qui n’a pas voulu le quitter d’un pouce au combat et qui s’est pris un morceau de bois dans la cuisse lors de l’abordage. Car l’humanité et l’attention aux humbles font partie de l’héritage des Bolitho. Adam suit l’exemple de son oncle et le transmet aux aspirants : se préoccuper des hommes, ne pas les punir par orgueil mais pour des fautes avérées, savoir leur nom et si possible leur histoire, écouter les talents précieux comme ceux du timonier, du canonnier ou de la vigie, leur demander beaucoup mais jamais en vain.

marine-a-voile

Sur la terre ferme, la demeure de Falmouth et le vieux sabre de famille appartiennent désormais au dernier descendant mâle des Bolitho, sir Richard ne laissant qu’une fille – vite orpheline parce que sa mère Belinda, hautaine et jalouse de Catherine, a voulu chevaucher sa jument et que la cravache l’a fait renâcler au bord de la falaise. Belinda s’y est brisé le cou, ce qui simplifie la succession et atténue la haine, mais fait d’Adam le tuteur légal d’Elisabeth, 13 ans. Catherine s’efface, consciente du scandale social de son compagnonnage affiché avec Richard – resté marié – et consciente aussi qu’Adam n’a plus besoin d’une mère de substitution ; il est désormais pleinement adulte. Elle cède aux avances du puissant Sillitoe, ex-inspecteur général du Régent, mais qui démissionne pour vivre au grand jour avec elle. Un voyage diplomatique en Espagne est prévu pour le couple.

J’aime toujours autant cette série d’aventures, écrite pour les hommes et les adolescents. Elle évoque les combats de l’existence, le plaisir de naviguer sur des cathédrales de toiles, l’océan qui sans cesse change et pousse à d’adapter, l’amitié et l’amour comme les deux faces viriles du sentiment sur la mer ou la terre, les hommes qui grognent et se surpassent, plomb ou or selon qu’on les commande ou non.

Alexander Kent, Second ne daigne (Second to None), 1999, Phébus Libretto 2016, 458 pages, €11.80

e-book format Kindle, €17.99

Les autres romans d’Alexander Kent chroniqués sur ce blog

Catégories : Livres, Mer et marins | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Tzvetan Todorov, L’esprit des Lumières

tzvetan todorov l esprit des lumieres livre de poche

Tzvetan Todorov vient de mourir. Ce Bulgare devenu Français après sa fuite de l’oppression socialiste a sorti, à l’occasion de l’exposition qui s’est tenue en 2006 à la Bibliothèque Nationale, un opuscule sur les Lumières. Je réédite la note que j’avais fait paraître à l’époque sur un blog précédent, puis à nouveau en septembre 2014 sur ce blog.

Pour Todorov, les Lumières ne sont pas une innovation mais un aboutissement. Les idées viennent de l’Antiquité, reprises à la Renaissance et épanouies à l’âge classique. Nous sommes alors à une époque de débats où l’on privilégie ce qu’on choisit plutôt que ce qui est imposé, et où l’on découvre (après les Évangiles) que des droits inaliénables existent du fait seul d’appartenir au genre humain.

  • La raison, par ce qu’elle permet la connaissance, libère des peurs et des superstitions. Dès lors,
  • la quête du bonheur remplace celle du Salut, car un délit n’est plus un « péché » mais une faute sociale,
  • la propriété n’est plus un privilège « divin » attaché à une caste élue mais le fruit de l’initiative et du travail
  • il n’y a pas de Dessein de Dieu ou de l’Histoire (le Progrès) mais une perfectibilité de l’homme (selon Rousseau) recommencée à chaque génération.

Oh, certes, les Lumières ont amené la table rase de la Révolution, puis l’exacerbation paranoïaque de la Terreur, le rationalisme dévoyé du Scientisme et le moralisme condescendant du Colonialisme avant celui de « la gauche morale »… Les Raisonnables savent tellement mieux que tout le monde, n’est-ce pas, ce qui est bon pour les autres ! Ils ont reçu la révélation de la Vérité de leur propre esprit, tout comme Mahomet avait reçu la Parole d’Allah de Djibril (Gabriel) même.

C’est à la gloire du christianisme d’avoir décidé que tous les êtres humains avaient une âme (les Jésuites du Paraguay ont été à la pointe et se sont fait mal voir pour cette raison). Par la suite, l’inertie des mentalités a été celle de l’aventure et des gros sous, mais avec cette idée lumineuse qu’il fallait les aider à sortir de l’obscurantisme en faisant travailler les « peuples-enfants » pour les éduquer. La France en Afrique, il y a quelques décennies, avait ce même raisonnement chez les coopérants profs.

lumieres experience electricite naturelle

Les règlementations françaises en ont gardé un travers bien connu : dire le Vrai et l’Unique, pour le Monde entier, de toute Éternité – sans jamais tenir compte des particularités individuelles, ni de la maturation sociale, ni des conditions historiques. La gauche en France reste remarquablement imbibée de cet état scientiste, clérical et autoritaire de penser : il y a ceux qui sont « éclairés » et tous les autres ne sauraient savoir (ni décider) par eux-mêmes de ce qui est bien pour eux (d’où l’idée de dictature du prolétariat inventée par Lénine).

Mais, fort heureusement, les Lumières sont bien autre chose que cette caricature pour intellos dépressifs. Elles sont un combat constant contre les obscurités, y compris celles qui subsisteront toujours en nous : tout simplement parce que nous ne sommes pas des dieux. Pour les Grecs, ce combat personnel et collectif permanent était tout bonnement la civilisation, cet épanouissement humain à reconstruire à chaque génération. Ils opposaient le citoyen éclairé partie au débat public au barbare, soumis aux clans, aux coutumes et au despotisme.

lumieres droits de l homme

Todorov relève cinq vertus des Lumières : l’autonomie, la laïcité, la vérité, l’humanité et l’universalité.

Oser penser par soi-même avait ravi Diderot. La tradition constitue un être humain mais ne suffit pas à rendre quoi que ce soit légitime ; il y faut la raison. Celle-ci n’est pas seule en l’homme, mais flanquée de la volonté et des désirs. La raison peut éclairer l’homme, mais elle peut aussi faire le mal car l’autonomie n’est pas l’autosuffisance : l’homme n’est humain qu’en société… et toute société exerce sur l’individu une pression, positive par l’éducation et l’exemple, mais aussi aliénante par la mode, l’opinion commune, le qu’en-dira-t-on. C’est pour cela que Rousseau fit élever Émile hors des villes. De même, la critique qui émane de la raison est utile mais, lorsqu’elle s’exacerbe et tourne à vide, elle devient un jeu gratuit, une ‘private joke’ stérile entre intellos.

Avec les Lumières, le pouvoir spirituel regagne enfin son empyrée, laissant à lui-même le pouvoir temporel. Déjà, le Christ annonçait que son Royaume n’était pas de ce monde, demandant de rendre à César ce qui appartenait à César, réservant le reste à Dieu. Si l’empereur byzantin Constantin impose le christianisme comme religion d’État au IVe siècle, la Réforme protestante crée la laïcité en libérant la conscience et les conduites de « l’infaillibilité » des représentants terrestres. La laïcité refuse toutes les « religions », qu’elles soient papales ou politiques : la Terreur jacobine, le nazisme, le communisme, le positivisme, la loi de la jungle financière, la mystique écolo…

Aucun jugement de valeur ne doit inhiber la recherche scientifique qui, si elle ne dit pas « le vrai », recherche par essais et erreurs le « vraisemblable », n’hésitant jamais à remettre en cause dès le lendemain les certitudes les mieux acquises. Penser, croire, critiquer, rechercher la vérité, sont des libertés de l’homme du fait même qu’il appartient à l’humanité.

jeune grec nu et satyre barbare

Mais il est entendu que toutes les « opinions » ne sauraient se valoir : seuls les humains « éclairés » (hommes et femmes informés et capables de raisonnement), savent appliquer la méthode expérimentale pour connaître la vérité des sciences, puis en débattre lors de dialogues argumentés. La libération de l’homme est un processus qui s’apprend. La démocratie est l’état où la souveraineté populaire s’exerce dans le respect des droits de l’individu.

Dès lors, la vérité n’est pas le Bien transcendant, mais ce qu’on trouve ; pas l’éternel immobile, mais le provisoire observé ici et maintenant. Pouvoir n’est pas du même ordre que savoir. Éduquer aux valeurs n’est pas du même ordre qu’instruire les faits. Nulle volonté collective ne peut rembarrer l’indépendance de la vérité si elle est recherchée selon les méthodes de la raison. Le réel n’est pas de convenance idéologique mais s’impose, sous peine de délirer, ce qui signifie « sortir du sillon de labour »,  perdre la raison. Et se trouver alors gibier tout trouvé pour le n’importe quoi d’une volonté, des désirs ou des pulsions.

Avec les Lumières, ce n’est plus Dieu mais l’homme, qui devient le centre. Son existence n’est plus un « moyen » que la Providence a trouvé pour faire son « Salut » dans un Dessein intelligent. L’homme a sa fin en lui-même comme être vivant sur une planète globale : sa préservation, son épanouissement, son bonheur – à l’égal de toutes les espèces vivantes. L’État n’est plus sauveur sous l’égide d’un Roi oint de Dieu mais protecteur des libertés et fournisseurs de services négociés en commun en échange de l’impôt.

Détourner ce mouvement des Lumières est, hélas, fréquent mais pas pour cela justifié : l’art pour l’art, le scientisme, le colonialisme, la technocratie, le social-collectivisme ne sont que des Lumières dévoyées. On ne peut atteindre une fin noble par des moyens ignobles. L’universalité des Lumières veut que tout être humain ait droit à la vie, à la dignité et au bonheur. Simplement parce qu’il appartient à l’espèce humaine – pas parce qu’il serait « élu » de tel Dieu ou citoyen de tel État. En revanche, le respect de chacun ne limite pas la nécessité de normes communes.

Les Lumières se sont épanouies dans l’Europe du 18ème siècle, mais il s’agit bien, selon Todorov, d’une pensée « universelle ». Il en retrouve les traces dans l’Inde du 3ème siècle avant, dans le christianisme proche-oriental bien sûr, mais aussi dans l’islam des 8ème au 10ème siècle, dans le confucianisme Song et même dans l’Afrique anti-esclaves du 17ème siècle. Le mouvement éclot en Europe en raison de l’autonomie politique des pays qui la composent et de la séparation acquise de haute lutte entre Dieu et César. Le Papisme a laissé dégénérer le savoir selon Hume ; au contraire, la séparation du spirituel et du temporel l’a régénéré. Le morcellement des puissances, allié à un espace culturel et commercial commun a rendu l’Europe foisonnante d’échanges matériels et spirituels ; les idées neuves ont circulé sans entraves. Tout au contraire des espaces unifiés à autorité affirmée, comme celui de la Chine.

Malgré les dérives et les excès, puissent les Lumières irradier le monde entier afin que l’être humain s’y épanouisse sans heurt. Ce petit livre de 126 pages est un bien beau livre. Une mine politique pour une grande partie du globe, si l’on y réfléchit.

Tzvetan Todorov, L’esprit des Lumières, 2006, Livre de poche 2007, 160 pages, €5.60

Catégories : Livres, Philosophie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Laïque cité

La laïcité : tout le monde en parle et personne ne sait vraiment ce que c’est… notamment les textes officiels français ! Tous ignorent le terme « laïcité » et, quand ils emploient le mot « laïc », c’est dans des sens différents. « La République est laïque », affirme la Constitution de 1958, mais ce que cela signifie concrètement n’est écrit nulle part. Si l’on remonte aux débats parlementaires de la Constitution de 1946, on observe deux conceptions alors affrontées :

  1. La séparation militante des églises et de l’Etat, sur le modèle de la loi de 1905 ;
  2. La neutralité libérale de l’Etat à l’égard de toute religion, issue de la liberté de conscience définie par la Déclaration des Droits de l’homme de 1789 (art.10) et de la liberté de culte admise par la Constitution de 1791.

Le mot « laïcité » n’apparaît dans le dictionnaire du français qu’en 1871 – lorsque le Pape est enfermé au Vatican par les armées. Il n’est pas un concept universel, l’anglais ne retient par exemple que « secularism » qui signifie avant tout attachement au monde, au temporel, libre-pensée, doctrine des partisans de la laïcité, voire matérialisme. « Laical » et « laicize » ont été empruntés au français pour figurer ce terme abstrait du Grand Principe, qui n’a guère de signification pour les anglophones – d’où les incompréhensions anglaise et américaine. L’école « laïque » est ainsi pragmatiquement appelée « non-clerical » ou « undenominational » (sans appartenance revendiquée).

laicite-lois-en-france

La Convention Européenne des Droits de l’homme ne reconnaît qu’en négatif la liberté de conscience (art.9) et la non-discrimination (art.14) – pas « la laïcité » positive. Nombre d’Eglises sont officielles ou établies en Europe : au Royaume-Uni, au Danemark, en Finlande, en Suède jusqu’en 2000, en Grèce. Sans parler de la religiosité militante aux Etats-Unis où même le veau dollar se voit affublé de la devise « In God We Trust » !

En ces pays, la croyance a-t-elle pour cela plus de poids en politique ? Il est permis d’en douter. Au contraire, même : les gensdegôch n’ont pas à masquer leurs convictions tranquilles, élaborées en deux millénaires, sous des rodomontades en –isme et des appels aux barricades. La liberté, l’égalité, la fraternité, sont des valeurs issues des Evangiles ; elles ne sont pas nées toutes armées dans les cerveaux des bons sauvages révolutionnaires, même français…

Le dictionnaire Robert (éd. 1973) définit la laïcité comme « principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’Etat n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Eglises aucun pouvoir politique. » Force est donc de constater que la laïcité reste un concept négatif : on ne reconnaît pas, on ne finance pas (loi de 1905), on exclut de la sphère publique d’Etat (Constitution de 1958) – en contrepartie, les cultes n’ont pas à intervenir sur les institutions.

Cet aspect négatif a été transformé en argument de combat par les militants anticléricaux. L’histoire française a en effet été marquée – bien plus que d’autres ! – par la lutte entre les pouvoirs spirituels et temporels. Il faut dire que l’Eglise catholique, aveuglée d’orgueil, a exagéré : les pouvoirs de l’Inquisition se voulaient absolus, le Pape en ses Etats se voulait souverain et même « infaillible » ! Ils voulaient avoir le pas sur les rois et l’orthodoxie catholique condamnait par la mise à l’index – jusqu’en 1966 ! – tout écart aux textes (Copernic, Galilée, Montaigne, Descartes, Voltaire, Swift, La Fontaine, Fénelon, Diderot, La Mettrie, Pascal, Michelet, Baudelaire, Flaubert, Balzac, Stendhal, Lamartine, Hugo, Dumas, Kant, Zola, Gide, Beauvoir, Sartre, Kazantzakis…).

croyants-dans-le-monde

Nombre de monarques ont pris du champ et secoué la tutelle : l’Angleterre où le roi s’est fait proclamer chef de l’Eglise par ses évêques, Philippe le Bel et le gallicanisme début 13ème siècle. Sous Louis XIV, monarque absolu adepte de « l’Etat c’est moi », l’évêque Bossuet défendra l’idée que le Pape et l’Eglise n’ont de pouvoir « que » spirituel. Les Lumières affirment avec raison le mouvement des idées et du libre-arbitre contre l’obscurantisme des croyances. L’éducation doit mettre en garde les petits d’hommes contre l’obéissance sans examen et contre le fanatisme. Mirabeau et Condorcet veulent arracher l’éducation aux prêtres pour former des citoyens. Rien d’étonnant à ce que le Pape ait condamné la Révolution et sa volonté de remplacer l’homme pécheur que seule la Grâce divine peut racheter (par l’intermédiaire de l’Eglise) en individu émancipé, fort de ses droits et de sa raison. La Restauration de 1814 va d’ailleurs faire de l’Eglise le soutien naturel aux forces conservatrices et ‘réactionnaires’ (ce qui veut dire désirant un retour de fait à l’Ancien Régime). Le Pape Grégoire XVI condamnera même le catholicisme « libéral ».

plage-nu

Le conflit se focalisera sur l’enjeu scolaire : qui maîtrise l’enseignement maîtrise l’idéologie de l’avenir. L’Etat en France se veut justement interventionniste, porteur d’une idée contraignante du bien commun. Tout le militantisme ‘de gauche’ depuis deux siècles s’est investi pour garder la forteresse, ce pourquoi les « affaires » de foulard ou de maillot de bain (seins nus, torse nu, burkini) restent si sensibles. La loi Falloux (1850) libère l’enseignement scolaire, Jules Ferry expulse les Jésuites en 1880, l’enseignement primaire devient gratuit en 1881, les programmes non-confessionnels en 1882, le personnel doit être laïc en 1886. Le respect des différences et l’autonomie communautaire ne doit pas être poussée jusqu’à nier l’instance supérieure : la citoyenneté.

laicite-a-ecole

Garantir à tous l’égalité devant la loi signifie contenir la guerre des tribus politiques, religieuses ou ethniques par une « volonté générale » supérieure. Clermont-Tonnerre en 1791 : « il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus. » Deux siècles plus tard, la République dit (devrait dire) la même chose aux Musulmans.

laicite-paperasse

Mais la neutralité républicaine n’est pas la séparation radicale. Trois départements de l’Est, retournés à la France après la victoire de 1918, conservent leur régime de cultes reconnus à financement public… C’est donc que ce régime n’est pas contraire à la Constitution, puisque les deux suivantes de 1946 et 1958 ne l’ont nullement remis en cause ! En conséquence, la loi Debré de 1959 subventionne certains établissements confessionnels, sous condition contractuelle. Il s’agit donc d’impartialité plus que de séparation. La Décision du Conseil Constitutionnel du 19 novembre 2004 précise cette position moderne et de bon sens :

  • Elle interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances pour s’affranchir des règles communes.
  • Cette interdiction s’adresse aux individus dans leurs relations avec les collectivités publiques.
  • Elle ne limite la liberté religieuse que lorsqu’elle vise à nier l’Etat. Elle porte non sur la croyance (qui reste libre) mais sur son utilisation.
  • Elle rappelle que tout citoyen comme tout individu autorisé à demeurer sur le sol national doit respecter les règles communes définies par la loi.

Point d’ethnocentrisme jacobin visant à transformer l’homme – mais point non plus de laxisme laïc, ce qui favoriserait les radicaux intolérants. Le contrat social français sépare la justice du Bien. La première est du ressort de la loi, votée par les citoyens en société, et révisable. La seconde est du ressort des convictions de chacun, qui peuvent être religieuses et croire en une Vérité révélée, ou ressortir de l’usage humain de la raison.

laicite-religion

Une société sûre d’elle-même sait « jouer », elle sait prendre ses distances face aux valeurs, en évitant le pire qui est cet « esprit de sérieux » (Sartre) des militants de tous bords. Les Français aiment les guerres de religion pour un peu tout. Cela se traduit aujourd’hui par « des polémiques », et les médias en raffolent car elles font vendre. Mais le chiffre des ventes est-il le seul critère de la vérité ? A chacun de savoir raison garder et de privilégier toujours les procédures aux anathèmes : les règles et le droit sont des contraintes nécessaires de la vie en commun. Elles permettent de modérer et de socialiser.

La liberté de conscience est intérieure, la liberté d’exprimer et de manifester doit demeurer soumise à la loi.

Catégories : Politique, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montherlant, qui êtes-vous ?

Rares sont ceux qui connaissent encore cet homme de théâtre classique, ce romancier libertin, cet essayiste libre, mort volontairement en 1972 parce qu’il perdait la vue. Voir, c’est être « lucide » (de lux, la lumière) ; ne plus voir, c’est mourir un peu, perdre l’un des sens essentiels – celui que préférait Montherlant.

Je crois que l’on peut tenter de cerner Henry de Montherlant en quatre S. Peut-être s’en échappera-t-il, irréductible à jamais ? Il reste que ce carré de S est ce que je retiens : sensualité, sensibilité, syncrétisme, solitude. Au fond les quatre étages de l’humain.

henry de montherlant photo

Sensualité pour le corps. Qui a dit mieux que lui le chant du désir, dès l’enfance ? La douceur des peaux, la candeur des yeux, la grâce des silhouettes ? Et en quelle langue plus limpide ? Seuls les sens ne dupent pas. La culture importe peu ; la lecture ne sert qu’à retrouver le goût de la vie. Ainsi de ‘Quo Vadis’, à 8 ans, qui lui a révélé avec brusquerie un monde inconnu de passions humaines derrière la façade sage et officielle du monde classique. Les orgies de Néron, les exploits sportifs, le danger, la vitalité du monde païen – ce bouillonnement physique, affectif et sexuel, a trouvé son écho chez le petit Henry. Il en est devenu violent, cynique et dur pendant plusieurs années ; il a su que cette violence, ce cynisme et cette dureté faisaient aussi partie de lui. L’important est là : « to cure the soul by the senses » (soigner l’âme par les sens), rappelle-t-il dans Service inutile (Pléiade p.718). Pour lui, il y a d’abord la spontanéité ; c’est l’infinité des sensations présentes qui méritent toutes d’être considérées. Elles nous définissent autant que l’idée consciente que nous avons de nous. Le soi est un bloc, on ne peut en casser impunément une partie. C’est pourquoi il aime les bêtes et les enfants, tous deux sont insatiables ; ils boivent sans retenue aux fontaines du désir, ils vivent l’instant présent, la joie présente, le désir hic et nunc. Bêtes et enfants sont naturellement comme l’adulte qui jouit sexuellement : leur esprit est plus vif, leur corps tout excité, leur humeur, leur courage, leur goût de vivre et d’aimer sont ragaillardis. Le sport peut atteindre lui aussi cet état de grâce physique où les muscles et le cerveau fonctionnent plus vite, de concert. Le sport est ‘réel’, parce qu’aucun mensonge n’est possible : celui qui court vit au rythme de sa physiologie ; il ne peut tricher avec lui-même. L’immense liberté du jeu le commande, reconquise sur l’existence. Le paroxysme, c’est l’effort, le combat, la vie dans la grâce et la lutte avec la Bête, la corrida. Poésie et violence – repos et combat – tel est le monde de la Méditerranée, la vie raffinée, les jardins, les poètes, les oasis, la beauté des corps dénudés par la chaleur, les plaisirs de l’eau, le goût des fruits ; mais aussi le sport, l’émulation, la bataille, les chevauchées, les phalanges grecques, la conquête et la Reconquista. Montherlant aime la Méditerranée, sensuelle et violente. Ses valeurs y sont enracinées : Rome d’abord, Athènes et Bethléem ensuite.

Sensibilité pour le cœur. Qui a mieux écrit sur l’amour adolescent, l’émotion au bord des larmes pour un être frêle et digne d’être aimé ? Montherlant est à l’écoute des êtres. Où qu’il se trouve, il les observe, il les admire ou il les juge – souvent il les estime, pour une part d’eux-mêmes qui lui plaît. Cette attention aux autres se marque dans ses œuvres : Gérard, 12 ans, dans La relève du matin – ce qu’il dit est presque la sténographie d’une rencontre qui a vraiment eu lieu. Il fait revivre un instant : les traits, les paroles, les impressions produites sont seules ce qui vaut d’un être. Il retiendra Gérard, un aspirant tué, Moustique, et beaucoup d’autres. La beauté se reconnaît à l’émotion qu’elle inspire ; en elle se fondent le bon et le mauvais ; elle est par-delà la morale car elle inspire le respect et l’amour. Rien de fondamentalement mal ne peut sortir d’elle. L’écriture n’est juste que si l’émotion a résonné dans la poitrine de celui qui l’exprime ; toute convention ne pourrait être qu’appauvrissement. Tout vient des êtres ; tout ne doit venir que des êtres. Tout prodigue qu’il fut, Montherlant est resté fidèle à un seul amour toute sa vie, un amour adolescent : Philippe. Tous les six ou sept ans, il rêve de lui et en est à chaque fois bouleversé. C’est étrange et émouvant. Il se disait : « mâle au possible, avec des nerfs de femme, et des idées d’enfant » (Malatesta, Pléiade p.557).

Syncrétisme pour l’esprit. Qui s’est le mieux ouvert à toutes les passions, à toutes les idées et à tous les tourments du monde de son époque ? Qui a mieux su les balancer l’un par l’autre pour les mieux faire servir l’existence ? La morale est cela : ne rien refouler pour mieux dominer. Le masque remédie à l’inachèvement ; il est caricature, outrance, mais aussi essentiel. Il aide à s’exprimer car, sous son enveloppe, l’être reste libre. C’est ainsi que l’on peut se prendre alternativement pour tel ou tel personnage qui séduit : pour Néron, pour Pétrone, voire pour le lion de l’arène. Ainsi défoule-t-on ses instincts par les fantasmes, tout en sachant bien, par devers soi, que tout cela n’est qu’un rôle de théâtre. Mais dans le foisonnement des personnages imaginaires, il faut rester maître de soi, savoir se garder, comme l’apprend la corrida ou tout sport de combat. Être exact, précis, sec, efficace. C’est une école de sobriété et de vérité. « Dans le sport, pas d’appel. Celui qui a sauté 5 cm de moins que l’autre ne vient pas nous parler de son droit » (Entretien avec Frédéric Lefèvre). La morale superficielle et factice de « la jeunesse » lui répugne, la morale du négoce des ‘occupati’ l’ennuie. Agent d’assurance deux ans chez son oncle, Montherlant jure bien qu’on ne l’y reprendra plus. Il est et reste un ‘otiosi’ selon Sénèque, un oisif chez qui l’absence de préoccupations engendre la liberté intérieure. « L’effort constant d’une vie doit être d’élaguer pour nous concentrer avec une force accrue sur un petit nombre d’objets qui nous sont essentiels » (Solstice de juin, Pléiade p.923). Ne pas s’encombrer les bras de bagages, ni l’esprit d’idées, ni le cœur de conventions, ni les instincts de refoulements. Fonder sa culture sur un petit noyau d’auteurs chéris. Montherlant n’a pas de goût pour l’Allemagne, ni pour Platon, ni pour les Sophistes. Son modèle, le héros de son temps, est Guynemer : il ne lisait que des lettres d’enfants et de soldats ; il est mort vierge, comme Parsifal. Une façon aussi de ne pas s’encombrer le cœur.

Montherlant Essais Pleiade

Pour l’âme, la solitude. Soldat velléitaire, il voit la dureté de la guerre et écrit, le 5 juillet 1918 : « Je reviendrai de la guerre un vrai requin, un vampire, un épervier formidable d’égoïsme et sans plus un seul scrupule : je ne ferai plus rien que par intérêt personnel ». C’est dire la brutalité de l’expérience sociale que révèle la plus absurde des guerres. Homo homini lupus. L’injustice n’est qu’un mot ; seuls méritent que l’on sorte de sa réserve ceux qu’on aime (lettre du 28 février 1919). L’artiste n’a pas à faire école, à convaincre, ni à améliorer autrui. Il cherche seul ce qui l’enthousiasme pour trouver la nature humaine. Là est son rôle, et la nature de l’homme est seul ce qui compte. Montherlant ne croit pas en Dieu. Agenouillé à Lourdes, à 15 ans, il souffre « d’être dans le même état d’âme qu’à l’hôtel ». Aucune émotion fervente en lui, dans cette église pourtant réputée pour faire des miracles. ; il ne pense qu’à des choses profanes. Le mysticisme n’est pas pour lui. Le catholicisme, en revanche, le séduit par ses pompes et par sa discipline qui mène, parfois, à la grandeur. « Au fond, je tourne autour de ce vieux problème, concilier l’Antiquité païenne et le catholicisme ». A chaque homme de devenir dieu : thème nietzschéen.

Quant à la mort, nous allons à elle comme nous venons au monde, sans l’avoir demandé. La mort est inéluctable. Cependant, elle n’est qu’à l’horizon, sauf hasard. En attendant, la vie est remplie de choses amusantes qu’il faut accomplir en sachant qu’elles n’ont qu’un temps et qu’elles sont inutiles.

Comme Villon, Stendhal, Flaubert ou Aragon, peu importe l’homme réel et la vie qu’il a menée, c’est un travers mesquin de notre époque que de juger avec le moralisme d’aujourd’hui ce qui se faisait hier. Ce qui compte est son œuvre littéraire, elle est grande, elle inspire, et aide à vivre. Le prodigue nous montre la voie.

Henry de Montherlant, Essais, Gallimard Pléiade, 1963, 1648 pages, €62.00
Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50

Henry de Montherlant, Romans 1, Gallimard Pléiade 1959, 1600 pages €59.00
Montherlant sur ce blog (citations et chroniques) 

 

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Montherlant, Le Maître de Santiago

montherlant le maitre de santiago

Henry de Montherlant est un auteur injustement oublié, disparu en 1972. Il se voulait artiste libre, dans une époque matérialiste où seul l’engagement partisan comptait. L’honneur, remis à l’honneur par la Résistance, s’est vite dilué dans les malversations politicardes de la République Quatrième. Montherlant avait honte de la France, comme beaucoup, et son tort aux yeux des envieux est de l’avoir dit avec talent. Notamment dans une pièce, ‘Le Maître de Santiago’.

La neige recouvre Avila de sa pureté, de sa blancheur immaculée. Nous sommes en 1519 au cœur des montagnes de Vieille Castille. Ce n’est que dans le silence et le recueillement ralenti de l’hiver que germent les graines et mûrissent les choses. La mante de l’ordre de Santiago a la couleur de la neige comme une chape qui incite au regard intérieur, au feu sous la glace. La pureté est ce fantasme de perfection qui habite les corps vils : l’absolu contre l’éphémère, l’éthéré contre la pourriture, la probité et la lumière contre les mensonges et les illusions de l’apparence. La pureté du chevalier refuse la corruption de la chair et de l’âme, la compromission avec le siècle et les intérêts. Quand les chevaliers de l’Ordre demandent à don Alvaro de partir avec eux aux Indes (les Amériques), où il gagnera une dot pour sa fille, il refuse net. On lui fait croire alors que le roi le veut.

Don Alvaro a combattu pour le Christ roi et pour l’Espagne. La vieillesse approchant, il n’a ni la même vigueur ni la même foi. Il s’enkyste dans son Ordre, dédaigne le monde où le péril s’éloigne, où la foi se compromet, où la patrie catholique se dilue. Il n’aspire plus qu’au Salut, à faire une « belle mort », une fin qui proclame sa foi en Christ et son attachement féodal à l’Ordre. Il est la statue du Commandeur de cette pureté-là.

Sa fille Marianna est un reflet de lui-même mais qui va plus loin, plus audacieusement, elle le dépasse par le sacrifice de sa vie entière et surtout de sa jeunesse précieuse qui ne reviendra pas. Elle dénonce en effet la supercherie : le roi ne veut rien, elle renonce de fait à se marier. Don Alvaro a vécu avant de se retirer du monde, pas Marianna. Son père « l’élève » comme un père spirituel plutôt que charnel, l’aspire vers les hauteurs. Mais la fille dépasse le père parce qu’elle est pure, sans aucune des taches du monde qui constellent l’âme d’Alvaro. Sa jeunesse la rend fanatique en tout, donc au renoncement puisque c’est de cela qu’il s’agit. Ce qui est chez le père dégoût du médiocre par comparaison, fatigue du compromis inhérent à l’existence mêlée aux autres, en bref refus – est chez la fille adhésion première, innocence du sacrifice, en bref volonté. Le père fuit dans l’idéal, la fille agit d’un premier mouvement ; lui se réfugie, elle déborde ; lui est repli, égoïste pour l’image qu’il se fait de lui-même ; elle est générosité, amour pour les autres, à commencer par ses plus proches. La grâce peut-elle s’acquérir ? Est-elle un don ? Que valent les Grands Principes de la Morale face aux mouvements spontanément sains d’une âme ?

Don Alvaro représente l’idéal chrétien qui refuse l’ici-bas pour se modeler sur l’au-delà, l’humain appelé au surhumain, le naturel dédaigné pour le surnaturel. Or l’absolu n’est pas de ce monde, l’éternel ne peut composer avec le temps, les humains ne sont pas Dieu. Le Commandeur est la figure du tragique, le roc qui tente de figer le Devoir dans l’existence. Non sans le narcissisme d’admirer sa propre intransigeance et d’y lire sa vertu dans le regard des autres. Est-ce vraiment cela, être chrétien ? Montherlant en doute, dans sa préface à la pièce, mais il est partagé. « Les valeurs nobles, à la fin, sont toujours vaincues. » Lucidité mais pas cynisme : est-ce parce que le combat est sans espoir qu’il ne faut point le tenir ? Est-ce parce les valeurs sont écrasées qu’il faut se ranger du côté du plus fort, de qui gagne – de l’ignoble ?

Don Bernal représente le réalisme, l’opposé de Don Alvaro. Il est le relatif contre l’absolu, l’impur contre le pur, mais aussi l’humain contre la prétention au divin. Nous sommes faits des ombres de la terre, pas de la lumière des dieux. Notre monde est relatif et tout bien a son mal, revers collé à lui comme le yin au yang. Choisir l’Idée contre le Réel, c’est ne vivre qu’à moitié, ne voir que partiellement le monde, n’exister que bancal. Don Bernal s’attache au monde et aux êtres tels qu’ils sont. Il révère la pureté, mais comme idéal inaccessible en ce monde. Il ne dédaigne pas de vivre. Cet homme pleinement humain, pétri de contradictions, ne peut exister que dans leur alternance, thème libéral cher à Montherlant.

La pièce met donc en scène la contradiction flagrante de toute foi (même laïque), ici du christianisme dans sa version rigide catholique, figurée par l’Ordre monastique espagnol. Y a-t-il plus grande rigueur morale que dans un ordre espagnol du 16ème siècle ? Plus grande exigence de pureté que dans ce pays composé de Maures et de Juifs que la couronne de Castille n’a cessé de vouloir convertir à la Vraie Foi via cet Ordre de Santiago qui veut reconquérir et protéger le tombeau de saint Jacques ? D’où le soupçon sans cesse présent d’hérésie, d’idées étrangères à la vérité apostolique, de compromissions avec le siècle bigarré et cosmopolite tel qu’il est.

Montherlant est lui-même à la fois dans Alvaro et dans Bernal, il est son propre enfant dans Marianna, il est de son époque coincée entre grands principes issus de la Résistance au totalitarisme – et les compromissions du siècle de la République Quatrième. Par ces personnages divers, il incarne ses contradictions propres, humaines trop humaines : son aspiration à la pureté de la discipline, mais sa aussi méfiance envers l’orgueil égoïste de qui se croit plus moral que les autres ; son attirance pour la bigarrure des êtres, mais son doute sur leur bonté intrinsèque ; sa lucidité sur le monde, mais son désir de beauté et de grandeur. Il s’interroge sur la grâce, acquise par ses mérites ou accordée par don de Dieu. L’eau d’Avila coule sur le père sous forme de neige blanche comme le manteau de l’Ordre dont il s’est recouvert, froide comme la morale et comme les pierres du monastère ; l’eau d’Avila tirée du puits coule dans la gorge de la fille comme une boisson régénératrice, elle est source, elle donne la vie, elle est parfaite et transparente comme l’Esprit. Où est le Vrai ?

L’absolu est figé puisqu’il est parfait. L’homme qui se croit pur se couvre d’une armure qui le contraint. Ce n’est plus lui mais le Devoir, la Morale, l’Ordre qui agit par sa tête et ses membres. Il est rigide, froid, impérieux. Il n’a plus rien d’humain. Sans doute est-il déjà mort à cette terre tout en subsistant encore par la grâce de Dieu qui le donne en exemple. Est-ce ainsi qu’il faut vivre ? Cette mort à la terre, réclamée par l’idéal catholique, est-ce la vie ? Le but tout entier d’une existence est-elle de se figer en impératif moral pour obéir dès ici-bas à cet au-delà promis (mais qui n’est que pari), craint (mais qui n’est que fumée) et repoussé au trop tard de la vie évanouie ? Est-ce ainsi qu’il faut comprendre ce « Viva la muerte » de la Phalange espagnole : comme un aboutissement de siècles de catholicisme intègre ? Ou ces camps nazis et soviétiques, au nom de l’homme nouveau, racialement pur ou sociologiquement rééduqué ? Ou encore ces damnés de l’islam, qui confondent Sheitan avec Allah en égorgeant leurs frères, en massacrant femmes et enfants non croyants ?

montherlant le maitre de santiago dvd theatre

L’exemple de Marianna, qui vit la grâce de l’intérieur est d’autre sorte. Elle est vivante et a soif d’absolu. Va-t-elle au compromis avec les autres et avec le siècle ? Vivra-t-elle une vie admirable ? Le catholicisme peut vivre, mais de lui-même, pas par la contrainte morale. Il est source et jeunesse, pas armure ni père fouettard. Ce pourquoi Marianna est peut-être plus chrétienne qu’Alvaro.

Écrite en 1947, la pièce renouvelle dans l’actualité cet éternel conflit moral. L’Espagne mise en scène sous l’occupation des Maures, c’est la France occupée par les Nazis – et la France de l’avenir dite par le prénom de sa fille, Marianna – Marianne. La Reconquista des chevaliers est la résistance qui s’élève des gens sains du peuple. Le pays une fois libéré, la corruption renaît, le pouvoir pour avoir l’argent et non plus l’argent pour avoir le pouvoir. Les tirades sur les colonies qui corrompent disent, via le passé espagnol, combien les affaires d’Algérie et du Maroc corrompent la France de ces années-là. Tout comme l’Irak a corrompu l’Amérique de Bush et nos palinodies sur l’islamisme corrompent notre idéal républicain.

Au débat de la patrie à l’occupant, des intérêts à la morale, se superpose dans ‘Le Maître de Santiago’ un conflit parent-enfant, morale ou grâce, voire homme et femme. Selon les préjugés d’époque l’homme, à l’intelligence architecte, rechercherait l’élévation spirituelle tandis que la femme, à l’intelligence intuitive, serait plus artiste et terre à terre. Montherlant, on le voit, ne choisit pas, toujours du côté de la jeunesse mais avec le regard de l’âge mûr.

Questions d’époque, questions de toutes époques. Celles de la nôtre aussi.

Henry de Montherlant, Le Maître de Santiago, 1947, Folio 1972, 156 pages, €1.48
DVD Le maître de Santiago, pièce de théâtre (Comédie française) avec Michel Etcheverry, Ludmila Mikaël, Jacques Eyser, 2012, éditions Montparnasse, €17.00

Henry de Montherlant, Théâtre, Gallimard Pléiade 1955, 1472 pages, €49.50 
Montherlant sur ce blog (citations et chroniques)

Catégories : Cinéma, Livres, Religions | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Rosny, La mort de la terre

rosny aine la mort de la terre

Une centaine de pages passionnantes écrites en 1912. D’énormes remaniements sismiques, puis des modifications solaires, ont raréfié l’eau sur la surface terrestre. La planète bleu est devenue un désert. Seules quelques plantes, quelques oiseaux intelligents et des hommes, survivent dans les quelques oasis où la technologie a réussi à capter les rares sources.

L’auteur est surtout connu aujourd’hui pour ses romans préhistoriques où il retrace avec une sourde allégresse la fabuleuse aventure de l’Homo sapiens dans un monde encore vierge, parmi l’animal féroce et le végétal luxuriant.

Lorsqu’il s’intéresse aux « derniers hommes », Rosny retrouve le souffle épique des aurores du monde. Il brosse une fresque magistrale qui dépasse de bien loin les notations anémiques de H.G. Wells dans sa ‘Machine à remonter le temps’. Ur cette terre desséchée, aride et dure, les hommes ont cette résignation faite d’épuisement et d’inertie, que Rosny décrit avec une précision rageuse. L’accumulation des catastrophes pèse sur les âmes que rien ne vient plus exalter. Et l’on songe à ce qu’écrivait Renan du désert, ce monde géométrique et pauvre, facteur d’uniformité et d’à-quoi-bon. Lorsque rien n’est plus à conquérir, lorsque plus aucune diversité n’existe, lorsque d’étroites communautés sont condamnées à rester près des seules sources, lorsque les enfants sont planifiés en fonction de la survie du système, lorsque la loi collective se fait toute-puissante et nécessaire, lorsqu’aucun projet alternatif ne peut naître sur l’horizon humain, la vie n’a plus de sel. L’humanité devient système, l’humain une machinerie vouée à manger-dormir et à se reproduire tout juste. La mort est attendue. Parfois comme un bonheur que l’on peut hâter si les circonstances l’exigent. A quoi bon lutter puisque, quoiqu’on fasse, l’eau s’amenuise lentement et disparaîtra un jour prochain de toute la surface de la planète ?

Contre ce fatalisme résigné se dressent quelques êtres. Ils semblent avoir conservé trace de cette sauvagerie des instincts qui anime la passion, chevillant l’âme au corps et permettant création et combat. Ils ont, ces hommes, le goût de la femme et le désir de l’enfant. Ils stimulent l’esprit endormi par des rêves fous. Ils instillent dans les membres le goût de l’action. Leur vitalité les empêche de tenir en place, de se contenter de l’acquis ; elle les pousse à explorer à observer, à procréer – et à aimer la vie sans relâche pour tenter de sauver et de bâtir.

Malheureusement, l’auteur fait naître une suite de catastrophes nouvelles qui réduisent à néant le barrage dérisoire tenté par la dernière famille humaine.

Le dernier homme, désormais solitaire après l’écrasement de sa femme et de ses enfants sous les rocs, suivi du suicide de sa sœur désespérée, comprend que sa lutte ultime n’a plus aucune raison d’être. Aucun humain ne reste pour continuer la lignée. La vie passe, l’heure de la disparation de l’homme a sonné. Il doit céder la place à une autre forme du vivant, mieux adaptée que lui à ce désert de sable et de pierres où l’eau ne jaillit plus. Déjà, de mystérieux et primitifs êtres ferromagnétiques s’accroissent et se développent dans le désert. Sans doute prendront-ils le relai.

La fiction est puissante, bien servie par le style d’un lyrisme positif. L’imagination nous transporte très loin, dans un avenir purement terrestre (les fusées n’existent pas). Nous allons vers un anéantissement futur et probablement inéluctable. Au pire moment, les valeurs qui fondent l’humanité connaissent un salubre sursaut, comme une apothéose. L’énergie, l’amour, la volonté, l’espérance, animent les trois niveaux de l’humain que sont les instincts, les passions et l’esprit. Comme un courant du vital contre la matière.

Mais le combat est disproportionné.

Il nous plaît cependant que cette dernière révolte sans espoir contre un destin inébranlable mettent en scène un homme et une femme qui ont désiré ardemment, passionnément et intelligemment poursuivre le grand rêve humain, malgré tous les obstacles. Une absurde et tragique résistance – un autre nom de la grandeur.

Joseph Henry Rosny aîné, La mort de la terre, 1912, Garnier-Flammarion 1998, 158 pages, occasion €2.99

e-book format Kindle, €5.99

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Amour grec antique

buffiere eros adolescent

PRÉALABLE :

Je ne cautionne en RIEN les pratiques mentionnées ci-après, J’EXPLIQUE ce que fut la conception grecque antique. Il s’agit de science historique, pas de morale.

Le massacre islamiste d’une cinquantaine de gais dans une discothèque de Floride à Orlando rappelle combien les religions du Livre issues du Moyen-Orient, que ce soit la juive, la chrétienne ou la musulmane, sont intolérantes au désir sexuel. Le seul désir licite est réservé à Dieu pour Sa gloire, la reproduction en série de Ses fidèles, et l’obéissance soumise à Ses commandements. Tout le reste est péché et éternelle consomption dans les flammes de l’enfer : car c’est prendre à Dieu que de désirer autre chose que Lui, de préférer la chair à l’esprit, le matérialisme de ce monde à la gloire de (l’hypothétique) autre. Dieu est totalitaire, il commande tout et exige soumission, il veut tout pour lui, en Père archaïque.

Bien différentes étaient les sociétés européennes antiques. Thucydide fit même de la nudité en Grèce un symbole de civilisation ! Nul ne peut comprendre la civilisation occidentale et l’histoire de la Grèce antique, sans saisir au fond ce phénomène social de la pédérastie. Qu’elle que soit la position de chacun sur le sujet, approbation, indifférence ou dégoût, le désir homosexuel est un fait humain. Qu’il soit inné ou acquis, en propension dans le besoin affectif durant l’enfance ou déclenché par une éducation trop rigoriste (Mateen, l’islamiste, avait longuement fréquenté la boite gai, manifestement très tenté…), ce n’est pas un « choix » de vie. Mais ce désir multiforme n’est pas le Mal en soi, seules ses conséquences peuvent être bonnes ou mauvaises.

dover homosexualite grecque

Les sociétés antiques européennes reconnaissaient le désir dans ses multiples manifestations : polymorphes durant l’enfance (la sensualité de l’eau, des pieds nus sur la terre, des caresses maternelles), panthéistes à l’adolescence (se rouler nu dans l’herbe mouillée, se frotter aux arbres, exercer ses muscles et les voir jouer sous la peau, se mettre torse nu, s’empoigner avec ses camarades), génitales avec la maturité (le désir se focalise). Mais les Grecs n’avaient pas de mots pour distinguer homosexualité et hétérosexualité. Chacun, selon les moments, pouvaient réagir à des stimuli homos ou hétéros mais la bisexualité comme mode de vie n’était pas admise. Le désir réciproque d’hommes appartenant à la même classe d’âge, s’il était naturel dans la sensualité enfantine et la sexualité exploratoire adolescente, n’était pas socialement bien vu au-delà, vers 18 ans. Le citoyen guerrier adulte était un mâle actif, destiné à éduquer les plus jeunes et à faire des enfants, pas à s’égarer dans une sexualité stérile pour la cité. On se mariait, honorait sa femme, mais on lutinait les beaux éphèbes.

Les causes de la pédérastie grecque sont historiques. À relief haché, atomisation politique ; le problème majeur des cités en guerre perpétuelle était la survie. La fonction qui comptait le plus était inévitablement le guerrier : citoyen, adulte, mâle. Les femmes, peu aptes au combat car souvent enceintes ou flanquées de marmots, furent dépréciées à l’aune des valeurs de la cité. Du fait de leur moindre disponibilité physique, on en vint à mettre en doute leurs capacités physiques, puis intellectuelles, et même leur volonté. Pour les mâles, rompus aux durs exercices militaires et à la contrainte du danger, les femmes ne savaient pas résister aux tentations de la sécurité, du confort et du plaisir ; on les croyait portée à la soumission. Mariées tôt, vers 15 ans, peu cultivées sauf exception, elles étaient confinées au gynécée où elles avaient la garde des enfants en bas âge. Une « femme honnête » selon les critères grecs ne pouvait sortir de chez elle que pour trois raisons : participer à une fête publique, faire des achats, accomplir des obligations religieuses.

baiser eraste et eromene vase grec

Faisant de nécessité vertu, les hommes mariés tard, vers 30 ans, s’entraînaient à la guerre et valorisaient les vertus viriles. Nul ne peut s’étonner qu’ils désirassent alors des adolescents au teint frais, au corps souple, au cœur tendre, qui exhibaient leur nudité sur les palestres. Ils avaient sur les femmes plusieurs avantages : leur liberté, leur adhésion aux valeurs des guerriers, et une grâce comparable à celle des corps féminins. Les jeunes mâles apparaissaient bien supérieurs aux filles en intérêt et en disponibilité. Les vases représentent éraste (protecteur barbu) et éromène (éphèbe imberbe et cheveux longs) face à face, en caresses ou en baiser.

Les garçons étaient jugés pour ce qu’ils promettaient d’être une fois épanouis. Le courage, la résistance à la douleur, la fidélité, la musculature, étaient valorisés. La qualité des relations entre aînés et plus jeunes était pour lors différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Les rapports se devaient d’être complets, car la formation d’un guerrier sollicite toutes les capacités humaines : les sens, l’affectivité, l’esprit et l’idéal. Un soldat se doit d’être physiquement fort, moralement courageux, intellectuellement rusé, et de croire à ce qu’il fait. La relation la plus riche est avec un être en complète harmonie avec soi, qui valorise toutes ces qualités communes. Si les citoyens pouvaient aussi assouvir leurs désirs sexuels sur les prostituées ou sur les jeunes garçons esclaves, leur inclination profonde allait vers ces guerriers en fleur qu’ils côtoyaient et entraînaient chaque jour, dont l’admiration et la séduction leur importait.

eraste et eromene vase grec

Le combat avait induit un culte du corps fondé à la fois sur la puissance et sur la souplesse. La beauté (kalos) est avant tout physique en Grèce antique : l’allure, le teint, la conformation équilibrée, les gestes mesurés et hardis. Kalos n’est pas employé au sens moral. L’idéal traduit par la sculpture et la peinture de vase est l’éphèbe de 12 à 18 ans, au corps harmonieusement développé par la pratique du pentathlon (lutte, course, boxe, saut en longueur, lancer du disque, lancer du javelot). Ces exercices sont complets, ils donnent souplesse, endurance et force. Aucune partie du corps n’est privilégiée, donc hypertrophiée ; la musculation est générale, le corps est aimé pour ses possibilités, non pour son apparence. La beauté grecque n’a donc rien à voir avec celle de nos messsieurs Muscles chère aux homosexuels contemporains, mais plutôt avec celle des nageurs juvéniles.

Durant l’été grec, sur les palestres aux senteurs balsamiques où l’on s’exerçait nus entre pairs, dans les gymnases où l’on se frottait mutuellement d’huile ambrée avant de s’empoigner et de rouler dans la poussière, la sensualité faisait partie du quotidien ; elle était naturelle, admise, encouragée. L’exercice échauffe, le contact électrise, la performance séduit, la concurrence stimule. La grâce corporelle et l’effort d’un être jeune émeuvent toujours le plus âgé. La vulnérabilité des anatomies en développement fait que les coups, les prises et le cuir participent d’une obscure fascination.

adulte et adolescent palestre

Quant aux adolescents, ils ne restent pas des anges (il n’y a pas d’abstraction éthérée que sont les anges dans les sociétés antiques). Travaillés de puberté, ne pouvant par interdit social aborder les filles, ils ne sont pas insensibles aux désirs virils ; ils admirent les plus forts, les plus glorieux, ils voudraient les imiter en tout et être valorisés par eux. Leur sensualité s’extériorise, ils cherchent à séduire, se mettent en valeur. C’était un honneur que d’être désiré ; l’estime de soi en était valorisée.

Mais le désir est lié à l’estime, et l’on ne peut estimer ce que l’on peut acheter. En outre, ni les femmes, ni les esclaves, ni les prostitué(e)s ne pouvaient parler combat ou philosophie, ni adhérer aux valeurs du citoyen guerrier. Le besoin de relations personnelles intenses ne pouvait être satisfait que par un semblable en devenir. Le mariage, les enfants, la communauté, ne satisfaisaient pas pleinement cette exigence. L’amour profond ne pouvait naître du couple, où l’égalité ne régnait pas, ni des amis politiques ; il se fixait plutôt sur un être à protéger, à éduquer, à élever au même rang que le sien.

Tout n’était pas permis : aucune fellation entre éphèbe et adulte n’est présentée sur les vases peints (alors qu’il en existe pour les couples hétéros et entre pairs adolescents), et le coït anal est une forme de mépris (réservé aux prostitués, passifs par nature) ou de domination (les bergers entre eux). Les positions de la femme (dominée) dans les représentations antiques sont bien distinctes de celles de l’adolescent. Celui-ci est aimé debout, de face, entre les cuisses ; à l’inverse, la fille est prise par derrière et penche le buste ou bien se trouve dessous si l’amour se pratique allongé.

caresse eraste et eromene vase grec

La distinction cruciale est entre actif et passif ; le citoyen libre ne peut être passif, ce serait déchoir et laisser entendre à cette société de guerriers que l’on admet être « vaincu ». L’adolescent peut encore se permettre de jouer sur l’ambiguïté, de se laisser aimer, de s’offrir à qui le valorise socialement, de se travestir durant les fêtes : il n’est pas égal de l’adulte, ni mûr, ni citoyen responsable. Une fois l’âge atteint d’être citoyen, ce genre de comportement lui est socialement interdit : ce serait vouloir rester dans l’immaturité, irresponsable et poids mort pour la cité.

L’amour entre adulte et garçon (jamais avec un enfant non pubère) n’est reconnu socialement que s’il est une véritable relation affective, dont le but est l’éducation du futur citoyen guerrier. Il s’agit d’un vieux rite d’initiation attesté en Crète et resté fort à Sparte, répandu dans tout le monde grec. Mais à Athènes, prostitution et proxénétisme sur la personne de citoyens libres, femmes ou enfants, étaient des crimes, tout comme le viol, et passibles de mort.

L’enseignement grec est chose vivante, de main à épaule, de bouche à oreille, d’esprit à esprit. Il nécessite un maître et non des livres. Il vise à acquérir le savoir par raisonnement contradictoire de l’accoucheur d’âme, mais aussi à forger les vertus par l’exemple. Éduquer, c’est élever et non gaver. Inculqué par l’érotisme, l’affection et l’estime, l’enseignement grec forme des hommes complets, robustes, trempés et brillants. Pour Platon, l’amant féconde spirituellement l’aimé en déversant son sperme entre ses cuisses, la tendresse en son cœur et le raisonnement en son esprit. Il devient le père de ses connaissances et de ses vertus, il couve ses affections, il surveille sa valeur physique, morale et intellectuelle. L’amour ouvre à la connaissance parce que l’être entier a soif et arde de remonter à la source. La beauté d’un corps incite à la beauté du cœur, prélude à découvrir la beauté d’une âme.

sergent homosexualite et initiation chez les peuples indo europeens

Dernier stade de l’amour pédérastique, le dévouement. Le garçon aimé devient sacré ; on peut mourir pour lui ou avec lui – et réciproquement. Ainsi tombèrent à Chéronée les Trois-cents de Thèbes. Là se révèle le sentiment cosmique que les Grecs avaient de cet amour. Si Aphrodite préside à l’amour entre homme et femme, c’est Éros qui préside à l’amour des adolescents. Éros apparaît avec Hésiode comme l’une des forces qui succèdent au chaos, bien avant que naissent les dieux et les hommes. Il pousse les éléments de la matière à s’assembler et à s’unir. Il apparaît ainsi comme le lien individuel le plus fort dans la cité. Celle-ci, pour sa survie, l’encourage, car Éros est liberté : il lie les guerriers, assure la transmission des vertus, protège contre les ennemis ; il assemble les citoyens et protège contre les tyrans (Harmodios et Aristogiton).

L’amour grec a donc peu à voir avec le mythe qui court les esprits aujourd’hui. Les pédérastes d’Occident qui agressent les impubères auraient été condamnés pour viol en Grèce ancienne, les homos de plus de 18 ans méprisés comme soumis, les obsédés sexuels et les pervers du fist-fucking châtiés.

L’amour grec était bien circonscrit par ses acteurs et dans ses buts. Moyen d’éducation hors pair, façon la plus efficace de former par l’exemple et l’attention des guerriers hors du commun, il respectait la personne de l’adolescent et ne se poursuivait pas après l’apparition de la première barbe, vers 16 ans. La sexualité n’était que secondaire, loin derrière l’érotisme sensuel, l’amitié tendre et l’estime personnelle. Car ce qui comptait, en Grèce ancienne, était non le Bien en soi mais la vertu, non le Mal absolu édicté par commandement de l’au-delà mais le vice ici et maintenant. L’individualisme n’existait pas : était encouragé ce qui était bon pour la cité, puni ce qui était mal pour la collectivité.

Xénophon le résume à merveille lorsqu’il évoque Lycurgue dans la République des Lacédémoniens : « Quand un homme qui était lui-même honnête, épris de l’âme d’un jeune garçon, aspirait à s’en faire un ami sans reproche et à vivre avec lui, il le louait et voyait dans cette amitié le plus beau moyen de former un jeune homme » 2.13.

Catégories : Art, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes

michel tournier le roi des aulnes
Roman éneaurme, comme disait Flaubert, roman mythologique qui peut se lire au premier degré mais en perdant beaucoup de son suc. Nous sommes dans l’histoire et dans la psychologie, dans le social et dans le signe – nous sommes à l’orée des années 1970 où tout devient possible, après mai 68 ; où tout est remis en cause de l’univers bourgeois ; où tout est sémiotique avec Roland Barthes, René Girard, Jacques Lacan, Roland Jacobson, Bruno Bettelheim

Nous avons donc Abel Tiffauges dont le nom est celui du fief du violeur en série Gilles de Rais, saisi dès l’enfance comme enfant martyr de ses camarades pré virils qui l’appellent Mabel comme une fille, et protégé par Nestor, un pervers obèse de son âge dans le pensionnat catholique Saint-Christophe. Lequel Abel, grandi et devenu géant malgré un petit zizi (microgénitomorphe) et un entonnoir sternal comme Michel Tournier (p.114), s’établit mécanicien faute de capacités intellectuelles, et voyeur photographe pour capturer la beauté d’enfance à laquelle il reste accroché. S’il échappe au renvoi du collège à cause d’un incendie, il échappe à la prison pour un viol de fillette qu’il n’a pas consommé à cause de la déclaration de guerre. Pension, armée française, camp de prisonnier allemand, il est remarqué par un garde-chasse de Goering puis est envoyé à la forteresse de Kaltenborn (source froide), en Mazurie aux confins de la Prusse-Orientale, terre de forêts et de marais, où sont dressés à l’art militaire en Napola l’élite aryenne du Reich entre 12 et 18 ans.

Très vite, les 16 à 18 ans sont envoyés au front, Abel étant chargé de recruter d’autres 11 à 13 ans aux alentours sur son grand cheval noir qu’il a nommé Barbe-Bleue (surnom de Gilles de Rais). Il joue au Roi des Aulnes du poème de Goethe, mis en musique par Schubert, cet elfe des marais rusé qui ensorcelle et s’empare des enfants pour en jouir, malgré la pauvre rationalité de déni par leur père, inapte à les protéger. Mais la guerre avance, avec sa démesure, l’ogre Hitler dévore les enfants allemands au rythme du rouleau compresseur soviétique, et les 400 Jungmannen de Kaltenborn mourront les armes à la main, les trois plus beaux empalés dans un grand cri primal sur les épées de parade – par les soldats communistes ivres de vengeance, croit le lecteur – mais au contraire par les enfants mêmes qui se sacrifient pour réunir l’apha et l’omega, explique Michel Tournier à Gallimard (Lettre de la Pléiade n°59), fin exigée par la mécanique héraldique. Une parodie criarde de Golgotha où les jumeaux roux encadrent un Lothar aux cheveux presqu’argent. Héneaurme, aurait dit Flaubert, qui crucifie de même les lions dans Salammbô et fait apporter la tête tranchée de Oaokannan à la fin du banquet d’Hérodiade. Abel Tiffauges a sauvé un petit Juif affaibli « entre 8 et 15 ans », qu’il portera sur les épaules avant de s’enfoncer lentement dans le marais. Il rejoindra ainsi dans l’éternité mythologique les hommes des tourbières, découverts par les archéologues en ces confins, victimes émissaires sacrifiées à l’âge du bronze pour faire vivre la société.

Telle est la trame de ce gros livre en six parties dont la première, jusqu’au tiers du livre, attire peu. L’esclavage de pension et la propension à la scatologie sent trop lourdement sa psychologie freudienne du stade anal (« l’acte défécatoire »). La partie armée française permet déjà l’évasion, Abel s’occupant des pigeons voyageurs aux plumes soyeuses et tendres comme une peau d’enfant. Mais dès qu’il entre en Allemagne, le roman prend tout son charme. Michel Tournier, germaniste depuis l’âge de 9 ans, est incontestablement séduit par les paysages de brumes et de lisières un brin sauvages, par les gens un peu lourds (paysans fiables et avisés, ex-Wandervögels « chantants et enlacés, dépenaillés » p.418, ou gauleiters brutaux et vulgairement parés), par les bêtes (élans, cerfs, aurochs, chevaux) qui vivent comme au premier matin du monde – et par les jeunes garçons blonds aux muscles noueux et à la vitalité joyeuse. Il passera crescendo des pigeons aux gamins avec la même tendresse voyeuriste et caressante, avec le même amour panthéiste (et non génital).

Michel Tournier n’est pas Abel Tiffauges, même si un auteur met toujours de lui dans ses personnages. « Dans mes romans, je n’exprime pas du Tournier, je fais du roman », dit-il volontiers en entretien. Il n’a jamais été pensionnaire, il était trop jeune pour un camp de prisonnier, il n’a jamais été mécanicien ni racoleur de gosses pour école militaire. Ce pourquoi la lecture au premier degré d’un « fou » pédophile et séduit par le nazisme qui « gêne » certains contemporains, n’est pas la bonne. La honte coupable d’avoir laissé se développer le nazisme et la répulsion viscérale pour toute attraction même sublimée envers les moins de 15 ans disent d’ailleurs beaucoup sur notre époque de chochottes, « mal à l’aise » avec tout ce qui sort des normes confortablement puritaines et effarée devant toute violence fondamentale. Les islamistes et autres totalitaires ont de beaux jours devant eux, à terroriser cette faiblesse devant l’inconnu et le profond.

Mais la lecture au premier degré, qui est le fait de la majorité, n’est heureusement pas la seule. Pour bien comprendre, il faut de la culture, denrée rare en notre époque d’éducation « nationale » appauvrie et d’Internet plaçant tout sur le même plan. Le roman est symbolique, irrigué de mythologies à la Roland Barthes, de signes à la structuraliste et de psychologie de masse à la Wilhelm Reich. Embrigadé depuis tout petit en pension, garage, armée et camp, Abel Tiffauges est écartelé entre le nomadisme de son prénom biblique et l’enracinement ogresque de son nom de féodal prédateur, compagnon de Jeanne d’Arc. Ce n’est que par cette lecture que la première partie prend son sens. Abel n’aura de cesse que de procéder à « l’inversion » de toutes les normes d’une société qui cherche toujours à l’enfermer : dans la pension religieuse, dans l’instruction scolaire, dans l’amour conjugal, dans la sexualité hétéro obligatoire, dans le guerrier patriotique, dans le travailleur modèle. S’il couche avec une femme c’est avec « une garçonne », en outre « juive » : ce n’est pas par démagogie pour notre époque, mais par transgression des normes de bienséance bourgeoise avant-guerre. Après le viol dont la fillette qu’il révère l’accuse, alors qu’il ne l’a pas touchée, il fait une croix sur tout ce qui est féminin, « fausse fenêtre » de l’être originel : Adam l’androgyne.

Le garçon impubère représente pour lui comme pour les poètes érotiques de l’Antiquité l’idéal humain, l’espère originaire avant le sexe, « l’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre et d’épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d’œuvre de la création » p.154. Ce pourquoi il aime enregistrer les voix des écoliers parisiens ou les jeux des jeunes nazis, capturer l’image des corps en mouvement avec l’appareil à objectif « sexe énorme, gainé de cuir » (p.167), palper, mesurer, caresser les peaux duveteuses où roulent déjà les muscles, se vautrer dans les cheveux dorés des gamins récemment tondus, oindre les lèvres gercées, soigner les plaies, faire chanter les poitrines, aligner les torses nus après le sport dans le matin frisquet de Kaltenborn. Cela est sensuel et même érotique, mais sans aucune génitalité. Comme Raspoutine prêchait l’innocence du sexe, il s’agit de la tendresse humaine – et pourquoi un homme en serait-il dépourvu ? Par convention d’une société étriquée de fonctionnaires et de boutiquiers ? Par castration d’une religion impérieuse, qui vise à soumettre les corps aux clercs et les âmes à « Dieu » ? La grande inversion subversive, deux années après mai 68, est là – dans ces pages d’un Michel Tournier de 46 ans. A la suite de Bronislaw Malinowski (La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives), d’Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel), d’Alexander Neill (Libres enfants de Summerhill) et de Gilles Deleuze (L’anti-Œdipe). L’auteur est resté toute sa vie vent debout contre le politiquement correct et l’ordre moral.

hitlerjugend

Christophe, Christo-phoros, le porte-Christ, Porte-Enfant qui fit traverser le fleuve au Fils, est « à la fois bête de somme et ostensoir » p.86. Il se soumet au garçon androgyne et en même temps célèbre l’humanité parfaite, créateur de rites jusqu’au sacrifice. Son désir est inversé en protection. Soulever dans ses bras un enfant est « une extase phorique » une offrande à la vie et à la beauté. L’inverse absolu du sous-officier SS Raufeisen qui marche en bottes de cuir crottées sur « les torses nus, jambes nues » des jeunes garçons à plat ventre dans la neige (p.548). L’innocence est la version positive de son inversion perverse : la pureté. L’innocence est asexuelle, affective, cherchant des relations fusionnelles (les jumeaux atteignant seuls la perfection). Pervers en revanche est l’adulte viril en société : pervers le curé catholique qui cherche les péchés, perverse la justice qui condamne l’amoureux platonique des petites filles qui ne sont pas les siennes, pervers le nazi qui dompte les corps gracieux des jeunes bêtes blondes pour en faire des mâles vulgaires et brutaux, poussés à la force et à la guerre sans espoir.

L’exigence de pureté est toujours une phobie de l’impur, une « gêne » devant le corps de nature, une obsession névrotique envers ses pulsions refoulées. L’islam, « religion de caserne » selon Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques, a poussé depuis quelques décennies cette névrose paranoïaque de l’impur au paroxysme, contaminant les bobos vaguement réactionnaires sur leur jeunesse brûlée en 68 comme les laïcs chantres de « la Morale ». Mais l’amour n’est pas le sexe, contrairement à ce que croit la psychologie de bazar des magazines pour mémères de vingt ans et plus. L’amour est plus large et plus profond, il n’a nullement besoin du sexe et c’est bien dans l’œil de ceux qui « croient soupçonner » que réside la saleté.

le roi des aulnes film de volker schlondorff

L’auteur passe très vite du Sigmund Freud anal au Wilhelm Reich de la répression de masse du fascisme. Ces deux psychiatres sont juifs, pas d’accord entre eux, mais complémentaires pour analyser ce qui leur est intégralement étranger : le nazisme. Le Surmoi social superficiel ne tient plus dans les périodes exceptionnelles ; ce sont les pulsions refoulées qui font surface : sadisme, lubricité, cupidité, envie (Freud) ; ce refoulement empêche le noyau biologique profond – amour, bonté – de se manifester naturellement (Reich). Le nazisme, variante germanique du fascisme, est le retour d’autant plus brutal du refoulé que la soupape était close après 1918, l’exaltation des pulsions de combat et de mort, de génération et de destruction, l’état de nature de la violence à douze ans. La faute à la société bourgeoise chrétienne qui a trop longtemps refoulé les pulsions, dit Wilhelm Reich, Qu’un être puisse les satisfaire dès l’enfance, elles resteront bénignes, sans pression accumulée ; elles permettront l’épanouissement de l’être fondamental qui est amour envers les autres. Utopie ? Mais qui a rencontrée, autour de 1968, nombre de hippies rousseauistes du gauchisme, aujourd’hui recyclés en écologistes – malheureusement revenus au puritanisme bourgeois.

« Horrible miroir inversé » de Kaltenborn est Auschwitz raconté par le petit Ephraïm à Tiffauges – la race blonde des fils de Caïn sédentaires contre les races nomades des Juifs et Gitans, fils d’Abel, dit l’auteur (p.560). L’unité de l’Adam primitif ou de l’androgyne originel (Tournier a fait une thèse sur Platon) est reconstituée par l’enfant juif perché sur les épaules du géant protecteur des garçons aryens.

Eneaurme à la Rabelais, baroque dans la ligne du romantisme allemand, réaliste ironique à la Céline, ce roman asexuel et amoral subvertit les codes soixantuitards du jouir sans entraves. Mais la nature est-elle morale ? Les profondeurs de la psyché humaines seulement sexuelles ? Le passage de l’enfance à l’âge adulte ne se fait pas sans douleur, qu’il concerne l’individu ou sa société. A cet égard, le contraste entre le pensionnat catholique et la napola nazie est criant, montrant tout l’écart des cultures française et allemande : la règle comme contrainte castrant toute liberté ou la règle comme limite permettant un épanouissement contenu. Abel devra passer par les épreuves, renoncer à être père ou amant ; la société française trop rationaliste devra être vaincue par les bêtes blondes avant de se régénérer ; le peuple allemand trop chimérique devra passer par l’écrasante défaite pour évacuer les brumes de son inconscient. L’histoire n’est pas une Raison qui se déploie mais une suite de mythes agissants (l’Ogre, l’Androgyne, le massacre des Innocents, l’Apocalypse) ; le roman n’est pas une sèche chronologie sans acteurs mais un réalisme magique ; l’authentique s’appréhende aussi par le grotesque.

Il y a bien des lectures de cette interprétation du Roi des Aulnes, ce pourquoi le roman, prix Goncourt 1970, continue à fasciner les générations : il se vend autour de 40 000 exemplaires par an.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, 1970, Gallimard Folio 1975, 528 pages, €9.20
e-book format Kindle, €8.99
DVD Le Roi des Aulnes, film de Volker Schlöndorf avec John Malkovich, 1996, Lancaster 2000, €35.00
Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Alecos Papadatos, Démocratie, BD

papadatos democratie
Nous sommes en 490 avant notre ère, à la veille de LA bataille. Dans la nuit de Marathon, sur les hauteurs qui dominent la plage où campent les Perses, hulule la chouette, symbole d’Athéna. Deux jeunes hommes qui ne peuvent pas dormir se racontent leur existence, peut-être avant de mourir demain. Ils sont bientôt entourés de leurs compagnons tant l’existence de l’un se confond avec ce pourquoi ils sont là : la naissance de la démocratie, pour la première fois dans le monde.

Le premier jeune homme est Thersippe, qui sera le coureur de Marathon selon certains historiens (d’autres lui donnent un nom différent) ; il périra dans son effort pour annoncer la victoire aux Athéniens le lendemain, après 42 km et 195 m – performance que l’on reproduit aujourd’hui à chaque épreuve olympique. Le second, le narrateur, est Léandre, personnage inventé.

Léandre remonte cette nuit-là à l’été de ses 16 ans, beau gaillard gracile perpétuellement torse nu, féru de dessin et de peinture. Après avoir enfreint les ordres de son père qui ne lui a permis de peindre qu’un seul des murs de la salle alors qu’il a peint les quatre, emporté par son enthousiasme, il est envoyé se colleter à la dure réalité : celle de négocier un bon prix pour l’huile d’olive du domaine auprès d’un marchand de Thrace. Porter les ballots d’olives et les jarres d’huile lui exercera les muscles tandis que le négoce lui assainira la tête, pense son père qui veut en faire un homme.

Lorsqu’il est de retour à Athènes après avoir réussi, c’est le jour de la procession des Panathénées. Tout le peuple est autour de la citadelle pour voir le spectacle. Dans cette presse, deux tyrannoctones ont prévu d’abattre le tyran Hipparque, qui gouverne avec son frère Hippias en manipulant la masse et en s’en mettant plein les poches. Aristogiton et son jeune amant Harmodios, dont on dit que le tyran les avait insultés, poignardent Hipparque avant d’être pour l’un, le plus jeune, abattu par la garde et pour l’autre arrêté, torturé puis exécuté après avoir donné le nom de ses complices aristocrates. Dans la répression qui suit l’acte, le père de Léandre est tué par la police scythe.

harmodios et aristogiton

Son géniteur mort, sa maison incendiée, ses biens confisqués (par un ex-ami de son père…), Léandre s’exile, toujours en pagne, jusqu’à Delphes où une connaissance de son père le fait travailler à inventorier les offrandes dans le Trésor. L’adolescent retrouve Hero, la jeune nièce du commerçant à qui il a négocié ses olives il y a peu ; elle est pythie apprentie.

Peu à peu, le garçon se rend compte que l’oracle délivre des messages qui sont filtrés par des prêtres de Delphes appelés « saints », éminemment corruptibles. Malgré l’oracle sibyllin, l’interprétation penche vers qui paie le plus. Mais qu’importe : ce qui compte est d’y croire. La foi insuffle une volonté bien plus forte que la seule raison. La force d’un oracle tient à l’histoire racontée qui donne sens. Qui croit est doué d’un pouvoir de convaincre et de vaincre.

C’est ce qu’apprend au candide Léandre un mystérieux Athénien, Clisthène, venu solliciter de l’oracle l’appui de Sparte pour renverser le tyran survivant Hippias. Clisthène l’Athénien sera considéré comme le père de la démocratie. Il instaurera un système de votes où les citoyens ne sont plus regroupés en tribus clientélistes, mais en circonscriptions où les diverses classes sont mélangées. Chacun verra donc plus l’intérêt général que celui de son clan – et ce sera bien le peuple qui décidera à la fin et non pas quelques aristocrates.

papadatos democratie bd
Ce roman dessiné historique conte donc une double quête : celle de l’adolescent Léandre de 16 à 32 ans – et celle de la démocratie athénienne qui émerge avant Marathon. Devenir adulte et devenir citoyen s’apprend, s’entretient et se conforte, car l’état d’homme libre et responsable est toujours précaire, dans un combat sans fin.

Athéna, qui parle au garçon dans ses rêves, représente la transition entre le monde ancien des dieux (les forces obscures qui meuvent l’humain) et le monde nouveau des hommes (ce rationnel scientifique et démocratique sans cesse à consolider). Les deux totems de la déesse sont le serpent et la chouette, alliant la force de qui sort de la terre à la clairvoyance de qui voit dans la nuit – le désir et la raison. Athéna se situe entre ses frères : Apollon garant de l’ordre, de la beauté et de l’intelligence, et Dionysos en état de perpétuelle ébriété hormonale et de joie, insufflateur du désir et de la volonté. Si Dionysos est sorti de la cuisse de Zeus, Pallas Athéna est sorti du même par la tête. Déesse emblématique d’Athènes, elle se veut l’équilibre du bon sens, état fragile toujours à rectifier, paix armée sans cesse sur le qui-vive. La cité ne sera grande que lorsqu’elle incarnera cette double vertu de puissance et de discipline – notamment face aux Perses à Marathon.

  • Ainsi le corps du citoyen est-il celui d’un athlète, pareil aux dieux représentés sur les vases que Léandre aime peindre et par les statues. Il est soldat plus que travailleur – et le lecteur pourra comparer les anatomies respectives de Léandre (fils de négociant libre) et de Givrion (fils d’esclave, son ami).
  • Ainsi l’esprit du citoyen est-il entre la logique volontiers sophiste et manipulatrice des philosophes, et la passion collective de la foule – le lecteur pourra comparer les personnages de Pisistrate et de Solon.

Le dessin, plutôt sommaire et volontiers pressé, fait souvent surgir la grâce du mouvement et de l’expression, inspiré des lutteurs minoens d’Akrotiri à Santorin. Léandre et Hero sont beaux en leur jeunesse, ils irradient la lumière du désir et courbent leurs formes en élans gracieux. Ils se détachent comme l’avenir sur un passé plus grossier – comme la démocratie qui naît sur l’asservissement coutumier.

papadatos democratie garcon

Papadatos fait passer la leçon de l’histoire – les valeurs de notre civilisation – par le dessin. L’aventure et l’amour sont complétés par des annexes d’historiens pour mieux comprendre. Le lecteur percevra plus clairement cette ligne arbitraire qui passe entre moutons et citoyens, mais aussi mieux que sur une carte cette frontière impalpable entre la Grèce et la Turquie (hier la Perse) – ce pourquoi ce pays n’a rien à faire dans l’Union européenne (sauf à ne vouloir qu’un marché de libre-échange sans aucune âme).

« Toute fin nous ramène aux intrigues », dit le Léandre de 32 ans à ses compagnons d’insomnie. Il parle de la démocratie, sans cesse menacée par les clans et par les castes, sans cesse à refonder. « Au temps où nous pensions qu’on était les bons, et tous les autres les mauvais (…) cette façon de penser met toujours en avant ceux qui agissent par eux-mêmes, pour eux-mêmes, les ‘grands’ noms, les ‘chefs’, les tyrans, et ceux qui nous sauvent des tyrans » p.197.

Une leçon que les partis politiques d’aujourd’hui devraient méditer, au parti Socialiste comme chez les Républicains, politiciens qui se croient volontiers investis de la mission de commander aux autres. « Cette façon de penser nous ramène à la peur et à la folie, au visage de la Gorgone. Et la force de la Gorgone peut se retourner vers nous à tout moment. Nous pouvons être notre pire ennemi ». Ce ne sont pas les élections régionales de décembre 2015, faisant surgir brutalement un Front national menaçant, qui vont démentir cette antique leçon de politique.

Pour vivre ensemble et faire cité, il ne faut pas diviser mais unir – donc adhérer à une histoire commune. Seule une histoire donne un sens à la vie (p.198) – donc une histoire particulière, patriotique, à construire et à transmettre. Avis au ministre Belkacem et aux pédagogos du mammouth ! Dompter la sauvagerie de l’homme pour rendre l’existence plus douce à tous est la voie d’Athènes, dit le Poète (Eschyle, lui aussi présent à la bataille de Marathon). Une grave leçon de notre culture – il y a déjà 25 siècles ! Leçon que l’inculture de nos politiciens est en train de nous faire perdre.

Alecos Papadatos et al., Démocratie (Democracy), 2015, bande dessinée Vuibert, traduit de l’américain, 237 pages, €21.00

Catégories : Bande dessinée, Grèce, Livres, Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Joaquim Maria Machado de Assis, Un capitaine de volontaires

joaquim maria machado de assis un capitaine de volontaires
Vous ne connaissez pas Joachim (…) de Assis ? Moi non plus. Il est cependant très célèbre dans les lettres brésiliennes puisque fondateur de l’Académie du pays en 1897. Né en 1839 d’un père ouvrier noir, descendant d’esclaves, et d’une mère portugaise faisant profession de blanchisseuse, le petit Joachim fut autodidacte. Fin observateur de la société, dans laquelle il ne s’est jamais senti pleinement légitime de par ses origines mêlées et de par son éducation éclectique, il décrit les comportements de ses contemporains avec une acerbe ironie.

Notamment l’amour, l’Hâmour comme le ralliait Flaubert, qui est la grande occupation des mâles dès leur adolescence en société, jusqu’à ce qu’ils se « rangent » par le mariage. C’est donc l’histoire d’une conquête que le narrateur couche sur le papier, celle de Maria, femme épanouie au corps de danseuse qui ensorcelle les sens avivés des puceaux du temps. Nous sommes fin XIXe et le siècle est victorien, même sous les tropiques, surtout dans la « bonne » société.

Le conte est banal – et tragique. Le jeune homme tombe amoureux de l’ensorceleuse, qui se trouve malencontreusement la compagne d’un ami. Il trahit cet ami, puis son amour, Maria se repentant très vite de son écart de quelques semaines où les seules privautés torrides consenties étaient à peu près de se toucher les mains. Le narrateur raconte son chagrin à un autre ami, qui s’empresse de demander conseil à sa maitresse, laquelle va faire avouer Maria, dont elle est amie. Si vous suivez jusqu’ici, tout va bien. La tragédie commence lorsque l’ami marital de Maria entend par inadvertance la conversation des deux femmes. L’aveu de la trahison lui fait du mal, il s’engage pour la guerre, la grande guerre du continent sud-américain entre 1865 et 1870, celle de la Triple alliance contre le Paraguay du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay réunis.

Évidemment le capitaine meurt au combat, Maria le suit de peu, et la fille de 15 ans aussi. Il n’y a que le narrateur qui survit, lâchement, sans avoir été ni jusqu’au bout de son amour en l’enlevant, ni jusqu’au bout de son désespoir en mettant fin à ses jours, ni jusqu’au bout de sa maturité en s’engageant lui aussi. C’est en cela que réside la finesse psychologique de cette nouvelle, qui ferait un vrai roman s’il était plus développé. Mais Joachim de Assis voulait rester sec, n’étant en rien atteint par le baroque brésilien de son époque.

Ce pourquoi, comme Stendhal dont il s’efforce parfois à copier le style neutre et précis, il reste lisible aujourd’hui. Point de romantisme dans ce conte social, point de lyrisme larmoyant avec force théâtre – la simple réalité des passions remuées en société fermée, contente d’elle-même mais rarement capable de les surmonter. L’immaturité du jeu, les hommes en pleines hormones pariant sur les femmes pour les faire « tomber », comme aux cartes.

Une jolie édition sur papier ivoire à couverture cartonnée d’une alliance d’éditeurs de La Rochelle orientés vers le grand large, à un prix abordable.

Joaquim Maria Machado de Assis, Un capitaine de volontaires, fin XIXe brésilien, éditions française La Découvrance & Les Arêtes, traduit du portugais par Dorothée de Bruchard, 2015, 37 pages, €7.00

Attachée de presse : Guilaine Depis, 06 84 36 31 85 ou guilaine_depis@yahoo.com

Catégories : Livres, Stendhal | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Mythomanie sur l’enfant

Enfance : « Période de la vie humaine qui s’étend depuis la naissance jusque vers la septième année et, dans le langage général, un peu au-delà, jusqu’à treize ou quatorze ans » (Littré). On le voit, la langue française a suivi les mœurs, qui faisaient de « l’âge de raison » (7 ans) la fin de l’enfance jusqu’au XVIIIe siècle. Dès cet âge, les enfants pouvaient donc travailler : aux champs, puis au siècle suivant en usine ou dans les mines.

Le prolongement « un peu au-delà » est né vers la fin du XIXe siècle, lorsque les progrès de la médecine, le romantisme des sentiments puis les balbutiements de la psychanalyse (qui a commencé avant Freud), ont rendu précieux le petit d’homme. La baisse de la mortalité infantile a développé la pédiatrie, cette médecine spécifique aux enfants. La préoccupation des émotions a engendré la pédagogie, depuis l’Émile de Rousseau jusqu’aux collèges de Jésuites. Enfin la psychanalyse a démontré l’empreinte de l’enfance sur l’adulte. L’âge scolaire obligatoire a été repoussé jusqu’à 12, 14 puis 16 ans.

sexe et ennui gamin

Pour le système social, on est « enfant » jusque vers cet âge, en tirant bien le concept. C’est ainsi que les journalistes, toujours dans le vent, appellent « enfant » (mâle ou femelle) tout mineur qui a subi des abus sexuels, mais n’hésite pas à qualifier « d’adolescent » le gamin de 10 ans qui sauve sa petite sœur du feu… Même si l’après 68 a baissé l’âge de la majorité (pour raisons pénales et sexuelles), l’enfance dure longtemps au XXIe siècle.

gamins amoureux

Loin de considérer, comme Littré toujours, ce gardien de la langue, que l’enfance est aussi, au figuré, un « état de puérilité prolongé dans le reste de la vie », la société actuelle sacralise l’enfant jusqu’à en faire un mythe. « Ce qui tient de l’enfance dans le raisonnement ou l’action » (définition Littré de la puérilité) est valorisé au-delà de toute mesure. Non seulement le jeunisme sévit jusque dans l’âge chenu, mais l’esprit d’enfance représente une sorte de paradis perdu, d’accord avec soi au présent, d’idéal pour l’avenir. La foule sentimentale en devient bête.

paradis enfantin freres et soeur

Ni la maturité, ni la virilité, ni la responsabilité ne sont plus valorisées. Au contraire, la spontanéité, l’éternel présent, l’affection exigée, le plaisir tout de suite, la fausse innocence – sont des requis de la société puérile dans les pays développés. Peter Pan a fait des émules et le Petit Prince apparaît comme le plus grand des philosophes. Quant à ceux qui ne croient pas à l’innocence des enfants, ils sont chassés comme jadis les sorcières, comme vilains pédophiles.

innocence enfantine

Je suis le premier à m’attendrir sur les enfants, à aimer observer leurs jeux et à baigner dans leur joie. Mais je suis aussi attentif à ce qu’ils sont : des êtres immatures et pas finis dont les angoisses peuvent être profondes (angoisse d’abandon, angoisse de ne pas être aimé, angoisse de ne pas réussir, de ne pas avoir d’amis, de ne pas apparaître bogoss ou sexy, d’être persécuté ou racketté, de subir la honte…). Les parents gagas n’aident pas leurs enfants à grandir, s’ils les essentialisent en mythe éternel. L’enfance est un état qui est fait pour être surmonté. Pères trop protecteurs et mères castratrices sont, selon la psychanalyse, les principales causes des pathologies mentales adultes. La difficulté d’être de chaque enfant est réelle, malgré les apparences ; ce n’est que par un environnement stable, des rapports affectifs de confiance et des encouragements à toute entreprise qu’ils peuvent avancer dans la vie. Être béat devant eux et minimiser la moindre difficulté ne les aide pas. L’enfant est une personne, pas un objet : ni objet décoratif pour parents narcissiques, ni peluche de substitution pour carences affectives, ni objet sexuel pour adulte pervers immature. L’enfant est une personne, mais en devenir – pas un adulte en réduction.

besoin de papa

Pourquoi cette sacralisation récente de l’enfant ? Marcel Gauchet, philosophe qui s’est beaucoup penché sur l’éducation, a une théorie sur le sujet. Il l’expose dans la revue qu’il dirige, Le Débat n°183 de janvier 2015. Pour lui, l’enfant est aujourd’hui celui du désir, du privé, de l’égalité de l’idéal du moi, et même une utopie politique !

desir d enfant

  • Enfant du désir, il est vœu intime et projet parental, les géniteurs s’investissent (souvent à deux, parfois seuls) dans leurs petits ; ils les ont voulus, attendus, désirés. Au risque d’être déçus parce qu’ils sont eux-mêmes et pas le projet parental idéal.
  • Enfant du privé, car il fait famille aujourd’hui : la transformation des liens familiaux (concubinage, divorces, recomposition, compagnonnage de même sexe) fait que c’est l’enfant qui fait la famille et non plus la famille qui accueille l’enfant.

famille petits blonds

  • Enfant de l’égalité, car reconnu comme une personne, parfois au danger de l’écart de maturité ; certes, l’enfant est égal en dignité, mais il n’est pas mûr pour se débrouiller tout seul et a besoin des adultes et de la société pour devenir lui-même – il ne doit donc pas « faire la loi » ni être traité en enfant-roi. De cheptel voué à l’héritage sous l’autorité absolue du pater familias à la poupée égoïste post-68, il y a inversion des contraires. Un plus juste milieu serait de mise.
  • Enfant comme idéal du moi, dans la lignée du jeunisme et de la révérence envers tout ce qui est d’enfance (spontanéité, joie, faculté de s’émerveiller, curiosité sans limites, exigence de vérité…) ; chaque adulte se voudrait un enfant éternel, libre de soucis et de responsabilités, apte à être en accord immédiat avec le monde, sans état d’âme – au risque de se jeter dans les bras d’un Big Brother qui promet la société harmonieuse, ou du dirigeant (mâle ou femelle) qui se poserait en père du peuple ou en mère de la nation, les dispensant de penser et de prendre une quelconque part aux décisions de la cité.

couple ados 13 ans

  • Enfant comme utopie politique car l’enfance est l’avenir – sauf qu’il doit devenir adulte avant d’accoucher du futur ; la société des individus croit naïvement à l’autoconstruction, comme une fleur qui s’ouvre, alors que la vie est un combat qu’il faut mener : les petits d’hommes n’entrent pas tout armés comme des abeilles ou des fourmis, leur programme génétique les laisse plus libres, ils doivent apprendre et expérimenter pour faire surgir leur intelligence et autres qualités – seuls les adultes peuvent les y aider, cela ne se fait jamais tout seul.

L’enfance est un âge joli et émouvant ; l’infantilisme est cependant ce qui guette la société qui place l’enfant sur un piédestal. Les petits êtres doivent être aimés, protégés et éduqués pour qu’ils deviennent, à leur tour, adultes. Ce n’est pas en niant la différence entre enfance et maturité qu’ils pourront grandir.

Catégories : Société | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Yasushi Inoué, Le château de Yodo

yasushi inoue le chateau de yodo
Maître du roman historique japonais, l’auteur nous transporte en 1573, période charnière où le morcellement féodal est unifié militairement en quelques années par le Taikô Hideyoshi, puis par le shogun Tokugawa en 1603. Ces nœuds de vassalité compliqués, dans une culture de l’honneur jusqu’à la mort, ont failli tuer le Japon qui n’a connu son essor que sous la dictature d’un général premier ministre ayant la confiance de l’empereur.

Pour conter cette histoire shakespearienne, pleine de bruit et de fureur, Inoué prend les yeux d’une femme, Tchatcha, héritière de la grande famille infortunée des Nobunaga. Fillette, elle fuit le château incendié de son père, tandis que celui-ci se fait seppuku (le hara-kiri des mauvaises traductions 19ème) et que le père de son père est tué. Son frère aîné, 10 ans, sera retrouvé dans un village et décapité par le vainqueur. On ne laisse aucun survivant mâle qui puisse venger la famille, dans ces querelles de préséance où seul le droit du plus fort s’impose. En revanche, les femmes et les filles sont du butin bon à prendre pour engrosser, afin de diluer le sang du vaincu dans celui du vainqueur ou, au moins, celui d’un vassal.

En ces années où l’on devient samouraï à 14 ans, pas de pitié pour les erreurs ; chacun assume son destin, préférant périr dans les flammes du château assiégé ou le sabre à la main dans un combat perdu d’avance. Les plus lâches se rachètent en s’ouvrant le ventre, achevés par un ami proche pour s’éviter de trop longues souffrances. C’est ce qui arrive à la fin au fils de la fillette mariée contre son gré à l’assassin de sa famille et devenue dame Yodo. Il a eu le tort de se révolter, par orgueil de fils du Taikô, alors qu’il n’avait aucune chance de succéder à son père – ni l’âge requis, ni les soutiens. Car l’individualisme apparent du guerrier samouraï (chacun suit seul sa voie du guerrier) s’efface devant le collectif du clan. C’est tout un réseau qui règne ou qui fait allégeance, pas un seigneur en particulier : qui voudrait le croire serait condamné. Hideyori, fils de Hideyoshi, n’est pas un guerrier achevé lorsqu’à 26 ans il croit pouvoir prendre le pouvoir ; il n’aura aucun soutien, même des daimyos les plus proches de son clan, car il ne ferait pas un chef suprême efficace. Ne s’étant jamais battu, il sera forcé de s’éventrer, avec sa mère, dans les ruines fumantes de son château d’Osaka incendié…

Mais cette époque virile, qui cultive la guerre pour tremper les caractères, est d’une vitalité peu commune : elle voit se développer l’art du thé, le théâtre nô, la philosophie zen, la poésie des fleurs de cerisier au printemps et de la lune en automne. Le samouraï est à la fois guerrier et esthète, austère et hédoniste, brutal et délicat ; il ne craint pas la mort mais est capable d’amours platoniques. Bien que ventres à porter les héritiers et supports de l’amour troubadour des poètes combattants, les femmes jouaient par mariage un rôle politique ; elles pouvaient influencer leur puissance de mari, favoriser leur cousin ou leur neveu, nouer les intrigues pour allier les vassaux prometteurs à leur clan familial.

Entre deux incendies, à 7 ans et à 37 ans, Tchatcha va connaître deux amours puis deux maternités et voir la mort de ses deux fils, le premier à 4 ans, le second à 26 ans. Takatsugu, l’aîné de ses cousins, est son premier amour de 7 ans – jamais déclaré : « C’était un garçon mince au joli visage, à la peau très pâle. Avec sa haute taille et son maintien d’adulte, on lui aurait donné bien davantage que ses douze ans » p.24 ; elle le reverra à intervalles réguliers, à 16 ans beau comme une fleur, à 19 ans juste avant une évasion, lui mariera l’une de ses sœurs, à 46 ans serein et osé. Takatsugu, chrétien, n’adopte pas le culte de la mort des samouraïs japonais ; tout ce qui compte pour lui est de survivre dans ces luttes croisées entre clans. Il fuira les châteaux envahis, fera allégeance successivement à tous les puissants – et se retrouvera riche et considéré vers l’âge de 50 ans, principal soutien du shogun resté vainqueur.

ephebe samourai nikko festival photo argoul

Ujisato avait 23 ans lorsque Tchatcha l’a rencontré ; elle en tombera amoureuse mais sans jamais céder à ses avances, retenue par le sentiment de sa condition qui lui fit renoncer au bonheur pour conserver l’honneur. Ujisato, devenu général par fidélité à son clan, mourra au combat. Tchatcha deviendra la troisième concubine de Hydeyoshi, le vieux guerrier qui unifia le Japon. Mais le dernier enfant de ce Taikô trop vieux ne pourra pas prendre sa succession, malgré les serments de fidélité réitérés des uns et des autres : l’honneur, c’est bien ; les intérêts, c’est mieux. C’est pour être restée rigide que Tchatcha subira avec son fils son destin.

Telle est peut-être la leçon de l’auteur aux Japonais, ses contemporains des années 1960. Il a mis six ans à écrire cette histoire bien connue, ne sachant comment la prendre ni comment la traduire en termes actuels. Dans la lignée de ses autres romans historiques, Yasushi Inoué prend prétexte de l’histoire pour montrer à son propre pays ce qu’il en est de ne pas s’adapter, de conserver à tout prix des valeurs surannées, de déifier l’honneur avec la démesure de l’orgueil.

Un beau roman tragique qui vous fera comprendre de l’intérieur la mentalité japonaise, les deux tempéraments de rigidité et de souplesse que le sabre de samouraï allie à merveille, l’équilibre entre plier et rompre qu’il faut sans cesse préserver. Aujourd’hui et demain – comme hier.

Yasushi Inoué, Le château de Yodo, 1960, Picquier poche 2013, 393 pages, €10.50
Les romans de Yasushi Inoué chroniqués sur ce blog

Catégories : Japon, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Yukio Mishima, Après le banquet

yukio mishima apres le banquet

Mishima dresse ici le beau portrait d’une femme, Kazu (prononcer Kazou). Dans une société machiste et restée traditionnelle telle que le Japon des années 1950, Kazu, née avec le siècle, est indépendante. Elle gère son auberge de main de maître et fait elle-même sa fortune. Dommage que, la vieillesse venant, elle songe à s’allier à une famille pour l’éternité dans un tombeau collectif, celui d’une lignée. Ce sentiment d’appartenance est très japonais ; cette frayeur de la solitude – même dans la mort – en dit beaucoup sur l’exigence de liens humains dans cette société très codifiée où l’individualisme moderne a peine à se frayer un chemin.

S’allier veut dire se marier, se soumettre au clan familial de la belle-famille. Noguchi, vieux diplomate posé et ancien ministre, est l’homme qu’il lui faut. Mais la nature de Kazu reprend le pas sur sa raison ; elle ne peut être autrement qu’elle-même. Mishima introduit l’individualisme moderne, à l’occidentale, dans la société japonaise début 1960. Kazu est douée d’une vitalité nietzschéenne, elle est une force qui va et n’y peut rien. « Elle était appelée par une vie active, par des journées occupées à fond, par des allées et venues de personnes nombreuses, par quelque chose de semblable à un feu brûlant perpétuellement » p.265.

Quoi de mieux, donc, que la politique ? Kazu intrigue pour que son nouvel époux se lance, qu’il se porte candidat aux élections de gouverneur. Son conseiller, Yamazaki, est un expert en la matière, animé d’une véritable passion pour cette violence humaine, cet art secondaire de la guerre qu’est la politique. « Il aimait les violents remous causés par les conflits d’intérêts dans le monde qui gravitait autour de la politique. Il aimait ces forces imprévisibles qui portent les hommes bon gré mal gré aux passions d’une violence exagérée. Quelles que fussent les machinations cachées à l’arrière-plan, il aimait cette fièvre particulière à la politique, la fièvre brûlante qui est le propre d’une élection » p.208. Mishima a-t-il été tenté lui-même d’entrer en politique ? Malgré son mépris pour l’argent, nerf de la guerre des candidats, et son dégoût affiché des bassesses pour déconsidérer les adversaires, la vitalité du combat ne lui est pas indifférente.

Kazu donc se lance, aux côtés de son mari. Mais celui-ci s’en effraie car elle agit sans tout lui dire, le poussant plus loin qu’il ne voudrait aller. Noguchi a gardé de son passé de diplomate l’art des échecs et la courtoisie policée qui l’empêche de se battre sans règles. Ce pourquoi il est au parti démocrate, de gauche et minoritaire au Japon, démuni de moyens. Le candidat conservateur va donc l’écraser sans merci, aidé du bulldozer de l’argent. Kazu a hypothéqué son auberge pour payer les frais de campagne. Les élections passées, la défaite consommée, que va-t-elle faire ? Vendre et se retirer avec son vieux mari – ou rouvrir ?

Elle est comme Achille à qui le destin a promis au choix une vie longue et paisible, ou une vie courte et flamboyante. D’un côté la place dans une famille centenaire, le repos éternel dans la tombe collective honorée par tous les descendants ; de l’autre le divorce et le retour à la solitude, la solitude dans l’éternité sans que personne ne vienne l’honorer. Le choix est vite fait… « Rien, Kazu elle-même, ne pouvait s’opposer aux ordres de sa vitalité » p.265.

La guerre et la défaite ont appris aux Japonais avancés dans la réflexion, comme Yukio Mishima, que seule compte l’énergie individuelle ; que la tradition est un poids qui enserre et inhibe alors qu’il faut se redresser, combattre, aller toujours de l’avant. Jouer Achille, dont on se souvient 2500 ans après, et non un roitelet obscur parce que trop obéissant et fade.

Kazu a une énergie d’homme, traitée d’ailleurs en égale par les vieux routards de la politique et des affaires. « Ce n’est pas une dame, c’est une vieille connaissance » p.251. Ce propos d’un ponte du parti conservateur pourrait sembler méprisable, niant à Kazu la dignité de dame ; mais c’est tout le contraire. Refuser le statut de dame selon la tradition, est faire honneur à l’énergie individuelle de cette femme qui n’est ni une épouse (soumise) ni une poupée (apprêtée, engoncée, décorative). Ne pas être une dame, c’est aussi, en un sens, être pareille à un homme, respectée pour cela. Conception d’avant-garde en 1960 au Japon, dont il n’est pas sûr que le pays l’ait encore aujourd’hui assimilée.

Mishima, une fois de plus, se pose en original dans son propre pays ; il voit plus loin.

Yukio Mishima, Après le banquet, 1960, traduit du japonais par G. Renondeau, Folio Gallimard, 1989, 279 pages, €5.70

Catégories : Japon, Livres, Yukio Mishima | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953

Soixantième anniversaire du film culte des années 50. Crin-blanc est un bel étalon sauvage que les hommes veulent capturer et dresser. Falco est un pêcheur de 10 ans qui vit en Peau-rouge en Camargue, région isolée et désertique en cet après-guerre. Ces deux indomptés vont se rencontrer et l’amitié naître. L’histoire est minimaliste (et ne dure que 40 mn), le noir et blanc donne du contraste et les deux héros, le cheval et le garçon, sont vigoureux et entiers. De quoi faire une belle histoire qui, 60 ans plus tard, n’a rien perdu de sa force.

alain emery 11 ans sur crin blanc

Lors du tournage en 1951, nous sommes six ans après la fin de la guerre mondiale et Staline va disparaître deux ans plus tard. C’est dire combien les autoritarismes d’État (fascisme, nazisme, communisme, et même capitalisme industriel américain) font l’objet d’un rejet violent dans l’imaginaire de l’époque. La liberté, la vie hors civilisation, les grands espaces et la rude nature donnent un nouvel élan à la génération du baby-boom, née dès 1945. Crin-blanc arrive à ce moment privilégié.

11 ans torse nu alain emery et crin blanc

Falco est pareil à l’Indien, vivant en osmose avec ce milieu mêlé de Camargue où se rencontrent la terre et l’eau, le fleuve et la mer. Le jeune garçon vit à moitié nu, sans chaussures et les vêtements déchirés, la peau cuivrée par le soleil, les cheveux blondis par le sel et le corps sculpté par la course. Il pêche dans la lagune, il rapporte une tortue à son petit frère, il chasse le lapin pour le faire griller aussitôt sur un feu de brindilles, il monte à cru l’étalon sauvage. Les gardians de la manade Cacharel sont à l’inverse fort vêtus de gilets sur leur chemise, enchapeautés et armés de lassos, ils montent lourdement en selle. Ils sont les cow-boys civilisés contre le gamin en Indien sauvage. Il refuse le dressage et l’autorité machiste, rétif comme le cheval farouche.

Notez qu’il n’y a que des mâles dans ce film noir et blanc, même le bébé bouclé blond aux cheveux de fille est un petit garçon, le propre fils Pascal du réalisateur ; les deux enfants vivent avec leur grand-père, chenu à longue barbe. L’apogée du récit est le combat entre étalons pour la possession des femelles, sous le regard des gardians. Nous sommes dans un monde dur, où l’âpreté du paysage de confins exige des hommes la lutte continuelle. L’amitié entre l’étalon et le gamin est virile, bien loin de la sentimentalité qui sera celle de Mehdi avec les chevaux dans les années 60, dans Sébastien parmi les hommes.

alain emery 11 ans galopant sur crin blanc

Peu de dialogues d’ailleurs, surtout du mouvement : de longues chevauchées, des fuites, des passages en barques, une chasse au lapin, un rodéo en corral. Le gamin n’est pas épargné, jeté à terre, traîné dans la boue de lagune, désarçonné plusieurs fois. Maladresse d’habilleuse, le spectateur peut le voir, durant le même galop, chemise fermée jusqu’à la gorge puis ouverte jusqu’au ventre, à nouveau refermée le plan suivant, ou encore, après avoir été traîné plusieurs minutes au bout de la longe par l’étalon en pleine force, se relever sans qu’aucun bouton n’ait sauté ni que le tissu en soit plus déchiré…

Malgré la référence à l’Ouest américain, nous sommes bien sur les bords de la Méditerranée où le happy end ne saurait exister. Ce monde est celui de la tragédie grecque, de la corrida espagnole, de l’omerta sicilienne. Le pater familias est le maître absolu, tout doit plier devant sa volonté, animal comme être humain. Ce pourquoi le grand Tout est le seul refuge contre la tyrannie, le seul lieu mythique à l’horizon où le ciel et l’eau se confondent, où cheval comme enfant puissent se rejoindre sans les contraintes impérieuses des mâles blancs occidentaux.

DVD Crin_blanc et le ballon_rouge

C’était un autre monde, celui encore de la France des années 1950, qui sera balayé d’un coup en mai 1968. Alain Emery, 11  ans, élevé dans les quartiers nord de Marseille, a été sélectionné sur près de 200 garçons de 10 à 12 ans par une annonce parue dans Le Provençal, sur l’incitation d’une amie de sa mère. Son visage aux traits droits, son air grave, son teint sombre, donnent à son personnage une incarnation fière et violente qui a contribué sans aucun doute à la durée du film.

Alain Emery n’est pas « acteur », il ne sait pas « jouer » – il ne sait qu’être vrai. Ce pourquoi le tyrannique Albert Lamorisse l’a qualifié « d’enfant qui ne sait pas sourire ». Mais vit-on une tragédie en rigolant ? Il n’y a pas que des pagnolades dans le cinéma du sud. Et c’est probablement toute la présence de ce gamin résolu et hardi qui donne encore son sens au film.

Crin-blanc, film d’Albert Lamorisse, 1953, Grand prix Cannes 1953 et prix Jean Vigo 1953, suivi du film Le ballon rouge, Palme d’or Cannes 1956, réédition Shellac sud 2008, + 2 bonus, €14.95

Alain Emery a incarné aussi à 25 ans Mato dans le feuilleton français de Pierre Viallet en 1965, Les Indiens

Alain Emery dans Le Midi libre, janvier 2012

Les critiques à côté de la plaque des wikipédés

Catégories : Art, Cinéma | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Vikings réincarnés l’espace d’un été

En allant vers les animations, nous avons une belle vue de la grande halle, profilée contre le vent dominant, avec sa coque en bois gracieusement incurvée devenue grise comme le ciel avec les années. Les poutres faîtières supportent des têtes de dragon.

teinture viking Lofoten

Plus loin, au-delà de l’église venue christianiser les lieux en 1335, au bord du lac en contrebas, se tiennent les animations d’été. Le « festival » viking consiste en ateliers tenus par des locaux déguisés. Ils font des démonstrations de tir à l’arc, de lancer de hache ou de fer à cheval, de chants vikings, de simulations de combat. Ils brassent de la bière selon la tradition, forgent des fers, tournent la poterie, teignent la laine des moutons avec des décoctions de plantes, préparent des herbes sèches pour les tisanes, décoction et onguents de l’ancienne médecine. A certaines heures, les visiteurs peuvent ramer sur le snekkar amarré au ponton. Le Lofotr est une copie du navire-tombe de Gokstad de 23.3 m de long et 5 m de large, à 16 paires de rames, datant de l’an 900 et trouvé en 1880 dans la province de Vestfold. En hiver, le navire est démâté et remisé dans le hangar à bateau de bonne longueur en face du ponton.

bateau viking Lofoten

Nous assistons à la forge d’une pointe de flèche en fer, selon un fourneau utilisé en Scandinavie dès 600 de notre ère et  inspiré des fouilles de Rødsmoen dans l’Østerdalen. Le fer était fabriqué à partir de minerai extrait des marais, puis calciné en oxyde de fer dans un feu ouvert avant d’être transformé en fer pur dans le fourneau à 800°. Le métal était enfin travaillé dans la forge.

forge viking Lofoten

Le brassage de la bière d’orge aromatisée aux branches de genièvre en guise de houblon retient ensuite notre attention. Une Mexicaine parlant norvégien, anglais et français nous explique que c’est « le chef » qui fait la bière. Il s’agit d’un berger des environs dont la fille de douze ans passe en tunique, blonde comme une walkyrie, les pieds nus dans l’herbe mouillée. Un vrai désir sensuel. Le père se présente, robuste, barbu, en tunique bleue et marteau de Thor pendu au cou. C’est un paysan tradi, fier de sa lignée et de sa débrouille sur les terres.

viking Lofoten

Un autre berger vend du fromage de chèvre maison aux orties et du saucisson de bique très sec, longuement pendu au-dessus des feux d’hiver. Une femme très avenante nous propose de goûter de la « crêpe au sang ». Oui, elle a bien dit blood en anglais, malgré son accent norvégien. Nous lui faisons répéter, un peu effarés. « Du sang de mauvais voisin », précise-t-elle, malicieuse. Tête d’une fille, vaguement dégoûtée, devenue d’un coup végétarienne acharnée ! C’est en fait de la crêpe de boudin, où le lait de la pâte est remplacé par du sang de porc. La femme l’assaisonne au beurre et à la confiture d’airelles et nous l’offre à goûter. Ce n’est, ma foi, pas dégoûtant. Ils sont bons, les mauvais voisins ! Ont été ajoutés à la pâte clou de girofle, gingembre et poivre pour donner ce goût de pain d’épices.

duel gamins vikings Lofoten

D’autres vendent de l’artisanat, épées de bois, boucliers de cuir, saucisses de chèvre, fromage aux herbes, crêpes de sarrasin. Le folklore est bon enfant, d’autant que les jeunes adolescents et les gamins participent aussi, en tunique et pieds nus. Il fait 12°C et le ciel est couvert. Deux petits blonds qui miment un duel à la lourde épée franque (en bois) sont craquants en tunique échancrée au col et bijoux d’époque. D’autres se mesurent au sac de chiffon, posés en équilibre sur un tronc d’arbre. Un barde en longue tunique noire souffle dans une trompe pour appeler au récitatif d’une saga. Mais c’est en norvégien et nous n’y comprendrons rien. Passent et repassent garçonnets et fillettes aux cheveux blonds, portant arc et épée, courant d’un endroit à l’autre pour se battre ou s’exercer.

gamins blonds vikings Lofoten

Une fille a choisi le lancer de hache, pour lequel les gamins de dix ans sont bien meilleurs qu’elle, mais ils sont vikings, élevés tout petits à s’entraîner. Je réussis mieux au tir à l’arc, bien que ma première flèche passe au-dessus de la cible. Ce n’est pas le cas des suivantes et les ados initiateurs apprécient ma tension de l’arc. Le 13 ans en tunique bleue nous répète les consignes : « empennage rouge vers soi, talon de la flèche dans l’encoche de la corde, index au-dessus, majeur et annulaire en-dessous, viser rapidement en tendant, surtout ne pas retenir la flèche pour ne pas trembler… » C’est en anglais et une fille ne comprend pas tout malgré son usage assidu du « aïe »Phone.

Nous allons ensuite dans la grange face au lac, qui doit servir l’hiver à remiser les bateaux. Un groupe de jeunes hommes prépare un récital de chants vikings, bien virils et guerriers. Les voix mâles subjuguent garçons prépubères et filles de tous âges, le silence religieux en témoigne.

fillette viking Lofoten

Ce sont ensuite des démonstrations de combat viking devant le snekkar, face au lac où le vent empêche de tester les rames. Un bon vente de force 7 qui fait se cacher les cochons et rentrer les vaches. Il enlève bien 2° à la température. Duel à la hache et au bouclier, à la lance, deux contre deux.

bagarre viking Lofoten

Je suis heureux de cette parenthèse culturelle dans un séjour plutôt bourrin où marcher semble l’alpha et l’oméga du guide et la polarisation du groupe. J’aime voir les gens du pays vivre et s’amuser, en plus de la nature sauvage. C’est mieux épicé que les ail-phones.

Le bus, aux Lofoten, est manifestement voué au service des gens. Rien de cette conduite administrative de la station obligatoire, de l’horaire à la minute, du j’veux pas l’savoir qu’on peut connaître en France. Le bus va lentement, s’arrête longuement, conduit une petite vieille à cabas sur 200 m, lâche un petit de 8 ou 9 ans près de chez lui… Quelques touristes complètent le public d’été : une femme allée en courses et revenant avec deux sacs pleins, quatre gamins allés chez un copain, deux ados montés en ville traîner.

Catégories : Norvège, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Musée viking des Lofoten

Ce matin, il fait brumeux. Je désire aller visiter le musée viking dont nous avons vu la halle en passant sur la route. Un peu de culture dans ce monde de course ne saurait faire de mal. Bus jusqu’à Borg, via Lekness où je dois changer pour un autre. Le musée, fort bien fait, reconstitue la vie médiévale de ces paysans-guerriers, volontiers pêcheurs et commerçants. Il coûte 140 NOK l’entrée, soit 18€, mais la dépense est justifiée. Il est installé depuis 1995 sur les fondations de la ferme viking de Borg de 83 m de long, découverte sur le terrain et fouillée de 1983 à 1989. Elle a connu deux périodes d’habitation entre 500 et 950 de notre ère. Les archéologues l’ont reconstituée telle que nous la voyons aujourd’hui, toute en bois et toute en longueur, à une quinzaine de mètres à côté.

ferme viking Lofoten

Une salle présente des vidéos techniques sur la découverte, la fouille, l’univers viking, la religion, la saga qui évoque l’endroit. Puis nous passons dans une salle où est projeté le film de 12 mn  ‘Rêver Borg’ racontant la belle histoire d’Åsa (prononcez ôseu) et d’Erik, enfants d’adversaires, séparés pour cause d’exil en Islande de la petite fille et de son père, revenue adulte pour se marier avec Erik, successeur de son père sur la ferme ancestrale spoliée aux parents d’Åsa par le père d’Erik (hum, si vous avez compris, c’est que je me suis mal expliqué). Les enfants du film sont gracieux, l’histoire romantique, le décor sauvage. Avec le réalisme d’avoir été tourné sur les lieux mêmes de la vérité historique ! Car le récit est authentique, le chef de la ferme de Borg, Olaf Tvenumbruni, est entré en conflit avec le comte d’Håløyg Håkon Grjotgardsson. Il n’a pas voulu aliéner sa liberté et est donc parti pour le pays pionnier d’Islande.

fermiers guerriers vinking Lofoten

Une fois l’histoire racontée, nous passons dans la salle des objets, où les fouilles de Lars Stenvik ont alimenté les vitrines. Il suffit d’approcher un engin pour écouter dans sa langue les explications concises pour chaque. La muséographie est très moderne et faite pour intéresser une génération née avec l’audiovisuel. Bijoux, épées, outils, costumes reconstitués sur mannequins. Ont été trouvées dans la ferme de Borg des cruches en céramique du VIème siècle, des verres allemands du VIIIème siècle, des fibules à coquille de bronze, des bijoux d’ambre, un peigne et une cuiller en os de baleine sami, un couteau de tissage de même matière qui servait à passer le fil de trame dans la pièce tissée. Les Sami étaient la peuplade autochtone vivant au nord, dont descendent les Finlandais actuels.

hache epee viking Lofoten

Près de 3000 plaquettes en or d’un demi centimètre de diamètre appelées gullgubbe ont été découvertes, probablement des amulettes enterrées sous un pilier à la mort d’un chef. La ferme était un centre économique, mais aussi politique et religieux. Les amulettes donnaient le statut du chef dans sa lignée, les origines mythiques du clan, et devaient invoquer la fertilité. Le chef était le maître de la ferme et de tous ses gens, inféodé seulement au seigneur de l’île. La saga d’Egill évoque Ulf et ses deux fils, Thorolf et Grim.

peigne musee viking lofoten

En longeant les parcs à moutons, vaches noir et blanches, cochons noirs, chevaux et autres animaux traditionnels vikings, nous accédons à la grande halle à cinq chambres de 83 m de long sur 8.5 m de large. C’est une suite de stalles intérieures montées sur parquet qui peuvent se séparer par des cloisons d’osier ou de toile. A gauche du vestibule, la chambre d’habitation avec les lieux de vie (lits, table et bancs de collation) et les ateliers d’hiver : filage et tissage, travail du cuir, meulage et pétrissage de la farine, séchage et préparation des champignons et herbes, conserves, couture, réparation des armes, menuiserie, etc.

chambre viking Lofoten

Vient ensuite la salle de banquets avec foyer central dont la fumée s’échappe par une ouverture du toit, autour duquel se tiennent le banc du chef orné des piliers de commandement sculptés d’entrelacs, puis les tables et bancs des convives, perpendiculairement. Le site fait parfois restaurant pour les groupes. La soupe au mouton mijote dans la marmite noircie au-dessus du foyer, tandis que les grillades se préparent.

cuisine viking Lofoten

Aujourd’hui, des enfants s’amusent à poser un casque sur la tête pour se faire photographier, à brandir des épées de fer, ou à tenter de soulever l’armure en mailles qui fait plusieurs kilos. Suivent la réserve et l’étable.

casque viking

Dans la réserve, est évoquée la religion des anciens scandinaves avec un arbre Yggdrasil au centre et le puits de Mime où voir l’œil d’Odin donné en échange de la connaissance pour devenir chef des dieux et créateur du monde. Il boit une gorgée de cette eau chaque jour, directement à la source de sagesse. Des cartouches en bois reproduisent des scènes des stavkirkes (église en bois) sur les métiers et les combats. Des panneaux résument les croyances dans les trois mondes, Utgard, Mitgard, Åsgård. La cosmogonie viking est composée de trois cercles. Åsgård est au centre, la demeure des dieux où se dresse l’Arbre-monde Yggdrasil. Vouloir-vivre et créativité divine rayonne de cet arbre dans tous les mondes. Autour du monde des dieux, le monde des hommes, Midgård. Au-delà du cercle des hommes, les confins où règnent le chaos, les géants Jötunn et les êtres maléfiques, Utgård. Le serpent de Midgard enserre l’univers des trois mondes et lui donne cohésion en se mordant la queue. L’existence humaine est tirée par le vouloir-vivre et tiraillée par la démesure et le mal, entre deux mondes.

ferme viking construction Lofoten

Près du puits d’Urd qui alimente en eau la vitalité d’Yggdrasil, habitent des puissances féminines redoutables, les Nornes. Elles tracent la trajectoire de vie de tout nouveau né, tissant le fil de leur destin. Mais l’univers a une fin. Le Ragnarök comprend trois séries d’événements : une catastrophe cosmique, l’effondrement de l’ordre social et le combat ultime des dieux contre les géants. L’ordre du monde en est bouleversé, générant peut-être un nouvel univers ordonné autrement. C’est en tout cas ce que laisse entendre le Voluspå.

Catégories : Norvège, Religions, Voyages | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal

Nietzsche Par dela le bien et le mal

Zarathoustra voulait séduire, Par-delà veut attaquer, il s’agit d’un livre de combat contre l’esprit moderne (à fin XIXème) : la morale kantienne, la politique hégélienne, l’esprit plébéien, la foi scientiste. Nietzsche y est excessif, il démontre au marteau. Il s’agissait d’ébranler les certitudes – et avec raison puisque nous vivons encore avec…

Or l’homme est pour Nietzsche un être en devenir. Va-t-il devenir animal de troupeau à droits égaux ou aristocrate créateur de valeurs ? La discipline force à aiguiser ses instincts et à sublimer ses passions qui naissent avec l’exubérance d’une plante tropicale. Il ne faut ni les réprimer ni les haïr, mais les faire servir : procréer, entreprendre, créer. Le livre s’étend en neuf parties, suite de causeries cycliques sur la vérité et l’esprit libre, le phénomène religieux et l’histoire naturelle de la morale, nous les savants et nos vertus, les peuples et l’esprit aristocratique.

La vérité n’existe pas, car « qu’est-ce en nous qui veut trouver la vérité ? » Les philosophes sont les penseurs de leurs préjugés : « Toute grande philosophie jusqu’à ce jour a été la confession de son auteur ». Un jugement peut être faux mais utile s’il permet la vie et améliore l’espèce. Exemple : « les fictions de la logique » qui « ramènent la réalité à la mesure (…), la notion de nombre ». La science physique n’est que l’adaptation à nous-mêmes, à nos capacités de compréhension ; elle n’est pas une explication mais une croyance sur les données des sens. Expérimenter, c’est voir et toucher, donc un sensualisme populaire, une technique démocratique – opposée à la pensée platonicienne conceptuelle, aristocratique. Certaines fonctions grammaticales d’une langue sont des « sortilèges » qui influencent la façon de voir le monde. Les langues ouralo-altaïques développent mal la notion de sujet ; la relation de cause et d’effet leur paraît absurde ; ils mélangent toujours interaction et dialectique. Nietzsche critique donc le ‘libre-arbitre’ des Lumières, tout comme le « serf-arbitre » des conditionnements. Cette « balourdise du mécanisme régnant, qui imagine la cause comme un piston qui pèse et pousse jusqu’au moment où l’effet est obtenu ». La nature n’est pas soumise à des lois mais à des forces. Et « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ».

L’esprit libre est celui qui « se cherche instinctivement une forteresse » Chez l’homme moyen, rencontrer le cynique est un bien. « Le cynisme est la seule force dans laquelle les âmes vulgaires touchent à la probité ». Il faut être tout oreille dès qu’on entend parler sans indignation, car « nul ne ment autant que l’homme indigné » (prenez-en leçon, lecteurs du pamphlet à la mode). Vertu de la légèreté, celle du monde antique : « l’élan, le souffle, l’ironie libératrice d’un grand vent salubre qui vivifie toutes choses en les faisant courir ». Exemple Aristophane et Pétrone. Plus près, Machiavel et Stendhal. « Pour être philosophe, dit ce plus récent des grands psychologues, il faut être clair, sec, sans illusion. Un banquier qui fait fortune a une partie des caractères requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. » De quoi remettre pas mal d’intellos sur les rails. Et pas mal de blogueurs aussi : « Il faut renoncer au mauvais goût de vouloir être d’accord avec le plus grand nombre. Ce qui est ‘bon’ pour moi n’est plus bon sur les lèvres du voisin. Et comment pourrait-il y avoir un ‘bien commun’ ? Le mot enferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur. »

Le phénomène religieux est préférence pour la servitude : « ce qui a révolté les esclaves chez leurs maîtres et les a soulevé contre eux, ce n’a jamais été leur croyance, mais leur indifférence à toute croyance, leur insouciance mi-souriante mi-stoïque à l’égard du sérieux de la foi. » D’où le délire de pureté pour punir (et se punir) : « En quelque lieu de la terre qu’apparaisse la névrose religieuse, nous la trouvons liée à trois dangereuses prescriptions diététiques : solitude, jeûne et chasteté ». A l’inverse, « ce qui surprend dans la religiosité des anciens Grecs, c’est l’exubérante reconnaissance dont elle déborde ». Vertus de la religion :  « un moyen, pour les forts, de dominer ; pour les aristocrates de l’esprit, un moyen de se préserver du vacarme de l’action politique. Pour les moins forts, elle est une discipline, un guide pour dominer un jour, un ascétisme qui éduque. Pour le vulgaire, la religion les rend content de leur sort, ennoblit leur obéissance. Revers de la médaille, christianisme et bouddhisme conservent tous les souffrants, les ratés de la vie. » D’où une détérioration de l’espèce, « le christianisme a empoisonné Éros – il n’en est pas mort, mais il est devenu vicieux ».

exuberance irrationnelle ephebe

La morale est une cristallisation provisoire de sentiments et valeurs. ‘La’ morale passe pour donnée parmi les philosophes, alors qu’elle n’est le plus souvent que celle de leur milieu (Marx reprendra l’idée). « L’essentiel de toute morale, ce qui en fait la valeur inestimable, c’est qu’elle est une longue contrainte » – exemples : le langage en vers pour le poète ou la méthode pour le savant, l’étiquette de cour, les postulats d’Aristote, le long vouloir de l’esprit pour justifier jusque dans le moindre hasard le Dieu chrétien. « Tout cet effort violent, arbitraire, dur, terrible, déraisonnable, s’est avéré comme le moyen d’inculquer à l’esprit européen sa vigueur, sa curiosité sans frein, son agilité ; avouons que du même coup des trésors irremplaçables de force et d’esprit ont été irrémédiablement étouffés et détruits ; car la ‘nature’, ici comme partout, se montre telle qu’elle est, grandiose dans sa prodigalité et son indifférence qui nous révoltent, quelle qu’en soit la noblesse. » Ni bien ni mal, la contrainte est utile, mais dommageable… Aux vertueux de la faire servir.

« Qu’est-ce qu’un homme de science ? C’est d’abord une variété roturière de l’humanité, avec les qualités d’une race roturière, ni autoritaire, ni dominatrice, ni assurée de sa propre opinion ; il a l’assiduité au travail, la docilité de rester dans le rang, la régularité et la médiocrité des aptitudes et des besoins ; il flaire instinctivement ses pareils et sait de quoi ils ont besoin ». Attention à l’objectivité, l’esprit scientifique, l’art pour l’art : « tout cela n’est que paralysie du vouloir et scepticisme généralisé. C’est là, je l’affirme, mon diagnostic de la maladie européenne. » La science est un outil qui doit servir la civilisation humaine, la meilleure et la pire des choses, car RIEN n’est jamais bon ou mauvais ‘en soi’. « Le savant idéal chez qui l’instinct scientifique, après une multitude d’échecs totaux ou partiels, est enfin parvenu à croître et à fleurir, est certainement un des plus précieux instruments qui soient ; mais il faut qu’un plus puissant le manie. Il n’est qu’un instrument… » Car l’homme est un être qui doit évoluer vers un être supérieur : « Notre pitié (…) ne s’adresse pas à la ‘misère sociale’ (…) Notre pitié est d’essence plus haute et voit plus loin ; nous voyons l’homme rapetisser et nous voyons que c’est vous qui le rapetissez. (…) Le bien-être tel que vous l’entendez n’est pas pour nous une fin ; c’est la fin de tout, un état qui rend aussitôt l’homme ridicule et méprisable (…) Cette tension de l’âme dans le malheur, qui lui donne l’énergie, son sursaut devant le grand naufrage, son inventivité, son courage à supporter le malheur, à l’endurer, à l’interpréter et à l’utiliser, tout ce qui a jamais été donné à l’homme de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur, n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ? » Se contraindre pour s’affiner, mieux réussir, pas pour en jouir. Pas question d’être maso, mais de faire un effort pour arriver à quelque chose.

Nos vertus : « une haute intellectualité n’a de valeur que si elle (…) est une synthèse de toutes les qualités attribuées à l’homme ‘simplement moral’, (…) acquises une à une, au prix d’une longue discipline, d’un long exercice, peut-être au cours de chaînes entières de générations ; une haute intellectualité, ajouterai-je, n’est jamais que la forme quintessenciée de la justice et de cette sévérité bienveillante qui se sait chargée de maintenir la hiérarchie dans le monde, entre les choses et non seulement entre les hommes. » Tout ne vaut pas tout. « Si à l’hérédité et à l’éducation s’ajoutent des instincts puissants et intraitables, avec leur virtuosité propre et l’art subtil de se faire la guerre à soi-même, c’est-à-dire l’empire sur soi et l’art de s’abuser soi-même, alors naissent ces hommes prodigieux, insaisissables, insondables, ces hommes énigmatiques, prédestinés à vaincre et à séduire, dont les plus beaux exemples sont Alcibiade et César (j’y ajouterai volontiers Frédéric II de Hohenstaufen, (…) et parmi les artistes peut-être Léonard de Vinci). » Mais dès que la société est bien assise, les vertus utiles que sont « des instincts forts et dangereux comme l’esprit d’aventure », sont calomniés car on les craint.

Parmi les peuples et patries de son époque (1886), Nietzsche distingue deux sortes : « ceux auxquels est élu le lot féminin de la gestation et la tâche secrète de modeler, de mûrir, de parachever ; les Grecs étaient un peuple de cette espèce, pareillement les Français ; les autres qui se sentent appelés à engendrer, et à implanter dans la vie un ordre nouveau ; tels les Juifs, les Romains et, je pose la question en toute modestie, peut-être les Allemands. » La France garde : « au XVIe et au XVIIe siècle, sa force profonde et passionnée, sa noblesse inventive. Mais il nous faut tenir mordicus à cet équitable jugement historique (…) : toute la noblesse de l’Europe, celle du sentiment, du goût, des mœurs, bref la noblesse dans tous les sens élevés du mot, est l’œuvre et l’invention de la France ; la vulgarité européenne, la bassesse plébéienne des ‘idées modernes’ est l’œuvre de l’Angleterre. » Pourquoi les Français ? Grâce à « leur vieille et très riche culture de moralistes qui fait que l’on trouve en moyenne, même chez les petits romanciers des gazettes, et chez le premier venu des boulevardiers de Paris, une sensibilité et une curiosité psychologique (…) ; si l’on veut chercher l’expression la plus heureuse d’une curiosité et d’une ingéniosité bien française dans ce domaine de frissons délicats, on peut citer Henri Beyle [alias Stendhal], cet homme étonnant, si fort en avance sur son temps »

nietzsche moustaches

Qu’est-ce que l’aristocratie ? « L’ardent désir d’établir des distances à l’intérieur de l’âme même, afin de produire des états de plus en plus élevés, rares, lointains, amples, compréhensifs, en quoi consiste justement l’élévation du type humain, le continuel dépassement de l’homme par lui-même », une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. Quand on dit « élever » un enfant, cela n’a pas d’autre sens que d’en faire autre chose qu’un sauvageon. Pour l’aristocrate, il s’agit de « rester le maître de quatre vertus : courage, lucidité, compréhension et solitude. Car la solitude, chez nous, est une vertu, une sorte de penchant sublime et violent, un besoin de propreté ». Bon = noble tandis qu’ignoble = mauvais. A l’inverse, « l’esclave voit avec défaveur les vertus du puissant (…) Inversement, il met au premier plan et en pleine lumière les qualités qui servent à alléger aux souffrants le fardeau de l’existence ; (…) Une morale d’esclaves est essentiellement une morale de l’utilité. » Pour lui, bon = bête (un bonhomme, un bon coup, un bon coin…).

Notre époque est plébéienne en paroles mais aristocrate en fait. On appelle cela méritocratie, avec raison. Sauf que l’argent et le copinage viennent corrompre la reconnaissance des mérites. Ce qui règne ? « Une répugnante impuissance à se maîtriser, une jalousie sournoise, une lourde façon de se donner toujours raison – trois traits qui de tous temps ont caractérisé le type plébéien ». Et Nietzsche d’ajouter, prémonitoire des histrions qui peuplent nos télés, radios et journaux : « A notre époque très populaire, je veux dire très populacière, ‘éducation’ et ‘culture’ doivent très essentiellement [promouvoir] l’art de faire illusion, de dissimuler ». La pub, le marketing, le storytelling, l’esbroufe, le « bon » coup médiatique. Avec Nietzsche, plus que jamais actuel – résister…

Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, traduction Henri Albert révisée Jean Lacoste, édition Bouquins, Œuvres t.2, 1993, pp.549-741, €31.83

(citations ici tirées de la traduction Geneviève Bianquis, 10-18, 1970)

Catégories : Frédéric Nietzsche, Livres, Philosophie, Stendhal | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,